Archives de catégorie : Arts visuels

Dada Africa

Sophie Taeuber-Arp (1889 – 1943)  – Composition verticale-horizontale, 1918  – Tapisserie de laine, 81 x 117 x 0,3 cm Remagen, Arp Museum Bahnhof Rolandseck © Arp Museum Bahnhof Rolandseck / Photo Mick Vincenz 

Exposition sur les Sources et influences extra-occidentales, présentée à l’Orangerie, organisée par le Musée Rietberg de Zurich, la Berlinische Galerie de Berlin, les Musées d’Orsay et de l’Orangerie de Paris.

L’exposition propose un regard sur le mouvement Dada – né à Zurich en 1916 autour du Cabaret Voltaire fondé par Hugo Ball – sur l’avant-garde et le nouveau système de pensée qu’il élabore en réaction à la société industrielle, à la pensée bourgeoise, aux violences de la Grande Guerre. Les artistes Dada sont pacifistes, pour la plupart réfugiés en Suisse mais venant de toute l’Europe, ils élaborent des langages de subversion pour rompre avec l’ordre bourgeois. « Le but est de rappeler qu’il y a, au-delà de la guerre et des patries, des hommes indépendants qui vivent d’autres idéaux » dit Hugo Ball dans son Premier Manifeste. Plus tard, Jean Arp dira : « Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps. »

La démarche des commissaires est ici de montrer l’appropriation par les dadaïstes, dans le sillage des cubistes, de formes de production artistique venant d’ailleurs, et de la recherche d’une fusion entre les arts. Cette lecture des influences extra-occidentales est construite en quatre séquences. Dada foyers, la première, couvre les années 1914/1917 et en arrière-plan évoque la guerre, montrant des images de tirailleurs sénégalais qui pourtant dansent, ou accroché au plafond, un mannequin prussien unijambiste portant un masque à gaz. Cette section parle des croisements qui ont lieu au Cabaret Voltaire, entre les artistes qui s’y regroupent, Tristan Tzara, Sophie Taeuber, Jean Arp, Hans Richter, Hannah Höch, Raoul Haussmann et d’autres. Vidéos, tableaux, de Francis Picabia (Portrait de Tristan Tzara), Picasso (La femme au peigne), Marcel Janco (Le Jeu de dés), statuettes, poèmes nègres et Note 6 sur l’art nègre de Tzara illustrent cette période.

Dada Galerie fait référence aux années 1915 à 1925 qui structure le mouvement autour d’une réflexion sur le sens rituel et social des objets d’art extra-occidentaux et d’écrits théoriques comme La Sculpture nègre de Carl Einstein. Les musées ethnographiques deviennent la source de l’inspiration Dada. Collectionneurs et marchands d’art commencent à s’intéresser au sujet, en particulier Paul Guillaume. Une première exposition, organisée en Suisse en 1917 à la Galerie Coray du nom d’un ardent collectionneur, permet le dialogue sans hiérarchie entre les œuvres africaines et des œuvres dadaïstes. Affiches, tracts et poèmes, typographie, textiles et bijoux, masques et marionnettes, collages et photomontages de journaux et documents, spectacles, univers littéraires et plastiques singuliers issus du mouvement se multiplient.

La séquence Dada Performance traduit le chahut et la confusion qui règnent dans les soirées du Cabaret Voltaire mêlant music-hall, arts du cirque, bruitages, danse cubiste, lectures phonétiques expérimentales, costumes extravagants etc. Les superbes Masques de Marcel Janco et ses costumes en carton, les Poupées de Emmy Hennings, la Danse de la sorcière de Mary Wigman, les textes de Tzara, de Paul-Albert Birot avec La Lune ou le livre des poèmes, ou de Blaise Cendrars avec Continent noir sont lus au cours de soirées mémorables.

Dada fusion suivi de Post-dada forme la dernière séquence de l’exposition avec les bijoux, broderies et tapisseries de Sophie Taeuber-Arp, avec ses élégantes marionnettes réalisées pour le spectacle Le Roi-Cerf qui réadapte un conte comique du XVIIIème et l’actualise sous couvert de la querelle entre les psychanalystes Freud et Jung, avec ses maquettes de costumes à la manière des petites Poupées Katsina hopi représentant les danseurs masqués du culte des ancêtres en Amérique du Nord, devenues objets de collection. L’énergie créatrice des dadaïstes s’exprime notamment avec Tristan Tzara qui retranscrit des poèmes Maori et écrit Vingt-cinq poèmes qu’il adosse aux gravures sur bois de Jean Arp ; avec les poèmes sonores de Hugo Ball comme Caravane, ou ceux de Raoul Haussmann, comme Bbbb qui déconstruisent la langue et s’accompagnent de percussions et musiques africaines ; avec les collages et assemblages et les superbes Poupées Dada en textile, cartons et perles de Hannah Höch s’inspirant de la statuaire Kmer : « Jusqu’à ce jour, j’ai tenté d’exprimer, avec ces techniques, mes pensées, mes critiques, mes sarcasmes, mais aussi le malheur et la beauté » dit-elle ; avec la puissance d’expression des dessins et collages de Jean Arp, de ses assemblages en bois flottés privilégiant les formes et les couleurs, ses recherches avec Sophie Taeuber qu’il qualifie de « recherche d’un art élémentaire, qui guérirait les hommes de la folie de l’époque, et d’un ordre nouveau qui rétablirait l’équilibre entre le ciel et l’enfer. » De nombreux objets mis en miroir sont au rendez-vous de l’exposition dans toutes leurs variations, ainsi que des masques africains et statuettes magiques de Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo et d’autres pays africains. La fin du parcours dadaïste présente aussi l’œuvre de deux artistes contemporains, Athi-Patra Ruga, de Johannesbourg, qui travaille sur la performance et l’identité et Otobong Nkanga, d’origine nigériane, qui interroge la notion de territoire.

Avec sa gaité provocatrice, le mouvement Dada sera court. Il s’éteint de manière imprécise au cours des années 20 et le Surréalisme prendra sur lui peu à peu le pas. « L’œil existe à l’état sauvage » dira André Breton, en 1928. Sans idées préconçues ni programme il fut « une force explosive qui lui a permis de s’épanouir dans toutes les directions » comme l’a dit Hans Richter, une sorte d’anti-art basé sur la transdisciplinarité et la reconnaissance, pour la première fois, de l’influence des arts premiers sur l’art occidental.

Brigitte Rémer, le 3 février 2018

Commissaires de l’exposition : Ralf Burmeister, Berlinische Galerie de Berlin – Michaela Oberhofer et Esther Tisa Francini, Musée Rietberg de Zurich – Cécile Debray et Cécile Girardeau, Musée de l’Orangerie de Paris. Le catalogue de l’exposition est édité en partenariat avec les Editions Hazan.

Jusqu’au 19 février 2018 – Musée de l’Orangerie/Jardin des Tuileries – Métro : Concorde – Site : musée-orangerie.fr

 

Hors pistes 2018

© Joana Hadjithomas & Khalil Joreige – The Lebanese Rocket Society

Un autre mouvement des images, Hors pistes 13ème édition, sur le thème La Nation et ses fictions, au Centre Georges Pompidou, Paris.

Vous descendez par le grand escalier au cœur du Forum -1  vers le centre de la Terre. Au sous-sol butinent de nombreux jeunes liés aux écoles d’art et d’architecture dans le monde et souffle un vent de liberté d’expression et d’inventivité. On pourrait y lire en filigrane, comme cinquante ans avant, Il est interdit d’interdire.

Vous vous promenez et croisez toutes sortes d’installations, de projections, de conversations, d’ateliers de jardinage et de performances. Vous observez et questionnez la philosophie de l’écologie et de l’environnement, les recherches en architecture et le milieu urbain, les commentaires alternatifs sur la Nation puisque tel est le thème de l’année, la géopolitique. Les herboristes côtoient les philosophes et les politiques, les urbanistes les artistes, tous s’inscrivent au rayon utopistes.

Chaque journée est rythmée par une Univers-Cité – concept inventé par Camille Louis, philosophe et dramaturge – proposant des classes alternatives. Une première section parle des Zone-Institutions/Exstitutions. On y développe les thèmes des origines de la Nation, de la reconquête de l’espace public, du bruissement de la parole. Le Jeu Méta-Nation, « œuvre collaborative et évolutive » est une petite fiction qui se passe en duo entre un/une meneur/meneuse et un/une candidat/candidate. L’Ambassade de la Méta-Nation décline ses Jardins et ses Anarchives, « consultables, augmentables, itinérantes et souvent fictionnelles dans cette temporalité et au-delà. » Notre place, rapproche l’urbain et le végétal, l’agora et la forêt.

Une seconde section intitulée Les Mots et les Actes-Inscriptions, Imaginations, Actions cherche des Chemins de traverses dans le cadre de la création sonore, propose des Lectures électriques faites à haute voix pour la découverte d’œuvres littéraires, à la manière d’une création radiophonique en direct. Elle permet aussi aux étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture du Quai Malaquais de réaliser un inventaire-fleuve des gestes d’hospitalité, sous l’intitulé Tout autour. Une œuvre commune. Ce poème-plaidoirie parle de l’accueil et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Dans la même veine, une vidéo, Mesures compensatoires, résulte d’une enquête réalisée par quatre jeunes réalisateurs sur le terrain du Calaisis.

Une troisième section, qui a pour titre Les Temps-Calendrier Révolutionnaire, réfléchit à l’expérience du temps qui contredit l’accélération de la vie d’aujourd’hui. L’évocation de la naissance du calendrier révolutionnaire émise dans le Rapport fait à la Convention nationale dans la séance du 3 du second mois de la seconde année de la République Française, est un marqueur fort : « … Nous avons pensé que la Nation… En conséquence, nous avons rangé par ordre dans la colonne de chaque mois, les noms des vrais trésors de l’économie rurale. Les grains, les pâturages, les arbres, les racines, les fleurs, les fruits, les plantes, sont disposés dans le calendrier de manière que la place et le quantième que chaque production occupe, est précisément le temps et le jour où la nature nous en fait présent. »

Venant de nombreux points du monde, ce Hors pistes 2018, véritable espace de dialogue, permet la confrontation des regards sur le monde contemporain, et sur ce qui fonde aujourd’hui nos sociétés : le réel, les migrations, l’exil, l’hospitalité, le transnational, les villes, la mémoire, les identités, les utopies. De nombreux artistes participent à cette édition, de nombreux étudiants s’y impliquent. Tous, tentent de montrer, à travers les débats, les films, les lectures et leurs diverses propositions, Un autre mouvement des images, peut-être les Plis dont parlait Deleuze.

Brigitte Rémer, 31 janvier 2018

Sylvie Pras, responsable des cinémas, Département du développement culturel – Géraldine Gomez assistée de Doriane Foix, Camille Leprince et Vincent Raynaud programmation Hors Pistes – Camille Louis artiste associée – Catherine Quiriet administration – Baptiste Coutureau régisseur film – Frédérique Mirotchnikoff coordination audiovisuelle/DDC – Yann Bréheret chargé de production audiovisuelle Hugues Fournier-Montgieux et les projectionnistes et agents d’accueil régie des salles – Yvon Figueras chef du service des manifestations – Laurence Lebris architecte scénographe – Malika Noui chargée de production – Francis Boisnard régisseur d’espace – Arnaud Jung éclairagiste – Alexandre Lebeugle, Kim Lévy, Ivan Gariel service audiovisuel.

Du 19 janvier au 4 février 2018 – Centre Georges Pompidou, Paris. Forum – 1. Métro : Hôtel de Ville, Châtelet, Les Halles, Rambuteau. Site : centrepompidou.fr – Tél. : 01 44 78 12 33 – Hors pistes est en entrée libre.

Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée

Notre-Dame qui fait tomber les murs © MuCEM-IDEMEC. Manoël Pénicaud

Exposition au Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Commissariat général : Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, anthropologues.

Présentée en 2015 au Mucem, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée se re-pense et se ré-écrit à chaque fois qu’elle fait escale. Première escale après Marseille, Paris. L’exposition a pour objectif de questionner le croisement et la coexistence des trois religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, à partir d’une approche anthropologique. « Les lieux saint à la différence des lieux de culte – mosquée, église ou synagogue – sont habités par la puissance d’un personnage comme Abraham, Elie ou Marie. Ils deviennent ainsi de véritables lieux de pèlerinage avec une date et des interventions précises qui répondent à des démarches individuelles. C’est là qu’apparaît le phénomène de partage » dit Manoël Pénicaud, co-commissaire.

Un parcours en quatre étapes est proposé au visiteur. La première, Une terre sainte et saturée de sens, part de la lithographie de Marc Chagall, Abraham et les trois anges, emblématique du thème de l’hospitalité pour les trois religions et met Jérusalem sous le projecteur. Avant d’être le lieu des dissensions politiques comme elle l’est aujourd’hui, elle fut le symbole des trois monothéismes : le mizrah du judaïsme, mur qui oriente les prières vers Jérusalem, le Saint-Sépulcre des catholiques lieu de la Résurrection dont une maquette recouverte de nacre montre ici les détails, l’Esplanade des Mosquées pour l’Islam d’où le prophète Mohamed se serait élancé dans le ciel à partir de la mosquée Al Aqsa. La figure de Marie citée dans le Coran autant que dans la Bible apporte ses annonciations et ouvre sur la Basilique de la Nativité. L’exposition a retenu trois villes comme symboles de la coexistence des religions où, aujourd’hui encore et malgré les conflits, elles se côtoient : Hébron, peuplée d’une majorité de palestiniens musulmans et d’une minorité de colons juifs, ville sous haute tension depuis la Guerre des six jours de 1967 qui la plaçait sous autorité militaire puis administrative israélienne, et où, de fait, le Caveau des Patriarches se trouve partagé entre musulmans et juifs. La grotte d’Elie sur le Mont Carmel, près d’Haïfa au nord d’Israël, lieu de pèlerinage où se retrouve les trois religions, complétées de la confession Druze qui s’appuie sur l’unité absolue de Dieu, synthèse du mysticisme musulman ainsi que du syncrétisme d’autres religions, entre autre perse et indienne. Le tombeau du prophète Samuel situé au nord de Jérusalem sur le site de Mitzpah qui a érigé une mosquée sur les vestiges d’une église médiévale et où les rites, depuis toujours, sont partagés entre juifs et musulmans.

Faisant le constat que les îles, plateformes pour le commerce et la navigation, sont souvent un point de contact entre civilisations rivales et souvent hostiles, les commissaires ont intitulé cette seconde étape de l’exposition Des îles carrefour. Qui eut pensé que dans l’actualité tragique de Lampedusa avec l’arrivée massive de migrants, cette île cachait dans une grotte, un oratoire dédié à la fois à la vierge et à un saint musulman, et qu’au Siècle des Lumières elle représentait un idéal utopique qui inspira Diderot et Rousseau ? Que Djerba en Tunisie cache une histoire où se mêlent des récits juifs et musulmans et où nombre de juifs tunisiens contraints à l’immigration y reviennent en pèlerinage, à la recherche de leurs racine ? Que l’île de Büyükada au large d’Istanbul accueille dans le monastère grec orthodoxe de Saint-Georges dit le Monastère des musulmans des fidèles de toutes confessions, majoritairement non chrétiens ? Que La Canée, située sur la côte nord-ouest de l’île grecque de Crète était un creuset interculturel et multiconfessionnel ? L’exposition en apporte les traces par de nombreux objets, bijoux, amulettes, carreaux de faïence, photos, sculptures et ex-votos.

D’une rive à l’autre, troisième étape, parle de conquêtes et de colonisation et témoigne des déplacements de population. Ainsi, dès le XIXème siècle, la conquête française de l’Algérie et les symboles catholiques essaimés, tels statues, églises et chapelles. La figure de Marie est un symbole récurrent qu’on trouve dans de nombreuses villes d’Algérie comme Notre-Dame-d’Afrique à Alger ou Notre-Dame-de-Santa-Cruz à Oran, les musulmans s’en sont emparés et ont poursuivi leurs dévotions après la décolonisation. L’émir Abd El Kader, chef de la résistance algérienne contre la colonisation, est une figure phare du dialogue inter-religieux. L’exposition le présente sous l’angle de la spiritualité, de la tolérance et de l’étude des textes, dans une volonté du dialogue islamo-chrétien : « Si tu penses que Dieu est ce que croient les diverses communautés – musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéiste et autres – il est cela et autre que cela » écrit-il. Des Roms, chrétiens et musulmans prient au Sanctuaire Sainte-Rosalie de Palerme, lors d’une fête annuelle nommée Hederlezi. Les Tamouls, chrétiens et hindous, dont une communauté importante s’est installée dans la ville, s’y rendent aussi pour prier.

La quatrième et dernière étape de l’exposition nommée Bâtisseurs de paix, présente, dans une première partie les trajectoires de personnalités qui ont établi des passerelles entre les religions et les cultures : Louis Massignon, grand orientaliste et professeur au Collège de France, qui fut médiateur auprès de l’église catholique pour la reconnaissance de l’Islam. L’un de ses disciples spirituels, Paolo Dall’ Oglio, un jésuite italien qui a fondé à partir de 1982 un monastère en Syrie dédié à l’hospitalité et au dialogue interreligieux et qui est aujourd’hui retenu à Raqqa, par l’organisation Etat Islamique. André Chouraqui, issu du Judaïsme, traducteur de la Torah, de la Bible et du Coran qui fut un passeur, engagé dans le dépassement des conflits.

La seconde partie sur les Bâtisseurs de paix met l’accent sur les initiatives novatrices des projets architecturaux qui favorisent la rencontre et le dialogue interconfessionnels. Ainsi, la Basilique universelle de la paix et du pardon de la Sainte Baume, s’inscrit dans le mouvement d’après-guerre du renouveau de l’Art sacré en France. Un entrepreneur, Edouard Trouin souhaitait y construire, au-delà de la Basilique, une Cité de la contemplation. Il avait mobilisé Fernand Léger pour illustrer le projet et Le Corbusier pour la conception de la cité d’accueil des pèlerins dont ce dernier réalisa les plans, pour un projet qui ne verra pas le jour. L’exposition évoque aussi ces espaces intermédiaires que sont les lieux de prière et de méditation interconfessionnels dans les aéroports et House One à Berlin, projet de maison de prière et d’enseignement des trois religions conçu par l’agence d’architecture Kuehn Malvezzi. Elle montre aussi : l’œuvre architecturale de Nikos Stavroulakis, autre figure du judaïsme méditerranéen fils d’un père grec orthodoxe et d’une mère juive originaire d’Istanbul, artiste, professeur d’histoire et directeur du Musée juif d’Athènes, restaurateur de la synagogue Etz Hayyim à la Canée, en Crète ; un Lieu de recueillement et de prière conçu par Michangelo Pistoleto en 2009 ; des photos réalisées par Alain Bernardini entre 2003 et 2011, sous le thème Les Désactivés mettant en situation des responsables religieux déplacés dans un autre lieu de culte que celui de leur appartenance ;  la quête spirituelle de Cheikh Khaled Bentounès, né en Algérie, guide de la confrérie soufie Alâwiyya. « Plus nous serons nombreux à choisir de mieux vivre ensemble, plus notre engagement changera le monde » dit-il.

Travailler sur les identités religieuses aujourd’hui n’est pas chose facile. A ce titre, l’exposition relève du défi et a une réelle utilité, historique et pédagogique. Les deux anthropologues commissaires de l’exposition, Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, directeur et chargé de recherche au CNRS, directeur et membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative (IDEMEC) à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence, en ont assuré l’élaboration et le contenu scientifique. Conçue comme une déambulation dans le Bassin Méditerranéen, l’exposition utilise tous types de supports comme photos anciennes et récentes, icônes, manuscrits, dessins et tableaux, vidéos et films documentaires, atlas, bijoux, livres sacrés, amulettes, carreaux de céramique, maquettes, statuaires etc… Ce qui compte, au-delà de l’objet présenté, c’est la pensée qui guide le parcours et la place dans l’histoire de l’immigration, dans celle des croyances et des comportements religieux en un geste d’humanisme. Entre ouverture et fermeture, frontières et nœuds de circulation, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée montre les interactions entre fidèles de religions différentes et recherche du mieux vivre ensemble. Une utopie et un espoir compte tenu de la complexité du monde contemporain.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2018

Du 24 octobre 2017 au 21 janvier 2018, Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Palais de la Porte Dorée 293 avenue Daumesnil. 75012 – tél. : 01 53 59 64 30 – mail : palais-portedoree. fr – métro : Porte Dorée. Un catalogue, Coexistences en Europe et en Méditerranée, a été co-édité par le Musée National de l’Histoire de l’Immigration et Actes Sud.

