Maître Obscur

Texte et mise en scène Kurō Tanino – traduction Miyako Slocombe – compagnie Niwa Gekidan Penino – coproduction, coréalisation T2G Théâtre de Gennevilliers/CDN et Festival d’Automne à Paris – au T2G Théâtre de Gennevilliers.

© Jean-Louis Fernandez

Des informations sont données dans le casque qui nous est remis, avant que le spectacle commence. Test, paramétrage, vérification, puis glissement vers un petit jeu d’écoute et de devinettes : quel est ce bruit que vous entendez ? Réponse : le grignotage d‘une biscotte – qu’on entendra et verra ensuite quand un comédien mangera réellement sa biscotte – ou encore : et maintenant, qu’entendez-vous ? De l’eau couler… Est-elle froide ou chaude ? La réponse suivra plus tard, comme en écho, sur scène… Rions… L’intelligence artificielle continue l’apostrophe : J’attendais votre arrivée… Nous allons commencer… (son Vanessa Court).

On entend des bruits de pas. Une femme entre (Stéphanie Béghain) dans ce qui ressemble à un appartement quelconque, vaguement ringard – campagnard, dira l’IA – cuisine, salle à manger, lustre et canapé, la chambre côté cour, le tout très réaliste (scénographie Michiko Inada, lumière de Diane Guérin). Elle s’installe à la table, allume sa cigarette, visage plutôt fermé. Leçon de gym à la télé, commentée par l’IA qui donne le ton et dialogue avec l’actrice. « J’ai mal au crâne », avoue celle-ci.

© Jean-Louis Fernandez

Le spectateur est sollicité simultanément, à différents niveaux, le jeu se tisse sur plusieurs plans, entre autres dans le casque où on entend des commentaires. Soudain des bruits de pas se font entendre. Un homme entre, gauche, et tournant en rond (Gaëtan Vourc’h). Il finit par s’adresser à la femme : « Engageons une conversation » lui propose-t-il. Elle, toujours aussi fermée, renfrognée même, hors du monde… On est visiblement dans un appartement thérapeutique, sorte de lieu d’accueil ou lieu de vie, avec des personnes cherchant à se réadapter à la vie quotidienne. A chacun sa pathologie… où quelques bribes de conversation tentent de s’engager, mais en vain. L’IA se fait l’écho des pauvres phrases échangées, ma pauvre chambre de l’imagination dirait Kantor.

L’homme garde l’initiative : « Allons nous changer » dit-il, dans le vide. Dialogue de sourds : c’est le matin ? Non, le soir ? Il va préparer le café, en propose à la dame. « J’m’en fiche… » lui balance-t-elle. Il fait griller des toasts. Sortez les assiettes ! ordonne l’IA dans le casque…  « Je crois qu’on va danser ensemble… » s’illusionne-t-il. L’homme se met à danser, seul, réfléchit sur lui-même, pour conclure : « Je suis… insignifiant… On est pareil ! » Et il sort une histoire de centaines de préservatifs repérés dans un tiroir. Bruits de chasse d’eau, ou pire, le WC jouxte la pièce. Dialogues incertains… intestins, évacuations… Ces petits riens qui font la vie. « J’entends la voix du diable » dit-elle.

© Jean-Louis Fernandez

Une jeune femme arrive, bien déjantée, sautant d’un fauteuil à l’autre (Mathilde Invernon) puis une autre qui se cale dans le canapé (Lorry Hardel). Troisième, puis quatrième pathologie et le silence en prime. Rien ne se passe, sauf les ordres dans le casque. L’homme a de la suite dans les idées, trouve la boîte de préservatifs et la fait exploser, taille XXL, les acteurs en passent un, comme une cagoule et se couvrent la tête. Chacun à tour de rôle va prendre sa douche, chacun se change. L’homme met une perruque trouvée par là et allume le vieux poste de télé. On le filme en train de manger sa soupe. Le temps s’étire, linéaire, jusqu’à l’arrivée d’un cinquième pensionnaire, l’étrangeté même, recouvert de tatouage, (Jean-Luc Verna).

