Nos âmes se reconnaitront-elles ?

Texte et mise en scène Simon Abkarian, La Compagnie des 5 roues – jeu Marie-Sophie Ferdane, Simon Abkarian – musique et chant Ruşan Filiztek, Eylül Nazlier, au Théâtre Nanterre-Amandiers.

© Antoine Agoudjian

C’est le troisième volet de l’Odyssée en Asie Mineure qu’a écrit et mis en scène Simon Abkarian. Les mythes grecs le taraudent depuis de nombreuses années, a fortiori le mythe d’Hélène et de Ménélas. Il en avait écrit et créé un premier volet, Ménélas Rebétiko Rapsodie en 2012, qu’il a recréé et repris l’automne dernier au Théâtre de l’Épée de bois, en même temps qu’il présentait le second épisode créé en 2023, Hélène après la chute (cf. notre article dans Ubiquité-Cultures du 28 septembre 2024).

Il met en scène aujourd’hui le troisième texte du triptyque, Nos âmes se reconnaitront-elles ? certains récits figuraient déjà dans l’opus précédent, comme la mort de Pâris racontée par Ménélas à la demande d’Hélène, et le récit d’une nuit d’amour particulièrement chaude avec Pâris, racontée par Hélène, une femme libre. Épouse de Ménélas, roi de Sparte, Hélène avait été enlevée par Pâris, le Troyen, guidé par Aphrodite, signant ainsi le déclenchement de la guerre de Troie, qui durera dix ans.

© Antoine Agoudjian

Ici la situation se décale légèrement. Ménélas, qu’interprète Simon Abkarian, invente un subterfuge, se faisant passer pour son serviteur, aveugle, dans le but d’approcher Hélène, interprétée par Marie-Sophie Ferdane. « Je veux la revoir » clame-t-il avec détermination, les yeux bandés. Au centre, un grand podium, le territoire d’Hélène, sorte d’autel sacrificiel que Ménélas contourne d’abord avant de faire chemin arrière, puis de l’approcher. L’atmosphère est au bleu-violet profond avant de pâlir puis de virer au rouge (création lumière Jean Michel Bauer). La musique et le chant ponctuent la représentation, Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, musiciens kurdes situés côté cour, jouent du saz, leurs appels mélodiques sont les voix intérieures des personnages.

« Sors de l’ombre ou va-t’en !» jette Hélène à ce faux-serviteur de Ménélas qui, à la fin, se démasquera, mais qu’elle a peut-être reconnu dans cette joute verbale et ce jeu de cache-cache dans lequel elle montre une grande habileté. Jeux de séduction, et fragilités d’un ex-amour fou sur contexte de guerre. Troie vient de tomber. De quoi est fait ce face à face entre une Hélène portant la robe scintillante de noces avortées en même temps que le deuil de Pâris, et Ménélas l’homme déclassé, à la dérive, gardant son amour fou pour celle qui lui fut dérobée ? De danse et de séduction, d’hésitations, de nostalgies, d’écroulements. « Vais-je vivre ou mourir » se questionne-t-il à haute voix. Tandis qu’Hélène résolument sur ses gardes lui fait face, comme une panthère prête au coup de griffe. L’approche entre les deux personnages est guerrière en même temps que trouble, inquiétude et grâce. Marie-Sophie Ferdane habite le rôle avec élégance et assurance dans la palette du féminin bafoué et de l’incertitude tout en étant maîtresse-femme. Simon Abkarian est un Ménélas qui garde sa dignité.

© Antoine Agoudjian

Né en France d’origine arménienne, ayant passé sa jeunesse au Liban, l’auteur-metteur en scène est profondément méditerranéen. Côté théâtre, il a été à bonne école auprès d’Ariane Mnouchkine, acteur au Théâtre du Soleil pendant une huitaine d’années au moment où la troupe plongeait dans la mythologie grecque, montant Les Atrides. Ariane Mnouchkine, une fois de plus avait fait date en mettant en scène Iphigénie à Aulis d’Euripide, Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides, d’Eschyle. Simon Abkarian y interprétait quatre personnages – dont Agamemnon, Achille et Oreste. Il n’est pas sorti indemne de la tragédie grecque, s’est nourrit de L’Iliade, vaste poème d’Homère sur la guerre de Troie, a écrit et monté en 2019 Électre des Bas-fonds et aujourd’hui sa trilogie dont Nos âmes se reconnaitront-elles ? est le dernier volet.

Et même si on a un peu l’impression d’une redite, chaque pièce donne sa couleur et sa profondeur à la tragédie grecque. La langue de Simon Abkarian se mêle aux langages musicaux des espaces géographiques qu’il choisit de représenter. La première, Ménélas Rebétiko Rapsodie est un solo qu’interprétait le metteur en scène, qui dansait sur la musique du Rebetiko, ce blues méditerranéen né dans les bas-fonds du Pirée, magnifiquement interprétée par le bouzoukiste Grigoris Vasilas et le guitariste Kostas Tsekouras. La seconde, Hélène après la chute mettait au cœur de la scène le piano à queue de la compositrice, pianiste et interprète franco-arménienne, Macha Gharibian, qui s’est nourrie de jazz, de musique du monde et de folk autant que de classique, et qui ponctuait l’affrontement entre Hélène (Aurore Frémont) et Ménélas (Brontis Jodorowsky) de manière virtuose.

© Antoine Agoudjian

Cette troisième guerre amoureuse, Nos âmes se reconnaitront-elles ? où Simon Abkarian fait face à Marie-Sophie Ferdane au son de la musique traditionnelle kurde, chargée du tragique et de l’exil, entre le saz et le chant de Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, ferme le cycle Odyssée en Asie Mineure avec sensibilité, intelligence et poésie. Tous deux chantent en kurmandji, langue que ne reconnaît pas la Turquie, et quand Eylül Nazlier, jeune musicienne de vingt ans, s’avance vers Hélène qui lui pose une couronne sur la tête – moment fort et d’émotion s’il en est – elle chante en zazaki, sa langue maternelle, un dialecte kurde très ancien qui se perd, et qu’elle est partie collecter dans les villages.

L’ensemble du cycle, écrit et mis en scène par Simon Abkarian, est une belle proposition autour d’un texte vibrant, variant les écritures scéniques, où dans chaque acte, la musique porte avec force la tragédie.

Brigitte Rémer, le 6 février 2024

Avec Marie-Sophie Ferdane et Simon Abkarian – collaborateur artistique Pierre Ziadé – création lumière Jean Michel Bauer – accompagnement musique et voix Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier – production La compagnie des 5 roues, coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers/ centre dramatique national.

Du 16 janvier au 2 février 2025, au Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN, 7 avenue Pablo Picasso. 92000. Nanterre – métro : Nanterre Préfecture – site : www.nanterre-amandiers.com – tél. : 01 46 14 70 00. En tournée : le 8 avril au Théâtre de Villefranche-sur-Saône – le 6 mai au Théâtre Ducourneau d’Agen – du 21 au 23 mai à la Comédie de Picardie, en co-accueil avec la Maison de la Culture d’Amiens.