Archives de catégorie : Arts visuels

Alam / Le Drapeau

Affiche du film, JHR diffusion en France

Film réalisé par Firas Khoury (Palestine, France, Tunisie, Arabie Saoudite, Qatar), avec Mahmood Bakri, Sereen Khass, Mohammad Baraki, Muhammad Abed Elrahman, Saleh Bakri, Ahmad Zaghmouri – diffusion en France JHR Films – vu aux Trois Luxembourg, Paris.

C’est la chronique d’une jeunesse palestinienne, écrite et tournée par un jeune réalisateur, interprétée majoritairement par de non-professionnels. Firas Khoury interroge l’identité palestinienne et montre sa complexité à travers un groupe de lycéens palestiniens vivant dans une petite ville israélienne, quatrième génération de citoyens arabes israéliens dont les grands parents sont restés sur leurs terres. Le jour de l’Indépendance de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, est pour la Palestine le jour de la Nakba – la catastrophe – et désigne le grand exode palestinien, comme ces jeunes le rappellent sur les murs de la ville par ces mots : « Quand les Israéliens célèbrent leur Indépendance, les Palestiniens se souviennent de leur Nakba. » Maysaa, jeune fille un brin rebelle, et quelques camarades, décident ce jour-là de remplacer le drapeau israélien au fronton du lycée par le leur, celui de la Palestine – Alam en arabe signifie le drapeau – symbole de leur identité. Attiré par cette jeune fille qu’il avait remarquée dans la classe et qui habite non loin de chez lui, Tamer, âgé de dix-sept ans, suit le mouvement et se joint à eux.

Affiche dans les pays Moyen Orient-Afrique du Nord, MAD distribution

Autour de lui, personnage central et sorte de double du réalisateur, se regroupe une poignée de copains très différents l’un de l’autre – dont Safwat une forte tête et Shekel. Tamer n’a pas le profil d’un leader, c’est un garçon plutôt réservé et nonchalant, très cadré par son père qui mise sur ses études, peu ou pas investi dans le politique et marqué par son oncle, un homme brillant auparavant, détruit après un long emprisonnement et devenu comme une sorte de fou du village. C’est Maysaa qui initie Tamer à l’engagement et qui devient son amoureuse, c’est pour elle qu’il suit le mouvement porté par le groupe de copains, bravant l’autorité paternelle : l’aventure du drapeau, la visite dans un camp, la participation à sa première manifestation. Il se forge petit à petit une conscience politique, personnelle face à l’occupation, collective par l’expression de la capacité de résistance du groupe. Au cours de la manif pendant laquelle un drapeau palestinien se hisse sur la ville, la force policière se déploie à coups de gaz lacrymogènes, et Safwat – qui s’était rapproché de Tamer – est tué, tandis que lui est violemment passé à tabac. Pour la première fois il regarde l’Histoire en face et l’effacement de leur identité. Mais ce n’est pas le drapeau palestinien qu’ils hissent au-dessus du collège, c’est le drapeau noir du deuil, pour l’ami et pour le pays perdus, le drapeau de la rébellion.

Photographie du film

Palestinien exilé en Tunisie, né en 1982, Firas Khoury réalise un film sur la jeunesse palestinienne pleine d’énergie et de vie, pleine d’espoir, à travers le road movie de cette bande de lycéens qui comme tous les jeunes du monde passent du temps entre copains et sur leur smartphone, fument des joints, et qui, comme Tamer, contourne l’autorité du père et tombe amoureux. Cette jeunesse n’est pourtant comparable à nulle autre car elle touche au cœur de l’Histoire, cruelle et douloureuse, du conflit israélo-palestinien. Le film montre entre autres le système éducatif israélien, forcément orienté, dans lequel grandissent les Palestiniens : le discours du professeur d’histoire, Arabe-Israélien qui ne peut croire en ce qu’il dit, les drapeaux israéliens tapissant leur établissement scolaire, Tamer qui se fait sortir de classe avec sa table pour l’avoir transformée en dessin de résistance. La montée dramatique du film tout au long de la narration – depuis le bref passage caméra sur le poster de tous les drapeaux du monde au début du film, jusqu’à l’arbre en feu et à la pluie qui tombe à la fin – apporte densité et intensité à l’ensemble. C’est la chanson Le Partisan, de Léonard Cohen qui ferme le film ; chantée en 1973 pour les troupes israéliennes, elle interroge.

Dans le débat qui a suivi la projection aux Trois Luxembourg, organisé par le Forum Palestine Citoyenneté, Orient XXI et par le diffuseur JHR, la parole a circulé sur la manière de nommer les Palestiniens, significative en soi : ceux de 48, qui ont vécu l’annexion de leurs terres et qu’on isole de leur contexte, et ceux à qui on impose la nationalité israélienne, les Arabes israéliens ; sur le système éducatif imposé aux Palestiniens qui, s’ils ne parlent pas l’hébreu, ne peuvent étudier certaines disciplines, laissant place à une sorte d’apartheid ; sur la perte de sens du drapeau après les accords d’Oslo, le 13 septembre 1993, qui avaient représenté un premier jalon pour la résolution du conflit, perspective depuis longtemps oubliée.

Photographie du film

Firas Khoury a réalisé de nombreux courts métrages : Words en 2005, Two Arabs et Hit Man en 2006, Seven Days in Deir Bulus en 2007, Suffir/Yellow Mums en 2010, Responsability en 2011, And an image was born en 2018, et son très remarqué Les jambes de Maradona en 2019. Il lui a fallu plus de dix ans pour monter financièrement Alam, d’autant que le projet s’est suspendu pendant la période du Covid, la Tunisie où le tournage a eu lieu, a largement apporté son soutien. Alam est un film remarqué, à juste titre, il a été programmé au festival international du film de Toronto en 2022, et a remporté le Grand Prix du long métrage de fiction au Festival international du film d’éducation, en France, où il vient de sortir dans cinquante-cinq salles tout en poursuivant sa reconnaissance à l’international.

Les productions palestiniennes sont rares, au regard de la situation économique, politique et culturelle enclavée de la région, en dehors du cinéma, poétique et ironique, d’Elia Suleiman dont les longs métrages – Chroniques d’une disparition (1996), Intervention divine (2002), Le temps qu’il reste (2009), It Must Be Heaven (2029) – ont marqué.  Alam est le premier long métrage de Firas Khoury, qui a obtenu la Pyramide d’or au Festival international du film du Caire 2022, le prix ex aequo du Meilleur Acteur pour Mahmoud Bakri ainsi que le Prix du Public. « J’aspire à un monde sans drapeaux et sans frontières dit le réalisateur. » A la question posée par le diffuseur, JHR Films, sur le côté militant du film, Firas Khoury répond : « Je vis désormais en Tunisie mais j’ai vécu de nombreuses années en Palestine. La vie là-bas est presque vide de sens, brutale. Nos vies ne comptent pas, vous pouvez être tué à tout moment. Mon film est un acte de résistance face à cette situation et cette réalité tragique où il est question de tenter de vivre sa vie le plus normalement possible, en dépit du sang. En cela, oui, c’est un film politique. » Un film intelligible et lumineux, un film puissant, à voir de toute urgence.

Brigitte Rémer, le 8 septembre 2023

Avec : Tamer (Mahmood Bakri), Shekel (Mohammad Karaki) et Safwat (Muhammad Abed Elrahman) Maysaa (Sereen Khass), Saleh Bakri. Réalisation et scénario, Firas Khoury (Palestine, France, Tunisie, Arabie Saoudite, Qatar) – cheffe opératrice Frida Marzouk – monteuse Nadia Ben Rachid – chef décorateur Rabia Salfiti, cheffe costumière Yasmine Khass – son AymenLabidi, Elias Boughedir, Carole Vernier, Laure Arto – musique originale Faraj Suleiman – Effets spéciaux Romain Rioult – Le film est distribué dans la région Moyen Orient-Afrique du Nord (MENA) par MAD distribution, en France par JHR Films.

Film vu au cinéma Trois Luxembourg, le 4 septembre 2023, suivi d’un débat en présence de Lana Sadeq, présidente du Forum Palestine Citoyenneté, Sarra Grira, journaliste, membre du comité éditorial Orient XXI et la représentante du diffuseur JHR Films.

La Momie / Al-Mummia 

© Abdel Aziz Fahmy

Film de Shadi Abdessalam (Égypte) réalisé en 1969, en 35mm/couleurs (122’) – producteur délégué Salah Marei – programmé dans le cadre du colloque Cinéma et Archéologie du musée du Louvre/université Paris Nanterre, présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence, études cinématographiques – Version originale numériquement restaurée par World Cinema Foundation avec le soutien du Ministère égyptien de la Culture, à Cineteca di Bologna – Auditorium Jean-Claude Laclotte/musée du Louvre.

Toi qui pars, tu reviendras sont les premiers mots du film La Momie, qui frappe d’emblée par la beauté des images et le lyrisme de ses plans, autant que par le destin du film et celui de son réalisateur, Shadi Abdessalam. Après des années de travail, ce chef d’œuvre du cinéma égyptien est resté presque invisible – sa diffusion, confidentielle, n’ayant eu lieu qu’en 1975, six ans après sa réalisation. C’est le seul long-métrage réalisé par Shadi Abdessalam, mort en 1986, alors qu’il travaillait depuis plus d’une quinzaine d’années sur un second long-métrage, Akhenaton, qui ne verra pas le jour.

© Abdel Aziz Fahmy

Né le 9 mars 1930 à Alexandrie d’une famille originaire de Haute Égypte, Shadi Abdessalam fait des études à Oxford, se forme au théâtre à Londres, Paris et Rome, puis en architecture à l’Institut des Beaux-Arts du Caire, avant de s’orienter vers le cinéma. Homme de grande culture il est d’abord décorateur et assistant auprès de Salah Abou Seif, père du cinéma réaliste égyptien et de Joseph Chahine, sur Saladin. Il est ensuite engagé par la Fox et travaille avec Joseph Mankiewicz sur Cléopâtre en 1963, Jerzy Kawalerowicz sur Pharaon en 1966, et Roberto Rossellini pour la série de La Lutte de l’homme pour la survie, en 1967. Il dirige le Centre expérimental du film, au Caire, à partir de 1968 et signe trois courts métrages tournés en 1970, Le Paysan éloquent/ Al Fallah al fassieh ; 1975, Juyush Ash-Shams ; 1982, La Chaise/ Tut’ Amnakh Amun adh-dhahabi, seules traces avec La Momie de ses travaux personnels.

Shadi Abdessalam se passionne pour l’Egypte Antique et remonte à la XXIè dynastie. Il part d’une histoire vraie, qui s’est déroulée en 1881 à Deir el Bahari dans le cadre du complexe funéraire situé sur la rive gauche du Nil face à Louxor et Karnak, au sud de la Vallée des Rois. Adossés à la paroi rocheuse de la montagne de Thèbes, temples et tombes recouvrent l’ensemble du territoire. Le réalisateur prend connaissance des écrits de l’égyptologue français Gaston Maspéro qui avait succédé au célèbre égyptologue Auguste Mariette comme conservateur du service des antiquités égyptiennes, au Caire. Maspéro lance une enquête pour tenter de percer le mystère des pilleurs de tombes, de la circulation et de la vente des objets volés et nomme Ahmad Kamal pour cette mission. Dans la montagne, depuis des siècles la tribu Hourabât assure ses revenus en pillant les tombes et garde secret leur emplacement et le passage qui y conduit. Même les papyrus de la Reine Ndjemet, fille de Ramsès X et de la Reine Tyti, ont disparu. Pour arriver à leurs fins et dérober les trésors, ils blessent profondément la montagne. Quand leur chef meurt et après l’avoir accompagné dans l’au-delà de la voix des pleureuses, la transmission du secret passe de l’oncle aux deux fils qui découvrent la manière dont vit la tribu. Face au dilemme ils se refusent à poursuivre le trafic. Le premier est rapidement éliminé et jeté dans les eaux, Wannis, le second, brave sa mère et déjoue le complot des anciens. « Les morts, c’est ça notre pain !» s’exclame-t-il.

© Abdel Aziz Fahmy

Le film débute par la parole du Livre des morts, à l’époque de l’Égypte Antique qui a valeur de formule magique et religieuse mais qui est aussi en prise avec la réalité égyptienne de l’époque, la défaite de la Guerre des six jours qui s’est déroulée en 1967, deux ans avant le tournage. Le film pose la question de l’identité : « Perdre son nom c’est perdre son identité. » Il se déroule presque exclusivement la nuit, dans une ambiance lunaire et de réverbérations sur des décors naturels où temples, déserts, felouques et rives du Nil, murs des tombeaux éclairés par des torches ont une présence magnétique ; certaines scènes sont tournées dans les célèbres Studios Misr, au Caire (cf. notre article du 16 novembre 2020). La musique et le vent du désert guident l’action, l’échange des regards est d’une grande intensité, l’œil d’Horus – symbole de protection contre le mal, la maladie et les mauvais esprits, chargé du pouvoir de guérir et de protéger contre les forces du mal n’est jamais loin, de même que la main qui emprisonne le destin. Il y a des silences et des chuchotements, il y a des trahisons. On est en pleine tragédie grecque, avec la même puissance que le travail de Pasolini sur Sophocle à travers Œdipe-Roi, tourné en 1967 ou celui d’Euripide à travers Médée, en 1969. Les personnages se détachent, véritable statuaire, dans les anfractuosités de la pierre et l’obscurité presque complète.

Avec Shadi Abdessalam on part à la recherche des tombes manquantes dans les roches du désert, on rencontre Murad le cousin équivoque et Ayoub le marchand-entremetteur, chargé d’écouler la marchandise et qui fait régner la loi du talion. La femme sert d’appât, de niches en cachettes dans des jeux de chassés-croisés. « Vous n’êtes que grain de sable au cœur de cette montagne… » Autre moment fort celui de la rencontre entre l’équipe Maspéro-Kamal, et Wannis, prêt à collaborer pour sauver ce précieux patrimoine. « Que font les gens de la ville au pied de la montagne ? Ils en appellent aux ancêtres. »  « Es-tu le chef des gens de la ville ? » lui demande-t-on avant de l’accueillir sur le bateau. Pour une dernière fois, Wannis regarde ses montagnes. « Sois le bienvenu… » Puis il conduit l’équipe d’archéologues jusqu’aux tombeaux, véritable éblouissement à la lueur des torches et émotion, sur une pellicule qui pâlit et se décline du gris au blanc. Les yeux du Pharaon brillent, et apparaissent Seti Ier, Amenhotep, Ramsès II… L’inventaire est stupéfiant. « Te voilà dans ta beauté. A nouveau, tu ressuscites tous les matins…»

© Abdel Aziz Fahmy

La Momie/Al-Mummia est un film métaphorique et visionnaire qui transmet des pans de la culture égyptienne antique et décale la notion de temps. On est à la fois dans l’immobilité et le mouvement, le hiératisme et la gestuelle, la XXIè Dynastie et la fin du XIXè. Le traitement de la tribu se déplaçant dans la montagne et s’éclairant aux flambeaux, prête à une chorégraphie de toute beauté, sophistiquée et en majesté ; ainsi dans la dernière partie du film quand la tribu drapée de noir se fond dans le paysage et assiste, de loin, au défilé des quarante sarcophages que l’on monte, de nuit, à bord, puis à l’éloignement du bateau quand retentit la sirène et que la cheminée fume. On aperçoit au loin le Temple de Thèbes. « Réveille-toi. Tu ne périras pas… dit la voix de la conscience, ils ont atteint la Vallée. » Le film parle d’immortalité.

La musique de Mario Nascimbene – qui avait composé pour la série de Rossellini évoquée ci-dessus – les drapés, les éléments de la nature, le vent du désert blanc, les regards et les visages, les silences, tout, sous la caméra du réalisateur, Shadi Abdessalam, est architecture, composition, ardeur, souffle, élégie et poésie. Beaucoup de non-professionnels figurent dans le film qui n’affiche pas de star au générique mais qui montre une écriture cinématographique flamboyante et théâtrale, et des échanges d’une grande intensité dramatique. Le rôle de Maspéro est tenu par un acteur égyptien et Shadi Abdessalam utilise le motif de l’œil pour poser son regard sur la connaissance du passé et se ré-approprier l’Histoire de l’Égypte et son héritage. « On t’a appelé par ton nom et tu as ressuscité. »

© Abdel Aziz Fahmy

De l’homme comme du film, Serge Daney journaliste et critique de cinéma avait en 1986 écrit dans Libération : « Car appliqué à Abdessalam, le mot esthète est mince, presque vulgaire. Le goût de la beauté a accompagné l’homme toute sa vie (drapé dans sa cape, il avait fière allure). Pas une beauté surajoutée, en plus, mais ce qui était beau, depuis toujours, en Égypte… La beauté de La Momie vient, pour nous, de ce sentiment que tout a été choisi, pesé et aimé – puis filmé, inéluctablement » ; belle synthèse de la singularité du réalisateur et de son unique long métrage, un véritable chef-d’œuvre.

Brigitte Rémer, le 7 août 2023

Titre original Al mummia – titre français La momie – titre international The Night of the counting years. Réalisation Shadi Abdessalam – production General Egyptian Cinema Organisation Merchant Ivory Productions – producteur délégué Salah Marei – scénario Shadi Abd al-Salam – image Abdel Aziz Fahmy – montage Kamal Abou El Ella – musique Mario Nascimbene – Avec : Ahmed Marei/Wannis – Ahmed Hegazi/le frère – Zouzou Hamdy El-Hakim/la mère – Gaby Karraz/Maspero – Mohamed Khairi/Kamal – Mohamed Nabih/Murad – Nadia Lofti/Zeena – Shafik Nourredin/Ayoub – Ahmad Anan/Badawi – Abdelazim Abdelhack/un oncle – Abdelmomen Aboulfoutouh/un oncle – Ahmed Khalil/le premier cousin – Helmi Halali/le second cousin – Mohamed Abdel Rahman/le troisième cousin – Mohamed Morshed/l’étranger.

Le colloque Cinéma et Archéologie organisé par le musée du Louvre et l’université Paris-Nanterre s’est tenu du 11 au 13 mai 2023 dans l’auditorium Jean-Claude Laclotte du musée du Louvre. Le film a été présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence en esthétique, histoire et théorie du cinéma et de l’audiovisuel à l’université Paris-Nanterre.

Senghor et les arts – Réinventer l’universel 

Roméo Muvekannin, « Hosties noires »  © Brigitte Rémer – (1)

Exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière – commissaires : Mamadou Diouf, Sarah Ligner, Marc Vallet – Jusqu’au 19 novembre 2023

Grand écrivain et poète, premier Président élu de la République du Sénégal après l’Indépendance du pays le 20 août 1960 – mandat qu’il exercera pendant vingt ans avant de démissionner de ses fonctions – premier Africain élu à l’Académie Française, homme de réseau sachant cultiver le lien entre son pays et la France, défenseur de la Francophonie, Léopold Sédar Senghor est un grand humaniste.

Il débute son parcours intellectuel et politique dès les années 1930 en participant à des discussions internationales qui dénoncent le racisme, la colonisation, la ségrégation, et qui ambitionnent de faire « entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire » comme l’écrit en 1956 un autre grand poète, le Martiniquais Aimé Césaire. Avec lui et avec son épouse, Suzanne Césaire, avec d’autres intellectuels dont les Martiniquaises Jane et Paulette Nardal et avec Léon-Gontran Damas, né à Cayenne, il devient pionnier de la Négritude – qu’il définit comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Senghor a incarné la voix de son Peuple et porté haut la Culture, mettant en place une politique culturelle d’envergure au Sénégal. Il plaide pour une civilisation de l’universel à partir du métissage culturel et de la lutte contre les replis identitaires et les impérialismes : « Il s’agit que tous ensemble – tous les continents, races et nations – nous construisions la Civilisation de l’Universel, où chaque civilisation différente apportera ses valeurs les plus créatrices parce que les plus complémentaires. » C’est ce parcours lié aux arts et à la culture, occupant une place centrale dans la pensée de Senghor, que montre l’exposition, sa politique et diplomatie culturelles qu’il initie au lendemain de l’indépendance et ses réalisations majeures dans le domaine des arts.

La notion d’art et de culture chez Senghor est synonyme d’échanges interculturels et de circulation des formes artistiques. Lui-même se reconnait comme quelqu’un de multiculturel : « Je songe à ces années de jeunesse, à cet âge de la division où je n’étais pas encore né, déchiré que j’étais dans ma conscience chrétienne et mon sang sérère. Mais étais-je sérère moi qui portait un nom malinké – et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d’un regard catholique tous ces mondes complémentaires » écrit-il dans l’article L’Afrique s’interroge. Subir ou Choisir ? publié en 1950 dans la revue « Présence Africaine. » Il avait participé à Paris-la Sorbonne au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, convoqué en septembre 1956 – dans un contexte de colonisation et de ségrégation raciale – à l’initiative d’Alioune Diop, fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine. Pour la première fois, intellectuels, artistes et militants noirs de divers continents et de toutes obédiences politiques se rassemblaient. Ce rendez-vous sera suivi, trois ans plus tard, à Rome, d’une seconde édition.

