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Akaji Maro. Danser avec l’invisible

Présentation, entretiens, traduction Aya Soejima – Ouvrage publié aux éditions Riveneuve/Archimbaud, en mars 2018.

Akaji Maro est acteur et danseur de butô, metteur en scène et chorégraphe, directeur artistique de la compagnie de danse Dairakudakan. Il est né en 1943 à Nara, à l’ouest du Japon, fut très impliqué dans les mouvements contestataires des années 60/70 et le théâtre underground. « Dans le théâtre underground, on était contre le système, la censure, on aimait la radicalité, ce qui sentait le soufre… » dit-il.

Maro participe avec Jûrô Kara à la création du Jôkyô Gekijô, troupe dans laquelle il débute et interprète les rôles principaux. Sa rencontre avec le maître du butô et amoureux de l’écriture de Jean Genêt, Tatsumi Hijikata, est pour lui fondatrice, c’est aussi la porte d’entrée qui lui donne accès à des intellectuels et artistes singuliers, comme l’écrivain Yukio Mishima et le photographe Nobuyoshi Araki. Il fonde sa compagnie en 1972, Dairakudadan, prenant de la distance avec le théâtre et s’oriente vers la danse. Autour de lui s’y produisent notamment Ushio Amagatsu, fondateur en 1975 de la célèbre compagnie Sankaï Juku, Kô Murobushi, danseur et chorégraphe de Butô très reconnu au Japon et qui a notamment travaillé avec Bartabas dans Le Centaure et l’animal, Carlota Ikeda qui crée la Compagnie Ariadone uniquement composée de femmes et qui explore une forme de butô libre. Sa troupe sillonne pays et continents, faisant découvrir le butô tant aux États-Unis qu’en Europe. Séduits par sa forte personnalité et son physique de yakusa – cette célèbre organisation du crime – Maro a intéressé de nombreux réalisateurs, ainsi Kô Nakahira qui l’a engagé en 1970 dans son film Une Âme au diable, présenté au Festival de Cannes.

Akaji Maro. Danser avec l’invisible donne la parole à l’artiste. Dans une première partie, Akaji Maro répond aux questions de son interlocutrice, Aya Soejima et se raconte. Suivent quatre pages de photos présentant l’artiste en majesté, visage peint, mi Nosferatu, mi guerrier à la Kurosawa, sorte de diva concentrée et inquiétante. Une seconde partie d’une quarantaine de pages livre ensuite ses réflexions sur les origines du butô né sur la vision fantomatique des irradiés par la bombe atomique ; sur sa pratique de la collecte des gestes ; sur ses fondamentaux et ses oscillations entre le théâtre et la danse ; sur sa conception du corps-espace et sur la signification du fard blanc ; sur ses liens avec l’invisible. Une courte postface signée du pionnier de la musique électronique, Jeff Mills, intitulée Maître du « monde réel » ferme cette danse avec l’invisible : « Je le considère comme un Maître qui exerce dans l’art de la Réalité. Il nous rappelle d’une façon constante d’autres voies du possible ou des chemins de traverse. »

Aya Soejima a longtemps observé son sujet à la personnalité contrastée, le regardant travailler, s’exprimer, rencontrer. « Tel un rituel désormais immuable, je me rends deux fois l’an au studio de Dairakudadan à Tokyo pour assister à la revue déglinguée de fin d’année ou pour interviewer Maro et ses danseurs… C’est dans ces moments d’intimité que Maro m’a raconté sa vie d’artiste vagabond des années soixante et soixante-dix avec son florilège d’anecdotes souvent truculentes. C’est dans ces moments qu’il m’a fait part aussi de ses doutes, des paris qu’il a gagnés, de ses échecs, de sa fidélité immuable vis-à-vis de ses danseurs, de sa vision de la vie. »

Dans cet ouvrage d’une bonne centaine de pages, il parle de son enfance, de ses racines, d’une mère chassée de la famille à la mort de son père alors qu’il a un an, de son éducation par sa vraie/fausse grand-mère paternelle, des petits boulots très tôt, des galères, du contexte socio-politique dégradé, du parcours artistique et personnel, des rencontres. Il raconte les numéros de kimpun show dans les cabarets, le corps enduit d’huile dorée, l’atelier de formation des danseurs créé avec Ushio Amagatsu, l’ancienne usine désaffectée rénovée par les vingt membres de la Compagnie, devenu lieu emblématique de création et de recherche avant de tomber en faillite en raison de la gestion douteuse du conseiller financier, sa manière de poursuivre les actions de création et de formation. Le livre suit les sinuosités et digressions de sa pensée et de sa parole.

Le livre Akaji Maro. Danser avec l’invisible a reçu le Prix de la Critique 2017-2018 remis le 18 juin par le Syndicat de la critique théâtre, musique et danse, dans la section Danse, prix partagé avec Isabelle Launay pour son ouvrage Poétiques et Politiques des répertoires, les danses d’après, I, édité par le Centre National de la Danse.

C’est une belle initiative des éditions Riveneuve qui mène le lecteur au cœur de la création artistique d’un moment donné – les années 1960/70 –  dans le contexte d’un pays qui tente de se relever de l’agression atomique, le Japon, pays qui a vivement intéressé les créateurs et le public français et qui fut plusieurs fois à l’honneur au Festival Mondial du Théâtre de Nancy créé et longtemps dirigé par Jack Lang, ainsi qu’au Festival d’Avignon.

Brigitte Rémer, le 3 juillet 2018

Akaji Maro. Danser avec l’invisible, édition Riveneuve/Archimbaud. Paris. Mars 2018. (117 pages) – 12 euros – Tél. : 01 45 42 23 85 – Site : www.riveneuve.com

L’éducation artistique dans le monde – Récits et enjeux.


Ouvrage collectif sous la direction d’Éric Fourreau publié aux éditions de l’Attribut.

Communiqué de presse – Si l’éducation artistique est désormais affichée comme une priorité politique en France, c’est loin d’être le cas ailleurs. Ce livre est le premier à retracer toute une série d’expériences conduites à travers le monde en matière d’éducation artistique, tout en faisant le point sur les politiques éducatives et culturelles mises en œuvre.

Il montre l’extrême diversité des politiques et des actions qui
 ont cours sur l’ensemble des continents : des engagements
 de la compagnie Teatro Trono dans les bidonvilles de La Paz,
 en Bolivie, jusqu’au projet Learning Through Arts du musée 
Guggenheim de New York, en passant par les initiatives des artistes du centre Koombi, au Burkina Faso, l’enseignement
du cinéma et des médias en Corée du Sud, l’énergie 
cathartique de l’École de cirque de Palestine ou la politique
 d’éducation artistique et culturelle du département de la Seine-Saint-Denis…

Autant d’études de cas illustrant des situations particulières, complétées par les analyses des plus grands spécialistes sur les enjeux de l’éducation artistique à l’heure de la globalisation, sur une alternative éducative mondialisée, ou encore l’éclosion des orchestres de jeunes à travers la planète.

Auteurs : Razan Al-Azzeh, Balázs Berkovits, Cecilia Björklund Dahlgren, Marie-Christine Bordeaux, Ralph Buck, Gemma Carbó, Francis Cossu, Claudine Dussollier, Emmanuel Ethis, Lígia Ferro, Éric Fourreau, Carlos Fragateiro, Luvel García Leyva, Souria Grandi, Teunis Ijdens, Giulia Innocenti Malini, Ivan Jimenez, Alain Kerlan, Jean-Marc Lauret, Myriam Lemonchois, François Matarasso, Nathalie Montoya, Hania Mroué, Iván Nogales Bazán, Nevelina Pachova, Giusy Pisano, Jean-Yves Potel, Maria Lúcia de Souza Barros Pupo, Brigitte Rémer, Christelle Renoux, María Inés Silva, Barbara Snook, Kouam Tawa, Luísa Veloso, Emmanuel Wallon, Aurélien Zolli.

En vente (20 €) en librairie et sur www.editions-attribut.fr (320 pages) – Courriel : info@editions-attribut.fr – Pour tout renseignement : 06 82 95 26 73.

 

Salon du Livre des Balkans

© Yves Rousselet

8ème édition du Salon du Livre des Balkans, les 25 et 26 mai 2018 à l’Inalco/Pôle des langues et civilisations, Paris 13.

Créé en 2011 par un connaisseur et grand passionné des pays Balkaniques, Pascal Hamon, la 8ème édition du Salon du livre des Balkans s’est déroulée les 25 et 26 mai 2018, croisant trois thèmes : Le Danube, Écrivains scénaristes et Les Fantasmes.

La manifestation rassemble chaque année des écrivains, éditeurs et libraires venant d’Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Grèce, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie, Slovénie, Turquie ainsi que les acteurs de France s’intéressant aux littératures de ces pays. Ainsi l’association Albania qui porte le Salon, l’agence Botimpex, les Éditions franco-slovènes & Cie, Fondencre, l’Union des éditeurs de voyage indépendants qui fédère entre autres Intervalles, Géorama, Ginkgo, Bouts du monde, et beaucoup d’autres. Toutes initiatives contribuant à la promotion des écrivains de la région s’y diffusent, comme ce spectacle présenté par la Compagnie l’Embellie Turquoise à partir du texte de Matéi Visniec, La Femme comme champ de bataille. L’événement s’inscrit dans le paysage des salons littéraires impliqués dans cette région du monde. Son Comité d’Honneur se compose de Nedim Gursel, Maya Ombasić, Driton Kajtzazi, Jordan Plevnes et Michel Volkovitch. Il permet aux éditeurs et éditrices de présenter leurs catalogues, accueillent les auteur(e)s sur stand et les mettent en relation avec le public en organisant des signatures.

L’édition 2018 s’est ouverte sur un hommage au jeune photographe Jérémie Buchholtz, mort accidentellement en septembre dernier, qui avait présenté en ce même Salon du Livre des Balkans il y a deux ans, son travail sur Skopje, réalisé en 2013 à la demande de l’Institut français de la capitale macédonienne. De cette ville en partie rasée par un tremblement de terre, Jérémie Buchholtz rapportait, par images interposées, le choc culturel et architectural reçu en observant la ville et ses habitants : une ville coupée en deux par le fleuve Vardar qui accueille au nord la population musulmane et de l’autre côté, les Macédoniens orthodoxes. Il s’était alors posé la question : « Qui va à quel endroit ? » témoignant par ses photographies en noir et blanc, de la lumière et de l’identité macédonienne, dans sa diversité.

Emmanuel Bovet prend le relais cette année et présente les photographies de son voyage au fil du Danube, publié aux éditions Filigrane sous le titre East Stream. Le Fonds de dotation Agnès b en est partie prenante. Photographe et vidéaste, Emmanuel Bovet aime à montrer les paradoxes de la vie quotidienne à travers des thèmes éclectiques et à découvrir les réalités de la vie des gens, en Irak, au Japon et ailleurs, aujourd’hui en Europe centrale. Son travail témoigne ici du bouleversement des paysages traversés dans dix pays d’une Europe qui se réinvente – Allemagne, Autriche, Hongrie, Slovaquie, Croatie, Serbie, Roumanie, Bulgarie, Moldavie, Ukraine – et se fait l’écho des gens qu’il rencontre, sur l’eau et sur les routes. Ses photographies aiment à révéler ce qui est enfoui au plus profond et qu’on ne voit pas à l’œil nu, elles sont une invitation au voyage, une initiation. « Voyager, c’est peut-être être capable d’attendre, disponible, que se produise le mystère de cette sublime installation quand, au-dessus du miroir gris bleu de l’eau, délimité par le rythme des sphères rosies par le petit matin, un sfumato de brume vient estomper la lumière au réveil. Emmanuel Bovet dit que c’est le Danube. Il faut le croire » écrit Christian Caujolle, fondateur de l’Agence Vu, dans la préface du livre.

Le Salon est aussi un espace public de débats donnant lieu à de fructueux échanges : une table ronde sur le thème Le Danube au travers de ses villes et de ses populations s’inscrit dans le droit fil de l’exposition ; une Carte blanche à Paul Vinicius qui avait obtenu le Prix du Public 2017 et présentait cette année son recueil de poèmes, L’imperceptible déclic du miroir, publié aux éditions Charmides. Une table ronde sur le thème La Littérature roumaine actuelle, part de la spiritualité balkanique, qui a rassemblé de nombreux écrivains roumains présents sur le Salon comme Radu Bata, Florin Lazarescu, Cristina Hermeziu etc… avec la participation active de l’Institut Culturel Roumain de Paris. Une autre table ronde sur le thème des Écrivains scénaristes dans les Balkans, a donné lieu à de belles confrontations, une autre sur le thème : Les Balkans terre de fantasmes et terre de création, avec des lectures sur le thème, à travers l’œuvre de Feri Lainscek avec Halgato, d’Emmanuelle Favier avec Le Courage qu’il faut aux rivières, de Vesna Maric avec Bluebird, d’Ismail Kadaré avec Le Palais des Rêves.

Un hommage à Robert Elsie, né à Vancouver et disparu en 2017, a été rendu à ce grand érudit et traducteur, passionné d’Albanie depuis la fin des années 70. Il a notamment travaillé à Bonn sur la linguistique comparée et a publié plusieurs dictionnaires dont un Dictionnaire des religions, mythologies et folklore albanais, un Dictionnaire de la littérature albanaise en deux volumes, un Dictionnaire biographique de l’Histoire albanaise, un Dictionnaire sur le Kosovo, à partir du conflit de 1998/99, donnant de précieuses informations sur les institutions, la géographie et les villes.

On peut noter la rencontre avec les élèves de l’école bulgare Cyrille et Methode de Paris, consacrée à la présentation de l’oeuvre de Yordan Raditchkov (1929-2004), une rencontre très suivie notamment par la communauté bulgare de la capitale. Par ailleurs deux Prix ont été, comme chaque année, attribués : Le “Prix du Public” 2018, à Jasna Samić pour Un thé avec Karpionović à Paris, texte choisi parmi dix autres en compétition : « … Dès que je lui verse du thé dans sa tasse, il me prend la main : Assieds-toi ici, juste un peu. Il est passé au tutoiement ! Il m’attire vers lui … » et le “Prix du Salon du livre des Balkans” à Milena Marković, auteure d’une pièce publiée aux éditions Espace d’un instant, intitulée La forêt qui scintille, qui fait se croiser, s’affronter et s’ignorer jusqu’au petit matin des personnages au bord du monde.

Au fil des ans, le Salon du livre des Balkans s’ancre un peu plus dans les territoires concernés, en dialogue avec la France et ses milieux littéraires. Il permet des synergies entre les auteurs, les éditeurs et les traducteurs et favorise la découverte de nouveaux textes et d’univers poétiques et littéraires singuliers. Il développe de nouveaux partenariats et permet la conclusion d’accords avec d’autres salons du livre dans le monde, présents dans les pays balkaniques. Une belle initiative, simple et obstinée, un vrai travail et de petits moyens, chaque pays comme un continent à découvrir.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2018

Salon du Livre des Balkans, Pôle Universitaire des Langues et Civilisations Inalco- Bulac/ Bibliothèque universitaires des langues et civilisations 65 rue des Grands Moulins, 75013. Paris –  Métro : BNF François Mitterrand, sortie Chevaleret – www.livredesbalkans.net (entrée libre) – Organisation du Salon : Association Albania, 34 rue de Toul 75012 – Tél. 00 33(0)6 64 82 20 79.
 

 

Danse, Histoire, Formation, Recherche

Publié en octobre 2017, cet ouvrage réunit les communications de treize chercheurs franco brésiliens engagés dans le domaine de la danse.

