Texte d’après Les Vagues de Virginia Woolf – mise en scène et scénographie Elise Vigneron, dramaturgie et adaptation Marion Stoufflet – Théâtre de l’Entrouvert, au Théâtre de Châtillon.
Le spectacle s’ouvre sur le bruit de la mer, le flux et le reflux, et sur des voix d’enfants enregistrées. Une boule de verre va et vient jusqu’à ce qu’on la lance et qu’elle se casse. Cela annonce ce qui ensuite se brisera et les fragilités de chacun. La première image des enfants-marionnettes est forte. Rangés dans une vitrine réfrigérante, ils font corps et sont déjà en action. Les manipulateurs viennent ouvrir les portes de ces vitrines et les délivrent, délicatement, l’un après l’autre, car ce sont des mannequins grandeur nature, on les croirait en verre, ils sont en glace et se dégraderont au fil du spectacle, perdant petit à petit des pans de leur enveloppe translucide. Ils prennent vie par une mathématique de fils qui les relient au gril du théâtre et sont finement manipulés, de près et de loin, par des gouvernails très élaborés dont chaque manipulateur a la charge, avec trois ou quatre commandes en mains et une quinzaine de fils par marionnette. La technique est très sophistiquée.
On pénètre dans ce poème en prose – Virginia Woolf le nomme poème-jeu – écrit sous forme de monologues qui arrivent et repartent comme des vagues sur le sable au fil des marées montantes et descendantes. L’étrangeté prend place à travers le récit de six personnages, trois femmes : Rhoda fuyant les compromis et appelant la solitude, Jinny dans sa réussite financière et sa beauté physique, Susan aux états d’âme ambivalents face à la maternité et délaissant la ville ; trois hommes : Bernard, un conteur en quête du mot juste, Neville à la recherche de l’amour masculin sublimé, Louis, étrange étranger en attente de la reconnaissance – six voix et personnages que l’on suit à chaque étape de leur vie. Percival, le septième, l’absent, admiré, est au centre du récit, son portrait se dessine à travers les récits des autres personnages. Plutôt que d’individualités séparées, l’ensemble forme une entité commune, comme un tout qui conduit à une sorte de réalisme fantastique, autour d’une conscience centrale dans laquelle les personnages voyagent dans leurs souvenirs et réminiscences. Des inter-textes, sorte d’interludes, s’imbriquent dans le matériau-texte, utilisant la troisième personne et le temps au passé pour dessiner, au fil du jour, un paysage marin de l’aube au crépuscule. Les souvenirs reviennent sous forme de visions.
Les manipulateurs-acteurs portent le texte : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi en alternance avec Yumi Osanai et un manipulateur scénique, Vincent Debuire. Leur technicité dans la maîtrise de la manipulation aux mille et un fils et leur présence-absence dans la partition, sont éblouissantes. La voix de Percival est enregistrée. « Chez moi les vagues font des kilomètres » dit l’un. « Ici je ne suis personne » constate l’autre à son arrivée au pensionnat, « Jour de classe jour de haine… » L’un des mannequins est hissée en haut du gril : « Je coule, je tombe, je rêve… » suivi des autres, tous incroyablement mobiles et vivants. A certains moments, trois manipulateurs pilotent un personnage pour en donner toutes les variations. Derrière les individualités, les mouvements d’ensemble sont de toute beauté, les personnages dansent ensemble, tournent sur eux-mêmes, se balancent. « « Je regarde le monde s’étirer, se contracter » dit l’un.
La mort de Percival est un axe et occupe une place centrale dans les évocations des personnages-amis et complices. « Les oiseaux étaient immobiles. Il est mort, tombé de son cheval. Les lumières du monde se sont éteintes. » Les éléments se déchaînent, l’acteur parle, on ne l’entend plus, sa voix est couverte par le déchainement de l’eau et du vent. Le narrateur gît dans l’eau, il n’a plus de visage, sa manipulatrice gît aussi. L’offrande faite à leur camarade par les autres personnages assistant à la scène, les hypnotise, avant qu’ils ne quittent l’espace scénique. Des oiseaux noirs endeuillés sont posés dans l’eau, le cri des mouettes accompagnent le geste. Une ode funèbre est célébrée, « la mort est entrelacée de violettes… A midi, le soleil brûlait », les acteurs vident l’eau des bouteilles de verre suspendues en fond de scène – en un ballet de bouteilles qui montent et descendent – dans le bassin constitué par le goutte-à-goutte qui s’égrène au fil du spectacle et les éléments se détachant des mannequins laissant apparaître leur armature métal, « L’eau coule de ma colonne vertébrale » entend-on justement. Cette eau devient le lieu des frissonnements et des reflets. La lumière de la salle se rallume – le public à découvert – le tonnerre gronde et gonfle jusqu’à la tempête, décuplée par la violence d’une bande-son aux bruitages et musiques très élaborés (création sonore Géraldine Foucault et Thibault Perriard ; création lumière César Godefroy).