Entretien avec Younousse Seye © Brigitte Rémer  – (2)

Pour démontrer la vitalité et l’excellence de la culture africaine et renforcer ces rendez-vous du donner et du recevoir, Senghor propose une première exposition d’art africain d’envergure internationale, à Dakar, intitulée Art nègre : Sources, Évolutions, Expansion, organisée en collaboration avec l’Unesco et la France, en avril 1966, au Musée dynamique de Dakar construit pour l’occasion. Cette même exposition sera présentée deux mois plus tard au Grand Palais, à Paris. Cinq cents œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier y sont montrées, autour d’un grand colloque, de pièces de théâtre, concerts, spectacles de danse… attirant des milliers de spectateurs venus du monde entier. Pour faire connaître l’art africain au plan international. Pendant ses années à la Présidence, Senghor crée un Commissariat aux Expositions d’Art à l’Étranger et développe des partenariats dans un principe d’expositions croisées entre la France et le Sénégal, permettant d’augmenter le rayonnement culturel du Sénégal : ainsi les expositions de Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, accueillies à Dakar en 1971 et 1972 et les Salons des artistes sénégalais au Musée dynamique de Dakar en 1973 et 1974, suivis de l’exposition L’Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais. À partir de 1973, Senghor entreprend de créer un vaste complexe culturel qui s’articulerait autour d’un musée conçu comme « l’une des plus importantes institutions muséographiques de l’ouest-africain. » Il en confie le projet architectural à Pedro Fez Vozquez, auteur du Musée national d’anthropologie de Mexico. Ce Musée des Civilisations Noires n’ira malheureusement pas jusqu’à son terme en raison de la démission de Senghor de la Présidence, en 1980. Dans le film Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, on voit Senghor rappeler ses ambitions culturelles pour le Sénégal depuis l’indépendance, et redire sa volonté de soutenir une architecture sénégalaise.

« Ghost Fair Trade » © Brigitte Rémer » – (3)

Plusieurs grands artistes illustrent l’œuvre poétique de Senghor, apportant un complément d’images, complément de rythme.  Le premier à illustrer ses poèmes, est le peintre et graveur français d’origine hongroise Émile Lahner. Il sera suivi de Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Helena Vieira da Silva et Étienne Hojdu, dans le cadre de fructueux dialogues engagés avec Senghor-poète. Sont présentées dans l’exposition quelques pages des Lettres d’hivernage illustrées des lithographies originales de Marc Chagall, de Chants d’ombre, oeuvre ornée d’un dessin numéroté composé par André Masson et exécuté à la main, en empreinte, avec du sable du Sénégal, venu de Joal et M’Boro, réalisé par Bernard Duval. On y voit aussi des encres sur papier de Chérif Thiam et des références aux tableaux d’Amadou Seck, Théodore Diouf, Daouda Diouck et Amadou Sow, des esquisses de masques et statues avant sculpture de Iba N’Diaye, et ses Études de têtes de mouton et Tabaski, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Des entretiens vidéo avec des artistes – dont le peintre Viyé Diba, de la seconde génération de l’École de Dakar et avec Simon Njami, spécialiste de l’art contemporain et de la photographie en Afrique, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions sur l’art africain – apportent documentation et réflexion.

Modou Niang, « L’Oiseau mystique »  © Brigitte Rémer (4)

Pendant sa Présidence, Léopold Sédar Senghor dédie plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation, la formation, la culture et au soutien de la création contemporaine. Des institutions de formation, de création et de diffusion sont mises en place pour les arts plastiques et les arts vivants, dans des domaines aussi variés que la peinture, la tapisserie, le théâtre ou le cinéma. La Maison des Arts, créée à Dakar en 1958, et qui propose un enseignement en musique, danse, art dramatique et une section Arts Plastiques devient L’École des Arts après l’indépendance pour « puiser dans le passé et créer un art nouveau. » Senghor inaugure en juillet 1965 le Théâtre national Daniel Sorano co-financé par la France et le Sénégal, avec une salle de mille deux cents places. On voit dans l’exposition des dessins et maquettes de spectacles – dont Macbeth, mis en scène par Raymond Hermantier dans une scénographie d’Ibou Diouf. En décembre 1966 s’inaugure la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, située à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, fruit d’échanges entre les lissiers des ateliers des Gobelins et de Beauvais et les tapissiers sénégalais. Des tapisseries comme Voy Bennël et La Semeuse d’étoiles de Papa Ibra Tall, ou encore L’oiseau mystique de Modou Niang tissée à Thiès, sont montrées dans l’exposition. On y voit les Études de têtes de mouton et Tabaski de Iba N’Diaye, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Senghor considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs, qu’ils soient acteurs, musiciens, plasticiens…  On le voit infatigable dans ce contact avec les artistes et la promotion de leurs œuvres. On le voit aussi dans sa construction de la diplomatie culturelle et les événements qu’il accompagne tout au long de sa Présidence, marquant de sa présence tous les moments d’échanges interculturels et internationaux.

Placée au haut sommet du musée du Quai Branly, dans la Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition Senghor et les arts. Réinventer l’universel est plus que salutaire actuellement, dans un contexte où les relations avec l’Afrique de l’Ouest se dégradent. Elle montre, en six séquences, la puissance de la volonté politique et à quel point les interactions entre pays dans le domaine des arts et de la culture peuvent être fructueuses, au-delà de l’inventaire du passé. L’exposition a été rendue possible grâce au don fait au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2021 par Jean-Gérard Bosio, ancien conseiller diplomatique et culturel de Léopold Sédar Senghor, d’une partie de sa collection donnant l’accès à de nombreuses œuvres d’artistes de l’École de Dakar aux recueils illustrés des poèmes de Senghor – Lettres d’Hivernage, Chants d’ombre, Élégies majeures – des affiches d’expositions à de nombreux documents, photographies et articles de journaux rapportant les événements culturels de l’époque, à Dakar.

Dans Senghor et les arts – Réinventer l’universel, le Chef d’État et Poète est montré avec simplicité et clarté dans ce qui lui tenait à cœur et les idées qu’il défendait et qui ont parfois été vivement critiquées. L’exposition a une valeur pédagogique certaine, rappelant qu’il a définitivement marqué l’histoire intellectuelle, culturelle et politique du XXe siècle en affirmant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire et dans son commentaire sur le monde.

Brigitte Rémer, le 3 août 2023

« Macbeth », décor Ibou Diouf © Brigitte Rémer  – (5)

Visuels – (1) : Roméo Muvekannin, Hosties noires, Bains d’élixirs et peinture acrylique sur toile libre, Galerie Cécile Fakhoury, Abidja, Dakar, Paris – (2) Entretien avec Younousse Seye, artiste plasticienne et actrice – vidéo, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Entrecom 2023 – (3) : Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, vidéo couleurs 2022 – (4) : Modou Niang, L’Oiseau mystique, d’après une maquette des années 1970, tapisserie tissée aux manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, collection du Mobilier national – (5) : Ibou Diouf, Macbeth de William Shakespeare, plan du dispositif scénique, Théâtre national Daniel Sorano, saison 1968/69, décors Ibou Diouf, encre sur papier, Bibliothèque nationale de France.

Commissaires : Mamadou Diouf, professeur d’études africaines et d’histoire aux départements des Études sur le Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique (MESAAS) et d’Histoire de l’Université de Columbia, New- York (États-Unis) – Sarah Ligner, responsable des collections mondialisation historique et contemporaine, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – scénographie Marc Vallet – Publication d’un catalogue édité par le Musée (29,90 euros).

Jusqu’au 19 novembre 2023, du mardi au dimanche de 10h30 à 19h, le jeudi de 10h30 à 22h. Fermé le lundi – Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007. Paris – métro : ligne 9 /Alma-Marceau ou Iéna – ligne 8 : Ecole Militaire – ligne 6 : Bir Hakeim

Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains

J.M. Basquiat, A. Warhol, Arm and Hammer II , 1984/1985 – (1)

Exposition à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 28 août 2023 – Commissariat général Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation – Commissaire de l’exposition, Dieter Buchhart – Commissaire associé, Olivier Michelon.

Dans le Downtown Manhattan des années 1980, il n’était pas rare qu’un artiste pratique plusieurs disciplines artistiques et croise peinture, performance, musique et cinéma. Par ailleurs, travailler à plusieurs était une pratique courante. C’est dans ce contexte que très tôt – alors qu’il n’a pas vingt ans – Jean-Michel Basquiat se passionne pour la figure d’Andy Warhol et sa vision des rapports entre art et culture populaire. Il le rencontre officiellement en 1982 à la Factory, par l’intermédiaire de Bruno Bischofberger, galeriste et collectionneur suisse, ils travailleront dans le même atelier pendant deux ans, en 1984-1985. Ensemble, ils réaliseront une œuvre commune, vibrante et énergétique.  C’est ce que montre la Fondation Louis Vuitton, qui avait exposé l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, en 2018.

J.M. Basquiat, A. Warhol,6.99 , 1985 – (2)

On connaît Andy Warhol (1928-1987), artiste-star du pop-art et vecteur de communication des grandes marques américaines, dont l’image est une sorte de masque renvoyant aux mécanismes du capitalisme et de la société de consommation. Ses sérigraphies en témoignent et son parcours est souvent vu de manière réductrice dans ses productions mécaniques et portraits mondains. En même temps il s’est toujours passionné pour la scène émergente de New York, porteuse d’une nouvelle culture et de liberté, pour les cultures urbaines et il admire l’énergie et l’inventivité des jeunes créateurs. Depuis les années 1960, Warhol travaille sur des supports de toute nature et touche aux différentes techniques des arts visuels : peinture, graphisme, dessin, photographie, sculpture, film, mode, télévision, performance, théâtre, musique, littérature et art numérique. Il défie les frontières en art et la classification entre les disciplines, et dans ses recherches se donne toute liberté.

Né d’un père originaire d’Haïti et d’une mère d’origine portoricaine, Jean-Michel Basquiat (1960-1988) a travaillé comme peintre, dessinateur, performeur, acteur, musicien, poète et DJ. Il s’était fait connaître avec le graffeur Al Diaz à Downtown Manhattan sous le pseudonyme SAMO – Same Old shit – gravant sur les murs de la ville des formules poétiques, souvent critiques ou provocatrices. Son emblème et sa signature sont une couronne – en lien probablement avec ses racines familiales – qu’on retrouve sur les murs et autres supports comme dans l’ensemble de son oeuvre. « Depuis que j’ai 17 ans, je pensais que je pourrais être une star. Je pensais à tous mes héros, Charlie Parker, Jimi Hendrix… J’avais un sentiment romantique sur la façon dont ces gens sont devenus célèbres. » Ses prises de position tranchées contre le capitalisme se sont exprimées notamment dans son contre-projet Don’t Tread on Me présenté dans l’exposition, qui se réfère au Gadsden Flag, le drapeau américain montrant sur un fond jaune un serpent à sonnette se dressant pour mordre avec la devise suivante, inscrite au-dessous, « Don’t tread on me/ne me marche pas dessus. » Collages et écritures, liberté et insolence sont la clé de son parcours. Il a vingt-deux ans quand il rencontre Warhol et que se tisse une étroite collaboration entre l’aîné et le plus jeune, mue par une fascination réciproque.

Andy Warhol, Portrait of  Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – (3)

Peintures, dessins, photographies et archives sont, dans l’exposition, montrés en miroir, et parfois pour la première fois en Europe. Parmi les oeuvres individuelles d’Andy Warhol, on peut retenir la photo Polaroïd, Self-Portrait with Jean-Michel Basquiat et le Portrait de Jean-Michel Basquiat, en David, peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile. De Jean-Michel Basquiat, la toile Dos Cabezas, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois, où il dessine un portrait de Warhol à côté de son autoportrait ; ou encore Untitled (Andy Warhol with Barbells) et Brown Spots (Portrait of Andy Warhol as a banana), deux acryliques et bâtons d’huile sur toiles ; ou encore une galerie de portraits chargée de signes et écritures sur une quarantaine d’assiettes alignées au mur, qui fait penser au récit d’une BD.

Sur les cent-soixante toiles réalisées à quatre mains dont la moitié sont présentées dans l’exposition, certaines sont considérées comme les plus importantes de leur carrière. Leur méthode de travail ne fait pas mystère, ils en donnent quelques clés : « Andy commençait la plupart des peintures. Il mettait quelque chose de très reconnaissable, le logo d’une marque, et d’une certaine façon je le défigurais. Ensuite, j’essayais de le faire revenir, je voulais qu’il peigne encore », explique Basquiat. « Je dessine d’abord, et ensuite je peins comme Jean-Michel. Je pense que les peintures que nous faisons ensemble sont meilleures quand on ne sait pas qui a fait quoi », complète Warhol. L’exposition les replace dans le contexte new-yorkais des années 1980, autour des œuvres de Jenny Holzer, Kenny Scharf, Keith Haring et Michael Halsband, photographe de la série Gants de boxe, réalisée à la demande de Basquiat autour des deux artistes métamorphosés en boxeurs. Auteur de nombreuses peintures murales, Keith Haring caractérisait la collaboration du duo artistique, Warhol-Basquiat comme une « conversation advenant par la peinture, à la place des mots » et la création, au-delà de leurs deux personnalités artistiques, de deux esprits qui ont fusionné pour en créer un « troisième, séparé et unique. »

S’est agrégé à leur travail et dialogue l’artiste italien Francesco Clemente qui s’était installé à New-York au début des années 1980 et qui considérait la coopération artistique comme une partie intégrante de son activité. Une quinzaine de toiles de la galerie de Bischofberger – dont Horizontal Painting et Premonition – œuvre commune des trois artistes, Warhol, Basquait et Clemente, sont présentées, dans lesquelles ce dernier apporte un côté onirique qui se reconnaît facilement : « C’était presque un miracle de pouvoir joindre mes forces à celles d’artistes que je respectais et, par cette collaboration, remettre en question les limites toujours plus étroites des récits portés par le monde de l’art » répondait-il, interviewé par Dieter Buchhart.

On peut aussi voir de nombreux chefs-d’œuvre comme Arm and Hammer, acrylique et huile sur toile, œuvre ayant prêté à plusieurs versions dont l’une où la figure noire est bâillonnée, la couronne présente, les mots raturés, une autre qui inclut Charlie Parker et son saxophone que Basquiat admirait ; Olympic Rings, acrylique et encre sérigraphique sur toile où Warhol peint les anneaux olympiques des Jeux d’été de 1984, à Los Angeles et Basquiat ensuite détourne l’information, noircissant certains anneaux et posant une figure noire sur la toile ; Taxi, 45th/Broadway, qui met en exergue la violence de Jean-Michel Basquiat face à l’injustice, au racisme, à la ségrégation et aux discriminations dont traite sa peinture, illustrés ici par le refus d’un taxi conduit par un Blanc, de prendre en charge un Noir ; il y a des Natures mortes à quatre mains, comme Eggs, Apples and Lemmons, Cabbage qui signent la fructueuse collaboration entre les deux artistes, ainsi que la déclinaison de publicités comme le logo Paramount, développé en séries, montrant l’effervescence américaine des années 80, et le commentaire fait par Basquiat-Warhol à partir de références iconiques du moment artistique et politique ; comme General Electric qui inverse les rôles, Basquiat utilisant la sérigraphie tandis que Warhol  se met à peindre par-dessus.

Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – (4)

Une salle hors-format enfin place le visiteur face à deux œuvres titanesques, la première, Chair, acrylique, bâtons d’huile et crayon sur toile, où des fauteuils blancs sont posés sur un fond vert pré, et entre ces fauteuils s’intercalent des signes, écritures, mains et visages, figures  géométriques construites et déconstruites de Basquiat ; la seconde, African Masks, acrylique et encre sérigraphique sur toile sur laquelle sont placés des masques noirs ou masques blancs de la mort, des visages, alignés à la manière d’une exposition, des figures totem, des lambeaux d’écriture, couleurs, traits et tâches. « Nous avons peint ensemble un chef-d’œuvre africain,  une trentaine de mètres de long. Il est meilleur que moi …» écrivait Basquiat parlant de l’intervention de Warhol. Enfin, jamais exposé du vivant des deux artistes, Ten Punching Bags (Last Supper) suspend des sacs de frappe pour l’entrainement du boxeur sur lesquels Warhol a peint le visage du Christ d’après une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci et Basquiat, a apposé le mot judge superposant l’idée de boxe et de communauté africaine-américaine. Dans l’une des galeries se trouvent aussi les objets utilisés pour une émission de télévision d’Andy Warhol, reflet du dialogue entre les deux artistes – scooter, blouson, images etc.

Après ce parcours commun flamboyant, à partir de septembre 1985, Basquiat prend ses distances dans sa collaboration avec Warhol, blessé par les critiques attribuées à seize de leurs œuvres communes présentées à la Tony Shafrazi Gallery, remettant son travail en question. Leur activité artistique commune se suspend mais leur amitié demeure, jusqu’à la mort brutale de Warhol au cours d’une opération, en 1987. Cette mort affecte beaucoup Basquiat qui crée à sa mémoire une pierre tombale-triptyque, sorte d’autel intitulé Gravestone, où l’on retrouve une croix jaune, une longue tulipe noire, le mot Perishable, qu’il semble avoir voulu effacer et son motif récurrent d’une tête quasiment de mort. Un an plus tard, Basquiat succombe à une overdose, à l’âge de vingt-huit ans,

Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP, dans l’ atelier d’Andy Warhol, 1984 – (5)

L’exposition Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains est le fruit d’un magnifique travail réalisé par la Fondation Louis Vuitton qui a mobilisé toutes les galeries du bâtiment pour que le visiteur s’insère dans ce dialogue entre les deux artistes. Elle montre la rage et l’engagement du premier pour « faire exister la figure noire », l’ambivalence et l’ironie du second et ouvre sur deux esthétiques, témoignant du contexte artistique new-yorkais  dans les années 80 et d’un moment de l’Histoire américaine.

Brigitte Rémer, le 2 août 2023

Visuels – (1) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Arm and Hammer II, 1984-1985 – Acrylique, encre sérigraphique et bâton d’huile sur toile – 167 x 285 cm – Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New-York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (2) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, 6.99, 1985 – Acrylique et bâton d’huile sur toile – 297 x 410 cm – Nicola Erni Collection – Photo : © Reto Pedrini Photography – © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (3) : Andy Warhol, Portrait of Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – Peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile – 228,6 x 176,5 cm – Collection of Norman and Irma Braman © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (4) : Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – Acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois – 152,4 × 152,4 cm – Collection particulière Courtesy Gagosian. © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York © Robert McKeever – (5) : Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP dans l’atelier d’Andy Warhol, 860 Broadway, 1984 – Tirage pigmentaire d’archive, tirage d’exposition – Collection Paige Powell © Paige Powell.

Commissaire générale de l’exposition Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – commissaires invités Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer, assistés d’Antonio Rosa de Pauli – commissaire associé Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis Vuitton – Assistante d’exposition Capucine Poncet – architecte scénographe, Jean-François Bodin et associés – catalogue de l’exposition, éditions Gallimard, 288 pages, (39€).

Jusqu’au 28 août 2023, lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h – Nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h – samedi et dimanche de 10h à 20h – Fermeture le mardi. Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro : ligne 1, station Les Sablons – site : www.fondationlouisvuitton.fr

Prochaine exposition annoncée par la Fondation Louis Vuitton, une grande rétrospective consacrée à l’œuvre de Mark Rothko, à partir du 18 octobre 2023.

Le Petit Garde Rouge

Texte et dessins Chen Jiang Hong – mise en scène François Orsoni, directeur artistique du Théâtre de NéNéKa – Vu au Théâtre du Rond-Point, Paris.

© Simon Gosselin

Né en 1963 en Chine, au moment de la mise en place de la révolution culturelle ordonnée par le Président Mao Tsé Toung et portée par sa propagande, Chen Jiang Hong fait un retour sur image par le récit de sa vie. L’enfant est devenu un grand artiste peintre, il dessine aujourd’hui sur scène, devant nous, son autobiographie, avec une infinie délicatesse, raconte les moments heureux de la petite enfance, avant que le ciel ne s’assombrisse par un totalitarisme qui a gangréné le pays, spolié et brûlé les livres.

© Simon Gosselin

L’artiste est installé côté cour avec ses pinceaux, ses encres et ses rouleaux de papier, dans une superbe scénographie de Pierre Nouvel. Les dessins qu’il réalise durant tout le spectacle sont filmés et repris sur d’immenses toiles-écrans tendues en fond de scène où s’étalent le noir et blanc et la déclinaison de subtiles couleurs. Trois interprètes accompagnent son geste – un narrateur, l’acteur Alban Guyon qui connaît bien l’univers de François Orsoni avec qui il travaille régulièrement depuis plusieurs années ; deux danseuses, Lili Chen, formée à l’École de l’Opéra de Pékin où elle a travaillé dans toutes les disciplines des arts du spectacle et des arts martiaux, et Namkyung Kim, formée à  l’Université des Arts de la Danse de Séoul, puis au Centre chorégraphique de Montpellier. Une bruiteuse, Eléonore Mallo, a travaillé avec Valentin Chancelle sur la création sonore. Placée derrière un tulle côté jardin, elle donne le climat, les rythmes et ponctue les actions. Chacun sert  magnifiquement le récit, dans sa présence, sa simplicité, sa technicité et les subtilités de son interprétation.

L’enfant se remémore ses parents et ses grands-parents, et l’entreprise familiale de tricycles. « Nous sommes en 1966 dans une grande ville du nord de la Chine. Une petite rue grise. Une odeur de charbon flotte dans l’air. » Il dessinait à la craie sur le sol, jouait à saute-mouton et aux billes, adorait le cinéma. Il se souvient de sa grand-mère, éleveuse de poules et des poussins qu’il fallait vendre, de sa sœur, sourde muette, qui lui avait appris la langue des signes, des raviolis de la Chine du nord et du chat qui s’enfuit, du Nouvel An chinois avec pétards et pause chez le photographe, du piano et des comptines, des bonbons, des photographies au parc, des chagrins. Son premier choc fut la mort de son grand-père et les quelques vêtements rapportés par sa grand-mère, seule et dernière trace de lui. Il s’était interrogé sur la mort. Le dessin qu’il exécute sur scène de son grand-père le tenant dans les bras, est poignant, et la triche aux parties de cartes avec sa grand-mère, très tendre : chiffre 2, symbole de bonheur, chiffre 10, symbole d’éternité…

© Simon Gosselin

Les moments heureux envolés, arrivent sur la scène les échos des discours politiques de Mao et son invention de la révolution culturelle « par laquelle une classe sociale en renverse une autre. » C’est l’époque de la répression, des perquisitions débridées réalisées par les Gardes rouges et des travaux obligatoires, son père envoyé en camp à la frontière russe et le terrible manque qu’il ressent de son absence, cherchant sa silhouette sur les fissures du mur de sa chambre, les bons de rationnement y compris sur le riz, l’enrôlement, l’embrigadement et les symboles qui vont avec : drapeau, livre rouge, effigies, chants engagés, idéogrammes, bouliers, autocritique, gymnastique obligatoire etc… « En 1971 Je devins petit Garde rouge du Parti communiste » rapporte le narrateur, habillé de noir. » Il y a ceux qui réussissent à trouver des bons d’alimentation comme les voisins de sa talentueuse professeure de musique qui l’avait initié à Mozart, arrêtée un jour on ne sait pourquoi, et qu’il ne reverra jamais.

