Immeuble Nal, Douala

Roman de Ousseynou Nar Gueye, éditions Presqu’Île Lettrée (Sénégal).

1ère de couverture © DR

C’est à travers le regard d’un enfant de sept ans, Fara, dont la famille s’exile du Sénégal au Kamerun pour des raisons économiques, qu’on entre dans le tourbillon de sa vie familiale et sociétale. L’histoire se passe dans les années 1970/80 et Fara nous prend par la main pour nous guider sur les sentiers de son enfance. Il livre comme des instantanés ce qu’il vit, ce qu’il ressent et ce qu’il en comprend : sa famille – deux frères et trois sœurs, ses voisins, son quartier, l’immeuble Nal où il vit avec ses parents et la fratrie, au cœur de Douala. Chez Fara on parle wolof.

Dans la famille il y a le père, dit Le Vieux, « un centimètre de plus que le mètre soixante-dix, c’est écrit sur son passeport », de son métier bijoutier et qui adore jouer aux cartes le soir après le travail avec ses confrères venant de la diaspora africaine. Il y a la mère, La Mamma, imposante, une « Ménagère, c’est marqué sur sa carte consulaire », elle organise la maison « son royaume », chargée de mission pour le marché, les repas, les enfants, et qui concentre toute son autorité dans l’intensité du regard qui lance des éclairs et remplace tout mot d’ordre. Trois garçons, trois filles, la parité familiale : Bada, frère aîné de Fara et Allou le benjamin né à Garoua au nord du Kamerun, les filles, Xuredia, la seule de la fratrie née à Dakar, huit ans de plus que Fara, et Sagar, la deuxième, née sur la route de l’émigration vers l’Afrique centrale, à Niamey. La petite dernière, Soukeyna, avait l’âge de la maternelle.

En cours d’année tout ce petit monde fut brutalement arraché aux écoles et aux copains de Dakar, pour émigrer vers Douala rejoindre le père, installé depuis un an au Kamerun après avoir fait faillite. Les garçons passant du cours Sainte-Marie de Hann tenu par les pères maristes dans un quartier qui relie Dakar et sa banlieue, à l’école Saint Jean-Bosco de Douala. Les filles, Xuredia et Sagar, qui fréquentaient aussi l’école des Maristes à Dakar, arrivaient au Collège Liberman des Frères Jésuites de Douala et Soukeyna entrait à l’école des filles Notre-Dame. Même s’il était le premier de sa classe, Fara ne sera pas heureux à l’école Saint Jean-Bosco, son accent parisien attrapé à Dakar chez les maristes comme on attrape la grippe, était mal perçu par ses condisciples Kamerunais qui le snobaient et ne manquaient pas de le provoquer.

Après la faillite de sa bijouterie de Dakar, le père en inaugure une autre au cœur de Douala, principalement en refondant les bijoux offerts à sa femme au fil des années. Fara observe et décrit. Quelques mois après l’arrivée de tous dans la capitale économique kamerunaise, en janvier 1979 et après quelques mois de camping dans un logement provisoire, la famille s’installe dans un appartement de l’Immeuble Nal où Fara partage une chambre avec ses frères. L’Immeuble est situé près du port, on y entend les sirènes des bateaux. De style rococo et sans âge, « en ogive longue de cent mètres, construite sur un étage au-dessus d’un rez-de-chaussée circulaire » il deviendra un bon terrain de jeu pour le jeune garçon.

De son poste d’observation Fara décrit les artisans-ouvriers de l’atelier du pater, les personnages de l’immeuble, la chasse aux rats que les enfants organisent parfois le dimanche pour tuer le temps, le commissariat temporaire qui s’installe dans l’immeuble pour déjouer les cambriolages, la passion de sa sœur Xuredia pour Michael Jackson et la raclée que lui administre un jour la Mamma parce qu’elle refuse de faire la cuisine, la bastonnade du maître que Fara  reçoit un jour à l’école – chose rare pour lui, le bon élève – au grand plaisir de ses camarades de classe, les coups de ceinture du père le jour où avec Sagar, ils ratent sa voiture à la sortie de l’école pour butiner quelques figues de Barbarie alentour. Fara prend les chemins de traverse pour raconter le jour où on oublie d’aller chercher Soukeyna à l’école, et où personne ne s’en rend compte, sauf Radio Kamerun qui les invite à venir la récupérer en son antenne de Douala dans le quartier Bonandjo, ou encore Sagar qu’on oublie en retour de week-end, rentrant du village paternel, et les menaces proférées par le père, qui vont avec.

