D’après une libre adaptation du roman de Jonathan Swift par Valérie Lesort – mise en scène Valérie Lesort et Christian Hecq – à l’Athénée Louis Jouvet.
L’essayiste et pamphlétaire de langue anglaise, pasteur anglican et franc-maçon né à Dublin (Irlande), Jonathan Swift (1667-1745), écrit Les voyages (extraordinaires) de Gulliver en 1721. Publiés cinq ans plus tard et d’abord censurés par l’éditeur, ils ne seront publiés dans leur version intégrale qu’en 1735 sous le titre Voyages du capitaine Lemuel Gulliver en divers pays éloignés. Conte philosophique, satire sociale et politique, ces Voyages sont écrits après le krach financier de 1720 qui avait entraîné entre autres l’effondrement des actions de la Compagnie des mers du Sud, toute l’économie du pays était anéantie. La miniaturisation de la richesse en un temps très court lui a probablement donné l’idée des changements d’échelle et de taille, idée sur laquelle repose le premier récit, Le Voyage à Lilliput. Trois autres le complètent : Le Voyage à Brobdingnag, qui à l’inverse représente la cité des géants, Le Voyage à Laputa et Le Voyage au pays des Houyhnhnms. L’œuvre est écrite à la première personne.
Valérie Lesort s’est penchée sur Le Voyage à Lilliput qu’elle a librement adapté. Lemuel Gulliver, médecin de marine, naviguait sur Le Bristol et se retrouve sur l’île de Liliput après un naufrage. Les habitants qu’il y rencontre ne mesurent que six pouces de haut (15 centimètres) et sont en guerre avec ceux de l’île voisine, Blefuscu. Le débat est existentiel : les œufs à la coque doivent-ils s’ouvrir par le bout rond ou de l’autre côté ? Gros-boutistes et Petits-boutistes s’affrontent. Sous la protection des Liliputiens qui l’avaient adopté, Gulliver doit ensuite les fuir et se réfugier à Blefuscu. Il perd en effet les grâces d’un Empereur tyrannique suite à un complot fomenté par le Grand Amiral et certains ministres lilliputiens. Menacé de mort il se réfugie de l’autre côté, parvient à pacifier les deux parties, avant de retrouver une embarcation pour retourner en Angleterre.
Le traitement scénique du récit mêlant acteur, le grand Gulliver qui est aussi le narrateur, sympathiquement interprété par Renan Carteaux, le seul à taille humaine et les marionnettes, est gai, plein d’humour et enlevé. La prouesse technique repose sur les sept comédiens qui prêtent leur visage à ces petites marionnettes d’environ 50 centimètres, par la magie du théâtre noir. On les découvre au salut, entièrement vêtus de noir. Ils jouent devant un fond noir mettant sur le devant de la scène les marionnettes lumineuses et phosphorescentes tels des personnages qui fendent l’obscurité, ce qui permet des effets visuels assez spectaculaires.
Née dans la Chine ancienne, cette technique était utilisée à la lueur de la bougie pour les divertissements de l’empereur. Le cinéma en ses balbutiements, à la fin du dix-neuvième siècle, s’en est emparé, Méliès en tête. La danseuse américaine Loïe Fuller, à la même époque fut la première à lancer ses voiles vaporeux sur une scène de verre éclairée électriquement par en dessous et à utiliser des projections lumineuses, semblant ainsi danser dans l’espace. Dans les années vingt, Konstantin Stanislavski, par ses expériences scéniques, a redécouvert le cabinet noir des magiciens qui a nourri sa réflexion et son travail théâtral. Il s’en était exprimé dans Ma vie dans l’art. Dans les années 1950, c’est l’artiste avant-gardiste français Georges Lafaye, considéré comme le père du théâtre noir, qui réanime la technique, au moment de l’invention de la lampe à rayons ultraviolets. Le Théâtre Noir de Prague, en Tchécoslovaquie, en a fait son art de vivre et de travailler.