 

Paris Photo 2017

© Man Ray “Portemanteau, 1920, exposé par Bruce Silverstein

Cent cinquante galeries et trente et un éditeurs au rendez-vous de la 21ème édition de Paris Photo, parrainée par Karl Lagersfeld – Grand-Palais, Paris.

Ce rendez-vous international mêle les nouveautés du secteur photographique aux séries vintage, les géographies de tous les continents, les formats, techniques et réflexions. C’est un marché, des prix circulent, des alliances et projets se forment. Un Comité réuni autour de Florence Bourgeois, directrice de Paris Photo et de Christophe Wiesner directeur artistique a sélectionné les exposants : plus de cent cinquante galeries et trente et un éditeurs de tous les pays, dont les trois-quarts viennent d’Europe – 31% de France, 14% d’Allemagne et 6% du Royaume-Uni – 17% des Etats-Unis, une poignée de galeries d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique du Sud. 40% d’entre elles sont exclusivement dédiées à la photographie, 60% sont des galeries généralistes. La photo documentaire est largement représentée : « Beaucoup d’artistes se sont inspirés du processus documentaire ou pseudo-documentaire pour l’intégrer dans leur processus créatif » constate le directeur artistique. Et Mouna Mekouar, auteur indépendante, précise, lors d’un entretien avec Art Press : « Les artistes qui s’emparent dans leur travail de la complexité du médium témoignent de la manière dont ils explorent le réel et l’imaginaire, l’invention et la restitution, le documentaire et la fiction ; toutes ces notions qui, au gré de leurs travaux, se recoupent ou s’opposent sans parvenir à définir le statut de la photographie. »

Côté vintage, la galerie Bruce Silverstein présente des œuvres de Man Ray dont L’étoile de mer datant de 1928, Masque peint de 1941 et le célèbre Portemanteau de 1920 ; Henri Cartier Bresson avec Dimanche sur les bords de la Marne trace les moments d’insouciance des premiers congés payés, en 1936 ; la Galerie Françoise Paviot présente entre autre une reproduction par déguerréotypie de 1850 de Charles Negre : L’inauguration, asile impérial de Vincennes et des clichés-verre, tirages anciens sur papier albuminé de Camille Corot datant des années 1850. Les archives de Hank O’Neal témoignent de la vie rurale aux Etats-Unis entre 1935 et 1944 avec les photos de Walker Evans, Dorothea Lange, Russell Lee, John Vachon et d’autres, prises pour la Farm Security Administration, organisme d’Etat créé au plus fort de la Dépression. Movement study de Rudolf Koppitz, sorte d’image biblique présentée par la galerie Johannes Faber de Vienne, date de 1925. La Galerie Bene Taschen propose des vintages cibachromes d’Arlette Gottfried dont Summer afternoon, de 1985.

Côté solo-show, Gilles Caron qui a couvert différentes manifestations en 1968, comme le Printemps de Prague, fait parler l’Histoire, avec des clichés de sa série Chorégraphie de la révolte. Door opening de Ferenc Ficzek, une série de douze photos en noir et blanc de 1975, à la lumière très travaillée, est présentée par la galerie ACB. Alex Webb montre sa vision du Mexique avec Tehuantepec/Mexico, 1985, de la Robert Klein Gallery : une architecture rose et des enfants au ballon et tee-shirt bleus. Issey Miyake, de William Klein, 1987, est présenté par Le Réverbère de Lyon qui expose aussi des photos de Denis Roche et Bernard Plossu. Alfred Seiland, australien, est porté par la galerie Johannes Faber de Vienne, avec Ulf Merbold, Titusville Floride, 1997. La Yossi Milo Gallery montre douze photographies en noir et blanc de Mark Ruwedel, Furnaces, prises entre 1996 et 2008, sortes de phares ou de cheminées faussement identiques version nouvelle objectivité. Jalal Sepehr avec Red Zone est présenté par la Silk Road Gallery qui promeut également Ebrahim Noroozi et sa série Lake undecided, 2014, une barque fantôme dans un paysage lunaire, méditation en couleurs sur fond de nuages et reflets, avec un personnage, petit point rouge à la pagaie en équilibre, géométrique, simple et intense. La Silk Road Gallery présente aussi l’univers onirique de Babak Kazemi avec une série mélangeant noir et blanc, et couleur, Exit of shirin & Farhad, 2012. Mutations/Düsseldorf, Primary Demonstration de Klaus Rinke montre le corps en action. La Gallery Taik Persons propose le travail d’Anna Reivilä, d’Helsinki From the series Bond réalisé en 2016/2017 : pierres et branches ligotées et abandonnées dans la nature, dans l’eau ou la neige et celui de Riitta Päiväläinen qui joue de reflets et de compositions dans la nature avec From the series River Notes ; Massimo Vitaly sorte de regard à la Martin Parr D0017 Carcavelos Pier, Portugal 2016 fait partie de la Benrubi Gallery. Payram, Iranien exilé, montre, avec Syrie 55, 2002/2010 de la Galerie Maubert, des paysages et des bâtiments, entre lumière crue et noir profond. Mo Yi avec Notice fait un journal-montage de cinquante-deux photos sur les politiques en action avec saluts militaires et foules rassemblées, et avec la présence de Mao Tsé Toung. D’autres leaders politiques sont à l’affiche comme Fidel Castro et Che Guevara, avec des photographies non signées. Guy Tillim joue des couleurs : rose, vert, jaune, rouge, bleu, blanc, en montrant la ville africaine, la rue et ses habitants. Andrès Serrano avec Untitled V (Torture) réalisé en 2015 est présenté par la Galerie Nathalia Obadia ; Ernest Pignon-Ernest Pasolini assassiné Si je reviens Roma 3, 2015, est promu par la Galerie Lelong and Co. La Galerie Paris-Beijing présente Time immemorial de Yang Yongliang, un vaste paysage nocturne et les lumières de la ville, Sohei Nishino, un diorama Map Berlin, 2012 avec Michaël Hoppen Gallery. La mutinerie de Freeman Field, d’Omar Victor Diop, 1945, en 2017, est portée par la Galerie Magnin.

Dans la diversification des propositions, quatorze projets mis en exergue dans le secteur Prismes, créé en 2015, sont présentés dans le Salon d’Honneur  du Grand-Palais : des performances, des séries avec entre autre les créations inédites de Jungjin Leea, Unnamed road et Tim Rautert, Deutsche in uniform série de vingt-huit images, des installations comme Stop the bomb de Henry Chalfant ou Finding bones de Grey Crawford, une sélection de photographies de la collection Helga de Alvear, galeriste et collectionneuse d’Estrémadure dont le commissariat est assuré par Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, sous le titre Les Larmes des choses.

Pour la première fois, une section film/vidéo est proposée, en partenariat avec le réseau MK2, Marin Karmitz étant un fin collectionneur de photographies et le producteur distributeur qu’on connaît. Trois séances quotidiennes et des films d’artistes présentés par les galeries de Paris Photo comme Vers la lumière de Naomi Kawase et Vingt-quatre frames d’Abbas Kiarostami, mais aussi Comédie, de et avec Samuel Beckett, film tourné par Karmitz. Par ailleurs une Carte blanche Etudiants est donnée à quatre jeunes d’écoles européennes, sélectionnés par jury pour présenter leur travail à Paris Photo, et Gare du Nord et une Plateforme conversation offre chaque jour des rencontres-dialogues animées par des personnalités autour de trois axes : La question de la couleur, ce qu’elle représente d’un point de vue esthétique, social et technique pour la photographie – La photographie trompe et montre qu’elle trompe – De l’enregistrement du réel, des pionniers à la méta-réalité, de l’univers numérique.

Karl Lagersfeld, directeur artistique des maisons Chanel, Fendi et Karl Lagerfeld, directeur de publication et éditeur, parrain de la manifestation, partage ses coups de cœur, sa signature en atteste. Et le public, autour de 60 000 visiteurs professionnels ou amateurs, butine, dans une ambiance de découverte, pour achat ou pour le plaisir, ou les deux.

Brigitte Rémer, le 29 novembre 2017

Du 9 au 12 novembre 2017 – Paris Photo – Grand Palais, avenue Winston Churchill. 75008. Métro : Alma Marceau – Site : www.parisphoto.com

Mali Twist

© Malik Sidibé – Nuit de Noël – (1963)

Exposition des photographies de Malick Sidibé – Fondation Cartier pour l’art contemporain. Commissaire d’exposition André Magnin, en collaboration avec Brigitte Ollier.

De la joie de vivre dans le Mali post-colonial, il s’est fait le porte-parole. Malik Sidibé est né en 1935 à Soloba, au Sud du Mali, dans une famille paysanne d’origine peule. Il s’en est allé le 14 avril 2016, à Bamako, et repose au village. Un ancien s’éteint c’est une bibliothèque qui brûle dit le proverbe. Si la bibliothèque se consume, sa photothèque nous réchauffe, elle a valeur de témoignage sociologique et porte la trace des années 60, dans son pays, celles des années de liberté, juste après l’Indépendance.

Formé au dessin et à la bijouterie à l’école des artisans soudanais – les fondations de l’Institut national des arts de Bamako – il est vite remarqué pour ses talents de dessinateur. Il entre, en 1955 au studio de photographies de celui qu’on surnomme Gégé la Pellicule, Gérard Guillat-Guignard un français gérant du studio Photo-Service avec qui il apprend la photographie. Malick Sidibé, qu’on nommera plus tard L’œil de Bamako, ouvre son premier studio en 1958 puis, en 1962 le studio du quartier Bagadadji où il restera longtemps. Il se spécialise d’abord dans la photographie de reportage, notamment en allant dans les soirées des jeunes de la capitale, puis, à partir des années 70, se tourne davantage vers les portraits, réalisés en studio. Les Rencontres africaines de la photographie de Bamako en 1994 participent de sa reconnaissance internationale, ainsi que la première rétrospective de son travail, présenté hors d’Afrique, à l’initiative de la Fondation Cartier, en 1995. Les Rencontres de la photographie d’Arles honorent sa mémoire dans l’édition 2016 où l’Afrique est sur le devant de la scène, avec l’exposition Swinging Bamako. La fabuleuse histoire des Maravillas du Mali, du nom d’un des groupes de musique africaine du pays. Il a reçu de nombreux Prix de la Photographie dont celui de la Fondation Hasselblad, en 2003, pour la première fois attribué à un photographe africain ; un Lion d’or d’honneur de la Biennale d’art contemporain de Venise, en 2007, pour l’ensemble de sa carrière ; l’Infinity Award for Lifetime Achievement du Centre international de la Photographie de New-York, en 2008 ; il fut nommé Officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres, en 2011. Une belle carrière d’observation et de modestie, qualités dont il ne se départira jamais.

Avec Mali Twist c’est un parcours joyeux de plus de deux cent cinquante photographies qui est proposé par la Fondation Cartier dont une grande partie est consacrée aux soirées dansantes de Bamako. Twist, rock’n’ roll et musiques afro-cubaines sur fond de 45 tours vinyle et de leurs pochettes souvent dessinées par le photographe accompagnent le parcours, ainsi qu’en sourdine la playlist originale des standards chaloupés, concoctée par Manthis Diawara et André Magnin. Mali Twist, le titre de l’exposition, fait référence à la chanson éponyme de Boubacar Traoré, chanteur et guitariste malien, sortie en 1963. « J’étais le seul jeune reporter de Bamako à faire des photos dans les surprises-parties. Les jeunes de Bamako se regroupaient en clubs. Ils empruntaient leurs noms à leurs idoles – Les Spotnicks, Les Chats sauvages, Les Beatles, Les Chaussettes noires – ou au journal Cinémonde qui venait de France. Souvent dans la rue ils s’appelaient : Hé ! Beatles !… On avait beaucoup d’occasions de s’amuser. » Ainsi, Regardez-moi (1962), photo de la Collection Fondation Cartier une grande joie de vivre pour ce twisteur faisant une figure acrobatique sous les yeux de son amie. Nuit de Noël (1963) un splendide pas swingué, esquissé entre un frère et sa petite sœur à qui il apprend à danser, tous deux concentrés et de blanc vêtus, une image devenue emblématique dans l’histoire de la photographie africaine, « C’est une photo que j’adore » disait Malick Sidibé. Dansez le twist (1965) où l’on rase le sol dans les figures et d’où émane une franche gaîté. Fans de James Brown (1965) où deux jeunes filles arborent la pochette du vinyle James Brown, musique sur laquelle visiblement elles dansent. « Les jeunes quand ils dansent, sont captivés par la musique. Dans cette ambiance on ne faisait plus attention à moi. J’en profitais pour prendre les positions qui me plaisaient » dit Sidibé. « Je faisais des tirages à mon retour des soirées, parfois jusqu’à six heures du matin. Je les regroupais par club, puis je les numérotais et les collais sur des chemises cartonnées. Je les affichais le lundi ou le mardi devant le studio. Tous ceux qui avaient participé aux soirées étaient là et se marraient en se voyant sur les photos… Seuls les garçons achetaient les photos et les offraient en souvenir aux filles… »

Les nombreux tirages d’époque développés de 1962 à 1978 dans son modeste atelier forment un vaste ensemble d’informations sur la vie adolescente, la danse et l’effervescence de la vie à Bamako. Il y en a beaucoup, petits formats aux bords dentelés rassemblés sur de grandes feuilles, qui gardent l’empreinte de ces moments détendus, entre jeunes. « Certains commandaient des tirages sans les acheter, le plus important était que leurs photos soient vues. Commandées par de jeunes bamakois sapés à la dernière mode, ces tirages sont la mémoire des moments de joie et de plaisir où ces jeunes découvraient leur image magnifiée par leur ami Malick Sidibé » dit le photographe. Autre série présentée, les photos de cette jeunesse rieuse au bord du fleuve Niger où ils se retiraient du monde pour écouter leurs musiques favorites, se baignaient, pique-niquaient et s’amusaient devant l’objectif de Sidibé qui les accompagnait et qu’ils surnommaient Malicki. Cela donne Pique-nique à la chaussée (1972), A la plage (1974), Combat des amis avec pierres au bord du Niger (1976), une série qui témoigne de leurs jeux et passe-temps. « Le dimanche, pendant les grosses chaleurs, on se retrouvait au bord du fleuve Niger, à la Chaussée, au lieu-dit du Rocher aux Aigrettes. Les garçons apportaient des électrophones à piles et des disques, on faisait du thé, on se baignait, on dansait en plein air. Je faisais beaucoup de photos à l’improviste, ça me plaisait beaucoup » commente Sidibé.

Autre thème, autre partie de l’exposition, les portraits que Sidibé réalisait dans son studio, vite devenu incontournable, où défilaient toutes sortes de modèles qu’il photographiait d’un œil toujours complice. Les jeunes de milieux populaires – seuls ou à plusieurs, habillés dernier cri pantalons patte d’éléphant la mode du moment, chemises bigarrées, chapeaux bien enfoncés, regards droits dans les yeux du viseur – venaient prendre la pose devant un rideau à rayures, parfois sur un fond neutre, souriants ou intimidés, assis ou en pieds. Ainsi Un yéyé en position (1963) chemise à fleurs et lunettes noires ; Nous deux avec guitare (1968) : vêtements kitsch pantalons zébrés, comme le tissu sur lequel ils posent, lunettes noires, une fleur à la main ; Sans titre (1973) portrait en pied d’une jeune femme, pantalon blanc patte d’éléphant, chemisette à manches courtes et chapeau qui auréole le visage, formes et reliefs bien en vue ; Un jeune gentleman (1978) pied posé sur un tabouret, le geste du penseur, cravate fleurie, tissu décoré au sol ; Un gentleman en position (1980) photographié en pied, costume impeccable pantalon patte d’éléph, gilet, cravate et grand béret. « En studio, j’aimais le travail de composition. Le rapport du photographe avec le sujet s’établit avec le toucher. Il fallait arranger la personne, trouver le bon profil, donner une lumière sur le visage pour le modeler, trouver la lumière qui embellit le corps. J’employais aussi du maquillage, je donnais des positions et des attitudes qui convenaient bien à la personne. J’avais mes tactiques. Ce travail que j’aimais trop m’a fait solitaire. Je ne pouvais plus le quitter ! » commente Malick Sidibé.

Le photographe n’aimait que le noir et blanc et « arrangeait un peu la réalité pour mieux dire la vérité » comme il le justifiait si bien. Au rez-de-chaussée de la Fondation Cartier, son studio est reconstitué, avec un parterre à damier noir et blanc où les visiteurs peuvent prendre la pose. Assis ou en pied, des accessoires mis à leur disposition, ils sont invités à se prendre en photo avec leur appareil ou leur Smartphone et peuvent ensuite partager leurs photos sur les réseaux sociaux, avec le hashtag #StudioMalick. Par ailleurs, deux artistes invités ont reçu commande de la Fondation : l’artiste ghanéen Paa Joe qui a réalisé la sculpture en bois géante d’un Rolleiflex, appareil qu’aimait utiliser Sidibé et une toile de Jean-Paul Mika, artiste de République Démocratique du Congo, Souvenir ya Bonane Tango ya Molato. Le superbe film tourné par Cosima Spender en 2008, Dolce Vita Africana est présenté en fin de parcours et permet de suivre le photographe au quotidien, à Bamako et Soloba.

Avec cet ensemble exceptionnel, l’œuvre de Malick Sidibé témoigne de l’insouciance et de la vitalité de la jeunesse bamakoise des années 60 à 80. C’est la trace d’une époque libre et captivante au Mali, Sidibé y a fait un magnifique travail d’artiste et de sociologue, renvoyant une image joyeuse et malicieuse du pays. La Fondation Cartier s’en est emparée, l’ensemble est magnifiquement agencé par les deux commissaires Brigitte Ollier et André Magnin, notamment l’immense sous-sol. L’exposition se prolonge par des activités programmées lors des Soirées Nomades – concerts, bals populaires, marionnettes traditionnelles, studio photo ambulant – A ne pas manquer.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2017

Du 20 octobre 2017 au 25 février 2018 – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 boulevard Raspail, 75014. Paris – Métro Denfert-Rochereau – www.fondationcartier.com – Tél. : 01 42 18 56 67/50 – Le catalogue, en version française et anglaise, est publié par les éditions Xavier Barral, avec des Textes de André Magnin, Brigitte Ollier, Manthia Diawara, Robert Storr et Malick Sidibé.

 

 

Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire

Evangéliaire de Rabbula – VIème siècle Syrie © Biblioteca Medicae Laurenziana

Institut du Monde Arabe, Paris – En coproduction avec le MuBA Eugène Leroy, musée des Beaux-Arts de Tourcoing – Commissaires d’exposition : Elodie Bouffard et Raphaëlle Ziadé.

Cette grande exposition, intitulée Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire présentée à l’Institut du Monde Arabe, est un événement en soi et une grande première en Europe. Elle montre, avec plus de trois cents œuvres exposées, qu’il existe une culture chrétienne forte dans le Proche et le Moyen-Orient et traduit un geste fort posé par Jack Lang, Président de l’IMA et son partenaire, la ville de Tourcoing, dont Gérald Darmanin est Maire. Réalisée en dialogue avec L’œuvre d’Orient et les différentes communautés, elle parle du partage de valeurs communes dans un monde multiculturel où vivent des arabes chrétiens et des arabes musulmans.

Le christianisme s’est constitué en Orient et s’exprime à travers des églises chrétiennes de différentes philosophies et pratiques : l’église syriaque d’Orient avec les chaldéens et les assyriens, autrefois appelés nestoriens ; l’église syriaque d’Occident ; l’église Maronite dont le siège est au Liban ; l’église Copte d’Egypte qui comporte une branche catholique ; l’église grecque, avec les Grecs orthodoxes et les Melkites. Structurée en quatre parties, l’exposition s’attache à une aire géographique correspondant à six pays arabes actuels : l’Irak, le Liban, la Syrie, la Jordanie, les Territoires Palestiniens, l’Egypte. Elle évoque la présence arménienne dans la région et la diversité confessionnelle en terre sainte.

