Le banquet des merveilles

Chorégraphie et scénographie de Sylvain Groud – composition musicale Yann Deneque, directeur de la compagnie Tire-Laine – Le Ballet du Nord / Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France, au Colisée de Roubaix.

© Frédéric Iovino

Une grande toile blanche recouvre le sol formant des plis, comme un relief. Elle est le sable, la mer, bientôt le toit et le ciel, ou la tente touareg. Elle est le signe d’un grand chaos. Sous ces plis, des mouvements se dessinent, des corps se dressent comme les sculptures d’un désert blanc, laissant apparaître des personnages échoués là. On entre dans un monde fantasmatique et dans les plis, figures de l’intériorité selon la métaphysique de Gilles Deleuze qui lance ses questions : « L’âme est-elle pleine de plis obscurs ? » Un homme danse en solo.

Cinq musiciens s’avancent, de cour à jardin, en une présence magnétique. Ils habitent l’espace qu’ils remplissent de leurs variations. Les toiles se soulèvent et prennent leur envol avec grâce. Les danseurs font face aux musiciens. Au sol, côté jardin, comme un amoncellement de vieux vêtements. Cinq danseurs bougent au son de la guitare et font groupe, leur danse est sauvage. Par couple d’instruments les musiciens superposent les sons comme des hyperboles et s’avancent dans la diagonale, les uns après les autres.

© Frédéric Iovino

Sonne l’heure. Long silence pendant lequel les musiciens et les danseurs se métamorphosent jusqu’à ressembler à un groupe de vagabonds, sorte d’âmes errantes, à la manière du Voyage des comédiens du réalisateur Theo Angelopoulos. Les vibrations d’un saxo ténor solo rejoignent le vibrato du trombone sur lequel une danseuse s’élance. Soudain un cri, le violon se suspend. Des personnages, danseurs et musiciens, portant des manteaux de pluie noirs, émergent de la nuit. Au plafond, la toile prend son envol et se gonfle telle la voile d’un mât de misaine dans un éclairage lumineux, une atmosphère diaphane. La musique brûle les danseurs et l’heure sonne à nouveau.

Sylvain Groud joue des extrêmes dans le récit qu’il construit, nous faisant voyager de l’enchevêtrement et de la parodie au vide et à l’épure, du chaos à l’infini. Seul, sur un plateau vide, le violoniste recrée le monde, entre poésie et solitude. Et comme une lame de fond reviennent les musiciens, en ligne, menés par les bois qui lancent leurs sonorités chaudes. Enlevée et répétitive, entourée du cercle des danseurs, leur gestuelle est celle d’un sémaphore. Clavier, chapeau, lumières clignotantes, tenture. De l’amoncellement des vieux vêtements sortent des costumes de récupération dont la troupe se pare, robes et vestes, tulles et paillettes, couleurs. Et comme une oriflamme la robe qu’avait portée dans Double Vision Carolyn Carlson, qui avait dirigé le Centre chorégraphique du Nord de 2004 à 2013, s’envolant au-dessus des toits, comme dans la peinture de Chagall.

© Frédéric Iovino

La toile blanche s’abat comme un linceul qui recouvre la scène, arrache des vies et ensevelit les morts-vivants. Tout est mirage en même temps que réalités, images trop connues de nos désastres actuels, déflagrations à l’infini de corps gisant sur les étendues du littoral. Le violon appelle, puis disparaît. Les danseurs s’avancent sur la musique des cordes, en écho à la flûte. Écume des mers, écume des jours, les grondements de l’eau font du vacarme. Le tissu se soulève dans le geste glacial de la présence-absence.

Soudain une danseuse prend la parole et se raconte « le moment où ça s’est passé ? Je ne m’en souviens plus » puis une seconde, puis d’autres – on pourrait penser à Platon qui, dans son Banquet donne la parole à Phèdre, Aristophane et Socrate – Ici le discours s’articule autour de la vie ordinaire et de la capacité à s’émerveiller. Sylvain Groud donne en référence les mots du critique et dramaturge Gilbert Keith Chesterton : « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais uniquement par manque d’émerveillement. » Ils/elles parlent et dansent leur vécu, nous faisant traverser divers univers. Sylvain Groud a mêlé des bribes de récits de vie qui nous propulsent dans cette seconde séquence de la chorégraphie, a priori en rupture avec la première, sauf que celle-ci nous avait permis de nous émerveiller, entrant ainsi dans le vif du sujet.

© Frédéric Iovino

Le voyage n’est pas fini, il se poursuit avec une troisième séquence où le public est invité à danser dans le hall du Colisée où la troupe a été accueillie en résidence. Danseurs, musiciens et spectateurs se mêlent pour une fête fraternelle et conviviale où chacun trouve sa place entre deux thés à la menthe. Le point de départ du Banquet des merveilles est loin, les esthétiques sont bousculées mais la valeur de l’humain, par l’Autre ici présent sans aucune hiérarchie s’exprime au rythme des musiques. Ça balance et c’est généreux. Là est le véritable banquet.