Ils s’étaient réunis au Brésil au cours du séminaire FranceDanse 2016, organisé par Cássia Navas, Isabelle Launay et Henrique Rochelle.

Onze universités, brésiliennes et françaises y participaient. De nombreux partenaires y étaient partie prenante, dont l’Institut Français, la Biennale de Danse de Fortaleza, le Théâtre Sergio Cardoso de São Paulo et d’autres.

On y trouve des textes en portugais traduits en français et/ou en anglais.

Dança, História, Ensino e Pesquisa Organizado por Cássia Navas, Isabelle Launay e Henrique Rochelle, esse livro apresenta os resultados de um seminário que reuniu 13 pesquisadores de 11 universidades brasileiras e francesas. Textos em Português, Francês e Inglês

Dance, History, Education, Research Organised by Cássia Navas, Isabelle Launay and Henrique Rochelle, this book presents the results of a seminar that put together 13 researchers from 11 universities from Brazil and France. Texts in Portuguese, French and English.

https://issuu.com/cassia.navas/docs/dan__a__hist__ria__ensino_e_pesquis – www.cassianavas.com.br

 

Le Syndicat des algues brunes

Un roman-photo imaginé et écrit par Amélie Laval – photographies de Cécile Rémy – publié aux éditions FLBLB.

La sortie de ce roman-photo tant attendu, lié à la complicité d’Amélie Laval et Cécile Rémy est annoncée pour Février. Un titre mystérieux, Le Syndicat des algues brunes, une intrigue qui l’est tout autant, un bel ouvrage plein de suspens. C’est un récit d’anticipation sur une Terre où les rapports de force ont changé, où les métamorphoses intempestives côtoient l’art martial, et où les animaux se révèlent plus bavards que prévu.

C’est un roman-photo sans trucage ni intervention de photoshop. Les costumes sont en peau de vison du grand couturier Emmaüs et les effets spéciaux n’ont rien à envier aux premiers Star Wars. Un talent d’inventivité et le système D comme Débrouillardise en sont les principaux moyens techniques ! En témoignent des séances photo dans les calanques marseillaises au mois d’avril, en plein mistral glacé ou au fond d’une eau à 14 degrés ; ou encore les sessions de petites mains en confection et couture des costumes, jusqu’au milieu de la nuit.

Le Syndicat des algues brunes a nécessité deux années de travail et six mois de repérage, à Marseille essentiellement, lieu principal de tournage, sans compter les nombreuses semaines de shooting photos. C’est une grande aventure collective qui a mobilisé de nombreux figurants, acteurs, amis, copains, amis d’amis, voisins, qui ont soutenu et aidé la jeune et belle entreprise qui aboutit aujourd’hui à un grand livre format A4 de 240 pages couleur. Présenté en avant première au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) de Marseille en janvier dernier, puis pour séances de dédicaces au Festival de la BD d’Angoulême. Succès déjà assuré. Courez réserver votre volume !

https://www.helloasso.com/associations/boucherie/collectes/soutenez-le-syndicat-des-algues-brunes

 

Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée

Notre-Dame qui fait tomber les murs © MuCEM-IDEMEC. Manoël Pénicaud

Exposition au Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Commissariat général : Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, anthropologues.

Présentée en 2015 au Mucem, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée se re-pense et se ré-écrit à chaque fois qu’elle fait escale. Première escale après Marseille, Paris. L’exposition a pour objectif de questionner le croisement et la coexistence des trois religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, à partir d’une approche anthropologique. « Les lieux saint à la différence des lieux de culte – mosquée, église ou synagogue – sont habités par la puissance d’un personnage comme Abraham, Elie ou Marie. Ils deviennent ainsi de véritables lieux de pèlerinage avec une date et des interventions précises qui répondent à des démarches individuelles. C’est là qu’apparaît le phénomène de partage » dit Manoël Pénicaud, co-commissaire.

Un parcours en quatre étapes est proposé au visiteur. La première, Une terre sainte et saturée de sens, part de la lithographie de Marc Chagall, Abraham et les trois anges, emblématique du thème de l’hospitalité pour les trois religions et met Jérusalem sous le projecteur. Avant d’être le lieu des dissensions politiques comme elle l’est aujourd’hui, elle fut le symbole des trois monothéismes : le mizrah du judaïsme, mur qui oriente les prières vers Jérusalem, le Saint-Sépulcre des catholiques lieu de la Résurrection dont une maquette recouverte de nacre montre ici les détails, l’Esplanade des Mosquées pour l’Islam d’où le prophète Mohamed se serait élancé dans le ciel à partir de la mosquée Al Aqsa. La figure de Marie citée dans le Coran autant que dans la Bible apporte ses annonciations et ouvre sur la Basilique de la Nativité. L’exposition a retenu trois villes comme symboles de la coexistence des religions où, aujourd’hui encore et malgré les conflits, elles se côtoient : Hébron, peuplée d’une majorité de palestiniens musulmans et d’une minorité de colons juifs, ville sous haute tension depuis la Guerre des six jours de 1967 qui la plaçait sous autorité militaire puis administrative israélienne, et où, de fait, le Caveau des Patriarches se trouve partagé entre musulmans et juifs. La grotte d’Elie sur le Mont Carmel, près d’Haïfa au nord d’Israël, lieu de pèlerinage où se retrouve les trois religions, complétées de la confession Druze qui s’appuie sur l’unité absolue de Dieu, synthèse du mysticisme musulman ainsi que du syncrétisme d’autres religions, entre autre perse et indienne. Le tombeau du prophète Samuel situé au nord de Jérusalem sur le site de Mitzpah qui a érigé une mosquée sur les vestiges d’une église médiévale et où les rites, depuis toujours, sont partagés entre juifs et musulmans.

Faisant le constat que les îles, plateformes pour le commerce et la navigation, sont souvent un point de contact entre civilisations rivales et souvent hostiles, les commissaires ont intitulé cette seconde étape de l’exposition Des îles carrefour. Qui eut pensé que dans l’actualité tragique de Lampedusa avec l’arrivée massive de migrants, cette île cachait dans une grotte, un oratoire dédié à la fois à la vierge et à un saint musulman, et qu’au Siècle des Lumières elle représentait un idéal utopique qui inspira Diderot et Rousseau ? Que Djerba en Tunisie cache une histoire où se mêlent des récits juifs et musulmans et où nombre de juifs tunisiens contraints à l’immigration y reviennent en pèlerinage, à la recherche de leurs racine ? Que l’île de Büyükada au large d’Istanbul accueille dans le monastère grec orthodoxe de Saint-Georges dit le Monastère des musulmans des fidèles de toutes confessions, majoritairement non chrétiens ? Que La Canée, située sur la côte nord-ouest de l’île grecque de Crète était un creuset interculturel et multiconfessionnel ? L’exposition en apporte les traces par de nombreux objets, bijoux, amulettes, carreaux de faïence, photos, sculptures et ex-votos.

D’une rive à l’autre, troisième étape, parle de conquêtes et de colonisation et témoigne des déplacements de population. Ainsi, dès le XIXème siècle, la conquête française de l’Algérie et les symboles catholiques essaimés, tels statues, églises et chapelles. La figure de Marie est un symbole récurrent qu’on trouve dans de nombreuses villes d’Algérie comme Notre-Dame-d’Afrique à Alger ou Notre-Dame-de-Santa-Cruz à Oran, les musulmans s’en sont emparés et ont poursuivi leurs dévotions après la décolonisation. L’émir Abd El Kader, chef de la résistance algérienne contre la colonisation, est une figure phare du dialogue inter-religieux. L’exposition le présente sous l’angle de la spiritualité, de la tolérance et de l’étude des textes, dans une volonté du dialogue islamo-chrétien : « Si tu penses que Dieu est ce que croient les diverses communautés – musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéiste et autres – il est cela et autre que cela » écrit-il. Des Roms, chrétiens et musulmans prient au Sanctuaire Sainte-Rosalie de Palerme, lors d’une fête annuelle nommée Hederlezi. Les Tamouls, chrétiens et hindous, dont une communauté importante s’est installée dans la ville, s’y rendent aussi pour prier.

La quatrième et dernière étape de l’exposition nommée Bâtisseurs de paix, présente, dans une première partie les trajectoires de personnalités qui ont établi des passerelles entre les religions et les cultures : Louis Massignon, grand orientaliste et professeur au Collège de France, qui fut médiateur auprès de l’église catholique pour la reconnaissance de l’Islam. L’un de ses disciples spirituels, Paolo Dall’ Oglio, un jésuite italien qui a fondé à partir de 1982 un monastère en Syrie dédié à l’hospitalité et au dialogue interreligieux et qui est aujourd’hui retenu à Raqqa, par l’organisation Etat Islamique. André Chouraqui, issu du Judaïsme, traducteur de la Torah, de la Bible et du Coran qui fut un passeur, engagé dans le dépassement des conflits.

La seconde partie sur les Bâtisseurs de paix met l’accent sur les initiatives novatrices des projets architecturaux qui favorisent la rencontre et le dialogue interconfessionnels. Ainsi, la Basilique universelle de la paix et du pardon de la Sainte Baume, s’inscrit dans le mouvement d’après-guerre du renouveau de l’Art sacré en France. Un entrepreneur, Edouard Trouin souhaitait y construire, au-delà de la Basilique, une Cité de la contemplation. Il avait mobilisé Fernand Léger pour illustrer le projet et Le Corbusier pour la conception de la cité d’accueil des pèlerins dont ce dernier réalisa les plans, pour un projet qui ne verra pas le jour. L’exposition évoque aussi ces espaces intermédiaires que sont les lieux de prière et de méditation interconfessionnels dans les aéroports et House One à Berlin, projet de maison de prière et d’enseignement des trois religions conçu par l’agence d’architecture Kuehn Malvezzi. Elle montre aussi : l’œuvre architecturale de Nikos Stavroulakis, autre figure du judaïsme méditerranéen fils d’un père grec orthodoxe et d’une mère juive originaire d’Istanbul, artiste, professeur d’histoire et directeur du Musée juif d’Athènes, restaurateur de la synagogue Etz Hayyim à la Canée, en Crète ; un Lieu de recueillement et de prière conçu par Michangelo Pistoleto en 2009 ; des photos réalisées par Alain Bernardini entre 2003 et 2011, sous le thème Les Désactivés mettant en situation des responsables religieux déplacés dans un autre lieu de culte que celui de leur appartenance ;  la quête spirituelle de Cheikh Khaled Bentounès, né en Algérie, guide de la confrérie soufie Alâwiyya. « Plus nous serons nombreux à choisir de mieux vivre ensemble, plus notre engagement changera le monde » dit-il.

Travailler sur les identités religieuses aujourd’hui n’est pas chose facile. A ce titre, l’exposition relève du défi et a une réelle utilité, historique et pédagogique. Les deux anthropologues commissaires de l’exposition, Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, directeur et chargé de recherche au CNRS, directeur et membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative (IDEMEC) à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence, en ont assuré l’élaboration et le contenu scientifique. Conçue comme une déambulation dans le Bassin Méditerranéen, l’exposition utilise tous types de supports comme photos anciennes et récentes, icônes, manuscrits, dessins et tableaux, vidéos et films documentaires, atlas, bijoux, livres sacrés, amulettes, carreaux de céramique, maquettes, statuaires etc… Ce qui compte, au-delà de l’objet présenté, c’est la pensée qui guide le parcours et la place dans l’histoire de l’immigration, dans celle des croyances et des comportements religieux en un geste d’humanisme. Entre ouverture et fermeture, frontières et nœuds de circulation, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée montre les interactions entre fidèles de religions différentes et recherche du mieux vivre ensemble. Une utopie et un espoir compte tenu de la complexité du monde contemporain.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2018

Du 24 octobre 2017 au 21 janvier 2018, Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Palais de la Porte Dorée 293 avenue Daumesnil. 75012 – tél. : 01 53 59 64 30 – mail : palais-portedoree. fr – métro : Porte Dorée. Un catalogue, Coexistences en Europe et en Méditerranée, a été co-édité par le Musée National de l’Histoire de l’Immigration et Actes Sud.

 

D comme Deleuze

© Didier Crasnault

Ecriture collective autour de l’œuvre de Gilles Deleuze – Mise en scène Cédric Orain – Compagnie La Traversée.

Il s’agit d’une « conférence un peu mouvementée autour de l’œuvre de Gilles Deleuze » informe le dossier de presse. Deleuze lui-même est un mouvementé dans la vitalité de sa pensée, il transforme notre perception de la vie et du monde, travaille sur le sens et le non sens, sur le sens interdit le désir, sur l’inconscient.

Né en 1925, agrégé de philosophie en 1948, il est au zénith de sa pensée dans les années 68 et nommé professeur en 69 à l’Université naissante donc expérimentale de Paris 8 Vincennes (devenue Saint-Denis) après soutenance de sa thèse sur les concepts de différence et répétition. Il marque de son empreinte l’Université comme il marque les étudiants qui l’ont approché et se précipitaient à ses séminaires, sorte de causeries et de temps d’échange des plus conviviaux. On affichait complet chez Deleuze, on réinventait la relation maître/élève, on construisait des labyrinthes.

Le philosophe s’intéresse d’abord aux auteurs les moins en vogue à l’époque comme Hume, Spinoza, Nietzsche et Bergson qui l’inspire particulièrement, Foucault plus tard, fait une rencontre magistrale avec le psychanalyste Félix Guattari. Ensemble ils commettent plusieurs ouvrages dont deux devenus phares, dans la série Capitalisme et schizophrénie : L’Anti-Œdipe en 1972 où ils posent la question de l’inconscient : « Ce n’est pas un théâtre, mais une usine, un lieu et un agent de production. Machines désirantes : l’inconscient n’est ni figuratif ni structural, mais machinique… » et Mille Plateaux en 1990, où ils « retraversent tous les régimes de signes : la linguistique et l’écriture, mais aussi la musique, la philosophie, la psychiatrie, l’économie et l’histoire : celle des peuples et celle de l’appareil d’État. » Tous deux s’intéressent aux transformations du champ social, parlent d’art, de science et de politique, Deleuze reste pourtant fidèle à l’histoire de la philosophie, s’intéresse au cinéma et écrira sur ce thème deux ouvrages qui ont fait date, L’image-mouvement en 1983 et L’image-temps en 1985.

Alors que faire avec un tel agitateur d’idées, un franc tireur et libre penseur comme Deleuze quand on désire le porter au théâtre ? Lui, l’anti-héros, ne se laisse pas mettre en boîte si facilement. La compagnie a choisi de travailler sur les quatre premières lettres de son Abécédaire, long entretien télévisé élaboré par son ancienne étudiante Claire Parnet en 1988, réalisé par Pierre-André Boutang. La condition qu’il y mettait, lui qui n’acceptait pas d’être filmé, était de ne le diffuser qu’après sa mort.

A comme animal, B comme boisson, C comme culture, D comme désir. Cédric Orain, le metteur en scène, a choisi le thème de la conférence comme mise en situation et en espace. Trois acteurs sont autour d’une table, diffusant la parole jusqu’à ce que tout se dérègle. Il y a celui qui soliloque, celui qui ressemble furieusement au philosophe et celui qui vole, il est acrobate. L’esprit y est, le sérieux comme la dérision. On termine sur quelques mots dits par Deleuze et son immense éclat de rire, alors que, luttant contre la maladie, il se donne la mort, en 1995. « Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie » avait-il écrit. La mise en scène est raisonnablement mouvementée et toute approche de Deleuze offre à penser.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2017

Avec Olav Benestvedt, Guillaume Clayssen, Erwan HaKyoon Larcher – lumière, régie générale Germain Wasilewski – administration, production, diffusion La Magnanerie : Julie Comte, Anne Herrmann, Victor Leclère, Martin Galamez – Site : www.latraverse.net

Du 30 octobre au 9 novembre 2017, 20h30 – L’Échangeur, Bagnolet 59, avenue du Général de Gaulle 93170 Bagnolet – Métro Galliéni –  www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20.