© Simon Gossellin

Les séquences dansées, en solos ou duos, permettent de reprendre souffle et sont de toute beauté, Lili Chen et Namkyung Kim rappelant aussi, dans la galaxie familiale, les sœurs de Chen Jiang Hong. La créativité et la maitrise de leur gestuelle et chorégraphie ainsi que les couleurs déclinées des costumes, jaune, bleu ou noir et blanc prolongent le dessin et en accentuent l’intensité. Plus tard, elles font flotter sur la scène les drapeaux rouges des danses révolutionnaires avec la même élégance. Et le narrateur poursuit son témoignage : « On ne voyait pas d’étrangers, on ne connaissait pas l’odeur du parfum. On a l’impression d’avoir subi un lavage de cerveau »  commente-t-il. L’Histoire se poursuit avec en 1976 la mort de Mao, le retour du père, l’émotion du fils, la reprise de ses études au collège puis à l’école des Beaux-Arts de Pékin. En 1987 il quittera la Chine et connaitra l’exil. « Où vas-tu mon fils ? » demandera le père.

Avec Mao et moi, album publié, puis adapté à la scène avec beaucoup de finesse et d’intelligence par François Orsoni, c’est un récit biographique autant qu’un documentaire, ou qu’une séquence de l’Histoire, dont témoigne et qu’illustre Chen Jiang Hong. « C’est un livre très personnel, dans lequel je retrace l’histoire de la Chine à travers celle d’un enfant » dit-il, se plaçant entre son espace personnel – la maison de l’enfance, l’atelier de l’artiste – et l’espace collectif – le politique.

François Orsoni et Chen Jiang Hong avaient déjà présenté ensemble un premier spectacle, très réussi, organisé autour du même principe, à partir de deux « Contes Chinois », Le Cheval magique de Han Gan et Le Prince Tigre, tiré d’albums édités selon la technique traditionnelle, à l’encre de Chine sur papier de riz. Dans Le Petit Garde Rouge ils allient peinture, dessin et calligraphie, récit et danse, avec une grande sensibilité et poésie. Beaucoup d’émotion circule entre la scène et le public. Et quand Chen Jiang Hong lui-même s’avance pour prendre la parole, en direct, une brume le submerge comme elle nous submerge. Son combat pour la liberté se superpose à sa quête artistique, et il nous prend à témoin.

Brigitte Rémer, le 15 juillet 2023

© Simon Gosselin

Avec : Chen Jiang Hong (dessins), Lili Chen, Alban Guyon, Namkyung Kim – scénographie et vidéo Pierre Nouvel – création sonore et régie son Valentin Chancelle – création sonore et bruitage Eléonore Mallo – création lumière Antoine Seigneur-Guerrini – langue des signes Sophie Hirschi – direction artistique Natalia Brilli – régie vidéo Thomas Lanza.  

Vu en juin 2023 au Théâtre du Rond-Point – En tournée : Centre Culturel Alb’Oru, Bastia, 24 novembre 2023 – Espace Diamant, Aiacciu, du 27 au 28 novembre 2023 – L’Avant-Scène, Scène Conventionnée, Cognac, du 17 au 18 décembre 2023 – Comédie de Caen, Centre Dramatique National, du 10 au 12 janvier 2024 – Le Tandem, Scène Nationale Douai Arras, du 15 au 16 mai 2024.

Exposition « Naples à Paris » – Spectacle « Les Fantômes de Naples »

© Jean-Louis Fernandez

C’est une soirée magique dans tous les sens du terme à laquelle le public est convié au Musée du Louvre, dans le cadre des Étés du Louvre. Structurée en deux parties, elle offre au public venu assister au spectacle Les Fantômes de Naples – conçu et mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota sur des textes d’Eduardo de Filippo, écrivain napolitain et génie de l’illusion – de rencontrer les chefs d’oeuvre du musée de Capodimonte, de Naples.

La Déambulation proposée en première partie est une chance, le Louvre met à disposition du public ses espaces, entre autres sa Grande Galerie où sont accrochés tant de chefs-d’œuvre venus de Naples en écho à sa collection de peinture italienne, dans un dialogue fécond entre les deux collections. On croise les sculptures de Michel-Ange et on passe devant La Victoire de Samothrace en haut de l’escalier principal avant d’arriver à la Grande Galerie où est présentée l’exposition Naples, les chefs-d’œuvre de la peinture italienne. Là l’éblouissement est total, avoir la Grande Galerie pour soi et errer dans Naples et l’art italien avant d’assister au spectacle est un réel privilège. Plus loin, dans la Salle de la Chapelle se trouve la section Des Farnèse aux Bourbons, histoire d’une collection et dans la Salle de l’Horloge, les Cartons italiens de la Renaissance, 1500-1550.

© Jean-Louis Fernandez

Florence et la peinture de la Renaissance entre 1280 et 1480 sont donc au cœur du sujet et accueillent le visiteur avec les œuvres de Cimabue et Giotto, peintres majeurs de la pré-Renaissance italienne et leurs successeurs, Fra Angelico, Uccello et Botticelli qui travaillent les perspectives géométriques, le rendu de la lumière et l’humanisation des personnages. De Giotto, sont présentés Les stigmates de Saint François d’Assise, tableau peint entre 1297/99 ; une Crucifixion, tempera sur bois de peuplier réalisée vers 1330, où l’on voit le Christ entre les deux larrons ; la Croix peinte avec au sommet de la croix le Pélican, métaphore du Christ sacrifié nourrissant ses petits de son corps. De nombreux chefs d’œuvre suivent comme Le Couronnement de la Vierge Marie, élément central d’un polyptyque de Tommaso Del Mazza réalisé entre 1380/95, qui montre avec une extrême précision le travail de l’or et de précieux textiles ; L’Annonciation, de Bernardo Daddi, peinte sur bois de peuplier vers 1335 où un Ange accompagne l’Archange Gabriel dans l’annonce du futur enfantement du Christ ; Saint François d’Assise, peint sur bois entre 1360/65 par Giovanni Da Milano dans un jeu d’ombre et de lumière qui n’est pas sans rappeler l’influence de Giotto ; Le Martyre des saints Cosme et Damien montrant l’exécution de ces martyrs chrétiens du IVe siècle peints par Fra Angelico entre 1338/43, avec un alignement de cyprès à l’arrière-plan, emblème du calme de la vie éternelle en opposition à la violence de l’acte.

“Le Martyr des Saints Côme et Damien” de Fra Angelico, peint sur bois  de peuplier, entre 1338 et 1343 © BR

L’art de la fresque se développe ensuite en Italie entre 1400 et 1450, à partir d’une technique de peinture posée sur un enduit frais pour que les pigments se mêlent. On en voit de superbes traces dans l’exposition, comme les Fresques de la Villa Lemmi d’Alessandro Botticelli peintes vers 1483/85 autour de Vénus, Déesse de l’Amour ; un Calvaire de Fra Angelico, peint sur la paroi du Réfectoire du Couvent San Domenico de Fiesole, situé aux portes de Florence, où le peintre fut Frère puis Prieur ; les fresques de l’oratoire de la famille Litta à Greco Milanese près de Milan dont La Nativité et l’Annonce aux bergers ainsi que L’Adoration des Mages, de Bernardino Luini, réalisées en 1520/25.

À partir des années 1470 émerge ensuite l’art du Portrait. On trouve entre autres dans l’exposition un remarquable Portrait de jeune homme peint par Botticelli vers 1475/1500 ; Le Condottiere, huile sur toile d’Antonello de Messine réalisé en 1475, autre Portrait d’homme et personnage d’un haut rang social, peint à Venise ; un Portrait d’homme de Giovanni Bellini peint sur bois vers 1500. Les thèmes religieux demeurent aussi dont deux œuvres d’Andrea Mantegna : La Vierge de la Victoire réalisée en 1496 et La Crucifixion entre 1456/59. De Vittore Carpaccio, La Prédication de Saint Etienne à Jérusalem, huile sur toile réalisée en 1514, montre la fascination de Venise pour l’Orient, dans l’architecture comme dans les costumes, couleurs et textures.

“La Prédication de Saint Etienne à Jérusalem” de Vittore Carpaccio, huile sur toile réalisée en 1514 © BR

Du musée de Capodimonte parmi les nombreuses œuvres présentes se trouvent une Crucifixion, tempera et or sur panneau signée Tommaso di ser Giovanni di Mone Cassai, dit Masaccio en 1426, où Marie-Madeleine exprime son désespoir, on la voit de dos, période où les émotions commencent à entrer dans la peinture ; La Transfiguration, une huile sur panneau de 1478/79, l’un des plus ambitieux tableaux de Giovanni Bellini, beau-frère de Mantegna montrant Jésus au visage radieux et vêtu de blanc entouré de Moïse, Elie et de trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean ; Le Christ à la colonne, réalisé par Antonello de Messine entre 1476/78, où Jésus avant d’être crucifié est attaché à une colonne pour être flagellé : de ses yeux coulent des larmes et le nœud de la corde placée autour du cou est très réaliste, on retrouve dans cette peinture la même technique que celle du portrait.

Deux imposants retables de Colantonio, maître de la première Renaissance à Naples sont présentés : le Retable de l’Annonciation et le Retable de Saint Vincent Ferrier peints entre 1456/58 dans lequel sont racontés des épisodes de la vie de Saint Vincent, dans un grand sens narratif. Naples est devenu le lieu majeur de production des retables. Francesco Mazzola dit Parmesan a peint en 1524 une huile sur toile, Portrait de Galeazzo Sanvitale, où se lit l’élégance et l’érudition du personnage en même temps que ses exploits militaires à travers ses armes et le heaume posé dans un coin du tableau ; Lucrèce, huile sur toile datant de 1540 relate dans une grande sophistication le suicide de Lucrèce après un viol. Giovanni Battista di Jacopo, dit Rosso Fiorentino a réalisé une remarquable huile sur panneau, en 1524/26, Portrait de jeune homme, où le visage est d’une grande élégance et les doigts effilés. Le peintre espagnol Jusepe de Ribera apporte dans son œuvre des notes expressionnistes et dramatiques, et datant de l’époque baroque, Luca Giordano montre une Madone au baldaquin joyeuse et protectrice, huile sur toile peinte en 1685 dont l’ensemble monumental s’inspire de l’accrochage du musée de Capodimonte, Fragonard s’en inspirera lors de son séjour à Naples, en 1781. Le tableau venant de Capodimonte, Atalante et Hippomène peint par Guido Reni entre 1618/19, référence aux Métamorphoses d’Ovide, fait écho à L’Histoire d’Hercule du même peintre, conservé par le Louvre. Ils symbolisent à eux seuls le dialogue qui s’est tissé entre les deux institutions.

© Jean-Louis Fernandez

Le Caravage est également présent dans l’exposition avec trois toiles puissantes : La Mort de la Vierge réalisée à Rome entre 1601/06 avant que le peintre ne soit condamné pour meurtre et ne s’enfuie à Naples ; le prêt de La Flagellation, huile sur toile peinte en 1607 à Naples pour l’église San Domenico Maggiore, jeux de contrastes entre le blanc radieux du Christ et le noir des bourreaux qui s’apprêtent à passer à l’action du supplice par le fouet ; le Portrait d’Alof de Wignacourt, grand maître de l’ordre des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. Malgré de terribles catastrophes – dont la peste en 1656, qui décima la moitié de la population et dont l’éruption du Vésuve – Naples fut un foyer artistique majeur à cette époque-là ainsi qu’une référence en termes de culture scientifique et mathématique. Un panneau attribué à Jacopo de’ Barbari artiste vénitien proche d’Albert Dürer le montre et la culture humaniste est à l’honneur.

Au cours de ce parcours pictural les visiteurs croisent quelques acteurs détachés du spectacle qu’ils verront juste après, et qui cherchent à attirer leur regard. Ils disent de petits textes en toutes langues, issus d’auteurs de différents pays, dont Pier Paolo Pasolini, Arthur Rimbaud, Fernando Pessoa, Yannis Ritsos ou encore Shakespeare en ses Sonnets. Puis Les Fantômes de Naples débute sur une scène dressée dans la magnifique cour Lefuel – anciennes Écuries de Napoléon III – où le spectateur prend place. Emmanuel Demarcy-Mota directeur du Théâtre de la Ville à Paris l’a conçu et mis en scène à travers un montage des textes d’Eduardo de Filippo – pièces, poèmes et interview –  auteur qu’il connaît bien pour en avoir présenté cet hiver la pièce La Grande Magie (cf. notre article du 2 janvier 2023). Il travaille ici avec la troupe du Théâtre de la Ville et les acteurs formés dans les écoles du Teatro della Pergola de Florence. Le spectacle est en français, italien et napolitain surtitré, ponctué par des musiques et des chants ; il dessine un portrait de la ville de Naples.

C’est une séquence musicale qui ouvre le spectacle autour de trois guitaristes placés côté cour sur fond de chants d’oiseaux. Le soleil se couche et la cour Lefuel apparaît sous les projecteurs. La mer en son ressac habite l’espace sonore. On est comme en suspension, en contemplation. Les bruits de Naples nous parviennent, car selon l’auteur « L’ensemble et l’apparence d’une cité nous parlent la nuit : pierres, briques, portes et tuiles, se mettent à parler et lorsque la lune est sortie, ces bruits prennent plus de résonance. » Un acteur apostrophe les spectateurs, à la recherche du troisième œil, l’œil de la pensée. Arrive Pulcinella, personnage de la Commedia dell’Arte : « Bona Sera ! Savez-vous d’où je viens ? De l’au-delà ! J’ai visité tout le paradis. Pulcinella ne meurt jamais. C’est l’âme de Naples et du peuple napolitain… » Autour de lui, chaque personnage apporte son étrangeté et sa présence : une jeune femme en noir s’interroge sur « ce qu’est Naples » et donne sa réponse « Personne ne le sait… » C’est une ville mystère. Des personnages-fantômes dont la soliste, descendent en chantant la double rampe en fer à cheval, avec beauté, gravité et poésie. « Naples c’est la voix des enfants. C’est l’odeur de la mer. C’est une petite tasse de café au balcon, café grillé maison et chauffé à la Bialetti. Naples n’est qu’un rêve, une Illusion… »

© Jean-Louis Fernandez

Eduardo de Filippo, l’écrivain aux cinquante-cinq pièces, fait partie des personnages et déclenche ses jeux d’illusionniste et de magicien, posant une réflexion sur le théâtre. Faire du théâtre, sacrifier sa vie… « Nous sommes en quête d’auteur ! » clament les comédiens dans un clin d’œil à Luigi Pirandello, évoquant la rencontre entre le créateur et l’équipe, le créateur et sa créature. On y trouve des extraits de La Grande Magie « Un personnage a sa vie propre » dit le poète. « Je me prête à des expériences conduites par un autre prestidigitateur. Le temps n’existe pas. Le temps c’est toi… » Une petite fille en robe blanche évolue au son de la chanson de Jacques Douai File la laine. « Un vilain rêve me revient… » dit un personnage. Un autre apparaît à la fenêtre, au loin, dans les étages. Un autre chante. Le charme opère. « Comment oublier… Regarde-moi. » Diverses anecdotes se croisent à travers les extraits des textes choisis. Une actrice rêve et raconte le sacrifice de l’agneau, un couteau à la main. L’agneau et l’enfant blond se superposent. Le mendiant devient une fontaine, la fontaine est de sang, la femme se réveille, en transes. Il y a des chants aux inflexions expressives et des danses, il y a des rires. « Femme, je t’aime et je te hais. Je ne peux t’oublier. » Il y a Philomena et l’hiver qui claque des dents. « Il me semble que vous pleuriez sans larmes… » Le sol devient violet, comme la mer : Est-ce la mer ou le mur de ta chambre… ? Mouettes, bruits des vagues, apparitions, ombres. Des chants, un châle couleur vieux rouge, des rythmes. Tous dansent dans la théâtralité de Naples.

Ce spectacle aux étoiles présenté dans la cour Lefuel, comme l’exposition dans la Grande Galerie, fait vivre les imaginaires de la ville. Il remet sur le devant de la scène les textes d’Eduardo de Filippo (1900/1984) dont les pièces ont été traduites et montrées en France tardivement, selon sa propre décision. D’autres propositions sont faites dans le cadre des Étés du Louvre et les différents espaces du musée : concerts sous la Pyramide, Cinéma Paradiso avec projections de films dans la Cour Carrée, chorégraphies dans la Cour Lefuel ; dans les espaces hors Musée, comme le Jardin des Tuileries, voisin, sont proposées des activités à faire en famille. Le musée du Louvre se désacralise et cherche à développer des rencontres avec tous types de public. C’est de la volonté de Laurence des Cars, présidente-directrice du musée et de Luc Bouniol-Laffont, directeur de la programmation culturelle conçue et mise en œuvre par la direction de l’Auditorium et des Spectacles du Musée, un geste fort vers plus de démocratisation culturelle et une invitation à rêver dans ce lieu unique au monde, maison des artistes vivants ouverte à tous.

Brigitte Rémer, Paris le 10 juillet 2023

Spectacle Les Fantômes de Naples, avec les acteurs formés dans les écoles du Teatro della Pergola de Florence : Mariangela D’Abbraccio, Francesco Cordella, Ernesto Lama – la chanteuse : Lina Sastri – le musicien :  Filippo D’Allio (guitare et percussions) – les acteurs de la troupe du Théâtre de la Ville : Marie-France Alvarez, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sarah Karbasnikoff, Serge Maggiani – le musicien  Arman Méliès (guitare électrique) – Dramaturgie Marco Giorgetti, traduction Huguette Hatem – Pour la déambulation poétique : Camille Dugay, Nadia Saragon, Sebastiano Spada, Lorenzo Volpe. Acteurs italiens formés dans les écoles du Teatro Della Pergola et des artistes de la Troupe de l’Imaginaire du Théâtre de la Ville – coproduction musée du Louvre / Théâtre de la Ville- Paris / Teatro della Pergola – Florence.

Vu le 29 juin 2023 au musée du Louvre – Les Étés du Louvre se poursuivent jusqu’au 20 juillet 2023 – site : www. louvre.fr ou fnac.com – tél. :  01 40 20 55 00.

Ce que la Palestine apporte au monde

© MNAMCP/ Nabil Boutros (1)

Exposition, du 31 mai au 19 novembre 2023 – Commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, à l’Institut du Monde Arabe.

Depuis 2016, l’Institut du Monde Arabe abrite en ses murs la collection du futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, une collection solidaire d’environ quatre cents œuvres constituées de dons d’artistes, réunie à l’initiative d’Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, et coordonnée par l’artiste Ernest Pignon-Ernest qui avait, dans le même esprit de combat contre la dictature militaire, contribué à la création d’un musée Salvador Allende, à Santiago du Chili. Nous avions rendu compte de ce projet utopique d’un Musée Palestinien dans nos éditions précédentes (cf. www.ubiquité-cultures.fr : 18 mars 2018, Nous aussi nous aimons l’art – 23 septembre 2020, Couleurs du monde.) L’élargissement de la collection suit son cours, au gré des donateurs, les artistes palestiniens, exilés sur leur propre terre, y dialoguent avec les artistes du monde arabe et la scène internationale.

© Collectif HAWAF (2)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, l’IMA confirme en 2023 la vitalité de la création palestinienne et l’effervescence culturelle du pays, dans et hors le territoire, et propose une approche muséale plurielle. L’exposition montre en trois volets la diversité des courants et des techniques – peintures, dessins, sculptures, photographies -. Le premier volet présente un regard orientaliste avec quelques photographies issues d’un fonds inédit du XIXe siècle, colorisées par la technique du photochrome à partir d’un film négatif noir et blanc et de son transfert sur plusieurs plaques lithographiques, ainsi Samarie, la colonnade et Bethléem. Le second volet construit le regard artistique d’aujourd’hui à travers une sélection d’œuvres contemporaines – pour n’en citer que quelques-unes : La Longue marche de Paul Guiragossian, huile sur toile (1982), Histoire de mon pays d’Ahmed Nawach, (1984), les sérigraphies grands formats réalisées par Ahmad Khaddar (2019), La Foule, une huile sur toile de Soleiman Mansour (1985), les eaux fortes de Noriko Fuse (2017/18/20), Chant de nuit, de François-Marie Anthonioz (1949), un fusain sur papier marouflé sur toile, Ce(ux) qui nous sépare(nt) de Marko Velk, une photographie de Mehdi Bahmed représentant une scène d’intérieur où deux hommes de deux générations différentes, l’un assis, l’autre debout à la fenêtre, regardent dans la même direction (2017), deux grosses jarres en céramique de l’artiste espagnole Beatriz Garrigo, une sérigraphie d’Hervé Télémaque (1970), les acryliques sur toile de Samir Salameh. Au sein de cette seconde partie est montré le projet du Musée Sahab / nuage en arabe, porté par le collectif Hawaf qui se compose d’artistes et d’architectes. Son ambition est de rebâtir une communauté à Gaza et de sortir cette bande de terre palestinienne de son isolement grâce à l’espace numérique et à la réalité virtuelle. L’Association s’engage dans la construction d’un musée contre l’oubli un musée sans frontière, faisant acte de résistance en proposant des ateliers entre les artistes de toutes disciplines et les habitants, et en stimulant la création d’œuvres d’art digitales, autour du patrimoine palestinien : « Le seul moyen de rêver c’est de regarder le ciel… » disent-ils.

