Texte de Zeynep Kaçar – traduit du turc par Erica Letailleur – Jeu Erica Letailleur – théâtre à domicile.
C’est un spectacle singulier et une initiative tout aussi singulière que celle qui mène nos pas dans une maison particulière où se joue cette pièce, de manière intime. On est en famille et avec une poignée d’amis et c’est une pièce turque, traduite par la comédienne qui l’interprète, Erica Letailleur, qui est proposée.
Au sous-sol, quelques chaises posées dans ce qui pourrait être un atelier, un lieu de répétition ou une bibliothèque, là se joue le spectacle. Ce pourrait être dans un salon plus ordinaire, un coin de cuisine ou de salle à manger. Cette proximité fait partie du voyage. L’aire de jeu est délimitée par un tapis. Pour décor une table, une tasse sur la table, un tabouret, un pupitre de musique sur lequel est posé le texte, et l’environnement naturel de la maison.
C’est une berceuse qui lance cette pièce abstraite, comme le signale l’avant-propos, le texte est écrit à la première personne. Une jeune femme, Ayşe, se raconte, partant de sa naissance pour le moins inhospitalière car née avec un « e », dans un pays où seul le masculin l’emporte. Et pourtant, « dans un monde moyen, dans un pays moyen, comme une enfant moyenne dans une famille moyenne, nous nous sommes habitués les uns aux autres… Même ma grande soeur était une soeur moyenne, elle me frappait et elle m’aimait à la fois. Et puis ma mère a eu un fils, lui il a été super… » Tandis qu’il s’identifiait à Superman, Ayşe écoutait les histoires du Petit Chaperon Rouge et faisait des cauchemars.
Le thème est lancé. Et la mère parle des contes à sa fille. L’auteure en décline plusieurs, entre Chaperon Rouge, Blanche Neige, Cendrillon, La Petite fille aux allumettes… Ayşe ne prend pas ces contes pour argent comptant et pose mille et une questions à sa mère, elle a envie de croquer la vie : Qu’est-ce qu’un nain, qu’est-ce qu’un cirque, qu’est-ce qu’une sorcière… pourquoi Blanche Neige marche-t-elle, cent ans c’est combien de temps, c’est quoi une fée ? En quelques mots le texte traverse les contes et une partie de l’enfance.
Ayşe a vite fait de comprendre que M. Ertan, le voisin du dessus, n’était pas si clair quand il la prenait sur ses genoux, « dans les bois, les loups attrapent les petites filles » et elle n’était plus sortie de chez elle. Puis un jour, à l’âge de six ans, il avait fallu aller à l’école, Ayşe voulait apprendre des chansons mais ce n’était jamais le moment de chanter, disait la maîtresse.
Pour tous, la vie semblait tracée, en ligne droite, avec pour consigne : devenir une bonne citoyenne pour la Patrie, se marier et fonder un foyer, travailler, prendre sa retraite… Tournez manège ! La litanie moralisatrice a déferlé dans chaque acte de la vie. Sans compter le défilé des cours à l’école, plus mensongers et destructeurs les uns que les autres : cours de connaissance de la vie, mortel ennui ; d’éducation physique, truffé de fausses vérités ; d’histoire, « Qu’est-ce que l’histoire ? demande l’institutrice – Le passé… répond Ayşe. Assieds-toi ma fille, zéro ! »
Et elle n’osa plus poser de questions et décida de se taire. Elle n’apprit plus de chansons. Elle ne chanta qu’à l’intérieur d’elle-même, voulant même secrètement devenir chanteuse, l’inconcevable pour sa famille. Elle réussit brillamment son examen d’entrée dans une université de bon niveau, dans une autre ville que la sienne. « Comme j’étais une fille on ne m’a pas autorisée à vivre dans une autre ville… » L’année suivante elle passe un nouvel examen d’entrée, cette fois dans une université de sa ville, de niveau beaucoup plus médiocre. Pour une femme cela suffit, l’idée étant d’attraper un métier pour être présentable à un potentiel mari, qui bien sûr apportera tout : argent, sécurité, voiture et tout le tralala. Tu fais deux enfants et te voilà tranquille lui disait-on.