La première partie de l’exposition, Ier-VIème siècle – Naissance et développement du Christianisme en Orient témoigne d’une communauté de destins et rassemble des chefs-d’œuvre de différents pays. C’est sur les pas du Christ et de ses apôtres que s’est construit le christianisme, implanté sur les rives du Bosphore entre la Méditerranée et l’Euphrate. En raison des persécutions qui, dès le commencement, ont eu lieu, les chrétiens s’organisent et créent des lieux de culte clandestins, notamment en Syrie. De ces domus ecclesiae, il reste des fresques dont deux, précieuses, présentées ici exceptionnellement grâce à la Yale University Art Gallery qui a accepté de les prêter : La guérison du paralytique et Le Christ marchant sur les eaux (Syrie IIIème siècle). On trouve, dans cette première partie de l’exposition, des stèles sculptées dans la pierre, des chapiteaux, des pendentifs, des amulettes et des croix provenant d’Egypte et du Liban et de nombreuses pièces, uniques, qui surgissent de l’Histoire. Ainsi d’Egypte, parmi d’autres La Tenture au Jonas, une tapisserie en lin et laine (IIIème Vème siècle) et une icône représentant Saint-Marc tenant le livre des Evangiles, peinture à l’encaustique sur bois de sycomore (VIème siècle) ; de Jordanie, une mosaïque de pavement, Mosaïque avec une paire de chèvres autour d’un palmier-dattier (535) et, de Syrie une pièce exceptionnelle, L’Evangéliaire de Rabbula, manuscrit enluminé sur papier (VIème siècle). A partir de 313, après l’Edit de Milan (ou de Constantin) qui accorde la liberté de culte à toutes les religions, de nombreuses églises se sont construites dans tout l’Empire Romain. En témoignent de superbes pièces d’orfèvrerie telles que des calices et des encensoirs, des lampes de suspension, des moules à hosties, des plats et des vases.

Autre caractéristique de cette époque, à partir du IIIème siècle se fondent des monastères, tout d’abord en Egypte – avec les Pères du désert, notamment Antoine, considéré comme le père du monachisme, et Pacôme qui se retirent dans le désert – puis en Transjordanie, en Syrie et en Mésopotamie. Deux icônes venant du Monastère de Baouit en Egypte représentent l’une le Portrait d’un moine copte, l’autre un Portrait copte, Frère Marc (VIème-VIIème siècle). La figure de Saint Syméon Stylite devient emblématique. Une fresque le montre en haut de sa colonne où il passa les trente dernières années de sa vie, Saint Syméon Stylite l’Ancien et Saint Syméon Stylite le Jeune (icône attribuée à Yüsuf al-Misawwir, collection Abou Adal, Syrie).

 La seconde partie de l’exposition, VIIe-XIVe Siècle – Les Églises orientales après la conquête arabe parle de ce moment où, au VIIème siècle, des califats arabes s’installent, morcelant le territoire et instaurant la religion musulmane comme religion d’état. Après la conquête, les populations,   majoritairement chrétiennes, conservent leur religion, leurs lieux de culte et leurs institutions et gardent un rôle important dans les administrations, la vie sociale et intellectuelle. Après le Concile de Nicée, en 787, les églises développent leur style propre et se couvrent d’images. Cette partie de l’exposition montre le pouvoir des images et interroge leur place dans la religion : ainsi les icônes coptes d’Egypte et les panneaux de bois peints de l’église suspendue El Muallaqa, au Caire ; l’apparition des iconostases, de pierre ou de bois, séparant l’espace sacré de l’espace profane ; les images liturgiques qu’on trouve dans le mobilier et le décor des églises tels que ces deux Flabellum syriaques, des éventails liturgiques qui ont en leur centre l’image de la Vierge à l’Enfant (Deir Souriani, Egypte XIIème). Les icônes deviennent des objets de culte. On y trouve entre autre, venant d’Egypte, le Fragment d’une icône avec représentation du Christ (VIIème VIIIème) et une plaque avec Saint-Ménéas (Chaire de Grado) dans l’extrême finesse d’un ivoire sculpté (VIIème siècle) ; de Syrie, ce Tissu de soie avec scène de l’Annonciation (vers 800) une soie polychrome avec tissage en sergé. La langue arabe par ailleurs, s’intègre dans la liturgie et la Bible est traduite en arabe dès le IXème siècle. L’exposition présente des manuscrits rares en copte, syriaque, grec et arabe dans une scénographie circulaire très réussie et sonorisée avec les hymnes correspondant à chaque rite. On lit, à travers les objets présentés dans cette partie de l’exposition, les interactions entre les civilisations chrétienne et musulmane, ainsi, venant de Syrie, un Fragment d’un plat à la descente de croix (fin du XIIIème), une Bouteille décorée de scènes monastiques vraisemblablement soufflée par un artisan musulman pour un commanditaire chrétien (milieu du XIIIème) ou encore une Aiguière à iconographie chrétienne et islamique (XIIIème). Le temps des croisades, entre le Xème et le XIIIème siècle, marque le recul des chrétiens d’Orient, intervenant à différents moments, selon les pays : à partir du Xème siècle c’est en Irak et en Syrie, au XIVème siècle en Egypte, avec la marginalisation de la communauté copte.

La troisième partie de l’exposition, XVe-XXe Siècle – Les Églises orientales entre Orient et Occident montre comment, au XVème siècle, se nouent des alliances diplomatiques, intellectuelles et commerciales dans le nouvel Empire Ottoman où se trouvent les chrétiens de Mésopotamie, de Syrie et d’Egypte. Ainsi le système dit des capitulations règlemente les interventions des puissances européennes avec les populations chrétiennes et sont consignées dans des firmans. Le Firman ottoman Soliman I expulsant les Franciscains du Cénacle en 1500 est couvert d’une écriture fine, avec encre et or sur feuille de papier en rouleau. C’est un moment où se développent les relations entre l’Orient et l’Occident, notamment par l’apprentissage des langues orientales en Europe, et la recherche, par les imprimeurs français et italiens, de la manière de restituer la typographie arabe. L’exposition présente ainsi des manuscrits, des poinçons et des plaques de cuivre comportant différents alphabets, et des bibles. C’est un moment où s’organisent des pèlerinages et se renouvellent les icônes. A Alep, au XVIIème siècle, se créent des écoles spécialisées dans les icônes qui ouvrent sur des dynasties d’artistes chrétiens enlumineurs et miniaturistes – ainsi la dynastie des al-Musawwir -. A Beyrouth, Jérusalem, Damas, Le Caire, existe le même mouvement et la même dynamique artistique, et l’on trouve parfois sur les icônes des caractères arabes à côté de la figure du Christ. Au XVIIIème siècle se structure un véritable art de l’icône chrétienne.

La quatrième partie de l’exposition, XXe au XXIe Siècle – Être chrétien dans le monde arabe aujourd’hui parle à la fois d’exil, d’exode, et d’un renouveau culturel et religieux. Elle présente, sous vitrines, des revues et des journaux – Al-Hilal-Le Croissant, Al Manâr-Le Phare, Al Muqtata-L’Emprunt – qui témoignent de la volonté de créer une culture arabe commune. Elle montre des objets et des photographies, des pendentifs, des statues représentant la Vierge, des autels de rue au Liban, dédiés à deux saints maronites Rifqa et Charbel, Houda Kassatly les a photographiés, à Beyrouth. Autre démarche, Vincent Gelot, alors jeune étudiant parti à la rencontre des églises d’Orient en 4L entre 2012 et 2014, présente son récit de voyage sous forme d’un grand Livre d’or : ceux qu’il a rencontrés ont déposé un message, un dessin, une prière. Cette dernière partie de l’exposition montre les regards d’artistes contemporains inscrits dans l’histoire collective de territoires confrontés à des situations politiques et sociales très diverses. Sa présentation est assez disparate et manque d’ambition. Lara Tabet, de Beyrouth, présente une série intitulée Pénélopes (2013), Michele Borzoni avec Inch’Allah-Si Dieu le veut évoque, à travers huit photographies, l’ancienneté et la contemporanéité de la présence chrétienne en Jordanie et au Liban (2013), Roger Anis Blessed Marriage construit un scénario sur le mariage à partir de six photographies et de petits messages accrochés, comme des bouteilles à la mer. Icônes, de Nabil Boutros, polyptyque faisant partie de la série Coptes du Nil réalisée entre 1997 et 2004, ferme l’exposition et construit un discours très personnel à partir de huit années de recherches. Son travail documentaire et artistique témoigne du regain religieux et culturel qui traverse la communauté copte à laquelle il appartient : « L’approche est double, systématique et documentaire du reporter, mais également intimiste, tentant de remonter aux sources de ma propre culture » explique-t-il.

Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire invite à un voyage dans l’histoire de la chrétienté, qui fait date. De nombreux prêteurs et collectionneurs de tous les pays du monde y ont contribué. Son approche se fait par les minorités et le partage des territoires, et par la question des droits de l’Homme. La diaspora chrétienne est disséminée dans tous les pays, compte tenu de la montée en puissance des courants islamistes, des guerres et des attentats qui se perpétuent sur les lieux de culte – on se souvient notamment de celui d’Alexandrie le 1er janvier 2011, devant une église copte remplie de fidèles fêtant le Nouvel An, de celui de Tanta au nord du Caire, en 2017 un dimanche des Rameaux, ou encore des moniales grecques orthodoxes de Ma’aloula, village situé au nord-est de Damas contraintes de quitter leur couvent, en 2013. La tentation du repli guette parfois les communautés chrétiennes, compte tenu de la difficulté d’être chrétien dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, et l’ostracisme guette. Les Printemps arabes avaient donné de l’espoir pour le développement des libertés et les chrétiens, qui ne veulent plus être des citoyens de second rang, s’exilent. D’où l’importance d’une telle exposition qui replace le sujet au cœur de la réflexion.

Brigitte Rémer, le 2 octobre 2017

Du 26 septembre au 14 janvier 2017, à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005. Paris – www.imarabe.org – Du 22 février au 12 juin 2018, au MuBA Eugène Leroy, musée des Beaux-Arts de Tourcoing. Le catalogue est publié aux éditions Gallimard.

2ème Biennale des Photographes du Monde Arabe contemporain

© Laila Hida – Série Borderless

Cette seconde édition poursuit son exploration de la création photographique contemporaine dans le Monde Arabe, à l’initiative de l’Institut du Monde Arabe et de la Maison Européenne de la Photographie. Gabriel Bauret en est le commissaire général. Huit lieux partenaires – l’Institut du Monde Arabe, la Maison Européenne de la Photographie, la Cité internationale des Arts, la Mairie du 4e, les galeries Thierry Marlat, Photo12, Clémentine de la Feronnière et Binôme – exposent ces photographies comme autant de regards d’auteurs – qu’ils soient ou non arabes – parlant de leurs pays ou vu d’autres rivages. Ils contribuent à « révéler des réalités cachées » comme le dit Jack Lang, Président de l’IMA, là où se mélangent les cultures et se croisent les sensibilités. Le positionnement de la Biennale est cette année, géographique. Deux pays du Maghreb sont à l’honneur, la Tunisie et l’Algérie. L’édition est dédiée à Leila Alaoui, photographe tragiquement disparue en 2015, alors qu’étaient exposés ses Portraits de Marocains.

Olfa Feki, co-commissaire basée en Tunisie, a rassemblé pour l’IMA les œuvres d’une vingtaine de photographes venant de l’espace tunisien et d’autres géographies. Ainsi Scarlett Coten, qui, née à Paris, travaille aux Etats-Unis et démystifie le concept de masculinité sous le titre Mectoub en prenant en photo des hommes épris de liberté, après la révolution. Elle signe l’affiche et la couverture du catalogue où un homme jeune et beau tenant un œillet à la main est assis dans un fauteuil, lascif, sur fond de papier peint de ces mêmes grosses fleurs rouges. Laila Hida, née à Casablanca, présente The Dreamers, une œuvre onirique travaillée avec Artsi Ifrach, designer marocain qui choisit des tissus, dentelles, broderies et couleurs, tandis qu’elle élabore des discours à travers la grâce et la poésie : arabesque d’un bras noir sur mur blanc, imprimés qui appellent, profondeur de la couleur. Douraïd Souissi présente Mohamed, Salem, Omrane, Hbib, Hsouna, sur le fond noir d’un paysage qu’on ne voit pas et qui mange la photo. Ses portraits d’hommes silencieux, yeux baissés ou de trois-quarts dos, à peine éclairés, sont d’une portée quasi mystique. Bruno Hadjih né en Kabylie (Algérie), fait, avec Nous n’irons pas nous promener, un récit photographique d’Effacements successifs à partit du rejet des effets radioactifs dus à l’essai nucléaire réalisé par la France en 1962, dans le Sahara. Huit photos grands formats, quatre de paysages arrêtés pour raison de rejets de gaz et de poussières radioactives, deux de visages ressemblant à des icônes, deux de dos. Née à Beyrouth et vivant aux Etats-Unis, Rania Matar parle, avec Becoming, du passage entre l’état adolescent et la volonté d’être femme. Stephan Zaubitzer, né à Munich, ramène d’une escale libanaise les photos de belles endormies que sont ces anciennes salles de projection au Liban, Le Star, Le Byblos ou Le Colorado qu’il prend à la chambre photographique grand format et qu’il intitule Cinémas. D’Egypte, Ahmad El-Abi avec Alphabet, tord les lettres de l’alphabet arabe, avec une certaine dose d’humour. Chaque lettre l’oblige à l’élaboration d’un concept différent qu’il pose sur trente petites toiles toutes fantaisies et de couleurs vives. Son compatriote, Karim El Hayawan présente Cairo cacophony, un film vidéo dans lequel défile, au rythme d’une musique enlevée, le quotidien égyptien : jeu de dominos, poissons, murs griffés, repas partagés, coupoles et photos en quinconce sur fond de fauteuils fatigués. Jaber Al Azmeh né à Damas, vit et travaille à Doha et présente Border-Lines, trois photos qui racontent le Sahara, en déplaçant les lignes : une rangée de seize fauteuils alignés et superposés, tête bêche, au milieu du désert ; des traces en pointillés comme des signes à perte de vue, sur un sable sépia ; une rangée de vieux autobus, cabossés et accidentés jaunes, blancs et vert d’eau sur ciel immense et bleu.

La Biennale se poursuit avec les photographies de trois artistes d’horizons différents, à la Maison Européenne de la Photographie. « Chacun des trois photographes tend un peu vers une acception de la nostalgie » dit son directeur, Jean-Luc Monterosso. Au premier étage, Hicham Benohoud, qui vit entre Paris et Casablanca, entre dans les appartements comme par effraction et s’impose à partir de deux thèmes : avec The Hole, il crée des trous dans les murs ou les plafonds, place et déplace les corps de manière ludique, inventant des écritures avec les bras, les mains, les pieds ou les bustes, puis il rebouche les trous et s’en va. Avec Acrobatics c’est une troupe d’acrobates qui l’accompagne et investit les appartements. Ils jouent de leurs figures et postures devant des familles mi amusées mi inquiètes, créant un joyeux anachronisme entre la rigidité de l’ordre habituel, dans la maison et la flexibilité de la liberté des corps. Au sous-sol de la MEP, Farida Hamak interroge l’Algérie d’aujourd’hui. La série de photographies qu’elle présente, Sur les traces, parle de Bou-Saâda, une ville sahélienne surnommée la Cité du bonheur. Elle y capte la lumière si particulière du désert pour en faire sa matière première, travaille la transparence et les tons pastel, dans le silence et la chorégraphie lente de ceux qui habitent les oasis. A l’autre extrémité du sous-sol, la photographe russo-suédoise, Xenia Nikolskaya, présente DustPoussière – , qui travaille sur les traces d’un patrimoine architectural oublié et montre, en de petits formats, les palais du Caire à l’abandon, symboles d’une grandeur passée. Ainsi la Villa Casdagli à Garden City, le Palace Al-Gawhara de la Citadelle, ou encore le Palais du Prince Saïd Halim.

A la Mairie du IVème arrondissement administrée par Christophe Girard, le photojournaliste Michel Slomka témoigne de la communauté Yézidie d’Irak, sous le titre Sinjar naissance des fantômes. Chassée en 1980 par l’armée de Sadam Hussein dans le but d’épuration ethnique, accusée de satanisme, la communauté avait vu ses villages rasés. A partir de 2014, c’est l’Etat Islamique qui, après avoir pris Mossoul, s’est tourné vers les Monts Sinjar situés au carrefour de l’Irak, de la Syrie et de la Turquie, et habités depuis des siècles par cette minorité religieuse. Daech a fait des femmes ses esclaves sexuels et des enfants ses soldats. Les photos montrent le rapport à la terre pour ceux qui ont pu fuir, à leur retour, en 2017, dans des paysages d’une beauté bouleversante et se fait l’écho du traumatisme collectif de la violence. Ainsi cet homme qui retrouve son frère, avec émotion et douleur, après avoir été libéré et contraint de se convertir à l’Islam pour échapper à la mort ; ainsi Aïshe et Bubu Daoud, mari et femme posant fièrement devant leur maison de Khanassor située au pied des Monts Sinjar, qui portent au quotidien l’habit traditionnel ; ainsi Suad, 22 ans, allaitant son enfant, violée durant sa captivité et restée sans nouvelles de son mari ; ainsi cette ronde de petites filles à côté du camp de déplacés de Shari’a au Kurdistan Irakien. L’exposition est belle et forte, un peu cachée dans sa localisation au fond de la Mairie et sa signalétique, discrète.

A la Cité internationale des Arts, l’Algérie est à l’honneur et l’exposition, généreuse. L’artiste Bruno Boudjelal, travaillant entre la France et l’Algérie, a assuré de son expertise le choix des œuvres et le commissariat de l’exposition présentée sous le titre Ikbal/Arrivées, pour une nouvelle photographie algérienne. Il a opté pour la multiplicité des regards et des thèmes à travers vingt jeunes photographes venant des différentes régions du pays, qui lancent leurs messages en parlant de la ville (Karim-Nazim Tidafi) et de la rue (Mehdi Boubekeut) ; du rural (Ramzy Bensaadi) ; du social avec les sans emplois (Besma Khalfa) et les migrants (Nassim Rouchiche, Abdo Shanan) ; des rêves (Sonia Merabet) ; de l’intime (Yassine Belahsene, Farouk Abbou) ; de la prière et de l’Aïd Al Kebir (Sihem Salhi et Youcef Krache) ; de l’absence (Liasmine Fodil) ; du sport (Fethi Sahraoui). Ahmed Badreddine Debba raconte L’histoire emblématique de L’homme à la djellaba, guerrier, maître et guérisseur plein de sagesse et de modestie, qui fut chassé et insulté, et qui se mit à perdre son identité et son visage jusqu’à devenir un esprit errant. Abdelhamid Rahiche parle d’utopies urbaines dans Alger, climat de France avec l’architecture de Fernand Pouillon, parti de l’idée généreuse de désengorger les bidonvilles, espaces aujourd’hui devenus comme des ghettos surpeuplés. Dans Nuages noirs, Yanis Kafiz photographie les visages d’amis proches avec sensibilité et impudeur, dans une sorte de quête de soi, il en fait un journal. A la Cité internationale des Arts, la Biennale présente un puissant témoignage sur la vitalité des artistes algériens qui, comme le dit Bruno Boudjelal, « nous parlent, à travers leurs images, d’eux-mêmes et des lieux dans lesquels ils vivent. » Et il ajoute : « il est essentiel que l’Algérie, comme de nombreux autres pays à travers le continent africain, soit aussi racontée, décrite, photographiée. » On y trouve un beau parcours en images et l’élaboration d’une pensée.

La Biennale c’est aussi plusieurs galeries fédérées qui présentent les photographies de : Mustapha Azeroual et Sara Naim à la Galerie Binôme, avec The Third Image, un travail expérimental sur la lumière ; de Daniel Aron à la Galerie Photo12 avec Tanger intérieurs simples, un regard sur une ville peu à peu désertée où de nouvelles populations s’installent, du moins temporairement ; de Marco Barbon à la Galerie Clémentine de la Féronnière avec The interzone qui travaille sur la notion de frontière et d’espaces-temps intermédiaires à partir de Tanger, ville frontière par excellence, qui joue entre fiction et réalité ; de Randa Mirza avec Beitutopia, une projection dans l’avenir du portrait de Beyrouth et de Zad Moultaka à la recherche des planètes et de l’éternité, présentant Astres fruitiers : leçons de ténèbres planétaires, à la Galerie Thierry Marlat.