4ème de couverture © DR

Fara raconte sa manière d’expérimenter avec son frère le Foyer du Marin, à la cité des ouvriers-cheminots, face à l’Immeuble Nal. Il découvre la table de ping-pong, la belle piscine, les livres et revues. Foyer en accès libre il s’y rend certains dimanches. L’enfant raconte les grandes vacances passées dans la bijouterie du père où il essaie de se rendre utile, la Maison de la Jeunesse où sa sœur avait participé à une fête de fin d’année avec l’école et que Fara fréquente avec la sienne pour les séances de cinéma. C’est là qu’il sent monter sa vocation et décide qu’il sera plus tard cinéaste, parlant de son rapport au septième art, depuis tout petit. Il raconte le premier mort qu’il a vu – un ouvrier électrocuté – et les questions qu’il se pose sur la mort après un enterrement imposé à l’école, et une petite sœur qu’il ne connaitra jamais, Fatou, morte sitôt née. Il narre les tournois de tennis auxquels il assiste.

Puis le jeune garçon met la focale sur le pater, nommé consul honoraire du Sénégal à Douala qui se lance, contraint et forcé dans la lecture de projets artistiques et culturels comme le projet La Case à Abdou de la belle Adama. Il entend depuis Douala le 31 décembre 1980 sur Radio Sénégal la démission du Président Senghor, et deux ans plus tard celle du président Kamerunais Ahmadou Ahidjo, pour raisons de santé, sitôt remplacé par Paul Biya. Il présente les guides spirituels du père : le Serigne Maam Gannaar « sans âge, petit et frêle comme un moineau » qui tous les ans débarque dans la famille pour sa retraite et à qui pendant un mois les garçons prêtent leur chambre en investissant le salon ; les marabouts soufis, voyageurs qui passent et à qui il offre les nuitées d’hôtel et fait des cadeaux.

Fara, petit d’homme, regarde l’homme qu’est son père et qui s’absente un temps, parti au Sénégal pendant trois mois, déléguant ses fonctions à un ouvrier-artisan de la boutique. À son retour il est accompagné d’une seconde épouse, Thioumbé, une cousine, presque aussi jeune que sa fille aînée, à qui les garçons sont sommés de céder leur chambre. Le ciel leur tombe sur la tête et le mariage traditionnel sénégalais est célébré, tout le monde en habit d’apparat, les femmes maquillées à outrance et parées de bijoux. En discret observateur, Fara regarde la mamma, d’apparence stoïque et impassible, qui dresse une cloison dans sa chambre – auparavant véritable sanctuaire dans laquelle les enfants n’entraient que rarement – pour inventer une nouvelle chambre des garçons ; et les deux épouses qui se relaient pour préparer à tour de rôle les repas.

La vie semble reprendre son cours même si Fara souffre de son nouvel espace où il ne peut plus lire le soir, ni rêver comme avant,  Le père en ses fonctions de consul réunit la Dahira le dimanche, pour rendre le droit coutumier. Dans l’étape suivante et ultime il congédie la mamma demandant à chaque enfant de décider s’il veut rentrer au Sénégal avec elle, et tous l’accompagnent la mère. Retour au Sénégal en décembre 1982 dans la maison du père de la Mamma où tout le monde partage une grande chambre et où l’oncle Faly joue de son entregent pour inscrire les enfants à l’école. Pour Fara le coup est violent, c’est la fin de l’insouciance, la fin de l’enfance. L’image de la mère s’efface totalement face au bon vouloir de l’homme régnant en maître absolu, sans parler de la moindre souffrance ou pensée de la femme, piégée dans son rôle-titre de reproductrice et qui devient une ombre s’effaçant au loin.

« Je suis définitivement sorti du paradis de l’immeuble Nal. J’ai dix ans mais mon enfance est finie, à avoir été trop mêlé à des choses d’adultes. L’enfance dure de sept ans à dix ans révolus. L’enfance dure trois ans. » La chute est rude et le chemin initiatique que dessine le récit, plutôt plein d’insouciance, de vie, et non dénué d’humour, ne nous y prépare pas. Innocent et incisif, le regard de l’enfant ne délivre rien des sentiments ni de l’émotion. Fara prend sa palette et pose les couleurs sur la feuille, par petites touches précises et minutieuses, participant d’une grande fresque qui dessine son Afrique.

Ousseynou Nar Gueye dédie Immeuble Nal, Douala – qu’il nomme roman – à sa famille, peut-être pour déguiser la part d’autobiographie, car sur la photo de couverture il semble que ce soit bien lui et sa petite soeur, lui, l’auteur, en ses sept ans.

Brigitte Rémer, le 2 août 2024

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