Spectacle créé le 1er mars 2017 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes dans le cadre du festival cabaret de curiosités.

Lettre à Fadwa Souleimane

Salon du livre de Paris – Mars 2017 © Nîma photographie

 

Tes paroles me reviennent alors que ta famille et tes amis te portent aujourd’hui en terre. Tu avais accepté ce moment partagé pour préparer la Préface de ton livre de Poésie « À la pleine lune. »

Tu es née à Alep mais avais eu plaisir à parler de la ville où tu avais grandi, Safita : une ville colorée et pleine de soleil, adossée à la petite ville de Tartous au bord de la mer et posée sur trois collines. Tu avais évoqué ton caractère contemplatif, en disant : « J’absorbe les choses, je fixe les choses, je marque tout, à coups d’images. »  Tu avais évoqué ton père, disparu quand tu avais quatre ans, un père qui aimait beaucoup la langue, la langue arabe et l’enseignait à ses enfants, un père qui aimait la poésie et la littérature. Tu es la huitième de la fratrie, sur neuf enfants.

Tu avais rappelé tes études à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas, quatre ans de formation. Les spectacles de Philippe Genty de passage en Syrie avaient changé ta vie et ton regard : le travail du corps et de l’objet, le travail visuel et poétique. Le théâtre expérimental t’intéressait et tu l’as expérimenté avec différents metteurs en scène, dans plusieurs spectacles. C’est le choix du rôle qui te guidait avais-tu dit, et ceux avec qui tu avais envie de travailler. Les séries télé ne t’intéressaient pas, il te fallait, intellectuellement, du grain à moudre.

Nous avions parlé des relations entre hommes et femmes et tu rapportais : « Chez nous, c’est très mélangé, très différent. Il y a le respect des femmes. Il y a la liberté en même temps, mais il y a aussi beaucoup de choses qui ne sont pas bien, notamment le droit. » Sur ton entrée dans la Révolution, tu avais expliqué : « Quand j’étais petite, j’ai rêvé de la révolution, j’avais six ans. C’était une question de justice et d’égalité. » Et tu avais raconté une anecdote de tes douze ans : un professeur s’était moqué d’un élève en lui disant qu’il était mal habillé et tu avais demandé à ce professeur de s’excuser de son insulte, tu avais exigé qu’il s’excuse auprès de l’élève. Tu n’avais souscrit à aucun Parti m’avais-tu dit, même si chez vous, vers douze treize ans, c’était une quasi obligation. Tu avais des idées bien arrêtées.

Tu militais contre la violence et soulignais qu’il y avait beaucoup de violence partout, au quotidien, dans les paroles et les actions. Pour changer la pensée, la façon de penser dans ton pays, tu avais même imaginé de changer la langue, et tu disais : « Notre langue est restée longtemps sans changement parce que chez nous, il n’y a pas d’action. La langue évolue si l’action suit. » Ta définition de la démocratie était simple : « Tu penses, et tu fais ce que tu as pensé. Mais si tu penses et que tu restes sans rien faire… » et le geste prolongeait le mot, jusqu’à s’effacer.

Tes débuts en écriture se passent pendant la Révolution, un besoin impérieux d’écrire disais-tu, avant d’être exfiltrée de Homs car tes prises de position et engagements dérangeaient. Pour te protéger, tes amis avaient préféré que tu partes : « Va t-en, peut-être que là-bas tu as un rôle plus nécessaire pour nous » t’avaient-ils dit. Ce rôle tu l’as tenu, Fadwa, par l’écriture, partageant un peu de tes mondes intérieurs, de tes angoisses et de tes espoirs. Et aussi parce qu’écrire aide à vivre, à supporter l’exil, tu le disais avec pudeur. « Qui suis-je encore quand mon visage, mon nom, la fleur de ma jeunesse, ma langue, ma voix, ma mémoire, sont restés là-bas habillée des débris de mon pays… ? » Tes mots, ton visage, la beauté de ce que tu es, demeurent. Bonne route dans tes nouvelles galaxies, toi si forte et si fragile.

Brigitte Rémer, le 23 août 2017

« À la pleine lune » de Fadwa Souleimane, Editions Le Soupirail, 2014 – Traduction de l’arabe par Nabil El Azan. – E-mail : editionslesoupirail@gmail.com – Site : www.editionslesoupirail.com.

Le Salon du Livre des Balkans

Table ronde avec Nedim Gürsel et Ahmet Insel – © BR

La 7ème édition du Salon du livre des Balkans s’est tenue les 19 et 20 mai 2017, à l’INALCO / Pôle des langues et civilisations, à l’initiative de Pascal Hamon, fondateur.

Les éditeurs venant des pays Balkans se sont réunis pour une nouvelle édition du Salon du livre dédiée à la littérature des pays dans lesquels ils vivent et travaillent : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Grèce, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie, Slovénie, Turquie. Autour des stands présentant leurs dernières publications, des rencontres entre publics, auteurs et œuvres, des signatures, dédicaces, tables rondes et cartes blanches ont permis dialogue et convivialité. Une exposition des photographies d’Alban Lecuyer, membre de l’Agence Picturetank, qui travaille sur la place des conflits dans les représentations du paysage urbain était à l’honneur, à partir de l’ouvrage qu’il publie, Ici prochainement : Sarajevo. Depuis 2012, le photographe développe un projet intitulé Ici prochainement et s’intéresse aux différentes formes de disparition de la ville : disparition symbolique, restructuration urbaine, négation de la mémoire collective des lieux. Avec Sarajevo, il évoque en images le rôle de l’architecture lors du siège de la capitale bosniaque, entre 1992 et 1995 et dans sa reconstruction. Avec et autour d’Alban Lecuyer, une table ronde sur le thème Portrait de ville : Sarajevo avant et après la guerre a réuni Jasna Samic auteur de Le givre et la cendre et Igor Stiks auteur de Le Serpent du destin ; la modération était assurée par Bernard Lory, enseignant à l’Inalco.

D’autres tables rondes ont ponctué ces journées, riches en événements et en publications dont l’une sur le thème La Grèce du Rébètiko. Cette poésie chantée associée à une musique populaire et très développée jusque dans les années 50, a réuni des spécialistes comme Michel Volkovitch auteur, traducteur et éditeur ; Eleni Cohen internationalement reconnue sur le sujet et Simon Rico journaliste, producteur et animateur radio. Un concert-lecture a été donné, avec Michel Volkovitch accompagné de Nicolas Syros musicien-joueur de bouzouki, Dimitra Kontou chanteuse et Menelas Evgeniadis à la guitare et au chant, moment fort de partage, et pour certains, de découverte. Une autre table ronde sur La littérature bulgare et ses langues a réuni quatre écrivains dont Guegorgui Gospodinov pour Un roman naturel, Albena Dimitrova pour Nous dînerons en français, Rouja Lazarova pour Le muscle du silence, Dimana Trankova pour Le sourire du chien. Modérée par Marie Vrinat Nikolov traductrice enseignante à l’Inalco, cette rencontre a ouvert sur des débats passionnés et passionnants.

Autres formes d’interventions proposées dans le cadre de ce Salon du livre des Balkans : un Café littéraire réalisé en partenariat avec l’Institut culturel Roumain et le Festival International de Littérature et de Traduction de Iasi (FILIT) sur le thème de la traduction. Simona Sora, auteure de Hôtel Universal et sa traductrice, Laure Hinckel, ont dialogué sur cet exercice complexe, mettant en débat la traduction comme simple transfert de langue, ou comme re-création. Un spécial Coup de cœur à Maya Ombasic pour Mostarghia sur le thème de l’exil, et à Rina Cela Grasset pour son livre sur la cuisine albanaise Du pain, du sel et du cœur, ont apporté nostalgie et saveur.

Une Carte blanche fut aussi donnée au journaliste Ahmet Insel et à l’auteur turc Nedim Gürsel qui ont dialogué sur La situation des intellectuels en Turquie : de la censure à l’autocensure, s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles la Turquie n’arrive pas à se sortir d’un autoritarisme qui lui colle à la peau. Le premier fait un état des lieux et de l’inquiétude : après le temps de l’ouverture et la main tendue de l’Europe dans les années 90, constat de la fermeture du pays à partir des années 2006/2007 et manque d’indépendance des institutions ; état d’urgence depuis le coup d’Etat de juillet 2016 ; liberté de parole et de la presse confisquée ; l’arbitraire en guise de démocratie ; l’imprévisibilité avec des fonctionnaires licenciés, des universités saisies, des écoles fermées, des journalistes arrêtés ; la responsabilité de certains états. Le second, Nedim Gürsel, auteur d’une vingtaine de romans, nouvelles, essais et récits de voyage, a parlé de son itinéraire et de ses exils à compter des années 70.  Deux de ses premiers livres ont été censurés par le régime militaire turc. Son premier récit Un long été à Istanbul, a été traduit en plusieurs langues et a obtenu, en 1976, la plus haute distinction littéraire turque, le prix de l’Académie de la langue turque. En 1981, après le coup d’État militaire, le livre a été accusé d’avoir diffamé l’armée turque. En 1983, son premier roman, La Première femme, également accusé d’avoir offensé la morale publique, a été censuré par le régime militaire. Sa contribution au rapprochement des peuples grec et turc lui a pourtant valu, en 1986, le Prix Ipekci. Son livre, Les Filles d’Allah, jugé blasphématoire, a entraîné à son encontre des poursuites et diverses procédures. Pour Nedim Gürsel, les rives du Bosphore sont au carrefour de toutes les histoires, comme de ses souvenirs. Il en a fait le creuset de son œuvre, marquée par la nostalgie et par l’exil. Il observe que les écrivains payent un lourd tribut pour leur engagement dans leur art et évoque Nazim Hikmet emprisonné à seize ans, les accusations sans fondement, les assassinats par la police secrète. Le tableau est sombre pour les écrivains comme pour les journalistes dont beaucoup subissent les plus graves préjudices et sont arbitrairement détenus. Pour se protéger ils sont souvent contraints à s’autocensurer. Le dernier espace de liberté, celui de l’écriture, se restreint et l’illusion d’entrée dans l’Union Européenne n’a pas résolu le principal problème que pose l’écrivain : l’Islam est-il soluble dans la démocratie ?

Le Salon du livre des Balkans c’est aussi deux Prix décernés : le premier, le Prix des étudiants de l’Inalco récompense des textes de différentes factures tels que romans, pièces de théâtre, essais ou textes oniriques. Il a été remis cette année à l’écrivain croate Renato Baretic pour son livre Le Huitième envoyé, paru chez Gaia. Le second, le Prix du Public du Salon du livre des Balkans  a été mis en place il y a deux ans. Les lauréats du Prix 2016, Driton Kajtazi et Georges Arion ont reçu carte blanche pour un dialogue-dédicace à partir de la publication de leurs ouvrages : Alba aime les lettres pour le premier, Cible royale pour le second. Le Prix proposait cette année six textes sur le thème Villes souterraines vies cachées, accessibles pendant deux mois sur le site. Véritable coup de cœur du public, les internautes l’ont attribué à un auteur roumain, Paul Vinicius pour une série de poèmes Le soleil brille plus fort sous la terre, traduit par un autre poète, Radu Bata. Bien connu dans son pays, Paul Vinicius reste encore à découvrir en France. La revue Seine et Danube a publié quelques-uns de ses poèmes, en 2015. « Le ciel nous tombait sur la tête : il pleuvait avec Dieu dedans… »

Il faut beaucoup d’énergie et d’inventivité pour faire fonctionner ce Salon du Livre des Balkans, son fondateur-organisateur Pascal Hamon, en a. Le Salon est une plateforme d’échanges et de débats qui joue de la diversité des aires géographiques et des langues, dans toutes leurs richesses. La qualité des débats et l’ouverture culturelle, en lien avec les soutiens et partenariats, entrainent une réelle dynamique et convivialité pour l’expression littéraire des imaginaires, individuels et collectifs.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2017

Avec le soutien du Centre National du Livre, de L’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (Bulac) et de la Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit (Sofia) – Avec le soutien et la participation de l’Ambassade du Kosovo en France, de l’Institut culturel Roumain, de l’Institut culturel Bulgare, du Festival de Littérature et de Traduction de Roumanie – Comité d’orientation et d’organisation : Pascal Hamon fondateur du Salon, Loran Biçoku, Jacqueline Derens, Boris Dino, Jean-Claude Ducroux, Claudia Droc, Pierre Glachant, Evelyne Noygues, Ornela Todorushi-Association Albania, Hélène Rousselet, Yves Rousselet – Réalisation : Juliana Riska.

Salon du Livre des Balkans, BULAC-INALCO, 65 rue des Grands Moulins, 75013. Paris – Métro : BNF François Mitterrand, sortie Chevaleret – www.livredesbalkans.net

Arbre parmi les arbres – Armand Gatti 1924/2017

© Christian Serrano

Armand Gatti – Dante Sauveur Gatti de son véritable nom – a déserté la planète le 6 avril 2017 après une vie artistique chargée et engagée. Résister est un des mots qui peut le résumer, mais peut-on résumer un homme de neuf et trois ans semblable à ce 9/3 où était domiciliée La Parole Errante créée en 1986 à Montreuil-sous-Bois à laquelle s’est agrégée en 1998, La Maison de l’Arbre qui fut son emblème, son bouclier, sa marque de fabrique, son cri ?

Journaliste et poète, réalisateur, metteur en scène et dramaturge, Gatti est de toutes les formes d’écriture, celles qui manifestent surtout. Il dénonce la guerre du Vietnam, les inégalités sociales, les mensonges et les injustices, les totalitarismes. Né à Monaco le 26 janvier 1924, issu d’une famille d’immigrés de milieu pauvre – son père est balayeur, sa mère femme de ménage – son parcours s’inscrit du côté des pauvres. « Dans le camp des pauvres j’ai toujours eu avec moi l’idée du combat » dit-il. Il rend hommage à son père en écrivant La vie de l’éboueur Auguste Geai, en 1959 que Jacques Rosner met en scène trois ans plus tard avec la compagnie du théâtre de Villeurbanne, dirigée par Roger Planchon et Roger Gilbert.

Résistant pendant la guerre, puis reporter après la guerre, il couvre les luttes ouvrières en France et voyage dans le monde entier, notamment en Russie, en Chine, en Amérique Latine où il dénonce les dictatures militaires. Son combat passe par les mots. Le Prix Albert Londres lui est décerné en 1954 pour une enquête qu’il a menée, Envoyé spécial dans la cage aux fauves, pour laquelle il a  appris le métier de dompteur. Après cette période intense de journalisme, il se dédie à l’écriture théâtrale. En 1958, Le Poisson noir, sa première pièce publiée, parle de la naissance d’une Nation, la Chine et se fait l’écho de sa rencontre avec Mao Zedong. D’importantes rencontres ponctuent son parcours : avec le compositeur Pierre Boulez en 1948, avec Kateb Yacine, écrivain et dramaturge algérien, en 1951, avec l’écrivain Joseph Kessel en 1956, avec Henri Michaux. Esotérique par certains côtés, il se plonge dans les grandes mythologies aztèques, les légendes celtiques, côtoie Saint François d’Assise et comme lui, parle avec les arbres et les oiseaux. A chaque martyr politique, un arbre.