La géographie, privilégiée pour cette Deuxième Biennale des Photographes du Monde Arabe contemporain, contrairement à la Première en 2015 qui avait choisi quatre grands thèmes de réflexion se répondant en écho – Paysages, Mondes intérieurs, Cultures et Identités, Printemps – est nettement plus ramassée, on peut le regretter. Outre le jeunisme et la nouveauté, bienvenus, on peut regretter de ne pas voir la suite du parcours de certains artistes dont le développement des expressions ponctue l’évolution des sociétés. Il faut donner de l’ampleur à la Biennale des Photographes du Monde Arabe contemporain, tant dans l’annonce et la communication que dans l’identification des lieux d’expositions. Cette radioscopie du monde arabe comme le disait Jack Lang est salutaire. Elle est une métaphore du temps et de la vie et une réalité du monde, devenues vitales. Son développement aide à la compréhension de nos sociétés multiculturelles. Donnons-lui plus de visibilité, encore. « Nous vivons dans un monde qui n’est pas seulement fait de marchandises mais aussi de représentations, et les représentations – leur production, leur circulation, leur histoire et leur interprétation – sont la matière première de la culture » écrivait Edward W. Saïd.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2017

Du 13 septembre au 12 novembre 2017, Institut du monde arabe – Maison Européenne de la Photographie (jusqu’au 29 octobre) – Cité internationale des arts (jusqu’au 4 novembre) – Mairie du 4e arrondissement – Galerie Binome – Galerie Clémentine de la Féronnière – Galerie Photo12 – Galerie Thierry Marlat – Site : www. biennalephotomondearabe.com – Le catalogue est publié aux éditions Silvana Editoriale.

 

Too Young To Wed

© Stephanie Sinclair – Environs de Hajjah, Yémen.

Mariées trop jeunes, exposition des photographies de Stephanie Sinclair, sur le toit de la Grande Arche, La Défense.

« Dès que je le voyais, je courais me cacher. Je le détestais. » Tahani (en rose) se souvient des premiers temps de son mariage avec Majed. Elle avait alors 6 ans et lui 25. Elle en a 8 aujourd’hui, et elle est photographiée ici dans son village avec une autre petite mariée, Ghada, son ancienne camarade de classe. (photo ci-contre)

La Grande Arche a ré-ouvert ses portes au mois de juin après huit ans de fermeture et trois de travaux, et avec la création d’une Arche du Photojournalisme. On y monte par un ascenseur transparent, panoramique, l’équivalent de trente-cinq étages et on y est joliment accueilli par des hôtes et hôtesses chaleureux et stylés. Tout est lumière et transparence. Là, plus de 1200 m2 sont dédiés au photojournalisme. Jean-François Leroy, fondateur du festival Visa pour l’image, en assure la direction artistique. « La photo d’actualité est parfois dérangeante mais est aujourd’hui plus nécessaire que jamais » déclare-t-il.

On est pris de vertige en arrivant, non par l’altitude au sommet de la Grande Arche mais par les images qui nous happent. Le sujet de cette première exposition Too Young To Wed – Mariées trop jeunes est d’une grande violence, cela est intrinsèque au photojournalisme qui témoigne du monde d’aujourd’hui, dans sa cruauté. L’exposition des photographies de Stephanie Sinclair traite des mariages forcés et a valeur de Manifeste. Depuis une quinzaine d’années la photojournaliste américaine sillonne le monde, observant les traditions familiales millénaires sous l’angle des mariages imposés à de toutes jeunes filles, et s’engage pour les dénoncer. Elles sont encore enfants, parfois à peine adolescentes et dans certaines parties du monde, dès cinq ans, leur vie est une tragédie.

Cent cinquante clichés sont ici montrés, dans la vérité quasi insoutenable de ces petites et jeunes filles dont le regard, d’une infinie tristesse, crève l’écran comme autant d’appels au secours. Stephanie Sinclair les a rapportés principalement d’Ethiopie, du Guatemala, d’Inde, du Népal, du Nigéria, de Sierra Leone, du Yémen. « Toutes les deux secondes une jeune fille est mariée contre son gré, soit 39 000 filles par jour dans plus de cinquante pays, à travers le monde, dont de nombreux pays d’Afrique. » Pourtant chiffres de l’UNICEF à l’appui, « le mariage d’enfants n’est pas l’apanage des pays les moins développés, il existe un peu partout dans le monde. » On pourrait inscrire à ce triste générique l’Europe de l’Est, l’Asie Centrale, ou encore les Etats-Unis où les dérives sectaires sont la clé d’abus avérés dans de micro-sociétés religieuses fermées, un chapitre de l’exposition le montre.

Dans de nombreux pays le piège familial se referme sur ces fragiles vies dont le contexte se nomme pauvreté, abus, grossesses, mort en couches, sida, maltraitances, viols, peur, soumission et mort. « J’ai été offerte à mon mari quand j’étais petite, je ne me rappelle même plus quand, c’était tellement j’étais jeune. C’est mon mari qui m’a élevée » dit Kanas, 18 ans, d’Ethiopie. Il s’agit de violation des droits fondamentaux, d’enfances massacrées, de marchandisation, de discrimination et d’asservissement. On pourrait parler de meurtres. Certaines s’immolent pour fuir l’esclavage domestique et sexuel. Une photo montre un père se recueillant sur la tombe de sa fille qui s’est immolée par le feu après des années de maltraitance aux mains de son mari et de sa belle-mère, en Afghanistan. Au premier plan sa sœur, âgée de 8 ans, qui l’a soignée pendant son agonie. Des fratries de deux ou trois petites filles sont données ou vendues à d’autres fratries d’hommes, – enfants et jeunes hommes parfois, hommes beaucoup plus âgés, souvent -. Elles s’appellent Tehani, Ghada, Aarti, Deslaye, Niruta, Sarah, Beverly, Sandra, Asia, Agere, Rajany, Ghulam, Aracely, Galiyaah, Sidaba, Kwawlah, Yagana, Yakaka, Falimata, Sorita, Maya, Soyla, Bibi Aisha, Anita, Rajni. La liste des prénoms accompagnant les photos est beaucoup plus longue. Elles ont entre 5 et 16 ans, certaines ont tenté de s’échapper, elles ont été torturées. « Quoiqu’il arrive je dois m’adapter » dit Shobha, du Rajasthan, mariée à l’âge de 8 ans, « les femmes doivent se sacrifier, car dans notre pays il n’y a de place que pour les hommes. »

Le poids des traditions et des croyances est profondément enraciné, les familles se doivent de les respecter surtout dans les communautés rurales pauvres où le mariage précoce est très répandu : parfois c’est une bouche de moins à nourrir d’un côté, une dot et une femme servante et soumise, de l’autre. En Afghanistan, « Quand Mejgon avait 11 ans, son père l’a vendue à un homme de 60 ans qui a payé le prix convenu : deux paquets d’héroïne. » Pourtant, beaucoup de parents sont aussi convaincus que le mariage offre une protection à leurs filles. Mais on les arrache à l’école, les privant de leur droit à l’éducation et donc de la possibilité de choisir un jour leur travail et leur vie. Même si les lois interdisent les mariages précoces dans certains pays, la pression coutumière demeure et fait céder les familles. Surita hurle quand on la force à quitter sa famille pour rejoindre le village de son mari. Rajyanti elle, réussit à tenir tête à ses parents, à l’âge de 16 as en refusant le mariage : « J’ai refusé parce que je veux étudier et devenir quelqu’un. » Sur grand format, trois sœurs, victimes des rapts de Boko Haram au Nigéria, dégagent une grande douceur. Elles ont subi les pires humiliations avant de réussir à s’évader et, rejetées par leur famille, vivent dans un centre d’accueil, c’est la double peine.

Des voix commencent à s’élever dans le monde, des voix de femmes et d’hommes. Les porte-drapeaux du changement sont des militantes, des médecins et des personnalités politiques. « L’interdiction du mariage des mineurs dit l’une d’entre elles, n’est pas seulement une question de politiques, mais également de mentalités et de comportements. » Dans certains pays, des ONG s’attellent au problème, c’est le cas du Sierra Leone où une ONG suisse a mis en place un rite de passage alternatif, sans excision, lors de la cérémonie Bondo, en échange de quoi elle prend en charge les frais de scolarisation des jeunes filles.

Aracely, 15 ans, du Guatemala, mariée précocement, pensait avoir une vie meilleure « mais cela n’a pas été le cas » reconnaît-elle. L’avenir meilleur est encore loin et de nombreux pays connaissent toujours un taux élevé de mariages précoces, même si certains programmes d’éducation et d’autonomisation des jeunes filles commencent à porter leurs fruits. La violence se perpétue de génération en génération et les meurtres restent impunis.

Dans ce bel espace d’exposition la vérité est grand format et on en sort sonné. Au-delà de son témoignage photographique Stephanie Sinclair a créé l’association Too Young To Wed pour aider ces jeunes femmes à se reconstruire, son engagement est remarquable. « J’ai commencé ce travail lors d’un reportage en Afghanistan en 2003, après avoir rencontré des adolescentes de 9-11 ans, qui avaient tenté de s’immoler par désespoir, raconte-t-elle. J’ai voulu en savoir plus. » Ce plus nous est montré dans toute sa vérité.

Brigitte Rémer, 29 août 2017

Jusqu’au 24 septembre. La Défense – Arche du Photojournalisme – Métro : La Grande Arche/La Défense – ouvert tous les jours de 10 h à 19 h – Site : www.lagrandearche.fr – Too Young to Wed, de Stephanie Sinclair, est publié à CDP éditions. Tous les bénéfices sont reversés à l’association.

 

Sy-rien n’est fait

Festival d’art engagé réalisé en partenariat avec ASML Syria : Inform/Engage/ Empower – Damasquino – Les associations Souria Houria, Codssy, Revivre, La mémoire collective – Lieu : Les Grands Voisins.

L’objectif du Festival est de montrer qu’au-delà de la mort et de la destruction qui habitent la Syrie depuis plus de sept ans, de jeunes créateurs tentent, par leurs images et modes d’expression, de faire vivre leur pays en préservant son identité. Ils en parlent, à travers leurs différents langages artistiques, par le témoignage, l’émotion, la dérision, la théâtralisation et parfois l’humour. Concerts, cinéma, conférences-débats, expositions et performances sont proposés sur cet espace créatif des Grands Voisins, comme il y a vingt ans un collectif d’artistes avait créé l’Hôpital Ephémère et installé ses ateliers dans l’ancien Hôpital Bretonneau.

Les jeunes photographes Syriens témoignent de la violence et du chaos, de la destruction systématique de l’identité du pays, des villes qui n’en sont plus et des populations déplacées, de la souffrance et de la résistance, Il y a beaucoup d’enfants sur les images, cherchant un peu d’insouciance – 74% des Syriens déplacés à l’intérieur du pays sont des enfants -. Ibrahim Ayyoub montre des huit/dix ans qui tentent de s’amuser sur une balançoire de fortune dans le camp Ayn Aysa de Raqqa, le 8 avril 2017 ; Mohammad Howaish observe un enfant de cinq ans jouer dans le camp Abul Walid à Tarmala, dans le gouvernorat d’Idlib, le 11 novembre 2016. Nour al-Din al-Ghoutani fixe sur la photo un garçon d’une douzaine d’années devant les ruines de son école dans la banlieue de Damas, le 7 mars 2017 et Karam al-Masry celle d’une jeune fille jouant dans un parc détruit à Qusay Noor, zone assiégée de Douma, le 23 février 2017 ; une femme regarde la dépouille de son frère sorti des décombres suite à la chute d’une bombe sur le quartier d’Aghyar à Alep, en 2016. Emad al-Hourany témoigne de la fuite d’une famille à travers une région montagneuse de Syrie, famille déplacée à l’intérieur du pays, comme de nombreuses autres. Depuis 2011, chaque jour plus de cinquante familles syriennes chaque heure sont contraintes de quitter leurs maisons et de tout abandonner, souvent sans savoir où aller ; Karam al-Masry montre un père portant son fils, tous deux survivants d’une attaque aérienne visible à l’arrière plan sur le quartier Karam al-Afandi à Alep, le 7 décembre 2015. Abdelsalam Hamza montre une jeune fille pompant de l’eau dans Kafr Batna assiégée et désertée, dans la banlieue de Damas, le 10 février 2017, 2/3 de la population en effet n’a pas accès à l’eau potable.

Côté cinéma, l’association Souria Houria a sélectionné les courts métrages de jeunes réalisateurs syriens, professionnels ou amateurs et les a présentés dans un amphithéâtre archi plein. Depuis 1963 le cinéma était financé par un organisme national du cinéma sorte de CNC relevant du Ministère de la Culture. Quand Hafez El-Assad, père de Bachar, arrive au pouvoir en 1970, la situation se dégrade rapidement et le cinéma, comme les autres arts, passent sous contrôle de la bureaucratie, subissent la censure et la corruption. Les trois premiers films présentés ont été réalisés avant le début de la guerre, avant 2011, les réalisateurs les ont tournés sous le manteau, les ont montés chez eux, secrètement. Ils traitent déjà de totalitarisme et de destruction. Akram Agha, présente une série de dessins qu’il anime à partir de gros plans sur des croquenots pour pieds militaires qui marchent au pas, montent des escaliers rappelant ceux d’Odessa chez Eisenstein, dans le Cuirassé Potemkine. Plus elles montent, dans tous les sens du terme, plus elles écrasent, jusqu’à devenir bottes pour pas cadencés nazis. Le ballet est féroce, plein d’humour pourtant. L’image finale se teinte de tâches de sang sur le cuir épais des chaussures, sans jambes ni visages. Samer Salameh présente un très court métrage intitulé Pénélope, réalisé en partenariat avec l’association Al-Awda qui défend la cause palestinienne : dans un camp de réfugiés palestiniens une vieille femme tricote à gros points tandis qu’à côté, un vieil homme, son mari peut-être, tire la pelote et détricote avec la même application. Un abécédaire est ensuite présenté qui va de A à K – C comme Collateral damage, D comme Double Speak, K comme Killed in action – et passe directement à Z avec Zero tolérance. Un homme jeune mange du pain, la police le tue. Bassel Shahadé, réalisateur et monteur faisant ses études aux Etats-Unis était venu rejoindre les activistes de Homs et s’est fait tuer. Son film suit un jeune garçon d’une dizaine d’années cherchant le sommeil – lui-même ou son fils peut-être -. Aux questions apparemment banales posées au jeune garçon comme « qu’aimes-tu faire le week-end ? » on sait qu’il est désormais seul « Nous étions heureux » murmure-t-il. « Je hais le bruit des avions… » « Je hais les week-end… » La maison semble en feu.

Les films montrent, chacun à sa manière, la lutte individuelle et le combat collectif. Les Rebelles de Zabadini pointe le rôle des femmes qui prennent possession de la rue, se mettent en grève et manifestent contre Bachar. Le peuple de Kafranbel, ville de la province d’Idlib tenue par l’opposition syrienne, prépare une nouvelle Constitution visant à séparer les pouvoirs administratifs, militaires et judiciaires : La Constitution de Kafranbel met à l’œuvre son comité de coordination élu démocratiquement. Un autre film sur la même ville utilise la théâtralisation et la dérision face aux kalachnikov et au TNT qui tuent. Ô Douma fait pénétrer le spectateur au cœur de la ville, située à vingt kilomètres de Damas, bombardée et défaite. Un homme parle d’un tank entré dans sa maison, sous ses yeux et qui a tout dévasté. Les morts s’alignent dans la rue. Le blanc du linceul et le rouge du sang emplissent l’écran.

Khaled Abdelwahed montre à travers trois courts métrages bricolés dans sa cuisine, la puissance du dessin et la force des contrastes entre un semblant de vie ordinaire avec les enfants de Sabra et Chatila, la terreur et les cris de panique. On trouve deux petits films tournés en 2012 dans le cadre de Vague blanche pour la Syrie sous l’égide de Stéphane Hessel où intellectuels, politiciens et artistes français face à l’écran tiennent une pancarte portant le mot STOP inscrit avec véhémence ; Jane Birkin et Michel Piccoli sont de ceux-là. Mig de Amer Al-Barzawi parle du bombardement par l’armée de Bachar El-Assad du camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk où sont retranchés des insurgés, dans le sud de Damas, de l’attaque de son Hôpital, Al-Basel : le réalisateur a écrit un texte poétique où il évoque cette volonté de détruire la cause palestinienne comme un autre exil. 9 et demi présente une lecture de la guerre avec fantaisie, entre mer et masque à gaz, entre violon et camion. Azza Hamwi par le récit d’une femme, s’interroge sur l’identité des lieux jusqu’à ce que tout s’emballe et l’image s’accélère. « Tu partiras, Bachar » répète-t-elle. De très courts métrages de recherche, quelques images d’enfance volée et un récit écrit et dansé par le magnifique danseur et  chorégraphe Hussein Khaddour qui, retournant dans le studio de danse dévasté où d’ordinaire il travaillait, se met à danser, jusqu’au vacillement du passé se mêlant au présent par le jeu des reflets.

De nombreux artistes syriens de toutes disciplines ont participé à ce Festival d’Art Engagé, nous ne pouvons tous les citer ici. Ils démontrent la vitalité de la création syrienne malgré ses traumatismes et ses chagrins. Un important public, attentif et silencieux, était au rendez-vous et à l’écoute.

Brigitte Rémer, le 13 août 2017

Du 9 au 13 août 2017, Les Grands Voisins, 82 avenue Denfert-Rochereau. 75014. Paris – Métro : Denfert-Rochereau.

La Vie Folle

Ed van der Elsken, Vali Myers (Ann) danse à la Scala Paris 1950 © Ed van der Elsken

Exposition de l’oeuvre de Ed van der Elsken – Musée du Jeu de Paume – Commissaire de l’exposition Hripsimé Visser.

C’est la première rétrospective en France de l’œuvre de Ed van der Elsken, photographe, auteur et documentariste néerlandais (1925-1990). L’artiste est « enfant de son époque : sombre dans les années 1950, rebelle dans les années 1960, non conformiste dans les années 1970 et philosophe dans les années 1980 » note le dossier de presse. Il sillonne le monde et, pendant une quarantaine d’années, capte sur le vif l’énergie, diurne et nocturne de villes comme Tokyo, Paris et Amsterdam. Foisonnante, son œuvre s’exprime à travers divers supports et mêle plusieurs formes d’expression que l’exposition restitue avec simplicité et dans une belle dynamique : plus de cent cinquante tirages originaux, des planches-contacts, des tirages en couleur et deux diaporamas – Eye Love You et Tokyo Symphony – des extraits de films et de textes parfois acidulés et toujours personnels, des montages, maquettes de livres et publications.

Ed van der Elsken joue avec les limites et, dans les années 1950, traque les atmosphères, l’intime et les scènes de la vie quotidienne. Dans son quartier de Nieuwmarkt, à Amsterdam, il capte des personnages atypiques, excentriques et marginaux, – d’une jeune élégante à la coiffure en choucroute à la tenancière d’un bar, des travestis aux passionnés de jazz… – C’est au cours de ces années qu’il découvre le jazz au Concertgebouw d’Amsterdam et en tombe amoureux, lors d’un concert où il découvre Chet Baker. Il fait de nombreuses photographies lors de concerts – avec Miles Davis, Lionel Hampton, Ella Fitzgerald etc. – qu’il publie dans Jazz, en 1959, livre dont il fait lui-même la maquette en donnant aux images des rythmes syncopés à la manière d’improvisations musicales.

Au cours de ces mêmes années, Ed van ver Elsken photographie le Paris de l’après guerre, ses quartiers intellos et artistes, s’intéresse au langage du corps, parcourt pendant quatre ans les rues et témoigne avec humanité. Il évoque la jeunesse, les addictions, la vie qu’on mord à pleines dents. Il travaille l’autoportrait, séduit son sujet et se met en scène de manière provocatrice – avec notamment l’artiste australienne Vali Myers, une proche de Cocteau et de Genet -. Son premier livre, Love on the Left Bank/Une histoire d’amour à Saint-Germain des Prés, sorte de roman photo publié en 1956, en témoigne et entraîne dès le départ, sa notoriété. C’est l’un des points majeurs de l’exposition.

