Danse – direction, création et interprétation María Muñoz, Pep Ramis, collectif Mal Pelo – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris.
Quelqu’un marche dans la neige, filmé de dos, emmitouflé dans une parka à capuche bordée de fourrure. La neige craque sous ses pas. On entend le bruit d’un torrent qui coule. L’image est belle, en noir et blanc, sur un grand écran placé en fond de scène. Tout est paisible. Puis la séquence glisse, très naturellement, sur le plateau. Le personnage est là, face à nous. Il semble sortir d’une longue marche, harassante. On distingue à peine le bout de son visage. Il, est en fait elle, María Muñoz, qui s’élance dans la pénombre sur un tapis de danse auparavant blanc immaculé, placé dans la profondeur de la scène, traversé d’une fine diagonale rouge. Ce sol s’est couvert de traits de peinture noire, sorte d’écritures et de calligraphies à la manière d’Henri Michaux. « Je suis de ceux, écrit ce dernier, qui aiment le mouvement, qui rompt l’inertie, qui embrouille les lignes, qui défait les alignements…mouvement comme désobéissance… » L’actrice-danseuse se roule dans l’œuvre avec volupté et semble se laisser entrainer dans les éléments de la nature, prolongeant les images précédentes.
Côté cour se trouve l’espace des musiciens, au début du spectacle, car ils deviennent ensuite mobiles : un violoniste (Joel Bardolet) et un violoncelliste (Bruno Hurtado), portant jupes et chemises noires, la soprano, à certains moments percussionniste (Quiteria Muñoz), vêtue d’un blouson de cuir et pantalon noir. Voix d’une grande amplitude, rythme appuyé, percussions comme un galop. Cette musique live se mêle à certains enregistrements, des voix polyphoniques rejoignent aussi l’ensemble (son Andreu Bramón).
Dans Double Infinite/ The Bluebird Call – Double Infini/Appel de l’Oiseau bleu, à l’image et au geste se joint le poème. Pleins feux sur scène. Devant un micro, María Muñoz, lance des questions en une litanie de pourquoi… dans une conversation tantôt introspective tantôt en dialogue. « J’y suis, Billy. Si je n’étais pas tombée de cheval… » A plusieurs moments le texte prend le pouvoir et elle continue à parler en dansant, avec quelque chose de léger dans le mouvement, comme si elle patinait sur la glace.
Deux grands projecteurs du temps jadis, de lourds Cremer vintage, seront allumés et déplacés par María Muñoz et son complice, Pep Ramis quand il apparaitra, dans une seconde partie du spectacle. Face à face ils contribueront à la recherche de vérité ou agiront comme une poursuite, ou un appareil photo où chacun capture l’autre, son semblable, son double. « Donne-moi un incendie » provoque-t-elle avant de poser sa parka, de mettre un bonnet et un manteau. Comme par magie une lumière rouge apparaît (lumière Luís Martí, August Viladomat).
Retour sur le tapis de danse, blanc et la fine diagonale de couleur rouge. Le glacier est sur scène. Le monologue, les bribes de dialogue et les imprécations reprennent : « Billy, tu n’es pas venu, les oiseaux non plus… Chaque fois que je trouve un nouveau rêve… Ne nous retire pas le désir… Imagine que le temps court à reculons. » L’écran passe du vert au jaune vif, agressif, en rupture. « Imagine que nous repoussions nos infinis. »
Apparaît l’homme, Pep Ramis, dos au public, assis dans un fauteuil devant le grand écran fenêtre-paysage, qu’il contemple. Il se penche de côté et tombe. Il se relève, tombe et retombe à maintes reprises dans un art de la chute sophistiqué et jusqu’à s’étourdir et ne plus se relever. Il se roule alors sur le tapis de danse devenu forêt en perdition, par projections vidéo de branches d’arbres entremêlées, comme si une tempête l’avait décimée. Il s’y roule et s’y fracasse dans un bruit d’eaux et de tonnerre avant de réussir à prendre la parole, en français. « Il y a une loi, c’est l’amour… Il y en a qui se cachent, d’autres pas. » Homme aux cheveux blancs, barbe blanche portant bonnet et manteau brun, il danse avec légèreté, puis se met en colère, en anglais. Une musique baroque l’accompagne. Sur l’écran il se promène dans un bois, dans la nature. Sur scène, l’homme nous regarde, avant d’être à nouveau déstabilisé, de tomber et retomber. Violon et violoncelle soutiennent son déséquilibre, qu’il mène jusqu’au rire et jusqu’à la crise.
