Texte Anton Tchekhov – traduction André Markowicz, Françoise Morvan – mise en scène Yann-Joël Collin
Cette pièce en quatre actes de Tchekhov achevée en 1903, fut présentée un an plus tard au Théâtre d’Art de Moscou. « Ma pièce a été créée hier, donc je ne suis pas de très bonne humeur » disait l’auteur qui critiqua la mise en scène de Stanislavski. Nouvelliste et dramaturge russe, auteur d’une quinzaine de pièces, Tchékhov voyait davantage La Cerisaie comme une comédie. Comédie ou tragédie ? En France ce fut Jean-Louis Barrault qui le premier l’a mise en scène, en 1954 et nombre de metteurs en scène s’y sont intéressés, entre autre Giorgio Strehler, Peter Brook, Matthias Langhoff et Manfred Karge, Alain Françon, et l’an dernier la jeune équipe TG Stan.
C’est aujourd’hui Yann-Joël Collin qui propose sa version. Il joue son rôle de metteur en scène et, de la salle éclairée, présente les personnages comme s’il faisait sa distribution. Les acteurs s’avancent devant le rideau rouge posé en fond de scène et entrent dans la danse.
Rentrant de Paris où elle s’est exilée pendant plusieurs années avec Ania sa fille et Charlotta la gouvernante, Lioubov Andreevna Ranevskaia retrouve avec plaisir et émotion la maison familiale et les objets de son enfance : « Ah ! La chambre de quand j’étais petite… » Elle s’en était éloignée après la mort de son fils, noyé sous les yeux de son précepteur, Piotr Sergueevitch Trofimov. A Paris elle a mené une vie légère et dépensière auprès de son amant, duquel elle s’est séparée. Elle retrouve Douniacha sa nourrice, Leonid Andreevitch Gaev son frère grand enfant capricieux, Varia sa fille adoptive cherchant mari, Firs le vieux laquais et Trofimov. Il y a du brouillard sur les cerisiers, « Maman marche dans l’allée… » Visions et flash back vers des moments heureux. « Grand-père… un corbeau ! oiseau de mauvais augure… » On fête le centenaire de l’armoire à livres. A travers tant d’émotion, Lioubov entend à peine les nouvelles : faute de moyens pour l’entretenir, la vente de la Cerisaie est en marche. Iermolaï Alexeevitch Lopakhine, ancien moujik et nouveau riche, essaie d’en être l’intermédiaire. « L’intelligentsia est inapte à tout travail » commente-t-il, proposant des solutions alternatives comme raser La Cerisaie ou y construire des datchas qui pourraient être louées aux estivants. Mais Lioubov et Gaev ne peuvent croire à la fin du domaine et jurent qu’il n’en sera rien. Rêve, élucubrations, recherche d’argent. « Pour commencer à vivre le présent il faut racheter le passé… » dit l’un des personnages.
L’acte 3 souffle le chaud et le froid, entre la fête donnée et la vente de La Cerisaie. C’est Lopakhine qui emporte le marché et devient propriétaire, lui dont le père et le grand-père y travaillèrent en tant que serfs. Lioubov est au désespoir. Au même moment, son amant se sentant seul à Paris, l’invite à revenir. L’acte IV au final est l’acte de la séparation, paysans et domestiques font leurs adieux à Lioubov, au plus mal et qui repart à Paris. Seul reste au domaine, Firs, le vieux serviteur qui n’a jamais bougé et reste seul dans la maison.
La Cerisaie présentée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la compagnie La nuit surprise par le jour porte pour commentaire De toutes façons, on meurt. Ici, l’enfance, comme la Cerisaie, s’effacent dans les brumes. Yann-Joël Collin prend le parti du plateau vide, des tréteaux, comme il l’avait fait avec La Mouette, présentée l’an dernier au TQI. Il désacralise et se joue de la pièce avec habileté, selon les directives qu’en donnaient son maître, Antoine Vitez : « Jouer La Cerisaie comme un vaudeville… » Le metteur en scène place ici le public au cœur de l’action et va jusqu’à changer le dispositif en cours de spectacle, modifiant radicalement le rapport scène-salle. A la mi-temps du spectacle dans ce qu’on pourrait appeler l’entracte, Yann-Joël Collin prend le spectateur par la main et l’invite à se déplacer. Des banquettes sont installées sur le plateau et se font face. Il est pris dans un tourbillon de musique et de danse et est invité à se joindre à la fête.
Ce concept d’un public encerclé et d’un quatrième mur effacé n’est pas le seul geste posé par le metteur en scène. A certains moments, une caméra suit l’acteur et mène le spectateur par écran interposé, dans les couloirs et le hall du théâtre, elle traverse la rue, filmée dans ses échappées et ses lointains. La mise en perspective par cette fenêtre sur le monde ressemble à une immense Cerisaie, et dans la prise de distance qu’elle induit, tout le théâtre l’est aussi. Les images, réelles et virtuelles conduisent dans cette profondeur de champ là où se perdent les références. « Toute la Russie est notre Cerisaie… »
Depuis plus d’une vingtaine d’années la troupe La nuit surprise par le jour remet en jeu son rapport au théâtre et s’interroge sur la place du public. La Cerisaie représente la fin d’un monde et le théâtre lui-même en devient l’espace scénographique. Les acteurs se glissent avec talent et sobriété dans leurs rôles sur le mode burlesque et du travestissement, troublant les rapports entre le réel et la fiction. Il y a un côté ludique dans cette Cerisaie où l’émotion n’est jamais loin.
Brigitte Rémer, 4 juin 2016
avec Sharif Andoura ou Yann-Joël Collin les 12, 25, 26, 27, 28 et 29 mai, Cyril Bothorel, Marie Cariès, Sandra Choquet, Manon Combes, Pierre-François Garel, Yordan Goldwasser, Eric Louis, Barthélémy Meridjen, Alexandra Scicluna, Sofia Teillet, Tamaïti Torlasco – collaboration artistique Pascal Collin, Nicolas Fleury, Thierry Grapotte – musique Antonin Fresson – musiciens Adrian Edeline, Florian Pons – direction technique Frédéric Plou.
Du 9 mai au 5 juin 2016 au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez – 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine. Métro : Mairie d’Ivry – Production Théâtre des Quartiers d’Ivry et Compagnie La nuit surprise par le jour – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.