Michael Quemener © IMEC (3)

Le troisième volet de l’exposition montre les archives palestiniennes de Jean Genet à partir de deux valises de manuscrits qu’il avait remises à son avocat, Roland Dumas, en 1986. Cette partie est réalisée à l’initiative d’Albert Dichy, spécialiste de son œuvre et directeur littéraire de l’Institut des mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), avec lequel l’IMA a réalisé un partenariat. Synthèse de la vie de Genet, ces valises témoignent d’un joyeux désordre, on y trouve des textes, papiers, factures, numéros du journal L’Humanité, enveloppes adressées à Gallimard son éditeur, enveloppes aux adresses rayées qui lui sont adressées, traces de son compagnonnage avec les Black Panthers : « J’aimais le phénomène Black Panthers, dit-il, j’en étais amoureux. »

J. Genet © Artbribus/ ADAGP (4)

Ces valises racontent aussi l’histoire d’un écrivain qui, à l’âge de cinquante ans, renonce à la littérature et qui fut l’un des premiers européens à pénétrer dans le camp de Chatila le 19 septembre 1982. Il accompagnait à Beyrouth Leïla Shahid devenue présidente de l’Union des étudiants Palestiniens quand, le 16 septembre, eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila – plus de trois mille Palestiniens décimés par les milices libanaises, avec l’active complicité de l’armée israélienne qui venait d’envahir le Liban. Dans les mois qui suivent, Genet écrit Quatre heures à Chatila, publié en janvier 1983 dans La Revue d’études palestiniennes. « Pour moi, qu’il soit placé dans le titre, dans le corps d’un article, sur un tract, le mot « Palestiniens » évoque immédiatement des feddayin dans un lieu précis – la Jordanie – et à une époque que l’on peut dater facilement : octobre, novembre, décembre 70, janvier, février, mars, avril 1971. C’est à ce moment-là et c’est là que je connus la Révolution palestinienne. L’extraordinaire évidence de ce qui avait lieu, la force de ce bonheur d’être se nomme aussi la beauté. Il se passa dix ans et je ne sus rien d’eux, sauf que les feddayin étaient au Liban. La presse européenne parlait du peuple palestinien avec désinvolture, dédain même. Et soudain, Beyrouth-Ouest… » Il rencontre de nombreux Palestiniens dans leur exil, se lie d’amitié avec Ania Francos grand-reporter et écrivaine militante et Bruno Barbey, photographe-reporter à Magnum. L’exposition montre aussi une Étude pour Genet, de Ernest Pignon Ernest, pierre noire sur papier (2010), un Portrait de Genet, papier collé sur carton extrait de Poètes de Mustapha Boutadjine (2008). « All power to the people…» un portrait de Marc Trivier (1985) où l’écrivain est assis sur un banc, main gauche dans la poche, écharpe, blouson chaud, il regarde l’objectif : « On me demande pourquoi j’aime les Palestiniens, quelle sottise ! Ils m’ont aidé à vivre » dit-il.

M. Darwich. © MNAMCP/Nabil Boutros (5)

La figure emblématique de Mahmoud Darwich, poète engagé dont l’absence « met fin à l’espoir » comme l’écrivait Bernard Noël, reste très présente et l’écho de sa voix déclamant ses longs poèmes tragiques, demeure. Éloge de l’ombre haute – poème documentaire issu de « Nous choisirons Sophocle » prend ici la forme d’un Hymne gravé à quatre mains, gravure et calligraphie signées de Rachid Koraïchi et Hassan Massoudy. Plusieurs portraits du poète habitent l’exposition : Une photo de Ernest Pignon-Ernest qui l’avait représenté à Jérusalem debout au coin d’une rue et regardant la ville, Mahmoud Darwich, Marché à Ramallah (2009) ; un gros plan de Mustapha Boutadjine Portrait-collage de Mahmoud Darwich, extrait de Poètes (2008), comme il avait représenté Victor Jarra, Pablo Neruda et Salvador Allende pour le Chili en 2004 ; des photographies de Marc Trivier, Pour Mahmoud Darwich (2008) et Mahmoud Darwich à Sarajevo/Mostar I, II et III. Dans les poèmes – traduits en français par Elias Sanbar – se lit l’exil, intérieur et géographique, son expérience multiple : « Ma patrie, une valise, ma valise, ma patrie. Mais… il n’y a ni trottoir, ni mur, ni sol sous mes pieds pour mourir comme je le désire, ni ciel autour de moi pour que je le trouve et pénètre dans les tentes des prophètes. Je suis dos au mur. Le mur / Écroulé ! »

© MNAMCP/ Nabil Boutros (6)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, le pays est célébré en majesté, selon les mots de Jack Lang, Président de l’IMA, et les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines, portant haut l’excellence artistique dans « une volonté collective de rendre justice à la Palestine, dans son Histoire et sa créativité. » L’exposition s’inscrit dans une seule démarche, la quête des Palestiniens vers la réappropriation, par l’image, de leur propre récit. Les œuvres racontent le pays à travers l’Histoire et se projettent dans son avenir. Elles rejoindront le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine voulu par Elias Sanbar, « véritable pari sur une terre encore occupée. » Et comme l’écrit Genet en 1988, méditant sur le rôle de l’art : « L’art se justifie s’il invite à la révolte active, ou, à tout le moins, s’il introduit dans l’âme de l’oppresseur le doute et le malaise de sa propre injustice. »

Brigitte Rémer, le 30 juin 2023

Légendes des photos – (1) Bruce Clarke Too sare 2 (fer), 2010 Don de l’artiste Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros – (2)  L’Avenir du nuage, dessin (détail), 2022. Musée des Nuages, collectif Hawaf © HAWAF –  (3) Les Valises de Jean Genet, Michael Quemener © IMEC – (4) Mustapha Boutadjine, Jean Genet. Paris 2008, graphisme collage, extrait de « Poètes » – (5) Marc Trivier, Portrait de Mahmoud Darwich, 2008, Sarajevo Don de l’artiste Collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/Nabil Boutros – (6) Alexis Cordesse Salah Ad-Din Street, Jérusalem-Est, Territoires occupés, 2009 Don de l’artiste. Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros.

Commissariats : commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine – commissaire associée Marion Slitine, anthropologue, chercheure postdoctorale (EHESS/MUCEM), auteure d’une thèse sur l’art contemporain de Palestine – commissaire de l’exposition Les valises de Jean Genet Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, spécialiste de Jean Genet, éditeur de ses textes posthumes et codirecteur de l’édition de son Théâtre complet dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – commissariat IMA Éric Delpont, conservateur des collections, assisté de Marie Chominot.

Artistes exposés : Hamed Abdalla, Jef Aérosol, Amadaldin Al Tayeb, Jean-Michel Alberola, François-Marie Antonioz, Mehdi Bahmed, Vincent Barré, François Bazin Didaud, Serge Boué-Kovacs, Mustapha Boutadjine, Jacques Cadet, Luc Chery, Bruce Clarke, Alexis Cordesse, Henri Cueco, Marinette Cueco, Noël Dolla, Bruno Fert, Anne-Marie Filaire, Noriko Fuse, Garrigo Beatriz, Christian Guémy alias C215, Anabell Guerrero, Stéphane Herbelin, Mohamed Joha, Valérie Jouve, Ahmad Kaddour, Robert Lapoujade, Julio Le Parc, Patrick Loste, Ivan Messac, May Murad, Chantal Petit, Pierson Françoise, Ernest Pignon-Ernest, Samir Salameh, Antonio Segui, Didier Stephant, Hervé Télémaque, Marc Trivier, Jo Vargas, Vladimir Velickovic, Marko Velk, Gérard Voisin, Jan Voss, Fadi Yazigi, Stephan Zaubitzer et Hani Zurob – Une programmation culturelle variée accompagne l’exposition : concerts, colloques, ateliers, cinéma, rencontres littéraires – publication :  Les Valises de Jean Genet par Albert Dichy, éditions IMEC.

Exposition du 31 mai au 19 novembre 2023, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi et dimanche de 10h à 19h. Fermé le lundi – Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed-V, 75005 Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org

Ubu

D’après Alfred Jarry et Joan Miró, sur une idée originale d’Imma Prieto, mise en scène Robert Wilson, dans le cadre du Printemps des Comédiens, à Montpellier.

© Luca Rocchi

Sept personnages sépulcraux – en quête d‘auteur, peut-être – accueillent les spectateurs au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O et attendent patiemment qu’ils prennent place : cinq, sont assis derrière une grande table, deux à l’avant-scène, côté cour. Un loup bouche-bée se fait discret, c’est le huitième. personnage. En attendant le coup d’envoi on essaie de se repérer dans la géologie de Jarry et de les identifier à travers un signe de leur sculptural costume, majestueusement shakespearien. Mère Ubu n’est-elle pas la sœur jumelle de Lady Macbeth ? « Dans une semaine je serai reine ! » s’esclaffe-t-elle. Une allée, recouverte d’un épais manteau de papiers froissés dans lequel s’enfonce un énigmatique personnage en redingote qui fait crisser chacun de ses pas, les relie aux spectateurs. On se croirait sur un glacier. Au diable Jarry, vive Wilson, the Great !

© Luca Rocchi

Noir. Musique. Action ! On entre dans un jeu virtuose de borborygmes et de personnages aux costumes sculptés dans du papier journal, des personnages couverts de texte, celui de Jarry probable. De par ma chandelle verte ! Une manifestation s’exprime à l’horizon, chacun portant sa pancarte et nous voilà dans la ville agitée aux rythmes sociaux et musicaux entre valse et tango. Nous sommes dans la Pataphysique telle que définie par Jarry comme la science des solutions imaginaires et Robert Wilson prend l’auteur au pied de la lettre. Les Polonais – première ébauche d’Ubu que Jarry-le-subversif écrivit en classe de première s’inspirant de son professeur de physique – furent interprétés par les marionnettes du Théâtre des Phynances. L’acteur ici devient tout naturellement marionnette et le metteur en scène en tire les fils. Ses contre-jours bleu, rouge ou jaune sont autant de couleurs primaires qui appellent Miró, et le blanc cru craque et met en état de choc. La narration chez Robert Wilson passe par les lumières et par la musique, dans un ample spectre d’alchimie et de filtres magiques.

Orchestre de cirque et musiques enregistrées à la gamme étendue, piano, violon, clavecin, électroacoustique, bruitages, voix synthétiques dont le rythme s’accélère, et déstructuration du langage. Personnages sortis du cadre, mimodrame, clowns et tableaux gribouille parfaitement maitrisés en contrepoint au hiératisme imposé par certains costumes peu flexibles. On oscille entre personnages de comédie musicale et de films muets. Jusqu’au cri strident annonçant la mort du Roi Venceslas de Pologne, assassiné par Père Ubu qui sitôt occupe la place et fait le ménage en exterminant les nobles pour capturer leurs biens. Il y a les trompettes guerrières et ces nobles qui s’affairent avec leurs lances tels des samouraïs mais qui, un à un, s’écroulent, il y a la vitesse qui succède à la lenteur, dans un art de la rupture cher à Robert Wilson. Il y a le loup et la danse du diable, il y a les personnages mythiques et la résurrection, les funérailles en procession et soudain le calme du violon.

© Luca Rocchi

La Machine à décerveler d’Alfred Jarry, à la source du théâtre de l’absurde autant que la calligraphie et Le Carnaval d’Arlequin du peintre Joan Miró, qui s’est passionné pour le dadaïsme et ses effluves – « Miró, le plus surréaliste d’entre nous » disait André Breton – se dérèglent avec Robert Wilson : au-delà de l’onirisme et d’un magnifique travail sur l’emballage, le brillantissime metteur en scène abandonne la métaphore sur le pouvoir et le totalitarisme. Ubu est de la même veine que Jungle Book, qui l’a précédé en 2019. Que de chemins de traverses depuis Le Regard du sourd qu’il créé en 1970 et Einstein on the Beach, en 1976, suivis de nombreux autres spectacles de factures très diverses.

Dernière figure du metteur en scène-derviche, l’image ultime du spectacle, celle d’un théâtre de tréteaux qui écarte son rideau de scène écarlate sur Le Véritable portrait de Monsieur Ubu, tel que gravé sur bois par Alfred Jarry lui-même, en 1896, sa gidouille sur le ventre, accompagné du personnage en redingote du début du spectacle. Plaisir certain pour le regard, dans cette sophistication à l’extrême d’un sophiste de la composition et de la lumière.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2023

Avec : Mona Belizán, Marina Nicolau, Alejandro Navarro, Joan Maria Pascual, Sandrine Penda, Joana Peralta, Sienna Vila, Alba Vinton – réalisation, conception des décors et des lumières Robert Wilson – coréalisateur Charles Chemin – coconcepteur des décors Stephanie Engeln – coconcepteur des lumières : Marcello Lumaca – costumes Aina Moroms – son Joan Vila – assistant metteur en scène et régisseur Maite Román – concepteur des marionnettes Joan Baixas, La Claca / basé sur le projet original de Joan Miró – matériaux de texte Eli Troen, d’après Ubu Roi d’Alfred Jarry, directeur technique Juanro Campos, assistant régisseur Sienna Vila – responsable de plateau Pablo Sacristán – photographe Luca Rocchi – assistant personnel de M.Wilson Alek Asparuhov – producteur associé Hannah Mavor, production Jenny Vila – idée originale Imma Prieto.

Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O, Montpellier/Printemps des Comédiens 2023- jeudi 8 Juin 20h, vendredi 9 Juin 18h et 21 h, samedi 10 Juin 18h et 21h – 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier – Tramway n° 1 – site : www.printempsdescomédiens.com – tél. : 04 67 63 66 67.

Derb – L’Odeur du vent

© Maison Persane

Film iranien de Hadi Mohghegh, production Bodega, 2023 – Introduction à la séance du MK2 Beaubourg, le 26 mai 2023 par le musicien Fardin Mortazavi (tombak/zarb, kamâncheh et daf) et la comédienne Daphnélia Mortazavi.

C’est une invitation au voyage qui introduit la projection du film L’Odeur du vent. Une performance poétique et musicale en bilingue, farsi et français, par un musicien-récitant et une comédienne, tous deux de la compagnie Maison Persane, de Poitiers. C’est un hymne au vent, extrait du spectacle Beynâbeyn mis en scène par Christian Rémer, voyage entre Orient et Occident. Le kamâncheh donne la ligne narrative et mélodique dans sa fragilité, et tourne sur lui-même pour que les cordes et l’archet se rencontrent. Le musicien est aussi conteur et l’actrice dit et chante. Le daf, dont le cliquetis des anneaux ressemble à la pluie, rythme Le son du pas de l’eau : « Lavons nos yeux, regardons d’une autre manière. Lavons les mots, le mot doit être lui-même le vent, doit être lui-même la pluie » dit le poème de Sohrâb Sépehri. Ce moment musical nous introduit au coeur du film de Hadi Mohghegh, présenté par l’équipe du cinéma MK2 Beaubourg par le distributeur Bodega Film.

© Image du film L’Odeur du vent

Sa première image est d’une beauté presque mystique, dans un paysage en majesté. Un homme est agrippé au flanc de la montagne, petit point dans une nature qui le dévore. Il ramasse ce qui lui sert à préparer des mélanges médicinaux, plantes et poussière de pierre concassée, son gagne-pain. Ce rapport entre le petit et le grand, entre des éléments naturels, rudes et abrupts, et la solitude de ceux qui vivent dans ces extrêmes de la géographie, est un fil conducteur du film. Quand l’homme redescend, nous voyons qu’il ne jouit pas de la station debout mais qu’il se meut comme accroupi, ses pieds repoussant le sol, à chaque pas. Une partie de l’action tourne autour de lui et de son fils, âgé d’une douzaine d’années, alité et couché à même le sol d’une maison rudimentaire isolée du monde. Ce jeune garçon est dans son monde, le père tire la couverture sur laquelle il repose en un geste attentif et tendre, vers le soleil donnant alors dans la maison.

Le scénario met ensuite au centre du jeu l’employé de l’électricité appelé dans cette maison pour réparer le transformateur tombé en panne, après une première difficulté pour le père d’avoir trouvé un téléphone. Le réparateur – personnage interprété par le réalisateur, Hadi Mohaghegh – s’engage personnellement pour répondre à cette demande. On le suit dans sa recherche effrénée de la pièce manquante qu’il faut aller chercher dans un autre village. La compassion le gagne face au père et à son fils, le besoin d’électricité leur étant vital pour le matelas dont a besoin l’enfant, et pour le soigner. Il fera des kilomètres, sera renvoyé d’un village à l’autre, prendra sur son temps et son argent personnel pour tenter de leur venir en aide. On le suit dans sa mission, autant humanitaire que technique, pleine d’obstacles comme de rencontres. Entre l’aridité d’un côté, l’eau qui coupe les chemins serpentant dans la montagne de l’autre, le dénuement de tous, la nature qui écrase l’humain, l’employé de l’électricité n’a qu’un but, réparer ce transformateur pour redonner vie à la maison du père et de son fils dont la santé en dépend.

© Image du film L’Odeur du vent

Le film nous emmène hors du temps, dans un monde de pauvreté et de combat pour la survie au quotidien, où seule la solidarité a valeur et tente d’apaiser. Le mot même s’économise, dans ce film peu bavard où tout se joue dans le plan fixe et la lenteur, dans la beauté des paysages. L’image est poétique si la vie ne l’est pas. L’histoire se déroule au sud-ouest de l’Iran, dans la région montagneuse du Lorestân d’où l’acteur et réalisateur, Hadi Mohghegh, né en 1979, est originaire. Derb signifie sol dur, en lori, dans sa langue. C’est son quatrième long-métrage – après Bardou en 2013, Memiro en 2015, et Here (Iro) en 2018 – film diffusé pour la première fois sur les écrans français et qui a obtenu le Grand Prix du jury au Festival international de Busan, en Corée et une Montgolfière d’argent au Festival des Trois Continents de Nantes. Le personnage qu’il interprète, dans son empathie avec l’homme et son fils et dans la solidarité qu’il déploie très spontanément, est très attachant, le film est une belle leçon de vie et de dignité.

© Image du film “L’Odeur du vent”

Le regard humaniste du réalisateur – qui parle de la grandeur de l’homme se surpassant dans un acte solidaire – n’est pas sans rappeler l’esprit des films d’Abbas Kiarostami. Il s’inscrit aussi dans la sensibilité des films de Sohrab Shadid Saless – qui avait réalisé Un simple événement et Nature morte, autre réalisateur iranien auquel se réfère Hadi Mohghegh. Ce dernier nous amène avec talent vers un autre regard sur la vie, enlacée à la mort.  Par sa lenteur, ce cinéma bouscule notre habituel rapport au temps et nous fait percevoir une tout autre dimension de la réalité.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2023

Performance poétique et musicale : Maison Persane de Poitiers, site : www.maisonpersane.fr – Film L’Odeur du vent : scénario, réalisation Hadi Mohaghegh – montage Farshad Abbasi – son Amir-Mehdi Nouri, Hossein Ghourchian – interprétation Hadi Mohaghegh, Mohammad Eghbali – producteur délégué Issa Kheibarmanesh – producteur exécutif Reza Mohaghegh – distribution Bodega Films 63 Rue de Ponthieu 75008 Paris – tél. : 01 42 24 06 49 – bodega@bodegafilms.com et Persia Film : info@persiafilmdistribution.com – Le film est sorti le 24 mai 2023 sur les écrans.

Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or 

© Laziz Hamani (1)

Exposition de trois cents objets représentatifs du savoir-faire ancestral d’Ouzbékistan, à l’Institut du Monde Arabe, commissaire générale Yaffa Assouline – Jusqu’au 4 juin 2023. Derniers jours.

Au cœur de la route de la Soie qui reliait la ville de Chang’an, en Chine à l’espace méditerranéen, se trouve la route de Samarcande, en Asie Centrale. C’est une porte ouverte sur la civilisation ouzbèque, située au carrefour des Steppes, de l’Inde, de la Perse, de la Chine et du monde arabo-musulman. République indépendante depuis 1991, après la chute de l’URSS, l’Ouzbékistan hérite de cultures et de traditions ancestrales. L’exposition a été rendue possible grâce à la Fondation pour le développement de l’art et de la culture de la République d’Ouzbékistan – Saïda Mirziyoyeva, vice-présidente auprès du Cabinet des ministres de la République d’Ouzbékistan, Gayane Umerova directrice exécutive de la Fondation.

© Laziz Hamani (2)

C’est une exposition inédite car, pour la première fois, les musées nationaux ouzbèques ont laissé sortir leur précieux patrimoine et trésors du pays. Impressionnante de beauté, les collections présentent vêtements, tentures et tapis précieux aux motifs savants et riches couleurs, tissés et brodés de soie et de fils d’or, bijoux, sellerie et costumes de la culture nomade ouzbèque vivant dans les steppes. Au-delà de leur beauté, les vêtements de Samarcande ont une signification culturelle importante, ils représentent une partie de l’histoire de la région et témoignent de la richesse et de la sophistication de la civilisation de la route de la Soie. Composée de Turkmènes, Ouzbeks, Arabes, Tadjiks, Afghans, Persans, Indiens. Principalement de religion musulmane,  la population ne reconnaît son appartenance et son sentiment d’identité que par les usages traditionnels.