La même année, Ed van ver Elsken fait un séjour en République Centrafricaine – alors Oubangi-Chari – un an avant l’Indépendance du pays. Il l’observe comme un ethnologue et photographie la vie quotidienne dans des villages reculés, loin de toute référence au monde moderne. Les enfants dessinent pour lui les rituels auxquels il ne peut être admis, il intègre leurs dessins dans l’ouvrage qu’il publie, Bagara/Buffle. Pour lui, l’animal résume le pays : « il symbolise à la fois l’aspect sauvage, la ruse et la force vitale de l’Afrique. » A partir de 1959, il entreprend un tour de monde avec sa femme, Gerda van der Veen, qui le mène jusqu’en Afrique du Sud, voyage dans plusieurs pays d’Asie, passe trois mois au Japon et termine son périple au Mexique et aux Etats-Unis. Il en rapporte un important matériel photographique et des reportages, trouve un éditeur sept ans plus tard seulement. Intitulé Sweet Life/La Douceur de vivre, l’ouvrage sort en 1966.

Ed Van Der Elsken nourrit une véritable fascination pour le Japon où il se rend plus d’une quinzaine de fois. L’exposition s’en fait aussi l’écho avec entre autre des photographies de lutteurs sumo, de mouvements de foule dans les trains, de folie de la consommation. Là encore l’urbain est sa principale inspiration mais il garde aussi un regard sur le rural. Il publiera un important ouvrage en 1988, intitulé The Discovery of Japan/La Découverte du Japon.

A côté de son travail de photographe, le cinéma tient une place essentielle dans son parcours. Souvent autobiographique, il interroge le bonheur et se situe dans la lignée du cinéma vérité, entre le documentaire et le cinéma expérimental. L’art du montage, qu’il pratique, est son alphabet. Dans l’un des premiers films qu’il réalise, en 1963, Bienvenue dans la vie, mon petit chéri, il fait un portrait de son quartier et de sa vie familiale. Dans son dernier, Bye, réalisé en 1990 et qui a valeur d’adieu, il fait un reportage sur le cancer qui le ronge où il est l’objet autant que le caméraman.

Ed van der Elsken est une figure singulière de la photographie – il passe du Rolleiflex de ses débuts au Leica qui lui permet d’approcher au plus près de ses sujets – ainsi que du cinéma documentaire néerlandais, au XXe siècle. La poésie et l’acuité de son regard sur les marginaux avec lesquels il est en empathie et sur la rue qu’il met en scène, et la recherche esthétique sur laquelle il s’interroge en permanence, font de lui un précurseur dans la photographie documentaire humaniste, en Europe. La vitalité de sa pensée et de ses images – photographiées, filmées ou dessinées – qu’il présente lui-même sous forme d’installations très personnelles, le place au cœur de la modernité.

 Brigitte Rémer, le 10 juillet 2017

Jusqu’au 24 septembre 2017 – Musée du Jeu de Paume, 1 Place de la Concorde. 75008. Paris. Métro Concorde – www.jeudepaume.org – L’exposition a été présentée au Stedeljik Museum d’Amsterdam. Elle fait partie de Oh ! Pays-Bas, saison culturelle néerlandaise en France 2017-2018. Elle sera présentée du 23 janvier au 20 mai 2018 à la Fundación Mapfre de Madrid.

 

Instruments

“Dénouement” – © Ismaïl Bahri

Exposition du plasticien Ismaïl Bahri, produite par le Musée du Jeu de Paume – Commissaires d’exposition Marta Gili et Marie Bertran.

Ismaïl Bahri travaille dans la fluidité des géographies – entre Paris et Tunis – comme dans celle des techniques qu’il interroge – vidéo, dessin, photographie, installation -. Son œuvre est multiforme et prête à la méditation et à la réflexion, hors des cadres et hors du temps.

L’exposition que présente le Musée du Jeu de Paume, Instruments, montre ses travaux majeurs, complétés de deux œuvres réalisées et produites pour l’occasion, une belle reconnaissance pour ce jeune et talentueux artiste reconnu dans le milieu de l’art contemporain depuis une dizaine d’années. Ismaïl Bahri part de micro événements et du quotidien et élabore ses énigmes. Il définit ses règles et met en relation deux éléments qui interagissent et se contaminent, qui se répondent et se transforment, ses territoires restent secrets. Il parle de l’intime, de l’intérieur, de ce qui est caché et ouvre parfois sur la lumière, jusqu’à l’éblouissement. Il sculpte la luminosité qui envahit l’espace. Celle ou celui qui regarde se laisse porter par la lenteur et la répétition des gestes, par un univers qui joue entre illusion et effets d’optique. Il se glisse dans un système où se perdent les références, entre l’image fixe et d’imperceptibles déplacements. Dans le chemin initiatique de l’exposition, les vidéos – d’une durée allant de une à trente minutes – se répondent, se synchronisent ou se décalent, sur petit et grand écran, sur murs d’images. L’univers subtil du vidéaste retient le regard.

Dans Ligne (2011/1’) on suit une goutte d’eau glissant imperceptiblement le long d’un bras, lenteur rythmée par les pulsations cardiaques du pouls où elle finit sa course avant de repartir en boucle. Film (2012) fait dériver silencieusement sur trois écrans des fragments choisis et découpés dans les journaux, séquences de la presse arabe et de l’actualité qui s’enroulent et se déroulent sur un tapis d’encre noire. Jeu sur la lenteur, le flou et le net, l’endroit et l’envers, l’image fixe et le mouvement, jeu de reflets et flashs d’informations qui apparaissent et disparaissent. Avec Dénouement (2011/8’) sur un grand écran blanc, un homme apparaît, venant du fond et rembobine une corde, sorte de ligne de partage qui se dessine au centre de l’écran. Pas de visage, une marche dans la neige, des mains, compulsives. L’homme vient de loin, à certains moments la corde se relâche. Il avance lentement et rembobine, inlassablement et jusqu’à se perdre dans le gros plan de l’entremêlement de ses fils et jusqu’au nœud final. Revers (2017) montre des mains qui froissent et défroissent un papier en un mouvement répété, la feuille d’un magazine où s’efface progressivement le portrait d’une belle blonde dont l’encre déteint sur les mains, discours sur la publicité ? Avec Source (2016/8’) Une feuille blanche géométriquement trouée au centre d’où sort de la fumée : là encore le jeu des mains, sur un papier qui jaunit et se consume.

Deux œuvres ont été produites spécialement pour l’exposition du Jeu de Paume : Sondes (2017/16’) qui montre une main se remplissant imperceptiblement d’un sable cristallin qui s’écoule au ralenti ; Esquisse, pour E. Dekyndt (2017/5’) – réalisé en collaboration avec Youssef Chebbi – montre un plan séquence dans le désert et un drapeau flottant au vent, doté d’une propriété particulière celle de capter le paysage et d’en indiquer les dégradés atmosphériques.

Le parcours se termine dans un grand espace et sur grand écran où la lumière vacille du blanc à l’ocre, sans images. C’est Foyer (32’) qui évoque autant le lieu où l’on se réunit et la maison que le foyer virtuel où convergent les rayons. Ici, l’écran se vide. Ismaïl Bahri explique la recherche qu’il a entreprise dans les rues de Tunis en plaçant un papier blanc devant la caméra pour capter les tonalités et lumières, à travers ce filtre improvisé. Très vite sa démarche s’est trouvée modifiée par les passants qui, dans la rue, le questionnaient. Il a gardé en prise directe ces échanges et les bruits de la ville, et il a inscrit sur l’écran des bribes de conversations . « Tu vis où ? Tu fais quoi ? Tu fais de la télévision ? – Non, je suis artiste. – Tu habites ici ? – Non je viens me baigner. – Elle coûte combien ta caméra ?… C’est pour Face Book ? Les Français sont champions en blanchitude, nous, on est brûlés, on est chômeurs, aucun de nous n’est utile… Tu parais touristique, t’as une mentalité d’étranger… » Il n’y a pas d’images. « Le film est apparu un peu à la façon dont une lumière vient impressionner une pellicule qui s’y expose : il s’est progressivement affecté de ce qui lui arrive, du milieu dans lequel il a été tourné » explique Ismaïl Bahri.

Contemplation et réitération accompagnent la lenteur et la répétition d’une œuvre narrative infiniment poétique. Ismaïl Bahri pose un regard fin sur la complexité de ce qui l’entoure et conduit vers une pensée philosophique et métaphysique où l’expérience joue avec le temps, et les émotions avec les idées. « C’est le vent qui décide de ce que l’on voit » dit-il.

Brigitte Rémer, le 4 août 2017

Jusqu’au 24 septembre 2017 – Musée du Jeu de Paume, 1 Place de la Concorde. 75008. Paris. Métro Concorde – www.jeudepaume.org

 

Biennale nationale de Photographie de Danse 2017

© Olivier Houeix

Mouvement [CAPTURÉ] 3ème édition de la Biennale nationale de Photographie de Danse, à Brive-la-Gaillarde – En partenariat avec Les Treize Arches Scène conventionnée et dans le cadre de Danse en Mai – Production et réalisation Compagnie Pedro Pauwels.

Après Limoges, c’est à Brive que fut programmée la troisième édition de la Biennale nationale de Photographie de Danse initiée par le danseur et chorégraphe Pedro Pauwels dont la Compagnie est implantée en Limousin, désormais Nouvelle-Aquitaine. La première édition, en 2013, mettait à l’honneur le travail du photographe Laurent Paillier avec ses Belles de danse ; la seconde, en 2015, présentait 30 années de danse dans l’œil d’un témoin, à travers 30 clichés emblématiques de l’œuvre de Jean Gros-Abadie. La troisième, en mai 2017, répondant à la commande faite par la Biennale, qui l’a produite, a permis à deux photographes, Olivier Houeix et Nathalie Sternalski, une conversation par images interposées sur le thème Viril mais correctUn dialogue photographique à propos de la danse masculine.

Olivier Houeix a capté les mouvements de nombreux chorégraphes et danseurs comme Michele Anne de Mey, Lucinda Child, Philippe Decouflé, Mats Ek, Thierry Malandain, Régis Obadia et beaucoup d’autres. Il parle de son parcours : « Durant ces années, j’ai piégé dans mes boîtiers d’innombrables instants d’une extrême photogénie, rares, fragiles, furtifs et tous uniques. Avec la conviction d’être plus cueilleur que chasseur d’images, car je ne prenais que ce qui s’offrait à voir… » Nathalie Sternalski couvre de nombreux festivals (Avignon, Marseille, Montpellier Danse, festival de danse de Cannes, etc) et a photographié elle aussi, de nombreux chorégraphes comme Pina Bausch, Dominique Boivin, Caroline Carlson, Sidi Larbi Cherkaoui, Herman Diephuis, Odile Duboc, Emio Greco et de nombreux autres. « Ce que je recherche dans la photo de danse est un croisement entre la fragilité du mouvement en limite de l’équilibre et une incarnation charnelle/passionnelle de l’interprète. Comme une extase, un instant suspendu» dit-elle. Les deux photographes ont joué le jeu des questions-réponses, positionnements-retraits, actions-réactions, la règle définie proposait à Olivier Houeix de lancer ses bouteilles à la mer c’est-à-dire ses photographies de danse, Nathalie Sternalski avait pour cahier des charges de les décoder et de réagir en faisant des contre-propositions : image contre image, danse et contredanse, détours et contours. Le résultat de ce dialogue en images, s’est construit sous le regard du directeur de la Biennale, Pedro Pauwels et l’analyse du critique de danse, Philippe Verrièle replaçant les photographies dans le mouvement chorégraphique général et donnant un éclairage sur les pièces racontées par chaque photographie. L’exposition a été inaugurée le 11 mai à la librairie Cultura de Brive autour de sept thématiques : L’Envol, La Fragilité, La Fraternité, L’Héroïsme, L’Ironie, La Tenue, La Virtus. Elle interroge la figure de l’homme danseur, encore pleine de préjugés, en réalité un beau sujet philosophique, artistique, éthique, et miroir de notre société.

D’autres expositions se sont tenues parallèlement, autres regards sur la danse et leurs interprètes : au Musée Labenche-Musée d’Art et d’Histoire de la ville de Brive, l’exposition La Danse autour de moi avec des photos réalisées par les habitants du Limousin, jeu de colin-maillard entre les œuvres traditionnelles dans leur traversée des siècles et le regard de jeunes photographes locaux, menant à un réel jeu de piste pour les repérer. Dans la petite salle des Treize Arches, trois photographes présentaient leur travail sous le titre Mouvements capturés : Anne Perbal, danseuse et chorégraphe, travaille sur le lieu et la matière dans un univers visuel élaboré en osmose avec un/une photographe ; Patrik André, photographe et vidéaste, passionné de cheval et fin cavalier, travaille sur la vibration et le rapport au vivant, liant le corps et l’âme  – anima – rapport qui, dit-il, le structure et nourrit toute son œuvre ; Eric Boudet expose la rétrospective d’un travail effectué au fil du temps sur la lumière, le mouvement, sa vitesse et son sens. Des clichés réalisés à partir de la performance Invisibles rêveurs de Muriel Corbel ont été projetés sous le titre Performance à photographier. Plusieurs actions se sont également inscrites dans l’ancrage territorial voulu par Pedro Pauwels, avec la présence de la danse dans la vie locale et le développement d’actions artistiques : une animation du centre ville avec des performances dansées dans les vitrines des boutiques du cœur de ville par de jeunes danseurs et danseuses pleine de vie et d’imagination, de Brive, Limoges et du Centre chorégraphique James Carlès de Toulouse. La danseuse et performeuse Lilas Nagoya crée une dynamique de feu avec un imaginaire et une prise de risque à décorner les bœufs. Les photographies d’Olivier Soulié, photographe attaché au Théâtre des Treize Arches, semées tels de petits cailloux blancs dans la ville, accompagnaient les performances.

Autres manifestations, les tables rondes qui permettent l’expertise et l’échange. La première, sur le thème Médiation culturelle et photographie de danse, quelle rencontre pour quelle métamorphose ? a invité les représentants d’institutions culturelles – Musée Labenche, DRAC Nouvelle-Aquitaine, Education Nationale – à croiser leurs regards avec les photographes et chorégraphes et, par l’expertise des partenaires, à présenter les actions menées en direction des publics. « La médiation représente l’impératif social majeur de la dialectique entre le singulier et le collectif et de sa représentation dans des formes symboliques » dit Bernard Lamizet, professeur à Sciences Po Lyon. Une seconde table ronde sur le thème Comment la photographie entre dans le processus de création des chorégraphes a permis aux chorégraphes et photographes de parler de leurs méthodes de travail et des interactions entre la danse et l’image, le poétique et le numérique et de s’interroger sur la photographie de danse entre silence et bavardage, sensations et images de synthèse, création et innovation.

Philippe Verrièle, journaliste, critique, pédagogue et écrivain a fait une belle conférence sur Serge Lido ou l’invention d’un genre, à partir de la démarche et des photos de cet « inconnu le plus célèbre de la danse » en réalité Sergiev Lidov, qui a quitté la Russie avec sa famille au moment de la Révolution, a photographié les stars et la danse – les stars, plutôt que la danse – et mélangé le glamour au cinéma et à la chorégraphie.

« La photographie de danse doit d’abord dire la danse, et le corps dansant énonce » formule Jacques Bachand travaillant sur l’idée de danse et altérité à l’Université du Québec. L’idée d’une Biennale de la photographie de Danse ne tombe pas du ciel ni des hauts plateaux. Elle est due au travail acharné de Pedro Pauwels qui la développe au fil des années avec une petite équipe de fidèles et beaucoup de ténacité. La confrontation transdisciplinaire entre arts de la scène et arts visuels, la rencontre artistique avec une ville et ses publics et les partenariats qui se tissent, ouvrent sur des espaces de recherche, d’émotions et de convivialité rares. « On ne peut pas mentir en dansant, car si l’on mentait, on ferait de soi-même, de son propre corps, un mensonge. Or le corps ne peut pas mentir » dit le chorégraphe Jiří Kylián, ce que ni les photographes capteurs de danse ni Pedro Pauwels, artisan du Corps capturé, ne sauraient nier.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2017

Du 11 au 28 mai 2017 à Brive-la-Gaillarde. Les Treize Arches Scène conventionnée, Musée Labenche, librairie Cultura. Site : www.cie-pedropauwels.fr

Participaient aux tables rondes : 1/ Médiation culturelle et photographie de danse, quelle rencontre pour quelle métamorphose ? Françoise Augaudy, directrice du Pôle Arts et Patrimoine de la ville de Brive et directrice du Musée Labenche ; Jean-Paul Barthout, conseiller pédagogique départemental de la Corrèze – Olivier Houeix, photographe – Pedro Pauwels interprète et chorégraphe, directeur de la Compagnie Pedro Pauwels, directeur de la Biennale – Nathalie Sternalski, photographe – Marianne Valkenburg, conseillère Musique et Danse/Drac Nouvelle Aquitaine (Limoges) – Modération Brigitte Rémer – 2/ Comment la photographie entre-t-elle dans le processus de création des chorégraphes ? Anne Perbal, chorégraphe et photographe – Carole Vergne, interprète et chorégraphe – Gaël Domenger, infographe, responsable du laboratoire de recherche chorégraphique au CCN de Biarritz – Modération Philippe Verrièle.

 

Art /Afrique, le nouvel atelier

© Kudzanai Chiurai

Les Initiés et Être là, deux expositions sur l’art africain, à la Fondation Louis Vuitton, ainsi qu’une sélection d’œuvres africaines réalisée à partir de la Collection de la Fondation.

La saison de l’art africain bat son plein. Après les deux expositions Afriques Capitales à la Grande Halle de La Villette et Vers le Cap de Bonne Espérance à la Gare Saint-Sauveur de Lille présentées par Simon Njami (cf. nos articles des 22 avril et 9 mai) la Fondation Vuitton met à l’honneur les Afrique(s) en trois dimensions.

Les Initiés réunit une sélection d’œuvres de quinze artistes emblématiques de la collection d’art contemporain africain de Jean Pigozzi, présentée pour la première fois à Paris. Le photographe et collectionneur rencontre l’art africain contemporain par l’exposition Magiciens de la terre présentée à la Grande Halle de La Villette en 1989, en partenariat avec le Centre Georges Pompidou. Riche héritier d’une firme automobile il est littéralement subjugué par ce qu’il voit et décide de s’investir dans sa nouvelle passion artistique, et d’investir. Il en rencontre la cheville ouvrière, un spécialiste de l’art africain et commissaire d’expositions indépendant, André Magnin et lui donne carte blanche pour le guider vers les œuvres d’artistes africains vivant dans leurs pays d’origine. Il faut beaucoup de temps pour dénicher les oeuvres et les artistes enclavés dans certains pays. Magnin sillonne les terres d’Afrique subsaharienne – francophones, anglophones et lusophones -. Pigozzi et Magnin se fixent trois règles : les artistes, originaires d’Afrique noire, doivent y vivre et y travailler ; ils ne s’inscrivent dans aucun formatage, ne viennent d’aucune école particulière, leur démarche est totalement libre ; les œuvres s’élaborent et se constituent comme des ensembles significatifs. Au fil des ans se sédimente la collection que Jean Pigozzi fait aujourd’hui partager. Eclectique, l’ensemble couvre tous les médiums – peintures, sculptures, photographies, vidéos et installations -. Elle réunit des œuvres percutantes. Pour n’en citer que quelques-unes : La Cité des étoiles pour métal, plastiques, bois, ampoules et composants électriques de Rigobert Nimi, de République Démocratique du Congo dont le manifeste dit « L’imagination et la recherche ne dépendent pas de la pauvreté ou du confort » ; du même pays les huiles sur toile de Moké, qui a commencé à peindre avec les doigts sur de petits morceaux de carton, à l’âge de douze ans et dont est présentée ici la toile Nuit chaude à la Cité ; les photographies en noir et blanc grands formats, de Malick Sidibé, du Mali, sur la danse des années 60 à 70 du twist aux Beatles en passant par une Nuit de Noël chaloupée ; celles de Seydou Keïta qui fait prendre la pose devant des fonds en wax avec un signe de modernité comme scooter ou poste de radio ; La colonisation de Pascale Marthine Tayou – qui présentait d’impressionnantes maisons à l’envers dans Afrique(s) capitales – aux pierres de couleurs et formes variées formant une galaxie reliant ciel et terre ou encore ses Indépendances ChaCha où il joue avec les cinquante-trois drapeaux des états africains et avec la carte de l’Union Africaine, sur un tapis vert. « Nous sommes tous la somme de mélanges, de rencontres, de pensées » constate-t-il ; les grandes statues de terre cuite de Seni Awa Camara, du Sénégal, artiste initiée à ces techniques dans son village natal, par sa mère ; les acryliques flashy de Chéri Samba ; les extraordinaires dessins de Abu Bakarr Mansaray, du Sierra Leone, pour crayon graphite, crayon de couleur et feutre sur papier, avec Alien Resurrection ; les aquarelles sur papier de Barthélémy Toguo et les coiffures les plus sophistiquées photographiées par J.D.’Okhai Ojeikere, du Nigéria. Une magnifique collection à quatre mains – celles de Jean Pigozzi et André Magnin – aux œuvres multiformes, où se croisent créativité, énergie, humour et poésie.

