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Le mage du Kremlin

Adaptation du roman de Giuliano Da Empoli et mise en scène Roland Auzet, compagnie ACTOpus, à La Scala Paris.

© Thomas O’Brien

C’est un spectacle librement adapté du roman de Giuliano Da Empoli – essayiste et conseiller politique d’origine italienne et suisse – roman publié en 2022, qui a obtenu un immense succès en termes de lectorat et reçu le prix de l’Académie française.

Alors que l’actualité continue de se dégrader au regard d’une guerre déclarée par Poutine à l’Ukraine il y a plus de deux ans, ce roman écrit avant semble presque prémonitoire. Il nous mène dans la fabrique du pouvoir et de l’imposture. À la manœuvre et à la lisière de l’Histoire, romancée certes, la Russie et ses potentats, bien réels. Au-delà, les mécanismes du pouvoir qui se mettent en place, avec tout le cynisme et la délétère médiocrité.

Une lumière crue éblouit le spectateur qui entre dans le théâtre, comme sous surveillance et pris en défaut dans le projecteur de miradors. Ajoutant à la brutalité de l’accueil, trois murs de miroir et un sol noir luisant amplifient l’impression d’une perte de repères, avec le reflet des spectateurs démultipliés (scénographie et création lumières Cédric Delorme-Bouchard). On est dans le grandiose de l’architecture stalinienne, d’une autre manière. Tout est vu et sans aucune intimité. Entre les miroirs, des écrans sur lesquels des vidéos traduisent le fracas.

© Thomas O’Brien

Le ton est donné pour une traversée opaque au cœur du pouvoir soviétique, puis russe, de la fin du mandat de Boris Eltsine à l’avènement de Vladimir Poutine, nouveau tsar, en passant par la Perestroïka, sous le regard du buste de Staline, figure totem s’il en est, signant des millions de morts et qui se couvrira de sang au cours du spectacle.

On est d’abord à Moscou aujourd’hui, chez Vadim Baranov, dans un premier tableau où le personnage, plutôt mondain, semble s’inscrire dans un reality show. On y retourne dans le troisième et dernier tableau, alors que le second nous mène dans Un bureau du Kremlin, dans les années 2000. Les acteurs, présents sur scène pendant l’installation du public, plantent le décor d’une façon détendue avant que le spectacle débute, installant ce premier tableau chez Baranov, avec fauteuils et canapés gris très clair, piano en fond de scène, bar. Bourgeoisement installé, entouré de littérature française et de vodka, Baranov ayant déserté le pouvoir et pris sa retraite – ou battu en retraite – reçoit un jeune journaliste français, Pierre Barthélémy (Stanislas Roquette) ayant travaillé sur Evgueni Zamiatine, grand auteur interdit de publication à partir de 1922 et contraint à l’exil, et qui désire l’interviewer sur son parcours politique.

© Thomas O’Brien

Suspendu entre le réel et la fiction, c’est la carrière de Vadim Baranov metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité, féru de communication autrement dit agent de propagande, qui est racontée. Seul personnage de fiction dans le roman, on le surnomme le Mage du Kremlin. L’auteur s’est inspiré d’un certain Vladislav Sourkov, passionné de théâtre avant de devenir l’éminence grise de Poutine pendant une douzaine d’années, puis de démissionner. C’est lui, le « Raspoutine de Poutine ». qui a aidé à sa promotion, le propulsant de simple agent du KGB au rang de Tsar.  Baranov ne se départit jamais de son sourire glauque ni de sa lâcheté, y compris dans le privé avec son ancienne femme, Ksénia (Irène Ranson Terestchenko) qui le repousse. Philippe Girard interprète le personnage avec justesse, flegme et machiavélisme.

© Thomas O’Brien

L’adaptation du roman permet de dévoiler le mode opératoire d’un système qui se met en place pour passer d’un statut de personne ordinaire à celui de conseiller politique du régime, aux ordres du Tsar – le Tsar étant ici interprété par Andranic Manet, aussi glacial que poutinien. La métamorphose de Baranov en exécutif autoritaire, cruel et traitre à ses amis, se passe au Kremlin dans les années 2000. Traitre, y compris à son ami d’enfance, Boris Berezovsky – interprété avec bonhomie et subtilité par Hervé Pierre – qui lui suggère de créer avec lui un parti, celui de l’unité, « il nous faut fabriquer une unanimité, redonner de la dignité… » Berezovsky s’exilera à Londres, on apprendra plus tard qu’il se serait pendu, version officielle…! « Détruire, c’est la loi… » dit le texte, « la politique russe c’est la roulette russe… Le pouvoir s’occupe de toi. »

Entre politique et communication, Histoire et fiction, l’actualité passe dans le spectacle avec les drames de la Russie : le sous-marin nucléaire de Koursk, lanceur de missiles à longue portée qui ensevelit cent-vingt marins en exercice dans la mer de Barents ; la Tchétchénie, entre annexion et indépendance, où rien n’est réglé ; les prisonniers politiques, dont Alexeï Navalny militant anticorruption ennemi numéro un de Poutine, purgeant une peine de dix-neuf ans en Sibérie et mort cette année à l’âge de quarante-huit ans ; l’Ukraine et le vol de ses territoires.

Le texte brasse tout ce qui fait l’Histoire de la Russie, où « la rage et la haine de l’autre sont des données structurelles » : l’effondrement de l’URSS et la fin du communisme, les oligarques, leur argent et la corruption, le capitalisme, le complotisme, les idéologies, le mensonge d’état érigé comme acte de foi, la manipulation médiatique « arrêtez les images, remettez les images ! » la manipulation du peuple aveuglé par son dirigeant, son héros quel qu’il soit, descendant d’Ivan le Terrible, la vertigineuse verticalité, un monde d’hommes au Kremlin, la haine de l’occident. L’occidental, arrogant, se trouve d’ailleurs sur le banc de touche, apostrophé à plusieurs reprises.

© Thomas O’Brien

A la fin, les séquences s’enchaînent, s’annulant un peu les unes les autres, le spectacle a du mal à écrire le mot Fin : apparition-choc des Loups de la nuit, club informel russe de motards à sa création en 2013 pendant la Perestroïka, qui acquiert une importance politique et se rapproche du pouvoir poutinien ; séquence filmée dans le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois avec Evgueni Prigojine, chef de la milice Wagner ; chanson des Pussy Riot, ces féministes punk envoyées en camp de travail pour avoir profané, dit-on, une église orthodoxe. Et si les femmes n’ont pas leur place dans les enjeux politiques poutiniens, les actrices (Irène Ranson Terestchenko, Karina Beuthe Orr et Claire Sermonne), apportent au spectacle une belle énergie qui a force de contestation.

Compositeur en même temps que metteur en scène, Roland Auzet s’intéresse depuis plusieurs années à l’histoire contemporaine. Dans ses travaux les plus récents il a notamment questionné l’identité européenne avec Nous, l’Europe, Banquet des peuples de Laurent Gaudé en 2019, qui continue de tourner et a été présenté à Kyïv (Ukraine) en 2024. Il a travaillé la mémoire de la Révolution Culturelle chinoise impulsée par Mao Zedong (1966-1975) avec Luo Ying, ancien garde rouge devenu poète, et présenté en 2022 sur le sujet Adieu la mélancolie. Il a mis en scène Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès avec deux actrices en duo, et conçu, depuis une vingtaine d’années, de nombreux spectacles. Roland Auzet a collaboré avec Giuliano Da Empoli à l’adaptation de son roman. Il met en scène, sur la ligne de crête, la folie du pouvoir aujourd’hui, à travers l’Histoire en train de se faire et d’un pays en train de se défaire. « Poutine finira par s’ensevelir sous les murs de la Russie… » dit le texte.

Brigitte Rémer le 14 septembre 2024

Avec : Philippe Girard, Hervé Pierre, Stanislas Roquette, Irène Ranson Terestchenko, Karina Beuthe Orr, Claire Sermonne, Andranic Manet – à l’écran Jean Alibert et Anouchka Robert – scénographie, création lumières Cédric Delorme-Bouchard – création vidéo et musique Wilfried Wendling – costumes Victoria Auzet – assistante à la mise en scène Pauline Cayatte – images de Gilles Cayatte – régie Jean Gabriel Valot (générale), Thomas Mirgaine (son), Jonathan Rénier (vidéo), Adrien Bonnin (lumières)Le mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli est publié aux éditions Gallimard, (2022).

Du 4 septembre au 3 novembre 2024, du mercredi au samedi à 21h. Le dimanche à 17h – à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg-Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.fr – En tournée : 14 novembre, la Scala Provence, Avignon (84) – 19 novembre, Théâtres en Dracénie, Draguignan – 21 au 23 novembre, Théâtre du Gymnase /Friche belle de Mai,  Marseille (13) – 27 au 29 novembre, Théâtre national de Nice (06) – 3 décembre, Théâtre Francis Palmero, Menton (06).

La Langue de mon père

Texte de Sultan Ulutaş Alopé, éditions L’Espace d’un instant, collection Sens Interdits. Préface de Timour Muhidine.

Première de couverture

La collection Sens Interdits des éditions L’Espace d’un instant s’est donnée pour mission de permettre à un texte présenté sur scène, de dépasser l’éphémère de la représentation et d’exister, dans une petite éternité. Comme la douleur. Celle d’être ou de ne pas être. Car c’est un texte de douleur, celle d’une jeune femme à l’identité incertaine – turque et kurde par son père – qui comprend très tôt la part obscure de cette double appartenance. « J’ai porté cette honte pendant une bonne partie de ma vie parce que mon père était de ce peuple. »

Ce père, le grand absent de sa vie, a délaissé sa mère quand Sultan avait une petite poignée d’années. Une mère dessinée en creux qui se bat pour élever ses trois filles dans un contexte patriarcal et qui, pour avoir épousé un Kurde en revendique sa culture, au grand dam de ses filles. Sulṭān, qui signifie souverain et pouvoir, et qui d’un pas de côté fait penser à l’éminent sultan, Soliman le Magnifique, à la tête de l’Empire Ottoman, au XVIe siècle. Un prénom que sa mère ne souhaitait pas pour elle, mais sous lequel son père avait déclaré la naissance, car c’était le prénom de sa grand-mère qu’il adorait. Il appelait donc souvent sa fille « Mamie Sultan », une lourde charge.

Mais c’est ici une Sultan(e) qui se bat contre ses fantômes et lance son adresse au père dans une langue qu’il ne connaît pas, le français, langue apprise en exil, encore fragile pour elle. Son parcours de vie se calque sur le texte, se métamorphose en histoire et devient matière théâtrale. Elle-même se fait personnage, seul son prénom demeure. Alors qu’elle attend sa carte de séjour, en France où elle était d’abord venue étudier avant de vouloir y travailler, pour tuer le temps, elle décide d’apprendre la langue kurde, avec le désir de se rapprocher du père pour mieux le comprendre, et de percevoir les zones d’ombre de son passé. Première phrase apprise au cours : « Tu ji ku derê yî ». D’où tu viens ? De quel peuple es-tu ? » question immédiatement entendue quand on rencontre quelqu’un, en Turquie.

La famille vit au rythme des va-et-vient du père « Au bout d’un certain temps nous avons arrêté de compter les jours, les semaines et les mois où tu t’absentais » si bien que « le mot famille ne t’inclut pas… Tu es simplement hors de ce mot » confesse Sultan. Les échanges téléphoniques se font rares et douloureux, comme ce jour où elle retrouve sa trace après de longues années de silence et l’appelle au Kazakhstan où il s’est installé et a refait sa vie, un père qui lui dit pourtant qu’il l’aime – « Seni seviyorum » en turc – et qui lui envoie le lien d’une chanson traditionnelle kurde, Le Figuier.

Photo du spectacle © Jeanne Garraud

Sultan reconstruit le parcours du père, par bribes, à travers la mémoire de la mère, lui qui ne disait jamais mot lors de ses brefs passages en famille : son village, situé à l’extrême Est de la Turquie près de la frontière arménienne ; sa beauté quand il était jeune et son envie de devenir une star de cinéma ; le saut dans l’inconnu quand il sèche le collège à l’âge de treize ans et part pour Istanbul ; les petits jobs d’Istanbul. Le passé se mêle au présent et à certains moments la violence affleure puis se précise. L’auteure se souvient d’un danger au sein du couple et de menaces sur la mère, de la mort qui rôde. « Tu sais, un enfant peut aussi perdre la raison », écrit Sultan qui un jour va jusqu’à cauchemarder que le père la viole, et en culpabilise. « Quand j’avais sept ans tu nous avais déjà quitté pour la première fois… »

« Assumer d’être kurde, ça veut dire aussi que ton existence fait partie de la mienne…Nos existences sont mêlées et elles le resteront toujours » lui déclare Sultan avec émotion. Le texte se termine sur un pardon. « Je te pardonne en français, en turc, en kurde et dans toutes les autres langues du monde. » Cette lettre au père se ferme sur une question : « Qu’est-ce que tu en penses ? » lance-t-elle, espérant une réponse qui peut-être ne viendra pas, sauf si elle-même l’écrivait un jour.

Photo du spectacle © Jeanne Garraud

La Langue de mon père est un texte sobre et sensible, le style en est simple et clair, Sultan resserre la focale photographique à la recherche de plus de netteté sur les événements familiaux et ce père fantasmé. Le texte a été sélectionné pour le Prix Sony Labou Tansi des Lycéens 2025. L’auteure, metteure en scène et actrice en avait présenté une première lecture en 2022 au Théâtre L’Elysée, à Lyon, dans le cadre du Festival Contre-Sens qu’a fondé Patrick Penot, directeur de la collection Sens Interdits aux éditions L’Espace d’un instant – avec Olivier Neveux qui assure la présidence de l’association portant le même nom. Elle en a ensuite montré une première étape de travail en avril 2023 à Lyon, au Théâtre des Clochards Célestes – lieu qui soutient la jeune création et appartient au réseau Scènes Découvertes – avait présenté la pièce au Festival Mythos de Rennes, puis l’a créée au Théâtre de La Manufacture dans le cadre du Festival Avignon-Off, avant de la jouer en janvier 2024 au Théâtre National de Strasbourg. Jeanne Garraud, auteure et metteure en scène que Sultan avait rencontrée à son arrivée en France, en 2017, l’a accompagnée, en collaborant à la mise en scène.

Née à Istanbul en 1988, Sultan Ulutaş Alopé a d’abord obtenu un diplôme d’ingénierie avant de suivre quatre années de formation en art dramatique dans sa ville puis de s’inscrire en master cinéma et art dramatique. C’est dans ce cadre qu’elle a obtenu une bourse et construit un échange avec l’ENS de Lyon où elle a passé un an, suivi d’une année au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris – dans la classe de Nada Strancar. L’auteure situe son travail entre la pratique de l’écriture et le jeu théâtral. La Langue de mon père est son premier texte de théâtre écrit en français, sa langue de liberté. C’est un texte de résilience, sans haine ni rébellion à l’égard du père, comme une petite musique de nuit où elle a glissé quelques phrases en kurmanjdi – la langue kurde du nord, confirmant son identité retrouvée devenue aujourd’hui sa fierté.

Brigitte Rémer, le 31 août 2024

Texte de Sultan Ulutaş Alopé, éditions L’Espace d’un instant, collection Sens Interdits – Ouvrage publié avec le soutien du cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient – Deuxième tirage, juin 2024, 51 pages (10 euros).

La Langue de mon père sera repris en tournée : le 3 octobre 2024, au Festival Les Théâtrales de Mourenx (64) – le 8 octobre 2024, à l’Université de Lyon (69) – les 23 et 24 novembre 2024, au Festival International Théâtre Action de Grenoble – le 25 février 2025, à l’Université de Rouen – du 19 au 23 mars 2025, au Théâtre des Quartiers d’Ivry – le 12 avril 2025, au théâtre ambulant de la Compagnie Autochtone – le 22 mai 2025, au Festival des arts du récit d’Eybens (38).

Créer des Ballets au XXIe siècle

Enquête sur les nouveaux classiques, de l’Opéra de Paris au Bolchoï – par Laura Cappelle, CNRS éditions.

L’auteure s’est lancée dans une enquête approfondie sur une forme spécifique de la danse, le Ballet qui, dans un monde artistique en ébullition et recherche permanentes, pourrait sembler suranné et n’avoir guère droit de cité dans le champ de la danse contemporaine.

En effet depuis une quarantaine d’années la danse est sortie de son cadre et s’est métamorphosée à travers de nombreux vocabulaires et techniques, puisant dans le sport, le théâtre, le jazz, les arts de la rue et les arts visuels ; ses formations – compagnies et collectifs – sont devenues plus épisodiques ou éphémères ; ses modes de production, plus volatiles et aléatoires.

En tête chercheuse, Laura Cappelle se penche sur la question du classique et nous invite à revisiter certains a priori, car dit-elle, d’une part « la danse classique crée », d’autre part un certain nombre de chorégraphes de la nouvelle génération, remarqués dans le monde de la chorégraphie contemporaine – comme Crystal Pite, Justin Peck et d’autres – ont reçu une formation classique. Elle montre l’évolution du Ballet, encore bien vivant confirme-t-elle, à travers une enquête qu’elle réalise sur quatre terrains judicieusement choisis, chacun ayant joué un rôle déterminant dans l’histoire de la danse : le Ballet de l’Opéra de Paris, le Ballet du Bolchoï (Moscou), l’English National Ballet (Londres), le New York City Ballet. Elle observe leurs remises en question et la re-création de spectacles, dans un contexte social et politique aujourd’hui bien différent. Un cahier-photos au centre de l’ouvrage montre en images le travail de chacune des troupes.

Le prisme de son analyse traverse sept points, dont les deux premiers sont comme un inventaire des mots et des techniques du ballet et le recensement des chorégraphes dits classiques, pratiquement tous passés par la case danseur. Le troisième chapitre touche à la création chorégraphique, travail collectif s’il en est, même si la partie technique verrouillant le spectacle arrive souvent tardivement ; le quatrième parle du geste et de l’approfondissement du mouvement, notamment en studio où se croisent chorégraphes, répétiteurs et danseurs ; le cinquième chapitre évoque le genre et les inégalités, et les deux derniers mettent en avant l’imaginaire, dans sa construction sociale d’une part, dans le trouble qu’il apporte à l’univers classique, d’autre part. L’auteure évoque aussi avec beaucoup d’honnêteté les critiques souvent énoncées face au genre classique et qui en trace les limites, entre autres : « son manque de diversité, l’absence relative de femmes chorégraphes, les stéréotypes de son répertoire historique », sans oublier le « mythe du génie artistique. »

1 – Ballet de l’Opéra national de Paris © Laurent Philippe

Dans le ballet classique les saisons se partagent entre la reprise d’œuvres existantes, principalement des ballets hérités du XIXe siècle, et l’accueil de chorégraphes pour la re-création de pièces du XXe et du début du XXIe, dans le cadre de la circulation des artistes qui s’est amplifiée, notamment au plan international. Chaque troupe garde un rapport spécifique au répertoire, à la tradition, à la mémoire et à la création, qui varie en fonction de sa structure administrative : il y a, note l’auteure ceux qui sont abrités dans des maisons d’opéras, qui en dépendent administrativement et qui reçoivent les directives de l’institution, c’est le cas du Ballet de l’Opéra de Paris et du Ballet du Bolchoï ; d’un autre côté il y a les compagnies classiques relevant de structures indépendantes comme le New-York City Ballet et l’English National Ballet.