Les pratiques artisanales liées au tissage et à la broderie ont connu un formidable essor au XIXe siècle, la plupart des pièces présentées dans l’exposition datent de cette époque, dans le faste et l’éclat de la cour des grands émirs des XIXe et XXe siècles. Les khanats se disputent trois territoires : Khiva dont le dernier émir fut Asfandiar Khan (1871-1918) qui régna de 1910 à 1918, Boukhara, avec l’émir Mohammad Alim Khan (1880-1944), dernier de la dynastie Manghit, qui règna de 1911 à 1920 et Kokand avec Nasr-Ed’din qui n’eut le pouvoir qu’un an, en 1876, avant de s’exiler en Russie. Ces émirs agissent comme des mécènes, ils possèdent leurs propres ateliers de confection où ne travaillent que les hommes. L’artisanat est de luxe, c’est un art véritable. L’or est l’apparat du pouvoir.

© Laziz Hamani (3)

Ainsi, à la cour de l’émir Mohammad Alim Khan (1880-1944), dernier de la dynastie Manghit de l’émirat de Boukhara, devenu capitale de la broderie d’or, le zardozi, dérivé du persan zar qui signifie or et dozi qui signifie broderie – les vêtements ne sont que parures entièrement de velours et de soies, recouvertes de ces savantes broderies aux motifs végétaux et floraux qui s’entrelacent. Douze personnes ont travaillé pendant trois mois sans répit sur le chapan de l’émir (ou caftan, ce manteau porté par les hommes par-dessus leurs vêtements, notamment pendant les mois d’hiver) de style Darkham, exclusivement réservé à l’émir et qui pèse quatre kilos, ainsi que sur celui de l’émir Nasrullah Khan (1974-1920), de style Buttador aux larges fleurs. La calotte ou tubeteika – aux formes, ornementation et couleurs indiquant la région d’origine – complète le symbole du vêtement, à la cour comme ailleurs, il est porté indifféremment par tous, hommes, femmes, enfants, excepté les femmes âgées. À la cour de Boukhara, après l’émir c’est le cheval, partie intégrante de l’identité ouzbèque, la figure la plus importante. Pour les dix-sept races de pur-sang recensées, rien n’est trop beau.

© Laziz Hamani (4)

On trouve ainsi dans l’exposition une section sur l’art du cheval, avec des selles en bois peintes à la main aux teintures naturelles, des tapis de chevaux richement brodés de velours et d’or, des étriers ciselés en or et en argent, des ornements de crinière et de brides décorés de bijoux sertis de pierres précieuses et tout l’équipement des cavaliers, dont les bottes équestres aussi richement brodées que les chapans. Des sabres d’apparat en argent, acier damassé, ivoire et cuir, des dagues, des sacs pour Coran, des ceintures d’apparat, complètent la collection. Plus loin, le vestiaire des femmes, très codifié. Les jeunes filles sont en rouge, les femmes de plus de trente ans en vert ou en bleu, les femmes plus âgées sont de couleur claire. On y voit les robes et sous-robes, la cape de coton aux broderies et tissages multiples pour les fêtes, les voiles de tête. Pour elles, l’or ne doit pas être ostentatoire mais elles sont cependant autorisées à en orner leurs chapans, appelés kaltachas et à porter des bijoux d’argent incrustés de pierres précieuses comme la turquoise et le corail en gage de protection et de bonheur. Le vêtement et la couleur indiquent aussi leur âge et leur statut matrimonial et social. La collection rassemblée ici montre des bijoux de tête ou de poitrine, véritables pièces d’orfèvrerie qui s’inscrivent dans les traditions locales. Les coiffes de mariage sont composées de nombreuses pièces de métal, d’amulettes et pendentifs. Les femmes font évoluer leurs bijoux au cours de cérémonies familiales marquant tout au long de la vie, leur changement de statut. Boucles d’oreille, anneaux de nez, diadèmes et ornements de tête, colliers talismans, parures de têtes et d’épaules, coiffes pour jeunes filles en âge de se marier. On recycle les fils d’or pour concevoir de nouveaux accessoires.

© Laziz Hamani (5)

De superbes chapans tissés selon la technique des Ikat, sont aussi présentés. De couleurs vives et aux contours flous, ils sont l’apanage des femmes. Ikat signifie en Indonésie attaché et noué. Le dessin se crée en teignant d’abord l’un des deux fils – trame ou chaîne – de toutes les couleurs qui vont y figurer, à des intervalles précis, de sorte qu’au moment du tissage les éléments du dessin se créent par la juxtaposition des parties du fil de la couleur appropriée. Depuis l’Indépendance du pays, en 1991, l’ikat est un symbole de l’identité ouzbèke. Dans l’exposition, un film montre l’art des maîtres tisserands qui ont repris leur production selon les méthodes ancestrales, dans la vallée de Ferghana.

Plus loin, les tissus brodés de soie qu’on retrouve dans les intérieurs, les suzanis – terme persan qui se traduit par fait à l’aiguille – sont de toute beauté. Ce sont de grandes pièces de tissu brodé confectionnées par les femmes pour la dot de la mariée et que les jeunes filles apportent aux époux à la veille du mariage : tapis de prière, couvertures de lit, rideaux. Leurs motifs sont issus de deux courants différents, celui de Samarcande qui s’inspire du ciel et des motifs astraux et celui de Boukhara qui utilise des motifs de fleurs et de végétaux luxuriants et colorés. Au-delà de l’aspect décoratif et symbolique, cela promet prospérité, sécurité et fertilité.

© Andrey Arakelyan (6)

Au fil de l’exposition, plus loin encore, les tapis, très présents dans le patrimoine culturel du pays, témoignent d’un art ancestral comme la technique du abrbandi et allient aspects pratique et esthétique. La population des steppes et des régions montagneuses apportent la laine, les oasis sont les espaces de culture du coton et de la soie. Tapis brodés ou tapis feutrés chez les nomades – les plus ancien – tapis noués et tissés à plat, pour être transportables. L’exposition se termine avec la présentation d’une vingtaine de peintures d’avant-garde orientalistes, aux couleurs vives. Beaucoup d’artistes russes ou venant d’Asie Centrale se sont en effet réfugiés en Ouzbékistan en 1941, quand l’Allemagne nazie a attaqué la Russie. Igor Vitalyevich Savitsky, personnalité née en Ukraine en 1915, peintre, archéologue et collectionneur, a beaucoup oeuvré pour sauver des oeuvres de l’oubli en fondant un Musée, à Nukus.

L’exposition Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or présente, dans une scénographie majestueuse, une conversation poétique, politique et sociale des plus passionnantes. Des ateliers de la cour des émirs sont sortis de nombreux objets d’artisanat d’art de toute beauté qui sont autant de témoignages. La broderie d’or, y était reine. Par ses savantes compositions et ses motifs raffinés, l’art du tissage et de la broderie avait atteint en Ouzbékistan, à la fin du XIXe siècle, de hauts sommets, tant techniques qu’artistiques.

Brigitte Rémer, le 25 mai 2023

© Harald Gottschalk (7)

Fondation pour le développement de l’art et de la culture de la République d’Ouzbékistan, Saïda Mirziyoyeva, vice-présidente auprès du Cabinet des ministres de la République d’Ouzbékistan, Gayane Umerova directrice exécutive de la Fondation – Liste des neuf musées prêteurs : Bukhara State Museum-Reserve, Boukhara – Ichan-Qala the State Museum Reserve, Khiva – State Museum of Arts of the Republic of Karakalpakstan named after I.V. Savitsky, Nukus – State Museum of History and Culture of the Republic of Karakalpakstan, Nukus – Samarkand State Museum-Reserve, Samarcande – State Museum of the Timurid History of the Academy of the Sciences of the Republic of Uzbekistan, Tachkent – State Museum of Applied Arts and Handicrafts History of Uzbekistan, Tashkent – State Museum of Arts of Uzbekistan, Tashkent – State Museum of History of Uzbekistan, Tashkent – Commissariat IMA : commissaire général Yaffa Assouline, commissaires : Élodie Bouffard, Philippe Castro, Iman Moinzadeh – Scénographie BGC studio, Giovanna Comana et Iva Berthon Gajšak, architectes. Un numéro hors-série de « Beaux-Arts Magazine » a été édité.  

Visuels :  1/ Chapan de style Daukhor Photo de Laziz Hamani – 2/ Calottes, Boukhara 1940-1960, coll. Musée d’État des Arts appliqués d’Ouzbékistan, Tachkent, photo de Laziz Hamani – 3/ Chapan pour homme, Boukhara, 1900-1904, velours brodé d’or, motif kosh-bodom (double amande), Musée d’État d’Art d’Ouzbékistan, Tachkent, photo de Laziz Hamani – 4/ Ornements de crinière, Boukhara, XIXe siècle, cuir, métal, turquoise, cuivre, verre, argent, coll. Musée d’État de Boukhara, photo de Laziz Hamani – 5/ La broderie d’or – Chapan de style darkham, photo de Laziz Hamani – 6/ Souzani Togora-palyak, Tachkent, début du XXe, coton et soie, coll. Musée d’État d’Art d’Ouzbékistan, Tachkent, photo de Andrey Arakelyan – 7/ Victor Ivanovitch Ufimtsev (1899-1964), Motif Oriental, Huile sur contreplaqué, coll. Musée Igor-Savitsky, Noukous, photo de Harald Gottschalk

Institut du Monde Arabe, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h, fermé le lundi – 1, rue des Fossés-Saint-Bernard Place Mohammed V – 75005 Paris – métro : Jussieu – tél. : 01 40 51 38 38 – site : www.imarabe.org – Jusqu’au dimanche 4 juin 2023, derniers jours.

Ré-enchanter le Louvre 

© musée du Louvre – Francesco Mazzola

Nouvelle programmation des spectacles vivants du musée du Louvre, d’avril à décembre 2003 – Laurence des Cars, présidente-directrice, Luc Bouniol-Laffont, directeur de l’Auditorium et des Spectacles.

« Le Louvre est ce lieu extraordinaire où le passé, éclairé, discuté, questionné, peut donner davantage de profondeur au présent » tels sont les mots d’accueil de la présidente-directrice du musée pour le lancement de cette séquence et l’annonce d’un nouveau cycle d’activités artistiques. Le musée n’en est pas à son coup d’essai, on se souvient par le passé de sa carte blanche à Patrice Chéreau. Il est aussi une école du regard, de l’émotion et de la sensibilité, son action est polyphonique.

Autour des fondamentaux, les artistes d’aujourd’hui s’emparent du lieu. Musiciens, chorégraphes et metteurs en scène le feront vibrer et donneront l’envie aux visiteurs, notamment ceux de la proximité, d’en explorer la richesse entre musiques actuelles et musique classique, danse et cinéma, théâtre et performances. Pendant six mois, l’Italie sera à l’honneur, un partenariat d’une envergure inédite s’est noué entre le musée de Capodimonte, l’un des plus importants d’Italie, situé à Naples, et le Louvre. Différentes expositions s’y tiendront dans plusieurs lieux du musée, entre le 7 juin 2023 et le mois de janvier 2024, faisant dialoguer les œuvres des deux musées ; des événements festifs et pluridisciplinaires, concerts, spectacles et projections accompagneront cette grande manifestation, Naples à Paris.

© musée du Louvre – Feu ! Chatterton

Pour lancer le nouveau format et l’ouverture du musée aux musiques actuelles, le groupe Feu ! Chatterton, fondé en 2010 par Arthur Teboul (voix et texte) est en résidence au Louvre du 31 mars au 25 mai et y déploie son inventivité dans différent types d’intervention, avec Clément Doumic et Sébastien Wolf (guitare, clavier), Antoine Wilson (basse, clavier) et Raphaël de Pressigny (batterie) : les nocturnes du vendredi (14, 21 et 28 avril), des masters class (22 mai) et trois soirées-concerts de sortie de résidence (22, 23 et 25 mai), leur création sur site après deux mois de gestation dans ce cadre hors norme.

Les Étés du Louvre se dérouleront du 16 juin au 20 juillet dans quatre lieux différents du musée. L’Orchestre de Paris sous la direction de Klaus Mäkelä jouera des œuvres de Stravinski, Puccini Gabrieli et Ligeti le 21 juin pour la Fête de la Musique, sous la Pyramide. Emmanuel Demarcy-Mota présentera avec la troupe du Théâtre de la Ville, du 28 juin au 3 juillet, un spectacle sur l’auteur napolitain Eduardo de Filippo – dont il vient de monter La Grande Magie – dans la Grande Galerie et sur la scène aménagée de la splendide Cour Lefuel à la double rampe, ancienne Cour des Écuries où se faisait l’entrée des carrosses. Entre réalisme magique et poésie du quotidien, les spectateurs auront accès à l’univers singulier de l’auteur dans les décors d’une Naples d’après-guerre, capitale cosmopolite d’un univers en ruine. Au Jardin des Tuileries les 1er et 2 juillet, Pulcinella, cousin de Polichinelle, donnera rendez-vous aux familles à l’occasion d’un week-end festif et dans la majestueuse Cour Carrée du Louvre, Cinéma Paradiso proposera ses projections, du 6 au 9 juillet.

© Ballet de Lorraine – Static Shot

Les Étés du Louvre se poursuivront avec Le Ballet de Lorraine Centre chorégraphique national qui présentera les 10 et 11 juillet dans la Cour Lefuel une chorégraphie de Maud Le Pladec, Static Shot sur une musique de Pete Harden et Chloé Thévenin. Un concert de clôture des Étés du Louvre se tiendra le 20 juillet sous la Pyramide avec le groupe Nu Genea Live Band, ambassadeurs de la nouvelle scène musicale napolitaine et avec la chanteuse française Célia Kameni et ses musiciens.

Entre les mois de septembre et décembre 2023 Le Louvre programme différents temps forts, avec une riche programmation : du 5 au 14 octobre, le chorégraphe Jérôme Bel et l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual proposeront un spectacle intitulé Danses non humaines, puisant dans les pièces de différents chorégraphes et seront face à la Victoire de Samothrace dans le grand escalier du Louvre. Plusieurs concerts classiques seront présentés à l’Auditorium Michel Laclotte avec Naples en musique.

Par ailleurs Isabella Rossellini, marraine du Festival et Paolo Sorrentino auront carte blanche, du 17 au 26 novembre, pour la programmation de la manifestation Naples dans le regard des cinéastes où seront projetés des films classiques et contemporains, italiens et étrangers. La clôture de l’exposition Naples à Paris se fera au cours d’une Nuit Napoli, le 15 décembre, sous la Pyramide avec le chanteur et multi-instrumentiste Vinicio Capossela et le chorégraphe Mourad Merzouki. Enfin, trois concerts viendront révéler la richesse musicale attachée à la cathédrale Notre-Dame de Paris, les 8 décembre 2023 (Musiques au temps des cathédrales), 12 janvier 2024 (Requiem de Fauré) et 26 janvier 2024 (Maîtres de Notre-Dame).

 Par les partenariats avec différentes institutions culturelles, la programmation se diversifie et permet de remettre Le Louvre au cœur de la cité. Force de proposition, le musée s’est donné pour objectif de faire que les publics de proximité se réapproprient les biens culturels qui parfois les intimident dans un dialogue avec l’art d’aujourd’hui, sous toutes ses formes.

Brigitte Rémer, le 6 mai 2023

Programmation des événements et activités artistiques et culturelles, du mois d’avril au mois de décembre 2023. Consulter le calendrier sur le site du musée : www.louvre.fr, rubrique événements, activités.

Alexandrie – Futurs antérieurs

© Brigitte Rémer

Exposition – Commissariat pour le volet antique : Arnaud Quertinmont, conservateur des antiquités égyptiennes et proche-orientales au Musée royal de Mariemont – Nicolas Amoroso, conservateur des antiquités grecques et romaines au Musée royal de Mariemont – Commissariat pour le volet contemporain : Edwin Nasr, écrivain, commissaire indépendant et chercheur – Sarah Rifky, conseillère curatoriale, commissaire à l’Institute for Contemporary Art de l’Université Virginia Commonwealth – conservateur référent Mucem : Enguerrand Lascols – scénographie Asli Çiçek, assistée de Maxime Descheemaecker – Au MUCEM-Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – Derniers jours, jusqu’au 8 mai 2023.

C’est une promenade douce au cœur du Mucem à laquelle Alexandrie d’Égypte nous invite. Douceur par la gestion des espaces de l’exposition où dialoguent traces archéologiques et œuvres contemporaines d’une part, par la liberté architecturale de décloisonnement et la beauté du musée construit par Rudy Ricciotti, d’autre part. L’un des enjeux de l’exposition Alexandrie – Futurs antérieurs et son concept, tel que voulu par les commissaires, est de « créer des ponts entre l’Antiquité et l’époque contemporaine. » Loin des stéréotypes, par le choix des deux cents œuvres et objets issus des plus importantes collections muséales européennes, le parcours raconte l’histoire singulière d’une ville mythique dans l’imaginaire collectif, Alexandrie, dans le contexte de la grande Histoire. Elle met en perspective les Futurs antérieurs, titre de l’exposition sur lequel les commissaires s’expliquent : « Il fait écho aux récits dominants d’Alexandrie. Les civilisations et les formations politiques successives ont projeté sur la ville des visions du futur qui ne se sont jamais concrétisées. Repensés à maintes reprises, ces futurs antérieurs caractérisent la culture matérielle de la ville et son environnement bâti… Ils font également référence aux multiples couches temporelles d’Alexandrie à travers des objets couvrant plusieurs siècles d’histoire, auxquels sont associées des œuvres d’art contemporain qui interrogent le temps historique et imaginé… »

À partir des descriptions littéraires de la ville et de son urbanisme, l’exposition en montre les infrastructures dans ses lieux de pouvoir, de savoir et de culte, puis s’intéresse aux habitants et montre son rayonnement dans le monde en présentant notamment des vestiges byzantins et arabo-islamiques. La première partie de l’exposition parle de la Fondation d’Alexandrie, haut lieu de l’Antiquité, et de sa création par Alexandre le Grand en 331 avant J.C. avant que les Ptolémées, ayant obtenu l’Égypte en partage, ne la choisissent pour ville-capitale et y règnent pendant près de trois siècles, la transformant en une ville multiculturelle. L’exposition présente des artefacts s’étendant sur une période de plus de sept siècles allant jusqu’à l’avènement du christianisme, en 381 après J.C. et jusqu’à la destruction du grand temple de Sarapis. Du Sérapéum, il ne reste dans l’espace archéologique d’Alexandrie que la Colonne de Dioclétien, en granit rouge d’Assouan, appelée Colonne de Pompée, surmontée d’un chapiteau corinthien. De cette période, l’exposition montre des peintures comme celle de François Schommer réalisée en 1878, Auguste au tombeau d’Alexandre – même si l’emplacement du tombeau reste à ce jour inconnu ; elle met en exergue les bâtiments emblématiques de la ville, notamment le Phare de 135 mètres de haut construit comme un fanal pour la navigation, ici dessiné à l’encre de couleurs, dans un livre datant de 1410 écrit sur parchemin, Mudjmal al-tavârîh, et représenté par une grande maquette constituée de trois étages avec sa base carrée, une colonne octogonale et une petite tour cylindrique surplombée d’une divinité. Détruit par un tremblement de terre, sur son emplacement sera érigé au XVème siècle le Fort de Qaitbay, du nom du sultan mamelouk qui le fera construire. Une statue d’Isis à la voile, souvent associée au Phare, marbre du Ier/IIème siècle après J.C. montre les plis du drapé et le mouvement de la dentelle sculptée ; à l’origine, la Déesse tenait des deux mains une voile gonflée par les vents.

Jasmina Metwaly (2)

Cette première partie d’exposition évoque aussi la puissance maritime d’Alexandrie, le rôle économique et social de son port abritant l’une des plus puissantes flottes de la Méditerranée antique, point de convergence des routes commerciales. Elle présente des cartes, notamment une de l’Alexandrie antique et médiévale, avec ses grands canaux navigables, la ligne de côte antique reconstituée, les fouilles menées par le Centre d’Études Alexandrines fondé par Jean-Yves Empereur, et les citernes médiévales. La problématique de l’eau est longuement évoquée, car la ville n’est pas reliée au Nil et l’eau douce manque à Alexandrie, d’autant qu’au Vème siècle après J.C. les côtes se sont effondrées et ont entraîné la salinisation des nappes phréatiques. Pour remplacer les anciens puits, Alexandrie a construit ses citernes comme de véritables cathédrales à partir de la captation des eaux souterraines. Plusieurs maquettes sont montrées, comme la citerne El-Nabih datant de la fin du 12ème– début du 13ème siècle et la citerne Ibn Batuta du 10ème-14ème siècle. On voit aussi des gargoulettes, des filtres de gargoulettes finement ciselés, en céramique. Des dessins et schémas sont aussi montrés, comme le dessin de la citerne Saffwan et une aquarelle du début du 19ème siècle, signée de l’architecte Pascal Coste : Écluse à construire à la tête du Canal de navigation El-Mahmoudieh. Ce canal avait été conçu pour relier Alexandrie au Nil et amener l’eau lors de la crue du fleuve. On trouve dans l’exposition des têtes de Porteurs d’eau modelées en terre (30 avant J.C./ 395 après J.C.), une grande jarre à eau (le Zir), une toile de Franz Wilhelm Odelmark Porteur d’eau au Caire, datant de la fin du 19ème/début du 20ème, une Stèle bilingue en latin et en grec, relatant des travaux dans le canal Auguste, autant de propositions rassemblées autour de ce thème sur l’eau. Une carte d’Alexandrie réalisée en 1865 par l’astronome Mahmoud Bey el-Falaki montre le développement de l’installation urbaine à travers plusieurs plans comparatifs de l’Alexandrie ancienne et moderne. Des aquarelles de Jean-Claude Golvin restituent aujourd’hui encore les sites et monuments anciens qui sont autant de mémoires de la ville.

