Conception, chorégraphie, mise en scène et scénographie, Gisèle Vienne – créé en collaboration et interprété par Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – MC93 / maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot / Théâtre national de la Danse hors-les-murs – dans le cadre du Festival d’Automne.
On est d’emblée plongés dans une atmosphère amniotique, quasi irréelle. Un flou recouvre le sous-bois dans lequel s’est échouée une voiture, immobilisée phares allumés. Tout oscille entre le vert émeraude et le bleu outremer. Une fin de nuit, un petit matin. On se croirait sous l’eau, en plongée. À l’intérieur du véhicule, un homme et une femme, Félix et Clara, frère et sœur, écoutent la radio, se parlent, par bribes et par codes, elle, craque des chips, « T’es sûr qu’on est en vie ? » Ils reviennent a priori de loin. L’atmosphère s’alourdit de minute en minute, le temps passe, on comprend que quelque chose plane, comme un aigle noir. On partagera plus tard ce secret de famille, cet inavoué entre eux car inavouable. Petit à petit apparaît une ombre, dévorante, d’abord au lointain et qui se rapproche dans une montée dramatique plaçant le spectateur sous emprise. Car Félix et Clara ont vécu le même traumatisme, un viol, par l’oncle de la famille.
Déconstruction de l’histoire familiale et solitude respective, le geste se ralentit à l’extrême et l’écoute de l’un envers l’autre est totale. Au milieu de la nature on s’enfonce dans la terre et l’eau. Des mondes basculent et tout est extrême, exacerbé : les quelques mots, le silence, la nature, les couleurs, la beauté et l’horreur. Dans les brumes du petit matin vont se rejouer les scènes d’enfance par des superpositions et le dédoublement des personnages, dans un brouillage de tout l’environnement menant à la perte des repères. Des fils rouges laser s’entrecroisent, formant des figures comme autant d’énigmes et dessinent ce qui pourrait être la cage de l’abuseur et la prison mentale de l’abusé. Tout vire au rouge, jusqu’à l’intérieur de la voiture et la violence du souvenir.
Une petite fille-mannequin – comme Gisèle Vienne excelle à les représenter – va faire revivre la scène primitive et fondamentale. Le plateau est d’étrangeté et la peur monte, ponctuée par les bruitages de la bande son qui soulignent la tension. « Mais qu’est-ce que tu fais ? » dit Clara dans la décomposition de l’acte et la synchronisation des mouvements. Une seconde Clara est à la manœuvre, réplique de la première et sa psyché dans un espace quadrillé d’autres lasers. Le mannequin porte un masque de mort et poursuit Félix qui s’échappe et grimpe sur le toit de la voiture. « Ils nous détruisent » dit-il. L’oncle monnayait son geste contre un dessin animé. Des interférences extérieures tels que sifflements, signaux et rires nerveux traduisent les ondes de choc. L’oncle repart et revient. « Arrête ! » entend-on. Le cri des mouettes déchire l’air tandis que les deux Clara se ferment comme des feuilles mortes et s’enfoncent dans la terre jusqu’à se minéraliser. Le son s’organise en strates par le synthétiseur de Caterina Barbieri, qui signe la musique originale et les rythmes qui l’accompagnent. Puis une danse s’ébauche à trois d’abord, Félix et Clara se répondent ensuite par des gestes en miroir. Tout s’étire et se ralentit. Sous l’anorak réfléchissant, ironie et rage cohabitent dans ce constat de déni d’une génération abusant de la jeunesse et érigeant le viol comme système. Le travail de la lumière construit une architecture de l’image mentale.
Artiste associée à plusieurs structures dont Chaillot / Théâtre national de la Danse, MC2 Grenoble / Maison de la Culture, Le Volcan / Scène nationale du Havre, Théâtre National de Bretagne / Rennes, Gisèle Vienne poursuit sa réflexion théorique en même temps que visuelle. Elle dit avoir rencontré l’univers de la jeune philosophe Elsa Dorlin, auteure notamment de Se défendre. Une philosophie de la violence. Comme toujours la clé de ses spectacles réside sur la rencontre entre chorégraphe-metteure en scène et interprètes, ici Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick, pour construire avec eux, au plateau, les errances et le désarroi des personnages ainsi que les éléments de scénographie qu’elle conçoit elle-même, de lumière (création lumière Yves Godin) et de son (création sonore Adrien Michel). Sa palette est très large et toujours elle expérimente dans un contexte traumatique où se mêlent les temps – passé, présent, futur – et où le souvenir reconstruit porte un effet réparateur. Chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, Gisèle Vienne est habitée d’images puissantes et singulières, et travaille sur la perception, nous en parlions dans nos précédents articles.* Avec son équipe, elle traduit visuellement la violence d’une manière sensible et personnelle. Ses spectacles ont une grande densité, mais quand la violence se convertit en beauté n’y a-t-il pas danger ?
Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024
Avec : Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – musique originale, Caterina Barbieri – création sonore, Adrien Michel – création lumière, Yves Godin – textes, Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick et Gisèle Vienne – costumes, Gisèle Vienne, Camille Queval et FrenchKissLA – fabrication de la poupée, Etienne Bideau-Rey – régie plateau, Antoine Hordé et Philippe Deliens – régie son, Adrien Michel – régie lumière, Samuel Dosière, Iannis Japiot et Héloïse Evano – remerciements à Elsa Dorlin, Etienne Hunsinger, Sandra Lucbert, Romane Rivol, Anja Röttgerkamp, Sabrina Lonis et Maya Masse – assistante, Sophie Demeyer – direction technique, Erik Houllier – production et diffusion, Alma Office Anne-Lise Gobin, Camille Queval et Andrea Kerr – administration, Cloé Haas et Giovanna Rua – Le spectacle a été créé du 16 au 20 août à la Ruhrtriennale d’Essen (Allemagne) – * cf. vwww.ubiquité-cultures.fr sur L’étang, d’après l’œuvre originale Der Teich, de Robert Walser, article du 31 décembre 2022 et sur This is how you will disappear, d’après un texte de Denis Cooper, article du 13 janvier 2023.
Vu en décembre 2023 à la MC93/maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot/Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne – En tournée : 18 et 19 janvier 2024, au Tandem-scène nationale de Douai – 31 janvier et 1er février à la MC2 Grenoble – 21 au 24 février, à la Comédie de Genève (Suisse) dans le cadre du festival Antigel – 1er et 2 mars, Tanzquartier Wien, Vienne (Autriche) – 7 au 9 mars, Printemps des Comédiens, Domaine d’O à Montpellier – 16, 17 mars, Triennale Milano Teatro, Milan (talie) – 27 et 28 mars, Le Volcan/scène nationale, Le Havre – 12 au 16 juin, Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse).