D’après l’Odyssée d’Homère – Le Roi de coeur et Les Retours de la mémoire d’Hanna Krall – texte Krzysztof Warlikowski et Piotr Gruszczynski, co-auteur Adam Radecki, collaboration Szczepan Orłowski, Jacek Poniedziałek – mise en scène Krzysztof Warlikowski – Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais, à La Colline Théâtre National.
C’est une grande fresque où se superposent l’histoire grecque ancienne – celle de l’Odyssée d’Homère et l’Histoire récente de l’Holocauste, en 1939/1945. Au-delà de la mythologie, Krzysztof Warlikowski, directeur du Nowy Teatr de Varsovie, choisit de parler de l’extermination des juifs à travers le personnage d’Izolda Regensberg. Partie à la recherche de son mari, celle-ci fut arrêtée à Vienne alors qu’elle se dirigeait vers Mauthausen où il était emprisonné, et fut elle-même déportée à Auschwitz, puis à Bergen Belsen. En 1980 Izolda Regensberg demanda à Hanna Krall, journaliste, dramaturge polonaise née en 1937 à Varsovie et scénariste du réalisateur Krzysztof Kieslowski, d’écrire son histoire. Elle avait pour projet de le faire adapter ensuite pour le cinéma hollywoodien, avec pour casting Elizabeth Taylor dans son propre rôle.
Hanna Krall et Izolda Regensberg se sont longuement rencontrées au fil de ces années, à Haïfa où vit Izolda ainsi qu’à Varsovie. Il y eut un premier texte s’intitulant Wygrana wojna Izoldy R. La Guerre gagnée par Izolda R. que la protagoniste n’a pas reconnu suivi d’une seconde mouture, Le Roi de cœur, qui ne répondait toujours pas à ses attentes. Izolda voulait du flamboyant, Hanna Krall répondait dans la force de la simplicité. Dans l’interview donnée à Piotr Gruszczynski l’auteure dit : « Je lui ai répondu que plus il y avait de désespoir, moins il fallait de mots. » De cette écriture est né le spectacle où les fils des deux destins s’enchevêtrent, celui d’Ulysse et celui d’Izolda, une façon pour Krzysztof Warlikowski de travailler sur l’errance en élaborant des constructions imaginaires, de lutter contre l’oubli et d’interroger la mémoire.
Le spectacle débute avec le retour d’Ulysse. Le vieil homme rentre après la guerre de Troie, sa famille l’attend à l’aéroport, entre autres son épouse, Pénélope et son fils, Télémaque. La représentation du héros grec est parfaitement contemporaine. « Je m’appelle Personne » se présente-t-il, et il n’est pas forcément le bienvenu après vingt ans passés sur ce chemin du retour aux multiples rencontres dont le Cyclope qu’il combat et ses ébats avec Calypso qu’il narre de manière crue, donc cruelle. Il se raconte et appelle la mythologie, évoquant l’immortalité que lui offrait la Nymphe des mers et qu’il avait refusée. Et l’on glisse d’une époque à l’autre, rattrapant le destin d’Izolda, montrant son numéro tatoué, marquage de son passage à Auschwitz.
Sur fond d’angoisses universelles et contemporaines et à travers un jeu surprenant d’analogies on entre dans l’histoire-archétype de l’aventure humaine. Krzysztof Warlikowski emprunte la voie de l’univers hollywoodien et nous donne les clés pour y entrer. Aux textes des acteurs présents sur scène il juxtapose des séquences vidéo sur grand écran et compresse le temps. Roman Polanski, signataire du Pianiste sur le ghetto de Varsovie, en sera le réalisateur, le producteur Robert Evans son ami, l’accompagnera, Liz Taylor en sera l’interprète, tous sont prêts à jouer le jeu d’un film pourtant déclaré peu commercial et qui finalement ne se fera pas.
On dérive, de séquence en séquence, partant de Télémaque cherchant un jean à sa taille et en essayant une vingtaine, à un pique-nique savoureux en Forêt Noire, plus privé que professionnel entre les ex-amants Hannah Arendt et Martin Heidegger, ce dernier montré du doigt pour avoir collaboré avec le nazisme, rencontre qui a réellement eu lieu, en 1950. Vêtue d’un tailleur blanc jupe plissée, Hannah devise sur le visible et l’invisible, sur Paul Celan le poète, tandis que lui, pantalon de golf et costume forestier, lui transmet les salutations de sa femme Elfriede… Passant par là un moine bouddhiste des plus bavards se joint à eux pour la cérémonie du thé… Il se met à neiger. Fin de la séquence. On passe ensuite du royaume d’Hadès et des Enfers au dibbouk, cet esprit malin de la mythologie juive qui hante les lieux de mémoire. On croise aussi Claude Lanzmann par une séquence de son film Shoah, qui montre aussi la difficulté, pour les rescapés, de parler.
Un chassé-croisé de séquences et différents niveaux de récits se succèdent, sans rapport immédiat les uns avec les autres. Réalité et fiction se mêlent, pourtant le fil rouge conducteur du spectacle nous ramène toujours au cœur du sujet, ce thème du retour. Krzysztof Warlikowski crée avec brio l’enveloppe de tous ces récits et les acteurs, tous brillants dans les univers dont ils témoignent, sont dirigés de main de maître. La scénographie, lourde et mobile, ressemble à une vaste cage et voyage latéralement de cour à jardin, elle enferme entre autres l’indicible par ces scènes de torture d’un SS sur une femme. Elle délimite aussi le front russe à la Libération et la zone occupée.
On connaît la complexité du travail de Krzysztof Warlikowski et sa virtuosité pour les grandes fresques, nombre de ses spectacles ont été présentés en France et dans les festivals européens. Depuis 2016 il est le directeur artistique du Nowy Teatr de Varsovie centre international de culture installé dans d’anciens bâtiments industriels remarquablement réaménagés, entouré de Piotr Gruszczynski, directeur littéraire et de Karolina Ochab, directrice générale. Dans L’Odyssée – Une histoire pour Hollywood il construit un voyage autour de libres associations partant de l’Éros d’Ulysse, sa vieillesse et sa solitude, jusqu’aux dérives de l’humanité à travers Izolda parlant des absents, du retour, de la mémoire et de l’oubli.
Brigitte Rémer, le 19 mai 2022
Avec : Mariusz Bonaszewski, Stanisław Brudny, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Popławska, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil.
À l’image : Maja Komorowska et Krystyna Zachwatowicz-Wajda – Collaboration artistique Claude Bardouil – scénographie et costumes Malgorzata Szczesniak – dramaturgie Piotr Gruszczynski en collaboration avec Anna Lewandowska – musique Pawel Mykietyn – lumières Felice Ross – vidéo et animations Kamil Polak – assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz – réalisation du film de l’interrogatoire Paweł Edelman – maquillage et perruques Monika Kaleta – traduction du texte en français Margot Carlier – traduction du texte en anglais Artur Zapałowski – régie des surtitres Zofia Szymanowska.
Du 12 au 21 mai 2022, du mardi au samedi à 19h30 – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www.colline.fr