La seconde section de l’exposition parle de Pouvoirs et Savoirs. En 30 avant J.C. l’Égypte est intégrée à l’Empire Romain et les souverains adoptent à leur tour la stature d’un Pharaon. Du côté des Pouvoirs, ces souverains font l’objet d’un culte officiel et sont considérés comme des divinités. Des statues colossales sont érigées, à leur image, comme le montre la Tête d’empereur romain en Pharaon, faite en calcaire aux 1er-3ème siècle après J.C. On trouve ces représentations sur de nombreuses pièces de monnaies sur lesquelles on voit des temples, des arcs de triomphe, le Nil souvent personnifié dont tous les empereurs romains avaient compris l’importance.

Tête colossale d’une statue royale (3)

On trouve une cruche en terre cuite, toute sculptée et d’une grande élégance : OEnochoé figurant la reine Bérénice II datée du 3ème siècle avant J.C. ; la tête colossale d’une statue royale datant de 305-222 avant J.C. ; une sculpture de Ptolémée III en calcaire, portant des traces de polychromie ; Arsinoé II fille de Ptolémée et de Bérénice, statue en marbre du 2nd siècle avant J.C. Charles Gauthier réalise en 1880 une statue de Cléopâtre VII en plâtre patiné, Cléopâtre est tout un symbole pour Alexandrie. Il y a des stèles avec des hiéroglyphes, un Relief de Ptolémée 1er en calcaire sculpté de 304-30 avant J.C., des mains de marbre, monumentales, l’une dans l’autre. Des fragments de statues colossales ptolémaïques ont aussi été retrouvées dans le quartier de Smuha, dont un buste féminin et une tête masculine présentées dans l’exposition. Du côté des Savoirs la Bibliothèque antique a fait d’Alexandrie une ville de la connaissance sur laquelle les muses se sont penchées – incarnant les arts et les sciences dans la culture grecque. C’est aussi une ville où se développent les Sciences Arabes. Au VIIème siècle, Alexandrie est convoitée par les scientifiques pour ses connaissances mathématiques et astronomiques, ses découvertes, comme celle de l’astrolabe qui mesure la hauteur des étoiles. Un astrolabe de 1326 en laiton, venant de Damas, est présenté, Ali ben Ibrahim Astrolabe syro-égyptien, ainsi que diverses représentations sur papyrus liées au domaine scientifique, comme ce Fragment sur l’enseignement de la chirurgie datant du 1er siècle après J.C. et cette Scène entre le précepteur et son élève.

Relief avec signe ânkh (4)

On entre ensuite chez les dieux et les déesses à commencer par Sarapis, dans la section Temples et bilinguisme culturel. Le grand sanctuaire de Sarapis est l’un des plus célèbres du monde antique, c’est l’interprétation grecque d’Osiris-Apis, l’un des dieux principaux de Memphis, ancienne capitale des Pharaons. Après les Grecs, les Romains lui voueront une dévotion toute particulière et on assistera à l’émergence de nouvelles images des dieux de l’Égypte. Anubis et Horus règnent en maître. Les pages d’un Codex de Saint Cyrille d’Alexandrie sont exposées sur un papyrus grec, et l’on voit la représentation du Patriarche Théophile sur les ruines du Serapeum, vers 400 après J.C. ainsi que Le signe ânkh avec une croix chrétienne, un relief en calcaire datant du 5ème-6ème après J.C. L’apparition du christianisme à Alexandrie se fait avec Saint-Marc fondateur dit-on, de l’église d’Alexandrie ; de ce fait, au 3ème siècle après J.C. la ville devient un centre important pour la réflexion théologique chrétienne. Dans cette section, toutes les religions et toutes les écritures se mêlent, comme le montrent les stèles de pierre. On y trouve aussi de nombreuses figurines et statuettes.

C’est par les fouilles archéologiques que les traces de la vie quotidienne des Alexandrins se révèlent, modestement, car de nombreux quartiers d’habitation se sont effacés. Cette section, Les Alexandrins du quotidien repose principalement sur les vestiges retrouvés des maisons de maîtres et de l’élite, de leurs bijoux et de leurs meubles, de leurs mosaïques comme la Mosaïque à la médaille et la Mosaïque au chien datant du 2ème siècle après J.C. découvertes lors des fouilles de la Bibliotheca Alexandrina. A l’opposé, la Ville des Morts retrouvée en 1997 au hasard d’un chantier, laisse à penser, à travers stèles et bas-reliefs, que différentes traditions funéraires coexistaient : des tombes collectives disposant de chambres funéraires dans lesquelles se trouvaient des loculis – qui sont ces cavités creusées dans les murs, de taille variable et disposées en rangées. Des figurines tanagras en terre cuite datant des 4ème-1er siècle avant J.C. déclinent les drapés de la femme. Des traces de danses rituelles et décors architecturaux en forme de grappes de raisin trouvées sur des gobelets de faïence et de terre cuite ainsi que sur des bas-reliefs marquent le culte de Dionysos. Elles nous introduisent dans les pratiques de la cité antique de Nubie, Méroé, capitale du royaume de Koush, qui témoigne du début de l’ère méroïtique où le culte du dieu Dionysos est à l’honneur. Méroé est connue pour ses nécropoles à pyramides et à forte pente, relativement bien conservées. Au début du 3ème siècle avant J.C. La Mosaïque de Palestrina, l’une des plus grandes de l’époque hellénistique, marque la crue du Nil ; elle est de toute beauté.

Bracelet au cobra (5)

À travers la succession des temps qui ont construit la ville – temps politique, urbanistique, religieux, ce parcours d’exposition met en perspective la vision et le langage de dix-sept artistes d’aujourd’hui. D’observateurs ils sont devenus acteurs et ont construit une dialectique qui explore la ville en interaction avec les époques et les objets. Ils en font récit. L’Alexandrie contemporaine s’entrelace avec l’Alexandrie mythique et ses Futurs antérieurs apportant leur note singulière et défiant le temps. En filigrane, le passé colonial, les interactions multiculturelles, l’érosion sociale et écologique résonnent à travers peintures, photographies, sculptures et installations audiovisuelles. Nous ne pouvons citer ici tous les artistes, nous en présentons quelques-uns par leurs travaux, à commencer par trois œuvres spécialement conçues pour l’exposition : la peinture murale de Mona Marzouk, Apparatus and Form de laquelle se dégage une certaine grâce tant dans les contours que dans ses couleurs pastel ; la Gorgone-avtr, œuvre en triptyque de Jasmina Metwaly, qui montre un portrait décalé à travers un regard voilé et un traitement de la lumière jouant entre surexposition et sous-exposition ; la création de Waël Shawky, qui clôt l’exposition, Isles of the Blessed (Oops !… I forgot Europe), présentée sous forme d’un film, qui met en œuvre des figurines-marionnettes bien étranges, en argile et avec des enfants racontant les histoires des îles des Bienheureux.

Inspirés par Alexandrie, beaucoup d’autres artistes ont et avaient inscrit la ville dans leur œuvre. Ahmed Morsi est ici présent avec deux propositions : la très onirique couverture du livre Elegies to a Mediterranean Sea et une œuvre réalisée en 1987, Untitled (Seaside Diptych) qui présente le monde sombre de l’exil où se retrouvent les symboles de sa ville natale, Alexandrie, qu’il a quittée pour New-York dans les années 1970, alors qu’il avait une quarantaine d’années – la Méditerranée, les poissons, un morceau de colonne, une barque, une cheminée de bateau qui pourrait évoquer un phare, des hommes qui s’affairent, l’air inquiet ; Mahmoud Khaled, évoque sa perception du parc Antoniadis, il en rapporte en 2014 un reste de céramique et de carreaux, d’un bleu très bleu, évoquant les fontaines asséchées (Détail 1), une série de photos argentiques contenant des éléments architecturaux ou ornementaux (Détail 3) et une peinture murale en trompe-l’œil d’une sculpture de nu néoclassique, sous le titre Exercise.

Hrair Sarkissian (6)

Avec Background, Hrair Sarkissian interprète l’Antiquité en représentant deux colonnes antiques de type gréco-romain, courtes, qui se détachent sur un fond bleu (2013). Hassan Khan avec The Twist (2013), représente le détail ornemental d’un balcon, par une sculpture en fer. Avec Gordian Knot (2013) Aslı Çavuşoğlu  pose une sculpture sur le côté, visage décalé, masque de mort, comme abandonné. History as proposed/al Ma’rifa, qui signifie la connaissance, est une oeuvre signée de Marianne Fahmy qui s’empare de l’idée du supplément d’un journal – elle avait eu l’expérience du quotidien Al-Ahram où elle avait travaillé – et imagine un supplément de six pages autour d’une gare ferroviaire située vers le port et tombée en désuétude. Water-Arms Series a été créé par Jumana Manna, colonnes de terre formées par des canalisations coudées. Maha Maamoun photographie baigneurs et baigneuses sous le pont Stanley dans le quartier Rushdie, à l’est d’Alexandrie et Malak Helmy construit un environnement sonore, Music for Drifting, à partir du vol d’un oiseau porteur d’un enregistreur qu’il envoie le long de la Côte Nord et du désert occidental égyptien. Il enregistre ses passages sur la colline de Al-Alamein, lieu marqué par la fin de la progression des forces de l’Axe en Afrique du Nord, durant la 2nde Guerre mondiale, à quelques kilomètres d’Alexandrie.

Avec Alexandrie – Futurs antérieurs, le parcours historique que le visiteur est invité à suivre, dialogue avec les œuvres contemporaines. Ces constants allers-retours à travers les strates du temps permettent de pénétrer dans la complexité des choses et dans l’esprit d’Alexandrie, l’esprit des lieux. C’est une douce et belle invitation au voyage !

 Brigitte Rémer, le 15 avril 2023

Légende des visuels – (2) Jasmina Metwaly, travail préparatoire pour Gorgon-avtr, 2022. Vidéo et triptyque : huile sur bois et technologie digitale © Courtoisie de Nurah Farahat, Alaa Abdullatif et Jasmina Metwaly – (3) Tête colossale d’une statue royale, 305-222 av. J.-C. Chaux de nummulite, à gros grains. Kunsthistorisches Museum Vienna, Egyptian and Near Eastern Collection © KHM-Museumsverband – (4) Relief avec signe ânkh dans lequel est intégrée une croix chrétienne, Ve-VIe siècle apr. J.-C. Calcaire. Hildesheim, Roemer-und Pelizaeus-Museum © Roemer-und Pelizaeus-Museum, photo : Sh. Shalchi – (5) Bracelet au cobra, IVe siècle apr. J.-C. Or. Morlanwelz, Musée royal de Mariemont © Musée royal de Mariemont – (6) Hrair Sarkissian, Background, 2013. C-print (papier rétro-éclairé). Courtoisie de l’artiste © Hrair Sarkissian.

L’exposition s’inscrit dans le cadre du projet cofinancé par le programme « Europe créative » de l’Union européenne, Alexandrie – (Ré)activation des imaginaires urbains communs, mis en oeuvre par les partenaires suivants : Mucem (FR), Université de Leyde (NL), Kunsthal Aarhus (DK), Undo Point Contemporary Arts (CY), Domaine et Musée royal de Mariemont (BE), Bozar/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles (BE), Ariona Hellas AE (GR), Cittadellarte – Fondazione Pistoletto (IT) – avec le concours des partenaires associés : Cluster (Égypte), Institut Français d’Alexandrie (Égypte), Theatrum Mundi (UK) – Exposition en coproduction, organisée par le Musée royal de Mariemont, Bozar – Palais des Beaux-Arts, Bruxelles du 30 sept. 2022au 8 janvier 2023 et le Mucem, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille, du 8 février au 8 mai 2023 – Le catalogue Alexandrie, Futurs antérieurs, est co-édité par Bozar, Mucem, Actes Sud, Fonds Mercator en trois versions : française, anglaise, néerlandaise (35 euros).

MUCEM – Réservation, tous les jours, de 9h à 18h par téléphone : 04 84 35 13 13 ou par mail : reservation@mucem.org / mucem.org – Entrée par l’esplanade du J4, ou par la passerelle du Panier, parvis de l’église Saint-Laurent, ou par l’entrée basse fort Saint-Jean par le 201, quai du Port – métro : Vieux-Port ou Joliette – Derniers jours / Jusqu’au 8 mai 2023.

Art Paris 2023 – 25ème édition

Angèle Etoundi Essamba © Art Paris

Organisation équipe Art Paris. Direction générale Julien et Valentine Lecêtre – Commissariat général Guillaume Piens – au Grand-Palais Éphémère (30 mars/2 avril 2023) – Deux thèmes à l’honneur : Art et engagement, un regard sur la scène française, commissariat Marc Donnadieu et L’Exil, dépossession et résistance, commissariat Amanda Abi Khalil.

Cent trente-quatre galeries de vingt-cinq pays présentent leurs œuvres, en ce vingt-cinquième rendez-vous, devenu incontournable dans la rencontre avec l’art moderne et contemporain autour de ces deux grands thèmes ; seize expositions monographiques intitulées Solo show permettent d’entrer dans l’univers visuel d’artistes émergents ou déjà connus et ouvre sur l’approfondissement de leur démarche ; une section nommée Promesses apporte son soutien à neuf jeunes galeries internationales de moins de six ans d’existence, par la prise en charge d’une partie du coût de leur participation à Art Paris : c’est un magnifique programme qui est présenté en 2023 dans la diversité tant géographique que visuelle, ouvert sur toutes les formes et expérimentations. En même temps, de grands noms de l’art moderne et contemporain sont à l’affiche pour notre plus grand plaisir, entre autres Salvador Dali (Illustration pour le projet de l’ouvrage d’Homère, « L’Odyssée »), Jean Dubuffet (Psycho-site, avec quatre personnages), Henri Michaux (Dessins mescaliniens et Grand visage bleu et tête chien marron), Joan Miró (Homenaje a Antonio Machado), Pierre Soulages disparu depuis peu (Lithographies), Antoni Tàpies (Peus i grafismes).

Bien-U Bae – © Art Paris (2)

Deux commissaires invités ont posé leur regard sur la thématique qu’ils servent. Le premier, Marc Donnadieu, commissaire d’expositions indépendant a travaillé sur la notion d’Art et Engagement, la raison même d’être, pour l’artiste et thème vital pour nos sociétés, face aux violences et aux oppressions, à l’injustice et aux discriminations. Sa sélection s’est articulée autour de quatre figures emblématiques : la première, peinture de l’artiste américaine Nancy Spero, influencée par Antonin Artaud, reconnue à Paris dans les années 50 et qui s’est engagée dans son pays contre la guerre au Vietnam et pour la cause des femmes. Elle a peint une série intitulée Artaud Painting en 1969 dont certaines toiles sont montrées ici. Dans le droit fil de la cause des femmes l’œuvre de nombreuses artistes femmes sont exposées, comme celles de la Camerounaise Angèle Etoundi Essamba, de l’Afghane Kubra Khademi, de la Marocaine Randa Maroufi, de la Française Prune Nourry, et tant d’autres.

Les secondes figures emblématiques de cette section, Art et Engagement, sont Jacques Grinberg, né Djeki Grinberg en Bulgarie, représentant de ce qui s’est appelé dans les années 1960/70, la nouvelle figuration et Hervé Télémaque, disparu il y a peu, cofondateur du mouvement de Figuration narrative dont les œuvres témoignaient d’une certaine ironie du désespoir. Autour d’eux et dans un même état d’esprit, les œuvres du Soudanais Hassan Musa et celles des Français Damien Deroubaix dans la diversité des formes et des techniques ; celles d’Alain Jossseau qui détourne les images et les met en abîme, celles de l’Iranien Sépànd Danesh qui croise les deux mondes, le Moyen-Orient et l’Occident pour inventer une nouvelle narration.

Paul Rebeyrolle a marqué le XXème siècle par ses peintures cruelles et prémonitoires d’un monde en déclin, il représente le troisième volet de la thématique Art et Engagement : « Ce qui se passe dans le monde me paraît plus dramatique, plus fort que le tableau qui pourrait sembler peut-être un peu vain… » écrivait-il en 1984. Dans son sillage sont présentées les œuvres de Duncan Wylie, du Zimbabwé et de Thu Van Tran, du Vietnam ; celles des deux Françaises Agathe Pitié (La Forêt aux esprits) qui travaille sur l’hybride et remplit ses toiles de formes, signes et symboles et Agathe May qui travaille très artisanalement la gravure (son triptyque Le Modèle mêle réalisme et onirisme et revisite de manière singulière le modèle dans l’atelier).

Le quatrième volet de cette thématique Art et Engagement remarquablement construite, parle de lutte et de résistance à la manière de Germaine Tillion, ethnologue et résistante de 1940 à 1942 avant d’être arrêtée et déportée. Autour de cette notion de détermination, des artistes qui s’opposent aux coups portés et qui s’engagent : « Résister c’est exister. »

Boris Mikhaïlov © Art Paris (3)

La seconde grande thématique proposée par Art Paris, L’Exil, dépossession et résistance regroupe des artistes autour d’Amanda Abi Khalil, seconde commissaire invitée, curatrice indépendante et qui travaille entre Paris, Beyrouth et Rio de Janeiro. « Partir d’un endroit ne veut pas dire ne plus y être. L’exil, choisi ou forcé, est toujours subi. » Son invitation au voyage, intérieur comme extérieur, l’a amenée à travailler à partir des différents conflits du monde obligeant certaines populations à quitter le pays – guerres en Ukraine et en Palestine, urgences climatiques et économiques menant aux traversées de la Méditerranée, corruption et montée des extrêmes. Elle a choisi dix-huit artistes parmi les galeries participantes qui lui semblaient répondre à ce thème en donnant à voir un panorama de positions, d’images et de recherches d’un langage singulier. Elle explique son choix : « Le photomontage du Brésilien Roberto Cabot, Soirée sur la Seine avec Pain de Sucre (2017) résume avec humour cette trajectoire de l’exilé, à la fois ici et là- bas. Anas Albraehe née en Syrie, Christine Safa d’origine libanaise, Nabil el Makhloufi né au Maroc, Leylâ Gediz originaire de Turquie, peignent des paysages du quotidien qu’on subit mais qui à la fois nous sauvent. Aung Ko et Nge Lay un couple de Birmanie, Ivan Argóte d’origine colombienne, Boris Mikhaïlov né en Ukraine, Estefanía Peñafiel Loaiza originaire de l’Équateur, s’attèlent aux événements de l’Histoire à travers des histoires individuelles et collectives. Myriam Mihindou née au Gabon, Majd Abdel Hamid originaire de Syrie, Leyla Cárdenas colombienne, abordent la fragilité et ont comme point commun l’usage du textile et du fil, médium très évocateur du point de vue de notre thématique. Tirdad Hashemi originaire d’Iran, Zarina née en Inde et aujourd’hui disparue, s’inspirent de leurs parcours autobiographiques pour témoigner de situations de survie. Laure Prouvost née en France, José Ángel Vincench né à Cuba, Taysir Batniji originaire de Palestine, ponctuent cette sélection avec des gestes conceptuels où le littéral devient radical. » Richesse d’inspiration, blessures de l’exil, recherche de techniques et matériaux très divers, tel est le parcours proposé par ces artistes sélectionnés qui, à partir de géographies diverses témoignent et transcendent les territoires et sociétés d’où ils sont issus, où ils circulent et où ils vivent.

Thibault Brunet © Art Paris (4)

Art Paris est un superbe défi en même temps qu’une vitrine à laquelle la manifestation sait donner du sens et de nombreuses galeries sont de retour après la pandémie. L’art y dialogue, sereinement, de façon ironique ou guerrière, entraînant la confrontation et le débat. Le dialogue qui s’instaure au fil des allées est riche et l’expression du chaos de nos sociétés, montrés sur tous supports, traditionnels et technologiques, toujours inventifs, en aplat ou en volume, en collages ou en peintures de toute nature, crayons, encres, grattages et collages. Fragilité, poésie, colère, provocation et harmonie s’y côtoient, les artistes y sont en état de veille, parfois de survie, guetteurs infatigables de liberté dans un monde en paix.

Brigitte Rémer, le 17 avril 2023

Visuels : Angèle Etoundi Essamba (Cameroun) Couronne en dentelle 2, 2020 – Galerie Carole Kvasnevski, Paris – © Art Paris (1) – Bien-U Bae (Corée), Bois sacré – Galerie RX & Slag, Paris, New-York – © Art Paris (2) – Boris Mikhaïlov (Ukraine) Untitled, from the “Sots Art” series, 1975/1986 – Galerie Suzanne Tarasiève, Paris – © Art Paris (3) – Thibaut Brunet (France) N43 C47, Série 3600 secondes de lumière, 2022 – Galerie Binome, Paris – © Art Paris (4).

 Directrice de la communication et des partenariats Audrey Keïta – Comité de sélection Art Paris : Carina Andres Thalmann, Galerie Andres Thalmann (Zurich) – Romain Degoul, Galerie Paris-B (Paris) – Diane Lahumière, Galerie Lahumière (Paris) – Marie-Ange Moulonguet, collectionneuse et consultante – Emilie Ovaere-Corthay, Galerie Jean Fournier (Paris) – Pauline Pavec, Galerie Pauline Pavec (Paris).

Du 30 mars au 2 avril 2023, Art Paris / 25ème édition, au Grand-Palais Éphémère, Champ-de-Mars – site : www.artparis.com – La 26ème édition se tiendra du 4 au 7 avril 2024, au Grand-Palais Éphémère.

Slava Ukraini/Gloire à l’Ukraine

© Critères éditions

Exposition des photographies de Christian Guémy-C215 et signature pour la sortie de son livre Guerre en Ukraine – à la Mairie du XIIIème arrondissement, Place d’Italie.

Street-artiste, Christian Guémy dit C215 s’est rendu deux fois en Ukraine au cours de l’année de guerre qui vient de s’écouler, non pas pour se mettre en avant en tant qu’artiste urbain réalisant des pochoirs mais pour dialoguer avec les gens qui là-bas essaient de survivre, pour informer et témoigner des souffrances. Ici comme là-bas, il imprime sa marque dans l’espace public. En Ukraine, c’est sur les murs de logements détruits, sur un abribus, sur l’épave d’un char russe et l’entrée du métro qu’il réalise ses pochoirs, il cherche toujours l’approbation des Ukrainiens dans ce qu’il fait. Sa démarche est d’apporter un peu d’humanité à ce territoire en lutte et soumis à rude épreuve.

