Texte Magali Mougel – mise en scène Julien Kosellek – création musicale Ayana Fuentes-Uno – avec Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno, Viktoria Kozlova – Théâtre Antoine Vitez / Scène d’Ivry.
La pièce de Magali Mougel est issue d’un temps de résidence passé auprès d’habitants du Pas-de-Calais, en 2017/2018. Répondant à l’invitation de Culture Commune, scène nationale du Bassin Minier, l’auteure s’est immergée dans les problématiques de la région. Elle s’est installée une semaine par mois dans une maison des cités jardins de Lens, a pris du temps avec les habitants, les a écoutés et regardés, a participé à des rencontres et organisé des ateliers d’écriture. C’est à partir d’une réunion à laquelle elle a pris part sur le thème de la réhabilitation d’un quartier de Lens où trois cabinets d’architectes exposaient leurs projets, qu’elle a construit la pièce, intitulée Lichen, une puissante métaphore de l’écosystème terrestre qui nous plonge dans le sombre et l’humide.
Une jeune fille vit seule avec son père dans le modeste appartement où il est né, dans un quartier qui se dégrade. Lui est chômeur, elle, va à l’école. Face à la pauvreté tous deux se recroquevillent. La jeune fille rêve de chaleur et de couleurs. Depuis le départ de sa mère, le poster accroché au mur prônant soleil et sable chaud de l’île paradisiaque de Bora Bora lui tient compagnie. « Quand maman reviendra… » On entre dans la vie de cette famille et dans celle de la cité.
Dehors les chats se bagarrent, on entend les bruits de la rue et ceux de la cour de récré où les agressions ne sont pas rares, le pépiement d’un oiseau rescapé. Le pigeonnier voisin apporte sa poésie, parfois sa nourriture. Ce quartier oublié, sauf par quelques promoteurs, commence à se vider. Un projet dit pilote, de destruction de certains immeubles pour faire place à de nouveaux bâtiments va chasser les gens les plus modestes d’un quartier qui leur est familier et où ils vivent depuis de nombreuses années. Une chargée de mission zélée vient le présenter au père, qui assiste, impuissant, à cette scène à la fois tragique, cocasse scéniquement et absurde. L’homme est blessé et ne dit mot, il comprend qu’il sera très vite obligé de quitter les lieux auquel sa propre enfance le rattache. La vie l’a rendu taciturne et il s’enfonce dans un désespoir muet tandis que la colère monte chez sa fille. La rencontre avec la mère, venue leur rendre visite, n’arrange pas les choses, elle est houleuse et décevante.
Sur scène, une estrade sur laquelle se trouve un frigo, une table et deux chaises en formica, le mur où s’affichent les rêves et les dessins d’enfance, deux niveaux de circulation dans un appartement pauvre et exigu qui peut être aussi la cour de récré. La scénographie est épurée (Xavier Hollebecq). Trois comédiennes (Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno et Viktoria Kozlova) font le récit polyphonique du regard que pose cette jeune fille sur la vie qui va comme elle peut avec son lot d’injustices sociales, de ses sentiments et de ses rêves. Elles sont de manière polymorphe parfois le père, parfois le chœur / cœur des habitants de la cité, faisant face à l’arbitraire : « C’est beau et c’est notre histoire » entend-on. Elles ont une façon virtuose de se rouler dans le relief des mots, de s’enchevêtrer les unes avec les autres, d’enchaîner et de se répondre, avec une grande précision. L’une d’elle, Ayana Fuentes-Uno intervient musicalement et donne rythmes et tempos à l’ensemble. C’est un chœur qui bat avec sensibilité et finesse, sans pathos et qui crée une musicalité douce et lancinante avec la précision d’un choeur grec.
« Je n’ai plus que ça » dit le père, exprimant son désarroi et son profond attachement à sa maison, même en mauvais état, comme marqueur de son identité. La lettre recommandée qui l’assigne à quitter les lieux lui porte un coup fatal, comme dans les tragédies. On est face à une grande tragédie. Il ne quittera pas l’appartement et mettra fin à sa vie. « Papa ne bouge plus, il gît… » Le soleil est plombé. Sur le bras de la stagiaire, à l’école, un Prométhée offre le feu. La jeune fille rêve qu’elle descend dans les entrailles de la terre. Les oiseaux meurent aussi. Un chant choral final, sorte d’exutoire accompagne la mort. Reste une tache sur le bord de la fenêtre.
Trois chansons dont les traductions nous sont remises entrent dans ce champ social où les petits sont toujours perdants : Going Down Slow, St Louis Jimmy Oden écrite (1942) : « Je me suis bien amusé, mais je ne vais plus bien, ma santé se dégrade et je m’enfonce doucement… » Born under a Bad Sign, Booker T. Jones et William Bell (1967) : « Né sous une mauvaise étoile, je suis au fond depuis que j’ai commencé à ramper. Si ce n’était pas de la malchance, je n’aurais pas de chance du tout. Gimme Shelter, The Rolling Stones (1969): « Oh, une tempête menace ma vie aujourd’hui si je ne trouve pas d’abri, oh, je vais disparaître ».
Tout en étant si proche de la réalité, le texte, comme la mise en scène de Julien Kosellek – en résidence au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry – gardent l’élégance de la distance, la blessure en est d’autant plus forte, la faille plus profonde, l’effondrement plus cruel. Rien de spectaculaire dans le spectacle, tout se tisse comme dans un sous-bois, à travers le mouvement des feuilles et des lichens, jour de grand vent.
Brigitte Rémer, le 6 février 2024
Avec : Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno et Viktoria Kozlova – création musicale Ayana Fuentes-Uno – scénographie Xavier Hollebecq – création sonore Cédric Colin – régie générale Anton Langhoff – production Gaspard Vandromme et Manon Sarrailh. Le texte Lichen, de Magali Mougel est publié aux éditions Espaces 34.
Les 12, 19, 20, 25, 26 et 27 janvier 2024, à 20h – Théâtre Antoine Vitez/Scène d’Ivry, 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 46 70 21 55 – site : www. theatrevitez.fr – En tournée : du 4 au 31 mars 2024, au Théâtre de Belleville les lundis et mardis à 20h15h, les dimanches à 17h (sauf les 5 et 26 mars) – métro : Belleville, ou Goncourt – En tournée : du 4 au 31 mars 2024 au Théâtre de Belleville, les lundis et mardis à 21h15, les dimanches à 17h (sauf 5 et 26 mars) – métro : Belleville (ligne 2) ou Goncourt (ligne 11).