Son film, L’Enclos, dont il écrit le scénario et les dialogues avec Pierre Joffroy son ami de toujours est primé à Cannes en 1961. Il témoigne de sa déportation, en 1943, après son arrestation par les Groupes mobiles de réserve, autrement dit les français pétainistes qui le déportèrent dans un camp de travail allemand.

Le Crapaud-Buffle est sa première pièce jouée, en 1959, et la première montrée dans la nouvelle salle du TNP, le théâtre Récamier. Elle traite « à travers l’histoire d’une république hypothétique d’Amérique du Sud, de sa vie sociale et politique, des rapports entre le chef de l’Etat et cette société. » La mise en scène est signée Jean Vilar. Suit en 1965 La Passion du Général Franco d’abord éditée sous le titre La Passion en violet, jaune et rouge qui est retirée de l’affiche le 19 décembre pendant les répétitions, sur ordre du gouvernement français à la demande du gouvernement espagnol. Gatti est porté par un comité de soutien regroupant un grand nombre de personnalités du monde culturel et artistique, mais n’obtient pas gain de cause. Il s’exilera, quelque temps plus tard, en Allemagne. En 1966, il crée deux pièces : en janvier, au TNP-Palais de Chaillot, Chant public devant deux chaises électriques, pièce pour soixante-neuf acteurs autour de l’exécution aux Etats-Unis en 1927 de deux émigrés italiens, Sacco et Vanzetti, après une longue controverse, et en mai, à Saint-Etienne, Un Homme seul. A la demande du Collectif intersyndical d’action pour la paix au Vietnam, il écrit en 1967, un texte sur la guerre : V comme Vietnam qu’il met en scène au Théâtre Daniel-Sorano, de Toulouse. En 1968, sa pièce, La Naissance, est jouée au théâtre de la Fenice, dans le cadre de la Biennale de Venise, dans une mise en scène de Roland Monod.

La même année, à la demande de Guy Rétoré directeur du Théâtre de l’Est Parisien, Emile Copfermann, écrivain et critique théâtral réunit des habitants du 20ème arrondissement de Paris autour de Gatti. Par leurs témoignages et leur imagination, une pièce sur les transformations urbaines du quartier s’écrit. Ainsi naît son texte Les Treize Soleils de la rue Saint-Blaise, que Rétoré met en scène et qui est présenté au TEP. En 1971, Gatti se plonge dans la révolte spartakiste de Berlin et l’histoire de la révolutionnaire Rosa Luxemburg, assassinée en 1919, son corps jeté à la rivière. Il lui consacre une pièce, Rosa Collective.

De retour d’Irlande, en 1982 il publie Le Labyrinthe, après le tournage d’un film sur les prisonniers politiques d’Irlande du Nord morts de leur grève de la faim – dont Bobby Sands. Gatti tient à rendre compte à travers la pièce de ce qu’ont vécu ces prisonniers. Il fait du théâtre dans les prisons avec les détenus pour leur redonner dignité et identité et présente en 1989 Les combats du jour et de la nuit, à Fleury-Mérogis. En 1996, L’Enfant-Rat est invité au Festival des Francophonies en Limousin, dans une mise en scène d’Hélène Châtelain. Ecrite en 1959, la pièce fait ressurgir les fantômes du camp de déportation dans la vie de cinq rescapés, réunis par une photo et par leurs souvenirs, obsédants.

La liste est longue des pièces écrites, publiées et jouées, toujours engagées, sans compter les textes d’une autre nature que sont les articles, poèmes et manifestes. « Le théâtre pour construire demain et refléter aujourd’hui » disait-il, théâtre indissociable de ses prises de position et de ses révoltes. Il fut aussi un fervent scientifique et un passionné de mathématiques, à sa manière, admirateur de la théorie des Quanta. En 1994/95, Gatti écrit Kepler, le langage nécessaire, autour de l’astronome Johannes Kepler, pièce intitulée Nous avons l’art, afin de ne pas mourir de la vérité. Frédéric Nietzsche quand elle fut créée à Strasbourg, dans une mise en scène de l’auteur, à partir d’un travail mené avec quatre-vingts stagiaires en situation d’exclusion – chômeurs, anciens drogués, anciens prisonniers – que Gatti appelait ses loulous. En1998 fut présentée une première version de Les Oscillations de Pythagore en quête du masque de Dionysos, puis une seconde version en 2006, qu’il mit en scène avec une trentaine d’étudiants français et étranger. La pièce fut jouée dans les anciennes cuisines de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard. En 1998/99, sa pièce intitulée Incertitudes de Werner Heisenberg : feuilles de brouillon pour recueillir les larmes des cathédrales  dans la tempête et dire Jean Cavaillès sur une aire de jeu qui fait partie de la série La Traversée des langages regroupant quatorze pièces – fut créée à Genève, dans le cadre d’un stage d’insertion.

22 octobre 1941, ce que chantent les arbres de Montreuil – 22 octobre 2000 est un hommage aux vingt-sept otages fusillés, à Châteaubriant, dont Guy Môquet, « car chaque fois qu’un résistant était fusillé je faisais un poème… j’allais les mettre sur les arbres, c’était ça mon combat… »

La Parole errante, Centre international de création, un lieu rare et exigeant, modeste et vibrant, regroupe autour d’Armand Gatti, une réalisatrice, Hélène Châtelain, un réalisateur, Stéphane Gatti, un producteur, Jean-Jacques Hocquard, qui travaillent ensemble depuis plus de trente-cinq ans. Deux ouvrages flamboyants témoignent de leur engagement : La Parole Errante, publié en 1999 aux éditions Verdier, avec 1760 pages, et lintense Révolution culturelle nous voilà ! publié en une première version en 2008, puis en sa version longue de 1295 pages en 2011, parcours poétique et politique d’Armand Gatti qui fait aussi partie de La Traversée des langages.

Un homme de l’échange et de la participation, un engagé, un enragé, un généreux qui savait prendre des risques, un grand poète, nous a quittés.

Brigitte Rémer, le 16 avril 2017

Site de la documentation de La Parole errante – Fonds documentaire Armand Gatti –www.archives-gatti.org

A tout va !

Visuel de l'hommage à D.G. Gabily

Visuel de l’hommage à D.G. Gabily

Trois journées en hommage à Didier-Georges Gabily, écrivain, auteur dramatique, metteur en scène, directeur du Groupe T’Chan’G disparu à quarante et un ans, le 20 août 1996.

« Didier-Georges Gabily disparaît à la mi-temps de sa vie d’écrivain et d’homme de théâtre et avec lui une vision unique du plateau, une aventure théâtrale hors norme, une langue corrosive et incantatoire, qui ont marqué des générations d’acteurs, metteurs en scène et de lecteurs – qu’ils aient ou non connu le travail du vivant du dramaturge » ainsi s’exprime le collectif qui a conçu l’événement pour partager cette mémoire commune. Pendant trois jours, acteurs, auteurs, metteurs en scène, intellectuels, compagnons et amis de tous bords se sont rassemblés pour croiser leurs regards sur l’œuvre de Gabily dans son rapport à la littérature et au théâtre. La rencontre se voulait festive, généreuse et réflexive, elle le fut, avec intensité, faisant alterner lectures, tables rondes, témoignages, entretiens, projections, exposition et ateliers.

Didier-Georges Gabily était un homme entier, sans concession, un autodidacte qui s’était forgé une culture philosophique, artistique et littéraire avec, pour élan vital, le dialogue au sein de la petite communauté qu’il avait rassemblée autour de lui. Avant même la constitution du Groupe T’chan’G, il organisait régulièrement des ateliers sur des périodes de quatre à cinq mois. De ces rencontres était né le premier Groupe T’chan’G. Radical, Gabily ne plaisait guère à l’institution, qu’il tenait à distance. C’est à Bernard Dort, exégète de théâtre, qu’il fait lire son premier texte dramatique au début des années quatre-vingts, Chute du rien : « une pièce pléthorique avec quarante personnages, une pièce sur le rêve, sur l’impossibilité de rêver le monde… » et qui le reconnaît d’emblée comme un auteur nécessaire et exigeant. Entre pièces de commande, scénarios et petits métiers, il se dédie à la formation d’acteurs et à la transmission, ainsi qu’à l’écriture. Il publie son premier roman, Physiologie d’un accouplement en 1988, suivi, en 1990 de Couvre-feux, un récit – fragment d’un roman plus ample intitulé A trois voix. L’écriture le taraude. Entre 1990 et 1991, pendant qu’il écrit Violences, un premier groupe d’acteurs s’engage avec lui dans un long travail sur cinq Phèdre(s) et Hippolyte(s) à partir d’Euripide, Sénèque, Garnier, Racine et Ritsos. Il met en scène Violences (diptyque), avec le Groupe T’Chan’G, une pièce devenue emblématique – d’une durée de sept heures – et la présente, en septembre 1991, au Théâtre de la Cité Internationale Universitaire.

En 1994, Gabily fait partie du comité de rédaction qui fonde la revue Prospero – avec Michel Azama, Eugène Durif, Roland Fichet, Philipp Minyana, Jean-Marie Piemme et Noëlle Renaude – éditée ensuite sous le nom des Cahiers de Prospero par le Centre National des Écritures du Spectacle de Villeneuve-lez-Avignon. Puis il écrit Gibiers du Temps au fil de la création, travaillant la nuit pour la répétition du lendemain et crée le spectacle en 1994-95. Il travaille sur les mythes, anciens – Phèdre, Thésée, la Pythie, Hercule, Hermès, les Amazones… – qu’il met en miroir avec les mythes contemporains et la brutalité du monde : « C’est un texte générique sur ce que nous sommes, comment nous sommes dans le monde à travers le mythe de Phèdre » dit-il, à partir des trois variations qu’il compose : Thésée, Voix et Phèdre, Fragments d’agonie.

A défaut d’exhaustivité, deux temps forts de ces journées ont particulièrement retenu notre attention, deux tables rondes : la première, animée par Pascal Collin, portait sur le thème Ecriture(s) et mise en jeu, la seconde, coordonnée par Bruno Tackels, évoquait Gabily, homme de lettre(s). Auteur de romans autant que de théâtre, c’est avec et par la langue qu’il menait ses combats.

Dans la première table ronde, il est question du rapport à la langue chez Gabily, une langue difficile, proférée. Les intervenants conviennent, chacun le disant à sa manière, que Gabily toujours se cherche et au long de ses écritures, raconte la même histoire, que ce soit par ses romans ou par son écriture dramatique, indissociables. « Il cherche des motifs tout en allant à la rencontre du plateau avec la langue, comme un archéologue, une langue interdite » dit Nadia Vonderhayden, comédienne, qui évoque un autre absent, François Tanguy directeur du Théâtre du Radeau avec lequel Gabily avait souvent échangé : « des gens qui rêvent le monde » dit-elle. Stanislas Nordey, directeur du TNS à Strasbourg reconnaît que « La langue de Gabily pose la nécessité du théâtre, la solitude de l’écriture… Ecrire du théâtre c’est être avec des acteurs, contrairement à l’écriture d’un roman, c’est comme une respiration… Avec Gabily on réapprend à parler et à marcher, il met ses contradictions en tension. » Nordey a monté Contention et Violences et témoigne de la difficulté de mettre en scène les textes de Gabily car « son œuvre n’est pas fixée, elle est problématique. C’est le travail au plateau qui compte, l’articulation des scènes qui créent le sens » ajoute-t-il. Jean-Pierre Thibaudat parle d’une « langue qui résiste comme une langue étrangère, une langue qu’on apprend au fur et à mesure qu’on l’entend. Chaque soir les acteurs s’approprient cette langue, la redécouvrent et inventent le moment présent. » Yann-Joël Collin parle de « la relation affective que tissait Gabily avec les acteurs, de son besoin de partager, de sa manière de construire son œuvre à vue à partir du point zéro, ouvrant sur une autre parole, réinventant une autre langue ; du geste politique autant que polémique, dans l’acte même de l’écriture. » Il insiste sur le fait « qu’il n’y a pas de code pour lire Gabily et compare ses mots aux mouvements de l’eau, comme un ressac. Gabily écrit pour des acteurs, en atelier et travaille avec d’autres auteurs, pour se nourrir. De ce processus d’écriture naît l’acteur. » Christos Makrygiorgos, traducteur, évoque son désir de traduire et de montrer Violences 1 et 2 à Epidaure mais n’avait pas rencontré l’auteur, « ses pièces sont difficiles à monter car elles nécessitent du monde » reconnaît-il.

La seconde table ronde parlait de Gabily, homme de lettre(s) en présence d’Actes-Sud qui a édité certains de ses écrits. Bertrand Py parle de sa rencontre avec l’un des premiers manuscrits que lui avait fait lire Gabily, de son théâtre-frontière, d’un théâtre-récit ; Claire David note que son univers littéraire était indissociable de son univers de metteur en scène et évoque de longues discussions sur « l’atelier, le travail permanent, le temps, l’espace, l’institution, le côté interminable de l’écriture du plateau… » La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon sur laquelle s’expriment les anciens de Prospero fut comme une ruche, avec un élan et une circulation d’énergies et de débats. Pour Roland Fichet, Gabily est peintre en même temps qu’auteur. Il parle de son rapport à l’écriture en évoquant chez lui l’encre à partir de laquelle tout le reste passe. Il avait écrit plusieurs articles dans la Revue, s’interrogeant sur le thème récurrent du « qu’est-ce qui se passe dans le processus d’écriture ? ” On en trouve trace dans Le corps du délit où il disait – de mémoire – : « Le mouvement d’écrire, l’art, l’artisanat d’écrire demeurent tout pour moi. » Il avait l’art de la joute, du discours, de la polémique. Au cours d’un colloque à Villeneuve d’Asq sur le thème Ce qui naît, ce qui meurt, Gabily déclarait : ” C’est parce que nous sommes devenus des sous-citoyens que nous devons devenir des sur-poètes.” Lucien Attoun, lui, fait référence à Beckett et à son increvable désir de penser comme signe de la démarche et de l’écriture de Gabily. Il cite encore son Dieu n’existe pas, le salaud ! phrase à laquelle Gabily avait répondu Ah bon ! Eugène Durif et Didier-Georges Gabily se sont rencontrés un peu par hasard, en 1989, à Théâtre Ouvert. Très sensible aux textes de Durif, Gabily avait approché le poète, ce fut le début d’une belle amitié d’écrivains. Un peu plus tard et avec modestie Gabily s’est risqué à travailler sur quelques textes de Durif, dans l’atelier de formation. Durif parlant de Gabily le dit « pédagogue et chercheur avant d’être metteur en scène » et évoque longuement sa « langue travaillée par le poétique et la poésie, les langues populaires détournées et les langues baroques qu’il élaborait. » Durif cite Hölderlin pour faire passer les ondes de choc de la langue de Gabily : « Un lieu où chaque poème serait sommé d’inventer sa propre langue… » Il est pour lui « l’archaïque d’une parole très classique, la parole du bégaiement, les mots titubants » et remarque que « la surdité demeure par rapport à cette parole. » Jean-Paul Wenzel parle de sa sidération après la lecture de Violences qui, pour lui, raconte « les profondeurs de l’enfance, de la douleur qui sort en lumière poétique et dans laquelle on voit tout. » Daniel Migairou, administrateur du Groupe T’Chan’G, parle d’un « homme de grande solitude dont l’antidote était le collectif de travail. » Une actrice fait lecture de la lettre qu’avait adressée Gabily à Alain Béhar, auteur et metteur en scène, dont « la langue fonde le plateau » comme celle de Gabily et Lazare, metteur en scène, de celle qu’il adresse à Gabily, toujours « dans l’effort du travail jamais terminé. » D’autres prises de paroles suivies d’un échange avec la salle, toutes aussi passionnantes, ont fait de cette table ronde un moment rare, à l’image de Gabily.