Le deuxième volet d’Art Afrique présenté à la Fondation Louis Vuitton s’intitule Être là, et se fait l’écho de la scène contemporaine d’Afrique du Sud, une des plus dynamiques du continent africain tant par ses institutions et universités que par ses galeries. Trois générations d’artistes y sont présentes :

Être là – La première génération aujourd’hui internationalement reconnue, des figures de référence portées par le militantisme sous l’apartheid, comme Jane Alexander avec son impressionnant Infantry with Beast une troupe de vingt-sept individus à tête de chiens marchant au pas cadencé sur un tapis rouge ; David Goldblatt et ses photographies entre noir et blanc ou couleurs selon le degré de sa colère, qui documentent l’histoire de son pays ; l’immense William Kentridge au carrefour des disciplines mêlant arts plastiques, performance, théâtre et opéra – dont les opéras « prolétaires » créés sous la Révolution culturelle chinoise entre 1966 et 1976 : partant de dessins au fusain qu’il filme, il composent les plans et superpose les images au fur et à mesure par apparition et effacement, avec des silhouettes marchant en procession vers une destination inconnue ; David Koloane parle des townships d’Alexandra et de Soweto où il a grandi et des chiens errants « symboles du traitement inhumain subi au temps de l’apartheid » ; après avoir débuté comme journaliste, Sue Williamson développe son travail de plasticienne par des images en regard de l’actualité et de l’histoire de son pays. Ces artistes restent au plus près de l’évolution historique et ont une véritable résonance auprès des jeunes artistes.

Être là – La seconde génération née dans les années 1970 travaille sur les identités plurielles et la défense de certaines minorités. Elle est représentée par des personnalités telles que Nicholas Hlobo qui cherche la « façon dont s’articule son pays avec le reste du monde » ; Zanele Muholi qui se définit comme une « activiste visuelle » et s’intéresse à la communauté lesbienne, marginalisée « la photo n’a pas de genre dit-elle » ; Moshekwa Langa, qui recompose mentalement une carte sur laquelle figurerait son village et travaille sur la notion d’atlas mondial avec des toiles de coton, de la terre et du vernis.

Être là – La troisième génération utilise différents médiums tels qu’installations, photographies, peintures, œuvres textiles, vidéos etc… Née après les années 1980 elle participe à l‘élaboration d’une identité spécifiquement sud-africaine de manière plus distanciée et individuelle avec la conviction d’avoir un rôle à jouer. Être là est pour eux essentiel : Jody Brand photographie des personnages, notamment des femmes, posant en intérieur ou en extérieur, « ma mission, dit-elle, est d’interroger les représentations actuelles des minorités » ; Kudzanai Chiurai mêle dans ses photographies monumentales geste expressionniste et images de la culture populaire, et parodie l’occident regardant l’Afrique ; Lawrence Lemaoana questionne le langage politique et médiatique par ses broderies sur coton ; avec ses huiles sur toile, Thenjiwe Niki Nkosi travaille sur la la notion de héros, traverse l’Histoire, l’écriture et la fabrication des mythes ; Athi-Patra Ruga cherche « l’énergie de communiquer » à travers ses tapisseries de laine ; Bogosi Sekhukhuni mêle art et technologies numériques ; par des installations, performances, photographies et vidéos, Buhlebezwe Siwani développe une œuvre à partir de son corps ; Kemang Wa Lehulere lui, présente une oeuvre pour valises, terre, herbe, tableau noir, pupitres de récupération et porcelaine et travaille entre abstraction et figuration. Prolongeant l’exposition, À propos d’une génération montre le travail des photographes Sud-Africains Graeme Williams, Kristin-Lee Moolman et Musa Nxumalo et dévoile les portraits contrastés d’une certaine jeunesse sud-africaine, notamment celle des born-free marquée par des réalités plurielles. L’Afrique du Sud toutes générations confondues est une impressionnante ruche pour la création, les langages inventés, la fantaisie, la gravité. Elle parle, témoigne, danse et regarde le monde. Elle est regardée par le monde.

Le troisième volet d’Art/Afrique, complémentaire des deux premiers, présente la Collection de la Fondation Louis Vuitton avec une sélection d’œuvres d’artistes africains ou d’ascendance africaine à partir de leurs photographies, peintures, sculptures et installations. L’Afrique du Sud est une nouvelle fois à l’honneur avec ses deux grands, William Kentridge et David Goldblatt : le premier avec de grands dessins de papiers découpés et assemblés sur les murs, autre direction de son travail en dialogue avec l’image animée de son installation vidéo monumentale : « Je pratique un art politique, c’est-à-dire ambigu, contradictoire, inachevé, orienté vers des fins précises, un art d’un optimisme mesuré, qui refuse le nihilisme » ; le second, Goldblatt, avec Student Protests, une série de photographies sur les récentes manifestations étudiantes liées à la forte augmentation des droits d’inscription et avec Intersection, une série sur la notion de frontières, fleuves et cultures : « Je suis né dans le contexte de l’Afrique du Sud, et c’est la compréhension de ce pays qui m’aide à juger du moment où j’interviens. » On y retrouve aussi les photographies de plus jeunes comme Zanele Muholi et Kudzanai Chiurai, et celle de Santu Mofokeng avec Train Church, série réalisée dans le train qui relie le township de Soweto à Johannesburg, trajet épuisant et dangereux ; Omar Victor Diop qui se costume et met en scène jouant entre figures historiques et accessoires contemporains liés au football ; Robin Rhode qui mélange performance, dessin et film avec une économie de moyens rappelant l’art du graffiti. On y trouve les peintures oniriques d’Omar Ba, les portraits et « suggestions de personnes » de Lynette Yiadom-Boakye, les dessins de Barthélémy Toguo qui crée un langage entre traditions occidentales et africaines ; Chéri Samba avec ses tableaux dont J’aime la couleur, « la couleur c’est l’univers, l’univers c’est la vie, la peinture c’est la vie » dit-il. Il y a aussi côté sculpture l’interprétation des objets usagés de Romuald Hazoumè de Porto-Novo, les coiffures et perruques-bâtiments du béninois Meschac Gaba, le film d’animation de la kenyane Wangechi Mutu qui crée des créatures fantasmatiques à partir de la femme noire. La collection est riche, ouverte tant dans les pays que dans les techniques représentés.

La Fondation Vuitton s’est mise à l’écoute de l’art africain, et la magnifique architecture de Franck Gehry lui va si bien. Art /Afrique, le nouvel atelier investit tous les espaces et permet la flânerie à travers les hauteurs – réinterprétées délicieusement en jaune, blanc, bleu ou rose – et les transparences, les recoins dérobés, les vues en contre plongées, les dégradés de niveaux. Le spectateur-voyageur est convié à ce parcours onirique et inventif destination les Afrique(s), continent mosaïque aux ressources artistiques infinies, témoin à la lecture du passé des imaginaires d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 6 juin 2017

Les Initiés, œuvres de : Frédéric Bruly Bouabré, Seni Awa Camara, Calixte Dakpogan, John Goba, Romuald Hazoumè, Seydou Keïta, Bodys Isek Kingelez, Abu Bakarr Mansaray, Moké, Rigobert Nimi, J.D. ‘Okhai Ojeikere, Chéri Samba, Malick Sidibé, Barthélémy Toguo et Pascale Marthine Tayou – Exposition conçue par la direction artistique de la Fondation Louis Vuitton en étroite collaboration avec Jean Pigozzi : commissaire général Suzanne Pagé – conseiller André Magnin – commissaires Angéline Scherf et Ludovic Delalande.

Être là, Afrique du Sud, une scène contemporaine, œuvres de : Jody Brand, Kudzanai Chiurai, David Goldblatt, Nicholas Hlobo, William Kentridge, David Koloane, Zanele Muholi, Moshekwa Langa, Lawrence Lemaoana, Kristin-Lee Moolman, Thenjiwe Niki Nkosi, Musa Nxumalo, Athi-Patra Ruga, Bogosi Sekhukhuni, Buhlebezwe Siwani et Kemang Wa Lehulere, Graeme Williams, Sue Williamson – Commissaires d’exposition Suzanne Pagé et Angéline Scherf, avec Ludovic Delalande et Claire Staebler.

La Collection de la Fondation Louis Vuitton, œuvres de : Omar Ba, Kudzanai Chiurai, Omar Victor Diop, Meschac Gaba, David Goldblatt, Romuald Hazoumè, Rashid Johnson, William Kentridge, Santu Mofokeng, Meleko Mokgosi, Zanele Muholi, Wangechi Mutu, Robin Rhode, Chéri Samba, Barthélémy Toguo, Lynette Yiadom-Boakye – Suzanne Pagé, directeur artistique de la Fondation.

Du 26 avril au 28 août 2017 – Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75116 Paris (Bois de Boulogne). Métro : Les Sablons – Site www.fondationlouisvuitton.fr – Horaires hors vacances scolaires : ouvert les lundi, mercredi et jeudi de 12h à 19h – Vendredi de 12h à 21h et jusqu’à 23h le premier vendredi du mois – Samedi et dimanche de 11h à 20h. Horaires pendant les vacances scolaires : ouvert tous les jours de 10h à 20h – Nocturne le vendredi de 10h à 23h.

Vers le Cap de Bonne-Espérance

© Leila Alaoui – Crossings, installation vidéo en triptyque

Afriques capitales, partie II – Gare Saint-Sauveur de Lille – Commissaire d’exposition Simon Njami.

Après une halte à la Grande Halle de La Villette (cf. notre article du 22 avril) notre voyage africain se poursuit. Le vent gonfle les voiles et nous remontons le fleuve jusqu’à Lille, vers ces Hauts-d’Afriques où les œuvres d’art sont à quai dans la Gare Saint-Sauveur, au cœur de la ville. Elles nous mènent, traversant de nombreux pays, à l’extrême pointe sud de la ville du Cap en Afrique du Sud et à la jonction de plusieurs courants maritimes, vers Bonne-Espérance.

Simon Njami, critique d’art, philosophe et commissaire pour les deux expositions, a pensé Afriques capitales en deux temps, et Lille – après l’exposition de Paris qui se poursuit – fait preuve de la même excellence. Il pose une nouvelle fois, comme il le fait depuis plus de vingt ans, ses fils de trame sur le métier et la question essentielle qui le taraude, la question, en soi, du Nous, selon les mots d’Ernst Bloch qu’il reprend. « Comment fabriquer un monde dans lequel la différence puisse enfin être perçue comme une richesse et non comme une perte ou un viol ? Nous devons nous mettre à l’image des vrais voyageurs, dans la peau de l’autre, de celui dont on va faire la connaissance et découvrir les coutumes » lance- t-il.

Par cette proposition on sort des clichés qui mentent sur l’Afrique et Simon Njami apporte à Lille, ville du carrefour de l’Europe, la complexité des hommes, du continent et des arts africains. « J’aime le voyage parce qu’il me sort de ma zone de confort. Parce qu’il me contraint à user de mon intelligence, c’est-à-dire de ma faculté à comprendre » dit-il. On entre dans cette ancienne gare de marchandises comme dans un lieu sacré où les lumières déclinent et où un clair-obscur accompagne le regard. Une quarantaine d’œuvres sont rassemblées, nous en retenons ici quelques-unes même si toutes ont une histoire d’altérité à raconter, un univers sensible à partager. Un environnement sonore nous accompagne dans les rues des capitales.

Sur un fond solennel de marbre noir zébré de blanc, la photo du Marchand de Venise de Kiluanji Kia Henda, d’Angola nous accueille, elle interroge le passé colonial de manière humoristique. Le Marchand porte cinq ou six cabas, image d’une société qui vit entre pouvoir, tradition et consommation. Puis un textile de grande dimension où se fondent des bleus, des orangés et des noirs profonds attire le regard. Réalisé selon la technique des appliqués par Abdoulaye Konaté, du Mali, Calao représente l’oiseau mythique et protecteur de la tradition bambara qui emporte les âmes mortes vers l’au-delà. Hassan Hajjaj, du Maroc, propose un mur d’images vidéo très colorées, El Fna, portraits en pieds des vendeurs de la place Jemaa el-Fna de Marrakech. On retrouve l’artiste un peu plus loin, dans l’installation d’Hôtel Africa. Dans la pénombre se poursuit notre quête d’Afriques, on passe comme le long d’un quai et regardant par les fenêtres de ce qui pourrait être des wagons, une succession d’œuvres, vidéos et photos signées d’artistes des différents pays. Impression de voyage et de diversité. On y trouve entre autre le triptyque vidéo sur les migrants de Leïla Alaoui – jeune artiste disparue dans l’attentat de Ouagadougou, en 2016 – Crossings, qui évoque le traumatisme de l’exil, par mer, route ou rails et le choc du passage (France/Maroc). Plus loin une scène monumentale retient notre attention, Forgotten’s Tears, sculpture réalisée avec des cuillères tordues, par Fred Tsimba, de Kingshasa (RDC), qui met en scène de manière expressionniste un groupe de personnages entre enfer et paradis ; puis Sweetness, de Meschac Gaba, du Bénin, immense maquette blanche, un paysage urbain réalisé en sucre où l’on tente d’identifier les bâtiments emblématiques du monde entier ici représentés ; derrière, les plissés noirs et blancs de Joël Andrianomearisoa, de Madagascar, intitulés Labyrinthe des passions, légers et monumentaux, en sorte de trompe-l’œil.

De l’autre côté, espace dans l’espace, Hôtel Africa ressemble à un pavillon de banlieue dans lequel on traverse une enfilade de pièces. C’est un concept à la manière de Hôtel Europa qui, depuis 2009 donne aux artistes des espaces de création et permet au public de réserver un petit instant une chambre dans cet hôtel singulier pour boire un verre entre amis. Plusieurs artistes y livrent ici la couleur et l’intensité de leur philosophie de vie. Ainsi le Salon de Hassan Hajjaj, du Maroc crée un mobilier aux couleurs vives avec des objets de récupération, capsules et caisses ; City in transition d’Andrew Tshabangu, photographe de Soweto qui, sous des éclairages surréalistes enfumés, décrit rites et rituels des communautés noires de l’Afrique urbaine ; Tchamba, installation photographique de Nicola Lo Calzo, d’Italie, qui rapporte de deux voyages dans les régions côtières du Togo et du Bénin les traces de l’esclavage colonial ; Bylex Attitude, les petites machines infernales de Pumé Bylex éclairées de manière crue qui font référence à Léonard de Vinci et à Giotto ; Léopard, d’Emilie Régnier, canadienne et haïtienne basée à Dakar, qui décline le motif et la peau du léopard, signe de puissance et de respect, et en recouvre les corps et le mobilier.

Après cette divagation lente et tranquille et avant de sortir, un petit tour en Fantasticité offre aux petits et aux grands de bâtir leur cité utopique avec des briques de couleur mises à disposition. A l’extérieur, une ferme urbaine aux couleurs de l’Afrique permet à Pélagie Gbaguidi, du Bénin, d’interroger la mémoire organique des choses et l’origine de la vie avec une installation intitulée Je vous ai ramené des cailloux de mon escale. Dehors, d’autres oeuvres encore, dont celle de l’égyptien Moataz Nasr, artiste multimédia qui a dessiné comme à l’encre sur un immense mur touchant le ciel les ailes d’un aigle saladin, symbole de son pays. Le spectateur peut y monter, un escalier de chaque côté le lui permet, comme à l’opéra. Là-haut il prend la pose, semblable à Icare ; au-dessus, une inscription au néon : I’m free.

 « Les pays dont on rêve sont souvent plus beaux que ceux que l’on découvre. Nous les forgeons à notre goût, en en dessinant le paysage et en inventant la langue. Les êtres qui les peuplent sont des abstractions qui nous permettent d’explorer notre propre âme » écrit le philosophe Njami que nous ne pouvons que féliciter pour l’exigence de son regard et la réalisation des deux expositions, à Lille et à Paris, à voir absolument.

Brigitte Rémer, le 9 mai 2017

Du 6 avril au 3 septembre 2017, Afriques capitales /Vers le Cap de Bonne Espérance, Gare Saint-Sauveur de Lille, Boulevard Jean-Baptiste Leba, du mercredi au dimanche, de 12h à 19h – et du 29 mars au 28 mai 2017, Parc et Grande Halle de La Villette (jusqu’au 3 septembre 2017 pour les photos présentées dans le Parc de La Villette) – Site : www.garesaintsauveur.com

 

Afriques Capitales

© Ouattara Watts
Citizen Of the World

Exposition réalisée à la Grande Halle de La Villette – Sur une proposition de Dominique Fiat – Commissaire d’exposition Simon Njami.

Evénement-phare du Festival 100% Afriques – dont l’objectif est de présenter la scène contemporaine africaine sous toutes ses formes : danse, théâtre, musique, mode, design, exposition, création culinaire – l’exposition Afriques Capitales est une invitation au voyage au cœur de la création contemporaine africaine.

Une cinquantaine d’artistes toutes générations confondues, regardent le continent et partagent, par leurs dessins, peintures, photographies, vidéos, sons et installations, leurs réflexions, rêves et interrogations. Chambres d’écho de leurs pays et de l’Afrique, certains exposent pour la première fois en France, d’autres sont déjà connus et on a plaisir à suivre leur parcours, une dizaine d’entre eux réalisent une œuvre produite par La Villette. Ils invitent à la rencontre avec humour et gravité, couleurs, symboles, imagination et poésie.

On passe Le Salon imaginé par Hassan Hajjaj, artiste marocain constructeur de meubles à partir d’objets de récupération, designer et performeur qui habille ses modèles de vêtements colorés cousus mains. Sur le seuil de la Grande Halle avant même de se lancer dans cette balade urbaine et africaine, on est frappé par quelques œuvres monumentales posées au sol et d’autres, arrimées à la charpente métallique de cette belle architecture de fer et de verre. En haut, au zénith, les maisons à l’envers de Pascale Marthine Tayou (Cameroun), Falling Houses, attirent le regard et rappellent que le monde parfois peut tomber sur la tête ; au Nord, Un rêve en forme de nuage signé Nabil Boutros (Egypte) passe à travers un cercle de barbelés, comme le fauve au cirque saute dans un cerceau de feu. « Illustrer ou démontrer n’est pas le propos ; plutôt construire une image ou un objet qui, par le chemin du rêve, donne à penser » dit le sculpteur. En bas, à l’Est, Oukam Fractals de Sammy Baloji (République Démocratique du Congo) rapporte, par un assemblage d’images, les transformations urbaines de Lébous, un quartier de Dakar ; une ville éclatée, des restes de murs, une poétique de l’espace, la destruction, Labyrinth, oeuvre de Youssef Limoud (Egypte), évoque un chaos bien ordonné ; Des pavillons s’étirent le long de rues reconstituées, un minaret s’illumine, une lumière crue côtoie la pénombre. Le bruit et la fureur des villes accompagnent le parcours à travers des hauts parleurs, des bribes de phrases nous parviennent  : « La ville est un labyrinthe, la ville est faite pour se perdre, la ville est un organisme vivant, la ville est un mystère, la ville est une surprise permanente… »

On est dans la ville imaginaire de poètes, concept élaboré par un maître ès arts visuels, critique d’art et philosophe des Afriques, Simon Njami qui définit la ville et ses problématiques en posant un geste fort qui a valeur de Manifeste : « Les capitales du monde ont ceci en commun qu’elles n’appartiennent vraiment à personne : elles constituent des zones franches, des xenopoleis… Il n’y a jamais une ville mais des villes. Comment, dans le même espace géographique, cohabitent des réalités contradictoires et tout à la fois complémentaires ? Comment les citadins organisent-ils un réseau parallèle de relations et d’interdépendances ? Notre pari a été d’inventer la ville de toutes les villes… »

La déambulation conduit de maison en maison, à travers une pluralité de propositions. Chaque démarche vaut qu’on s’y attarde, nous ne pouvons en évoquer ici que quelques-unes : les grandes toiles peintes de Ouattara Watts, au langage énigmatique et aux notes de musique comme des écritures, pur jazz et collages (Côte d’Ivoire) ; un triptyque vidéo sur les migrants intitulé Crossings, de Leïla Alaoui – jeune artiste disparue dans l’attentat de Ouagadougou, en 2016 – évoquant le traumatisme du voyage, par mer, route ou rails et le choc du passage (France/Maroc) ; une installation réalisée par Poku Chemereh, faite d’étrangeté, Pokój : dans ma chambre, sanctuaire de mon repos, chambre aux meubles de spaghettis, de chewing-gum mâchés et de carambars, murs de briques en biscottes et caramel en guise de ciment (Ghana) ; un visage composé de clous juxtaposés, l’Acupeinture, ainsi qu’un Radeau de la Méduse d’après Géricault, ré-interprétés par Alexis Peskine, (France) ; signe de l’envahissement des produits made in China sur le continent africain, Je suis Africain de François-Xavier Gbré s’écrit sur un écran en mandarin et lettres de néon (France/Côte d’Ivoire) ; un cheval guerrier et son cavalier retourné, sculpture installation de Lavar Munroe Of the Omens He Had as He Entered His Own Village, and other Incidents that Embellished and Gave a Colour to a Great History, réalisée à partir de matériaux pauvres – cartons, bandes de papier, adhésifs -, remet en question les modèles historiques liés à la construction de monuments (Bahamas).