Le Maire du 13ème, Jérôme Coumet, accueille au cours de la séance d’inauguration le conseiller politique de l’Ambassade d’Ukraine en France, Bohdan Vasnevskyi qui prend la parole, s’exprimant magnifiquement en français. Il donne à l’exposition la valeur d’un véritable manifeste, politique et culturel, pour ne pas s’habituer, ne pas accepter, ne pas oublier et il évoque les villes martyres et la solidarité française pour le peuple ukrainien.

© Critères éditions

Christian Guémy-C215 parle de son travail et de sa philosophie de vie, cultive sa liberté en s’engageant personnellement et bénévolement, par conviction. Il témoigne d’un pays vidé de ses enfants et de ses femmes, d’un pays dévasté et de la désolation des paysages à Kyïv, Lviv, Jytomir, Bucha ; des crimes de guerre avec exécutions sommaires et sabordage systématique des installations notamment électriques et nucléaires ; du droit international qui devra faire que justice et vérité un jour soient faites. Il rapporte une œuvre peinte, simple et poignante : un fragile papillon sur les murs d’un camp de réfugiés à Lviv, ou sur une épave de char russe, espérance d’une renaissance prochaine ; des portraits de jeunes femmes coiffées de la couronne traditionnelle de fleurs et rubans de satin représentées sur d’anciens tramways de l’époque soviétique utilisés pour bloquer les accès à la ville, au nord de Kyïv ; une mère étreignant son jeune enfant, peint sur une valise, symbole de l’exode ; le portrait d’une enfant réalisé d’après photo sur un bâtiment détruit de Jytomir ; celui d’une vieille femme au regard sombre et portant un foulard, à Kyïv, également réalisé d’après photo.

© Critères éditions

Les dessins sont en gros plans, le regard est intense, sidéré parfois. L’universalité des portraits d’enfants se traduit dans l’interprétation que donne Christian Guémy-C215 de la guerre. Il a même fait un passage en Ukraine avec son propre fils de trois ans, Gabin. En mars 2022 il a réalisé bénévolement une œuvre en solidarité au peuple ukrainien sur la façade d’une résidence étudiante du 13e arrondissement, un mur haut de cinq étages, délégué par le Maire du 13ème. Sous la fresque, inscrit en cyrillique, une citation du Président ukrainien, Volodymyr Zelensky : « Je ne veux vraiment pas de mes photos dans vos bureaux, car je ne suis ni un dieu, ni une icône, mais plutôt un serviteur de la Nation. Accrochez plutôt les photos de vos enfants et regardez-les à chaque fois que vous voulez prendre une décision. » En mai 2022 il représente la même jeune fille sur un mur de Lviv, en partenariat avec la Mairie du 13ème.

La conclusion momentanée revient au grand poète ukrainien Taras Chevtchenko, que Christian Guémy-C215 a peint sur un mur de Kyïv : « Notre âme ne peut pas mourir, La liberté ne meurt jamais. Même l’insatiable ne peut Pas labourer le fonds des mers, Pas enchaîner l’âme vivante, Non plus la parole vivante… » Dans l’attente de la victoire, comme conclusion de la guerre…

Brigitte Rémer, le 12 mars 2022

Guerre en Ukraine, Christian Guémy-C215, auteur Nicolas Hénin, préface de Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée Nationale, Critères éditions, Grenoble. (20 euros) – Site : www. criteres-editions.com – Après avoir été exposée à l’Assemblée nationale et à la Mairie du 13e arrondissement, l’exposition se poursuit à la Mairie de Paris.

Pierrot Men, le poète

© Pierrot Men

Film documentaire de Franck Landron, production Les Films en Hiver présenté au Lavoir Numérique de Gentilly.

Le film documentaire tourné en 2019 et présenté par Franck Landron témoigne du travail de Chan Hong Men Pierrot, dit Pierrot Men, photographe, de son histoire, de son regard. Le réalisateur s’est rendu à plusieurs reprises à Madagascar où il vit et travaille. Franco-malgache par sa mère, chinois par son père – arrivé de Chine jusqu’à Madagascar à la nage – Pierrot Men s’est réellement lancé dans la photographie à partir de 1974, à l’âge de vingt ans, en ouvrant son premier laboratoire dans sa ville, Fianarantsoa. La photographie n’était au départ pour lui qu’un outil accompagnant sa passion première, la peinture, qu’il pratiquait depuis l’âge de douze-treize ans. Il copiait ses clichés en peinture, faisait des cartes postales et des illustrations pour les touristes. Il est aujourd’hui reconnu internationalement et reste la figure incontournable de sa ville où il dirige un grand laboratoire photographique, le Labo Men.

Passionné du noir et blanc et virtuose en la matière, il capte avec beaucoup d’humanité des instants de vie, des scènes de rue, des expressions d’enfants, des portraits, des paysages, tire et partage ses images sans les recadrer. Ses photos sont d’une grande beauté, le sujet au centre, on y lit l’immensité de l’espace, la solitude. Lauréat du concours Mother Jones à San Francisco en 1994, Pierrot Men est vite repéré et reçoit pour récompense un Leica qui dès lors ne le quitte plus. Il participe la même année à la première édition des Rencontres de Bamako initiées par les photographes Bernard Descamps et Françoise Huguier pour promouvoir la photographie africaine dans le champ international. Il y est sitôt remarqué pour son sens de la composition et ses jeux de lumières.

Les thèmes photographiques qu’il aborde, tels qu’évoqués dans le film documentaire, sont multiformes. On y voit les métiers traditionnels, comme celui du forgeron aux mains abîmées ou la fabrication des briques de terre rouge et les conditions de travail qui vont avec : une brique pèse deux kilos, chaque jeune ouvrier en porte seize donc supporte trente-deux kilos, à chaque passage. Des enfants travaillent pour monter ces pyramides de briques, dépassant leurs limites. La photo noir et blanc en reconstitue le mouvement entre les fumées, le four, les rythmes de travail, la vie rude. Parmi les photographies montrées dans le film, des paysages à couper le souffle ; l’évocation des croyances et l’église avec prières et processions, les communions, les rituels dont la fête de la circoncision, les vêtements de couleur blanche, les chapeaux que chacun porte ; un vieux couple appelle l’émotion. Il y a le dedans-dehors, vu par la fenêtre, entre sieste et cerf-volant ; les couleurs du matin et les lumières chaudes du soir ; les bistrots-guinguettes ; la sécheresse dans le sud ; la pêche ; un puits dans le village ; une petite fille sidérée ; le marché aux zébus, animal emblématique de l’Île ; la foule et les manifestations, portant les symboles du pays. Il y a la forêt, les arbres, la déforestation : on brûle les bois, il y a de grands sacs de feuilles et de branches, on voit aussi le charbon de bois vendu à des prix très bas, un euro, pour se chauffer et cuisiner pendant un mois. Il y a les textes autour de ses photos, comme dans le livre Des hommes et des arbres publié en 2015 qui appelle au respect du patrimoine humain et naturel de son pays, et de manière plus globale qui appelle l’homme, acteur de son environnement, à la prise de conscience.

© Pierrot Men

Pierrot Men saisit la réalité à bout de bras, avec intensité. Il va vers les gens et parle de ce moment suspendu qu’il capte en appuyant sur le déclencheur, notamment pour les photos de rue : « J’anticipe, je la sens, je fais la photo, je réfléchis après. » Un de ses amis évoque sa profondeur de champ et sa rapidité dans la prise de vue : « Je suis à côté de lui mais je ne le vois pas faire. Il voit la photo avant de la faire et il sait comment il va la tirer, dans le prolongement de son bras, de son œil. » Pierrot Men n’annonce pas de thème au préalable, il le construit après-coup, et le complète selon ce qui lui semble manquer. Il y a une densité dans ses photos qui parlent des traces et de la mémoire.

© Pierrot Men

Le film montre aussi la manière dont Pierrot Men fait le récit tragique, en photographies, de lieux et d’événements : un quartier de SDF la nuit, juste éclairé par les phares des voitures qui passent, avec ce que l’obscurité peut receler de danger ; un jeune garçon de 8 ans tué, comme son frère de 6 ans ; une femme assassinée derrière la moustiquaire. La brume opacifie et éloigne certains meurtres. Il parle de la mémoire collective à travers l’année 1947, marquée de noir, suite à une insurrection – qui préfigure l’indépendance de Madagascar, obtenue en 1960 – révolte violemment réprimée par l’armée française, et guérilla qui durera plus d’un an dans la forêt. Le film fait le parallèle avec le massacre de Tiroye en décembre 1944, face aux tirailleurs sénégalais qui demandaient leur dû. Le photographe, accompagné de Jean-Luc Raharimanana, a interrogé ceux qui s’étaient rebellés et pouvaient encore témoigner. Il a fixé leurs visages sur la pellicule, et si le nombre de morts prête à caution avec des variations allant de 11 000 à 100 000, pour lui « il n’était pas supportable que ces personnes meurent avec ces non-dits et le poids de l’oubli. 1947 fait partie de notre culture » dit-il. Et il ajoute : « Un pays qui ne réfléchit pas son histoire va dans le mur, il se renie lui-même, il lui est impossible de réellement tourner la page. » Il évoque la relation sacrée à la mort et aux ancêtres à travers le culte du retournement des morts, une façon d’honorer la mémoire des absents autour de grandes fêtes qui se célèbrent surtout sur les hauts-plateaux.

Au-delà de la mémoire collective, Pierrot Men évoque aussi ses tragédies personnelles, avec réserve et dignité. Son ombre se reflète sur la tombe de son fils avec qui il est en symbiose dans l’autoportrait composé pour lui. Quand il parle de l’évolution de ses travaux et qu’il y mêle aujourd’hui la couleur, il dit : « Je vois tout en couleurs. Avant, je voyais tout en noir et blanc » et il ajoute : « Une belle photo couleurs, elle s’impose. » Son studio photo est connu de tous les habitants de Fianarantsoa et les enfants du quartier peuvent y admirer leur ville. Il y capte les événements de la vie, les mariages et les morts, donne le négatif au client et quand il prend les enfants en photo notamment dans la rue, leur offre leur portrait et c’est l’enchantement. Il donne aussi quelques références sur des travaux qui le touchent : ceux de Jean-Marc Tingaud sur la chronologie et la mémoire, et sur les intérieurs ayant valeur de portraits intimes ; ceux de Seydou Keïta et ses portraits réalisés dans son studio de Bamako, installé au départ dans la cour de sa maison.

© Pierrot Men

Dans son film, Pierrot Men, le poète, Franck Landron montre l’humanisme de l’homme et la profondeur de l’œuvre. De ses photographies se dégage une grande puissance. Le réalisateur met en relief son travail pour classifier, numéroter, répertorier, notamment les planches contact et les négatifs. Pierrot Men a participé en 2018/2019 à l’hommage rendu à son pays par le musée du Quai Branly : Madagascar. Arts de la Grande île, en partenariat avec l’association Zazakely Sambatra qui défend le droit à l’éducation des enfants. Il avait choisi une vingtaine de photos exposées dans la Galerie-Jardin « pour raconter le quotidien des Malgaches et les petites choses de la vie qu’on oublie. » Au fil du temps et de ses travaux il a reçu de nombreuses récompenses et été finaliste, en 2022, de l’Open Call Eyeshot.

Le voyage proposé à travers le film est intense et nous emmène de l’image fixe du photographe à l’image animée de la caméra, dans un univers de contrastes et de clair-obscur. Derrière le contexte documentaire et mémorial rapporté par son objectif, Pierrot Men pose le geste de l’artiste et de sa création avec détermination, et avec poésie.

Brigitte Rémer, le 11 mars 2023

Film vu au Lavoir Numérique de Gentilly, le 29 janvier 2023 – 4 Rue de Freiberg. 94250 Gentilly, présenté par le réalisateur, Franck Landron.

Sibyl

© Stella Olivier

Conception et mise en scène William Kentridge – Musique Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd – en anglais, zoulou, xhosa, sotho du sud, ndébélé du sud, surtitré en français – au Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons Théâtre du Châtelet/Théâtre de la Ville hors les murs.

Artiste plasticien né à Johannesburg, William Kentridge est un grand dessinateur qui mêle à travers ses mises en scène de nombreuses formes d’art comme peinture, gravure, sculpture, vidéo, qu’il met en espace dans des actions chorégraphiées et musicales. Sur le rideau de scène, il écrit ici à la plume de ronde une page d’une belle graphie.

La soirée est construite en deux parties : la première, The moment has gone – concert piano, voix et film muetnous mène dans son atelier où par un jeu de caméras William fait face à Kentridge dans le trouble de son double. Il compose le tableau à coup de dessins charbonneux, d’éléments qu’il gomme et abîme, qu’il redessine, et soudain le tableau s’anime. Il réinvente une technique cinématographique d’animation, image après image, qu’il nomme l’animation du pauvre et élabore ses propres effets spéciaux. Tel un magicien, Kentridge transforme ce qu’il touche, le désintègre et le recompose – une machine à écrire, ou une feuille d’arbre -. Il travaille par fragments et donne un autre sens à ce qu’il recrée.

© Stella Olivier

La seconde partie, Waiting for the Sibyl, est un opéra de chambre en six courtes scènes qui a pour point de départ l’œuvre d’Alexandre Calder, à partir d’un Work in Progress de vingt minutes qu’il avait vu en 1968, à l’Opéra de Rome. Dans le spectacle, dix chanteurs-chanteuses et danseurs-danseuses sud-africains, costumé(e)s majestueusement, portent la partition chantée et musicale composée par Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd. Leurs psalmodies résonnent, les styles de danse se mêlent. Le livret est réalisé à partir d’un montage de textes – proverbes africains, citations collectées par Kentridge, poèmes de différentes sources, référence à Dante -. Les mots s’enroulent et se déroulent, apparaissent et disparaissent, ils sont comme des énigmes. Le ciel parle une langue étrangère et les feuilles d’arbres comme autant de pages arrachées aux livres, s’envolent. Dans la mythologie, Sibylle est une devineresse qui rend les oracles, mais les messages déposés auprès d’elle voltigent, prétexte pour Kentridge de jouer sur l’envol, la rotation, le cercle, la disparition. La prophétie de la Sibylle de Cumes sa référence ici parmi les douze sibylles, représentée par Michel-Ange sur la fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, à Rome, énonce : « Cycle nouveau-né des ans écoulés, cycle parfait. La Justice reviendra sur la terre avec la Loi et le dieu Saturne. Du ciel sacré, vois sans effroi une race nouvelle… »

Projection, performance-live, musique enregistrée, danse et mouvement sont autant de pratiques servant le propos de mise en scène et jouant avec le sens de l’absence. Les ombres projetées décalent l’échelle des personnages et des objets. Les costumes aux formes géométriques et couleurs vives se rapprochent de l’univers d’Oskar Schlemmer, artiste du Bauhaus connu notamment par son Ballet triadique, un ballet sans action où la danse est déterminée par les costumes, pure innovation du début du XXème et qui a contribué au renouveau du théâtre. Fête de la forme et de la couleur, la stylisation des costumes chez Kentridge, comme chez Schlemmer, dialogue avec les formes et joue de la matière.

© Stella Olivier

Sous son fusain virtuose Kentridge dessine l’ombre poétique d’un arbre et disperse les effluves parfumés du vent, ses dessins sont des épiphanies, son théâtre est d’ombres et de crépuscule. Il y dénonce, depuis toujours, le colonialisme, l’apartheid et les injustices sociales. Il sait aussi se situer entre l’absurde et le non-sens, du côté du dadaïsme ou de la figure d’Ubu, symbole de la violence de la politique ségrégationniste de son pays. Il a étendu le champ des possibles en se formant au théâtre, à Paris, au début des années 80. Sa première pièce, Sophiatown dénonçait en 1986 les crimes de l’apartheid dans ce quartier de Johannesburg, sa ville. En 2018, The Head & the Load, montrait, à travers une grande fresque-performance, le lien entre la Première Guerre mondiale et le colonialisme. Il a conçu plusieurs créations d’opéra dont La Flûte enchantée de Mozart, Le Nez de Chostakovitch et Lulu d’Alban Berg, présentées au Metropolitan Opera de New-York et dans les grands théâtres d’opéras en Europe. Il a créé Wozzeck, de Berg, en 2017, au Festival de Salzbourg, qu’il a repris à l’Opéra de Paris en 2022 (cf. notre article du 25 mars 2022). Par le visible, Kentridge fait émerger l’invisible à travers son théâtre total, ses paysages de crayons, ses illuminations, et son univers sensible.

Brigitte Rémer, le 9 mars 2023

Avec Kyle Shepherd, Nhlanhla Mahlangu, Xolisile Bongwana, Thulani Chauke, Teresa Phuti Mojela, Thandazile ‘Sonia’ Radebe, Ayanda Nhlangothi, Zandile Hlatshwayo, Siphiwe Nkabinde, S’Busiso Shozi. Direction musicale et composition Kyle Shepherd – composition vocale et assistant à la mise en scène Nhlanhla Mahlangu – costumes Greta Goiris – décors Sabine Theunissen – lumières Urs Schönebaum – associée à la création lumière Elena Gui – design vidéo et montage Žana Marović – son Gavan Eckhart – cameraman Duško Marović – orchestration vidéo Kim Gunning – traduction et surtitrage Bernardo Haumont.

Du 11 au 15 février 2023 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre du Châtelet, place du Châtelet. 75001 – Paris – sites : theatredelaville-paris.com / chatelet.com

Dialogue Claude Monet – Joan Mitchell et Rétrospective Joan Mitchell

Claude Monet © Musée Marmottan Monet (1)

Expositions de la Fondation Louis Vuitton – Commissariat général Suzanne Pagé, Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – Derniers Jours, jusqu’au 23 février 2023.

Deux expositions hautes en couleurs et complémentaires sont à recommander avant qu’elles ne quittent la Fondation Vuitton. Dialogue Claude Monet – Joan Mitchell et Rétrospective Joan Mitchell, la seconde permettant d’approfondir l’œuvre de cette grande artiste américaine. Claude Monet (1840 – 1926) et Joan Mitchell (1925-1992), deux époques, deux sensibilités, un même éclat en dialogue, dans le cadre d’un partenariat avec le Musée Marmottan-Monet.

Une double raison permet ce rapprochement confirme la Fondation Vuitton : d’une part c’est en 1950 aux États-Unis que Les Nymphéas de Monet font un triomphe et sont reconnues comme signes avant-coureurs de l’abstraction ; l’œuvre de Joan Mitchell est définie comme répondant à la notion d’impressionnisme abstrait et s’expose à ce titre dans deux salons ; Joan Mitchell d’autre part s’installe en 1968 dans le village de Vétheuil, dans l’Eure, où avait vécu Monet pendant trois ans avant de s’installer à Giverny – années difficiles pour lui, car sa femme, très malade, y décèdera et il fait face à des difficultés économiques. Période au demeurant où il peint plus de deux cents toiles sur son bateau-atelier ancré sur la Seine.

Joan Mitchell a donc regardé les mêmes paysages que Claude Monet mais a gardé sa propligne de travail, elle s’en explique : « Le matin, surtout très tôt, c’est violet ; Monet a déjà montré cela… Moi, quand je sors le matin c’est violet, je ne copie pas Monet ». Tous deux, à plusieurs décennies de distance, ont les mêmes perceptions de cet environnement magique et restituent sur la toile sensations pour le premier, feelings pour la seconde, au-delà de l’espace et du temps.

Pour Claude Monet, la dernière période de création apporte des oeuvres magistrales réalisées à Giverny, comme la Gare Saint-Lazare, la Cathédrale de Rouen et l’infinie minutie du travail sur la représentation des Nymphéas et leurs insondables déclinaisons sur l’eau. C’est le moment où il privilégie les couleurs et s’éloigne du contour. Parlant du principe de travail élaboré par Monet, le critique d’art américain Clément Greenberg disait qu’il « ne résidait pas dans la nature comme il pensait, mais dans l’essence même de l’art, dans sa faculté d’abstraction. » Dans une lettre au critique d’art Gustave Geffroy, Monet commentait, en 1912 : « Pour arriver à rendre ce que je ressens, j’en oublie totalement les règles les plus élémentaires de la peinture, s’il en existe toutefois. Bref, je laisse apparaître bien des fautes pour fixer mes sensations ».

© The Estate of Joan Mitchell (2)

Née à Chicago en 1925, Joan Mitchell est partie à vingt-quatre ans pour New-York, puis s’est installée durablement à Paris en 1959, avant de se poser dans sa maison de Vétheuil, en 1968. De ses allers et retours, elle construit ses règles et détermine ses rythmes, couleurs, gestes et matières, traduisant ses souvenirs et sentiments, ses paysages d’enfance. « Ma peinture est abstraite mais c’est aussi un paysage, sans être une illustration » dit-elle.

L’exposition présente une soixantaine d’œuvres emblématiques des deux artistes mettant en jeu des correspondances visuelles et thématiques. Entre autres, pour la première fois, l’ensemble du Triptyque des Agapanthes de Monet, conçu en trois parties réparties dans trois musées américains dont le thème est le bassin aux nymphéas et les reflets de l’eau. Pour Joan Mitchell, de nombreux tableaux exaltent la couleur – bleu cobalt, jaune colza, vert, rouge – et complètent son œuvre majeure, la Grande Vallée dont dix tableaux sur vingt et un sont ici montrés.

