Molly S.

@ Franck Beloncle

D’après Molly Sweeney de Brian Friel, traduction Alain Delahaye – mise en scène et adaptation de Julie Brochen, au Théâtre Dejazet – Compagnie Les Compagnons de jeu.

L’auteur irlandais Brian Friel s’est inspiré des recherches du neurologue britannique Oliver Sacks (1933-2015) sur les troubles du comportement comme conséquences des lésions cérébrales. Le médecin a reçu à deux reprises, le Music Has Power Award, entre autres pour sa contribution à la musicothérapie et aux effets de la musique sur le cerveau et vulgarisé ses recherches, mêlant des anecdotes à ses récits. Peter Brook a contribué à le faire connaître avec le spectacle, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, présenté en 1993. Julie Brochen aujourd’hui adapte et met en scène Molly S. pièce en deux actes, écrite en 1990 et jouée pour la première fois à Dublin en 1994. Elle y tient aussi le rôle-titre. Molly n’est pas sans faire référence à la Molly Bloom de James Joyce, dans Ulysses, ; par ailleurs le mot Sweeny évoquerait un rite païen d’Irlande.

Aveugle à l’âge de dix mois, Molly, la petite fille choyée, refait le parcours de l’enfance et de ses apprentissages des couleurs par les fleurs, dans le jardin familial, avec son père. Elle a une quarantaine d’années et s’est récemment mariée à Frank, plein de bonne volonté et d’énergie. Il invente pour elle des jeux et devinettes, et tente de la persuader d’accepter l’opération du Dr Rice, brillant ophtalmologue à la personnalité singulière, qui pourrait lui permettre de recouvrer la vue. Elle se sent comme obligée d’accepter.

On suit la destinée de Molly, sa joie de vivre et de lire le monde à sa manière, malgré sa cécité : les amis qui donnent une fête en son honneur pour fêter la décision de l’opération ; l’expérimentation des reflets à travers des bouteilles qu’elle dispose au sol et qui a valeur de test et de recherche, à partir des rayons qu’elle perçoit. L’opération réussit, mais Molly tout à coup se trouve perdue dans le monde des voyants où elle n’a plus ses repères, et se ferme sur elle-même.

A partir de cet argument, sensible et sans grand rebondissement ni action, Julie Brochen monte une dramaturgie finement ciselée entourée de musiciens et chanteurs qui accompagnent les tableaux de leur musique, populaire et savante, méditative et tendre, à partir de textes divers – entre autres de Shakespeare, Stevenson et Yeats, et de compositeurs multiples – dont Britten, Beethoven et Thomas Moore : « Dors, ma chérie, dors. La tristesse de ce monde, c’est tout ce que l’on saisit en voyant le malheur frapper… » « Ainsi dans la nuit calme où le sommeil m’immobilise, de tendres souvenirs m’apportent la lumière d’autres journées que j’ai vécues… » Ou encore « Près du jardin de saules j’ai trouvé mon amour ; elle marchait dans ce jardin, avec ses pieds blancs comme neige… » La simplicité de la scénographie sert le propos. Quelques chaises et accessoires modèlent les espaces : Un coin bar côté jardin, whisky oblige, ambiance pub et piano droit. L’environnement couleur est bleu nuit comme une encre et comme la vision de Molly (scénographie Lorenzo Albani, lumières Louise Gibaud). On pense à l’univers de Maeterlinck, dans Les Aveugles.

Julie Brochen s’est s’emparée de l’histoire de cette jeune femme à la destinée incertaine. Elle a construit une sorte de récit polyphonique en posant la question de l’opacité et du réel. Le rôle de Molly lui va bien, elle l’interprète avec profondeur, à la recherche de l’essentiel. Elle est entourée de deux chanteurs-acteurs, Ronan Nedelec, baryton, qui est aussi l’époux de Molly et Olivier Dumait, ténor, qui tient le rôle du médecin. Ils sont accompagnés au piano par Nikola Takov. Ces grands chanteurs et musiciens renvoient un côté clair-obscur dans une présence et interprétation de toute beauté faisant de la pièce, qui pourrait sembler austère, un objet théâtral juste et précis au pays des malvoyants.

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2019

Avec Julie Brochen, Olivier Dumait, Ronan Nédélec, Nikola Takov – collaboration à la mise en scène Colin Rey – scénographie et costumes Lorenzo Albani- lumières Louise Gibaud.

Du 11 au 30 novembre 2019, du mardi au vendredi à 20h30, le samedi à 16 h et à 20h30, au Théâtre Dejazet, 41 bd du Temple, 75003. Paris – tél. : 01 48 87 52 55 – www.dejazet.com – www.lescompagnonsdejeu.fr