D’après Stefan Zweig – adaptation et jeu Anne Martinet – mise en scène Juan Crespillo, vu en avant-première et programmé du 7 au 29 juillet au Théâtre Le Petit Louvre d’Avignon, à 21h20.
C’est un récit à tiroir qu’Anne Martinet adapte pour son seule en scène. Stefan Zweig (1881-1942) place le décor « dans une petite pension de la Riviera » où une tablée de la bonne aristocratie européenne devise autour d’une situation rocambolesque survenue la veille : frappée d’un violent coup de foudre, Madame Henriette, « femme délicate et raffinée » avait déserté son époux et sa famille pour rejoindre un jeune Français de passage que personne n’avait jamais vu auparavant. Elle avait laissé une lettre. Cet événement-scandale devient un déclencheur qui pousse Mme C. âgée de soixante-sept ans, aristocrate écossaise, à vouloir se raconter auprès d’un des pensionnaires, avant que son séjour ne s’achève.
On entre de plain-pied dans son récit libératoire, avec un épisode qui avait eu lieu deux ans après la mort de son mari, alors qu’elle avait quarante-deux ans et que prise d’un certain désoeuvrement, elle s’était mise à voyager. « En fait, ma vie dorénavant était pour moi absolument dépourvue de sens et de but…. Pour moi, je ne voulais plus rien, je ne désirais plus rien. » Devant ce temps devenu « sans valeur et impossible à tuer » Madame C. était partie se changer les idées à Monte Carlo, maintes fois elle était entrée au Casino. « Plus mon affectivité était atone, plus je me sentais poussée là où le tourbillon de l’existence tourne le plus vite » raconte-t-elle. Anne Martinet, qui a adapté et interprète le rôle de Madame C., livre son récit dans une montée dramatique où le suspens est bien présent.
On est en prise directe avec le jeu, « les tables vertes, le rectangle vert au milieu duquel la bille titube de numéro en numéro comme un homme ivre. » Les mains des joueurs la fascinent, elle les suit comme des papillons se posent de fleur en fleur. L’argent est moins poétique même s’il s’agit de pièces d’or, mais brûle davantage. Et son regard tout à coup se fige en une sidération qui ne la lâchera plus, sur « des mains d’une beauté rare » longuement décrites par Stefan Zweig puis sur un visage qu’elle découvre et qui associe « la même expression d’acharnement horrible à la même beauté délicate et efféminée. » Et cet acharnement mène l’inconnu à un effondrement, après y avoir laissé tout son argent, il s’est levé en chancelant, a repris son manteau au vestiaire, mécaniquement et sans même donner de pourboire ses poches étant vides, et il est parti. Fantasmant sur la suite de l’itinéraire de l’homme qu’elle pensait en danger et prêt au suicide, tout aussi paralysée, Madame C. lui avait emboîté le pas et l’observait. Il s’était écroulé sur un banc, la pluie s’était mise à tomber.
L’actrice poursuit son récit avec finesse, le personnage ne cache rien. Elle met l’homme à l’abri. Il la comprend comme une invitation à prostitution et la tutoie. Elle lui donne de quoi payer une nuit d’hôtel avant qu’il ne reprenne son train pour Nice le lendemain matin, prête à regagner le sien, et sonne au premier coin de rue. Dans cet hôtel. improvisé, il l’y entraine avec autorité, elle ne s’y oppose pas. « Et soudain j’étais seule avec cet inconnu dans une chambre inconnue, dans un quelconque hôtel dont je n’ai jamais su le nom. » Le lendemain midi l’homme, d’origine polonaise, se raconte et parle de la manière dont il était entré dans la spirale du jeu, jusqu’à ce qu’il en devienne dépendant. Le rendez-vous à la gare, à sept heures, pour des adieux programmés, n’eut pas lieu, le train partait et Madame C. dans un premier temps ne le revit pas. Elle mit sa dernière énergie à retourner au casino pour sentir l’émotion de la veille. L’homme était assis au même endroit et jouait avec l’argent qu’elle lui avait donné. Elle tenta de stopper son ardeur au jeu mais rien n’y faisait. « Il fit volte face, mais le visage qui me regardait n’était plus celui d’un homme humble et confus : j’avais devant moi un furieux, un concentré de colère, aux yeux brûlants et aux lèvres frémissantes de rage. » La bonne samaritaine comprit alors son erreur.
Zweig n’est pas le premier à s’attaquer à la psychologie du joueur, son récit est cruel. Pour avoir voulu sauver cet inconnu, la narratrice se perd. Anne Martinet, sobrement mise en scène par Juan Crespillo, trouve le ton juste dans l’expression du conflit intérieur de son personnage, entre l’aristocrate so british du début, sa brutale passion ravageuse, puis la femme défaite de la fin du récit. La compagnie Le Phénix, fondée par l’actrice, a pour objectif de présenter des textes à l’écriture forte et en s’accompagnant du regard d’un metteur en scène, ici Juan Crespillo. Elle a joué une dizaine de spectacles dont Le Métier de vivre de Pavese, avec Michael Lonsdale et La Musica deuxième de Marguerite Duras. Son travail est sensible, elle restitue avec talent la densité des écritures dont ces 24 heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig, texte à la fois réaliste et poétique qu’elle porte avec brio.
Brigitte Rémer, le 3 juin 2023
Adaptation et jeu Anne Martinet – mise en scène Juan Crespillo – création lumière Stéphanie Daniel – régie lumière et son Charly Thicot – production Compagnie Le Phénix, Fondation Jan Michalski, donations privées.
Du 7 au 29 juillet au Théâtre Le Petit Louvre, salle Van Gogh, à 21h20 – 23 rue Saint-Agricol. 84000. Avignon. Relâche les mercredis 12, 19 et 26 juillet. Diffusion : Passage production, tél. : 01 48 84 75 79 – email : contact@passageprod.com