Conception, texte et mise en scène Hatice Özer, compagnie La neige la nuit – avec Hatice Özer et Yavuz Özer, joueur de saz – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis,
Hatice Özer s’est formée au Conservatoire de Toulouse, puis au sein de Premier Acte, piloté par Stanislas Nordey, après avoir fait des études en arts plastiques. Elle a ensuite travaillé avec Julie Berès, Jeanne Candel et Samuel Achache, Mohamed Bouadla et le Collectif 49 70, Wajdi Mouawad. En 2020, elle crée sa compagnie La neige la nuit, basée en Dordogne. Deux ans plus tard, en février 2022, elle crée au CDN de Rouen son premier spectacle, Le Chant du père, qui tourne depuis.
C’est une Lettre au père adressée en direct. Un père qu’elle apostrophe devant nous, sur scène, avec tendresse en même temps qu’avec fébrilité, et à travers lui la lecture qu’elle fait de son pays, la Turquie. Lui est ferronnier en même temps que conteur et joueur de saz – ce luth à long manche auparavant fabriqué par les paysans eux-mêmes, la caisse creusée dans un tronc de mûrier – père reconnu comme un ashîk dans la communauté turque qu’il côtoie, ce qui signifie en traduction littérale, un amoureux, en réalité un barde, un chanteur ambulant, à la fois poète populaire, compositeur et joueur de saz. Yavuz Özer est arrivé en France en 1986 venant d’Anatolie, exilé avec sa famille en vue de lui offrir une vie meilleure. On peut l’entendre chanter dans les foyers et les cafés de la communauté turque du Périgord. Comme tous les exilés il a le mal du pays.
Forte d’une première expérience musicale sur scène avec son père à l’invitation de Wajdi Mouawad, Hatice Özer, ressent la nécessité de l’amener à briser le silence dans lequel chacun se protège, et à faire acte de transmission. Elle élabore le spectacle et l’invite au partage, sur scène. Il se prête au jeu avec bienveillance et simplicité, avec humour parfois et donne sa première recommandation : « Pour bien raconter les histoires, il faut un mélange de 60% de vérité, 30% de mensonge et 10% de mystère. »
La comédienne ouvre le spectacle, seule, à l’avant-scène et raconte un cauchemar : « Je suis dans l’eau… » la vision des noyés l’amène au visage de son père, qui l’obsède. Dans chaque noyé, là où les yeux s’effacent, c’est lui qui apparaît. Puis elle installe rituellement sa mise en scène, lavée de ce rêve étrange et effrayant. Elle verse du sable rouge pour délimiter l’aire de jeu, retire ses chaussures comme pour entrer dans un lieu sacré ou simplement à la maison et apporte sur un grand plateau une dizaine de verres tulipes. Le temps turc est ritualisé autour du thé qu’elle fait infuser – du thé noir précise-t-elle – y plonge le sucre en commentant le cérémoniel, boit et échange avec son père qui vient de la rejoindre. « En principe celle qui sert ne boit pas » commente-t-elle. Plus tard, elle offre quelques verres au public qu’elle prend à témoin.
Hatice Özer raconte son père, sa tristesse et ses chagrins loin du pays, la poignée d’hommes qu’il rencontre dans certains cafés ou dans l’arrière-boutique d’un kebab et qui joue aux cartes à l’abri des regards. « Ils sont là, installés depuis toujours, le café construit autour d’eux… » Le raki se boit comme si on buvait le pays. On pleure l’exil. Elle évoque le cabaret, khâmmarât ce lieu où l’on boit et où l’on chante, où l’on trouve un peu de paix en étant soi-même. Et la jeune femme envoie ses salves de questions, jusqu’à en perdre souffle : « Pourquoi tes histoires tu ne les écris jamais ? Pourquoi tes chansons tu ne les écris jamais ? Pourquoi quand tu rentres à la maison, tu me demandes toujours si je suis bien arrivée alors que tu me vois en face ? Pourquoi dès que je ne réponds pas au téléphone, tu appelles toute la famille pour savoir où je suis ? Pourquoi d’après toi j’ai toujours pas trouvé mon chemin ? Pourquoi à chaque fois que je quitte la maison, tu me dis : ne nous déçois pas ? »
Elle parle des rituels de son enfance incluant le saz, instrument qui se présente debout, vertical, et qui ne doit jamais toucher le sol, de la religion qui fausse la donne en tout, puis elle s’efface pour laisser son père répondre et raconter à sa manière, en jouant de son instrument et en chantant. Il évoque la mort, les amours contrariés, elle entre dans la mélodie et parfois le traduit. Puis elle poursuit son récit pendant qu’il joue, en recouvrant le plateau de pétales de fleurs et de fleurs jaunes qu’elle plante, apportant de la lumière, de la beauté : « Il garde sur son visage le sourire des étrangers, dit-elle, le sourire qui n’en pense pas moins. » Et chaque jour, il est dans ses rêves, il voyage…
Le spectateur suit l’esquisse d’un destin qui délicatement prend forme, celle d’une vie étirée entre deux cultures avec une extraordinaire force de vie nourrie de mélancolie pour lui, d’actions artistiques pour elle ; entre deux générations issues l’une d’Anatolie l’autre d’ici ; entre deux langues. Le père s’inspire des histoires de Nasrettin Hoca, conteur du XIIIe siècle et personnage mythique de la culture musulmane, philosophe d’origine turque dont la tradition du récit est inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Sur un mode léger et croisant l’absurde, ces narrations ont parfois valeur de contes moraux ou sont détentrices d’un contenu spirituel. Le chant est aussi d’exil et de dénonciation des injustices, il accompagne les différents moments de la vie de la naissance à la mort, et remplit un rôle social. Le ashîk, ici Yavuz Özer, délivre ses plaintes pour libérer les âmes, accompagné de son saz. Il a un certain pouvoir magique.
Ce Chant du père est une puissante preuve d’amour réciproque où chacun est à sa place, Yavuz Özer dans la distance du père, Hatice Özer dans l’appel au père et sa quête de compréhension de cet entre-deux monde dans lequel il vit. Ensemble, avec subtilité et humour, ils témoignent de ce lien profond qui les unit et qui les lie au pays. « Pendant longtemps je pensais qu’il n’y avait pas de théâtre dans ma culture, dans ma famille, et dans mon milieu social, mais je réalise aujourd’hui que tout y est théâtral » dit-elle, mettant sa vie en théâtre.
Brigitte Rémer, le 14 janvier 2024
Collaboration artistique Lucie Digout – régie générale et lumière Jérôme Hardouin – régie son Matthieu Leprince – regard extérieur Anis Mustapha. Production déléguée CDN Normandie/Rouen – coproduction association La neige la nuit – Théâtre auditorium de Poitiers/scène nationale – L’Imagiscène/Centre culturel de Terrasson – OARA/Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine – Le Préau/Centre Dramatique National de Normandie-Vire – la Soufflerie/Rezé.
Du vendredi 12 au dimanche 21 janvier 2024, du mardi au vendredi à 19h30 sauf vendredi 19 janvier à 14h30, samedi 13 janvier à 18h30, samedi 20 janvier à 16h30, dimanche à 15h30, à la MC93 / Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro : Bobigny Pablo-Picasso – site : www.mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72