La jeune femme taciturne finit par lâcher deux mots, informe qu’elle a une fille et en pleine phase de régression s’identifie à elle, en donnant à manger à l’ours-peluche posé au sol, face à elle, comme le font les enfants dialoguant avec leurs doudous. Puis elle sort par l’arrière, comme elle était entrée. On l’entend descendre. Les pas s’éloignent. Noir.

© Jean-Louis Fernandez

Dans Maître Obscur, l’IA est reine et guide le jeu. Elle est le lien entre la salle et la scène, celle-ci s’en faisant la chambre d’écho à travers l’esquisse de personnages, mal en point, décalés et effacés. Rien de très intelligible si ce n’est l’étrangeté – peut-être l’inconscient – l’obscurité.

Kurō Tanino a créé la compagnie de théâtre Niwa Gekidan Penino en 2000 avec ses camarades du club de théâtre de l’Université de Médecine de Showa. Issu d’une famille de psychiatres il met alors un terme à sa propre carrière pour se consacrer à la dramaturgie et à la mise en scène. Maître Obscur est né d’un manga – Dark Master de Caribu Marley et Haruki Izumi qui a connu différentes versions et re-créations entre 2003 et 2020. L’une a été présentée à Gennevilliers en 2018, c’est une sorte de Work in progress, réalisé ici avec des interprètes français. Invité à cinq reprises du Festival d’Automne, Tanino avait présenté entre autres, en 2018, Avidya – L’Auberge de l’obscurité ici même, ainsi qu’à la Maison de la Culture du Japon à Paris, nous en avions rendu compte (cf. Ubiquité-Cultures du 20 septembre 2016). Il est aujourd’hui artiste associé du Théâtre de Gennevilliers.

Dans Maître Obscur il explore le thème de la domination et de l’emprise dans la relation à l’intelligence artificielle, voie ouverte par Georges Orwel dans son roman dystopique 1984, publié en 1949. La manipulation par la surveillance et le contrôle est ici diluée dans une certaine bienveillance. La routine des gestes quotidiens, souvent inconsciente, se robotise, sous la pression des directives, et le dispositif sonore fait fonction de personnage principal. L’IA devient grande inquisitrice. On n’est pas loin des effets d’électrochocs d’un temps pas si éloigné avec intrusion, dépersonnalisation et destruction. Dans la pièce s’installe une tension entre la toute-puissance technologique et la fragilité des personnages dans leurs abysses. La vidéo accompagne épisodiquement le récit et retransmet des images sur l’écran du plateau (vidéo Boris Van Overtveldt). Dans cet appartement thérapeutique, l’IA ne guérit pas la confusion mentale mais l’enveloppe théâtrale tissée par Kurō Tanino, pleine de minutie et de complexité, conduit chaque personnage, chaque acteur, à l’expression de sa solitude et de ses inquiétudes.

Brigitte Rémer, le 28 septembre 2024

Avec Stéphanie Béghain, Lorry Hardel, Mathilde Invernon, Jean-Luc Verna, Gaëtan Vourc’h.Texte et mise en scène Kurō Tanino. Collaboration artistique Masato Nomura, Kyoko Takenaka – scénographie Michiko Inada – lumières Diane Guérin – son Vanessa Court – vidéo Boris Van Overtveldt – costumes Laura Lemmetti – accessoires Zoé Hersent – construction décor Théo Jouffroy/ateliers du Théâtre de Gennevilliers.

Du jeudi 19 septembre au lundi 7 octobre, Lun. jeu. ven. 20h, sam. 18h, dim. 16h, relâches mardi et mercredi – 41 avenue des Grésillons. 92230 Gennevilliers – tél. 01 41 32 26 26 – site : www.theatredegennevilliers.fr – En tournée : les 16 et 17 octobre 2024 Centre dramatique national Orléans – du 6 au 8 novembre,  Bonlieu Scène nationale Annecy – du 5 au 7 février 2025 Comédie de Genève Genève (CH).