Héroïne – une épopée au cœur d’un tribunal

Texte signé de Périne Faivre et la compagnie Les Arts Oseurs, éditions Deuxième époque, coordination éditoriale Claudine Dussollier.

C’est à la fois un livre, publié au troisième trimestre 2024 par les éditions Deuxième époque. C’est aussi, selon le titre de sa collection, Écritures de spectacle, le compte rendu d’une aventure théâtrale présentée au public en 2022.

Pendant un an et demi, de 2018 à 2020, Périne Faivre – cofondatrice de la compagnie Les Arts Oseurs en 2002 et qui en assure la direction artistique depuis 2011 – a suivi la vie des tribunaux dans une grande ville de France, assisté aux procès, observé, questionné, interviewé, pris des notes dans son carnet de bord. Avec dix artistes pluridisciplinaires, elle s’est emparée de ce matériau pour la création du spectacle Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, recréant un tribunal en plein air et réalisant une audience en temps réel pour des spectateurs invités à partager cette épopée de quatre heures, de comparutions immédiates en affaires familiales et audiences correctionnelles en tous genres.

Imprégnée de sociologie autant que de théâtre et passionnée de multidisciplinarité, Périne Faivre puise dans l’univers des arts de la rue pour développer une écriture scénique singulière et faire œuvre collective avec les artistes dont elle s’entoure et qui sont co-créateurs de l’aventure artistique. La compagnie présente ses spectacles hors les murs, dans l’espace public. Comme l’écrit Edwy Plenel dans la préface du livre : « Ainsi Les Arts Oseurs s’inscrivent-ils dans une lignée de théâtre populaire qu’ils prolongent et réinventent » et il souligne le geste politique de la compagnie, car « la scène judiciaire est notre miroir social : tout de nos vies se reflète, du dérisoire au grandiose, du pathétique au scandaleux, nos misères et nos espoirs, les dominations subies et les oppressions vécues. »

On entre dans l’histoire par un court préambule présentant le contexte de l’écriture – un canevas de base apporté par Périne Faivre, puis l’écriture au plateau à partir d’improvisations ; la scénographie de Renaud Grémillon secondé pour la construction par Julien Vidal, salle d’audience à ciel ouvert, tous deux assurant aussi la musique et le son du spectacle ; la fabrication d’une fresque composée des croquis et peintures réalisés par Moreno à partir des personnages et de la succession des scènes et des jours qui défilent – du jour 1 au jour 59 – fresque qui traduit chaque événement et dont nous avons un bel échantillon en accordéon, à la fin de l’ouvrage. Suivent la distribution et le déroulement du spectacle, construit en deux parties, avec de nombreux personnages : prévenus, avocats, juges, policiers, badauds etc… qui créent la vie et la chorégraphie du Palais de justice. Périne Faivre est narratrice et fil conducteur de l’ensemble. Dans une scène à trois avec un comédien et une comédienne, elle dévoile au public, en ouverture, les étapes empruntées par la troupe pour témoigner de la justice de notre pays.

Héroïne la pièce, compose ensuite le corps du sujet et les trois-quarts du livre, émaillé de nombreuses photos en noir et blanc, superbement tirées en mat sur ce même papier bouffant ivoire sur lequel le livre est imprimé, d’une manière chic et sobre. La disparité des scènes, des langues, des atmosphères et des protagonistes, les expressions des visages – désarroi ou provocation – la solitude ou la foule, les accusés et le ballet des avocats, les spectateurs qui regardent la pièce, en immersion dans l’action judiciaire, tout contribue à rendre au plus juste l’atmosphère du tribunal et ses coulisses. Tout y est dense et intense.

© Lucile Corbeille

Dans une seconde partie, Autour d’Héroïne, Périne Faivre raconte l’histoire du spectacle et sa raison d’être, les objectifs, la constitution de l’équipe : « Le monde traverse ce spectacle autant qu’il nous traverse. Et chaque jour, notre « petit peuple » donne corps et voix à toutes celles et ceux qui, par leurs histoires, font humanité, qu’ils soient d’un côté ou l’autre de la barre. » Dans un second temps, Claudine Dussollier, qui assure la coordination éditoriale de l’ouvrage, interroge l’auteure-metteure en scène ainsi que Maître Laure Dilly-Pillet, spécialiste du droit de la famille, de la protection de l’enfance, de la délinquance des mineurs et des majeurs. C’est elle L’héroïne, qui a permis à Périne Faivre d’entrer dans les entrailles de la justice, l’a introduite dans les différentes instances et l’a accompagnée dans le décodage des situations ; elle évoque sa réception du spectacle et l’émotion ressentie, dont elle parle en ces termes : « Dans cette vraie vie du théâtre, je ne suis plus avocate, je suis spectatrice, je peux rire ou pleurer librement. Quand je plaide un dossier, si je ressens de l’injustice, de la colère, si les larmes sont proches, il faut que j’attende d’avoir posé ma robe sur le cintre pour exprimer ce qui m’a traversée. »