Monet et Mitchell utilisent tous deux de grands formats pour traduire les variations et subtilités de la couleur, jouant avec la lumière et alternant la matière, entre fluidités et épaisseurs.  Tous deux expriment leur rapport fusionnel et lyrique au paysage avec une grande vitalité. Suzanne Pagé, commissaire générale de l’exposition avait organisé en 1982 la première exposition de Joan Mitchell dans un musée français. Le travail accompli est ici remarquable pour une mise en dialogue risquée mais pertinente entre ces deux artistes de générations donc de parcours bien différents.

Brigitte Rémer, le 8 février 2023

C. Monet © Musée Marmottan Monet (3)

Dialogue Claude Monet – Joan Mitchell : Commissariat général de l’exposition Suzanne Pagé, Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – Co-commissaires : Marianne Mathieu, directrice scientifique du Musée Marmottan Monet, et Angeline Scherf, conservatrice à la Fondation Louis Vuitton, assistée de Cordelia de Brosses, chargée de recherches et Claudia Buizza, assistante conservateur – Rétrospective Joan Mitchell : Commissariat général Suzanne Pagé, Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – Commissaires de l’exposition : Katy Siegel, Senior Curator pour la recherche et programmation au Baltimore Museum of Art, et Sarah Roberts, Andrew W. Mellon Foundation Curator et responsable des peintures et sculptures au SFMOMA – Commissaire associé pour la présentation à Paris : Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis Vuitton.

© The Estate of Joan Mitchell (4)

L’exposition « Rétrospective Joan Mitchell » est co-organisée par le San Francisco Musem of Modern Art (SFMOMA) et le Baltimore Museum of Art (BAM) avec la Fondation Louis Vuitton. Les expositions « Monet-Mitchell » sont organisées dans le cadre d’un partenariat scientifique avec le Musée Marmottan Monet –  Jusqu’au 27 février 2023, Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne. Paris – métro : Sablons, ligne 1.

Crédits photos : 1/ Claude Monet, Nymphéas, 1916 – 1919, huile sur toile, 200 × 180 cm, Musée Marmottan Monet, Paris © Musée Marmottan Monet, Paris – 2/ Joan Mitchell, La Grande Vallée, 1983, huile sur toile, 259 x 200 cm, Fondation Louis Vuitton © The Estate of Joan Mitchell – 3/ Claude Monet, Le jardin à Giverny, 1922-1926, huile sur toile, 93 x 74 cm, Musée Marmottan Monet © Musée Marmottan Monet, Paris – 4/ Joan Mitchell, La Grande Vallée XVI, pour Iva, 1983, huile sur toile, 259,7 x 199,4 cm,  © The Estate of Joan Mitchell, Courtesy Joan Mitchell Foundation, New-York.

 

This is how you will disappear

© Christophe Raynaud de Lage

Conception, mise en scène, chorégraphie et scénographie Gisèle Vienne, texte Dennis Cooper,  création musicale Stephen O’Malley et Peter Rehberg – créé en collaboration avec et interprété par Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – au Théâtre de la Colline, en coréalisation avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

On se trouve dans une forêt de sapins, flamboyante et inquiétante, quelques arbres d’autres familles et de diamètres divers y ont pris place, certains décharnés mais fiers comme des figures-totems. Dans ce décor tourmenté, au milieu d’un tapis de feuilles mortes, une jeune gymnaste en juste-au-corps blanc s’entraîne, (remarquable Nuria Guiu Sagarra) à la recherche de la perfection : grands écarts, de face, de profil, figures acrobatiques, torsions extrêmes. L’entraînement se fait sous le regard d’un coach en survêtement blanc, inscription France au dos (Jonathan Capdevielle).

© Christophe Raynaud de Lage

L’ambiance est étrangement malsaine, les deux personnages ont d’ailleurs surgi du dessous des feuilles, d’emblée on se pose la question : l’a-t-il violée, quel est le deal entre eux ? L’entraînement est rude, exigeant, froidement effectué froidement accompagné, plus proche de l’acte de torture que d’un entrainement bienveillant. Le dialogue ajoute à la tension ambiante. L’homme évoque l’idée de la jeter à la rivière… L’entraînement doit être parfait, exige-t-il et il la menace avant de la lâcher avec violence et de disparaitre. Blessée, elle en reste un instant comme pétrifiée, et le temps se suspend. Puis elle attrape son sac à dos, qui restera suspendu à une branche tout au long du spectacle, y prend quelques gâteaux, ôte ses tennis comme si elle sortait du gymnase, et se rhabille. Dans l’ombre, une silhouette noire, à peine perceptible et le bruit d’un torrent qui descend la montagne. Silence. Pesanteur.

Restée seule, ce sont les éléments qui se lèvent, quelques feuilles mortes commencent à doucement voltiger, elle, exécute une sorte de danse obscure, puis le vent se lève de plus en plus violemment et la terre se soulève formant comme des nuages bruns qui s’enroulent avec force en spirales. Le spectacle est d’une grande beauté. D’autres nuages bruns tombent aussi du ciel. C’est la tourmente. À travers ces épais nuages nous sommes comme projetés au fond de la rivière où le corps de la jeune femme qu’on devine par le point blanc de son juste-au-corps à peine perceptible est roulé dans les flots. Les images sont impressionnantes, d’une grande beauté picturale et la bande son de forte intensité insiste sur l’inhospitalier par ses grincements, crissements, grésillements, froissements, claquements, sons continus et grandes orgues, chuchotements, nous propulsant dans l’au-delà et le fantasme. Les sons de la forêt sont amplifiés. Un long temps s’écoule où le noir est quasi absolu et où, imperceptiblement, se poursuit le déplacement des nuages.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre alors en piste ce personnage d’ombre à peine entrevu et qui se trouve à son tour sur le devant de la scène (Jonathan Schatz). Un musicien, un junkie qui raconte en balbutiant avoir poignardé une jeune fille. Le coach vient lui régler son compte et le tue. La scène est rejouée dans la forêt par des mannequins représentant les personnages. L’hallucination est totale. Puis le coach s’arme d’un arc sophistiqué. Un oiseau traverse la scène de cour à jardin, puis un rapace, buse, circaète ou effraie, se pose sur une branche. Très détachée la jeune gymnaste rapporte la flèche qu’elle tient dans la main.

Avec This is how you will disappear, le spectateur traverse une expérience sensorielle, écologique, géologique et climatique, physique et mentale, des plus singulières. Il entre dans la poussière du tableau entre l’incarné et le désincarné des personnages, la jeune athlète et les  éléments scénographiques servant de fil conducteur à la narration. Le temps, la mémoire, l’espace mental, le trouble et la perception, les rapports de force et la violence sourde, s’inscrivent au générique de la démarche de la talentueuse Gisèle Vienne, chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, férue de philosophie et de musique. (cf. notre article sur L’Étang, du 28 décembre 2022).

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2023

Avec Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – création musicale Stephen O’Malley, Peter Rehberg- remix, interprétation et diffusion live Stephen O’Malley – texte et paroles de la chanson Dennis Cooper – lumières Patrick Riou –  sculpture de brume Fujiko Nakaya – vidéo Shiro Takatani – stylisme et conception des costumes José Enrique Oña Selfa – fauconnier Patrice Potier/Les Ailes de l’Urga – remerciements pour leurs conseils Anja Röttgerkamp et Vilborg Àsa Gudjónsdóttir – conception des poupées Gisèle Vienne – construction des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne – reconstitution des arbres et conseils Hervé Mayon/La Licorne Verte – vidage et reconstitution des arbres François Cuny/O Bois Fleuri, les ateliers de Grenoble – création maquillages, perruques, coiffures Rebecca Flores – programmation vidéo Ken Furudate – ingénierie brume Urs Hildebrand – réalisation des costumes Marino Marchand – réalisation du sol Michel Arnould et Christophe Tocanier – traduction des textes de l’anglais (États-Unis) au français Laurence Viallet – This is how you will disappear a été créé le 8 juillet 2010 au Festival d’Avignon.

Du 6 au 15 janvier 2023, du mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30 et dimanche à 15h30, à La Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – Sites : www.colline.fr et www.theatre-chaillot.fr – En tournée les 2 et 3 mars 2023 à la MC2/Maison de la Culture de Grenoble.

Edvard Munch, un poème de vie, d’amour et de mort

© Visuel 1

Exposition, au Musée d’Orsay, en partenariat exceptionnel avec le Munch Museet d’Oslo – jusqu’au 22 janvier 2023 – Derniers jours.

Le parcours de vie d’Edvard Munch est rempli de traumatismes et de drames, il réinterprète la mort dans sa peinture. Né en 1863 en Norvège, Munch perd sa mère à l’âge de cinq ans, sa tante, Karen Bjølstad, chargée de son éducation, pratique la peinture et l’initie au dessin. A l’âge de quatorze ans il perd sa sœur aînée de la tuberculose, entre en 1880 pour quelques mois, au Collège royal de dessin et participe, à partir de 1883, à des expositions collectives. On peut considérer qu’il s’est largement auto-formé. Munch découvre en 1884 le milieu de la bohème de Kristiania – le nom d’Oslo jusqu’en 1924. En 1885 il séjourne pour la première fois à Paris où il résidera de 1889 à 1892. Sa peinture reflète ce qu’il vit, elle est au départ, très mal acceptée : en 1886 il présente son tableau L’Enfant malade au Salon d’automne de Kristiania et provoque un scandale, et en 1892 ses œuvres choquent et sont vivement critiquées au Verein Berliner Künstler, lors d’une exposition personnelle qui ferme ses portes au bout d’une semaine. À Berlin où il vit, il fréquente le cercle littéraire et rencontre entre autres August Strindberg – dont il réalisera en 1896 un portrait sur lithographie – technique à laquelle il s’initie, ainsi qu’à la gravure, notamment sur bois.

En 1896 il participe au Salon des Indépendants, à Paris et réalise l’affiche des pièces d’Henrik Ibsen, Peer Gynt et John Gabriel Borkman jouées au Théâtre de l’Œuvre ; il dessine des illustrations pour les pièces de Strindberg et pour Les Fleurs du mal de Baudelaire. En 1902 il expose à la Sécession de Berlin une vingtaine de tableaux sous le titre Présentation de plusieurs tableaux de vie, en fait la première esquisse de La Frise de la vie. En 1906, le célèbre metteur en scène allemand Max Reinhardt – fondateur des Kammerspiele à Berlin, qui modifient le rapport scène/salle – lui commande des décors pour Les Revenants et pour Hedda Gabler, d’Ibsen. Sa rencontre avec le théâtre est fondamentale et modifie son regard sur l’architecture de ses toiles.

Souffrant d’une dépression, les années 1908 et 1909 sont sombres. Munch demande à être hospitalisé dans la clinique psychiatrique du Dr Jacobson, à Copenhague. Il présente ensuite des projets, notamment des concours de décors pour l’université de Kristiania, certains finiront par être acceptés. À partir de 1916 il réside près d’Oslo où il a acheté la propriété d’Ekely, et y restera jusqu’à sa mort, en 1944. C’est en 1918 qu’il organise l’exposition La Frise de la vie à la galerie Blomqvist de Kristiania et publie quelques mois après un livret où il retrace son travail sur la Frise. En 1937, quatre-vingt-deux de ses œuvres sont arrachées des musées allemands et confisquées par les nazis qui les jugent comme dégénérées.

Edvard Munch a longtemps dérouté par le côté inachevé de ses toiles qu’il aime à rapprocher, comme des ensembles. Pour lui, chacune prend tout son sens quand elle s’inscrit dans une série. Il construit ainsi son discours pictural taraudé par les grandes questions existentielles que sont l’amour, l’angoisse, le doute et la mort en écho aux drames familiaux traversés (mort de sa mère puis de deux sœurs et d’un frère, père austère). « La maladie, la folie et la mort étaient les anges noirs qui se sont penchés sur mon berceau » écrit-il dans l’un de ses carnets de notes et rapporté dans le programme de l’exposition. Sur ce thème, le Musée d’Orsay présente entre autres Près du lit de mort (1895) réminiscences de la mort de sa sœur aînée, L’Enfant malade (1896) où la mère semble prier près de sa fille ; La Lutte contre la mort (1915). Ses sombres états d’âme s’expriment aussi à travers des œuvres comme Désespoir, Humeur malade au coucher de soleil (1892) un paysage lugubre couvert d’un ciel orangé ou comme Mélancolie (1894/96) un homme pensif devant un vaste horizon aux dégradés sombres à l’avant avec pourtant quelques traits de clarté, au loin.

© Visuel 2

D’une autre veine, et se répondant l’une à l’autre, on trouve des œuvres comme Danse sur la plageJeunes filles arrosant les fleurs – Arbres au bord de la plage (1904) – Sur le pont (1912/13), Les Jeunes filles sur le pont, en 1918, avec reprise de motif en 1927 puis avec Les Dames sur le Pont (1934/40). Il fait une lithographie intitulée Madone (1895/96) où la longue chevelure féminine sert de lien de communication entre le sentimental et le spirituel. Vampire (1895) initialement intitulé Amour et douleur évoque la femme castratrice, puis Vampire dans la forêt (1924/25) interprétation d’un couple désuni dans une atmosphère d’anxiété, est la reprise du motif.

Tout au long de sa carrière Munch peint des autoportraits, une façon de marquer les événements importants de sa vie, d’y exposer sa sincérité et sa vulnérabilité. On voit ainsi dans l’exposition les œuvres de différentes périodes : Autoportrait à la cigarette et Autoportrait au bras de squelette, une lithographie (1895), l’inquiétant Autoportrait en enfer (1903) ; Nuit blanche, autoportrait au tourment intérieur (1920), Autoportrait devant une œuvre, une photographie/épreuve gélatino-argentique de 1930, un Autoportrait de la fin de sa vie (1940/43), « Nous ne mourons pas, c’est le monde qui meurt et nous quitte » écrit-il dans un carnet de croquis.

Son œuvre emblématique, initiée au cours des années 1890, La Frise de la vie – où il regroupe ses œuvres pour leur donner cohérence, oeuvres sur lesquelles il travaillera toute sa vie – est montrée pour la première fois à Berlin, en 1902. Elle a été pensée comme une série logique de tableaux qui donnent un aperçu de la vie. « J’ai ressenti cette fresque comme un poème de vie, d’amour, de mort » écrit-il en 1919. Son œuvre la plus célèbre, Le Cri, y est déclinée en plusieurs versions, peintes et gravées, on trouve notamment à Orsay une lithographie faite en 1895 et un dessin réalisé en 1898 au crayon et pinceau sur papier, Tête du « Cri » et mains levées.

© Visuel 3

Dans toute son étrangeté Edvard Munch est un inclassable. Son œuvre étonne et/ou dérange et n’appartient ni au symbolisme ni à l’expressionnisme même s’il en est peut-être l’un des précurseurs. Son exploration de l’âme humaine met à l’épreuve, et dans l’intimité des sentiments qu’il fait partager, se trouve une dimension universelle. Admirateur de Paul Gauguin, comme lui et malgré ses fantômes, il fait très librement l’usage de la couleur, cinglante et provocatrice parfois, pour traduire sa vision singulière du monde.

L’exposition du Musée d’Orsay, Edvard Munch, un poème de vie, d’amour et de mort, – finement réalisée sous le Commissariat de Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie avec la collaboration d’Estelle Bégué, chargée d’études documentaires au musée d’Orsay – permet, au-delà du Cri, de rencontrer l’ensemble de La Frise de la vie, ce grand récit de l’âme humaine et de découvrir d’autres versants de la vie et de l’œuvre de cet immense artiste.

Brigitte Rémer, le 7 janvier 2023

Exposition organisée par l’Établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie, en partenariat exceptionnel avec le Munch Museet d’Oslo – Publications : Catalogue de l’exposition, coédition musée d’Orsay/RMN, 256 pages, 45 € – Les Mots de Munch, coédition musée d’Orsay /RMN, 128 pages, 14,90 €.

Jusqu’au 22 janvier 2023, du mardi au dimanche de 9h30 à 18 heures, 21h45 le jeudi – Musée d’Orsay, esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007. Paris – métro : Solférino – tél. : 01 40 49 48 14 – site : musées-orsay.fr

Visuels : 1/ – Soirée sur l’avenue Karl Johan, 1892 © Dag Fosse/KODE – 2/ – Vampire, 1895, Oslo, Munchmuseet © Munchmuseet / Richard Jeffries – 3/ – Rouge et blanc (Rødt og hvitt) Munchmuseet, Oslo, Norvège © Munchmuseet, Oslo, Norvège / Halvor Bjørngård.

Rebetiko

© Mara Kyriakidou

Fable sociale pour objets et marionnettes réalisée par l’Anima Théâtre, écriture Panayotis Evangelidis, mise en scène Yiorgos Karakantzas, musique Nicolo Terrassi, au Mouffetard/Théâtre national de la Marionnette.

C’est l’histoire d’une vieille femme qui se souvient de son enfance. L’Histoire, la grande Histoire, lui vole ses parents quand elle a dix ans et que la ville est en feu, elle, réussit à s’enfuir à bord d’une petite embarcation. On suit son odyssée, à travers risques, dangers et espérances, en compagnie du jeune garçon qu’elle rencontre et qui devient un compagnon de route, tentant de la protéger. Après le naufrage de leur bateau, ils se retrouvent dans un camp de réfugiés avant d’être séparés, puis de se retrouver, en final, au fond de deux poubelles. Un second parcours se joue en parallèle, celui de la grand-mère menant une vie paisible avec son petit-fils, sauvant un jour de la police une jeune fille de couleur qu’elle accueille chez elle. Le troisième élément est celui des références littéraires et cinématographiques.

© Mara Kyriakidou

Tissant des passerelles entre le passé et le présent, Rebetiko est un spectacle sans paroles basé sur des images d’archives et sur l’histoire des deux grands-mères du metteur en scène, Yiorgos Karakantzas qui, comme une part importante de la population grecque juive arménienne, durent en 1923 fuir le pays et s’exiler. Sa grand-mère maternelle avait quitté le quartier grec de sa ville de Smyrne (Turquie), en proie aux flammes, elle n’en parlait pas. Les images, les figurines, l’univers plastique et l’environnement musical racontent l’exil et font fonction de narrateurs.

Les marionnettes sont de belles sculptures portées à la manière du bunraku, manipulatrices vêtues et cagoulées de noir, ou cachées en arrière-plan quand les figurines évoluent dans un petit castelet central (manipulation : Irene Lentini et Magali Jacquot). Demy Papada et Dimitris Stamou du Merlin Puppet Theater fondé à Athènes en 1995, installé à Berlin depuis une dizaine d’années, ont construit les marionnettes et ont été associés à la création du spectacle sur lequel ils ont apporté leur regard expérimenté.

© Mara Kyriakidou

Le théâtre d’ombres, les projections vidéo et d’images holographiques travaillées par Shémie Reut, réalisateur spécialiste en effets spéciaux virtuels pour le cinéma, utilisent ici une technique de prestidigitation basée sur l’illusion optique – la technique du fantôme de Pepper : une plaque semi-réfléchissante en verre métallisé ou film plastique positionnée à 45° et combinée avec des techniques d’éclairage particulières, permet de faire croire que des objets apparaissent, disparaissent ou deviennent transparents, ou qu’un objet se transforme en un autre. C’est dire la dimension et la force que prennent les images ici dédoublées, habilement insérées dans le dispositif et équilibrées par la mise en scène, pour ne jamais faire disparaître les marionnettes qui évoluent comme dans un décor cinématographique en mouvement (création de la structure : Sylvain Georget et Patrick Vindimian, assistés de Mara Kyriakidou ; création lumières Jean-Louis Floro). L’action se déroule entre le miroir et l’écran, conférant à l’ensemble un côté résolument onirique.

© Mara Kyriakidou

La musique in situ et l’environnement sonore de Nicolo Terrassi, compositeur né à Palerme, complètent le voyage, à partir d’une laterna aux échos métalliques placé côté jardin d’où le musicien officiela laterna est une sorte de piano mécanique né à Constantinople au XIXe siècle et qui a voyagé jusqu’en Grèce – « Je pense le rebetiko comme l’essence et le parfum de l’odyssée que je veux raconter : né de l’arrivée en Grèce des réfugiés des côtes de l’Asie mineure, interdit sous la dictature des Colonels, exilé jusqu’aux États-Unis et l’Australie avec les immigrés, un chant de survivants et de diaspora » dit Yiorgos Karakantzas. Enracinée dans les sources du Rebetiko, la création musicale ponctue cette fresque, en fait si contemporaine.

Anima Théâtre est né en 2004 à Marseille de la rencontre entre Yiorgos Karakantzas et Claire Latarget faite cinq ans plus tôt à l’École nationale supérieure des Arts de la Marionnette fondée par Margareta Niculescu. La troupe a maintenant posé ses tréteaux à Marseille et Claire Latarget est artiste et auteure indépendante. Créé en 2020, Rebetiko est un spectacle fragile et fort où la marionnette s’enroule dans les puissants éléments qui l’environnent, un océan démonté suivi d’un sauvetage, un déracinement forcé et une errance sur des routes aujourd’hui malheureusement encore empruntées. Avec Rebetiko le passé se conjugue avec le présent tout en continuant à interroger l’Histoire, qui sans cesse se répète.

Brigitte Rémer, le 2 décembre 2022

Avec – marionnettistes : Irene Lentini, Magali Jacquot – compositeur et musicien : Nicolo Terrasi – régie : Nicolas Schintone – construction : Demy Papada, Dimitris Stamou – Cie Merlin Puppet Teatre : marionnettes et accessoires – Panos Ioannidis, laterna – Sylvain Georget, Patrick Vindimian (structure) assistés de Mara Kyriakidou – création lumières : Jean-Louis Floro – vidéo : Shemie Reut – musique : Katrina Douka (voix), Christos Karypidis (oud), Tassos Tsitsivakos (bouzouki) – costumes : Stéphanie Mestre

Du 22 au 30 novembre 2022, au Mouffetard/Théâtre national de la Marionnette, 73, rue Mouffetard – 75005 Paris – métro : Place Monge – site : lemouffetard.com – tél. : 01 84 79 44 44.