Gaviota (Mouette)

D’après La Mouette d’Anton Tchekhov, dramaturgie Juan Ignacio Fernández, mise en scène Guillermo Cacace (Argentine) – en espagnol surtitré en français, au Domaine d’O/Cabane Napo, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Francisco Castro Pizzo

On est accueilli dans un petit lieu intimiste, la cabane Napo, érigée sur mesure. Ce n’est pas une maison de poupée, nous ne sommes pas au bord d’un plan d’eau, ni sur une branche, ni sur les toits où nichent les mouettes, nous sommes au cœur de la belle nature du Domaine d’O où Guillermo Cacace et sa troupe présentent Gaviota. Le titre est chantant, le récit l’est moins.

On s’installe autour d’une table comme si on allait partager un repas, des verres et des livres y sont encore posés. Cinq actrices devant un micro, comme à la radio, vont créer leur personnage avec fougue et sans bouger de leur siège. On est au théâtre. En avant-propos, le metteur en scène prend la parole, en français, et dit quelques mots sur les conditions du travail théâtral en Argentine sans le soutien du gouvernement, sur l’obligation d’être un lieu alternatif sans concession, un lieu de résistance.

© Francisco Castro Pizzo

La fabrication du spectacle s’est mise en marche à partir de l’année 2020, année de Covid et de solitude. Le metteur en scène venait juste d’amorcer le travail quand le couperet est tombé de ne plus sortir. Ses fondations reposent sur les passerelles entre dramaturge (Juan Ignacio Fernández)  et metteur en scène (Guillermo Cacace), ensemble ils ont cheminé dans l’élaboration du spectacle. Ils ont commencé à pétrir le conte comme une pâte, puis à travailler de manière virtuelle. Guillermo Cacace a choisi cinq actrices pour leur présence magnétique et les a embarquées sur son esquif. Clarisa Korovsky, Macha – Marcela Guerty, Trigorine – Paula Fernandez MBarak, Arkadina – Muriel Sago, Kostia – Romina Padoan, Nina, habitent les cinq rôles principaux d’hommes et de femmes, avec précision et ferveur.

Konstantin Treplev dit Kostia, graine d’écrivain, présente à sa mère, Arkadina, arrivée pour quelques jours dans sa datcha qu’il habite, sa première pièce, écrite pour son amoureuse, Nina, et qu’elle interprète. On est au bord d’un lac, le paysage est idyllique. « Que le soleil descende et que la lune émerge… » dit le texte. Célèbre actrice moscovite, Arkadina est accompagnée de son compagnon, Boris Trigorine, un écrivain connu que Kostia n’apprécie guère, et dont Nina tombe amoureuse, le délaissant. Doublement blessé, et par les commentaires de sa mère sur sa pièce dite « arrogante… mais chacun écrit comme il veut, comme il peut » et par Nina à qui il apporte la mouette qu’il a tuée, et qui le quitte pour l’écrivain, Kostia est au désespoir. Au bord du lac avec Trigorine, Nina s’enquiert de sa potentielle carrière : « Croyez-vous que je puisse être une grande actrice ? » questionne-t-elle. Il répond, dans sa simplicité calculée, ne croire « ni au bonheur ni à la célébrité. »

© Francisco Castro Pizzo

Macha, femme de l’obscurité qui ne sait « ni d’où elle vient, ni pourquoi elle est là » déclare vouloir arrêter de se moquer de sa vie. « On se ressemble tous. Il faut vivre » se raconte-t-elle. Kostia dont « le seul plaisir est d’écrire » a la tête bandée, il a tenté de se suicider. Il demande à sa mère, si peu maternelle, de refaire son pansement, et s’écroule comme un tout petit. Mais elle l’écarte en s’étonnant. « Comment peux-tu rejeter ta mère ? Dans ma famille on a éradiqué l’amour » lance-t-elle. La scène est violente, désespérée.

Le spectacle est rythmé par de magnifiques chansons et se poursuit dans une tension majeure liée à la proximité, comme si l’on recevait les confidences de quelqu’un de la famille. Boris dit son amour pour Nina et lui fait ses adieux, Arkadina qui a compris, est pathétique, ils partent pour Moscou. Nina y part aussi faire son apprentissage en théâtre. Le froid moscovite se ressent par la couverture dans laquelle chacun s’emmitoufle.

© Francisco Castro Pizzo

Le temps a passé, Macha la pessimiste a fini par se marier. Nina réapparaît après deux années où elle a vécu avec Trigorine, eu un enfant, mort tout petit, avant qu’il ne la laisse tomber. Kosia exprime son désespoir, et plus il écrit plus il est triste. « Si je ne te vois plus… » dit-il. « Je ne t’aime plus… » répond Nina qui se souvient de l’oiseau offert. « Je suis une mouette… » chuchote-t-elle. La montée d’un malheur imminent est perceptible. Dans les bras de sa mère, Kosia confesse : « Mère, j’ai l’impression que plus rien ne m’appartient. » Un coup de feu qui claque, puis un cri, ferment la pièce. La respiration se suspend.

Les cinq actrices de haute voltige jouent leur partition dans l’échange ou l’absence des regards, le spectateur joue la sienne, droit dans les yeux et aux aguets. La pièce, concentrée en ces cinq protagonistes, gagne en épaisseur sentimentale et émotionnelle, elle est un substrat, une essence précieuse. Ni dilution ni détournement d’attention, on se suspend aux mots, au moindre geste ou clignement des yeux des actrices, à la moindre respiration, et on retient la sienne. Le chagrin de Kosia dévore, la distance d’Arkadina indigne, l’inconstance de Nina plongeant dans un miroir aux alouettes /aux mouettes déçoit, l’égotisme de Trigorine afflige. On a bien envie de renverser la table devenue ring et de prendre parti.

Avec Gaviota on est face à une partition sensible et dense, un travail d’artisan d’art où Tchekhov n’est jamais loin, où chaque actrice est funambule et recrée un univers de sentiments romantiques et destructeurs avec ses cinq sens mis à nus, dans un dévoilement subtil des émotions. Merci au Printemps des Comédiens de les avoir invités.

Brigitte Rémer, le 23 juin 2024

Avec : Clarisa Korovsky, Macha – Marcela Guerty, Trigorine – Paula Fernandez MBarak, Arkadina – Muriel Sago, Kostia – Romina Padoan, Nina. Dramaturgie Juan Ignacio Fernández – photographie Alejandra Lopez – conception graphique Leandro Ibarra – assistanat à la mise en scène Alejandro Guerscovich –  Production Romina Chepe.

© Francisco Castro Pizzo

Gaviota de Guillermo Cacace, le 30 mai à 19h, les 1er et 2 juin à 19h et 22h – au Printemps des comédiens, Domaine d’O/Cité Européenne du Théâtre, Cabane Napo, 178 rue de la Carriérasse, Montpellier – Tram n° 1, Malbosc – site : www.printempsdescomediens.com tél. : 04 67 63 66 67.

En tournée – 22 au 27 août : Festival Noorderzon/Festival of performing Arts & Society, Groningen (Pays-Bas) – 29 au 31 août : FITT Noves Dramaturgies, Tarragone (Espagne).