Guidé par Laura Cappelle, le lecteur entre ensuite dans le processus même du travail chorégraphique et ses étapes, depuis la première esquisse de la chorégraphie jusqu’à l’approfondissement du geste, à sa précision et perfection recherchées, après corrections en studio. Elle donne de nombreux exemples, déclinant la typologie des relations entre chorégraphes, maîtres de ballets, répétiteurs et danseurs, l’articulation entre le geste et la musique « subdivisée en phrases, en mesures et en temps », et une certaine inégalité dans le temps du travail en studio, selon les catégories d’interprètes.

2 – Ballet du Bolchoï © Alice Blangero

Pour clarifier les logiques de création classique et comme suite à son observation de terrain, Laura Cappelle propose ensuite une lecture à partir de trois idéaux-types – ces outils méthodologiques mis au point par le sociologue Max Weber – trois logiques qu’elle qualifie de logique conventionnelle, quand le travail s’inscrit dans un rapport fort à l’histoire de la danse ; de logique dramatique, quand le sens de la danse passe avant les pas ; de logique plastique quand le corps classique devient terrain d’expérimentation, repoussant les limites physiques et formelles de la danse classique.

Le chapitre 5 intitulé Émanciper la muse : le genre à l’œuvre s’ouvre sur la parole de la chorégraphe Crystal Pite échangéee au cours d’une interview avec l’auteure : « Les femmes non-conformistes tendent à quitter le monde de la danse classique tôt. Elles se rendent compte qu’il ne correspond pas à leurs aptitudes. » Laura Cappelle démonte alors l’idée que la danse classique serait majoritairement féminine, comme le laissent à penser les représentations sociales occidentales et nuance singulièrement ce propos qu’elle désigne comme trompeur. Les femmes sont minoritaires dans les fonctions de direction artistique ou comme chorégraphes classiques, elle rappelle que la séparation masculin/féminin se fait dans les cours dès le plus jeune âge, et que par ailleurs les alphabets ne sont pas les mêmes, les hommes apprenant le porté et la femme les pointes. Elle parle aussi de la relation homme-femme dans le ballet classique et dans le « jeu » de la muse et du pygmalion, de l’infantilisation des interprètes dans les apprentissages et du sexisme au quotidien, de l’autocensure de la danseuse pour accéder au rang de chorégraphe.

3 – English National Ballet © Altin Kaftira

Dans la relation du classique à l’imaginaire dont elle cherche la définition du côté des philosophes comme Jung et Bachelard, ou plus récemment de Joël Thomas, elle évoque la mémoire corporelle – vecteur de stéréotypes et façonnée par le répertoire – comme réservoir de propositions possibles. Faisant référence à ses échanges avec les artistes, l’auteure démontre que la mémoire institutionnelle agit sur la forme des ballets créés, car « les institutions portent une mémoire chorégraphique propre, transmise aux acteurs par les reprises et créations du répertoire. » Elle présente une esthétique de l’entrelacement qu’elle définit comme tissage entre le vocabulaire classique et la référence à d’autres œuvres et d’autres styles. « Le rôle de l’imaginaire dans la création classique permet de penser la dimension sociologique de cette notion : marqué par la socialisation des acteurs et par les répertoires que ceux-ci traversent en tant qu’interprètes, il informe profondément le travail créatif dans les institutions. » Elle pose la question du style : « identifié, un style permet d’assurer l’authenticité théorique et la valeur de l’œuvre. » Style utilisé dans un autre sens pour désigner ce que la danse classique appelle les écoles ou encore « une capacité supérieure de l’artiste à proposer quelque chose d’unique. »

4 – New-York City Ballet © Paul Kolnik

En concluant son ouvrage, Créer des ballets au XXIe siècle, d’une grande richesse, Laura Cappelle rappelle que « le processus de création en danse classique a la particularité de favoriser l’insertion d’une figure souvent nomade, le chorégraphe, dans des institutions principalement vouées à l’entretien d’un répertoire existant » et confirme que « si les chorégraphes sont aujourd’hui les auteurs désignés des ballets, le processus de création classique n’en apparaît pas moins comme profondément social et collectif. »

L’angle de vue qu’elle développe avec minutie, dans cette passionnante Enquête sur les nouveaux classiques, de l’Opéra de Paris au Bolchoï, prend aussi pour points d’appuis la référence aux sociologues qui ont ouvert de nouvelles voies, comme Howard Becker et Pierre Bourdieu, Raymonde Moulin et Pierre-Michel Menger, Bernard Lahire. Sa position de chercheuse et de journaliste lui a été un bon passeport, comme elle le dit dans son introduction, de même que la connaissance de la danse classique qu’elle a pratiquée en amateure pendant plus d’une douzaine d’années. Après l’ouvrage collectif réalisé sous sa direction, Nouvelle histoire de la danse en Occident – de la préhistoire à nos jours, vingt-cinq chercheurs internationaux apportaient leur contribution (cf. notre article du 9 décembre 2021), Laura Cappelle s’est affrontée de manière ambitieuse à un sujet sensible et complexe dans lequel elle creuse son sillon avec beaucoup d’intelligence et de finesse. Sa recherche est précieuse, elle tord le cou à de nombreux a priori et stéréotypes. Sa force de conviction réside en son travail, basé sur l’observation participante et la collecte de la parole des artistes, danseurs et chorégraphes.

Brigitte Rémer, le 25 août 2024

Créer des ballets au XXIe siècle – Enquête sur les nouveaux classiques, de l’Opéra de Paris au Bolchoï, par Laura Cappelle, CNRS éditions, avril 2024, 369 pages, (25 euros) – Photographie de couverture : Maia Makhateli dans Frida, d’Annabelle Lopez Ochoa, Dutch National Ballet, © Carlos Quezada – site : www.cnrseditions.fr

Visuels : 1/- Naïla, esprit de la source (Myriam Ould-Braham) et le chasseur Djémil (Josua Hoffalt), dans La Source, chorégraphie de Jean-Guillaume Bart. Ballet de l’Opéra national de Paris, 2011 © Laurent Philippe – 2/- Petruchio (Vladislav Lantratov), ivre, lors de son mariage avec Katharina, dans La Mégère apprivoisée, chorégraphie de Jean-Christophe Maillot. Ballet du Bolchoï, 2014 © Alice Blangero – 3/- Annabelle Lopez Ochoa en répétition de Broken Wings, chorégraphie d’Annabelle Lopez Ochoa. English National Ballet, 2016 © Altin Kaftira – 4/- Georgina Pazcoguin et Andrew Veyette, dans New Blood, chorégraphie de Justin Peck. New-York City Ballet, 2015 © Paul Kolnik.

Tous danseurs

30 artistes qui font la danse d’aujourd’hui et de demain, par Dorothée de Cabissole, aux éditions Marabout.

1ère de couverture

C’est un livre plein de charme dans lequel on peut piocher à la recherche de l’oiseau/l’oiselle rare, danseur ou danseuse qui nous a fait vibrer ou qui va nous prendre dans ses ailes pour nous emmener bien haut dans le ciel de ses émotions. À feuilleter, à butiner ou à dévorer, dans tous les cas à savourer tant la conception graphique et les photographies pleine page sont séduisantes et donnent envie.

Alors entrons dans le mouvement avec ce portrait des différents styles et formes de danses ouvrant sur une multiplicité de langages corporels qui rappelle, ou qui appelle, la danse classique, contemporaine, hip-hop, breaking, krump, électro, voguing, waacking, danses en talons, danses de salon, flamenco, à travers la parole de trente danseurs et danseuses. Le cœur du dispositif est un podcast, Tous danseurs, dans lequel l’auteure, Dorothée de Cabissole, passionnée de danse et qui la pratique depuis l’enfance, donne la parole à des acteurs/actrices de toutes les danses, dans le but de rendre leur art accessible à tous.

D’un classement en onze techniques et expressions dansées, la danse contemporaine occupe un tiers du livre. « C’est le territoire du présent et de l’avant-garde pour toutes les générations de chorégraphes… Elle n’a pas de frontière esthétique et ne cesse d’imaginer des ailleurs » dit l’auteure qui en reprend le développement depuis les années 1930, aux États-Unis et en Allemagne, pour arriver en France une quarantaine d’années plus tard. Isadora Duncan, Loïe Fuller, Ruth Saint-Denis contribuent à l’avènement d’une nouvelle danse qui va se développer avec Martha Graham et Merce Cunningham. « Pour moi, Cunningham, c’est le Marcel Duchamp de la danse. Il a mis le curseur si haut, avec une conception si avant-gardiste de l’idée qu’on avait de l’art, que la plupart des artistes essaient encore de combler ce vide », dit Angelin Preljocaj – auteur de la préface du livre – qui, en tant que chorégraphe, s’est imprégné de son vocabulaire.

L’auteure évoque la révolution de la danse à partir de 1960, avec l’émergence de la postmodern dance et de Pina Bausch avec le Tanztheater qui casse l’image du danseur parfait, et crée un langage nouveau basé notamment sur le collectif. Puis elle décline les mutations de la danse en France à partir de 1970, avec le développement de la danse contemporaine puis l’institutionnalisation une dizaine d’années plus tard avec Michel Guy puis Jack Lang comme ministres de la Culture, avec Georges Frêche comme Maire de Montpellier et l’implantation dans la ville de Dominique Bagouet et du festival Montpellier Danse, de la création des lieux de diffusion et de celle d’un diplôme d’enseignement de la danse contemporaine.

Assembly Hall, de Crystal Pite © Michael Slobodian

Dorothée de Cabissole liste les chorégraphes de renom venant de tous les points du monde dont Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet, Anne Teresa de Keersmacker, Blanca Li, Mourad Merzouki, Ohad Naharin, Angelin Preljocaj, Rachid Ouramdane, Crystal Pite, Hofesh Shechter et met la focale sur beaucoup d’autres, parcourant leur biographie et les questionnant sur leurs parcours, sur ce qu’ils aiment.

Elle poursuit son inventaire avec des techniques populaires, ou parfois moins connues, définit le hip-hop comme « une culture positive, un mouvement, une philosophie », proche du graffiti pour les arts visuels et expression de la révolte en interviewant plusieurs de ses chorégraphes, dont Ousmane Sy ; présente le breaking en son étymologie, ses origines et sa gestuelle ; le krump en parlant notamment de Grichka Caruge, son pionnier ; la danse électro et ses battles, danse cent pour cent française qui, à partir des années 2000, puise dans les musiques électroniques mixées par les DJ ; le voguing, syncrétisme de nombreuses influences dont les arts martiaux et les sports de combat ; le waacking, né dans les clubs gay, avec une de ses figures majeures, Josépha Madoki, née à Kinshasa (RDC).

Requiem(s) d’Angelin Preljocaj © Didier Philispart

Le livre se poursuit, investiguant autour de la danse en talons qui allie puissance et sensualité et dont la figure-phare est Yanis Marshall qui en assure la transmission dans le monde ; puis survole les danses de salon, témoignage de l’évolution de la danse et de la société qui a ses origines dans les danses de cour et inclut la danse sportive, une danse de compétition dont Fauve Hautot est une représentante inspirée ; le flamenco, qui a pour origine les danses populaires d’Andalousie et mêle la danse, la musique et le chant, avec Paula Comitre, comme étoile montante de la catégorie.

Tous danseurs, s’ouvre sur la préface d’Angelin Preljocaj : « Dans la danse j’ai trouvé ma vie, j’ai trouvé mon être. C’est ma façon d’exister », suivi des cent dates qui ont marqué l’évolution de la danse. Le livre se ferme sur un petit répertoire de livres et de films sur la danse, et la postface de Marion Motin : « Pour danser, j’ai besoin de musique, beaucoup. La musique me transcende et je n’ai besoin de rien d’autre. Être présente dans mon corps. Être là, c’est tout. » C’est un livre flamboyant et un magnifique itinéraire proposé par Dorothée de Cabissole qui met en lumière un art libre et créatif, la danse, et ceux qui l’inventent, la respirent et la vivent. Sa mise en page est pleine de vie et de couleurs, de photographies et de mots qui dansent.

Brigitte Rémer, le 11 août 2024

Tous danseurs – 30 artistes qui font la danse d’aujourd’hui et de demain, par Dorothée de Cabissole, Hachette Livre (Marabout), octobre 2023 (29,90 euros) – site : www.marabout.com – tél. : 01 43 92 35 97.

Danseuses et danseurs interviewés : Laura Arend – Mehdi Baki – Marion Barbeau – Camille Bon – Mellina Boubetra – Grichka Caruge – Paula Comitre – Dexter – Carlota Dudek – Johanna Faye – Jade Fehlmann – Jann Gallois – Fauve Hautot – Nicolas Huchard – Edouard Hue – Leïla Ka – Mehdi Kerkouche – Pablo Legasa – Germain Louvet – Josépha Madoki – Yanis Marshall – Brandon Masele – Matteo Masson – Antonin Monié – Nach – Laura Nala – Arthur Perole – Amalia Salle – Noé Soulier – Léo Walk. La préface est signée Angelin Preljocaj, la postface Marion Motin.

Immeuble Nal, Douala

Roman de Ousseynou Nar Gueye, éditions Presqu’Île Lettrée (Sénégal).

1ère de couverture © DR

C’est à travers le regard d’un enfant de sept ans, Fara, dont la famille s’exile du Sénégal au Kamerun pour des raisons économiques, qu’on entre dans le tourbillon de sa vie familiale et sociétale. L’histoire se passe dans les années 1970/80 et Fara nous prend par la main pour nous guider sur les sentiers de son enfance. Il livre comme des instantanés ce qu’il vit, ce qu’il ressent et ce qu’il en comprend : sa famille – deux frères et trois sœurs, ses voisins, son quartier, l’immeuble Nal où il vit avec ses parents et la fratrie, au cœur de Douala. Chez Fara on parle wolof.

Dans la famille il y a le père, dit Le Vieux, « un centimètre de plus que le mètre soixante-dix, c’est écrit sur son passeport », de son métier bijoutier et qui adore jouer aux cartes le soir après le travail avec ses confrères venant de la diaspora africaine. Il y a la mère, La Mamma, imposante, une « Ménagère, c’est marqué sur sa carte consulaire », elle organise la maison « son royaume », chargée de mission pour le marché, les repas, les enfants, et qui concentre toute son autorité dans l’intensité du regard qui lance des éclairs et remplace tout mot d’ordre. Trois garçons, trois filles, la parité familiale : Bada, frère aîné de Fara et Allou le benjamin né à Garoua au nord du Kamerun, les filles, Xuredia, la seule de la fratrie née à Dakar, huit ans de plus que Fara, et Sagar, la deuxième, née sur la route de l’émigration vers l’Afrique centrale, à Niamey. La petite dernière, Soukeyna, avait l’âge de la maternelle.

En cours d’année tout ce petit monde fut brutalement arraché aux écoles et aux copains de Dakar, pour émigrer vers Douala rejoindre le père, installé depuis un an au Kamerun après avoir fait faillite. Les garçons passant du cours Sainte-Marie de Hann tenu par les pères maristes dans un quartier qui relie Dakar et sa banlieue, à l’école Saint Jean-Bosco de Douala. Les filles, Xuredia et Sagar, qui fréquentaient aussi l’école des Maristes à Dakar, arrivaient au Collège Liberman des Frères Jésuites de Douala et Soukeyna entrait à l’école des filles Notre-Dame. Même s’il était le premier de sa classe, Fara ne sera pas heureux à l’école Saint Jean-Bosco, son accent parisien attrapé à Dakar chez les maristes comme on attrape la grippe, était mal perçu par ses condisciples Kamerunais qui le snobaient et ne manquaient pas de le provoquer.

Après la faillite de sa bijouterie de Dakar, le père en inaugure une autre au cœur de Douala, principalement en refondant les bijoux offerts à sa femme au fil des années. Fara observe et décrit. Quelques mois après l’arrivée de tous dans la capitale économique kamerunaise, en janvier 1979 et après quelques mois de camping dans un logement provisoire, la famille s’installe dans un appartement de l’Immeuble Nal où Fara partage une chambre avec ses frères. L’Immeuble est situé près du port, on y entend les sirènes des bateaux. De style rococo et sans âge, « en ogive longue de cent mètres, construite sur un étage au-dessus d’un rez-de-chaussée circulaire » il deviendra un bon terrain de jeu pour le jeune garçon.

De son poste d’observation Fara décrit les artisans-ouvriers de l’atelier du pater, les personnages de l’immeuble, la chasse aux rats que les enfants organisent parfois le dimanche pour tuer le temps, le commissariat temporaire qui s’installe dans l’immeuble pour déjouer les cambriolages, la passion de sa sœur Xuredia pour Michael Jackson et la raclée que lui administre un jour la Mamma parce qu’elle refuse de faire la cuisine, la bastonnade du maître que Fara  reçoit un jour à l’école – chose rare pour lui, le bon élève – au grand plaisir de ses camarades de classe, les coups de ceinture du père le jour où avec Sagar, ils ratent sa voiture à la sortie de l’école pour butiner quelques figues de Barbarie alentour. Fara prend les chemins de traverse pour raconter le jour où on oublie d’aller chercher Soukeyna à l’école, et où personne ne s’en rend compte, sauf Radio Kamerun qui les invite à venir la récupérer en son antenne de Douala dans le quartier Bonandjo, ou encore Sagar qu’on oublie en retour de week-end, rentrant du village paternel, et les menaces proférées par le père, qui vont avec.

4ème de couverture © DR

Fara raconte sa manière d’expérimenter avec son frère le Foyer du Marin, à la cité des ouvriers-cheminots, face à l’Immeuble Nal. Il découvre la table de ping-pong, la belle piscine, les livres et revues. Foyer en accès libre il s’y rend certains dimanches. L’enfant raconte les grandes vacances passées dans la bijouterie du père où il essaie de se rendre utile, la Maison de la Jeunesse où sa sœur avait participé à une fête de fin d’année avec l’école et que Fara fréquente avec la sienne pour les séances de cinéma. C’est là qu’il sent monter sa vocation et décide qu’il sera plus tard cinéaste, parlant de son rapport au septième art, depuis tout petit. Il raconte le premier mort qu’il a vu – un ouvrier électrocuté – et les questions qu’il se pose sur la mort après un enterrement imposé à l’école, et une petite sœur qu’il ne connaitra jamais, Fatou, morte sitôt née. Il narre les tournois de tennis auxquels il assiste.