Gabily est quelqu’un d’ailleurs, reparti pour l’ailleurs. Il meurt en août 1996 alors qu’il répète avec le Groupe T’chang’G le diptyque Dom Juan de Molière, suivi de l’un de ses textes Chimère et autres bestioles. Jean-Francois Sivadier et le Groupe reprennent le travail laissé inachevé, le spectacle est présenté à Rennes, au Théâtre national de Bretagne, en octobre.

Lors d’une interview que nous avions faite en mai 1996, trois mois avant sa mort, Gabily s’était exprimé sur les profondeurs desquelles il tirait sa poétique : « … Il y a deux choses, juste deux choses. D’un côté, moi je viens d’un milieu où ça ne parlait pas. Du tout. Mais vraiment. Ça ne parlait que les jours d’ivresse, et les jours d’agonie. Et là j’ai entendu des choses qui étaient absolument bouleversantes, de l’ordre de la révélation, du secret. Tout d’un coup, des gens qu’on n’avait jamais vu parler, se mettent à construire des phrases d’une poétique invraisemblable, comme une espèce d’aveu récurrent, au moment où plus personne n’entend cette parole… Ça, ça a été mon premier rapport à la littérature réelle et la poétique réelle… »  celles qui ont irradié ces journées.

 Brigitte Rémer, le 30 novembre 2016

Autour de Pascal Collin la rencontre sur Ecriture(s) et mise en jeu réunissait Stanislas Nordey, Yann-Joël Collin, Nadia Vonderheyden, Mathieu Boisliveau, Simon-Élie Galibert, Jean-Pierre Thibaudat, Jean-François Matignon, Mathilde Aubineau, Laurent Sauvage, Christos Makrygiorgos – Autour de Bruno Tackels, la rencontre sur Gabily, homme de lettre(s) réunissait Claire David, Bertrand Py, Séverine Leroy, Jean-Paul Wenzel, Lucien Attoun, Lazare, Eugène Durif, Daniel Migairou – Les textes de Didier-Georges Gabily sont publiés chez Actes-Sud.

Du 12 au 14 novembre 2016, 10h/23h30 – Le Monfort Théâtre, 106 rue Brancion. 75015. Paris – Et aussi, le 11 novembre, au Théâtre national de Bretagne à Rennes un hommage était rendu à Didier-Georges Gabily par Le Radeau Théâtre qui présentait son dernier spectacle, en présence de Frédérique Duchêne, actrice dans le Groupe T’Chan’G.

On ne nait pas “Banyengo”, on le devient

cropped-chessboardou Comment l’absence de citoyenneté cancérise la société malienne. Auteur : Alioune Ifra Ndiaye – Publié par les éditions La Sahélienne, collection Mémoire.

A partir d’un personnage nommé Banyengo, catalyseur par excellence de toutes les tares et formes d’incivisme, l’auteur structure une réflexion critique majeure, implacable et sans concession, suivie de propositions pour l’action.

Alioune Ifra N’Diaye a étudié au Mali et en France : il est titulaire d’une Licence en Techniques de Réalisation et d’une Maîtrise en Histoire et Géographie de l’École Normale Supérieure du Mali, ainsi que d’un DESS en Relations Interculturelles option Politiques culturelles internationales et gestion des arts de Paris3 Sorbonne Nouvelle. Il est réalisateur, metteur en scène, spécialiste en communication et entrepreneur culturel au Mali et dans le milieu culturel international francophone, connu et reconnu comme tel.

Il a écrit, co-écrit, mis en scène, produit ou coproduit plus d’une quinzaine de spectacles de théâtre, produit ou/et réalisé des centaines d’heures de programmes télévisuels diffusés sur différents canaux et dans différents pays – l’ORTM du Mali, TV5 International, RFO Sat, Canal Horizon, les chaînes nationales du Cameroun, du Gabon et du Bénin -. Il a dirigé le volet audiovisuel du Programme national d’éducation à la Citoyenneté de 2006 à 2010 et y a développé une expertise que sollicitent actuellement le Gouvernement du Mali ainsi que plusieurs institutions comme le PNUD, l’UNICEF, l’UNESCO et l’USAID – Agence pour le Développement international.

Retranscription de l’article de Diango COULIBALY (Source : Le Reporter, repris par Bamada.net ) : « On ne naît pas Banyengo, on le devient », c’est le titre du livre écrit par Alioune Ifra N’Diaye sous le conseil avisé de l’écrivain philosophe Jean Louis Sagot Duvauroux. La dédicace de l’ouvrage a eu lieu le samedi 27 août 2016 au Musée national, en présence des ex-Premiers ministres, Modibo Sidibé, Moussa Mara, et plusieurs personnalités du monde de la culture. Dans cet ouvrage de 87 pages, l’auteur tente d’expliquer l’émergence généralisée de la «Banyengo» au Mali. Comment elle s’est construite ? Comment elle empoisonne nos rapports ? Et quelles sont ses formes ? Mais aussi, comment elle participe au délitement de ce qui reste de dynamique au corps social malien. Il essaye surtout de faire des propositions de pistes de solutions axées sur la construction citoyenne, une manière incontournable de combattre la Banyengo, d’inscrire le Mali durablement dans la «Hônrônya» et d’insuffler une vraie dynamique au Mali post-crise.

Selon Alioune Ifra N’Diaye, Banyengo, c’est nous tous et de voir que nous sommes en train de développer quelque part le logiciel de la Banyengoya. C’est aussi à l’en croire, d’en prendre conscience, de nous remettre en cause et de retravailler pour pouvoir véritablement insuffler une nouvelle dynamique au Mali post-crise. Dans le livre, l’auteur reste persuadé que l’état d’esprit Banyengoya est la principale source d’énergie de nos crises. Il propose dans cet ouvrage une forme de diagnostic de cet état d’esprit. Selon lui, c’est le système et la société qui nous poussent à avoir cet état d’esprit de Banyengo. Dans ce livre, Alioune Ifra N’Diaye propose qu’on se remette en cause, qu’on réfléchisse à un nouvel état d’esprit et qu’on puisse travailler à être de «Hônrônya» du 21èmesiècle afin de construire le nouveau Mali.

Par ailleurs, l’auteur travaille déjà à l’adaptation du livre en une comédie musicale destinée au milieu scolaire et universitaire. L’intention est de faire de ce spectacle musical un outil de construction citoyenne avec des conférences-débats sur les enjeux de la crise au Mali. Le principe de cette action est d’utiliser la tradition du récit comme vecteur de la construction de la paix, de la confiance et de l’harmonie en trois axes : capter l’attention, stimuler le désir de changement, emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés.

Ce programme couvrira 24 villes du Mali et l’île de France en partenariat avec l’association française Esprit d’Ebène. Il touchera 120 000 jeunes scolaires et étudiants en 3 mois (janvier, février et mars 2017). Il a déjà comme partenaire OXFAM et est parrainé par la Première dame du Mali, Madame Keita Aminata Maïga. Notons que le livre est publié par la sahélienne dirigée par Ismaël Samba Traoré. »

Editions La Sahélienne Mali, Bamako – Contact : sahelienneedition@yahoo.fr – Site : www.editionslasahelienne.net

Théâtre Saint-Denis TGP – 100 ans de création en banlieue

IMG_0254Ouvrage de Michel Migette publié aux Editions PSD et Au Diable Vauvert – avec la participation d’Etienne Labrunie -.

C’est une belle idée que de parler de la naissance d’un théâtre et de son parcours sur plus d’une centaine d’années. Au cœur du 9-3, le Théâtre Gérard Philipe est né de la volonté politique locale. L’ouvrage offre une traversée de la vie théâtrale et de l’histoire des politiques culturelles, exemplaire.

C’était au temps… dirait Brel, du théâtre populaire originel tel que vu et pratiqué par Jean Vilar et sa troupe dans laquelle Gérard Philipe fut adulé : « Le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin » déclarait Vilar. C’était au temps… où la volonté politique des maires avait valeur d’engagement pour un théâtre de service public dans un contexte de décentralisation théâtrale. C’était au temps… où idéalistes et utopistes communistes mêlaient art, culture, politique et progrès social.

Comme dans d’autres villes rouges du département de Seine-Saint-Denis – Aubervilliers, Bobigny, Gennevilliers, Montreuil etc… – Saint-Denis la militante a œuvré pour sa population ouvrière. La ville détient la célèbre Basilique-nécropole des rois de France et comme ailleurs le théâtre liturgique s’y déroulait dans les églises et monastères. Le premier théâtre y fut installé à la Révolution dans l’église des Trois Patrons, construite au Moyen-Âge. Fin XIXème la ville s’inscrivait dans le réseau des Théâtres du Peuple. Début XXème elle recevait la grande Sarah Bernhardt puis les tournées Charles Dullin ainsi que Firmin Gémier et son TNP nouvellement fondé. Elle reconnaissait à la périphérie de Paris le droit au théâtre et décida, à compter de 1897, de construire une salle municipale qui fut inaugurée le 9 février 1902 – signée de l’architecte Albert Richter – et qui eut aussi pour fonction, à partir de 1905 avec les débuts du cinématographe, d’être salle de projection.

A certains moments et traversant les deux guerres, cette salle servit au politique et devint le lieu des revendications sociales plutôt que celui de l’affirmation artistique. Dans l’après-guerre et avec le mouvement de l’éducation populaire et l’émergence d’une volonté politique, elle fut relancée comme théâtre. Jean Vilar, inscrivit dans son cahier des charges du TNP la présentation de spectacles dans les banlieues ouvrières et y joua en 1951-52 L’Avare et La Mort de Danton. Tous ces signaux persuadèrent le Maire, Auguste Gillot, poussé par son adjoint René Benhamou amoureux de culture qui le travailla au corps, de prendre en compte dans son programme l’art et la culture. Il  passa à l’acte à partir de 1953 et nomma quelques années plus tard, en 1959, Jacques Roussillon à la tête du Théâtre de Saint-Denis.

La grande aventure théâtrale commence alors vraiment. Roussillon dirige le Théâtre de Saint-Denis, baptisé Gérard Philipe le 29 janvier 1960, – en hommage au grand acteur disparu deux mois auparavant – et transforme la salle municipale en un lieu de création reconnue et bientôt incontournable. Son modèle est le Berliner Ensemble, Aragon-Triolet ses inspirateurs. Il monte Brecht, Lorca et Gorki entre autre, crée un ciné-club, accueille les chanteurs les plus engagés – Ferrat, Nougaro, Brel, Ferré – y fait un énorme travail. La création de Printemps 71 d’Arthur Adamov, véritable acte fondateur, fait date, et donne au Théâtre une autre dimension à travers laquelle la nécessité de modernisation se fait sentir. Roussillon engage José Valverde comme chef de plateau. Ce dernier monte Gorki, Hasek et Toller et lui souffle la place, en 1965, alors que change le directeur des affaires culturelles de la ville.

La période Valverde – 1966/1975 – est marquée par une programmation théâtrale plus engagée : « Pour moi, la démarche politique et la démarche artistique ont toujours été absolument parallèles. » Valverde propose des pièces contemporaines : V comme Vietnam, d’Armand Gatti ou La Guerre des paysans inspirée de Kleist, invite Antoine Vitez avec Les Bains de Maïakovski, pièce montée à la Maison de la Culture de Caen, crée une troupe permanente en 1967. Il invite en 1968 le Piccolo Teatro de Milan qui a déjà présenté les pièces de Brecht, Goldoni, Tchekhov et Shakespeare, un Piccolo qui devient sa nouvelle référence, traverse mai 68 et obtient le financement pour un vaste chantier de transformation du théâtre qui ré-ouvre le 1er mars 1969 et acquiert vite un grand succès populaire. Il invite le Berliner Ensemble, présente ses mises en scène d’un théâtre militant comme Libérez Angela Davis tout de suite en 1971 et Chile Vencera en 1974. Face aux difficultés financières et au silence des pouvoirs publics, la troupe se met en grève et Valverde se voit contraint de démissionner, en 1975.

C’est René Gonzalez qui est nommé à la tête du TGP pour la décennie suivante et en fera un phare de la création théâtrale – 1975/1985 – laissant la place aux artistes, avant de devenir directeur de la MC93, puis du Théâtre Vidy de Lausanne jusqu’en 2012, date de sa disparition. La ville de Saint-Denis vit sa révolution culturelle avec de nouveaux équipements et une nouvelle approche esthétique. Jack Lang comme ministre de la Culture y contribue largement. Théâtre, spectacles lyriques, danse, spectacles jeune public s’y succèdent. Peines de cœur d’une chatte anglaise monté par Alfredo Arias à partir d’une adaptation de Balzac y fait date, en 1977. Le TGP joue la carte de l’ouverture vers l’extérieur et du pluralisme créatif, une décennie très riche au cours de laquelle se sont succédés les plus grands metteurs en scène, de Jacques Lassalle à Joël Jouanneau, d’André Engel à Gildas Bourdet, de Jean Jourdheuil à Jérôme Deschamps-Macha Makeëff. L’ouverture en 1978 de la seconde salle, appelée salle Jean-Marie Serreau – du nom du metteur en scène disparu en 1973 – donne un nouvel outil, une nouvelle dynamique à l’ensemble.

Après le départ de René Gonzalez, les directeurs sont ensuite désignés à la tête du désormais Centre Dramatique National – CDN -. S’y succèdent Daniel Mesguich de 1986 à 1988, Jean-Claude Fall de 1989 à 1997, Stanislas Nordey et Valérie Lang de 1997 à 2001, Alain Ollivier de 2002 à 2007, Christophe Rauck de 2008 à 2013. Jean Bellorini le dirige depuis 2014. Chacun à sa manière laisse son empreinte. Le livre de Michel Migette raconte et met en relief la contribution de chacun, ses mises en scène, les troupes accueillies, sa philosophie pour la construction de l’ensemble, ses coopérations : création du ciné-club dès 1959 suivi du Temps de l’Ecran qui évoluera jusqu‘en 1991, date à laquelle une salle, l’Ecran, s’installe en centre ville, la musique avec un premier Festival en 1969 qui s’ancre ensuite aussi dans la ville, l’ouverture du Terrier, en 1970, plateforme pour musiciens et chanteurs, jeunes ou confirmés, le Centre dramatique national pour l’enfance et la jeunesse de Daniel Bazilier, installé salle Jean-Marie Serreau de 1979 à 1985, les Etats Généraux de la Culture de Jack Ralite, lieu du débat, en 1987, Africolor en 1989, Enfantillages en 1990, et l’ouverture de la salle Mehmet Ulusoy en 2009.