Avec Le voyage de Gulliver on entre ici dans l’univers du merveilleux et du burlesque par la technique du théâtre noir digne des prestidigitateurs et illusionnistes, et magnifiquement maitrisée. Les petites marionnettes pleines de vie et de couleurs en sont les personnages, extrêmement fluides et pleins d’humour, sortis du castelet et dialoguant avec le grand naufragé. À la fin du spectacle, la danse de l’impératrice Cachaça est craquante et drôle à souhait.
Valérie Lesort et Christian Hecq n’en sont pas à leur coup d’essai. Ensemble ils ont créé 20 000 lieues sous les mers en 2015 avec la troupe de la Comédie-Française, puis Le Domino noir à l’Opéra royal de Wallonie à Liège et à l’Opéra-Comique en 2018, Ercole amante de Cavalli à l’Opéra-Comique en 2019 et La Mouche, au Théâtre des Bouffes du Nord, en 2020. Leur duo est un état de grâce, duo à la ville comme au théâtre, tous deux très talentueux. Elle, metteuse en scène, plasticienne, auteure et comédienne, s’est spécialisée dans la création de masques, d’accessoires, de marionnettes et d’effets spéciaux pour le spectacle vivant notamment avec la compagnie Philippe Genty. Acteur et metteur en scène d’origine belge, lui est acteur et metteur en scène, sociétaire de la Comédie Française depuis 2013, au demeurant possédant un véritable don comique et se retrouvant parfois sur la piste, clown de cirque.
Créé en janvier 2022, Le voyage de Gulliver a obtenu deux Molière, celui du/des Metteur(s) en scène dans un spectacle de Théâtre public et celui de la Création visuelle et sonore. Il peut se lire à différents niveaux et être vu à tout âge, il est enjoué, bon enfant, poétique, riche et plein d’humour. Costumes, décor, musique, interprétation sont justes. Un peu baroque, un peu hétéroclite, un peu naïf, ni trop ni pas assez, c’est un spectacle qui, par son savant équilibre, enchante tout en donnant du grain à moudre.
Brigitte Rémer, le 8 novembre 2022
Avec : Skyresh, Soldat, David Alexis – Cachaça, Soldat blefescudien, Emmanuelle Bougerol/Valérie Lesort – Gulliver, Renan Carteaux – Myéline, Soldat blefescudien, la Reine de Blefescu, Valérie Keruzoré/Caroline Mounier – Le Savant, Soldat, Soldat blefesducien, Thierry Lopez – Soldat, Sollis, Pauline Tricot – Soldat, Cérumen, le Cuisinier, Soldat blefescudien Nicolas Verdier – L’Empereur, Éric Verdin. Assistant à la mise en scène Florimond Plantier – création et réalisation des marionnettes Carole Allemand, Fabienne Tourzi dit Terzi – assistante à la réalisation des marionnettes Louise Digard, Alexandra Leseur-Lecocq – scénographie Audrey Vuong – costumes Vanessa Sannino – lumières Pascal Laajili – musique Mich Ochowiak, Dominique Bataille – accessoires Sophie Coeffic, Juliette Nozières – collaboration artistique Sami Adjali – création maquillage Hugo Bardin.
Du 15 octobre au 5 novembre 2022, l’Athénée Louis Jouvet, 2/4 square de l’Opéra Louis Jouvet. 75009. Paris – tél. : 01 53 05 19 19 – site : athenee-theatre.com – En tournée : 10 novembre 2022 Théâtre des Sablons, Neuilly-sur-Seine – 24 et 25 novembre, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – 30 novembre au 2 décembre, Théâtre de Cornouaille, scène nationale – 8 et 9 décembre, Espace des Arts, scène nationale de Chalon – 15 et 16 décembre, Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon – 7 et 8 janvier 2023, Palais des Beaux-Arts de Charleroi (Belgique) – 13 et 14 janvier, Le Bateau Feu, Dunkerque – 19 au 22 janvier, Théâtre Montansier, Versailles.