Plusieurs artistes présentent des photographies comme autant de points de vue mis en perspective, sur divers supports : Akinbode Akinbiyi, du Nigéria, raconte la vie quotidienne dans les grandes villes africaines, à travers Cities ; Ala Kheir, soudanaise, avec Revisiting Khartoum pointe le décalage entre le Khartoum de son enfance et la ville d’aujourd’hui ; avec Memories in Development, Aïda Muluneh, d’Ethiopie, part à la recherche de sa propre histoire et questionne l’Afrique ; Mnabtyd/Untitled de Franck Abd-Bakar Fanny (Côte d’Ivoire), rassemble trois séries de photographies, fruit de ses déambulations nocturnes dans trois villes d’Amérique du Nord ; Heba Hamin présente Project Speak2Tweet, traces de la révolte du 27 janvier 2011 en Egypte, moment où, avec un groupe de programmateurs, elle développe une plateforme permettant de poster des nouvelles sur Twitter alors que l’accès à internet est coupé. Evoquant les migrations d’un bout de la planète à l’autre, Abdulrasaq Awofeso, du Nigeria, réalise une série de petits personnages en bois, répartis sur trois grandes tables, A Thousand Men Can Not Build A City ; et William Kentridge, d’Afrique du Sud, imagine une animation graphique comme une danse des morts, More Sweetly Play the dance, longue procession de personnages défilant sur huit écrans placés en demi-cercle de cour à jardin : « La colonisation de l’Afrique a souvent signifié qu’on apporterait, disait-on, la lumière au continent noir. Mais cette lumière fut signe d’autoritarisme ou de dictature. Le seul sens acceptable se trouve entre la nuit et la lumière » dit le plasticien et metteur en scène, qui symbolise avec un talent fou la rencontre entre le monde du spectacle et le monde de l’art.

Cette exposition, intelligente et sensible par le choix des œuvres, témoigne de la ville comme objet social, lieu des tensions, des solitudes, de l’imagination, et se fait l’écho de tout le continent africain. La scénographie sert la métaphore avec simplicité et pertinence, permettant, au coin d’une rue ou d’un carrefour, de découvrir une photo, une tenture, des lumières, un imaginaire, des idées, l’altérité. Chacun évoque sa réalité et construit la mémoire collective. « Car une ville ne se raconte pas. On la vit » dit le commissaire de l’exposition, Simon Njami, en ce chapitre I. L’exposition se prolonge à l’extérieur, dans les jardins autour de la Grande Halle, en partenariat avec le Mois de la Photo du Grand Paris où une trentaine d’oeuvres sont en libre accès. Le second chapitre d’Afriques Capitales, est en train de s’écrire – en lettres capitales toujours – à Lille, sous le titre : Vers le Cap de Bonne Espérance.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2017

Du 29 mars au 28 mai 2017, Parc et Grande Halle de La Villette, du mercredi au dimanche, de 12h à 20h – Jusqu’au 3 septembre 2017 pour les photos en extérieur – métro Porte de Pantin – Tél. : 01 40 03 75 75 – www.lavillette.com – et aussi, du 6 avril au 3 septembre 2017, exposition Vers le Cap de Bonne Espérance, Gare Saint-Sauveur de Lille.

Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Egypte – 1938/1948

Catalogue de l’exposition

Exposition au Centre Georges Pompidou, réalisée sur une proposition de Catherine David, directrice adjointe Musée national d’Art moderne, service Recherche et Mondialisation – commissaires Sam Bardaouil et Till Fellrath.

Un collectif de trente-huit intellectuels et artistes, égyptiens et non égyptiens, se reconnaissant dans le mouvement du surréalisme, fonda le Groupe Art et Liberté le 22 décembre 1938, au Caire. Il rédigea un Manifeste intitulé Vive l’Art dégénéré en réponse aux idéologies fascistes qui qualifiaient l’avant-garde d’art dégénéré. Son objectif, à la veille de la seconde guerre mondiale, fut de démontrer son engagement au plan international, en dénonçant la violence de la société et en luttant contre le colonialisme, le fascisme et la montée des nationalismes. L’exposition Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Egypte – 1938/1948 est la première exposition consacrée au mouvement surréaliste en Égypte, une belle initiative qui place l’Egypte sur le devant de la scène en termes de poétique, d’imaginaire et de création artistique comme formes de résistance, à travers plus de deux-cents œuvres.

L’exposition est structurée en neuf séquences : La première, la Révolution permanente, dénonce la collusion qui existait entre l’art et le politique au début du XXème siècle et remet en question certains artistes nationalistes profitant du système. Chaque année en effet la très conservatrice Société des amis des Beaux-Arts organisait l’officiel Salon du Caire, soutenu par l’Etat égyptien. Des photos montrent l’édition de 1927 inaugurée en grande pompe par le Roi Farouk ainsi que les catalogues des années 1929 et 1930. Certains textes de l’époque sont très significatifs : « Le surréalisme présente un danger pour notre civilisation en expansion constante, un danger que nous ne devons pas ignorer…. Il faut le craindre et le combattre comme nous craignons et combattons le communisme, car toute nation qui accepte et encourage son développement s’enfonce forcément dans la fange de la décadence morale… »

La seconde séquence, La Voix des canons, évoque la montée du fascisme dans le pays. En tant que colonie britannique Le Caire est alors ville de garnison, assiégée par les chars d’assaut. Les ravages de la guerre sont l’un des thèmes dominants, et comme un leitmotiv dans les œuvres artistique et littéraire du groupe. Ainsi les Nus de Samir Rafi, peints à l’âge de dix-sept ans, sont une interprétation des bombardements d’Alexandrie qui eurent lieu en 1941 et en 1943, et de la bataille d’El-Alamein menée contre Rommel et ses troupes dans le désert de l’Ouest Egyptien, en 1942. « A l’heure où presque partout dans le monde l’on ne prend au sérieux que la voix des canons, il est nécessaire de donner à un certain esprit artistique l’occasion d’exprimer son indépendance et sa vitalité » exprimait l’écrivain Georges Henein lors de la Première édition du salon l’Art indépendant qui s’est tenue en 1940. Jeune fille et monstre de Inji Efflatoun – qui fut l’étudiante de l’artiste et réalisateur, Kamel El-Telmisany, cofondateur d’Art et Liberté – parle aussi de la guerre à travers un poème de Georges Henein, en 1942. Amy Nimr, artiste syro-libanaise d’origine égyptienne, avec Sans titre Squelette submergé, en 1943, fait une peinture sombre après la mort de son fils tué par une bombe abandonnée dans le désert d’El-Alamein et Mayo, de Port-Saïd, d’origine grecque et égyptienne trace un Dessin cruel daté de 1937. Mayo avait fait les beaux-arts de l’Académie de la Grande Chaumière à Paris et s’était lié d’amitié avec Robert Desnos, Man Ray et Yves Tanguy, il dénonce les violences policières dans Coups de bâton, dessins réalisés en 1934 pour Les pieds en l’air d’Edmond Jabès, investi dans le collectif Art et Liberté.

La troisième séquence, Les Corps fragmentés, traduit les inégalités sociales et économiques, au Caire, les richesses étant aux mains de quelques-uns et la bourgeoisie faisant barrage au développement. Le groupe Art et Liberté exprime sa révolte par la représentation de figures déformées et distordues et par le motif, récurrent, du corps fragmenté. Ainsi l’œuvre de Hassan El-Telmisani, frère de Kamel, fut une des figures phares de cette fragmentation de la forme humaine qu’il fit évoluer au cœur de paysages surréalistes et dont plusieurs œuvres sont présentées. La séquence quatre parle de Réalisme subjectif, mouvement de repositionnement initié par le peintre et théoricien d’Art et Liberté, Ramsès Younane, qui ne se reconnaissait plus dans ce qu’il désignait comme les deux branches du surréalisme, celle de Dali et Magritte, devenues trop formelles et celle de l’écriture et du dessin automatiques, qu’il disait trop autocentrée. Younane re-fonda le mouvement qu’il qualifia de réalisme subjectif, qu’El-Telmisany nomma Art libre. Les artistes ont cherché un nouveau langage, puisant des signes et des symboles dans le subconscient. Hamed Nada présente ses Figures, réalisées en 1947, trois encres et aquarelles sur papier, personnages dans un intérieur pauvre et Rateb Sedik peint un chœur d’aveugles, Sans titre, qui n’est pas sans évoquer Œdipe-Roi. Abdel Hadi el-Gazzar peint sur isorel un Homme dans une coquille en 1948 et dessine des encres sur papier. A la Maison des artistes Darb el-Labbana située dans la Citadelle du Caire, les artistes mobilisent des pratiques pour susciter un état d’éveil-sommeil permettant la réalisation d’écrits et de dessins automatiques qu’éventuellement ils brûlent ensuite, et organisent des séances de méditation soufie. La source d’inspiration devient l’Egypte antique, on trouve dans certaines œuvres l’œil pharaonique, le hiéroglyphe ou les déesses pharaoniques.

La Femme de la ville, d’après l’expression de Georges Henein, cinquième séquence de l’exposition, évoque surtout la prostitution liée à la pauvreté et à la présence massive de soldats dans la ville et reconnaît le rôle fondamental des femmes artistes dans l’introduction du surréalisme en Egypte – dont Amy Nimr, Marie Cavadia et Lee Miller –  Mahmoud Saïd et sa toile Femme aux boucles d’or, à la bouche gourmande et aux yeux transparents, peinte en 1933, représente pour le groupe l’exploration type des théories freudiennes. Georges Henein sur ce thème, écrit  poétiquement : « La voix de femme de la ville filtre maintenant de tout l’horizon. Elle dit qu’elle a une violente envie de revoir son fleuve. Elle veut lui expliquer l’histoire de ces bracelets qui lui brûlent les bras et les ardentes insomnies qui lui vident les yeux et qui ne s’en iront qu’avec la tentation de tuer certains amants incapables de comprendre autre chose que son corps. » Kamel El-Telmisany publiait dans la revue du groupe, Al-Tatawwur et réalisa un film anticapitaliste très controversé Al-Souq Al-Sawda, Le Marché noir qui a marqué le cinéma arabe. Sa toile Nu avec rose, aux contours appuyés, porte la tragédie.

Le Groupe de l’art contemporain : un art égyptien, séquence six de l’exposition, met en lumière le travail d’un groupe dissident du collectif, Le Groupe de l’art contemporain, créé en 1946, qui dévie du parcours surréaliste pour se recentrer sur l’art populaire. La question de l’art égyptien se pose à tous les artistes et intellectuels et augurent d’une forme de nationalisme qui s’exprimera lors de la Révolution de 1952, coup d’Etat qui renversera le Roi Farouk et abolira la monarchie avant que Gamal Abdel Nasser ne prenne la tête du pays, en 1954. Ibrahim Massouda peint un Adam et Eve sur fond d’orage en 1950, Samir Rafi une Sorcière, dans un contexte cérémoniel et fantastique, et bien d’autres artistes participent de ce mouvement que Georges Henein, depuis Le Caire, dénonce, dans une lettre qu’il adresse à Ramsès Younane, alors à Paris : « J’ai eu tout récemment des démêlés avec les peintres qui prétendent représenter la suite de Art et Liberté : Kamal Youssef, Hassan, Gazzar, Nada, Massouda etc… J’ai constaté avec surprise que ces médiocres parlaient de la personnalité nationale de l’artiste. Vraiment, il n’y a pas de quoi se réjouir… un fascisme moralement crépu et casqué d’une ignorance incorrigible. » Les Bienheureux de Sayyidah d’Abdel Hadi el-Gazzar, réalisé en 1953, un an après la Révolution, en est l’illustration, le peintre ayant grandi dans le quartier populaire de Sayyidah Zeinab au Caire est pétri des cultes traditionnels égyptiens et des célébrations de saints.

La Photo surréaliste est la septième séquence du parcours. Les recherches des photographes débutent dès 1930. Ida Kar, Hassia, Rami Zolqomah, Khorshid, Van Leo et d’autres en sont les figures phares. Ils utilisent le photomontage, représentatif du surréalisme et la solarisation, composent et décomposent sur le mode de l’absurde et du ludique, tronçonnent la forme humaine, mettent en vis à vis les monuments égyptiens et la figure humaine, jouant des différentes échelles et proportions. Le huitième séquence met le projecteur sur le poète surréaliste et provocateur Georges Henein, qui accompagne l’ensemble de l’exposition. Ses racines, égyptiennes par son père, diplomate, et égypto-italiennes par sa mère, lui ont permis cette fluidité géographique – entre l’Egypte, l’Italie, l’Espagne et la France – et une sensibilité cosmopolite. Il introduisit les idées surréalistes en Egypte dès 1934 par le biais de publications, fit partie, la même année, des signataires de La Vérité sur le Procès de Moscou, rencontra André Breton en 1936. Leur compagnonnage prit fin en 1948, pour cause de divergences politiques et esthétiques. Henein dirigea deux maisons d’édition, les éditions Masses et La Part du sable, et publia les écrits d’auteurs surtout francophones comme Albert Cossery, Edmond Jabès, Mounir Hafez, Yves Bonnefoy, Philippe Soupault etc… Lors d’une conférence qu’il prononça le 4 février 1937, intitulée Bilan du mouvement surréaliste, Georges Henein écrivait : « Vous connaissez tous ces kiosques grisâtres et chauves qui abritent tantôt de puissants transformateurs, tantôt des câbles à haute tension, et sur les parois desquels une brève inscription vous avertit qu’il y a Défense d’ouvrir : danger de mort. Eh bien ! Le surréalisme est quelque chose sur quoi une main aux innombrables doigts a écrit en réponse à la formule précédente, Prière d’ouvrir : danger de vie. » L’exposition se clôture avec une neuvième séquence L’écriture par l’image qui reprend l’article d’Albert Cossery – auteur notamment de Les Hommes oubliés de Dieu écrit en 1943, dont la couverture fut illustrée par Kamel el-Telmisany pour la version française et par Ramsès Younane pour la version anglaise – publié dans La Semaine égyptienne du 17 mars 1941 : « L’un des traits distinctifs d’Art et Liberté est l’étroite corrélation entre les œuvres plastiques et littéraires du groupe… Entre 1939 et 1940, le groupe créa trois journaux novateurs : Don Quichotte en français, al-Tatawwur en arabe et le bulletin bilingue Art et Liberté… » Cette dernière séquence montre des illustrations accompagnant divers ouvrages comme l’admirable série d’Eric de Némès composée d’une quinzaine d’illustrations qu’il a faites pour l’ouvrage The lovely and the Dead de John Wallet, non publié.

L’exposition se ferme sur un texte de Georges Henein datant de 1973, portant pour titre Les bébés éléphants meurent seuls – mots qu’il aurait prononcées à sa femme, juste avant sa mort – qui tente d’expliquer les raisons ayant empêché la pérennité du groupe Art et Liberté, au-delà de 1948 : « Malgré la résistance et la pugnacité d’Art et Liberté, les conditions n’étaient pas réunies pour que le groupe perdure et se développe. Nombre de facteurs menaçaient son existence : plusieurs de ses membres fondateurs furent emprisonnés ou contraints à l’exil, le lien avec la jeune génération peina à être établi engendrant une certaine déception, et de nombreuses dissensions au sein du mouvement surréaliste s’établirent durablement. Malgré l’impossibilité de poursuivre leur projet, les membres d’Art et Liberté n’en abandonnèrent pas moins la poursuite de leurs trajectoires artistiques et littéraires individuelles. »

L’initiative, admirable, de réaliser cette exposition Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Egypte – 1938/1948 sur une proposition de Catherine David, directrice adjointe du Musée national d’Art moderne, service Recherche et Mondialisation, à partir d’un sujet méconnu en France, le surréalisme en Egypte, est à souligner. Le parcours, réalisé par les commissaires Sam Bardaouil et Till Fellrath, est clair et lisible, documenté et approfondi. On ne peut que regretter la relative discrétion qui a entouré l’exposition dans cette grande institution qu’est le Centre Georges Pompidou, ce pan de l’histoire égyptienne mérite d’être connu comme terrain de résistance, d’engagement, de défense des libertés et de la création. Il reste un magnifique ouvrage-catalogue édité distinctement en différentes langues – dont le français, l’arabe et l’anglais – qui laisse trace.

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2017

Du 19 octobre 2016 au 16 janvier 2017, Centre Georges Pompidou, Galerie du Musée et Galerie d’Art Graphique – Tél. : 01 44 78 12 33 – Site : www.centrepompidou.fr –  Ouvrages co-édités par Skira et les éditions du Centre Georges Pompidou (35 euros).

The Color Line

©David Hammons – African American Flag, 1990

Les artistes africains-américains et la ségrégation aux Etats-Unis – Exposition au Musée du Quai Branly Jacques Chirac – Commissariat Daniel Soutif.

C’est un parcours chronologique qui débute en 1865 à la fin de la guerre de Sécession, année également marquée par l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis et l’assassinat d’Abraham Lincoln, le 25 avril. Le vice-Président qui lui succède, Andrew Johnson, plonge le pays dans une période des plus sombres, celle de la ségrégation qui ne reconnaît pas les droits des Noirs et émet des codes noirs spécifiques. Les lois Jim Crow confirment aussi, dans les Etats du Sud, la discrimination et le racisme, entrainant d’importants déplacements de populations. Elles resteront d’actualité jusqu’à la signature du Civil Rights Act par Lindon B. Johnson en 1964, qui abolit les lois Jim Crow et déclare illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine nationale.

The Color Line propose une lecture de l’histoire culturelle des artistes noirs qui furent les premières cibles de ces discriminations, et la mise en lumière des grands noms de l’art africain-américain, c’est une première. Ce terme, africain-américain, définissant la double identité des Noirs Américains, date de la fin des années 80 alors que le vocabulaire fut pendant des décennies profondément raciste et dégradant, de negro à black ou afro-american en passant par colored nigger/nigga, coon etc. L’intitulé de l’exposition, The Color Line, joue sur les mots, évoquant les couleurs des tableaux autant que la couleur de peau, car l’art ici rejoint le politique et le social. I am a man s’inscrit en lettres noires sur une toile blanche, dans Condition report réalisé par Glenn Ligon. Ce manifeste fait partie des six cents œuvres d’artistes africains-américains présentées dans l’exposition. Tous furent des marginaux avant d’être admis et reconnus sur la plateforme du marché de l’art ; certaines oeuvres sont aujourd’hui vendues des millions de dollars.

Le point de départ de l’exposition, 1865-1918, traite Des fondements de la ségrégation aux premières luttes et témoigne d’exécutions d’une grande violence : le Petit Journal montre des lynchages et le massacre de nègres à Atlanta, des photos de pendaison, la torture sous différentes facettes, des articles comme Le nègre a été brûlé. Des graphiques d’encre et d’aquarelle illustrent pourtant les progrès économiques et sociaux de la condition des descendants d’anciens esclaves africains restés aux Etats-Unis et furent présentés lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1900, sur le thème : L’Exposition des Nègres d’Amérique, une fierté sociale et culturelle noire.