Théâtre Saint-Denis – TGP, 100 ans de création en banlieue est un ouvrage bien documenté qui travaille sur la chronologie et utilise en marge, en exergue, le principe de portraits des artistes et des politiques qui en ont fait la vie, ce qui donne une bonne lisibilité générale, ainsi que des pages pleins feux sur… comme page 36 : Un souffleur de conscience. Jack Ralite son complice, évoque l’apport et l’actualité de Jean Vilar : « Être vilarien, c’est avoir une parole et la respecter quand on la donne, c’est refuser le chemin du milieu. C’est avoir l’insolence de l’esprit mêlée à une tendresse cachée… Jean Vilar était pour le principe de l’audace et ne s’enfermait pas dans le principe de précaution… C’est une luciole qui brille toujours » dit Ralite ; page 52 sur Gérard Philipe, qui a marqué l’histoire de la création en France et qui comédien d’exception fut un homme de son temps ; page 70, un témoignage de Lucien Marest, secrétaire du Comité d’Entreprise de Rhône-Poulenc, sur le thème Politique et Culture ; ou encore page 262 Jack Ralite, le metteur en actes.

L’ouvrage s’achève sur la table ronde animée par Bernard Vasseur, philosophe, qui s’est tenue au TGP Saint-Denis le 3 septembre 2015 sur le thème Théâtre et volonté politique. L’actuel directeur, Jean Bellorini – qui depuis son arrivée a notamment présenté ses mises en scène de Paroles gelées d’après Rabelais, Liliom de Ferenc Molnar, La Bonne Âme de Se-Tchouan de Brecht et Tempête sous un crâne d’après Les Misérables de Victor Hugo – y prenant la parole, disait : « Je crois que le théâtre est là pour combattre les dérives et les facilités de notre société. C’est un art qui appartient à tous. L’homme a besoin de mythes, de récits pour se réapproprier sa propre langue et par conséquent sa propre vie. Il a besoin de retirer son masque social pour se donner à voir tel qu’il est… Le théâtre n’est pas fait pour les forts, pour les riches, pour les puissants. Il réhabilite la fragilité. »

La volonté des maires dans cette ville complexe de Saint-Denis, le choix d’artistes engagés permettant des textes ambitieux et des esthétiques nouvelles, sont la signature du TGP Saint-Denis dont le parcours est un défi et une utopie permanente. Dans le cercle des Centres dramatiques nationaux depuis plus de trente ans, la vigilance de son actuel Maire, Didier Paillard reste de mise. Pour lui le théâtre est le lieu de l’invention démocratique et la production artistique est au travail, le champ éducatif y reste déterminant, le public y tient le premier rôle.

Brigitte Rémer, 28 août 2016

Préface de Jean-Pierre Léonardini : C’est vent debout qu’on avance, Postface de Didier Paillard, maire de Saint-Denis : Notre théâtre pour demain – Album quadri cousu-relié – Format 240 x 300 mm – 364 pages – 30 euros.

Prochaines rencontres autour de l’ouvrage : – 9 au 11 septembre 2016, Fête de l’Humanité, Parc de La Courneuve, Stand de Saint-Denis, Espace Livre, avec Jean-Pierre Léonardini. –  17 et 18 septembre, Journées du Patrimoine, Office du Tourisme Plaine Commune, 1 rue de la République, Saint-Denis – 24 septembre, Médiathèque Centre ville, 4 Place de la Légion d’Honneur, Saint-Denis – 15 octobre à 18h, Théâtre Gérard Philipe salle Mehmet Ulusoy, Présentation aux habitants de Saint-Denis avec Jean Bellorini, Patrick Braouezec, Didier Paillard et Jack Ralite.

 

 

 

 

Lettre de France

© D.R.

© D.R.

Hommage à Willems Edouard, expert dans le domaine de la propriété intellectuelle, en Haïti.

« Ils ont assassiné Willems c’est tout ce que je peux dire avec certitude » écrit un de ses collègue et ami, depuis Port-au-Prince. Vendredi matin, 8 juillet 2016, « alors qu’il s’apprêtait à entrer dans son bureau, Willems a reçu deux balles, dont l’une dans la tête. Les assassins ne l’ont pas raté. »

Né le 23 avril 1965 à Pétion-Ville (Haïti) Willems vient à Paris pendant une année, en 1997/98 dans le cadre de la Formation Internationale Culture, programme du ministère français de la Culture et obtient un DESS en management culturel de l’Université Paris3 Sorbonne Nouvelle. Il fait un stage à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques et écrit un mémoire sur le sujet : La gestion collective au regard de développement technologique. Le cas de la SACD.

Avec ses collègues venant d’Angola et du Brésil, du Cameroun, de Chine et de Chypre, de Corée du Sud, de Hongrie et de Jordanie, du Mali, de Roumanie, de Russie et du Sénégal, d’Ukraine et du Venezuela, il échange sur La formation des conseillers culturels des communes, tremplin pour impulser l’action culturelle en Haïti. Avec sa promotion, il fait un voyage d’étude dans la Région Centre de la France pour y observer la vie culturelle à différents niveaux : local, départemental, régional et national. Il y rencontre les décideurs, les responsables d’institutions, les artistes et porteurs de projets et réfléchit à la problématique des friches industrielles réinterprétées en lieux culturels, guidé par un conservateur en chef des monuments historiques, passionné et passionnant -. Il part avec la promotion à Montréal, Québec et Ottawa visiter les lieux culturels, rencontrer les créateurs et les projets, comprendre les modalités de financement de l’art et de la culture dans différents domaines – le livre et l’édition, le cinéma et les nouveaux médias, les musées, etc. – Il est, avec tous, à Avignon, pour le Festival, moments de plaisir partagés. Gentillesse et discrétion, un projet bien ancré dans sa réalité, en Haïti, Willems trace sa route.

De retour à Port-au-Prince, il poursuit des études juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques, et obtient son doctorat en Droit, en 2006. Devenu spécialiste de la propriété intellectuelle par son travail, Willems dirige le Bureau Haïtien du Droit d’Auteur de 2000 à 2004, puis les Presses Nationales d’Haïti qu’il restructure et modernise, de 2004 à 2011. Pendant ces sept années il contribue fortement au développement de la poésie et de la littérature en créole et en français, s’intéresse à la traduction et à la diffusion dans le pays et à l’étranger dont en France. Il lance plusieurs collections et crée un site internet, numérise certaines archives nationales dont les Journaux Officiels à partir de 1804. Il sait éveiller la créativité en écritures, organise des concours et crée des clubs de lecture notamment dans les écoles qui n’ont pas de bibliothèque. Le journal Le Nouvelliste lui décerne le Prix du Gardien du Livre, en 2012.

Devenu conseiller auprès du Conseil National des Télécommunications – Conatel – Willems Edouard ouvre en 2015 son cabinet, en tant qu’avocat et consultant. Comme professeur au Département Juridique de la Faculté de Droit et des Sciences économiques, il publie régulièrement des articles dans les magazines spécialisés et les journaux, notamment dans le quotidien Le National. Il est aussi auteur, deux de ses recueils de poésies ont été publiés : Rêve obèse, à Port-au-Prince en 1996 et Plaies intérimaires, à Montréal en 2004.

De Paris à Port-au-Prince le monde culturel pleure le départ de Willems, la violence de ce départ, l’absurdité et l’injustice, son absence. Organisations et professionnels de l’art et de la culture – entre autre la Fondation Culture Création d’Haïti qu’il côtoie – se mobilisent. « C’est avec la rage au cœur que je t’annonce la mort brutale de Willems Edouard, un ancien de la Formation Internationale Culture*  tué par balle le 8 juillet 2016 à Pétion-Ville… » écrit la Fondation. Il y avait déjà eu pour nous, en 2001, l’assassinat sauvage de Giovanni Barandica López, colombien de Cali, personnalité calme et discrète, comme Willems, tous deux investis dans leur engagement culturel.

Si l’on pose que la culture est un risque, et plus, un danger « il faut montrer au monde que l’esprit n’a jamais été soumis », dit l’auteur haïtien Dany Laferrière. Dans un climat politique tendu en Haïti sur fond de campagne électorale où la montée de l’insécurité et de l’arbitraire semble se confirmer, on a rayé d’un trait de plume ce généreux et brillant avocat qui a consacré sa vie professionnelle à la défense des artistes et à la justice de son pays. Et reprenant le titre d’un ouvrage de René Depestre, Non-assistance à poètes en danger, rendons hommage au travail de Willems.

Brigitte Rémer, 18 juillet 2016

* L’auteur de l’article a été directrice de la Formation Internationale Culture, de 1991 à 2003.

Le théâtre noir brésilien

img018-1Publication de l’ouvrage de Christine Douxami Le théâtre noir brésilien, un processus militant d’affirmation de l’identité afro-brésilienne, aux éditions de L’Harmattan.

C’est un ouvrage réalisé à partir de la thèse de doctorat en anthropologie sociale qu’avait soutenue l’auteure en 2001 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Maurice Godelier, qu’elle réactualise et revisite après une seconde phase d’étude sur le terrain, entre 2012 et 2014. Elle a mené des entretiens avec cent cinquante artistes de toutes formations, générations et expériences dans plusieurs espaces géographiques du Brésil que sont Rio de Janeiro, São Paulo et Salvador de Bahia, lieux les plus significatifs de l’émergence du théâtre noir brésilien.

Le Brésil reste « une société très hiérarchisée, héritière d’un passé colonial esclavagiste» constate-t-elle et l’abolition de l’esclavage signée en 1888 n’a jamais été réalité ; les discriminations sont restées puissantes, en termes quantitatifs comme qualitatifs. Le concept de démocratie sociale qui fonde la nation brésilienne repose sur trois notions, trois races : le Blanc, l’Indien et le Noir tout en reconnaissant l’égalité de tous les citoyens. Il est en fait un mythe, dénoncé lors de la Conférence de Durban en 2001, prise de conscience politique du racisme.

Partant de là le théâtre noir s’oppose-t-il au théâtre blanc ? Agite-t-il le brûlot de la ségrégation sociale, quels sont ses concepts et quelles sont ses formes ? Ce sont les questions que pose Christine Douxami qui observe les compagnies de théâtre noir devenues « de véritables laboratoires identitaires puisqu’elles créent des spectacles ayant comme objectif l’affirmation ethnique et culturelle du Noir. » Ces compagnies affirment faire un théâtre ethnique politique, La figure de Bertold Brecht fut une de ses emblèmes.

L’ouvrage aborde le théâtre ethnique de façon transdisciplinaire, interroge la dramaturgie et le marché du travail sur l’absence des Noirs, dans un premier chapitre. Il relate dans un second chapitre les premières tentatives de structuration d’un théâtre noir à partir de 1944, avec la création du Teatro Experimental do Negro à Rio de Janeiro par Abdias Nascimiento, militant noir qui devient chef de file d’un mouvement radical, intègre le concept de négritude, favorise la création d’une dramaturgie noire et entraine la création de nombreuses compagnies de théâtre noir. Solano Trindade, militant communiste, lui emboîte le pas de manière dissidente et devient le second porte-flambeau de ce théâtre, développant une autre idéologie et de nouvelles esthétiques. Le troisième chapitre parle des héritiers du Théâtre expérimental du Noir, à Rio de Janeiro, São Paulo et Salvador de Bahia et analyse certaines expériences actuelles.

La question de la frontière entre l’engagement et l’exigence artistique est posée dans le premier chapitre, ou comment allier discours politique et propos esthétique, question récurrente s’il en est, qu’il s’agisse du théâtre noir ou d’autres formes de théâtre engagé. Dans le cas du théâtre noir brésilien, les préjugés à l’égard des acteurs sont réels et l’invisibilité de l’acteur noir fait partie du contexte politique global, la presse et la publicité en témoignent. Il est longtemps resté otage d’une image stéréotypée offrant soit des rôles subalternes, soit des rôles du théâtre alternatif restant confidentiels, soit des rôles comiques comme au début du XXème. C’est à partir de 1944 avec la création du Teatro Experimental do Negro d’Abdias Nascimiento, auteur et metteur en scène, que l’acteur noir commence à paraître sur scène, très progressivement, s’appuyant sur le répertoire nord-américain – les pièces d’Eugène O’Neill notamment – et avec l’écriture en 1946 de la pièce Anjo Negro de Nelson Rodrigues, ami de Nascimiento qui met en scène le racisme et donne le coup d’envoi d’une véritable dramaturgie. Différents thèmes sont développés dans cette sensibilité, comme les amours interraciales, la reconstruction de la mémoire collective, la contestation révolutionnaire et la valorisation des racines afro-brésiliennes à partir des traditions et des religions, et portées aussi par des actrices comme Ruth de Souza et Aguinaldo Camargo. Par ailleurs, certains réalisateurs comme Glauber Rocha et le cinéma Novo dans les années soixante, ont donné un véritable statut de héros noir à quelques acteurs, au milieu du XXème siècle.

La seconde période de développement du théâtre noir, après les années de dictature au Brésil de 1964 à 1985, débute dans les années soixante-dix au moment des indépendances des pays d’Afrique et du mouvement Black Power aux Etats-Unis. Les dissidents du Teatro Experimental do Negro prennent le relais et notamment Haroldo Costa qui, à partir du groupe qu’il crée en 1949, Grupo dos Novos appelé ensuite Brasiliana, cherche à mettre en scène les apports d’origine afro-brésilienne dans la culture populaire brésilienne et à transporter sur scène les cérémonies religieuses et les fêtes populaires. Plusieurs personnalités le rejoignent dont Solano Trindade, appelé le poète du peuple, qui créera ensuite sa propre compagnie Teatro Popular Brasileiro sur fond d’idéologie communiste. Pour Christine Douxami, deux concepts de théâtre noir se font face, deux écoles : celle qui cherche à intégrer l’art populaire, avec Solano et celle d’Abdias Nascimento, plus érudite.

La troisième partie de l’ouvrage regarde les héritiers du théâtre expérimental du Noir, à partir de trois aires géographiques. A Rio de Janeiro le Grupo Ação engagé dans les mouvements de gauche et mené par Milton Gonçalves ; l’Instituto de Pesquisa sobre as Culturas Negras mené par Léa Garcia, actrice ayant fait partie du Teatro Experimental do Negro, et le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal ; la Compagnie Black e Preto fondée par un collectif de metteur(e)s en scène dont l’une d’elle, Carmen Luz entre en dissidence et crée la Companhia Étnica de Dança e Teatro, qui travaille avec la dramaturgie classique et avec celle du théâtre noir, et cherche un langage spécifique au théâtre noir ; la Companhia Marginal qui s’inspire des axes du travail de Solano Trindade alliant lutte de classe et lutte de race, et la Companhia dos Comuns dont le fondateur est Hilton Cobra qui a œuvré de 2001 à 2012.

A São Paulo, « les tensions raciales sont beaucoup plus intenses » constate Roger Bastide anthropologue spécialiste de sociologie et littérature brésiliennes, observant que le Teatro Experimental do Negro n’avait pas réussi à s’implanter dans la ville, malgré quelques tentatives ; une des expériences de l’après dictature fut la création de la Companhia Ori-Gen Ilê de Creação par Zenaide Silva, issue de la Companhia Étnica de Rio qui mit en scène en 1991 une version de La Tempête avec seize femmes de couleur et un parti pris philosophique spécifique pour le personnage de Caliban qui reprenait les thèmes de la négritude, la pièce connut un immense succès et tourna dans le monde ; une autre actrice et metteure en scène quasi autodidacte au départ et venant de l’Etat du Parana – qui eut l’opportunité de jouer dans Les Nègres de Jean Genêt en 1989 – Dirce Thomaz a traité de la violence subie par la femme et consolidé le statut de la femme noire actrice. Elle crée en 1995 un Centre de dramaturgie et de recherche sur la culture noire et s’installe dans un squatt artistique, Casa Amarela. Aujourd’hui, de jeunes afro-descendants pour la plupart issus de milieux universitaires ont créé des groupes de théâtre noir sous forme de collectifs ou de compagnies : ainsi le Groupe Os Crespos créé à l’initiative d’un groupe d’étudiantes de l’école d’art de l’Université de São Paulo ; As capulanas du nom du tissu porté par les femmes mozambicaines et Colectivo Negro créé en 2008 par des comédiens de l’école de théâtre Santo André. La Mostra de Teatro Negro a été créée en 2010 et permet la confrontation des expériences.

