Texte et mise en scène d’Ali Ihsan Kaleci, musique sous la direction d’Irfan Gürdal. Création mondiale le 22 août 2015, à Uçhisar (Turquie)
Dans un décor des plus majestueux composé de monticules d’une lave blanche érodée depuis des années, à Uçhisar région de Cappadoce en Anatolie centrale, Ali Ihsan Kaleci, auteur-metteur en scène et son équipe ont créé un ambitieux spectacle tiré de la geste de Köroglu, un classique du patrimoine épique turcophone, non daté et transmis oralement. Dix ans de travail sont à la clé de cette adaptation. Le texte-source est un vaste corpus dont l’origine se situe entre l’Azerbaïdjan, l’Anatolie et la Russie et qui a voyagé jusqu’au Japon. Dix ans de recherche pour qu’Ali Ihsan Kaleci puisse re-créer, en quatre tableaux, ce mythe éparpillé de la littérature populaire profane mi-ouïghour mi-turc, basé sur les rapsodes et la déclamation et qui a subi au fil des siècles aménagements et détournements, selon les temps du politique.
Köroglu est une épopée qui fait écho aux grands textes comme Le Mahabahrata ou Les Contes des Mille et Une Nuit, et qui rencontre l’histoire d’Abraham autant que celle d’Hercule. La scénographie du lieu n’est pas sans évoquer la carrière Boulbon d’Avignon où Peter Brook présenta jadis son long poème emblématique et sacré venant de l’Inde ancienne. Pour accéder à cet Olympe, le parcours initiatique du public participe de sa mise en condition et permet d’entrer de plein pied dans le rituel, guidé par l’intensité des feux de bois et des torches montrant la route et qui, sur le plateau sont autant de créations lumières. Avant de prendre place, le regard du public croise celui des acteurs qui se fondent, hiératiques, dans le paysage comme gardiens du temple, avant de livrer ce texte venu du fond des temps.
Côté jardin, cinq musiciens et chanteurs ponctuent l’action sous la direction du musicologue Irfan Gürdal, spécialiste des formes épiques déclamées et psalmodiées, chanteur et joueur de Saz cette sorte de luth au long manche utilisé dans la musique populaire turque et instrument de prédilection des bardes. Il est entouré de Ramin Rzayev joueur de Târ, luth à six ou sept cordes selon, composé de deux blocs de bois de mûrier évidés et parfaitement symétriques, dont la caisse a la forme de deux cœurs de tailles différentes qui se rejoignent par la pointe ; d’Anar Yusubov au kemençe, un violon à trois cordes, à la caisse de résonance arrondie et qui se tient à la verticale ; d’Ata Özer et de Sercan Ulusoy aux percussions.
Le mythe Köroglu s’est construit à partir d’un espace de vie pastorale et nomade, de pratiques guerrières et du culte du cheval. Il raconte la colère du sultan face à deux poulains qui ne lui convenaient pas et de la punition qu’il inflige à l’éleveur du troupeau, le père de Köroglu en « jetant des tisons ardents » sur ses yeux, provoquant ainsi sa cécité. Homme simple, en révolte contre les puissants, Köroglu ” c’est un nomade dans toute sa poésie plaisante et terrible, c’est le guerrier asiatique dans toute son exagération fanfaronne, c’est le brigand de la Perse dans toute sa ruse, dans toute sa férocité et dans toute son audace », disait George Sand qui avait fait une première traduction-adaptation de l’oeuvre en France, en 1843. Initié par son père au dressage des chevaux, à l’équitation et au métier des armes, Köroglu ne fait plus qu’un avec son emblématique cheval bai, nommé Kirat. « Sais-tu quelle est ton origine, tes ancêtres, ton père, qui ? Qui t’a appelé fils, l’oiseau fragile de mon âme ? » questionne le père, semant le trouble : « Un enfant dans le ventre de sa mère, Köroglu, nous l’avons appelé. En une goutte d’eau, nous l’avons lavé, nous lui avons donné une âme. Parmi les morts, une lumière qui ne se couche pas, nous lui avons donnée… »
Trois déesses s’avancent depuis le fond de scène et troublent la nuit de leurs imprécations, dans ce pays imaginaire et magique qu’est le plateau. Le glissement des pas, une gestuelle cérémonielle maîtrisée au cordeau, les tuniques et longs manteaux portés, sont autant de signes appelant le théâtre japonais. Ces vestales forment un chœur et témoignent, psalmodiant ensemble ou en écho, se répondant et conduisant la représentation dans la tragédie grecque.
Surgit le chœur des hommes qui fait cercle, dans ce même hiératisme d’inspiration soufie, vêtus de jupes de soie derwiche. « Nous sommes les Quarante. Certains ont dit, moi, je suis Elie. » L’entrée de l’oracle au visage masqué et féminin est forte. L’acteur qui exécute avec virtuosité la danse de l’éventail – habiles bruissements comme fragiles ailes d’oiseaux – se découvre : Tapa Sudana qui fut Shiva dans le Mahabahrata de Peter Brook, nous emporte dans son vocabulaire gestuel proche du kathakali. Offrandes, bâton, étole autant de symboles pour guider Köroglu qui poursuit seul son voyage initiatique en haut de la montagne Kaf. « Köroglu, fils de la lumière, voici, tu es la terre. » Son père, vieillard drapé d’or assis en retrait, en fond de scène, regarde le monde. « Je suis fatigué du monde. Voici, je m’en vais, salut à vous du ciel et de le terre… »
Dans ces parcours entremêlés de la Geste, Ali Ihsan Kaleci a fait de Köroglu une lecture rituelle, dense et généreuse, qui a la force d’une tragédie. Il donne toute son importance aux chœurs de femmes et d’hommes chorégraphiés qui se déploient avec élégance et force, guidés par d’excellents musiciens dialoguant avec le texte. Il en connaît tous les recoins puisqu’il a fait parler les archives pour en donner sa vision, en cette nouvelle version. Actrices et acteurs sont à féliciter, tous portent avec grâce et conviction cette synthèse très réussie des théâtres d’Orient.
Brigitte Rémer
Avec : Philippe Dov Cohen, Neslihan Derya Demirel, Anne Donard, Ori Gershon, Erica Letailleur, Bastien Ossart, Tapa Sudana, Martin Vaughan-Lewis et les Musiciens : Irfan Gürdal (saz, chant) – Ata Özer (percussions) – Ramin Rzayev (târ) – Sercan Ulusoy (percussions) – Anar Yusubov (kemençe).
Ce spectacle fut présenté le 22 août 2015 dans le cadre des Journées internationales de rencontre et de réflexion organisées par le CRT Saint-Blaise à Paris et Görsem Ortahisar-Turquie sous l’intitulé Contemplation Project (cf. notre article du 24 septembre 2015, rubrique Politiques culturelles). Tournée en préparation.