© Xavier Cantat

La troisième partie, Héroïne, enjeux citoyens et résonances, donne la parole à quatre professionnels du Barreau, engagés à différents titres dans la vie judiciaire, chacun s’exprimant d’une part sur Le spectacle Héroïne, d’autre part sur le thème Théâtre et Justice. Ainsi Sandra Barel, magistrat, conseillère à la cour d’appel de Bordeaux, qui siège à la chambre de la famille et à la chambre des tutelles parle de son métier, dans un article Juge est mon métier ; elle y cite un de ses confrères dans la définition de ce que juger veut dire, mots qu’on retrouve inscrits sur les murs du tribunal judiciaire de Paris : « Juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre, vouloir décider. » Jean-Jacques Chauchard, ancien éducateur à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, puis chef de service d’une unité en milieu ouvert en charge de la permanence éducative au tribunal, parle de La Protection Judiciaire de la Jeunesse et définit le tribunal comme « un univers complexe où se densifie l’existence. Les enjeux, les décisions font basculer des vies. » Jennyfer Picoury, présidente du tribunal judiciaire de Châlons-en-Champage évoque L’accès au droit et reconnaît que « L’art a cette force vertueuse qu’elle nous fait regarder autrement nos quotidiens. » Enfin, Florence Rosé, avocate au barreau de Montpellier, qui s’occupe du « contentieux étranger, c’est-à-dire tout ce qui relève de l’entrée en France des étrangers, de leur séjour, et de leur éloignement » propose de Ne jamais se laisser emporter par cette violence.

© Christophe Maillot

Les situations rapportées dans Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal sont multiples, diversifiées, surprenantes, parfois incongrues et la galerie des portraits multiforme, du dealer à la mère de famille, de l’avocat pénaliste à la femme de ménage, de Eddy Bellegueule – clin d’oeil à l’écrivain Edouard Louis – au tatoué, de l’homme qui tombe du toit, au petit vieux d’Algérie, on passe d’un espace à l’autre et d’un univers à l’autre, d’audience à garde à vue, d’AG des avocats à danse des papiers. Le livre est riche, comme le spectacle dont il retrace l’historique, faisant le lien entre art, justice et société et offrant de nombreuses facettes de la Justice de notre pays.

Périne Faivre a obtenu le prix SACD Arts de la rue en 2020, qui couronne la qualité et la singularité de son écriture. Deuxième époque, qui publie sur l’art et la culture à partir d’expériences artistiques diverses, personnelle et/ou collective, dans ses différentes collections, s’en fait l’écho. La collection Écritures de spectacle a la particularité d’allier l’écriture de plateau et la réalisation d’un spectacle, à l’écriture du texte, à sa mise en perspective dans son élaboration, et à la collecte de témoignages. Ainsi, récemment, dans cette même collection, Deuxième Époque a publié Imagine, introduction au voyage dans un univers de contre-culture à partir de la chanson de John Lennon, spectacle réalisé par le grand metteur en scène polonais, Krystian Lupa.

C’est un travail extrêmement riche et approfondi proposé par l’éditeur, qui permet de plonger dans une réalité sociale et sociétale – aujourd’hui, avec Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, la justice – en interrogeant les pratiques. Ce face à face entre la réalisation théâtrale et une approche analytique complémentaire au texte est une démarche des plus fécondes.

Brigitte Rémer, le 18 janvier 2022

Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, coordination éditoriale Claudine Dussollier. Publication Deuxième époque, collection Écritures de spectacle (227 pages, 20 euros) – site : www.deuxiemeepoque.fr

L’ouvrage a été publié avec le soutien des centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public (CNAREP) : Pronomade(s) en Haute-Garonne (Encausse-les-Thermes), Le Boulon (Vieux-Condé), Le Moulin Fondu (Garges-lès-Gonesse), Le Fourneau (Brest), L’Atelier 231 (Sotteville-lès-Rouen), Quelque p’Arts (Boulieu-lès-Annonay) et de Furies (Châlons-en-Champagne), du Théâtre Le Sillon et de Résurgence (communauté de communes Lodévois et Larzac).