L’expression des visions, la trace des émotions comme « poudre de papillon », l’empreinte de l’autre, l’intensité d’être soi, la luminosité de la vie malgré les questions : « Qu’avez-vous fait de la vie ? – Et moi, qu’en ai-je fait ? – J’ai vécu mille vies » et jusqu’à la colère : « Nous sommes lisses à la surface… » Les fils des marionnettes se détachent. Une forêt de fils, gît. Restent les oiseaux dans l’eau « Écoutez, rossignols, courlis et alouettes. » Le texte de Virginia Woolf, qu’elle appela provisoirement Les Ephémères, se ferme sur les mots : « Les vagues se brisèrent sur le rivage. »
Élise Vigneron vient des arts plastiques et du cirque. Blessée au cours de son apprentissage au cirque elle découvre la marionnette par un spectacle du Royal de luxe qui éclaire sa trajectoire. Elle se forme à l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières et poursuit ses recherches sur le carrefour entre arts plastiques, théâtre et mouvement. Le texte de Virginia Woolf, par ses images et son monde intérieur, n’est pas simple à porter à la scène. La metteuse en scène décuple la difficulté en optant pour des marionnettes de glace, qui nous mènent vers l’éphémère des choses et de la vie. Elle n’en est pas à son coup d’essai, elle a cultivé la technique d’abord avec Impermanence, créé en 2013, à partir d’un texte de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas, puis avec Anywhere, en 2016, et 2019, dans le cadre du festival d’Avignon et du programme un Sujet à vif ! où elle construit une scénographie de glace dans un climat du sud, avec Anne Nguyen. Pendant des années elle élabore sa méthode, mêlant recherche scientifique, recherche esthétique et artistique, se testant en une performance participative, comme elle le fait dans Lands, habiter le monde où elle moule les pieds d’une trentaine de personnes pour en fabriquer des sculptures de glace, préalable à ce travail sur Les Vagues avec des personnages-mannequins à taille humaine.
La création du spectacle a eu lieu au Théâtre Joliette de Marseille en octobre 2023. Elise Vigneron est artiste associée au Théâtre de Châtillon, où elle a aussi travaillé avec des étudiants en architecture d’intérieur qui ont réalisé des maquettes, présentées dans le hall. Son théâtre des voix intérieures ouvre sur un univers onirique dans lequel les personnages, à la fois interprètes et mannequins, convoquent la métaphore du double. Et derrière les vagues qui s’abîment et effacent les traces, la figure du temps qui passe et qui engloutit le passé.
Brigitte Rémer, le 20 décembre 2023
Marionnettistes-interprètes : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi en alternance avec Yumi Osanai – Manipulateur scénique Vincent Debuire – dramaturgie et adaptation Marion Stoufflet – direction d’acteur Stéphanie Farison – regard extérieur Sarah Lascar – création sonore Géraldine Foucault et Thibault Perriard – oreille extérieure Pascal Charrier – création lumière César Godefroy – régie plateau Max Potiron ou Marion Piry – régie générale Marion Piry – construction des marionnettes Arnaud Louski-Pane assisté de Vincent Debuire, Alma Roccella et Ninon Larroque – assistants à la mise en scène Maxime Contrepois et Sayeh Sirvani – fabrication des marionnettes de glace Vincent Debuire ou Louna Roizes – construction d’objets animés Vincent Debuire et Élise Vigneron – scénographie et construction Vincent Gadras – construction d’éléments scéniques Samson Milcent et Max Potiron – costumes Juliette Coulon – costumes marionnettes Maya-Lune Thiéblemont – régie son Camille Frachet ou Alice Le Moigne – régie lumière César Godefroy, Tatiana Carret ou Aurélien Beylier.
Vu à Châtillon, le 2 décembre 2023 – En tournée : 7 et 8 décembre, Le Manège, scène nationale/coréalisation Comédie de Reims (51) – 12 décembre, Le Figuier Blanc dans le cadre du festival PIVO, Argenteuil (95) – 1er et 2 février 2024, La Comète, scène nationale, Châlons-en-Champagne (51) – 8 février 2024, Théâtre de Laval, centre national de la marionnette, Laval (53) – 12 février 2024, Scène nationale 61, Mortagne-au-Perche (61) – 15 février 2024, L’Hectare, centre national de la marionnette, Vendôme – coréalisation /Halle aux Grains, scène nationale Blois (41) – 22 février 2024, La Faïencerie, scène conventionnée, Creil (60) – 16 au 26 mai 2024, Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes (75).