Sous la houlette de Sylvain Groud pour la danse, de Yann Deneque pour la musique, danseurs du Ballet du Nord et musiciens du Tire-Laine assurent cette mutation vers les différentes parties du spectacle, ses différents styles, avec talent et pertinence : Julian Babou (guitare, basse), Malik Berki (machines), Agnès Canova, Mehdi Dahkan, Yann Deneque (saxophones), Cédric Gilmant (serpent, tuba), Antoine Marhem (violon), Johana Malédon, Julien Raso, Cybille Soulier. La scénographie ouverte (élaborée par le chorégraphe et par Michaël Dez, qui signe aussi la lumière) repose principalement sur le discours de la toile, magnifiquement exploitée et éclairée, minérale et vivante, métamorphosant la lumière, du sombre et de l’ombre à la clarté et jusqu’au surexposé.

© Frédéric Iovino

Yann Deneque est un brillant saxophoniste, grand baroudeur épris de voyages et de rencontres qui travaille entre chanson, jazz, musique du monde et électro en tant qu’interprète, compositeur et arrangeur. Il a rencontré Sylvain Groud en 2019 et inauguré un nouveau partenariat avec la Compagnie du Tire-Laine. Le travail avec le territoire et ceux qui l’habitent – particulièrement Roubaix, dans le Département du Nord et la région Hauts-de-France, mais en tournée dans d’autres départements et régions, avec d’autres habitants – fait partie des priorités du chorégraphe. Il aime le partage et a rencontré les Roubaisiens en amont du spectacle. Il est attentif aux problématiques de nos sociétés qui nourrissent ses pensées artistiques – le réchauffement climatique et l’écologie, les inégalités femme-homme, les migrations, tous ceux qui pour une raison ou pour une autre sont rejetés par leur famille ou par la société, la précarité -. Dans sa foi en l’humanité il avance la résilience comme possible surface de réparation.

À la tête du Centre chorégraphique national du Nord depuis 2018, Sylvain Groud a développé de nombreuses pistes de travail. Il propose des spectacles participatifs comme il l’a fait avec Let’s Move ! et le duo Dans mes bras, a travaillé avec la plasticienne Françoise Petrovitch, et présenté avec elle Métamorphose puis Adolescent en 2019, Des chimères dans la tête en 2023.  Ses spectacles sont multiformes, il les crée et les présente dans les théâtres mais aussi dans les lieux non dédiés comme les collèges, EHPAD, commerces, etc. Depuis 2020, il collabore avec le vidéaste Léonard Barbier-Hourdin pour la création de films chorégraphiques, qu’ils ancrent sur le territoire des Hauts-de-France, dont Symbiose, réveil sur le terril, réalisé avec la participation de quatre-vingts amateurs.

En même temps qu’il oblige à la réflexion, Le banquet des merveilles montre la diversité des parcours qu’emprunte le chorégraphe et l’énergie que développent danseurs et danseuses. Leur rencontre avec les musiciens qui eux aussi entrent dans la danse, est des plus réussie. Il y a de la gravité en même temps que de la légèreté, de la poésie en image et en sons, une belle synergie avec le public qui danse jusqu’à épuisement, lui aussi.

Brigitte Rémer, le 4 décembre 2024

Chorégraphie et scénographie de Sylvain Groud – composition musicale Yann Deneque, design sonore Malik Berki. Avec les interprètes : Julian Babou (guitare, basse), Malik Berki (machines), Agnès Canova, Mehdi Dahkan, Yann Deneque (saxophones), Cédric Gilmant (serpent, tuba), Sylvain Groud, Antoine Marhem (violon), Johana Malédon, Julien Raso, Cybille Soulier. Assistante artistique Johanna Classe – lumières, scénographie et régie lumières Michaël Dez – costumes et accessoires, Chrystel Zingiro – assistante et réalisation costumes Élise Dulac – réalisation costumes Capucine Desoomer, Alice Verron, Céline Billon – direction technique Robert Pereira – régie plateau Christopher Dugardin – régie son Péji Heude – production Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France – Coproduction La Filature, Scène nationale de Mulhouse, les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Vu le 13 novembre 2024, au Colisée de Roubaix. Ballet du Nord/Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France, 33 rue de l’Épeule. BP. 65 F-59052 Roubaix Cedex 1- tél. +32(0)3 20 24 66 66 – site : www.balletdunord.fr – mail : contact@balletdunord.frEn tournée : samedi 5 avril 2025 à 20h30, au Beffroi de Montrouge – mardi 6 mai 2025, à 20h, à La Filature Scène nationale de Mulhouse – samedi 17 mai 2025 à 20h30, au Théâtre Le Forum, Fréjus – samedi 24 mai 2025 à 19h, Les Salins Scène nationale, Martigues.