1914-1945 parle de L’effervescence culturelle et de la radicalisation des violences. Plus de 200000 soldats africains-américains traversent l’Atlantique pendant la grande guerre, mais l’uniforme ne les protège pas davantage et au retour les discriminations restent inchangées. Une série de soixante dessins et aquarelles d’Albert Alexander Smith (1896–1940) montre la vie des soldats à l’arrière du front, avec un peu de convivialité. Après la guerre, un courant nommé New Negro émerge à travers les œuvres de cinéastes, photographes, poètes et romanciers. On célèbre Manhattan noir et en 1926, le Paradis des Nègres. Les sportifs – les boxeurs notamment, montrent la supériorité des Noirs : au début de l’année 1910, le poids lourd Noir Jack Johnson met KO le Blanc James Jeffries et dépasse la ligne de la couleur. Pourtant, des disques spéciaux – the race records – et des cinémas séparés – the race cinémas – voient le jour alors que l’un des premiers films de la production cinématographique noire, Within Our Gates d’Oscar Micheaux, date de 1920. De nombreuses œuvres sont réalisées comme ce portrait de Dox Thrash en 1939, Second Thought or My Neighbor ; une aquarelle de Palmer Hayden, Homesick (1890-1973) ; une série de soixante petits tableaux de Jacob Lawrence, The Migration Series qui illustre en 1940-41 le déplacement de populations intervenu à partir de 1910 en direction de Chicago et de Detroit au nord du pays où le racisme était plus supportable. Harlem prête à différentes qualifications, quartier qu’on nomme ghetto Noir, cancer de l’Amérique ou encore nulle part. Ce mouvement de balancier entre avancées et reculs de la reconnaissance des droits des Noirs est marqué par des œuvres qui dénoncent et luttent contre les discriminations : ainsi 12 millions Black Voices, un recueil de photographies édité en 1941 sur des textes de Richard Wright dévoile le quotidien des Africains-Américains, permettant une grande avancée dans la prise de conscience collective.

1945-1964 présente En chemin vers les Civils Rights. Samuel et Sally Nowak commencent à collectionner les œuvres d’art des artistes africains-américains à partir de 1945 au contact de leurs voisins Albert Barnes et son épouse, grands collectionneurs d’art à Philadelphie, contribuant ainsi à la reconnaissance des artistes Noirs. La lutte pour la conquête des droits civiques sera marquée par des actions diverses telle celle de Rosa Parks en avril 1963, s’asseyant dans un bus, à Montgomery en Alabama, à la place réservée aux Blancs ; telle la grande manifestation de Washington où Martin Luther King prononce son célèbre discours « I have a dream » en août de la même année ; tel l’engagement militant de certains/nes comme Elisabeth Catlett (1913-2012) dont est présentée ici The Negro Woman, une gravure : « Je me suis battue pour les droits des femmes et des Noirs » dit cette artiste, investie au sein du collectif Spiral, dans les années 50 ; telle la représentation par Romare Bearden (1911-1988) de The Block II où il observe, de l’autre côté de l’avenue, un quartier populaire noir.

1964-2014, Contemporains et Africains-Américains est le dernier chapitre de l’exposition. En 1964, l’appellation African-American désigne officiellement les Noirs des Etats-Unis mais beaucoup de chemin reste encore à faire. Dans les années 1965-70, une rébellion noire émerge avec la présence de groupes activistes défendant l’action armée pour protéger les communautés noires. Black is Beautiful est un mouvement dans lequel on trouve le Black Power, Black Muslims et Black Panthers. L’assassinat de Malcom X en 1965, l’emprisonnement d’Angela Davis en 1970 sont dans les mémoires. Au cours de cette période, des expressions artistiques nouvelles voient le jour, comme le free jazz et la poésie de Leroi Jones. Une peinture acrylique sur toile de 1968 de Reginald A. Gammon Jr Martin Luther King Jr, une autre toile représentant un poing noir au bout d’une chemise blanche impeccable passant à travers une porte, en sont les traces. En 1969 pourtant, le Metropolitan Museum de New-York organisant l’exposition Harlem in my mind oublie d’inviter les artistes Africains-Américains.

Inspiré par le mouvement Arte Povera, privilégiant l’espace urbain et les installations éphémères, un artiste majeur, David Hammons, né en 1943 – qui a participé à la scène jazz et artistique africaine-américaine de la côte ouest avant de s’installer définitivement à Harlem en 1975, et qui a vécu le passage de la ségrégation à l’intégration – ré-interprète le drapeau américain, African American Flag, en 1990. Il présente une autre œuvre : Untitled – câbles et masques, créée en 1995 qui se compose d’une multitude de petits masques noirs au bout de fines tiges qui se balancent et laissent leur ombre sur un mur blanc. Ellen Gallagher, née en 1965, présente en 2005 DeLuxe, travaillant de façon répétitive le rapport entre abstraction et figuration à partir d’un corpus d’images issues de la tradition du vaudeville, de la science-fiction et des publicités de magazines populaires noirs tels que Ebony et Sepia. Mickalene Thomas, née en 1971, réinvestit les canons de l’art occidental et propose son interprétation de L’origine de l’univers.

Ces cent cinquante ans de production artistique montrés à travers The Color Line témoignent de la richesse créative de la contestation noire. Des peintures et des dessins, des symboles et des évocations, des couleurs, balisent la route de cette exposition, historiquement et socialement indispensable. De tous temps, les Africains-Américains ont lutté pour rétablir leurs droits et leur dignité et de nombreux artistes ont oeuvré à la réhabilitation de leur place dans la société et la reconnaissance de leur statut d’artiste : ainsi le peintre Henry Ossawa Tanner, dès le début du XXème siècle, contredit  les stéréotypes racistes ; Billie Holiday en 1939 chante au Café Society de New-York Strange Fruit un réquisitoire  de protestation, ce Fruit Etrange n’étant autre que le corps d’un Noir pendu à un arbre ; le comédien Bert Williams déconstruit, par le comique, ces mêmes stéréotypes, dans les années 50 ; de nombreux artistes pourraient ainsi être cités. The Color Line est une exposition d’une grande richesse qui a cherché dans les coins sombres de l’Histoire. L’exposition rend hommage aux artistes africains-américains qui, par leur art, ont lutté contre le racisme et la discrimination. Autant dire que l’art a tenu une place essentielle dans la quête d’égalité et d’affirmation de l’identité noire de cette Amérique de la ségrégation qui, après l’esclavage, a duré plus d’un siècle.

Brigitte Rémer, le 3 janvier 2017

Commissaire d’exposition : Daniel Soutif – assistante du commissaire Diane Turquety, historienne de l’art – Scénographie de l’exposition Laurence Fontaine – coédition d’un catalogue musée du quai Branly- Jacques Chirac/Flammarion (400 pages, 700 illustrations, 49€).

Du 4 octobre 2016 au 15 janvier 2017 Musée du Quai Branly Jacques Chirac, Galerie Jardin – 37 Quai Branly. 75007 – métro : Bir-Hakeim, Ecole Militaire – www.quaibranly.fr

Sites éternels – De Bâmiyân à Palmyre

Visuel de l’exposition

Exposition présentée par la Réunion des Musées Nationaux et le Musée du Louvre, en collaboration avec la société Iconem, au Grand Palais.

On pénètre dans un long espace bordé de quatre murs d’images en mouvement qui témoignent de la richesse du passé mise en miroir avec le présent. Alep est en train de tomber et l’actualité est dévastatrice, pour les hommes comme pour les édifices. La tête tourne avec les images, l’émotion submerge.

Sites éternels – De Bâmiyân à Palmyre propose une immersion virtuelle au cœur de quatre grands sites archéologiques du Patrimoine mondial de l’humanité, menacés ou partiellement détruits : l’ancienne capitale du roi Sargon à Khorsabad en Irak, le site de Palmyre et le Krak des Chevaliers en Syrie ainsi que la Grande Mosquée des Omeyyades à Damas. La société Iconem a rapporté des prises de vues photogrammétriques en 3D prises par drones et réalisé ce traitement d’images, complété par des documents placés sur les murs ou sur des consoles tels que plans, moulages, maquettes et photos. Chaque site est également symbolisé par une colonne signalétique et trois œuvres, emblématiques, ont été prêtées par le musée du Louvre et modélisées. Ainsi pour Palmyre, le Relief funéraire de Taimé et de la femme Hadir, en calcaire, datant de la première moitié du IIIe siècle après J.-C ; pour Khorsabad, un bronze représentant un Lion couché rugissant datant de 700 av. J.-C ; pour le Krak des chevaliers, le Bassin du sultan al-Adil II Ahmad ibn Umar al-Dhaki al-Mawsili du XIIème siècle, bel exemple du travail des dinandiers syriens, dans un décor d’une grande finesse avec des incrustations de fils d’argent.

Au bout de cette grande galerie, une pièce intimiste fait fonction de laboratoire. On y voit le minutieux travail de relevés en 3D réalisé par Iconem, drones à l’appui ainsi que les différents supports et techniques utilisés par les scientifiques. Au-delà de l’aspect scientifique, quatre jeunes artistes sont interviewés, montrant qu’au-delà de l’architecture et des sciences, le patrimoine est aussi une aventure humaine et de culture : Brigitte Findakly, dessinatrice de bandes dessinées – qui a entre autre publié Coquelicots d’Irak – née à Mossoul d’une mère française et d’un père irakien, venue en France avec sa famille en 1973 à l’âge de quatorze ans, parle avec nostalgie de sa jeunesse autour du Lion ailé de Nemrod. Mithkal Alzghair, danseur et chorégraphe syrien très attaché à sa terre et à sa culture – qui a signé une chorégraphie intitulée Déplacements et réfléchit à son héritage et à ce qui a construit son corps – analyse cette nouvelle étape hors de son pays, qui se superpose à son autre vie. La troisième interview donne la parole à un Libanais travaillant dans le domaine des musées et reconnaissant que le tissu même de notre mémoire, est en danger. Il parle de conservation radicale à travers l’exemple d’objets précieux enterrés pendant la guerre qui ont contribué à les sauver et reconnaît que tout ce qui nous entoure peut disparaître. Abbas Fahdel, réalisateur franco-irakien – qui a tourné Retour à Babylone et Homeland Irak année zéro – est né à Babylone, à cent kilomètres au sud de Bagdad. Venu en France à l’âge de dix-huit ans pour des études de cinéma, il y est resté. Il parle de la fragilité de Babylone et de l’oubli de la mémoire collective.

Le Président-directeur du musée du Louvre, Jean-Luc Martinez, assisté de deux de ses directrices – Marielle Pic pour le Département des Antiquités orientales et Yannick Lintz pour le Département des Arts de l’Islam – partie prenante pour la sauvegarde de la mémoire collective a particulièrement travaillé, à la demande du Président de la République, à la réflexion et à la conception de cette exposition dont il est le commissaire général. La Directrice générale de l’Unesco, Irina Bokova, sous le haut patronage de laquelle se réalise l’exposition, a déclaré : « Le patrimoine, avant d’être un bâtiment, est une prise de position et une prise de conscience. Lorsque l’extrémisme s’attaque à la culture, à la diversité culturelle, il faut répondre aussi par la culture, et par l’éducation, la transmission, expliquer la signification des sites et partager des connaissances, afin de porter ce message de tolérance d’ouverture et d’humanité dont le patrimoine est porteur… En nous unissant pour le patrimoine, nous commençons déjà à construire la paix. »

On sort sonné et méditatif de cette traversée qui ré-affirme que la culture et le patrimoine, expressions de notre identité, servent le pluralisme culturel et participent de la défense du droit humanitaire international. Une initiative forte et pleine de sens.

Brigitte Rémer, le 2 janvier 2017

Documentation scientifique Thomas Sagory, chef du service du développement numérique du Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye et responsable de la collection Grands sites archéologiques – Scénographie Sylvain Roca, Nicolas Groult – Réalisation audiovisuelle Olivier Brunet – Exposition réalisée grâce au soutien de Google Arts & Culture, Leon Levy Foundation, Bank of America, LVMH / Moët Hennessy. Louis Vuitton, Fondation d’entreprise Total, Caisse des Dépôts, Fonds Khéops pour l’Archéologie et les American Friends of the Louvre.

14 Décembre 2016 au 9 Janvier 2017, Grand Palais, Galerie sud-est – Métro : Champs-Elysées-Clémenceau – Tous les jours, sauf le mardi, de 10h à 20h et en nocturne jusqu’à 22h le mercredi – Entrée libre.

Josef Sudek – Le monde à ma fenêtre

Rue de Prague 1924  © Josef Sudek

Rue de Prague 1924
© Josef Sudek

Présentation au Jeu de Paume de cent trente œuvres du plus important photographe tchèque, né à Kolin en 1896, mort à Prague en 1976.

Sa chambre photographique grand format sur l’épaule tenue d’un bras, car il perd l’autre bras au cours de la guerre de 1914/18, Josef Sudek avance, dos voûté, sur un chemin caillouteux. Première image de l’artiste accueillant le visiteur, comme une invitation au voyage, au vagabondage, au silence.

Le voyage est sensible, de solitude, presque exclusivement en noir et blanc, sorte de clair-obscur de la mémoire. Mémoire de la nature qui l’environne, délaissée ; de la pluie cristal glissant le long de vitres embuées ; d’arbres aux longues silhouettes, isolés. Mémoire de Prague sa ville au bord de l’Elbe ; des rues tortueuses et des sculptures de la cathédrale Saint-Guy ; de sa résignation à l’époque, sous occupation nazie pendant la seconde guerre mondiale ; du temps qui s’écoule avec la lenteur d’un sablier. Mémoires de l’amitié par des portraits qu’il réalise, pleins de tendresse. Mémoire des objets qu’il collecte précieusement et dont il garde trace, comme ces papiers froissés ou quelques coquillages, comme cette rose dans un vase sur un rebord de fenêtre. Il y a de la mélancolie et pour celui qui regarde, de la fascination.

Josef Sudek aime penser en termes de projets, composer des séries – ainsi La fenêtre de mon atelier, Natures mortes, ou encore Labyrinthes -. Son monde est intérieur, il capte l’extérieur ; son geste artistique conduit du dedans vers le dehors, de l’extérieur vers l’intérieur. Il a l’art de la précision, du détail, du reflet, de la goutte qui perle, fait du quotidien son royaume, transforme l’ordinaire en œuvre d’art. Ses formats sont petits, il faut s’approcher et se laisser aller à la méditation.

Le photographe passe sa vie à expérimenter et apporte le plus grand soin aux tirages, qu’il maîtrise à merveille – tirages pigmentaires au papier charbon ou à la gélatine bichromatée, tirages tramés -. Il crée des procédés techniques qu’il utilise comme le tirage à l’huile à partir d’un positif à la gélatine bromure – l’oléobromie – rendant flous les contours et définissant des tâches de lumière et d’ombre comme autant d’ouvertures sur l’imaginaire et sur le rêve.

Josef Sudek. Le monde à ma fenêtre n’est pas une exposition chronologique, les commissaires – Vladimir Birgus, Institute of Creative Photography de l’Université de Silésie (Opava) ; Ian Jeffrey, historien de l’art et Ann Thomas, conservatrice de la photographie au Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa) – ont effectué des regroupements thématiques et proposent sept chapitres dans lesquels se répartissent les séries : Les débuts, Le monde à ma fenêtre, Promenades nocturnes, Amis et artistes, L’âme du lieu, La vie des objets et De nouvelles façons de voir. Ce dernier chapitre dévoile notamment ses expérimentations face aux meubles et objets du moderniste Ladislav Sutnar, aux éléments du jardin de l’architecte Otto Rothmayer. Un film le montre, en action et le met en scène.

Intimiste, l’œuvre de Josef Sudek a sa place dans la poétique des plus grands, par sa sensibilité et par l’intelligence de l’obscurité et de la lumière qu’il sculpte avec la précision de l’enluminure ; par sa mélancolie proche de l’écriture de Novalis ou de Kleist, de Baudelaire ; par sa vie goutte à goutte. Dans leur singularité, ces photographies traduisent un double mouvement, d’émotion et de beauté en même temps que de nostalgie et de désolation. L’image devient musique, on entend la pluie tomber, l’artiste joue son nocturne et le visiteur se retire sur la pointe des pieds.

Brigitte Rémer, 8 septembre 2016

Exposition organisée par l’Institut Canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada – en collaboration avec le Jeu de Paume pour la présentation à Paris – en partenariat avec le Centre tchèque de Paris. Catalogue coédité par Le Jeu de Paume, Paris – l’Institut Canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa – 5 Continents éditions, Milan.

Jusqu’au 25 septembre 2016 – Jeu de Paume, 1, Place de la Concorde. 75008. Paris. www.jeudepaume.org

« Inhancutilitatem » et « Petit Psaume du matin »

© Josef Nadj

© Josef Nadj

Dans le cadre de Paris Quartier d’été, Josef Nadj expose ses photographies au Collège des Bernardins sous le titre Inhancutilitatem et présente sa chorégraphie Petit Psaume du matin en duo avec Dominique Mercy, au Centre Culturel Irlandais.

En pénétrant dans l’ancienne sacristie du Collège des Bernardins où sont exposées vingt-cinq photographies de Josef Nadj, un bleu, infini, nous saisit – indigo, bleu de Prusse, lapis-lazuli ou cyan – le bleu chaud du rêve. De fines fleurs blanches de différentes variétés se tissent à la couleur et étalent leurs pétales comme de belles endormies en un langage proche des signes d’Henri Michaux. C’est l’herbier de Josef Nadj, son espace du dedans.

Le danseur chorégraphe, directeur du Centre chorégraphique national d’Orléans pendant une vingtaine d’années, est aussi plasticien. Il photographie et se déplace entre la mobilité et l’immobilité à la recherche des contraires, après avoir découvert il y a un an, la démarche de la britannique Anna Atkins. Au XIXème siècle, la botaniste travaillait l’image photographique par cyanotype pour l’illustration de ses herbiers, qu’elle publia à partir de 1843. Cet art de la photographie exposant des objets à la lumière sur une surface photosensible – les photogrammes – donne au tirage un bleu des plus profonds. Josef Nadj pose les pieds dans les traces des scientifiques anglais John Herschel et William Henry Fox Talbot, précurseurs de la photographie et emboite le pas à Anna Atkins. Il s’empare de la technique pour construire son entre-deux monde visuel et comme il le fait sur scène avec Petit Psaume du matin, invite à la méditation.

Pour réaliser ses photographies, Josef Nadj s’en est allé dans les jardins, au petit matin, mêlant le plaisir de la nature à la recherche d’empreintes végétales. A l’écoute de la musique des plantes comme de la musique du cosmos, il s’est posté aux aguets, a observé les plantes auxquelles d’ordinaire on ne prête pas attention et dialogué avec elles, laissé passer les saisons, organisé la cueillette. C’est un travail minutieux et obsessionnel dont il a parlé le jour du vernissage, en dialogue avec l’écrivain et poète Jean-Christophe Bailly.

Parallèlement à l’exposition, Paris Quartier d’été a eu la belle idée de programmer pour cinq représentations dans la cour du Centre culturel Irlandais, la chorégraphie de Josef Nadj intitulée Petit Psaume du matin. C’est un duo qu’il interprète avec Dominique Mercy, danseur emblématique de Pina Bausch, exploration lente et infinie de l’espace – aussi infinie que son bleu, enluminures en mouvement, parcours de l’absurde en référence à Beckett et à l’invitation au voyage faite par Mercier et Camier, ses personnages. Les corps glissent dans l’espace au frémissement de la musique, comme au ralenti ou en fondu enchaîné. « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur… » dirait Baudelaire et le fondu au noir emmène, au fil de la nuit qui tombe – le spectacle est en plein air et sans éclairages – jusqu’à la coupe douce finale. L’image est reine et les musiques viennent de loin – du Cambodge, de Macédoine, de Roumanie, d’Egypte et de Hongrie – complétées de celles de Michel Montanaro, elles apportent la sérénité.

Dans ces territoires de silence, sur scène comme sur les murs des Bernardins, Josef Nadj poursuit son chemin, solitaire et singulier. Il retient le spectateur-visiteur par son regard poétique et l’écriture de lumière des nuits bleues de son imaginaire.

Brigitte Rémer, 26 juillet 2016

Inhancutilitatem, au Collège des Bernardins, du 21 au 29 juillet : lundi au samedi de 10h à 18h, dimanche et jours fériés de 14h à 18h, 20 rue de Poissy. 75005. Tél. : 01 53 10 74 44 – Petit Psaume du matin, au Centre culturel irlandais les 18, 19, 21, 22 et 23 juillet à 20h, 5 rue des Irlandais. 75005. Métro : Place Monge ou Cardinal Lemoine. Site : www.quartierdete.com