María Muñoz et Pep Ramis créent des mondes sensibles et magnétiques, mondes d’ombres et de questionnements, de feuilles, de fragilités. « Avez-vous vu l’oiseau bleu ? » demandent-ils. Ils naviguent entre une question, un vide, une certitude, une prière, quelque chose qui maintienne debout. L’acteur-danseur se perche comme un oiseau. « Un paysage préféré. Des yeux où se voir. Un océan où se perdre. Une odeur familière. Un cri. Une blessure. Une raison pour mourir. Ceci est ma dernière confession » poursuit-il, avant qu’un chant choral ne l’enveloppe.
Ce chant lointain est repris par une image de neige (vídéo Leo Castro), et sur scène par le déplacement d’objets, dans l’attente des oiseaux qui ne sauraient tarder à arriver. Côté cour, en fond de scène, les trois musiciens ponctuent la rencontre entre les deux danseurs-acteurs. Elle, revient. Elle, reproche : « Tu n’as même pas changé les meubles. » Retrouvailles après de longues années, tous les deux face à nous, côte à côte. Elle le touche, le renifle, tous deux semblent gauches, se cherchent, s’effleurent. C’est à la fois tendre et agressif, comme un duo-duel.
Très rythmé, le final débobine et rembobine la vie. « Imagine… imagine… si on avait toutes les saisons en un seul jour… » Elle danse. Il lit un texte. « Tu es qui ? Je ne me rappelle plus si tu aimes la country… » Perdus de vue, ils se retrouvent. Revient l’image de la chute, c’est elle qui du fauteuil, tombe et retombe. Puis les deux chantent, accompagnés du violoncelle, un très beau moment polyphonique. Les mots s’effacent, ils sont oiseaux…
Double Infinite – The Bluebird Call interpelle par sa savante simplicité, son ardeur à lancer une bouteille à la mer… de glace, son espérance et sa désespérance, par sa poésie, sa dérision parfois, dans le côté personnel de son langage. Différents champs artistiques y interfèrent, dans la démarche menée par María Muñoz et Pep Ramis depuis 1989, avec le collectif Mal Pelo qu’ils ont fondé. La tension qu’ils créent entre ces univers donne sa fragilité au spectacle en même temps que sa force, par l’absurde et par la narration qu’ils proposent. La danse et le mouvement sur scène, les images sur écran, la musique et la représentation visuelle qu’ils élaborent à travers lumière et scénographie, invitent au voyage.
Brigitte Rémer le 4 décembre 2023
Collaboration artistique Leo Castro – espace sonore Fanny Thollot – collaboration et interprétation musicale Joel Bardolet (violon), Quiteria Muñoz (soprano), Bruno Hurtado (violoncelle) – lumière Luís Martí, August Viladomat – son Andreu Bramón – scénographie Pep Ramis, Adrià Miserachs – costumes CarmePuigdevalliPlantés – vídéo Leo Castro – production Mamen Juan-Torres – gestion et administration Gemma Massó – relations extérieures AnSó Raybaut.
Du 28 novembre au 2 décembre 2023 à 20h, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – et aussi, au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses : les 5 et 6 décembre, Pep Ramis, The Mountain, the Truth and the Paradise – les 8 et 9 décembre, María Muñoz, Bach.