La vie, la musique et l’engagement de Nina Simone – Texte et mise en scène David Geselson, Compagnie Lieux-dits, au Théâtre de la Bastille, en français et en anglais surtitré.
« Toute ma vie j’ai voulu crier mon sentiment d’être emprisonnée. Je connais le silence qui crée cette prison, comme chaque Noir le connaît » disait Nina Simone, en 1967. Pianiste, chanteuse, compositrice et arrangeuse, elle est dans le premier carré des plus grandes chanteuses de jazz de l’histoire avec Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan et Billie Holiday. Son style singulier est issu de la fusion de chansons gospel, du jazz et de la pop avec la musique classique. Derrière son exceptionnel talent musical, le spectacle témoigne de son parcours personnel et de son engagement face au racisme et à la ségrégation dont elle a comme tant d’autres, été victime, mêlant réalité et fiction. Issue d’une lignée Cherokee ayant survécu au génocide des Amérindiens – son arrière-arrière-grand-père était un esclave noir africain, Nina Simone était devenue l’une des porte-voix du mouvement afro-américain pour la défense des droits civiques. On la voit ici crier son indignation.
Peu de musique et peu de chant au cours du spectacle, une présence exceptionnelle de l’actrice qui interprète le rôle de Nina Simone – Dee Beasnael, Américaine d’origine ghanéenne s’exprimant en anglais – pour laisser percevoir le talent, les misères, les troubles et les rébellions de cette grande figure iconique, au gré des situations et des rencontres avec les personnes-clés de sa vie. Le salon-salle à manger est déjà habité avant que le public s’installe, un canapé, une grande table et des chaises, un miroir et de petites lampes d’atmosphère. La scénographie de Lisa Navarro et les lumières de Jérémie Papin se modulent au fil de l’action laissant un espace vide pour certains monologues où Dee Beasnael, face au public, nous prend violemment à témoin.
Il y a de la fluidité dans les entrées et sorties des personnages, cinq acteurs d’un générique métissé et bilingue arrivant de différents points pour prendre place dans ce cruel manège de la vie et de l’Histoire qui s’inscrit chronologiquement dans cette biographie : le père de Nina Simone, John (Kim Sullivan), son premier amour Edney qui devient Andy le manager qu’elle épouse et dont le langage se transforme en violence (Jared McNeill), sa professeure de piano, Muriel (Laure Mathis) chemisier blanc et jupe rose plissée, actrice dans Doreen, le précédent spectacle de David Geselson, son mari, Jean-Louis (Elios Noël) qui avait collaboré à la mise en scène. Avec eux on refait l’histoire de l’esclavage, notamment transatlantique : les Amérindiens décimés par l’arrivée des Européens porteurs d’épidémies comme la variole à la fin du quinzième siècle, début du seizième, Christophe Colomb croyant découvrir les Indes alors qu’il s’agissait d’îles de l’archipel américain des Caraïbes, un peu plus tard la Barbade, « terre volée » découverte par les Portugais, la traite des Noirs tout au long de l’histoire jusqu’à l’abolition, en 1865.
Enfant prodige, Eunisse Kathleen Waymon (1933-2003), qui deviendra plus tard Nina Simone, accompagne sa mère, prédicatrice méthodiste et qui joue de l’harmonium à l’église, dès l’âge de quatre ans. Mais c’est la musique classique qu’elle apprend très tôt et qui la captive, Bach, Debussy et tous les autres pour lesquels elle manifeste un véritable talent. À sept ans elle veut devenir pianiste concertiste, le racisme l’en empêchera mais la jeune pianiste est remarquée par la patronne de sa mère – qui travaille aussi comme femme de ménage depuis le krach financier de 1929 – et qui lui conseille d’encourager les dons de sa fille. Elle rassemble l’argent pour payer ses cours de piano et la présente à Muriel dite Miss Mazzy qui devient pour elle comme une seconde mère, « ma mère blanche » dit-elle, et c’est elle, Miss Mazzy qui ouvre le spectacle. Pendant six ans, tous les samedis matin, Eunisse se rend chez elle pour travailler. A quatorze ans elle quitte la maison et part se perfectionner, mais à dix-huit se voit refuser une bourse d’étude à l’Institut Curtis, institut supérieur de musique de Philadelphie, alors qu’elle est déjà brillantissime, acte raciste probable.
Elle visait à être la plus grande concertiste noire américaine, son rêve s’écroule, elle est alors prête à tout laisser tomber. Elle assure des petits boulots, dans un labo photo, donne des cours, travaille dans un bar et finalement fait son premier concert dans un club minable, à Atlantic City où elle joue du piano et où n’ayant pas consenti à chanter, ne sera tout bonnement pas payée. Pour que ses parents ne la repèrent pas elle change de nom, c’est là qu’elle devient Nina Simone – Nina en référence à Niña, petite fille en espagnol surnom que lui avait donné un ami et Simone en hommage à l’actrice Simone Signoret qu’elle admirait après l’avoir vue dans Casque d’or. Un peu plus tard, elle joue et chante de sa voix envoûtante dans différents clubs, mélangeant gospel, jazz, blues et classique, c’est à cette période qu’elle est repérée par un label qui vient la chercher pour l’enregistrement d’un morceau de Porgy and Bess. Ce sera son premier vrai succès.