Puis le jeune garçon met la focale sur le pater, nommé consul honoraire du Sénégal à Douala qui se lance, contraint et forcé dans la lecture de projets artistiques et culturels comme le projet La Case à Abdou de la belle Adama. Il entend depuis Douala le 31 décembre 1980 sur Radio Sénégal la démission du Président Senghor, et deux ans plus tard celle du président Kamerunais Ahmadou Ahidjo, pour raisons de santé, sitôt remplacé par Paul Biya. Il présente les guides spirituels du père : le Serigne Maam Gannaar « sans âge, petit et frêle comme un moineau » qui tous les ans débarque dans la famille pour sa retraite et à qui pendant un mois les garçons prêtent leur chambre en investissant le salon ; les marabouts soufis, voyageurs qui passent et à qui il offre les nuitées d’hôtel et fait des cadeaux.

Fara, petit d’homme, regarde l’homme qu’est son père et qui s’absente un temps, parti au Sénégal pendant trois mois, déléguant ses fonctions à un ouvrier-artisan de la boutique. À son retour il est accompagné d’une seconde épouse, Thioumbé, une cousine, presque aussi jeune que sa fille aînée, à qui les garçons sont sommés de céder leur chambre. Le ciel leur tombe sur la tête et le mariage traditionnel sénégalais est célébré, tout le monde en habit d’apparat, les femmes maquillées à outrance et parées de bijoux. En discret observateur, Fara regarde la mamma, d’apparence stoïque et impassible, qui dresse une cloison dans sa chambre – auparavant véritable sanctuaire dans laquelle les enfants n’entraient que rarement – pour inventer une nouvelle chambre des garçons ; et les deux épouses qui se relaient pour préparer à tour de rôle les repas.

La vie semble reprendre son cours même si Fara souffre de son nouvel espace où il ne peut plus lire le soir, ni rêver comme avant,  Le père en ses fonctions de consul réunit la Dahira le dimanche, pour rendre le droit coutumier. Dans l’étape suivante et ultime il congédie la mamma demandant à chaque enfant de décider s’il veut rentrer au Sénégal avec elle, et tous l’accompagnent la mère. Retour au Sénégal en décembre 1982 dans la maison du père de la Mamma où tout le monde partage une grande chambre et où l’oncle Faly joue de son entregent pour inscrire les enfants à l’école. Pour Fara le coup est violent, c’est la fin de l’insouciance, la fin de l’enfance. L’image de la mère s’efface totalement face au bon vouloir de l’homme régnant en maître absolu, sans parler de la moindre souffrance ou pensée de la femme, piégée dans son rôle-titre de reproductrice et qui devient une ombre s’effaçant au loin.

« Je suis définitivement sorti du paradis de l’immeuble Nal. J’ai dix ans mais mon enfance est finie, à avoir été trop mêlé à des choses d’adultes. L’enfance dure de sept ans à dix ans révolus. L’enfance dure trois ans. » La chute est rude et le chemin initiatique que dessine le récit, plutôt plein d’insouciance, de vie, et non dénué d’humour, ne nous y prépare pas. Innocent et incisif, le regard de l’enfant ne délivre rien des sentiments ni de l’émotion. Fara prend sa palette et pose les couleurs sur la feuille, par petites touches précises et minutieuses, participant d’une grande fresque qui dessine son Afrique.

Ousseynou Nar Gueye dédie Immeuble Nal, Douala – qu’il nomme roman – à sa famille, peut-être pour déguiser la part d’autobiographie, car sur la photo de couverture il semble que ce soit bien lui et sa petite soeur, lui, l’auteur, en ses sept ans.

Brigitte Rémer, le 2 août 2024

Immeuble Nal, Douala se trouve dans toutes les bonnes librairies de Dakar :  Aux 4 Vents, dans le quartier Plateau et Mermoz, rue Félix Faure et Avenue Cheikh Anta Diop, email : 4vents@librairie4vents.com – site : www.librairie4vents.com – centre commercial Sea Plaza, tél : +221 33 821 80 83 –  Plumes du Monde, email : contact@plumesdumonde.com – tél : +221 77 794 97 89). Et aussi dans la librairie numérique française youscribe.com – Les photos des 1ère et 4ème de couverture sont issues de la collection privée de l’auteur.

La dernière guerre ?  Palestine 7 octobre 2023 – 2 avril 2024

Texte d’Elias Sanbar, édité en avril 2024 par Tracts Gallimard n° 56.

Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, reprend les événements du 7 octobre 2023 qui font à nouveau basculer le monde et dont la source remonte à 1948 : « Je veux parler de la Nakba de 1948, quand ma mère me porta vers un exil que mes parents pensaient de courte durée. C’était un matin d’avril 1948. J’avais quatorze mois… »

Autant dire que l’auteur connaît l’exil et qu’il a su mener un parcours emblématique autour de la réflexion et de l’analyse liées au déchirement de ce Moyen-Orient où il n’a jamais pu vivre et où il défend depuis toujours la voix de la Palestine, son pays. « Si les Israéliens sont habités par la peur d’une disparition possible, les Palestiniens vivent quant à eux une disparition réelle, celle d’un déni d’existence définitif. »

Avant 1948 *

Elias Sanbar donne dès le départ sa lecture : « La naissance d’Israël n’était-elle pas la réponse adéquate au mal absolu que fut le nazisme ? Partant de cette réponse d’un droit de présence solitaire, exclusif sur la Palestine, il devint impensable pour la majorité écrasante des Israéliens d’accepter le fait que la naissance de leur État eût pu naître d’une injustice commise à l’égard d’un autre peuple… » Statut particulier lié aux souffrances ayant présidé à la naissance de l’État d’Israël, soutien à ce jeune État par de nombreuses nations, laxisme mondial quant aux terres dérobées. L’objectif israélien constate-t-il est de parachever la Nakba de 1948, comme le suggérait Ben Gourion – Premier ministre du pays de 1948 à 1954 puis de 1955 à 1963, l’un des fondateurs de l’État d’Israël – dans deux lettres adressées à son fils, Amos, en juillet et octobre 1937, lettres citées par Elias Sanbar : « Si je suis un adepte enthousiaste de la création d’un État Juif maintenant, même s’il faut pour cela accepter le partage de la terre, c’est parce que je suis convaincu qu’un État juif partiel n’est pas une fin mais un début… »

Et, de guerre en guerre, la situation s’est comme entérinée, selon le bon vouloir de ceux qui depuis 48 colonisent et de plus belle, au vu et au su de tous. Elias Sanbar met en lumière l’intention de Netanyahou et de son cabinet de guerre, au-delà de la contrattaque à Gaza, de viser et de vouloir récupérer Cisjordanie, Jérusalem-Est et réfugiés de 1948, en bref d’en finir avec tous les Palestiniens, d’où son mot d’ordre ressemblant à un ordre de mission : « Cette guerre est la dernière d’Israël, le dernière… » mot dont s’empare Elias Sanbar pour le transformer en question et en faire le titre de sa réflexion : La dernière guerre ?

1947 / Projet ONU *

 « Cette dernière guerre débute du côté israélien le 9 octobre, au lendemain d’un crime de guerre commis le 7 par le Hamas. » Personne n’imaginait « que des occupés fussent capables d’une telle prouesse technique et guerrière » à l’égard du pays le mieux protégé du monde, Israël, qui n’a rien vu venir et dont 250 otages ont été emmenés à Gaza.  « Un nouveau foyer de guerre s’est allumé au Proche-Orient après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 suivi par les bombardements meurtriers d’Israël sur Gaza, territoire que l’auteur qualifie de prison à ciel ouvert. « Ces carnages, accompagnés de persécutions en Cisjordanie et de déclarations annexionnistes, ont réveillé la question palestinienne endormie » écrit Edgar Morin.

Elias Sanbar dénonce l’approximation d’un rapport de l’ONU au sujet de la violence sexuelle sur les otages israéliens, les hypothèses et fantasmes israéliens face à l’organisation des attaquants, le Hamas, les deux poids deux mesures des Occidentaux, la fausse naïveté de Netanyahou dans sa « déception de n’avoir pas été informé de l’opération » et l’embourbement qu’il recherche pour sauver sa peau. Vérité ou ruse ?

1967  – Guerre des Six Jours *

La réplique d’Israël conduit à des milliers de morts dont de nombreuses femmes et enfants, à l’anéantissement des structures de soin et des services de secours à tel point que le mot de génocide s’inscrit sur les tablettes des journalistes et que l’Afrique du Sud, s’inscrivant comme défenseur du droit, saisit la Cour internationale de Justice de La Haye le 29 décembre 2023. La Haye édite des mesures conservatoires donnant obligation à Israël d’assurer la sûreté et la sécurité des Palestiniens dans la bande de Gaza, mais n’appelle pas à un cessez-le-feu. La Cour est ensuite saisie par cinquante-deux États membres de l’ONU « pour avis consultatif sur la légalité de l’occupation en 1967 par Israël des territoires palestiniens. » La majorité des plaidoiries demande le retrait « immédiat, inconditionnel et unilatéral » d’Israël des territoires conquis en 1967. Israël ne répond à aucun ordre de la Cour internationale de Justice, l’ONU s’érode et sa crédibilité avec.

Elias Sanbar développe aussi le rôle de l’UNRWA, Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, une agence de l’ONU exclusivement dédiée aux réfugiés palestiniens à laquelle 6,5 millions de Palestiniens sont inscrits. Et l’auteur donne d’autres chiffres, notamment sur les habitants de Gaza dont 75% des 2,2 millions d’habitants ont statut de réfugiés palestiniens.

L’espoir de créer deux États s’est éloigné, voire effacé dans les hauts et les bas des tergiversations mondiales. On y croyait encore en 1991 lors de la Conférence internationale de paix de Madrid qui avait été précédée d’une session du Conseil national Palestinien, autrement dit du Parlement en exil, trois ans plus tôt, à Alger, en la présence de Yasser Arafat. Trente-trois ans après, aucune paix n’a vu le jour, et encore moins un État palestinien, note Elias Sanbar qui liste toute une série de questions, dont la question vitale : « Existe-t-il un moyen de tirer profit du désastre en marche pour trouver l’amorce d’une sortie par le haut de l’interminable conflit ? »

Situation aujourd’hui *

Malgré le sentiment d’impuissance qui domine, alors que « la guerre qui culmine aujourd’hui à Gaza est aussi une guerre contre la Palestine, toute la Palestine » l’auteur esquisse une série de possibles pour y réussir, sous réserve que « les puissances amies d’Israël quitte à cabrer dans son propre intérêt leur protégé, trouvent l’audace qui leur a tant manqué d’imposer une paix jusque-là réputée inatteignable. » Les puissances amies d’Israël, États-Unis en tête.

Elias Sanbar ferme son propos en ajoutant : « Sans mots, je me tiens devant la conclusion impossible de ce texte. » Il donne la parole à celui dont il fut l’ami et le traducteur, le poète Mahmoud Darwich, qui écrivait en 1992 dans Le Dernier discours de l’Homme rouge : « Laissez donc un sursis à la terre. Qu’elle dise la vérité. Quant à vous, quant à nous. Quant à nous quant à vous… Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts. »

Brigitte Rémer, le 1er août 2024

La dernière guerre ?  Palestine 7 octobre 2023 – 2 avril 2024 – Texte de Elias Sanbar, édité par Tracts Gallimard n° 56 – (3,90 euros).

*Les cartes ont été publiées le 11 décembre 2023 par L’Humanité. « Israël-Palestine : 4 cartes pour comprendre 75 ans de tragédie. »

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître – Braveheart

Publication de deux pièces de l’auteur syrien Wael Kadour : Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, aux éditions L’Espace d’un instant/maison d’Europe et d’Orient.

1ère de couverture

Auteur, dramaturge et metteur en scène, Wael Kadour a quitté la Syrie où il est né en 1981, au début de la Révolution de 2011. Diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas en 2006, il part en résidence de dramaturgie au Royal Court Theatre de Londres l’année suivante et monte des projets dans plusieurs pays du Moyen-Orient, notamment en Syrie, Jordanie et au Liban. C’est en Jordanie où il reste quatre ans qu’il conçoit ses Chroniques d’une ville qu’on croit connaître et où il monte des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi. Il s’installe en France en 2016. De là il part en résidence à Berlin en 2017, au Sundance Institute of Playwrights, puis au Lark Theatre Lab de New York en 2018. Il co-signe la mise en scène de sa pièce, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, avec Mohamad Al Rashi en 2019, créée à La Filature-scène nationale de Mulhouse, dans le cadre du festival Les Vagamondes et qu’il a ensuite présentée au Théâtre Jean Vilar de Vitry (cf. notre article du 20 avril 2019). Ensemble, ils avaient auparavant mis en scène une autre de ses pièces, Les petites chambres, créée à Beyrouth et Amman en 2014 et éditée en arabe et en français par Elyzad, dans une traduction de Wissam Arbache et Hala Omran.

4ème de couverture

En 2021, Wael Kadour reçoit le soutien de Ibsen Scope Fondation en Norvège pour écrire et produire la pièce Up-There, basée sur les témoignages d’anciennes détenues politiques ayant monté La Dame de la mer de Henrik Ibsen, à la prison pour femmes de Douma (Syrie) en 1991. En 2024, avec Mohamad Al Rashi et en partenariat avec l’association Perseïden, il amorce la mise en scène de son texte Bravehear, second texte de l’ouvrage édité par L’Espace d’un instant. Publiées dans plusieurs langues – en arabe, anglais, français, italien – ses pièces sont mises en scène par des metteurs en scène de différents pays – dont le Liban, l’Italie, l’Allemagne, l’Égypte où Hassan El-Geretly, directeur du théâtre El-Warsha, l’a présentée. Wael Kadour est membre de l’atelier des artistes en exil – fondé et dirigé par Judith Depaule – qui fait un magnifique travail d’accueil des artistes réfugiés, exilés, et de présentation de leurs expressions artistiques, dans tous les domaines.

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, pièce pour six personnages, publiée en arabe aux éditions Mamdouh Adwan, à Damas, en 2018 – traduite en français par Nabil Boutros, artiste scénographe et photographe qui vit entre deux langues, l’arabe égyptien et le français, langues qu’il aime à faire passer d’une rive à l’autre – s’appuie sur une histoire réelle, vécue à Damas : le suicide d’une jeune femme, Nour, une nuit de l’été 2011, au début de la révolution. La pièce interroge l’absence, dans un contexte politique en ébullition qui voudrait contredire le manque d’espoir, alors que le pays se met en marche vers plus de démocratie. L’auteur tente de retracer le parcours de la jeune femme et de chercher la source de son désarroi. Roula, qu’elle avait rencontrée et avec qui elle s’était liée, raconte, sa famille s’interroge. L’enquêteur la taraude avec perversité pour une enquête menteuse et truquée, sous pression et chantage. La pièce démonte le système politique, social, économique et religieux, qui règne depuis des décennies, décrit la guerre, pillant l’intimité et montrant la violence morale exercée quotidiennement, tant dans la sphère privée que publique : la verticalité homme/femme, les interdits, le contrôle, l’engagement pour son pays, l’activisme, la dénonciation, les amours défaites, les rapports de classe et les rapports de force dans la société.

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Braveheart/Cœur vaillant, pièce traduite par Simon Dubois – chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient, spécialisé dans la jeune production théâtrale syrienne – a remporté le Prix d’écriture dramatique dans la région arabe, attribué par l’Ensemble Theatre Foundation, en 2021. Elle devrait être créée prochainement dans une mise en scène de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi. La pièce part, là aussi, d’un événement réel : un avocat syrien, Anwar al-Bunni, vivant à Coblence, en Allemagne, reconnaît un homme qui s’est avéré être un bourreau aux bottes du régime. Wael Kadour s’empare de l’histoire et met en face à face Aline et Mohammad, tous deux Syriens résidant dans une petite ville française inconnue, et interroge l’écriture en exil. Aline tente de mettre en forme des éléments d’écriture et se trouve confrontée à son passé, et au manque d’avenir. Elle est à la recherche de vérité et de justice, et tente de faire face aux réalités du non-retour, dans son pays volé par un despote et qui se désagrège. Aline comprend, petit à petit que l’homme dont elle est tombée amoureuse travaillait en fait dans le renseignement. La pièce nous place dans un entre-deux comme le fait justement remarquer Monica Ruocco – professeure de langue et littérature arabe moderne et contemporaine à l’université de Naples L’Orientale – qui en a écrit la préface, où « pour le dramaturge, Damas est désormais trop lointaine et la France, son nouveau lieu de résidence, n’est pas encore si familière. »

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Les deux pièces de Wael Kadour publiées par L’Espace d’un instant ont été traduites avec le soutien de l’association Perseïden, de la Maison Antoine Vitez et de l’Office national de diffusion artistique et l’ouvrage a été édité avec l’aide du Centre national du livre, en février 2023. Elles nous mènent aux frontières de la réalité et de l’imaginaire et touchent à la mémoire individuelle et collective. À travers ses migrations et ses exils, l’auteur interroge la violence de la guerre et la radicalité, la fracture artistique, le déplacement, l’altérité.

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2024

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, sont publiées aux éditions L’Espace d’un instant, un projet de la Maison d’Europe et d’Orient (Dominique Dolmieu) – site : www.parlatges.org – email : agence@parlatges.org – tél. : +33 (0)9 75 47 27 23 –

*Les photographies de Nabil Boutros ont été prises en 2019 à La Filature-scène nationale de Mulhouse, lors de la création en France de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, dans une mise en scène co-signée de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi.

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue

Première de couverture

Trafic d’acteurs et d’engins, racontés par Bertrand Dicale et Michel Peraldi. Édition Deuxième Époque. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal.

À travers ce geste éditorial puissant s’inscrit en filigrane toute une époque, politique et sociale, philosophique et artistique. Le ton est donné par la préface de l’ethno-sociologue Michel Peraldi, Jouer, penser sur les décombres. Il s’agit bien des décombres d’un monde qui se défait et des tentatives de réponses qu’apporte Générik Vapeur – compagnie de théâtre de rue fondée en 1983 par Cathy Avram et Pierre Berthelot – dans sa réinvention du quotidien et sa recherche de nouveaux manifestes artistiques.

Le livre est construit en deux parties. Dans la première, Bertrand Dicale, auteur, chroniqueur et documentariste, observateur des artistes et des mouvements artistiques, met en exergue le parcours de ces deux artistes-artisans, les fondations de la compagnie au sens architectural du terme, les idées et concepts qui sous-tendent leur démarche, les réflexions, digressions, évolutions pour ne pas dire révolutions qui deviennent leur marque de fabrique, se précisent, s’affirment et s’affinent au fil du temps.

