The Well of the Saints de John Millington Synge – Texte français Noëlle Renaude – Mise en scène Michel Cerda, au Studio Théâtre de Vitry.
L’action se passe dans la lande irlandaise, déserte et plongée dans l’obscurité. Un souffle de vie pourtant parvient : Martin Doul et sa femme Mary avancent lentement, petits points dans leur infini désert noir, ils sont aveugles et pauvres ; sans le regard, ils se pensent beaux. Leur réalité est sonore, ils vivent avec les bruits de la nature et le chant des oiseaux. Le plateau est dans la pénombre, on ne distingue pas leurs visages. Pour avancer ils s’inventent quelques rêves. L’un prend forme en la personne du forgeron, Timmy, sorte d’ange de l’Annonciation qui parle du passage d’un saint, porteur d’une eau sacrée pouvant redonner la vue. Mary et Martin Doul s’accrochent à cet espoir et rencontrent le saint : « C’est une rude vie que de n’avoir vu soleil ni lune, ni le curé ça même implorer le Seigneur, mais vous-là qu’êtes braves aux mauvaises heures c’est vous qui ferez un bel usage du don de vue que le bon Dieu tout-puissant vous fait aujourd’hui » leur dit-il.
Martin guérit le premier. Fou de joie il se précipite sur celle qu’il croit être sa femme, la jeune Molly Byrne, n’ayant conscience ni de la beauté ni de la laideur. Mary Doul recouvre la vue en second. Le constat de cette confusion, la laideur de Martin Doul, la sienne propre détériorent leurs relations. Mary et Martin se séparent, ce dernier est engagé par Timmy à la forge et découvre la dureté du travail. Malgré la vision retrouvée, ce qu’il découvre le désenchante et il ne se trouve pas plus heureux. Il regrette ce qu’il était avant. Apprenant que le saint s’apprête à re-passer par là, il prévoit de lui demander de le marier à Molly Byrne. Mary déjà s’enfonce dans les ténèbres, la clarté retrouvée décline comme une éclipse, elle perd à nouveau la vue. Martin à sa suite la perd aussi. L’expérience d’avoir vu les quitte, elle est pour eux destructrice. Après une succession d’événements ils retournent à leur état antérieur, ensemble, aveugles et pauvres, repartant sur les chemins mouillés et refusant désormais l’intervention du saint : « Laissez-nous comme on est, mon saint père, on restera connus comme ceux qui sont heureux puis aveugles, puis on aura de l’aise à vivre sans souci, à gagner trois-quatre sous sur la route » lui dit Mary Doul. Voir ou ne pas voir. Celui qui a le regard ne sait peut-être pas voir. Ou alors est-il mieux de de ne pas voir, ne pas savoir, question philosophique hautement symbolique que pose le texte de Synge.
John Millington Synge (1871-1909) a côtoyé L’Abbey Theatre ouvert à Dublin en 1904 sous la direction de William Butler Yeats et de Lady Gregory. Dramaturge et poète, il est l’un des principaux artisans d’un mouvement littéraire créé pour redonner vie à la culture irlandaise, le Celtic Revival. « De tous temps j’ai été solitaire et je suis né, j’ai idée, solitaire comme la lune de l’aube » a-t-il écrit. Beckett, qui fréquentait L’Abbey Theatre aurait été imprégné de son théâtre de même qu’il admirait les œuvres de Yeats et d’O’Casey. Martin et Mary Doul pourraient d’ailleurs faire penser à Vladimir et Estragon de son En attendant Godot. D’origine protestante, Synge a observé le monde paysan catholique et fait face à une crise spirituelle. Il s’est passionné pour la musique qu’il a étudiée en Allemagne et souhaitait devenir musicien professionnel, mais il choisit la littérature. Venu à Paris étudier les langues et la littérature à La Sorbonne, il y croise Yeats qui l’incite à connaître les îles d’Aran, préservées de la colonisation britannique. Synge y reste plusieurs années et apprend le gaélique, cette expérience est à la base de la plupart de ses pièces et son écriture en garde trace. C’est un auteur peu monté en France, on le connaît pour sa pièce Deirdre des douleurs et pour Le Baladin du monde occidental, conte fantastique mis en scène en 1999 par Guy-Pierre Couleau, à Colmar – qui a également monté La Fontaine aux saints, en 2010 – et par Elisabeth Chailloux au Théâtre des Quartiers d’Ivry en 2013.