A Salvador de Bahia où d’après le dernier recensement de 2010, la population blanche est à 17,87%, la noire à 26,83%, et la mulâtre à 53,39%, Christine Douxami note que « les préjugés de couleur vis-à-vis des Afro-brésiliens font partie du quotidien. Face à cette situation d’exclusion sur fondements ethnico-sociaux, le mouvement noir bahianais s’est organisé dès les années trente, se concrétisant plus nettement dans les années soixante-dix. Or, durant cette seconde période, à la différence du reste du pays, l’affirmation du mouvement noir bahianais passe avant tout par la mise en avant de sa spécificité culturelle afro-bahianaise. » Le Teatro Experimental do Negro n’eut jamais la possibilité de se présenter à Bahia mais son influence s’est faite fortement sentir. Les déclencheurs qui ont favorisé son développement sont la création de l’Ecole de théâtre Martin Gonçalves en 1957, et l’action du Teatro Negro da Bahia créé à l’initiative de Lucia dos Santis en 1969. Nivalda Costa, élève de l’école de théâtre créait ensuite avec d’autres acteurs noirs, en 1975 en pleine dictature, le Grupo Testa, faisant passer ses messages contestataires. Elle s’intéressa au théâtre anthropologique d’Eugenio Barba, aux rituels et au syncrétisme des religions mêlant le candomblé aux spectacles. Le Grupo Palmares Iñaron Teatro Raça e Posição, rassemblant de jeunes acteurs noirs de l’Ecole de Théâtre Martin Gonçalves s’est appuyé sur le théâtre documentaire pour parler « de la race, de l’ethnie et de l’Indien » et investi dans un travail social et éducatif de formation d’acteurs. La Companhia de teatro popular do Sesi créée en 1991 par Luis Bandeira, animateur ensuite de la dissidente Cia Gente de Teatro da Bahia a collaboré avec le groupe de carnaval afro des quartiers et monté une procession spectacle en l’honneur de Iemanja, déesse de la mer. C’est une troupe de théâtre « socialement engagée envers les populations afro-brésiliennes, particulièrement celles à faibles revenus. » Le Bando de Teatro Olodum fut créée en 1990 par Marcio Mereilles, souvent critiqué car blanc, dont le travail était reconnu avant même la création de la compagnie. Il s’inscrivait dans la sensibilité de Gilberto Freyre, sociologue et écrivain brésilien qui a marqué le pays. Mereilles travaille aussi bien à partir de la dramaturgie européenne (Büchner, Heiner Müller, Brecht) qu’à travers l’univers afro-brésilien. « Je ne sais pas si je fais du théâtre noir, parce que cela voudrait dire qu’il y a du théâtre blanc, mais je sais que les thèmes que nous abordons sont liés à la population noire » dit Marcio Mereilles. Les deux compagnies les plus récentes sont nées l’une en 1998, le Nucleo Afrobrasileiro de Teatro de Alagoinhas à cent trente kilomètres de Salvador, l’autre en 2004, le Centro Abdias Nascimento ; elles travaillent dans la pluridisciplinarité et mêlent théâtre, musique et danse.

Il n’est pas simple de définir le théâtre noir, Christine Douxami en transmet les nombreuses énonciations par ceux qui le font et qui expriment eux-mêmes la difficulté de cette définition : « La présence de l’acteur noir sur scène en est l’élément constitutif », suivi de « l’aspect militant et engagé de ce théâtre… »  Les acteurs définissent aussi « le public à qui se destine le théâtre noir» et disent jouer « pour le peuple ou la communauté… » Le metteur en scène et le producteur doivent, pour certains, être afro-brésiliens de même qu’une partie de l’équipe technique comme le créateur lumières et le costumier, mieux à même de traduire le discours identitaire. La collecte de la parole des artistes sur un si vaste terrain, le Brésil, semblable à un continent, est riche, et l’ouvrage, très fouillé, témoigne d’une multiplicité de rencontres et d’expériences. Il est une importante et remarquable somme de travail qui rassemble la mémoire éclatée des artistes afro-brésiliens, et donne lecture d’un parcours à une minorité longtemps reléguée aux rôles de second plan. Les compagnies de théâtre noir naissent – comme de nombreuses autres compagnies – par scissiparité, à partir de la dissidence et tablent sur le développement du collectif, se sentant vite à l’étroit quand un leader impose ses points de vue.

Brigitte Rémer, 20 avril 2016

Christine Douxami est artiste-chercheuse et anthropologue à l’Institut des mondes africains, associée au laboratoire Elliadd. Elle est Maître de Conférences en Arts du Spectacle à l’Université de Franche- Comté, et a à son actif plusieurs publications. Cet ouvrage est publié aux éditions de L’Harmattan, Collection Logiques sociales, Paris, 2015.

 

Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte…

LivresVingt ans de création au Théâtre de Lorient-CDN à travers les affiches des spectacles (1996-2015) – Histoires par Éric et Bénédicte Vigner en collaboration avec Éric Demey – Affiches par M/M (Paris) propos de Mathias Augustyniak recueillis par Jean-Louis Perrier.

Eric Vigner, directeur du Centre dramatique de Lorient – appelé aussi le  CDDB, pour le B de Bretagne – de 1996 à 2015, a placé l’écriture au cœur de son projet : le spectacle est pensé dans sa globalité, du texte écrit ou adapté à sa réalisation, de sa communication à sa diffusion. Il définit les objectifs de sa mission : « Il s’agissait de construire une maison dont chacun des acteurs, des artistes aux spectateurs, apporterait sa pierre à l’édifice et lui donnerait sa forme et son esprit. Ce fil directeur a permis de constituer un patrimoine immatériel dont ce livre témoigne. »

Séduit par le travail graphique de Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag, Eric Vigner leur propose de faire un bout de chemin ensemble. M/M créent pour le Théâtre de Lorient un univers visuel et graphique significatif, qui confirme un projet artistique ambitieux et affirment l’image de la maison. Ils font parler les spectacles par les affiches qui appellent, dans les rues de Lorient, les habitants, comme le crieur dans la ville jadis, lançait ses messages. M/M élaborent les affiches de tous les spectacles et leur travail fait école. « Ces rendez-vous réguliers, entre trois et cinq par an en moyenne, inscrivaient dans le temps le travail en continu qui a été le nôtre » dit Eric Vigner. Ils interviennent aussi dans deux productions : Antigona, opéra baroque et Pluie d’été à Hiroshima. « Le dialogue a été permanent, fertile et vivant » poursuit le directeur du CDDB dans la définition de leur collaboration.

Les traces de ce travail commun, l’affiche – synthèse d’un spectacle en une image unique – sont rassemblées dans un livre d’art grand format avec autant de pages que de spectacles présentés en vingt ans. Elles sont les extraits – au sens des essences rares ou des huiles essentielles – et signes de la mémoire collective et théâtrale d’un moment donné, dans une ville précise, Lorient et un lieu artistique défini, le Centre dramatique. Dans cet ouvrage sont rapportées pour chaque affiche et en vis-à-vis, la parole du metteur en scène-directeur et celle de l’artiste graphiste qui a élaboré ses règles : « Pour les affiches, nous adoptons les règles de la tragédie classique : unité de lieu, de temps, d’action. Chaque affiche est construite autour d’une photo couleur et d’un titre en noir et blanc. L’image fait référence à la photo documentaire… L’affiche est définie à la suite de la lecture de la pièce et de nos conversations avec Eric » dit Mathias Augustyniak.

Ces affiches sont multiples, œuvres d’art à part entière qui transmettent la vibration de chaque spectacle. S’il fallait n’en citer qu’un(e) retenons L’Illusion comique de Corneille monté par Eric Vigner en janvier 1996, geste fondateur à son arrivée au Théâtre de Lorient, pièce revisitée à son départ, en décembre 2015. Deux spectacles à vingt ans de distance, deux affiches, la première joue sur le rapport du visage au masque, la seconde est tout autre et décline avec liberté le mot illusion.

Romantiques ou classiques, provocatrices ou mélancoliques, les affiches accompagnent la parole de l’auteur et le geste du metteur en scène, quels qu’ils soient. La liste des auteurs présentés à Lorient est longue. Pour n’en citer que quelques-uns – Samuel Beckett, Stig Dagerman, Rémi De Vos, Bernard-Marie Koltès, Jean Racine, August Strindberg, Anton Tchékhov, Ödön Von Horvath…  – la liste des metteurs en scène, de passage ou en résidence, l’est tout autant – Alfredo Arias, Jean-Damien Barbin, Peter Brook, Christophe Honoré, Daniel Jeanneteau, Marc Lainé, Arthur Nauzyciel, Eric Ruf… – Ces affiches « restent un moyen d’affirmer des idées autant que de concevoir des fictions… Dans leur construction, elles sont aussi des lieux et des moments d’expériences sémantiques » précise Mathias Augustyniak. La recherche typographique est toujours très élaborée, les affiches ne se dévoilent pas facilement : les lettres volent au vent, les mots sont cachés, les objets détournés ; charades et références les transforment en labyrinthes, charge au spectateur de relever le pari du parcours initiatique qui doit le guider jusqu’au théâtre.

Le livre se referme sur un cahier de photographies intitulé roman-photo, mémoire du CDDB, suivi de la programmation, déclinée saison après saison. La signature qui s’est tenue sous la coupole de la Comédie Française a mis en exergue cette belle ouvrage. La collaboration entre Eric Vigner et Eric Ruf aujourd’hui administrateur des lieux, et qui fit ses armes en écriture et mise en scène dans cette belle région de Bretagne, est à l’image des complicités artistiques qui se sont tissées entre Bénédicte et Eric Vigner avec ceux qu’ils ont accueillis au Théâtre de Lorient, ainsi qu’avec Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag M/M (Paris).

Brigitte Rémer, 5 avril 2016

Ouvrage publié en 1500 exemplaires par le CDDB Théâtre de Lorient en association avec M/M (Paris) – (cddb@letheatredelorient.fr et anyone@mmparis.com).

Edouard Al-Kharrat, l’Alexandrin

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Romancier, nouvelliste, poète, traducteur, critique littéraire et critique d’art, Edouard Al-Kharrat s’est éteint au Caire le 1er décembre 2015, à l’âge de 89 ans. Jovial, engagé dans le champ culturel de son pays et le milieu littéraire, il a soutenu sans relâche les jeunes écrivains et jeunes poètes, à l’écoute des formes nouvelles et montrant la voie. Il a gardé l’empreinte d’Alexandrie où il est né, et marqué Le Caire où il fut un écrivain majeur de sa génération.

Né en 1926 dans une famille copte de Haute Egypte, Edouard Al-Kharrat était titulaire d’une licence en droit de l’Université d’Alexandrie. Défenseur de la cause des peuples d’Afrique et d’Asie, il s’est investi pendant vingt-cinq ans – de 1959 à 1983 – dans l’Organisation des écrivains africains et asiatiques, avant de se consacrer exclusivement à l’écriture. Il a publié une cinquantaine de textes de différentes formes – récits littéraires, traductions et critiques, entre autre -. Il a notamment traduit du français en langue arabe le livre d’Aimé Azar, La peinture moderne en Egypte, mettant en exergue les photographes, peintres et sculpteurs dont Adam Henein le plus célèbre du pays, créateur du symposium d’Assouan qui réunit chaque année pendant un mois de jeunes sculpteurs du monde entier venant travailler le granit. Il a participé à la création de magazines culturels d’avant-garde comme Lotus ou Galerie 68 et a reçu de nombreux prix – en 1999, le Prix du mérite de l’Etat et le Prix Naguib Mahfouz décerné par l’Université américaine du Caire, et en 2008 le Prix de la création romanesque décerné par le Conseil suprême de la Culture -.

Amoureux de sa ville natale, Al-Kharrat s’en est imprégné et a longuement écrit pour lui rendre hommage, à travers notamment deux de ses célèbres romans : Alexandrie terre de safran publié en 1986 et édité en France en 1990 ; et Belles d’Alexandrie, publié en Egypte en 1990 et en France en 1997. A travers des lambeaux de mémoires et de rêves, Alexandrie terre de safran donne une vision de la ville sous forme de tableaux, de bribes et d’images où le narrateur se superpose à l’enfant et à l’adolescent du roman. Ses souvenirs d’enfance, finement ciselés autour de paysages et d’objets, témoignent du quotidien de la ville dans les années trente-quarante et s’inscrivent dans un mouvement de va-et-vient, sans véritable chronologie. Métaphore de la Méditerranée, Belles d’Alexandrie, est une suite de brefs récits tissés de ses amours, des scènes de la vie quotidienne, de dialogues et de souvenirs d’adolescence dans l’Egypte des années quarante. La figure féminine comme archétype de l’énigme du monde, l’inspire.

Son ouvrage, Les pierres de Bobello, est ensuite édité en France en 1999. Al-Kharrat y parle d’un jeune adolescent qui, à partir de l’occupation anglaise, rêve de poésie, d’amour et de révolution. Les ruines de Bobello, le cimetière des Coptes, l’ancien temple d’Apollon en sont la toile de fond. L’écrivain appelle la mémoire et rejoint la patrie des morts, de l’autre côté du Nil, redonnant vie aux figures pétrifiées. La même année est publiée en France La danse des passions, une suite de nouvelles où le monde se suspend et regarde le champ social où se superposent le rêve et la réalité, l’amour et la mort, le monde extérieur et l’introspection.

« Ce rivage méditerranéen est long, étiré, fragile, de se trouver entre le plein et le vide, lieu agité d’une vie intense entre la mer et le désert libyque, comme une taille étroite et mince, dont on craint qu’elle ne se brise à tout instant » écrit-il parlant de La Méditerranée égyptienne, ouvrage écrit à quatre mains avec l’historien Mohamed Afifi où il parle d’un espace multi-ethnique et multi-culturel. La diversité culturelle de la région l’intéresse. Et dans la Préface qu’il écrit en 2008 pour l’ouvrage Les Coptes du Nil, sur les photographies de Nabil Boutros, Al-Kharrat définit l’Egypte comme « un creuset où se fondent des minerais divers en une entité singulière, à la fois harmonieuse et multiple. » Copte lui-même, il en montre les singularités : « Habité d’un sens instinctif de l’éternité, le Peuple copte vit un christianisme enraciné dans la tradition étonnement présente des Pères du désert : Antoine, Macaire, Pacôme… Un temps tissé du rythme des liturgies, des fêtes, des mystères et des sacrements mais qui n’empêche pas la vie de sourdre, joyeuse et nourricière. Comme l’eau du Nil. »

Virtuose en poésie, Al-Kharrat a décliné une vaste gamme de couleurs, d’impressions et de sentiments, redisant son amour de l’Egypte dans de nombreux poèmes en prose : « La terre est aride et désolée, telle que je l’ai toujours connue, ou toujours haïe, et souffle des vents de douleurs oubliées jamais disparues… » Il dépose ses interrogations sur la vie et l’amour, sur l’exil intérieur : « Tout le monde est oublié et passe. Pour quelle raison je cours après le rêve ? Après les chimères ? Pourquoi allumer des lampes qui s’éteindront alimentées de l’huile de mon coeur ? Pourquoi chanter quand mon chant est tissé par le vent ? Pourquoi écrire sur le sable aux bords de l’eau ? Pourquoi donner toute mon âme en encens de ton âtre ? Tout, tout est vain et dans la poigne du vent. Tout le monde est oublié et passe. »

Il laisse un vide en Egypte, un blanc sur la page, ses mots gravés sur le mur aux écritures de la Bibliotheca, à Alexandrie.