Cathy Avram, Pierre Berthelot – Archives Générik Vapeur

Ils ont traversé mai 68, sont imprégnés des univers du Bread and Puppet de Peter Schumann, du Grand Magic Circus de Jérôme Savary, de La Fura dels Baus, troupe catalane née avec le retour de la démocratie en Espagne, tous inventeurs de formes poétique, contestataire, sarcastique et empathique avec des publics qui font cercle autour d’eux comme autour du conteur. Avant de se rencontrer, Cathy fait partie de l’aventure du Zéro de conduite – troupe et lieu d’expérimentation créé par Dominique Zay en 1973 et référence au film de Jean Vigo, pamphlet libertaire de 1933 interdit de diffusion pendant plus de douze ans, Pierre est de l’aventure du Royal de luxe fondée en 1979 par Jean-Luc Courcoult.

Bertrand Dicale fait la synthèse de quarante années de création, exercice improbable qui ouvre sur des pans d’expérimentation et de rencontres ayant permis des partenariats multiples, des synergies singulières et des extravagances, des pays et continents traversés. La recherche de multidisciplinarité (théâtre, danse, musique, vidéo, image), les projets sur mesure comme Urbains pour répondre à la demande de certaines villes, sont à la clé de leur imaginaire toujours en mouvement. Une éclosion possible grâce aussi au doublement du budget de la culture par Jack Lang, ministre en 1981 et à la dynamique des acteurs régionaux et locaux, moments et actions de grâce ; la structuration du secteur avec notamment Hors les Murs centre ressources et de promotion des arts de la rue, en 1994, première reconnaissance du secteur par le ministère de la Culture, suivi en 1997 de la création de la Fédération, association professionnelle pour les arts de la rue à Aurillac sont autant de marqueurs qui ont permis de hisser les arts de la rue au même rang que d’autres arts du spectacle – comme théâtre, danse, opéra, musique live, arts de la marionnette et arts du cirque – en tant qu’art majeur.

Monterrey (Mexique) 2008 © P. Berthelot

Installés à Marseille dès 1986, au début et pendant trois ans dans les marges de l’immobilier, avant que la ville ne leur propose de s’installer dans les anciens abattoirs Saint-Louis puis qu’elle ne leur attribue un lieu aux Aygalades, partagé avec d’autres structures, dans l’ancienne huilerie Abeilles, aux portes de Marseille nord et de ses anciens faubourgs industriels. Le récit de Bertrand Dicale met le projecteur sur les différentes formes de spectacles développées en France et à l’international par Générik Vapeur, à partir de la déambulation et de l’utilisation de grosses machines, dans un concept qu’ils nomment « trafic d’acteurs et d’engins. »

Jamais 203 – 2008 © Augustin Le Gall (2)

Cathy Avram et Pierre Berthelot décident en 1983 quand ils se rencontrent de fédérer leurs énergies et leurs désirs, leur lecture du monde et fondent Générik Vapeur. Ils prennent la parole dans la seconde partie du livre intitulée 1983-2023, 40 ans de théâtre de rue : Pierre parle de Millésime ! « Une compagnie a une couleur, une écriture spécifique, un son, une griffe, une odeur, des manies, des obsessions, un vocabulaire, son almanach, ses encyclopédies, ses idoles, ses références… son astrolabe, son sextant, sa boussole, son compas et ses petits cailloux blancs… » Cathy évoque Les Années Lumière « 1983. Nous y étions arrivé.e.s à égalité dans la mixité, en bandes, en groupes, en couples, en troupes, les performances, les actes éphémères, canulars philosophiques, désobéissance civile… Nommer Générik Vapeur Trafic d’acteurs et d’engins c’était inventer le nom puis tout le reste. Piñata géante truffée de savoirs, de sons d’homo sapiens, de passions de toutes sortes, des objets et gestes du petit quotidien… »

Passionnée d’écritures, créatrice et animatrice de Lectures du monde, impliquée dans la vie de l’association à partir de 1989, Sara Vidal prend à son tour la parole avec 40 ans et remonte le temps. Les titres des spectacles et expériences s’égrènent De Duodénum présenté en 1984 au festival Avignon-Off à Délit de sale gueule en 1990 ; de La Petite Reine en 1994 à Kronos Cortège en 1997 ; des Topos de Valladolid, une des résidences de création du spectacle Pass’Partout en 2002 à Opéra Poubelle en 2009 ; de La Photo communale en 2015 dans le cadre d’un projet de territoire à La Marche des clameurs à Marseille, marche-concert avec Alain Damasio et Palo Alto, dans le cadre de la biennale des écritures du réel en 2022.

Bivouac 25+2 – 2021 © Caroline Genis (3)

Une troisième partie Documentaire rappelle, outre la bibliographie, tous ceux et celles qui sont passé(e)s par la troupe, montre quelques maquettes des costumes, énonce le répertoire des spectacles, les partenaires et compagnonnages, et la compagnie telle qu’en elle-même en 2023.

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue Trafic d’acteurs et d’engins, contient de nombreuses photos et dessins, les témoignages d’artistes qui ont fait un bout de chemin avec eux, c’est un vrai défi que d’avoir reconstitué le puzzle des spectacles et de leurs géographies avec les reprises et les vagabondages, les inspirations et les révélations, les embûches et les combats, les partenariats. Ainsi les différentes versions de Bivouac, Parcours émotionnel pour 102 bidons, 3 musiciens, 15 comédiens dont le concept évolue en permanence avec, pour concept et image de départ le passage, la transhumance, puis la création d’un bestiaire et le développement de toutes les formes du feu, de la lueur à l’incendie présentées dans de nombreuses villes de France – du Carnaval de Nice en 1997 au Familistère de Guise en 2015, et dans de nombreux pays, du Brésil au Liban, de Corée du Sud au Burkina Faso.

40 ans de parcours, dans une énergie folle et beaucoup de courage, une troupe qui invente des mondes, étape après étape, où beaucoup de grands noms du théâtre de rue et de formes artistiques liées aux territoires sont au générique, entre tant d’autres Culture Commune de Chantal Lamarre ; Lieux Publics-Centre national de création des arts de la rue de Michel Crespin, fondateur en 1986 du Festival international de théâtre de rue d’Aurillac ; Ilotopie compagnie aînée crée en 1979 par Bruno Schnebelin avec qui Générik Vapeur parcourt l’Europe tout en développant la compagnie. La base du théâtre de rue repose sur la notion de collectif et rien n’est jamais gagné. « Au commencement, l’association a des contours très nets : Pierre se penche prioritairement sur les scénographies et les engins, Caty sur la musique, le jeu et les costume, le théâtre de rues définissant les personnages, l’écriture se pratiquant à deux, écrit Bertrand Dicale. De là date la signature collective de Générik Vapeur, dont le partage génétique ne sera connu que d’eux seuls ».

« La rue est la pince monseigneur des territoires de l’art… Le théâtre de rue comme un transport en commun » est-il écrit par Générik Vapeur au détour des pages. Autrement dit salutaire et nécessaire. On peut feuilleter l’ouvrage comme un livre d’images, derrière il est une histoire de vies et d’expérimentation des langages artistiques, un récit de société, des utopies, une réalité.

Brigitte Rémer, le 7 juillet 2024

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue. Trafic d’acteurs et d’engins. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal. Direction éditoriale de l’ouvrage Claudine Dussollier. Édition Deuxième Époque, collection « Domaines » grand format, 232 pages, format20 x 26 cm, prix : 30 euros. Montpellier, 2023.

Visuels : (1) Générik Vapeur à Monterrey (Mexique), 2008, © Pierre Berthelot – (2) Jamais 203. La folle histoire des arts de la rue avec Karwan. Salon de Provence, 2008 © Augustin Le Gall – (3) Bivouac 25+2 de la compagnie Ex-Nihilo, La Cité des Arts de la rue, Marseille 2021, © Caroline Genis.

Présentation de l’ouvrage : le jeudi 11 Juillet à 16h, Villeneuve-Lez-Avignon (84) librairie de la Chartreuse, en présence de Bertrand Dicale et Claudine Dussollier – le samedi 13 juillet à 18h30, Saint-Armand de Coly (24), en présence de Pierre Berthelot, Caty Avram et Claudine Dussollier – le samedi 10 août à 14h, Libourne (33), en présence de Caty Avram et Pierre Berthelot à la Centrale/Médiathèque Condorcet.

 

Histoire spirituelle de la Danse

De David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve/Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas.

Couverture, dessin France Dumas

C’est un livre malicieux qui se lit d’une traite, quatre-vingt-seize pages, grosse police de caractères, édité dans la collection de livres de poche chez Riveneuve-Archimbaud. L’humour s’y annonce grinçant à en juger le dessin de la première de couverture, réalisé par France Dumas : trois squelettes dansent sur un crâne tout sourire, visiblement une danse macabre. La danse aurait-elle à voir avec la mort ?

Le mot spirituelle du titre, Histoire spirituelle de la Danse dans ses différentes acceptions, reste à définir : ne rien prendre au sérieux ; mieux voir l’essentiel et évoquer ce qui a trait à l’esprit et engage le talent intellectuel et moral ; montrer ce qui est relatif au sacré en se libérant de tout et notamment de soi-même, chaque lecteur en fera sa traduction. David Wahl donne la sienne par une apostrophe Au lecteur : « On raconte qu’il existe deux moyens excellents et éprouvés de connaître la danse. Le premier consiste en la danser. Le second en la contempler. Pour ma part, j’ai dû m’estimer plus malin que tout le monde, car j’ai cru bon de pouvoir la dire… Quant à tenter d’en saisir une dimension spirituelle cela peut sembler encore plus vain. Car assurément, comme le sait tout mystique, le silence seul est capable d’en parler. » Le ton est donné et tout au long de l’ouvrage, l’auteur prend le lecteur par la main.

On entre dans la danse par un épisode significatif et affligeant du rapport entre religion et danse, péché mortel, d’un certain abbé Rochefort qui, à peine arrivé dans sa paroisse sortant frais et moulu de ses études séminaristes, se met à interdire toute danse au village, n’hésitant pas à faire tirer sur la population rebelle. Au fil du temps les interdictions de rapprochement des corps furent multiples. La danse fut d’abord collective avant de se risquer au full contact par la valse, premier scandale hygiéniste. En contradiction avec cet abbé cité ci-dessus, d’autres font valoir que la danse est le langage des cieux. Ora pro nobis !

Et David Wahl se demande sur quoi se fonde cette peur et développe sa thèse et ses références : le corps, motif d’anxiété en Occident ; le trouble de la réincarnation venant de l’Inde ; le corps-prison selon Platon qui dans Gorgias déclare : « Peut-être qu’en vérité notre corps est un tombeau » et plus tard, Plotin qui défend toute reproduction de son visage. L’auteur décline le rapport des philosophes au corps, en tous cas ce qu’ils en disent, avant d’approcher les philosophes chrétiens et on n’est pas déçu du voyage, à commencer par Saint-Bernard prêchant face à ses moines : « Pourquoi la chair se réjouirait-elle… Celui qui vit aujourd’hui demain pourrira. »

Mais les morceaux de choix arrivent avec l’introduction du corps de la femme, dont s’étaient peu souciés les Grecs et les Romains. Odon de Cluny en 932 se charge de leur dissection avec force détails histopathologiques : peau, fluides, sang, viscères. Bref, la femme, coupable de tous les maux des hommes, terrorise. Pour Paracelse, en 1531, « rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse » et pour Lambert Daneau une vingtaine d’années plus tard, toute femme est une sorcière, et il fait allusion au sabbat des sorcières et à tout ce qui se colporte à ce sujet. Sans oublier ce pauvre paysan égaré, dénonçant la branle satanique à laquelle s’adonnerait sa femme, cette danse de la nuit qui avait terrorisé la ville de Genève en 1544.

Alors, les femmes seraient-elles la seule cause du désarroi des hommes ? pose l’auteur. Il faut se souvenir de Salomé obtenant par sa danse la tête de Jean-Baptiste, ou encore le Bal des ardents où l’élite de la chevalerie française avait péri brûlée vive, au XIVème siècle. Et David Wahl d’analyser que « si la danse de la femme fait apparaître le démon, il semblerait que la danse de l’homme, elle, signalât souvent sa fuite. » Et il fait un détour par la sexualité de l’homme et de la femme, non dénué d’humour, « le sexe a toujours fait rire, c’est un fait bien connu, et le rire nous ramène toujours à la mort. » Puis il montre que « danse et souffrance entretiennent de bien étroites liaisons », en parlant de maladie contagieuse, sorte de danse de Saint-Guy dans l’hystérie collective, et faisant référence aux jeux du cirque et des gladiateurs, premiers arts de la scène. Les condamnés à mort y étaient réellement dévorés par les ours et les premiers chrétiens y tenaient de drôles de rôles.

Le parcours continue et s’intensifie, David Wahl fait un détour par les danses macabres dans les églises, notamment pendant le carême et par les mystiques comme Louise du Néant (!) et ses extases et mère Jeanne des Anges dans ses épisodes de possession, au XVIIème siècle. La convulsion était même devenue spectacle, certaines femmes en faisaient commerce au cours de transes spectaculaires. Pour stopper ces dérives, Louis XIV inventa le métier de danseur par les Lettres du 30 mars 1661 son acte de naissance, et créa l’Académie royale de danse pour former ses propres danseurs d’une part, pour « refonder la danse avec de véritables règles d’écriture et d’exécution » d’autre part. Il créa lui-même un Ballet de la nuit où il paraissait comme un véritable Roi Soleil, d’où son nom. Même Descartes, le philosophe, écrivit en 1648 un ballet, pour son amie la reine Christine de Suède. Voltaire, un siècle plus tard, parle de la danse comme d’un art. « Un art, c’est-à-dire quelque chose que peu font et que beaucoup regardent. » On parle enfin de beauté, d’harmonie et de force vitale. Louis XIV rapprocha aussi la dissection des cadavres humains du théâtre d’anatomie où eurent lieu d’étranges expériences publiques, pour déterminer la frontière entre la vie et la mort.

Le livre se ferme sur l’enfance avec une comparaison entre l’humain et l’animal, « notre enfance étant la plus longue du règne animal » avant d’acquérir la station debout, et confirmant que le corps reçu à la naissance n’est en aucun cas le modèle réduit de notre corps adulte. Par comparaison et en résonance, les travaux de Boris Cyrulnik, font le constat que les enfants sauvages élevés par des louves gardent l’état de quadrupède. « Nous sommes ce que nous avons dansé, et ce que nous dansons encore » conclut David Wahl en faisant l’éloge du pied.

L’air de rien, ce livre est un petit bijou, et si l’on s’exprime à la manière de Riveneuve-Archimbaud, une pépite, du nom de sa collection. Écrivain, comédien et dramaturge, David Wahl fut attaché à plusieurs théâtres dont Le Rond-Point à Paris et Le Quartz de Brest qui lui avait commandé cette Histoire spirituelle de la Danse lors du festival DañsFabrik, en 2015. Il travaille sur l’écriture scénique depuis plus d’une quinzaine d’années, accompagne des metteurs en scène et chorégraphes dans l’élaboration et l’écriture de leurs spectacles et conçoit des expositions. Il côtoie aussi le milieu scientifique dont Océanopolis à Brest et est l’instigateur du concept de causeries qui tente de tisser des liens entre des domaines a priori éloignés comme théâtre et science, recherches savantes et récits populaires. Son Histoire spirituelle de la Danse fut publiée en 2015 chez Riveneuve-Archimbaud, elle est aujourd’hui rééditée dans sa collection Pépites et se situe au carrefour des sciences, de l’histoire, de la philosophie et des arts.

Le chorégraphe Angelin Preljocaj en a écrit la Préface sous le titre Comprendre, détruire, reconstruire. Directeur du Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence, il travaille avec une trentaine de danseurs dans le célèbre Pavillon noir construit par Rudy Ricciotti. Sa dernière création, Requiem(s), vient d’être présentée à Paris – cf. notre article du 15 juin 2024 -. Il résume l’ouvrage en ces quelques mots : « Précis, érudit, drôle, multipliant les références historiques, les coïncidences, les citations, ce livre inclassable ne ressemble à aucun autre ouvrage sur la danse. » Tout est dit.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2024

Histoire spirituelle de la Danse, de David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve-Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas (10,50  ) – site : www.riveneuve.com – email : riveneuveeditions@riveneuve.com

Jean Genet et la Palestine

Colloque dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, le 18 novembre 2023, à l’Institut du Monde Arabe – avec le concours de l’IMEC/Institut des Mémoires de l’édition contemporaine, directeur littéraire Albert Dichy.

Jean Genet © MNAMCP, Marc Trivier / Nabil Boutros.

C’est un premier colloque international portant sur la relation singulière qu’a nouée Jean Genet (1910-1986) avec le peuple palestinien. L’échange, s’est inscrit au cours d’une journée de réflexion proposée dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, comme prolongement à l’exposition éponyme – dont nous avons rendu compte dans ubiquité-cultures.fr, par un article du 30 juin 2023. Elle interroge avec acuité les différents sens que contient l’expression être chez soi, à partir de la parole d’un écrivain au parcours chaotique, sans famille ni patrie, qui aimait à se présenter comme vagabond, se sentant proche, par son errance, des Palestiniens, L’autre point commun rapprochant Genet du peuple palestinien est le rapport à la mort, une mort toujours proche.

Universitaires, écrivains, historiens, artistes, témoins et proches de Genet participaient à l’événement. Ils ont évoqué l’étonnant parcours biographique d’un auteur qui a passé du temps dans les camps palestiniens au Liban, et le témoignage bouleversant qu’il en a donné au lendemain des massacres de Sabra et Chatila en janvier 1983. Dans son œuvre ultime, Un captif amoureux paru au lendemain de sa mort, il échange ses derniers souvenirs de Palestine, sublimant sa colère et ciselant les mots. « L’impassibilté de la langue… » dit Samuel Beckett parlant de Quatre heures à Chatila.

La journée s’est ouverte par un mot d’accueil de Jack Lang, Président de l’Institut du Monde Arabe et de Leila Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, qui fut une amie proche de Jean Genet. « Je ne me suis jamais cru Palestinien, cependant j’étais chez moi » écrit Jean Genêt dans l’une de ses notes inédites figurant dans Les Valises de Jean Genêt au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde.

La première séquence de la journée – intitulée Politique du témoin – s’est déroulée en trois temps, sous la modération d’Albert Dichy (1): Elias Sanbar, historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco et rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, commissaire général de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde, a présenté sa réflexion autour de Jean Genet en un pays hors-les-murs ; Sandra Barrère (2), chercheuse associée à l’équipe Plurielles de l’Université Bordeaux-Montaigne, a pris la parole sur le thème Jean Genet à Chatila, un témoin particulier ; Manuel Carcassonne (3), directeur général des Éditions Stock, journaliste, critique et écrivain s’est exprimé sur le thème Jean Genet : l’ultime retour Cendres et renaissance.