Publié en 1905 dans sa première édition, Synge a revu et corrigé La Source des saints et en a sorti une seconde édition, en 1908. L’édition d’Ann Saddlemyer publiée en 1968 par Oxford University s’est basée sur ces deux versions, le texte français de Noëlle Renaude sur lequel Michel Cerda a travaillé, est né de cette édition syncrétique. La pièce est écrite en trois actes, trois saisons : automne, hiver, printemps. La langue de Synge est difficile et poétique, ainsi Martin Doul s’adressant à sa femme dit : « Je ne discourrais pas ruiné en rien de temps je le serais à écouter le clapet que tu fais, tu en as une curieuse voix craquée, pitié Seigneur, toute belle que tu es à regarder. » Et Mary Doul de lui répondre : « Qui ne l’aurait pas craquée la voix toute l’année à l’air accroupie dans la pluie qui tombe. C’est une vilaine vie pour la voix, Martin Doul, quoique rien n’y a comme le pluvieux vent du sud qui nous souffle dessus je l’ai entendu dire, pour vous garder la peu blanche toute belle – ma peau à moi – au cou puis au front, puis rien n’y a comme une belle peau pour mettre splendeur sur une femme. » Cette langue est si particulière que la traductrice donne les clés suivantes : « La combinaison des phonèmes, pris dans une syntaxe déréglée, produisent une matière sonore illicite : rien ne s’énonce comme il faut, chez Synge. On ne parle pas droit. On se débrouille, avec le peu de moyens dont on dispose – économie phonique et progression maladroite du discours – pour dire le monde, l’univers. Un monde sans perspective, ni hiérarchie, ni limites, ni dates, un monde où l’animal est l’homme.» Il faut un certain courage pour affronter l’univers de Synge et sa langue, Michel Cerda s’y risque.
Depuis plusieurs années le metteur en scène s’intéresse au regard et La Source des saints commence là où il avait laissé son dernier travail, Et pourtant ce silence ne pouvait être vide de Jean Magnan. Se recherche repose sur la sensation et le sensible. Il met ici le spectateur à l’épreuve de la langue et de l’austérité du plateau où les acteurs sont comme des albatros noirs aux ailes trop grandes qui les empêcheraient de voler. Le répertoire de Michel Cerda est large : depuis 1986 ses débuts avec Faulkner et Kleist il s’est ouvert aux auteurs contemporains comme Serge Valetti, Eugène Durif et Noëlle Renaude et a diversifié ses formes d’intervention et collaborations artistiques – il a notamment travaillé avec le cirque Baro d’Evel, avec l’artiste lyrique Sylvie Louche, avec la structure Opening Night sur le texte Monstre(s) de Yann Allégret -.
Il faut ici saluer les acteurs et notamment Anne Alvaro dans le rôle de Mary Doul qui accompagne cette langue sophistiquée – et bouleversée, comme le dit la traductrice – par une recherche à travers les différents registres et tessitures de sa voix. Du réel à l’irréel, le spectateur n’a d’autre ressource qu’à se laisser porter, mais le voyage est austère.
Brigitte Rémer, le 19 janvier 2017
Avec Anne Alvaro Mary Doul – Yann Boudaud Martin Doul – Chloé Chevalier Molly Byrne – Christophe Vandevelde Timmy – Arthur Verret le saint – Silvia Circu Bride. Scénographie Olivier Brichet – lumière Marie-Christine Soma assistée de Diane Guérin – son et régie son Arnaud de la Celle – costumes Olga Karpinsky – collaboration artistique Charles Dubois, bruiteur – régie générale Florent Gallier – assistanat mise en scène Silvia Circu – administration de production Sophie-Danièle Godo – Le texte est publié aux Editions Théâtrales.
13 au 17 janvier 2017, Studio Théâtre de Vitry – En tournée : 25 janvier au 2 février 2017 Théâtre de la Commune CDN d’Aubervilliers – 7 au 10 février 2017 Théâtre de Dijon Bourgogne, CDN – contact production : prod.levardaman@gmail.com