Variation contemporaine d’après Hedda Gabler d’Henrik Ibsen – texte de Sébastien Monfè, Mira Goldwicht – mise en scène Aurore Fattier, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier.
Écrite en 1890, la pièce d’Ibsen sert de fil de trame à la construction labyrinthe imaginée par les auteurs et portée par la metteure en scène. Après une première période d’écriture ayant pour source le romantisme national, Ibsen observe le féminin et s’intéresse à l’émancipation des femmes. Les fondements de sa pensée et de son écriture se retrouvent dans Maison de poupée, publiée en Norvège en 1879.
Aurore Fattier s’en empare, et dans le montage scénique et cinématographique qu’elle présente, les lieux se démultiplient à partir de la captation d’images en coulisses qui font écho à la pièce d’Ibsen et nous plongent au coeur de la création d’aujourd’hui. Nous voyageons ainsi des loges du théâtre au plateau, du foyer des acteurs jusqu’à la maison familiale. Ce qui commence au théâtre quitte la fiction et se superpose à la vie. Dans le scénario, nous sommes à quelques jours de la première d’Hedda Gabler, montée par Laure Stijn (Maud Wyler). Et plus l’on s’en approche, plus l’incertitude s’installe. Représenter le suicide final est une difficulté et une des limites de la représentation. Dans la tension dramatique qui monte à l’extrême, Laure va jusqu’à congédier l’actrice qui interprète le rôle-titre et s’empare du rôle. Son père (Carlo Brandt) est un personnage de la pièce et du puzzle, artiste lui-même traînant son insatisfaction et sa folie aux côtés de Laure. « Je hais le théâtre. L’art, c’est le démon » lui dit-il. Le trouble est à son comble et les images se superposent ainsi que les visages, quand on apprend qu’une quinzaine d’années plus tôt, la sœur de Laure, Esther, une jeune actrice qui devait précisément tenir le rôle de Hedda Gabler, s’était suicidée. L’absence et la mort rôdent, la tension dramatique monte. On est face à l’image diffractée de plusieurs femmes, synthétisées en une, Hedda.
Au fil des jours de la semaine égrenés, la pièce joue sur les reflets, répliques et démultiplications comme autant de miroirs kaléidoscopiques qui décalent les temps et les intrigues. « C’est le jeu du clair-obscur » dit l’auteur, Sébastien Monfè qui a co-écrit le texte avec Mira Goldwicht. Au-delà de la scène, elle se partage sur écran entre le noir et blanc du passé et les images en couleurs (vidéo et cinématographie Vincent Pinckaers), passant d’un plan fixe au départ à une caméra mobile filmant en gros plans. Aurore Fattier déconstruit les pouvoirs masculins et rend hommage à la femme. Hedda (Annah Schaeffer) est une femme forte, animée d’un profond désir de vie.
Et la pièce reprend son questionnement sur le théâtre : « Je croyais que le théâtre avait la puissance de changer le monde… C’est quoi l’acteur, réfléchir ou jouer ? » Dans la mise en scène d’Aurore Fattier, vie réelle et vie imaginaire se télescopent. Actrice et metteure en scène française formée à l’Institut national des arts du spectacle (INSAS) de Bruxelles, elle a fondé la compagnie Solarium avec Sébastien Monfè, dramaturge, et travaille en Belgique. Depuis Phèdre présenté en 2008, elle a entre autres monté L’Amant de Pinter, Elizabeth II de Thomas Bernhard, Othello, de Shakespeare et, du côté des contemporains, La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Se recherche artistique vise à « cristalliser un point de jonction entre la littérature et l’esprit du temps contemporain. » Elle part de textes qu’elle reconstruit et y adjoint des matériaux pour leur donner un sens nouveau. Ce qu’elle fait avec Hedda et qu’elle réussit fort bien, s’appuyant sur une phrase d’Ibsen qu’il avait écrite à propos des Revenants : « Exiger de vivre pleinement, c’est de la mégalomanie » car cela prête à de nombreux quiproquos et se révèle impossible.
Brigitte Rémer, le 2 juin 2023
Avec : Maud Wyler, Laure Stijn – Yoann Blanc, Grèbe Kojek, Jørgen Tesman – Valentine Gérard, Marie, Théa Elvsted – Delphine Bibet, Irène, Juliane Tesman – Annah Schaeffer, Louise Bernier, Esther Stijn, Hedda Gabler – Fabien Magry, Colin, Eilert Lovborg – Alexandre Trocki, Richard, Le juge Brack – Carlo Brandt, Bram Stijn – Fabrice Adde, Stéphane – Lara Ceulemans en alternance avec Deborah Marchal, Kim. Vidéo, cinématographie Vincent Pinckaers – cadreur Gwen Laroche, en alternance avec Vincent Pinckaers – costumes Prunelle Rulens, en collaboration avec Odile Dubucq – coiffure, Isabel Garcia Moya – lumière Enrico Bagnoli – composition musicale Maxence Vandevelde.
Du 12 mai au 9 juin 2023, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h sauf jeudi 18 mai à 15h, relâches les lundis et les dimanches 14 et 21 mai – représentations surtitrées en anglais les vendredis 12, 19, 26 mai et 2, 9 juin – représentation surtitrée en français le dimanche 4 juin – représentation avec audiodescription le jeudi 25 mai. À l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suares. 75017 – métro : Porte de Clichy – site : www.theatre-odeon.eu – tél. : +33 1 44 85 40 40 – En tournée : 28 et 29 juin 2023 à Mons-arts de la scène (MARS), 13 et 14 décembre 2023 à la Comédie-CDN de Reims.