Cabaret engagé mise en scène Vlad Troitskyi avec les Dakh Daughters et Tetiana Troitska – Les Soirées Nomades de la Fondation Cartier pour l’art contemporain.
Elles ont fui leur pays en guerre, l’Ukraine, il y a plusieurs mois, les Dakh Daughters, groupe théâtral et musical constitué en 2012 et qui depuis travaille avec Vlad Troitskyi qui fut leur professeur au conservatoire de Kiev il y a une vingtaine d’années. Lui, a fondé en 1994 le tout premier théâtre indépendant du pays, qu’il a nommé Dakh/LeToit, c’est un talentueux entrepreneur culturel en même temps qu’un metteur en scène rare et singulier. Pour lui « le théâtre, c’est créer un monde, créer le monde et le partager avec les gens. » Ensemble, ils ont pris la décision de quitter leur pays sous les bombes, pour faire vivre un front de résistance, depuis l’extérieur. Les soldats se battent sur le territoire et défendent les frontières, elles, se battent avec leurs armes, le théâtre et la musique et défendent la démocratie et la liberté pour tous.
Le Préau-Centre dramatique national de Normandie-Vire leur a ouvert grand les portes. Sa directrice, Lucie Berelowitsch, de double culture, française et russe, les connaissait pour les avoir rencontrées à Kiev peu de temps après la révolution de Maïdan et avait monté avec elles en 2015, Antigone d’après Sophocle. Joué en français, russe et ukrainien dans le cadre du Printemps français à Kiev, puis en tournée à Cherbourg, Vire, Bordeaux et Toulon, les Dakh Daughters – actrices, chanteuses et musiciennes – y tenaient entre autres le rôle du choeur. Elles sont aujourd’hui pour nous le cœur de l’Ukraine qui bat, avec ce besoin vital de créer dans une extrême urgence, pour dire au monde et témoigner.
Le groupe a récemment présenté un premier spectacle sur l’invasion russe et la guerre, Ukraine Fire au Théâtre Monfort dans le cadre de « Paris l’été » (cf. notre article du 16 juillet). Saisies par la nécessité impérieuse de parler de cette guerre, en ce moment et alors même qu’elle se déroule, notre guerre à tous, elles continuent de dire et de faire front. Elles ont créé Danse Macabre dans une nécessité absolue, au Préau, dans la mise en scène de Vlad Troitskyi avant de le présenter un soir dans le jardin de la Fondation Cartier et de le reprendre en tournée. Elles avaient commencé à l’élaborer avant même de quitter l’Ukraine, elles l’ont fait évoluer en France, au regard des événements et du tragique, montrant ce face à face avec la mort, qu’elles expérimentent chaque jour depuis cinq mois.
Danse macabre... Nous ne sommes ni chez Baudelaire, obsédé par la mort et qui utilise ce même titre pour l’un de ses poèmes des « Fleurs du mal », ni chez Saint-Saëns qui dans son poème symphonique met en scène Satan, l’accusateur, personnification du mal et de la tentation, et qui conduit le bal quand sonnent les douze coups de minuit. La nuit recouvre l’Ukraine où il est minuit, en permanence. Les Dakh Daughters s’inspirent du Livre de Job portant sur le problème du Mal dans l’Ancien Testament et qui fait dialoguer Dieu et Satan. Elles tissent à partir de cette figure mythique et biblique un scénario fait de chansons et de récits de guerre sur ce qu’elles vivent au quotidien et qui atteste de la perversion et de la folie de la destruction, physique et mentale, chez l’agresseur russe.