Brigitte Rémer, 1er février 2016

 

 

 

Disparition de l’écrivain égyptien Gamal Al-Ghitany

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Le parcours de l’écrivain Gamal Al-Ghitany s’est achevé le 18 octobre dernier. Il s’est éteint à 70 ans, au terme d’une maladie contre laquelle il luttait depuis plusieurs années.

Né en 1945 dans un village du sud de l’Egypte et issu d’une famille modeste, c’est dans le quartier historique du vieux Caire islamique que Gamal Al-Ghitany passe son enfance. Autodidacte, il est artisan à dix-sept ans et dessine des tapis. Parallèlement, il écrit et publie son premier recueil de nouvelles. Reporter de guerre à vingt-trois ans pour le journal Akhbar al-youm, Al-Ghitany couvre la guerre de Kippour en 1973, puis devenu critique littéraire, dirige à partir de 1993 la revue Akhbar al-Adab. Il est un des disciples de Naguib Mahfouz, Prix Nobel de Littérature, qui le soutient. L’écrivain a reçu de nombreux prix pour son œuvre, la France l’a nommé Chevalier des Arts et des Lettres, en 1987.

Son roman le plus célèbre, Zayni Barakat, publié en 1974, puis traduit et publié aux éditions du Seuil en 1985, mêle l’investigation historique et politique au soufisme et à la mystique musulmane. Sous couvert du contexte Mamelouk, il fait une critique acerbe du régime nassérien, ce qui lui vaut plusieurs mois d’emprisonnement : « Durant mon long périple, jamais je n’ai vu une ville brisée comme semble l’être le Grand Caire… Dans l’air, la mort plane, froide, inexorable. Les hommes du Sultan ottoman patrouillent partout sur la voie publique, pénètrent à leur guise dans les maisons. Ni les murs ni les portes ne sont de quelque utilité par les temps qui courent… Personne n’est assuré de se trouver en vie à son réveil… »

Il publie l’Epître des destinées aux éditions du Seuil en 1993, puis en 1997 chez Actes Sud, La Mystérieuse Affaire de l’impasse Zaafarâni où il trace une série de portraits, avec habileté. Pyramides, puis L’Appel du couchant sortent en 2000 – le premier chez Actes Sud, le second au Seuil -. Au plus près de l’éternité vient ensuite, récit autobiographique où il se questionne sur l’opération à cœur ouvert qu’il va subir, prétexte à une exploration de soi.

Rédigé entre 1980 et 1986 et édité en France en 2005, Le livre des illuminations, hommage à son père disparu, est décrit comme un « conte polyphonique explorant les méandres de l’âme égyptienne. » Ce récit peut aussi être vu comme une métaphore sur l’Egypte, au moment de la signature par Sadate des Accords de Paix de Camp David entre son pays et Israël.

La série des Carnets est partiellement traduite en français. En 2008, Le Seuil avait publié son Carnet V, intitulé Les poussières de l’effacement qui parle de la mémoire et de la trace, à partir de l’enfance et des quartiers du Caire où il vécut ; Muses et égéries : Carnets I et III en 2011 invitent, le premier au voyage, le second, à marcher sur les traces d’une figure féminine rencontrée et idéalisée. Sémaphores est le Carnet II de la série – publié au Seuil en 2014 – où Al-Ghitany mêle réel et imaginaire à travers le thème des trains et des gares.

Par-delà les fenêtres qui sera publié en France en février 2016, travaille sur la perception et le regard que pose l’auteur sur différents lieux, vus derrière les fenêtres, ouvrage qui évoque aussi la solitude et s’arrête un moment sur la peinture d’Edward Hopper.

Gamal Al-Ghitany se plait à juxtaposer de courts récits de forte intensité et cisèle la langue comme un orfèvre. Ses thèmes, lancinants, tournent autour de son pays, l’Egypte, de sa ville, Le Caire avec ses imposants minarets, du quartier de son enfance, de l’Histoire. Il manifeste un grand attachement aux lieux et en fait le récit. Comme un sociologue il témoigne de la rue, des vendeurs, des odeurs, des saveurs, de l’agitation, du bruit et des événements. Il entraine aussi son lecteur dans de nombreux pays, car son œuvre est profondément égyptienne en même temps qu’elle ouvre sur le monde. Il est conteur et philosophe, observe la société dans laquelle il vit et met en lumière les contradictions dans sa narration.

Un des grands écrivains du monde arabe s’est éteint. Ses mots étaient simples et l’amour de son pays, immense : « Nous sommes sur les plateaux formés par les limons du Nil… Le soleil est à son zénith, au faîte de son incandescence, la levure s’épanouit sous l’effet du feu cosmique et de la canicule immémoriale. Je sais, à l’instant où j’écris ces lignes, ce que j’ignorais à l’orée de mon parcours, à savoir cette relation unique que le pain entretient avec le cosmos. »

Brigitte Rémer

 

 

 

Ronald C. Paul reçoit le Prix Ethiophile

© Brigitte Rémer

© Brigitte Rémer

Le premier roman de l’auteur haïtien Ronald C. Paul, Les enfants des cyclones, publié en France aux éditions Le Soupirail et que nous présentions par un article en mai dernier, a reçu le Prix Ethiophile.

Ce Prix littéraire est attribué pour la première fois cette année. « Toute parole aiguise un regard. Toute force trouve sa parole » dit L’Association Ethiophile reconnue d’utilité publique et chargée de la remise du Prix, en partenariat avec le Bin Kadi So d’Abidjan. L’Association se réunira chaque année pour couronner une oeuvre romanesque, une pièce de théâtre ou un essai francophones – Afrique, Caraïbe, Maghreb – alternativement à Paris et à Abidjan.

Un jury international composé d’Africanistes, de critiques littéraires et d’écrivains s’est réuni le 1er octobre sous la présidence de Papa Samba Diop, Africaniste – Université Paris-Est Créteil et de Marie-José Hourantier, Vice–présidente, Africaniste – Ecole Normale Supérieure d’Abidjan et coordonnatrice du Prix à Abidjan. Henry Konan Bédié, Président de Côte d’Ivoire parrainait cette première édition. Adama Bilorou Dembele, artiste ivoirienne qui chante la tradition a offert un moment d’une rare intensité.

Les éditions Le Soupirail dirigées par Emmanuelle Moysan, dont le siège est en Normandie, est une toute jeune maison d’édition dédiée à la littérature française et étrangère, qui n’a pas encore deux ans. Son court catalogue est exigeant et l’accompagnement prodigué aux auteurs d’un grand professionnalisme. Ainsi, Ronald C. Paul invité à Paris pour recevoir son Prix Ethiophile a effectué une tournée dans la région. Il a rencontré les élèves des Lycées Malherbe de Caen et Victorine Magne de la Fondation Auteuil, à Lisieux ; présenté son roman lors de la Soirée Latitudes, à l’Espace Senghor de Verson ainsi qu’à l’Espace Louis Delgrès-Association Mémoire de l’Outremer de Nantes et reçu le public pour signatures au Salon du Livre du Mans, lors de la 25ème heure du livre – Peuples premiers.

Les enfants des cyclones est présélectionné pour le Prix du Premier roman et des littératures contemporaines de Laval qui se tiendra à la fin du mois d’avril 2016, véritable plateforme pour la promotion de la lecture et de la littérature contemporaine auprès de tous les publics.

« La nuit abuse des heures de l’aube. Une nappe de nuages cache toutes les constellations. Même l’horloge de la cathédrale sonne quatre heures avec timidité. Le vent lui-même ne sait plus dans quel sens aller. Quelques coqs chantent mais nous savons depuis longtemps qu’ils sont fous. Dans ces minutes immobiles à force d’hésitation, Wilner et Julia sont pourtant actifs. Tout est chargé sur le bateau. Ils fixent quelques baluchons et s’en retournent vers la maison. Ils reviennent avec chacun un enfant dans les bras… » (extrait.)

Brigitte Rémer

Contact : editionslesoupirail@gmail.com – Site : www. editionslesoupirail.com (cf. www.ubiquité-cultures.fr – Rubrique Livre, édition, recherche, 6 mai 2015.)

« Le Soupirail : œil-esprit dérobé et offert, rencontre entre souffle, lumière et regard. Il est mouvance, vision, entre intérieur et extérieur. Il met en valeur l’écart qu’offre l’écriture littéraire contemporaine face au monde. Cette respiration… »

 

 

 

 

Sfumato, de Xavier Durringer

DU

© Vincent Eudeline

Connu comme dramaturge, metteur en scène, scénariste et réalisateur, le premier roman de Xavier Durringer, Sfumato, sort aux éditions Le Passage.

Après une formation d’acteur dans les années 80, Durringer écrit et publie une trentaine de pièces et signe de nombreuses mises en scène avec sa Compagnie La Lézarde. Son parcours théâtral est remarqué, ses spectacles présentés dans des lieux prestigieux comme au Théâtre de la Colline et au Théâtre de la Ville, au Festival d’Avignon. Il écrit aussi des synopsis et scénarios pour le cinéma et la télévision, réalise des films de courts et longs métrages, dont le célèbre La Conquête en 2011, présenté à la sélection officielle du Festival de Cannes, qui évoque à la manière d’un thriller l’ascension au pouvoir de Nicolas Sarkozy.

Ambitieux et prometteur, son premier roman vient d’être présenté au Livre sur la place de Nancy. Dans le cadre d’un partenariat avec la manifestation, Le L.E.M. – charmant petit théâtre en cœur de ville, dirigé par Laurent Michelin – organisait un P’tit déj. carte blanche à l‘auteur autour d’un café-croissants, lui permettant de dialoguer avec le public.

Sfumato propose un voyage auquel on ne s’attend pas. Le roman est construit en cinquante quatre chapitres et se structure en deux parties de facture différente, la première ne laissant pas présager la seconde. Un avant-propos d’apocalypse sous un orage de bruit et de fureur ouvre le livre en noir et blanc. Puis le narrateur conduit son lecteur dans le quotidien et l’absurde de la vie, de façon cocasse, décousue et agitée : l’achat d’un studio Passage de la Main d’Or – une belle arnaque – avec l’héritage que lui a laissé sa mère ; la découverte d’un voisinage très particulier ; le café du coin ; l’amitié avec Simon, franco de port « C’est un copain d’enfance – rencontré à 15 ans en banlieue nord, virés tous deux du même bahut… De la banlieue, on avait fait de Paris une grande salle de jeux interactive, avec ses boîtes et ses recoins fumeurs, ses labyrinthes et ses coins perdus » ; et le serment d’amitié « Être ami c’est être la mémoire de l’autre.» On suit les coups de cœur de l’un et de l’autre, leur dérive affective, les collections de filles de conquête en conquête, leurs 400 coups adolescents, les combines et péripéties, légères et ludiques.

Le narrateur conduit le lecteur de cours de théâtre en amours déçus, de fumette en défonce. Le workshop d’un professeur de théâtre américain au Théâtre Marie Stuart est sans appel : « Être acteur, c’est un métier, comme d’être architecte, ça s’apprend, on ne déboule pas ici pour suivre une psychanalyse de groupe et j’en vois ici qui se la coulent douce, ceux-là n’ont rien à faire dans cette école, ils ont mieux à faire à l’extérieur. Gagnez du temps, cassez-vous ! Et ceux qui veulent être beaux, inscrivez-vous dans une agence de mannequins. Ce sont vos défauts qui sont vos qualités, si vous n’avez pas compris ça, vous n’avez rien compris, travaillez vos défauts ! » Le narrateur interroge aussi l’écriture quand un auteur célèbre, père de son amie, lui déclare « Le seul conseil que je puisse vous donner, c’est : l’imagination toute seule, c’est de la matière fécale, s’il n’y a pas un fond de vécu et de vérité derrière. Et là c’est valable pour tous les sujets et pour tous les genres. Vous imaginez un homme qui vous parlerait d’un trésor pendant 300 pages sans le trouver à la fin, ce serait n’importe quoi ? Comment voulez-vous parler d’amour si vous ne savez pas à quoi ça ressemble ? Et de violence si vous ne vous êtes jamais battu ? »

La seconde partie emmène le lecteur sur les chemins de la connaissance, par la rencontre avec Viktor. Juif russe, anciennement immigré aux Etats-Unis, ancien batteur de jazz à la grande époque Coltrane et Monk, conseiller politique à la Maison Blanche, ce vieil homme distingué, figure emblématique du quartier, entre en résonance avec le narrateur. Là le ton change radicalement. « C’est ainsi que j’ai rencontré celui qui allait devenir pour moi une sorte de mentor, de maître à penser, mon guide alpin. » Chaque rencontre avec Viktor, virtuose des mondes perdus va donner lieu à un bouleversement magistral du narrateur, avide d’apprendre et qui suit avec passion le chemin initiatique proposé. « Il me fascinait. Le champ de ses connaissances me paraissait infini » dit-il. Ils parlent d’Atlantide et du Mont Analogue, de la quête de soi et d’ésotérisme. Viktor est détenteur d’une immense culture, qu’il va partager et transmettre. « Si vous voulez comprendre le monde, il ne faut pas vous arrêter à l’actualité, mais analyser ce qui s’est passé depuis 5000 ans et même encore plus loin, sinon vous ne comprendrez rien à rien de ce qui se passe aujourd’hui. » Et il parle de signes et de symboles, de science, d’écritures saintes, de langues et de topographie : « Certains endroits sont pour moi comme de vieilles maîtresses m’ayant accompagné une grande partie de ma vie. Des lieux obsessionnels. »

L’initiation faite par Viktor passe par la compréhension de la célèbre Joconde de Vinci. Sfumato le titre de l’ouvrage, vient de là. C’est une technique picturale – sur laquelle Léonard de Vinci a théorisé – qui produit un effet vaporeux et donne au sujet des contours imprécis. Combiné avec le clair-obscur, il rend la réalité de manière illusionniste. La réflexion sur le tableau mène Viktor à provoquer le narrateur, lui demandant d’identifier la région peinte à l’arrière-plan du tableau. Tous deux ouvrent les cartes et cherchent à décoder les réponses : « Vous avez changé ma façon de percevoir le monde » dit le narrateur à Viktor. Quand celui-ci disparaît, le narrateur désorienté se demande s’il n’a pas rêvé : « Et si tout cela n’avait été qu’une énorme farce, ou juste un jeu, un grand jeu où je m’étais définitivement perdu ? » Sa propre quête le mène au stade ultime du dénuement.

Durringer reconnaît que son roman porte une forte part d’autobiographie. « J’avais noté dans mon carnet noir, avec son petit crayon vert… Il y a deux sortes d’écrivains, ceux qui chiadent la première phrase et ceux qui s’en foutent complètement » début de ce premier roman au style brut et direct, où par les chemins de la connaissance l’auteur affine sa réflexion jusqu’au lyrisme. Un livre labyrinthe où se perdre.

Brigitte Rémer

Sfumato – éditions Le Passage – 350 pages – 19 euros – site : www.lepassage-editions.fr – mail : contact@lelem.fr