Leila Shahid et Albert Dichy – © brigitte rémer

La seconde séquence de la journée, modérée par Sandra Barrère sous le titre Entre fiction et Histoire, a permis la projection de deux brefs extraits de Morts pour la Palestine, film inédit du réalisateur syrien Mamoun Al-Bunni tourné en 1974. Jean Genet avait accompagné la création du film, qui comprend une de ses interventions, un fait suffisamment rare. Le film est présenté par Marguerite Vappereau, maître de conférence en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne, auteure d’une thèse sur Jean Genet et le cinéma. Elle rapporte les mots d’Edward Saïd : « L’engagement de Genet échappe aux clichés. L’orientalisme est mis en pièces ». Dans cette seconde séquence, Patrice Bougon, président de la Société des amis et lecteurs de Jean Genet, ancien maitre de conférences à l’université japonaise d’Iwate et professeur contractuel à Paris-Denis Diderot a évoqué Jean Genet et les Palestiniens : amitié et écriture de l’histoire et transmis de nombreuses références. C’est sous l’angle de l’écrivain qu’il présente Genet, évoque Jacques Derrida et Michel de Certeau, pour parler de l’amitié de Genet avec les Palestiniens d’une part, mettant en relief son écriture de l’Histoire et son engagement d’autre part, invitant à s’interroger sur le sens des mots. Le Captif amoureux débute par « La page qui fut d’abord blanche… »  Genet est autodidacte mais fut un immense lecteur et c’est en comparant qu’il définit son rapport au monde et à l’Histoire. Il fut soldat à Damas à l’âge de dix-neuf ans, et livre quelques traces de cette période dans Le Captif amoureux. Sur Sabra et Chatila, il présente aussi des données historiques vérifiées par ses amis  et problématise. Poète quand il écrit pour le théâtre ainsi que dans ses récits, il fait des digressions qui déplacent le sens, Edward Saïd citant Adorno reprend : « Écrire devient un lieu pour vivre, pour qui n’a plus de patrie. »

© Brigitte Rémer

Elias Sanbar a ensuite pris la parole autour de deux thèmes, celui de la trahison à travers le regard de Genet sur Freud – dont il ne gardait que L’Homme Moïse, son dernier texte, parlant des religions monothéistes – car pour Genet, le psychanalyste avait trahi sa tribu, d’où son regard sur lui. Le second thème évoqué par l’historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, est celui de la solitude : pour lui, Genet est l’homme le plus solitaire qu’il ait jamais rencontré. Il était à la fois ce cavalier seul et quelqu’un de totalement impliqué là où il était, avec un fort sentiment d’affectivité. Il en rapporte pour exemple ce café où il se plaisait à aller à Paris, La Closerie des Lilas, située à deux pas de la clinique où il était né, racontant ainsi quelque chose de sa propre histoire, dans une sorte de dévoilement. Sa mère l’avait en effet abandonné à l’âge de sept mois, au dépôt de l’avenue Denfert Rochereau, abandon qui a nourri toute son œuvre. Mairéad Hanrahan (4), professeure de littérature française à University College London, a parlé de Un captif amoureux, une écriture de mousse et de lichen posant la question récurrente : À quoi sert la littérature ? et constatant qu’on en avait encore plus besoin dans les moments de tragédie. En évoquant Le Captif amoureux, texte très ouvragé, elle évoque une structure désordonnée et une grande préoccupation éthique, une vision personnelle et subjective, derrière le côté historique très présent. Elle y voit un arrière-plan composé d’arbres et de souvenirs et considère l’ouvrage comme une lettre d’amour aux Palestiniens. Elle y parle de l’eau comme source de la révolte, de la texture de l’écriture, de fissurations à l’intérieur du texte, de révolte cosmique, de chaînes de significations. Et elle conclut avec Le Journal du voleur et l’évocation du lichen, appelant le nom de Genet, comme un végétal et comme matrice fictionnelle et poétique.

© Brigitte Rémer

Au cours de la troisième séquence, modérée par Mairéad Hanrahan, Melina Balcázar (5), maîtresse de conférence à El Colegio de Mexico, a évoqué De la joie : Jean Genet en Palestine, faisant référence à la notion de mal qu’on trouve dans l’œuvre de l’écrivain, plutôt qu’à celle de la joie et de l’amour. Pour elle, nulle œuvre n’est aussi vraie que celle de Genet, sa signature étant de disparaître en même temps que d’être partout et de laisser traces. C’est dans l’écriture qu’il trouve une sorte de jubilation, comme ce fut le cas avec Les Paravents, tout en disant : « Je voudrais être presque mort tellement c’est difficile. » Et face à la mort il parle en stoïcien d’une délivrance proche. Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, a ouvert son propos sur le thème : Comment traverser la frontière, et retracé le parcours de Genet dans sa relation avec le monde arabe. À l’âge de treize ans il fut placé dans le centre de Montevrain comme apprenti-typographe, s’intéressa au cinéma égyptien dans son rapport au romanesque puis alla en Syrie à l’âge de vingt ans, pour l’armée. Il mourut au Maroc où il repose, tourné vers La Mecque. Albert Dichy parle du Captif amoureux comme d’un livre autobiographique ou d’un récit de voyage en Orient, d’un voyage à l’intérieur d’une fiction. « Le texte s’ouvre en se retirant » dit-il et il fait référence à Edward Saïd et à Pierre Loti, évoque l’image du couple mère-fils que Genet n’a pas connue, à travers l’image de la Pietà dans l’église de son enfance, dans le Morvan. Il pose la question de la domination culturelle, parle du rapport à l’image à travers Chateaubriand pour qui le paysage prime et Pierre Loti pour qui, à l’inverse « il n’y a rien à voir. » Il définit le captif comme celui qui regarde, ceux qui regardent étant en principe à l’abri des regards, alors que chez Genet c’est tout le contraire : il est vu, jugé et reconnu. Il évoque le narrateur et le reflet de soi dans l’oeil de l’autre, parle des tâtonnements quant à l’écriture du Captif amoureux pour lequel Genet a traversé trois étapes et conçu trois versions : dans la première, il restait proche de l’orientalisme, réorganisant l’ordre des paragraphes, notamment celui prévu initialement pour l’ouverture du livre qu’on retrouve à la page treize ; dans le second, il mettait sur le devant de la scène la supériorité de la femme palestinienne dans un renversement protocolaire et dessinait, par le rire, un Orient à l’envers ; dans le troisième, il posait une réflexion sur l’écriture. « La réalité se trouve entre les signes, dans les blancs de la page » note Albert Dichy qui remarque que la loi et l’ordre sont bien présents dans l’écriture de Genet, à l’inverse de son art de l’irrespect. Dans la discussion qui a suivi, Leila Shahid a témoigné qu’à la fin de sa vie, au moment où il écrit le Captif amoureux, Genet révèle une certaine humilité face à la vie.

Une table ronde a fermé cette riche journée autour de Jean Genet et la Palestine, au cours de laquelle quatre intervenants ont échangé sur la place de Genet aujourd’hui. Autour de Leila Shahid, René de Ceccatty, romancier, essayiste, dramaturge et traducteur, spécialiste aussi de Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia et Elsa Morante ; Hadrien Laroche, écrivain et diplomate, actuellement attaché d’action et de coopération culturelle à Toronto (6) ; Kadhim Jihad, poète, traducteur de Un captif amoureux en arabe, professeur au département d’études arabes à l’Inalco. Leila Shahid a parlé du destin cosmique de Genet et noté l’aspect prémonitoire des textes de Genet tant dans Quatre heures à Chatila que dans un Captif amoureux, dans la stratégie d’annihilation des camps de Sabra et Chatila, aujourd’hui de Gaza – nous sommes quarante et un jours après le 7 octobre 2023 – « Genet n’a jamais été autant présent qu’aujourd’hui, pourtant les milieux littéraires avaient été très critiques par rapport à son engagement » ajoute Leila Shahid. Elias Sanbar revient sur la Nakba, la Catastrophe, qui entre 1947 et 1948 avait chassé 800 000 Palestiniens de leurs terres dans le contexte de la création d’Israël, le 14 mai 1948, et du partage de la Palestine avec force destructions, pillages et massacres. « Ils se débarrassent de l’humiliation à gommer la honte » dit-il, montrant qu’avant le 7 octobre, toutes discussions s’étaient suspendues, classant l’affaire, Israël bravant tous les interdits et poursuivant sans relâche sa colonisation.

© Brigitte Rémer

Les discussions sont remontées à la source de l’attirance de Genet pour les Palestiniens, liée aux chants spirituels de la chorale de l’église du Morvan dans laquelle, enfant, Genet chantait, de la présence de Palestiniens en Égypte, de son admiration pour leur modernité, de son engagement auprès des émigrés, avec Foucault et Sartre, de sa vie de reclus, de son côté tendre et émotif qui ont alimenté son désir d’écrire. Hadrien Laroche s’est exprimé sur Genet et la politique, qui appelle l’enfance et ses humiliations, plus tard une maison palestinienne dans laquelle il se projette comme étant le fils – substitut d’un vrai fils, parti au combat. Kadhim Jihad, traducteur de Un Captif amoureux parle de la prose narrative de Genet et de l’intraduisible, parfois. Pour lui la page est un poème en soi, avec des phrases longues, comme à tiroir, il parle d’un haut langage où se côtoient la langue du XVIème siècle, le parigot et l’argot. Il évoque sa position de marginalisé spontanément attiré par les marginalisés, qui, toute sa vie, a cherché un accueil. René de Ceccatty a évoqué la rencontre qui ne s’est jamais faite entre Pasolini et Genet, dans une proximité-rivalité vraisemblables, et de la mauvaise image que nourrissaient l’un envers l’autre Moravia et Genet, de sensibilités politiques différentes.

La projection d’un bref extrait sur l’écriture de Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981 (7)  a été proposée et Genet dit : « J’ai été heureux dans la colonie, cette morale féodale dans les bagnes d’enfants. J’ai perdu une fraîcheur quand j’ai été payé. L’insécurité m’a donné la fraîcheur… J’ai su dès l’âge de 14/15 ans que je ne pourrai être que vagabond ou voleur. C’est à quinze ans que j’ai commencé à écrire.» Écrire c’est quand on est chassé du domaine de la parole donnée entend-on dans le commentaire du film. Des lectures d’extraits de textes de Jean Genet ont été faites par Farida Rahouadj – comédienne française d’origine algérienne qui tient le rôle de Warda dans Les Paravents, présentés au Théâtre national de Bretagne en octobre dernier dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel, programmés à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en mai 2024 : un Abécédaire Jean Genet à partir des citations affichées dans La Valise de Genet, au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde avec entre autres les mots : vagabond, écrire, langue, Panthères noires, semblable, rêver, imposture etc. – un extrait de Quatre heures à Chatila, parlant de la beauté, « impalpable, innommable, sensuelle et si forte qu’elle veut gommer tout érotisme… » Reste à écrire un grand opéra sur la Palestine, conclut Elias Sanbar, pour que les chants palestiniens et les chœurs d’enfants résonnent d’une colline à l’autre.

 Brigitte Rémer le 27 décembre 2023

Visuel : Marc Trivier, Portrait de Jean Genet, 1985, Rabat. Don de l’artiste, collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. © MNAMCP, Marc Trivier/Nabil Boutros.

1/ – Albert Dichy, commissaire de l’exposition Les Valises de Jean Genet à l’IMA a coédité le Théâtre complet de Jean Genet dans la Pléiade (Gallimard).  2/ – Sandra Barrère : Une histoire tue : le massacre de Sabra et Chatila dans l’art et la littérature (Garnier). 3/ – Manuel Carcassonne est l’auteur du Retournement (Grasset) et prépare un ouvrage sur l’année 1982 au Liban, Jean Genet, la Palestine, le monde. (4) – Mairéad Hanrahan, Genet’s Genres of Politics (Legenda) et Lire Jean Genet, une poétique de la différence (Presses universitaires de Lyon et Montréal). 5/ – Melina Balcázar : Travailler pour les morts. Politiques de la mémoire dans l’œuvre de Genet (Presses Sorbonne nouvelle).  6/ – Hadrien Laroche, Le Dernier Genet (…), publié aux éditions du Seuil. 7/ – Film Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981, paru dans la collection Témoins Écrire  – Voir aussi : https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/ce-que-la-palestine-apporte-au-monde/

Une magie ordinaire

Roman de Kossi Efoui, publié aux éditions du Seuil en mars 2023, après Solo d’un revenant (2008 – Prix des Cinq continents de la Francophonie), L’Ombre des choses à venir (2011) et Cantique de l’acacia (2017).

Né au Togo en 1962, c’est à l’écriture de pièces que Kossi Efoui se consacre d’abord, après des études de philosophie, happé dès sa jeunesse par le théâtre. Ses pièces sont jouées sur les scènes d’Europe et d’Afrique et il reçoit le Prix Tchicaya U Tam’si du Concours théâtral interafricain en 1989, pour sa pièce Le Carrefour. Contraint à l’exil en 1992 en raison de son positionnement politique et de sa liberté de ton, une résidence de création lui permet de s’installer en France. Son premier roman, La Polka, est publié en 1998 et il reçoit en 2001 le Grand Prix littéraire de l’Afrique Noire attribué par l’Association des écrivains de langue française pour son second roman, La fabrique de cérémonies.

Une magie ordinaire est son sixième roman, son récit croise sa vie. Il est au Festival d’Avignon quand il reçoit un coup de fil de son frère – qu’il n’a plus entendu depuis de nombreuses années – lui annonçant l’hospitalisation de leur mère, à Lomé. « Le halo brumeux d’une mélancolie s’est abattu sur moi, m’a ramené dans une région incendiée de mon passé » écrit-il. Au chaos d’Avignon fait place le blanc de l’hôpital en une vision furtive, et son propre vertige. Il se souvient des mots entendus dans l’enfance : « L’hôpital où l’on soigne avec du lait, l’hôpital où l’on enterre les vivants. » Ces appels téléphoniques entre les deux frères, pleins de silences et de non-dits et parlant de la mère, ponctuent le texte, de loin en loin. Ce point de rupture d’une mère qui s’en va permet à Kossi Efoui, tel un revenant, d’évoquer le parcours d’enfance, le regard sur ses proches et la vie là-bas. Le beau visage de sa mère et son élégance tissent l’ensemble du texte, et ses mots prononcés d’une voix de cristal au moment du départ résonnent dans sa tête : « Va vivre. Va vivre ailleurs et ne reviens plus dans ce pays. » Elle savait qu’il écrivait, qu’il écrirait toute sa vie, qu’il écrirait sur le mensonge.

Le premier mensonge nommé fut celui de la langue coloniale, de l’école post-coloniale qui avait hérité des méthodes de l’école au temps des colonies. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’ewe, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour. Ce thème de l’école lui tient à cœur et l’image de sa mère se superpose à celle de le Grande Royale dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Il découvre ce récit vers quatorze ans, où se pose la question pour son héros, du choix d’aller à l’école coloniale ou à l’école coranique et de mesurer si « ce qu’il apprendra dans la première vaut ce qu’il y oubliera, et si ce que cette école lui donnera vaut ce qu’elle lui enlèvera. »

Il s’identifie à ce garçon lui, l’enfant aux os chétifs, exprimant que le chemin de l’école n’est pas un aller sans retour, « le retour s’appelle la traduction. Traduire, c’est faire dans sa langue et dans la langue d’autrui l’expérience de l’équivalence et du semblable » écrit-il en une belle définition. D’une langue obligée qu’il transforme en un point force il ouvre « la fenêtre de la traduction et de la poésie. » Pour lui la poésie est exorcisme et il rapproche Baudelaire d’une légende bambara.

Le film de la vie repasse à l’envers avec ce qu’on a bien voulu lui dire et ce qu’il a appris, au fil du temps : l’expropriation à la mort du grand-père paternel et les exactions coloniales visibles sur photos, le nomadisme des parents en Côte d’Ivoire au moment des Indépendances, l’accident qui avait failli lui coûter la vie quand il était bébé, les difficultés de santé du père et l’accompagnement de ce père mourant quand il a dix-sept ans. Il apprend la précarité, l’injustice, les gens des en-haut, les gens des en-bas. Il parle de son adolescence passée à la recherche de modèles, de l’angoisse du sommeil, de son amour pour les parures, de métamorphoses. Il évoque le vrai-faux coup d’état entre le Ghana pays siamois et le Togo, dans son cortège de violences. Il reste suspendu aux chants de sa mère, découvrant même qu’elle fut un temps cheffe de chœur. « Quand l’écriture m’est advenue vers mes douze ans, et aujourd’hui encore quand l’écriture m’advient, c’est de la même façon que ces chants qui venaient à ma mère, et pour les mêmes raisons : pour ne pas trop penser aux choses dures. »

Par Une magie ordinaire, Kossi Efoui rend un magnifique hommage à sa mère. Il confesse que tout ce qu’il a écrit et publié est en fait « le prolongement d’un jeu en forme de conversation en deux langues » avec elle.  C’est un livre musical, plein de tendresse et de poésie, une chanson douce dans un pays « au parfum de terreur », un récit de vie plutôt qu’un roman.

Brigitte Rémer, le 30 août 2023

Publication aux éditions du Seuil le 3 mars 2023. 160 pages. (17.50€ ) – site : www.seuil.com

L’Homme tempéré

Photo de couverture © Gaël Le Ny

Récits écrits par Élie Guillou, publiés aux éditions La Belle Étoile en août 2023, et lecture musicale donnée en avril, à la bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz/Paris.

Avant même la publication de l’ouvrage dont la sortie a lieu dans quelques jours, Élie Guillou, chanteur, poète et écrivain, avait proposé en avril dernier une lecture de textes nés de ses voyages au cœur du Kurdistan, entre 2012 et 2016. Faisant face à un pupitre, accompagné de sa guitare, d’une enceinte d’où émanaient des chants arméniens, kurdes et turcs, ce fut un beau moment de partage, d’une grande simplicité et intensité.

Élie Guillou avait rencontré chanteurs et conteurs – les dengbejs – dans un Kurdistan écartelé entre Turquie, Irak et Syrie et chanté dans leur langue, établissant avec eux un dialogue « au-delà des langues. » L’homme-orchestre nous prend par la main et nous fait pénétrer dans sa liturgie par le récit, chante parfois à voix nue, psalmodie ou décline les demi-tons moyen-orientaux. Parfois sa guitare l’accompagne. Il donne à entendre le chant arménien d’un jeune marié ou la voix rocailleuse d’une femme, entre toux et plainte, dans l’appartement vide d’où l’on a emmené son père ; l’impuissance d’une délégation politique dans son incapacité à répondre ; le sourire du sergent l’invitant à prendre les armes ; les réponses stéréotypées des soldats aux questions posées, là où rêves et mensonges se superposent. Il y a toujours l’ombre d’une mitraillette derrière les mots et face à la question brûlante posée sur la ligne de front séparant les forces kurdes de l’État Islamique.