Les cinq actrices scandent de leurs instruments – guitare, violon et violoncelle, contrebasse et piano – des rythmes obstinés jusqu’à ce qu’une sirène hurle, celle qui donne le signal de descendre se protéger dans les caves. Elles quittent leurs tutus noirs, ceux-là même qu’elles portaient dans Ukraine Fire, faisant la jonction entre les deux spectacles, tous deux traitant de la guerre, se démaquillent et revêtent des imperméables gris. « Je suis en sécurité, en sécurité… dit l’une d’elle, hébétée, pour un temps certes je suis en sécurité, mais c’est comme si mon corps avait été déraciné… les jambes sont comme des racines desséchées et fragiles, hors sol, sans eau, sans la terre des ancêtres et sans l’eau de la maison, sans la flamme. » Puis elles pénètrent dans leur réalité, celle de l’exil, faisant rouler les valises dans un élan de panique et suspendues à leurs mobiles en quête des dernières nouvelles. Les valises, habillées de façades aux fenêtres allumées, ressemblent à de petits immeubles, au début du spectacle. On entre dans leur récit et on les accompagne dans la frénésie de la gare, ou de l’aéroport. Départs, déplacements. Où partir ? Qu’ont-elles mis dans leurs valises d’alerte faites sans même y réfléchir faute de temps ? Comment emmener sa maison, toute une vie… ? « On n’a finalement pas besoin de grand-chose même si l’on comprend qu’on ne reviendra peut-être pas, ou que si l’on revient, tout peut être détruit… » Ballet de valises, mur de valises. Dans les bras, un enfant-poupée de chiffon qu’on berce puis qu’on dépose sur une valise comme sur un cercueil… « Souviens-toi que la vie n’est qu’un souffle. » La danse autour de l’enfant… Ce personnage qui se détache et tourne sur elle-même comme un derviche, ou comme la conscience.
Incantations, polyphonies, notes envolées, musiques lancinantes, Rozy/Donbass-Des roses pour le Donbass cette célèbre chanson scandée sur le Maïdan aux heures les plus sombres de la révolution, tocsin, plainte du piano là où l’infiniment petit croise l’infiniment grand. Les compteurs tournent épelant le nombre de morts, les maris tués sous les yeux de leurs épouses, les femmes violées devant leurs enfants, récits de pure destruction, témoignages insoutenables. « J’attendais le bonheur, le malheur est arrivé » dit l’une d’elles portant un falot à la faible lueur comme un ultime appel au secours. Une petite fille rêve, « ne pleure pas maman » dit-elle doucement. La sidération s’empare des spectateurs, car pour elles comme pour nous « en un instant tout a perdu son sens. »
Des bougies plein les bras elles ouvrent leurs valises posées à la verticale laissant paraître de petits autels semblables à des reposoirs, blottis au fond de leur bagage. Ce coin sacré de la maison est devenu nomade mais il reste sacré : « Ta petite maison est là où tu es, cela donne de la force » dit une autre. Parler, se taire… « Il faut vivre si on a la chance de ne pas perdre la raison. » À nouveau la sirène retentit et le plateau se vide. « Si je ne brûle pas, je ne vis pas. Si je n’aime pas, je ne chante pas. Mais je ne le sais pas encore Car je suis là Toujours en flammes Car je suis là Toujours en flammes » dit le texte. Avec Danse macabre, la frontière s’efface entre la vie et le théâtre, et nous sommes bien au-delà du théâtre.
Brigitte Rémer, le 24 juillet 2022
Avec Tetiana Troitska et les Dakh Daughters : Natacha Charpe, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomia Melnyk et Anna Nikitina – création lumières Astkhik Hryhorian – traduction Irina Dmytrychyn. Production déléguée Le Préau CDN de Normandie-Vire – Avec le soutien du Ministère de la Culture/DRAC Normandie, de la Fonderie au Mans et du Dakh Theatre, Kyiv, Ukraine – Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris – Théâtre National de Strasbourg – Théâtre de Vidy-Lausanne, Suisse – Les Quinconces et L’Espal / Scène nationale du Mans – Théâtres de la Ville de Luxembourg. La recette de la soirée sera reversée à l’association France-Ukraine.
Le 21 juillet 2022, à la Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail, 75014. Paris – métro : Raspail ou Denfert-Rochereau – tél. : 01 42 18 56 72 – site : www. fondation.cartier.com – En tournée : 26 et 27 septembre 2022 Festival International de Tbilissi (Géorgie) | – 6 octobre 2022, Le Préau CDN de Normandie-Vire.