À partir des année 1960 elle s’engage dans le mouvement de défense des droits civiques et sa musique est très influente dans la lutte pour l’égalité des droits que mènent les Noirs américains aux États-Unis. Elle restera pour eux une source d’inspiration. « Européens, Occidentaux, nous sommes aussi les héritiers de ces blessures, infligées ou subies » dit David Geselson, auteur et metteur en scène qui raconte ce destin plein d’embûches. Nina Simone arrive à New-York en 1958 et se produit dans les clubs branchés de Greenwich Village avec un répertoire éclectique. Le 12 avril 1963, c’est au Carnegie Hall qu’elle se produit, le jour où Martin Luther King est arrêté à Birmingham, en Alabama.
Parallèlement à ce morcellement du monde et à ses clivages, sa vie se morcèle dans la complexité de sa carrière jusqu’à ce qu’on la déclare souffrir de troubles dissociatifs de la personnalité pour lesquels elle sera hospitalisée en 1986. Elle s’est séparée de son mari et manager violent, qui a géré les ressources du ménage à sa manière et sans déclaration. Elle s’est emportée contre son père qu’elle soutenait financièrement après lui avoir dit ses quatre vérités et n’assistera pas à son enterrement. Guidée et accompagnée par sa professeure de musique, sa bonne étoile, détruite, elle s’installe à la Barbade et porte cette « cicatrice qui ne guérit pas… » Miss Mazzy et son époux lui redonnent confiance en remontant le temps pour elle, avec tendresse : « Tu es devenue Nina Simone, Anubis ! » cette figure entre chien, loup et chacal à demi-sauvage qu’on trouve dans les nécropoles, Nina Simone… « Ils ont eu ma peau avec le poison de la peur » répond-elle. Elle fait quelques allers-retours en France avant de s’y installer en 1993, près d’Aix-en-Provence où elle passera les dernières années de sa vie.
L’écriture de David Geselson témoigne et interprète, croisant le réel et l’imaginaire. Autour de Nina Simone, la figure du père en commandeur, lui offrant du Bach à chaque anniversaire et qui plus tard sait tirer profit de sa notoriété ; son manager qui l’épouse pour mieux l’emprisonner et exploiter son talent, son argent ; elle, dans le parti-pris de la vie qui choisirait plutôt la maternité aux incessantes tournées. « Je vis là entre ces deux mondes, noir et blanc. Je suis et en même temps ce n’est pas moi… » Elle avance en essayant de se protéger de la peur qui l’aura toujours habitée et de conjurer la barbarie du monde. Sa colère est immense, l’actrice ici l’exprime avec énergie et conviction selon l’angle de vue choisi par le metteur en scène, celui du projecteur braqué sur les blessures, la discrimination et la ségrégation, l’exploitation des humains et l’esclavage, y mettant toutes les références, de Malcolm X, à Luther King en passant par Nelson Mandela.
Le Silence et la peur nous place sur son chemin d’émancipation et les combats d’une femme blessée, sa descente aux enfers, « Je suis un cygne noir » dit-elle. Sa voix de velours tourne dans nos têtes, même si le spectacle ne nous l’offre pas : My Baby Just Cares for Me sa chanson d’amour emblématique, Mississipi Goddam la déchirante chanson de son premier enregistrement chez Philips, en réponse à l’assassinat d’un défenseur des droits de l’homme, Medgar Evers et à un attentat dans un église baptiste de Birmingham ayant tué quatre enfants Noirs. Sans oublier Ne me quitte pas en version française. Les acteurs sont souvent face public, un brin statique, mais l’essentiel est là avec la culpabilité blanche qui s’inscrit en creux et la leçon de vie d’une grande Dame courageuse et talentueuse, Nina Simone, qui a su donner du sens à sa vie et à sa musique « Ne plus avoir peur, c’est ça la liberté… » conclut-elle.
Brigitte Rémer, le 5 avril 2023
Avec : Dee Beasnael, Jared McNeill, Elios Noël, Kim Sullivan et Laure Mathis en alternance avec Marina Keltchewsky (qui jouera les 20, 21 et 22) – assistants à la mise en scène Shady Nafar (création), Julien Fisera (tournée) – scénographie Lisa Navarro – assistante scénographie Margaux Nessi – lumières Jérémie Papin – assistante lumières Marine Le Vey – régie lumières Rosemonde Arrambourg – vidéo Jérémie Scheidler – Assistante vidéo Marina Masquelier – régie vidéo Julien Reis – son Loïc Leroux – régie son Adrien Wernert – costumes Benjamin Moreau – réalisation costumes Sophie Manac’h – régie générale Sylvain Tardy – traduction Nicolas Elliott et Jennifer Gay – construction décors Ateliers décor du Théâtre de la Cité/CDN Toulouse-Ocitanie.
Du 16 au 27 mars 2023 à 20h30, dimanche 26 mars à 17h, relâche le dimanche 19 mars et le jeudi 23 mars – au Théâtre de la Batille, 76 rue de la Roquette, 75011. Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille. com