© Bibliothèque Couronnes – Naguib Mahfouz

Avec douceur, Élie Guillou rapporte la violence qu’il nomme parfois de manière crue, et le chant donne la nuance. Au Kurdistan où « un siècle de douleur peut devenir trois minutes d’éternité et les obstacles, un chant », la violence étatique invite à la révolte. Haine et jouissance dans la haine, lâchetés, sodomisations et viols sont au quotidien des guerres, ici comme ailleurs, les récits sont insoutenables Dans un camp de réfugiés, en Turquie, là où le regard des enfants est comme hanté, la guitare pour quelques instants calme la douleur. Et combien de jours de paix faut-il pour oublier une guerre, nous demande-t-il ?

A partir de situations dont il est le témoin à Diyarbakr, capitale située au sud-est de la Turquie – Amed en kurmandji – et dans la région, Élie Guillou devient le passeur de textes et de chants empreints de ces réalités sombres où la question de fuir ou de rester se pose en permanence. Il fait aussi entendre la chanson de Jiyan issue d’un texte qui déjà en attestait, Sur mes yeux, mis en scène sous le regard et conseil artistique du grand metteur en scène égyptien, Hassan El-Geretly – nous en rendions compte dans un article du 21 janvier 2018. Il exprimait aussi ce Kurdistan qui ne le quitte pas dans Happy dreams Hôtel en octobre 2021, par la voix de l’artiste kurde, Aram Taştekin, qui racontait sur scène ce qu’il avait vécu, ses exils – cf. notre article du 5 novembre 2021.

Au-delà du Kurdistan, Élie Guillou avait publié en 2019 des bribes d’histoires de vie dans Et tu oses parler de solitude, écrites lors d’une résidence d’écriture dans le quartier de Maurepas, au nord de Rennes. Breton enraciné, il sait aussi puiser dans ses racines pour faire entendre la voix des invisibles et la vie ordinaire. Aujourd’hui, dans ces chroniques du Kurdistan intitulées L’Homme tempéré, il met en lumière l’enchevêtrement des peuples et des destins et son engagement, la quatrième de couverture inscrit : « Dans ce récit d’apprentissage, un jeune homme issu d’un milieu tempéré s’éveille à la part tragique du monde. Il y raconte la colère face à l’indifférence, la honte face à l’impuissance. Mais aussi la douleur à l’épreuve de la douceur. » Le parcours d’Élie Guillou est à suivre avec attention.

Brigitte Rémer, le 17 août 2023

La lecture musicale s’est tenue le samedi 1er avril 2023 à la Bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz, 66 rue des Couronnes 75020 Paris. Une nouvelle lecture-spectacle sera présentée le 19 octobre 2023, au Théâtre Antoine Vitez/scène d’Ivry, attentif à son travail depuis plusieurs d’années – site : www.theatrevitez.fr

L’Homme tempéré, est publié le 23 août 2023 aux éditions La Belle étoile (Hachette littérature). Par ailleurs, Élie Guillou signera son livre le jeudi 14 septembre à la librairie Libertalia, 12 rue Marcelin-Berthelot, à Montreuil – site : www.librairielibertalia.com

La Porte de Fatima / بوابة فاطمة

La Porte de Fatima, publication 2023

Pièce de Roger Assaf, traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – Suivi de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une Pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient.

« Un jour j’ai découvert que le théâtre était la face cachée de l’Histoire. J’ai vu alors, sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles se dévêtir et se démaquiller » dit l’auteur libanais et dramaturge se retournant sur son parcours. Également metteur en scène et acteur, Roger Assaf est connu pour son théâtre partisan, son engagement dans le tissu social et culturel, ses créations théâtrales au Liban et au Moyen-Orient. Fondateur du collectif Shams en 1999 puis de l’Espace Tournesol, à Beyrouth, en 2005, il fédère la jeune création théâtrale et participe de la transmission et de la réflexion sur les formes et écritures théâtrales. Francophone et francophile par sa mère, française, formé à l’École nationale supérieure de Théâtre de Strasbourg, il a d’abord mis en scène ses spectacles en versions arabe et française. Puis à l’écoute de la situation politique, économique et sociale libanaise, il a poursuivi en version originale et décentré son regard théâtral pour entièrement l’adapter à son contexte de vie et de création, à Beyrouth. Il déclarait en 2015 dans une interview – de Tarek Abi Samra à L’Orient-Le Jour – « C’est en enseignant le théâtre que j’ai pris conscience à quel point ce que nous apprenons aux étudiants est lacunaire, voire faux : nous leur imposons une vision du théâtre qui n’est pas la leur, qui ne correspond pas à leur propre culture. » Roger Assaf a, à son actif, plus de cinquante pièces de théâtre dans lesquelles il est acteur ou metteur en scène, ou les deux, quelques films et des émissions de télévision. Il est Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres, depuis 2013 et a reçu de nombreuses distinctions.

Écrite en 2006, La Porte de Fatima a été présentée la même année à Beyrouth, à l’espace Tournesol. Roger Assaf l’avait mise en scène et interprétait le rôle du Présentateur, sorte de metteur en scène et conteur qui donne le fil de la narration, comme le sont aussi à tour de rôle les autres personnages, interprétés par deux comédiennes. Certains passages du texte sont en arabe, sur scène ils sont soit surtitrés soit traduits par l’un des conteurs. Un écran en fond de scène permet la projection de quelques images intégrées au texte et servent de support au jeu dramatique.

La Porte de Fatima/Bawabet Fatmeh est un lieu hautement symbolique au Liban, point de passage entre la ville de Kfar Kila au Liban, et Israël. Au début de la guerre du Liban, en 1976, les Israéliens avaient ouvert la frontière pour aider les chrétiens qui s’opposaient à l’OLP (l’Organisation de libération de la Palestine). Fatima Mahbouba, une Libanaise blessée, fut convoyée jusqu’à l’hôpital israélien de Ramat Gan dans la banlieue de Tel-Aviv, où elle fut soignée. Ce fait a inspiré Roger Assaf. La pièce se déroule en huit séquences, dans un village du Sud-Liban et se rapporte à la guerre de juillet 2006.

Roger Assaf © bg.press

La première séquence, Sésame, ouvre-toi ! évoque le début de la guerre, comme un avant-propos : « Imaginez Fatima blottie contre sa mère, sa mère contre l’olivier et les balles qui sifflent de tous côtés. La mère est blessée, la fille court chercher de l’aide, quand elle revient, sa mère n’est plus là. » Dans la seconde séquence, Le Mariage de Zeinab, on assiste à l’immuable rituel social que représente l’institution du mariage, alors que le photographe choisi pour capter l’événement est très amoureux de la jeune femme : « Mes larmes diront des choses que personne ne comprendra, elles ne parleront qu’à toi…» lui déclare-t-elle. Ces images, sourdes, traverseront la pièce. La Pluie d’été, troisième séquence, porte le nom de l’opération militaire du 12 juillet 2006, celle qui « dévora l’espace libanais. » La scène se couvre des messages de solidarité envoyés du monde entier, du Liban et même d’Israël. Les comédiennes se métamorphosent, l’une en mère israélienne, l’autre en mère libanaise pour un échange vigoureux et un dialogue de sourd dans lequel le Présentateur tient le rôle d’arbitre et de chef d’orchestre. Les accusations réciproques pleuvent, la comptabilité des destructions et des morts se met en marche. « Au milieu des décombres, la mère libanaise chante une lamentation » dit la didascalie. La quatrième séquence, Le Téléphone d’Aytaroum, met en scène une conversation de la dernière chance entre un homme coincé sous les décombres de sa maison et un ami qui l’avait appelé, conversation rapportée par Le Présentateur qui se transforme en cet homme essayant de se dégager et de survivre. Dans la cinquième séquence, Les Tortues de Tyr, une mère, Madame Wardé, attend son fils au bord de la grève, c’était « le plus beau et le meilleur pêcheur de la région. » Elle lui transmet des messages par les tortues marines voyageuses avec lesquelles elle a noué amitié, jusqu’à en perdre la raison. Sa douleur et sa colère s’expriment par des imprécations sur la fin du monde qui déchirent le sable et l’air. Sixième séquence, La Porte de l’extase fait le récit d’une relation chaotique entre une jeune femme abusée par un homme jusqu’à son avortement, à travers une joute verbale entre Le Présentateur, rattrapé par le personnage, et La Femme. Une comédienne et une putain sont les héroïnes de la septième séquence, Le Rire de l’hyène où le Présentateur fait monter les enchères entre l’humain et l’animal. La laideur et le beau se superposent, et derrière la femme mutilée apparaît Zeinab la jeune mariée, en effigie dans le boitier du photographe qui traverse la pièce. Et la métaphore n’est jamais loin : « Pour moi, Beyrouth, c’est ça, c’est une femme défigurée par la guerre et qui a un visage qui n’est pas le sien. Elle essaie de rire et elle ne peut pas. » La Dernière porte, une courte séquence, ferme la pièce et résume le destin de Fatima Fawad – une autre Fatima – qui, le 12 juillet étant à Damas, est rentrée chez elle quelques jours plus tard pour retrouver sa famille décimée, leur grande et belle demeure, détruite.  « Si tu n’es pas pluie, mon aimé, Sois arbre, nourri de fécondité, sois arbre Et si tu n’es pas arbre, mon aimé, Sois pierre, nourri d’humidité, sois pierre Et si tu n’es pas pierre, mon aimé, Sois lune, dans le songe de l’aimée, sois lune » dit la lamentation.

Composée, à partir de récits, d’anecdotes et de témoignages collectés, de documents photos et vidéos, de poèmes et de chansons, la pièce évoque le conflit israélo-libanais qui s’est étendu sur trente-trois jours, et parle des villages du Sud du pays, anéantis par Israël en représailles aux attaques de fedayins. Le Présentateur-narrateur, qui est aussi l’auteur, Roger Assaf, raconte non seulement la guerre mais aussi son engagement, individuel et collectif, comme artiste et directeur du théâtre Le Tournesol et montre l’universalité de la résistance théâtrale et culturelle. La théâtralité s’imprime dans la superposition de son récit et sa métamorphose en personnages, adaptés à chaque situation.

Affiche du spectacle (Beyrouth 2006)

Le texte qui suit La Porte de Fatima et qui a pour titre Nous allons bien et vous ? publie les dix lettres envoyées par le Théâtre Tournesol de Beyrouth, entre le 13 juillet et le 13 août 2006 aux amis du monde entier. Commentaire politique des événements et témoignages, elles donnent aussi la clé des enjeux de la révolte et de l’indignation. Ces deux textes puissants et qui se complètent, nés d’événements tragiques dans une région, le Moyen-Orient, restée explosive, mériteraient d’être repris et montrés en France et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 12 août 2023

La Porte de Fatima, de Roger Assaf, est traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – La pièce est suivie de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient. (13 euros) – site : parlatges.org – tél.: + 33 9 75 47 27 23

Une Rencontre avec Roger Assaf est programmée le samedi 16 septembre 2023, à 14h30, à l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève.

Senghor et les arts – Réinventer l’universel 

Roméo Muvekannin, « Hosties noires »  © Brigitte Rémer – (1)

Exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière – commissaires : Mamadou Diouf, Sarah Ligner, Marc Vallet – Jusqu’au 19 novembre 2023

Grand écrivain et poète, premier Président élu de la République du Sénégal après l’Indépendance du pays le 20 août 1960 – mandat qu’il exercera pendant vingt ans avant de démissionner de ses fonctions – premier Africain élu à l’Académie Française, homme de réseau sachant cultiver le lien entre son pays et la France, défenseur de la Francophonie, Léopold Sédar Senghor est un grand humaniste.

Il débute son parcours intellectuel et politique dès les années 1930 en participant à des discussions internationales qui dénoncent le racisme, la colonisation, la ségrégation, et qui ambitionnent de faire « entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire » comme l’écrit en 1956 un autre grand poète, le Martiniquais Aimé Césaire. Avec lui et avec son épouse, Suzanne Césaire, avec d’autres intellectuels dont les Martiniquaises Jane et Paulette Nardal et avec Léon-Gontran Damas, né à Cayenne, il devient pionnier de la Négritude – qu’il définit comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Senghor a incarné la voix de son Peuple et porté haut la Culture, mettant en place une politique culturelle d’envergure au Sénégal. Il plaide pour une civilisation de l’universel à partir du métissage culturel et de la lutte contre les replis identitaires et les impérialismes : « Il s’agit que tous ensemble – tous les continents, races et nations – nous construisions la Civilisation de l’Universel, où chaque civilisation différente apportera ses valeurs les plus créatrices parce que les plus complémentaires. » C’est ce parcours lié aux arts et à la culture, occupant une place centrale dans la pensée de Senghor, que montre l’exposition, sa politique et diplomatie culturelles qu’il initie au lendemain de l’indépendance et ses réalisations majeures dans le domaine des arts.

La notion d’art et de culture chez Senghor est synonyme d’échanges interculturels et de circulation des formes artistiques. Lui-même se reconnait comme quelqu’un de multiculturel : « Je songe à ces années de jeunesse, à cet âge de la division où je n’étais pas encore né, déchiré que j’étais dans ma conscience chrétienne et mon sang sérère. Mais étais-je sérère moi qui portait un nom malinké – et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d’un regard catholique tous ces mondes complémentaires » écrit-il dans l’article L’Afrique s’interroge. Subir ou Choisir ? publié en 1950 dans la revue « Présence Africaine. » Il avait participé à Paris-la Sorbonne au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, convoqué en septembre 1956 – dans un contexte de colonisation et de ségrégation raciale – à l’initiative d’Alioune Diop, fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine. Pour la première fois, intellectuels, artistes et militants noirs de divers continents et de toutes obédiences politiques se rassemblaient. Ce rendez-vous sera suivi, trois ans plus tard, à Rome, d’une seconde édition.

Entretien avec Younousse Seye © Brigitte Rémer  – (2)

Pour démontrer la vitalité et l’excellence de la culture africaine et renforcer ces rendez-vous du donner et du recevoir, Senghor propose une première exposition d’art africain d’envergure internationale, à Dakar, intitulée Art nègre : Sources, Évolutions, Expansion, organisée en collaboration avec l’Unesco et la France, en avril 1966, au Musée dynamique de Dakar construit pour l’occasion. Cette même exposition sera présentée deux mois plus tard au Grand Palais, à Paris. Cinq cents œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier y sont montrées, autour d’un grand colloque, de pièces de théâtre, concerts, spectacles de danse… attirant des milliers de spectateurs venus du monde entier. Pour faire connaître l’art africain au plan international. Pendant ses années à la Présidence, Senghor crée un Commissariat aux Expositions d’Art à l’Étranger et développe des partenariats dans un principe d’expositions croisées entre la France et le Sénégal, permettant d’augmenter le rayonnement culturel du Sénégal : ainsi les expositions de Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, accueillies à Dakar en 1971 et 1972 et les Salons des artistes sénégalais au Musée dynamique de Dakar en 1973 et 1974, suivis de l’exposition L’Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais. À partir de 1973, Senghor entreprend de créer un vaste complexe culturel qui s’articulerait autour d’un musée conçu comme « l’une des plus importantes institutions muséographiques de l’ouest-africain. » Il en confie le projet architectural à Pedro Fez Vozquez, auteur du Musée national d’anthropologie de Mexico. Ce Musée des Civilisations Noires n’ira malheureusement pas jusqu’à son terme en raison de la démission de Senghor de la Présidence, en 1980. Dans le film Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, on voit Senghor rappeler ses ambitions culturelles pour le Sénégal depuis l’indépendance, et redire sa volonté de soutenir une architecture sénégalaise.

« Ghost Fair Trade » © Brigitte Rémer » – (3)

Plusieurs grands artistes illustrent l’œuvre poétique de Senghor, apportant un complément d’images, complément de rythme.  Le premier à illustrer ses poèmes, est le peintre et graveur français d’origine hongroise Émile Lahner. Il sera suivi de Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Helena Vieira da Silva et Étienne Hojdu, dans le cadre de fructueux dialogues engagés avec Senghor-poète. Sont présentées dans l’exposition quelques pages des Lettres d’hivernage illustrées des lithographies originales de Marc Chagall, de Chants d’ombre, oeuvre ornée d’un dessin numéroté composé par André Masson et exécuté à la main, en empreinte, avec du sable du Sénégal, venu de Joal et M’Boro, réalisé par Bernard Duval. On y voit aussi des encres sur papier de Chérif Thiam et des références aux tableaux d’Amadou Seck, Théodore Diouf, Daouda Diouck et Amadou Sow, des esquisses de masques et statues avant sculpture de Iba N’Diaye, et ses Études de têtes de mouton et Tabaski, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Des entretiens vidéo avec des artistes – dont le peintre Viyé Diba, de la seconde génération de l’École de Dakar et avec Simon Njami, spécialiste de l’art contemporain et de la photographie en Afrique, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions sur l’art africain – apportent documentation et réflexion.

Modou Niang, « L’Oiseau mystique »  © Brigitte Rémer (4)

Pendant sa Présidence, Léopold Sédar Senghor dédie plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation, la formation, la culture et au soutien de la création contemporaine. Des institutions de formation, de création et de diffusion sont mises en place pour les arts plastiques et les arts vivants, dans des domaines aussi variés que la peinture, la tapisserie, le théâtre ou le cinéma. La Maison des Arts, créée à Dakar en 1958, et qui propose un enseignement en musique, danse, art dramatique et une section Arts Plastiques devient L’École des Arts après l’indépendance pour « puiser dans le passé et créer un art nouveau. » Senghor inaugure en juillet 1965 le Théâtre national Daniel Sorano co-financé par la France et le Sénégal, avec une salle de mille deux cents places. On voit dans l’exposition des dessins et maquettes de spectacles – dont Macbeth, mis en scène par Raymond Hermantier dans une scénographie d’Ibou Diouf. En décembre 1966 s’inaugure la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, située à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, fruit d’échanges entre les lissiers des ateliers des Gobelins et de Beauvais et les tapissiers sénégalais. Des tapisseries comme Voy Bennël et La Semeuse d’étoiles de Papa Ibra Tall, ou encore L’oiseau mystique de Modou Niang tissée à Thiès, sont montrées dans l’exposition. On y voit les Études de têtes de mouton et Tabaski de Iba N’Diaye, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Senghor considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs, qu’ils soient acteurs, musiciens, plasticiens…  On le voit infatigable dans ce contact avec les artistes et la promotion de leurs œuvres. On le voit aussi dans sa construction de la diplomatie culturelle et les événements qu’il accompagne tout au long de sa Présidence, marquant de sa présence tous les moments d’échanges interculturels et internationaux.