Les bons conseils de la mère, première castratrice, se poursuivent, et l’avalanche de mensonges avec : « Il y a les filles bonnes à épouser et les filles bonnes pour s’amuser » entend-elle. Pleine de ces strates d’un conditionnement à l’œuvre depuis des années et essayant de faire bien, Ayşe amène un garçon à la maison. Celui-là ou un autre, pour sa famille il n’y a pas grande différence, c’est le premier, l’unique, le seul, le vrai. Ayşe l’épouse. « Moi je croyais que ma punition était finie, qu’après ça, j’allais goûter le miel de la vie… » dit la jeune femme avec naïveté. C’était compter sans la nuit de noces et les violences quotidiennes.
« Mon père m’a étouffée, de la maison à l’école de l’école à la maison, je n’ai pas vu le monde encore. » Pourtant, du père au mari l’avenir est tracé. Pas d’échappatoire, la captivité se poursuit. Premier bébé, une fille, qui porte le même prénom qu’elle, Ayşe, elle y tenait, comme un double d’elle-même espérant pour elle des lendemains plus heureux. Les bons conseils familiaux se poursuivent sur le thème : comment faire pour garder son mari, comment rester coquette. Second bébé, un garçon, que sa mère élève jusqu‘à ce que sa belle-mère la désavoue et s’empare de l’éducation du garçon. Ayşe cette fois claque la porte et reprend sa vie professionnelle. Mais le constat est amer, vingt-cinq ans ont passé et la vie avec. Elle a obtempéré à toutes les injonctions familiales. Le mari la quitte pour une jeunette, la mère tombe malade et Ayşe fait son devoir et s’en occupe, gardant sa même invisibilité dans la vie sociale. A sa mort, cinq ans plus tard, elle songe seulement à prendre le temps de siroter un thé sur le balcon, ce qu’elle se promettait de faire depuis si longtemps et reprend son destin en mains. Et l’actrice, déguste sa tasse de thé. Les derniers mots de la pièce tombent avec autant de cruauté que l’histoire elle-même : « Ayşe sans chanson n’avait jamais existé. »
C’est un conte bien cruel que Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayse. Erica Letailleur livre avec intensité, retenue et précision les étapes d’un parcours bien connu de certaines femmes, en Turquie comme ailleurs : la hiérarchie masculin-féminin, le non-désir et le non-choix, les agressions, la déstructuration et le conditionnement à la maison, à l’école, comme dans la société, la succession des générations et la transmission à l’identique jusqu’à l’asphyxie et la sclérose, le dessin d’un monde uniforme et sans lumière, sans espoir, la perte de soi, la perte de sens.
Erica Letailleur a vécu en Turquie et appris la langue, elle y a porté des projets européens et enseigné au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique d’Ankara. De retour en France elle a créé La Réenchanterie qui travaille entre Orient et Occident et qui réunit des artistes de tous horizons. La vision de l’art qu’elle partage passe par l’éthique et l’humain, elle construit des univers poétiques basés sur la rencontre, le temps et l’espace, la recherche du vivant artistique. Les créations pluridisciplinaires et la formation théâtrale sont les axes de son travail, s’adressant à des professionnels comme à des amateurs.
« Le désenchantement est plus à craindre que le désespoir. Le désenchantement est un rétrécissement de l’esprit, une maladie des artères de l’intelligence qui peu à peu s’obstruent, ne laissent plus passer la lumière » écrivait le poète Christian Bobin qu’elle prend pour phare. Par son travail et ses recherches, par le spectacle qu’elle propose, Erica Letailleur invite au ré-enchantement.
Brigitte Rémer, le 20 juillet 2024
Contact – La Réenchanterie, compagnie d’arts vivants, Antibes – site : www.larenchanterie.com – email : contact @lareenchanterie.com.