Placée au haut sommet du musée du Quai Branly, dans la Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition Senghor et les arts. Réinventer l’universel est plus que salutaire actuellement, dans un contexte où les relations avec l’Afrique de l’Ouest se dégradent. Elle montre, en six séquences, la puissance de la volonté politique et à quel point les interactions entre pays dans le domaine des arts et de la culture peuvent être fructueuses, au-delà de l’inventaire du passé. L’exposition a été rendue possible grâce au don fait au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2021 par Jean-Gérard Bosio, ancien conseiller diplomatique et culturel de Léopold Sédar Senghor, d’une partie de sa collection donnant l’accès à de nombreuses œuvres d’artistes de l’École de Dakar aux recueils illustrés des poèmes de Senghor – Lettres d’Hivernage, Chants d’ombre, Élégies majeures – des affiches d’expositions à de nombreux documents, photographies et articles de journaux rapportant les événements culturels de l’époque, à Dakar.

Dans Senghor et les arts – Réinventer l’universel, le Chef d’État et Poète est montré avec simplicité et clarté dans ce qui lui tenait à cœur et les idées qu’il défendait et qui ont parfois été vivement critiquées. L’exposition a une valeur pédagogique certaine, rappelant qu’il a définitivement marqué l’histoire intellectuelle, culturelle et politique du XXe siècle en affirmant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire et dans son commentaire sur le monde.

Brigitte Rémer, le 3 août 2023

« Macbeth », décor Ibou Diouf © Brigitte Rémer  – (5)

Visuels – (1) : Roméo Muvekannin, Hosties noires, Bains d’élixirs et peinture acrylique sur toile libre, Galerie Cécile Fakhoury, Abidja, Dakar, Paris – (2) Entretien avec Younousse Seye, artiste plasticienne et actrice – vidéo, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Entrecom 2023 – (3) : Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, vidéo couleurs 2022 – (4) : Modou Niang, L’Oiseau mystique, d’après une maquette des années 1970, tapisserie tissée aux manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, collection du Mobilier national – (5) : Ibou Diouf, Macbeth de William Shakespeare, plan du dispositif scénique, Théâtre national Daniel Sorano, saison 1968/69, décors Ibou Diouf, encre sur papier, Bibliothèque nationale de France.

Commissaires : Mamadou Diouf, professeur d’études africaines et d’histoire aux départements des Études sur le Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique (MESAAS) et d’Histoire de l’Université de Columbia, New- York (États-Unis) – Sarah Ligner, responsable des collections mondialisation historique et contemporaine, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – scénographie Marc Vallet – Publication d’un catalogue édité par le Musée (29,90 euros).

Jusqu’au 19 novembre 2023, du mardi au dimanche de 10h30 à 19h, le jeudi de 10h30 à 22h. Fermé le lundi – Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007. Paris – métro : ligne 9 /Alma-Marceau ou Iéna – ligne 8 : Ecole Militaire – ligne 6 : Bir Hakeim

Cinépoèmes « live » – Pierre Alferi et Rodolphe Burger  

© Maison de la Poésie

Concert littéraire, à la Maison de la Poésie, les 20 mars et 27 avril 2023.

Suspendus entre ciel et terre, de l’écran au plateau, les Cinépoèmes nous emmènent sur des pistes sonores et chemins de traverse jusqu’aux sentes singulières sur lesquelles Pierre Alferi – poète et vidéaste, fondateur avec Olivier Cadiot de la Revue de Littérature Générale – et Rodolphe Burger – compositeur, musicien et chanteur, représentatif du rock et du jazz – nous font percevoir leurs couleurs et émotions, leurs mots et compositions.

Tous deux se connaissent de longue date et se sont associés en écriture et en musique dès les débuts du groupe Kat Onoma fondé par Rodolphe Burger. Sous le nom de Thomas Lago, Pierre Alferi en fut le principal parolier dans les années 90. Il publia Le Cinéma des familles, un roman qui a ensuite nourri les films parlants pour lesquels il a demandé à Rodolphe de composer la musique, ainsi que pour ses poèmes sonores et ses premiers Cinépoèmes. Rodolphe en retour confie à Pierre la réalisation du film de montage Tante Elisabeth sur la chanson du même titre, un moment très tendre de la soirée. « Chacun porte sur l’écran une ombre démesurée où l’autre peut se fondre » disent-ils.

Les deux artistes se rencontrent sur scène, de loin en loin, croisent leurs univers et font le point de leurs trouvailles, en toure liberté et complicité. Et s’ils aiment à brouiller les pistes, on suit leurs empreintes entre une subtile bande-son et des extraits de vieux films remontés, leurs propres images et leur interprétation du monde, leur poésie, leur loufoquerie. À la vidéo, texte et voix, en français et en anglais, assis, Pierre Alferi ; au sampler, guitare, narration et chant, en improvisation et enregistrements Rodolphe Burger, maître des climats et de la rose des vents. Derrière eux, un grand écran où s’écrivent les Cinépoèmes, parfois à l’encre sympathique.

Au pays de Pierre Alferi et Rodolphe Burger il y a des rossignols, des crapauds et des lapins, des tortues, des hiboux et des renards. Il y a une Alice qui préfère les lapins aux crapauds et se fait pousser deux oreilles, une chouette et une toile de tarentule. Dans leur pays il y a des pépiements et des bruits d’eau, des superpositions sonores, des musiques et des voix en surimpression, de la discontinuité, des images… Une femme apparaît et disparaît, elle porte une robe à fleurs et joue au ping-pong, renvoyant les balles à un partenaire inconnu.

Dans ce voyage, nous est conté « le plus beau ciel des ciels, le plus beau nuage des nuages, la plus belle des pluies, le plus beau des soleils : et là, comme il n’y a plus rien… on rentre… » ; nous sont montrés quelques extraits de films d’horreur, des images juxtaposées, « un cri tranche la nuit, une bête insolite … » Seul, face à lui-même ou face à elle, Rodolphe, « le plus timoré des enamourés » parle de son succès ou de son insuccès, de son admiration : « Tu es si timide… J’aime ton retrait et ta moue d’ennui… et je t’imite… » Et tout à coup, en rêve, le loup envahit l’écran, des images se figent, des musiques super prod se répandent dans l’espace, une avalanche trouble l’horizon. Jeux de rythmes en images et en sons.

© ABN

Plus loin au fil de la soirée, le duo récitatif Pierre/Rodolphe se met en place, les vitesses s’accordent et se désaccordent, le décor s’écroule. « Rien de vécu ne reviendra… Rien de perdu… Souvenirs arrasés à force de caresses. » Défilent les petites choses de la vie et leurs imaginaires, les jeux de mots et glissandos, les interprétations et respirations. La guitare questionne : « Que sera notre vie quand une heure durera 8 minutes… quand la terre tournera sans qu’elle vous prenne sur son dos, que sera la vie ? » Hommage au batteur Elvin Jones. L’écran s’absente, le rythme se décale, les phrases arrivent comme mitraillettes. Tout s’accélère : « Tu te tues. Tu te reconstitues… »

Ce soir-là Pierre Alferi et Rodolphe Burger nous invitent à entrer dans leur danse à la Maison de la Poésie, dans le cadre des 40 ans de P.O.L. quarante ans de publications qui témoignent d’une volonté de créer le désordre là où l’ordre s’installe, selon les termes de son fondateur Paul Otchakovsky-Laurens. Les textes poétiques de Pierre Alferi – dont certains publiés chez P.O.L. comme Hors Sol en 2018 et Divers chaos – sont le prolongement de son parcours d’écrivain. Conçus pour l’écran, ils prennent toute leur dimension, enveloppés des musiques et rythmes dessinés et scandés par Rodolphe Burger. L’univers est onirique et plein d’étrangetés, rémanence de mots et de sons qui bourdonnent. De temps en temps, ensemble, ils désertent le plateau et nous laissent face à l’image, méditatifs, avant de reprendre le dialogue et ce va et vient en temps réel de l’écran à la scène, de la voix à la musique, de la poésie au chant.

A chaque rencontre, Pierre Alferi et Rodolphe Burger décalent et réinventent de nouvelles passerelles, d’autres langages, entre dire, jouer et projeter, et font évoluer le spectacle au gré des couleurs du moment et des représentations. C’est une invitation au voyage pleine de charme et de poésie.

Brigitte Rémer, le 22 mars 2023

Vidéo, texte et voix : Pierre Alferi – Sampler, guitare, chant : Rodolphe Burger – son : Léo Spiritof – montage et projections vidéo Cynthia Delbart – À lire et à écouter : Pierre Alferi, Cinépoèmes et films parlants, musiques de Rodolphe Burger, éd. Les laboratoires d’Aubervilliers, 2003.

Le 20 mars à la Maison de la Poésie, Passage Moliėre, 157, rue Saint-Martin – 75003 Paris, M° Rambuteau – RER Les Halles – tél : 01 44 54 53 00 (du mardi au samedi de 15h à 18h) – Cet évènement a également lieu le   27 avril 2023 à 20h 

Salon du livre africain de Paris

Du 17 au 19 mars 2023, à la Mairie du 6ème arrondissement, Paris

La deuxième édition du Salon du livre africain de Paris s’est tenue à la mairie du 6ème arrondissement pour présenter le meilleur de la littérature africaine. Plus de deux cents auteurs, soixante éditeurs et libraires étaient présents. La Guinée en était l’invité d’Honneur.

Deux grandes personnalités ont été honorés : Nelson Mandela, ancien président de l’Afrique du Sud, qui passa sa vie à lutter contre l’apartheid, pour les dix ans de sa disparition ; le grand réalisateur Ousmane Sembène dont on fêtait le centenaire en présence de son fils, Alain Sembène, de l’acteur et réalisateur sénégalais Sidiki Bakaba, de Valérie Berty qui a publié chez Présence Africaine Ousmane Sembène, un homme debout.

Les plus prestigieux espaces de la Mairie du 6ème ont été mis à la disposition des auteurs, présents pour signer leurs dernières parutions et des éditeurs des littératures d’Afrique, indépendants ou ayant pignon sur rue. Pendant trois jours la Mairie fut une véritable ruche et un espace de fraternité où les interactions furent nombreuses et généreuses. Un Carrefour des droits a accueilli de nombreux éditeurs, pour faire circuler l’information sur la vente ou l’achat des droits des cessions et co-éditions. Des associations oeuvrant dans le domaine du livre étaient également présentes pour être l’interface des initiatives proposées, comme ADCF Africa qu’a créé Agnès Debiage qui travaille depuis de nombreuses années sur le continent africain, propose un accompagnement individualisé et organise des ateliers.

Le programme du week-end était chargé, avec de nombreuses activités proposées dont des conférences et tables rondes et la participation de nombreux artistes, danseurs, diseurs, slameurs et musiciens. Une parmi d’autres, la table ronde sur La Philosophie en toutes lettres, modérée par Ousmane Ndiaye, journaliste à TV5 Monde, a retenu notre attention. Souleymane Bachir Diagne, auteur de L’Encre des savants et directeur de la collection « La Philosophie en toutes lettres » chez Présence Africaine y présentait les deux derniers nés de la collection, en la présence de leurs auteurs : SE. Jean-Luc Aka Evy, auteur de Le Cri de Picasso, les origines nègres de la modernité, ambassadeur du Congo au Sénégal et Daniel Dauvois, auteur de Anton Wilhem Amo, une philosophie de l’implicite ont présenté leurs ouvrages et engagé la conversation. Nous reviendrons ultérieurement sur Le Cri de Picasso.

Le Grand Prix Littéraire d’Afrique noire, à la fois grand classique et découvreur d’auteurs – qui a vu le jour il y a bientôt un siècle – devait arbitrer son choix entre les huit finalistes : Kangni Alem, Pierre Amrouche, Dominique Celis, Gauz, Nadia Yala Kisukidi, Noël Netonon Djekery, Sami Tchak et Beata Umubyeyi Mairesse. Le Prix a été attribué à l’écrivain tchadien Noël Netonon Ndjekery pour son roman intitulé Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis publié aux éditions Hélice Hélas. De grands écrivains ont, au fil des ans, reçu ce Prix, dont Amin Maalouf et Agota Kristof en 1986, Ahmadou Kourouma en 1990, Assia Djebbar en 1996.

Côté événements, franc succès pour le slam avec les présentations et spectacles de : Bademba Barry, grand slameur guinéen et figure montante du slam en Guinée et en Afrique ; Yaya Ezail Kasse, créateur d’un personnage, le Parolier du Sud, un de ses compatriotes ; Aimé Nouma, slameur engagé, surnommé le Black Titi 2 Panam, qui vient de sortir un hommage slam à Manu Dibango. Soraya Ebelle a proposé un mini spectacle transdisciplinaire où se mêlaient le traditionnel et le contemporain en musique, danse et poésie ; Vola Alice a joué de la Valhia, instrument traditionnel, sorte de cithare en bambou, de Madagascar ; l’artiste guinéen Abou Kouyaté a fait chanter sa kora qu’il pratique depuis l’âge de cinq ans tout au long du week-end ; plusieurs films ont été présentés dont celui de Mahamat Saleh Haroun, Lingui, les liens sacrés, sélectionné au Festival de Cannes 2021 ; une galerie africaine a montré les œuvres de l’artiste guinéenne Fatou-Mata et de l’artiste togolais Yaho Metsoko. La maison Kroskel, fondée par Ornella Djoukui qui travaille principalement au Cameroun mais aussi en France, présentait son défilé de mode. Une grande fête a clôturé la soirée dans Paris, en l’honneur de la Guinée, pays phare de l’édition 2023.

© Salon du livre africain de Paris

Une belle énergie collective s’est dégagée de cette édition, très réussie, à la fois professionnelle et bon enfant, l’Association des Écrivains de la Langue Française (ADELF), qui l’organise est à féliciter. Dans l’attente de l’édition 2024 !

Brigitte Rémer, le 21 mars 2023

Salon du livre africain, vendredi 17 mars, 14h-18h – samedi 18 et dimanche 19 mars 2023, 11h-18h – entrée libre, Mairie du 6ème arrondissement, 78 rue Bonaparte, 75006 Paris – métro : Saint Sulpice, Mabillon, Odéon, RER: Luxembourg.

Slava Ukraini/Gloire à l’Ukraine

© Critères éditions

Exposition des photographies de Christian Guémy-C215 et signature pour la sortie de son livre Guerre en Ukraine – à la Mairie du XIIIème arrondissement, Place d’Italie.

Street-artiste, Christian Guémy dit C215 s’est rendu deux fois en Ukraine au cours de l’année de guerre qui vient de s’écouler, non pas pour se mettre en avant en tant qu’artiste urbain réalisant des pochoirs mais pour dialoguer avec les gens qui là-bas essaient de survivre, pour informer et témoigner des souffrances. Ici comme là-bas, il imprime sa marque dans l’espace public. En Ukraine, c’est sur les murs de logements détruits, sur un abribus, sur l’épave d’un char russe et l’entrée du métro qu’il réalise ses pochoirs, il cherche toujours l’approbation des Ukrainiens dans ce qu’il fait. Sa démarche est d’apporter un peu d’humanité à ce territoire en lutte et soumis à rude épreuve.

Le Maire du 13ème, Jérôme Coumet, accueille au cours de la séance d’inauguration le conseiller politique de l’Ambassade d’Ukraine en France, Bohdan Vasnevskyi qui prend la parole, s’exprimant magnifiquement en français. Il donne à l’exposition la valeur d’un véritable manifeste, politique et culturel, pour ne pas s’habituer, ne pas accepter, ne pas oublier et il évoque les villes martyres et la solidarité française pour le peuple ukrainien.

© Critères éditions

Christian Guémy-C215 parle de son travail et de sa philosophie de vie, cultive sa liberté en s’engageant personnellement et bénévolement, par conviction. Il témoigne d’un pays vidé de ses enfants et de ses femmes, d’un pays dévasté et de la désolation des paysages à Kyïv, Lviv, Jytomir, Bucha ; des crimes de guerre avec exécutions sommaires et sabordage systématique des installations notamment électriques et nucléaires ; du droit international qui devra faire que justice et vérité un jour soient faites. Il rapporte une œuvre peinte, simple et poignante : un fragile papillon sur les murs d’un camp de réfugiés à Lviv, ou sur une épave de char russe, espérance d’une renaissance prochaine ; des portraits de jeunes femmes coiffées de la couronne traditionnelle de fleurs et rubans de satin représentées sur d’anciens tramways de l’époque soviétique utilisés pour bloquer les accès à la ville, au nord de Kyïv ; une mère étreignant son jeune enfant, peint sur une valise, symbole de l’exode ; le portrait d’une enfant réalisé d’après photo sur un bâtiment détruit de Jytomir ; celui d’une vieille femme au regard sombre et portant un foulard, à Kyïv, également réalisé d’après photo.

© Critères éditions

Les dessins sont en gros plans, le regard est intense, sidéré parfois. L’universalité des portraits d’enfants se traduit dans l’interprétation que donne Christian Guémy-C215 de la guerre. Il a même fait un passage en Ukraine avec son propre fils de trois ans, Gabin. En mars 2022 il a réalisé bénévolement une œuvre en solidarité au peuple ukrainien sur la façade d’une résidence étudiante du 13e arrondissement, un mur haut de cinq étages, délégué par le Maire du 13ème. Sous la fresque, inscrit en cyrillique, une citation du Président ukrainien, Volodymyr Zelensky : « Je ne veux vraiment pas de mes photos dans vos bureaux, car je ne suis ni un dieu, ni une icône, mais plutôt un serviteur de la Nation. Accrochez plutôt les photos de vos enfants et regardez-les à chaque fois que vous voulez prendre une décision. » En mai 2022 il représente la même jeune fille sur un mur de Lviv, en partenariat avec la Mairie du 13ème.

La conclusion momentanée revient au grand poète ukrainien Taras Chevtchenko, que Christian Guémy-C215 a peint sur un mur de Kyïv : « Notre âme ne peut pas mourir, La liberté ne meurt jamais. Même l’insatiable ne peut Pas labourer le fonds des mers, Pas enchaîner l’âme vivante, Non plus la parole vivante… » Dans l’attente de la victoire, comme conclusion de la guerre…

Brigitte Rémer, le 12 mars 2022

Guerre en Ukraine, Christian Guémy-C215, auteur Nicolas Hénin, préface de Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée Nationale, Critères éditions, Grenoble. (20 euros) – Site : www. criteres-editions.com – Après avoir été exposée à l’Assemblée nationale et à la Mairie du 13e arrondissement, l’exposition se poursuit à la Mairie de Paris.

La scène mondiale en période de confinement

Publication réalisée sous la direction de Françoise Quillet, directrice du Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – aux Éditions de L’Harmattan

Comment le confinement a-t-il été vécu à travers le monde, par les Arts du spectacle ? S’il y eut une hécatombe : annulations, fermetures de toutes sortes… les artistes ont continué d’inventer, de nous faire rêver, de nous faire vibrer.

Cet ouvrage nous invite à un voyage au cours duquel s’expriment aussi bien les troubles intérieurs que les problèmes des sociétés, aussi bien la peur, l’angoisse que la volonté d’un monde différent, le désir de construire des lendemains chaleureux.

Voici donc des témoignages de Chine, de Taïwan, de Singapour, de Corée du Sud, de Hong Kong, du Japon, de l’Océanie, des Caraïbes, du Brésil, de l’Argentine, d’Égypte, de Tunisie et d’Europe. Au-delà des différences, des préoccupations se font écho.

Françoise Quillet est fondatrice et directrice du CIRRAS-Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle, Maître de conférences HDR en Arts du Spectacle-Université de Franche-Comté, Chercheur associé à la MSHE-Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement-Université de Franche-Comté, copilote de l’équipe de recherche LangArt, partenaire du Labex Arts-H2H de l’Université de Paris 8, membre de l’association des Amis de la FMSH-Fondation Maison des sciences de l’homme.

L’Harmattan édition diffusion – 5/7, Rue de l’École Polytechnique 75005 Paris  – Tel. : 01 40 46 79 20 – Fax : 01 43 25 82 03 – Site : www.editions-harmattan.fr – Le texte est publié dans la collection Univers Théâtral – (Paris, 2022 – 334 pages – 34 € )

Sindbad-Actes Sud

1972-2022. Cinquante ans d’édition des textes arabes et sur le monde arabe – Farouk Mardam-Bey, directeur de Sindbad – à l’Institut du Monde Arabe. (© Sindbad-Actes Sud, voir en fin d’article).

Les éditions Sindbad ont été fondées en 1972 par Pierre Bernard, qui a eu le talent de lancer en France et en Europe un mouvement de traduction de la littérature arabe contemporaine. De nombreux ouvrages toutes catégories confondues, ont été publiés et mis à la disposition d’un public francophone : romans contemporains, poésie, lettres classiques du patrimoine arabe et persan, essais sur l’histoire et la culture du monde arabe et de l’Islam. Sindbad a entre autres permis de faire connaître l’œuvre de Naguib Mahfouz bien avant l’attribution de son Prix Nobel de littérature en 1988 et donné à lire les grands poètes comme l’Irakien Badr Shakir al-Sayyab et le Syrien Adonis. Acquises par Actes Sud en 1995 et dirigées par Farouk Mardam-Bey, les éditions se sont enrichies de plus de quatre cents titres dont près de trois cents traductions, avec la volonté de mettre en exergue la diversité de la production littéraire arabe.

Pour fêter ses cinquante ans, Sindbad a programmé à l’Institut du Monde Arabe le 22 octobre dernier un temps de convivialité et d’échange autour du travail accompli. Deux tables rondes se sont succédé pour marquer l’événement. La première, intitulée La tâche des traducteurs entre l’arabe et le français, modérée par Nisrine Al-Zahre, a permis d’évoquer la difficulté de rendre compte de la complexité du passage entre deux langues, de la nécessaire prise en compte du contexte évoqué par l’auteur, des couches de signification et du monde symbolique qui renvoient à des notions d’interprétation particulières. Rania Samara, traductrice bilingue et biculturelle qui a étudié la littérature française à Damas et traduit plus d’une trentaine d’ouvrages – dont Miniatures et Rituel pour une métamorphose, de Saadallah Wannous, dont les textes d’Elias Khoury et certains de Naguib Mahfouz comme Son Excellence – a notamment évoqué la difficulté du transfert de la langue parlée et qualifié « d’espace gris » la tension entre ses deux langues. Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites à Sanaa et du département scientifique des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, a mis l’accent sur les différentes géographies de la langue arabe d’un pays à l’autre et pointé le manque de traduction dans le domaine des sciences sociales mais aussi l’étroitesse de cet espace de réflexion. Il a démontré en même temps à quel point toutes les formes d’écriture – dont les romans – rendaient compte d’un contexte politique, social, économique, anthropologique et avaient valeur de témoignages des réalités vécues, se substituant  en quelque sorte à la place des chercheurs. Les auteurs sont ainsi devenus les porte-paroles de leurs sociétés, comme l’est Alaa Al-Aswany que traduit Gilles Gauthier, pour l’Égypte. Ainsi en Syrie et au Yémen, écrire la guerre répond à la volonté de savoir et d’interpréter le réel et de lui donner un sens. Pour Marianne Babut qui, après des études de sciences politiques et d’arabe littéraire a vécu trois ans en Syrie, traduire est une activité chorale qui demande de dialoguer avec beaucoup de monde et d’explorer des sources diverses. La discussion qui s’est ensuite engagée avec la salle fut riche, tournant autour de l’exil, al manfaa/le lieu de l’oubli obligeant à la dissociation d’avec soi-même et à une double réalité, ce qu’on montre et ce qu’on est. « Maison, votre souvenir est ancré en nous… » Farouk Mardam-Bey a parlé de la force poétique des vers libres et mis l’accent sur l’absence d’un dictionnaire raisonné et critique, en arabe.

La seconde table ronde a porté sur L’état des lieux de la littérature arabe, le directeur de Sindbad en était le modérateur. Son introduction a fait le constat du peu de littérature arabe traduite et éditée dans l’espace francophone, insistant sur le fait qu’il était essentiel d’en parler. Il a rendu hommage à Pierre Bernard (1940-1995) le père fondateur des Éditions, né dans l’Aveyron,  dans une famille d’artistes, passionné de livres et formé à la typographie. Il avait découvert le monde arabe en Algérie où il avait vécu pendant un an comme appelé sous les drapeaux, ce fut pour lui une révélation. Détaché à Radio Alger, il y produisait des émissions culturelles. De retour en France il s’était mis à écrire et à peindre, à travailler dans le milieu du livre à différents niveaux, puis à diriger une collection, L’Écriture des vivants, aux éditions de L’Herne. Il s’était lancé à proposer une collection d’ouvrages d’origine arabe à plusieurs éditeurs, après un voyage au Caire en 1968 qui répondait à l’invitation du gouvernement égyptien. La capitale égyptienne était alors le cœur du monde arabe, intellectuellement et politiquement. Il y avait rencontré de nombreux auteurs dont l’immense Taha Hussein, des cinéastes, architectes, poètes et musiciens. L’éditeur Jérôme Martineau lui avait ouvert sa porte, en 1970 et permis les premières publications dont Construire avec le peuple du grand architecte Hassan Fathy et Passage des miracles de Naguib Mahfouz. Deux ans plus tard il créait l’outil qui lui permit la publication et la diffusion d’ouvrages du monde arabe, les éditions Sindbad.

Au cours de cette table ronde, Frédéric Lagrange, universitaire, spécialiste de littérature arabe et auteur de divers ouvrages dont Musiques d’Égypte, a retracé ce qui avait changé en cinquante ans de romans arabes, accompagnant les mutations du monde et des sociétés – problèmes pétroliers, changements de régime, instabilités, radicalités religieuses, terrorisme, révoltes et contre révoltes -. Une vision devenue plus tragique aujourd’hui. Frédéric Lagrange rappelle ce slogan d’il y a une cinquantaine d’années : « L’Égypte écrit, le Liban imprime et l’Irak lit. » Partant de Miroirs, de Naguib Mahfouz, un roman fondateur, premier ouvrage traduit et édité chez Sindbad, il a montré l’explosion du roman arabe depuis une dizaine d’années tout en constatant que le champ littéraire panarabe restait à construire. Subhi Hadidi, critique et traducteur a parlé des poètes et traversé cinquante ans de poésie arabe à travers notamment l’évolution des formes, poèmes en prose ou en vers libres et renouvellement de la traduction poétique. Pour lui, le temps métaphysique n’est pas le temps humain. Jumana Al Yasiri, auteure et traductrice depuis une quinzaine d’années travaille entre le monde arabe, l’Europe et les États-Unis sur des festivals, résidences de création, et programmes de soutien aux artistes et aux opérateurs culturels indépendants. Elle a évoqué la difficulté de la circulation des œuvres dans et hors le monde arabe, de la traduction en ses débuts à partir du milieu du XIXème siècle avec les pièces de Molière adaptées au contexte local, de l’absence de public pour le théâtre arabe, et de la complexité entre arabe dialectal et arabe littéral. Elle a parlé de l’impossibilité de la fiction aujourd’hui, remplacée par des textes- témoignages comme Les Monologues de Gaza du Théâtre Ashtar, sur l’opération militaire israélienne déployée dans la bande de Gaza en 2008-2009, qui avait conduit à la mort de centaines de Palestiniens, dont de nombreux enfants ; Zawaya, du Théâtre El-Warsha, cinq récits parmi d’autres, collectés après la révolution égyptienne de janvier 2011. Jumana Al Yasiri reconnaît l’action de certains réseaux comme le Young Arab Theatre Fund (YATF) qui soutient les tournées régionales, sur les lieux de diffusion que sont les festivals comme les Journées théâtrales de Carthage, le Downtown Contemporary Arts Festival (D’Caf) au Caire, les troupes et lieux qui participent de la création et de la diffusion comme Al-Balad Theater lieu de diffusion pour le théâtre, la musique et la danse à Amman (Jordanie) organisateur de plusieurs festivals chaque année, El-Warsha Théâtre au Caire dont nous rapportons fidèlement le travail, dans ce site, et le Centre culturel Jésuite d’Alexandrie.

Ces tables rondes ont été suivies de la projection du film Les Dupes du Syrien Tawfik Saleh adapté de la nouvelle Des hommes dans le soleil, de Ghassan Kanafani et d’un récital poétique avec lectures bilingue par Hala Omran (arabe) et Farida Rahouadj (français), accompagnées par l’éblouissante flûtiste Naïssam Jalal. Un magnifique tour d’horizon sur la création littéraire et ses prolongements pour lesquels Sindbad-Actes Sud est un acteur vital.

Brigitte Rémer, le 6 novembre 2022

Sindbad Actes Sud, Bertrand Py, directeur éditorial d’Actes Sud – Le Méjan, Arles – site : actes-sud.fr – Les photos de l’article ont pour source la brochure publiée par l’éditeur à l’occasion du cinquantième anniversaire de Sindbad – Photo 1 : couverture de la brochure – Photo 2 : Pierre Bernard, fondateur, devant les éditions Sinbad (Paris 18ème) autour de 1980 – Photo 3 : Farouk Mardam-Bey, Elias Sanbar et Mahmoud Darwich, Aix-en-Provence, 2003 – Photo 4 : couverture de La Danse des passions, de Edouard Al-Kharrat, publié en 1997 aux éditions Sindbad Actes Sud.

Ramsès Younan – La Part du sable

Ouvrage collectif initié par Jozéfa Younan, Sonia et Sylvie Younan, édité par Zamân Books.

Autour de Ramsès Younan (1913-1966), artiste peintre et intellectuel égyptien engagé en même temps que citoyen du monde, sa famille fait cercle, parlant de l’homme et de l’oeuvre, rassemblant ses peintures et ses écrits. Plus d’un demi-siècle après sa disparition, son épouse et ses deux filles lui rendent un bel hommage par cet ouvrage monographique composé d’un catalogue de ses peintures, dessins et expérimentations visuelles au plus complet des oeuvres retrouvées, ainsi que d’une anthologie d’essais critiques ; Jozéfa Younan, son épouse, avait initié le travail, ses deux filles l’ont poursuivi. Pionnier de l’art abstrait dans son pays et membre du groupe surréaliste Art et Liberté, Ramsès Younan est né à Minieh, en Moyenne Égypte, dans une famille copte. Formé à l’École supérieure des Beaux-Arts du Caire, il débute comme professeur de dessin dans les écoles secondaires en même temps qu’il engage sa carrière de peintre et de critique. À vingt-cinq ans il publie un essai sur l’art moderne, L’Objectif de l’artiste contemporain.

Contre le mur, 1944 – crédit photo © Zamân Books

De 1937 à 1946, ses peintures et dessins de jeunesse l’inscrivent dans la sensibilité surréaliste. En 1938, avec le poète Georges Henein, intellectuel et critique d’art égyptien et avec l’écrivaine Ikbal El Alaily, Ramsès Younan fonde le groupe surréaliste égyptien réuni autour de la revue La Part du sable. « Au fond de moi-même, je sens le vide, un désert sans ciel et sans lumière. Le goût du sable dans ma bouche. Et le vide, en principe, ne souffre pas le mouvement dialectique. Je sens aussi le désir absurde de nier le vide… »

En révolte absolue contre l’époque et contre l’art académique, le groupe tente de se créer d’autres horizons, un monde magique et utopique. Leur combat pour la liberté et la justice sociale s’inscrit dans une période agitée de l’Histoire, le début du XXème siècle. Leur premier geste est de signer, comme trente-cinq autres artistes, le Manifeste collectif publié au Caire, Vive l’art dégénéré ! « On sait avec quelle hostilité la société actuelle regarde toute création littéraire ou artistique menaçant plus ou moins directement les disciplines intellectuelles et les valeurs morales du maintien desquelles dépendent, pour une large part, sa propre durée, sa survie. Cette hostilité se manifeste aujourd’hui dans les pays totalitaires, dans l’Allemagne hitlérienne en particulier, par la plus abjecte agression contre un art que des brutes galonnées promues au rang d’arbitres omniscients qualifient de dégénéré… Intellectuels, écrivains, artistes, relevons ensemble le défi. Cet art dégénéré, nous en sommes absolument solidaires. En lui résident toutes les chances de l’avenir… »

Tract publié par le groupe « Art et Liberté » – 1947 – crédit photo © Zamân Books

Ramsès Younan et son groupe pensèrent ensuite trouver une réponse à leurs questions dans la pensée communiste. Il devint rédacteur en chef d’une revue trotskiste d’avant-garde Al-Majalla al-Jadida/La Nouvelle Revue, de 1942 à 1944 jusqu’à ce que le gouvernement en interdise la publication. À partir de là il se consacre davantage encore à la peinture et à la littérature, il est aussi traducteur et s’intéresse particulièrement à Rimbaud et Camus qu’il traduit en arabe. « La pensée de Camus nous donne à voir l’homme, débarrassé du poids des illusions et des espoirs, privé du sens de sa vie, et incité par là même à se lancer dans un monde de liberté… » écrit-il.

Un court emprisonnement et l’absence d’horizon politique le poussent à quitter l’Égypte et à s’installer à Paris entre 1947 et 1956, pour se consacrer à l’art. En 1947 il rédige avec Georges Henein, le Tract du groupe Art et Liberté et La Part du sable : « Au bout des chemins – magique, poétique, philosophique, scientifique…- au bout de tant de démarches pour s’intégrer au monde, nous n’avons retrouvé que notre solitude. » À Paris, une période intermédiaire s’ouvre pour Ramsès Younan où il devient journaliste, travaillant à la section arabe de la radiodiffusion française, tout en continuant à peindre. Il présente en 1948 à la galerie du Dragon sa première exposition personnelle. En 1956 Ramsès Younan et trois de ses collègues et compatriotes sont expulsés de France pour avoir refusé de diffuser des déclarations contre l’Égypte, à la veille de l’agression tripartite – une alliance secrète entre la France, le Royaume-Uni et Israël, suite à la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, président depuis quelques mois -. De retour en Égypte il se consacre à la peinture abstraite et organise en 1962 une exposition, au Caire. Il sera chargé de la conception du Pavillon égyptien à la IIème Biennale de São Paulo en 1961 puis à la 32ème Biennale de Venise, en 1964.

Dans cet ouvrage collectif, Ramsès Younan – La Part du sable, on retrouve l’article de Louis Awad, publié en 1966 dans Al-Ahram Hebdo, C’était un pionnier courageux ; celui d’Alain Roussillon, retraçant son Parcours dans une francophonie en langue arabe ; Michel Fardoulis-Lagrange, pose la question : Surréaliste, Ramsès ? en ces termes « Dualité donc que l’on ne perd jamais de vue, double polarisation et attraction mutuelle : les tableaux de Ramsès narrent, exposent un univers fragmenté qui n’est autre que l’objet surréaliste éclaté avec son propre instinct d’approche de l’immobilité absolue » ; Patrick Kane analyse les écrits de l’artiste, notamment ses Essais, dans Ramsès Younan, artiste et intellectuel engagé. « Ramsès Younan peint toutes fibres tendues jusqu’au besoin de rupture, jusqu’à l’appel de la rupture » écrit Georges Henein en 1948.

Sans titre, gouache sur papier, années 1960 – crédit photo © Zamân Books

Au-delà de la connaissance de l’œuvre de Ramsès Younan, l’ouvrage permet de rencontrer le contexte général de l’art, en Égypte et dans le monde, au début du XXème siècle. De l’approche de l’œuvre de son père, Sonia Younan écrit, en 2015 : « Le peintre a choisi une démarche exigeante et solitaire : en l’absence de procédé ou recette permettant de produire des tableaux en série, chaque tableau trace sa voie singulière et ré-édite le commencement de l’art. » Une lettre non datée de Ramsès Younan interroge la page blanche, l’inspiration : « Je désespère de moi-même. Ces dernières années se sont passées, jour après jour, sans que je puisse écrire une seule phrase pour… Ce n’est pas que ma tête soit vide comme un théâtre où on vient de jouer. Le fait est que je n’arrive plus à comprendre ce qui s’y joue, ni voir où tout cela puisse bien mener. Ma pensée me fuit… »  Ce livre fait le recensement d’une précieuse documentation sur le surréalisme en Égypte et met le projecteur sur l’œuvre d’un artiste, grand intellectuel et peintre talentueux en perpétuelle recherche qui, fort de dix ans passés en France, n’y a pas souvent droit de citer.

Brigitte Rémer, le 30 juillet 2022

Textes de Ramsès Younan, Louis Awad, Alain Roussillon, Michel Fardoulis-Lagrange, Patrick Kane, Marc Kober, Roland Vogel, Georges Henein, Yves Bonnefoy, Jozéfa Younan, Abdul Kader el-Janabi, Georges Andrews, Victor Musgrave, Sonia Younan, Ahmed Rassim, Jean Moscatelli, Aimé Azar, Édouard Jaguer, Anneka Lenssen, Éric de Laclos, Stephen Spender – suivi de sa Biographie, liste des expositions et catalogue raisonné.

L’ouvrage est publié avec le soutien de Sonia Younan et Boris Younan, direction d’ouvrage Sonia Younan, coordination Madeleine de Colnet, mai 2021, Zamân Books – Traducteurs : anglais/français, Marie-Mathilde Bartolotti – arabe/français, Nabil Boutros, Alain Roussillon (p. 209) – Relecture, Éric Laurent, Anne-Lise Martin – Graphisme, Elias Ortsiloc – Iconographie, Nabil Boutros, Sothebys, Scottish National Gallery of Modern Art Archive (p. 98/99) – Les auteurs pour leurs textes Œuvres de Ramsès Younan, courtesy de la famille Younan – Distribution, Les Presses du réel.