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Dancefloor et Acid Gems

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

Deux créations présentées par le Ballet de Lorraine, centre chorégraphique national : Dancefloor, chorégraphie Michèle Murray, scénographie Koo Jeong A, création sonore Gerome Nox – Acid Gems, chorégraphie Adam Linder, création musicale Billy Bultheel – à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy.

Ces pièces composent le programme numéro deux, d’un triptyque dont le volet précédent a donné lieu à la création d’Air condition, une chorégraphie de Petter Jacobsson et Thomas Caley – sur une composition musicale signée d’Eliane Radigue-L’île Re-sonante. Elles viennent d’être présentées au public nancéien, au début du mois d’avril, avant que le Ballet de Lorraine ne parte en tournée, et célèbrent la virtuosité de ce grand Ensemble. La première partie de la soirée présente Dancefloor de la franco-américaine Michèle Murray, la seconde partie, Acid Gems de l’australien Adam Linder.

© Laurent Philippe “Dancefloor”

Dancefloor construit, avec les vingt-cinq danseurs et danseuses du corps de ballet, un langage où cohabitent formes et tempos, où chaque artiste apporte son expérience, sa présence et sa personnalité, modulant le temps et l’espace à son image. Au centre, un immense tapis blanc, le dancefloor, plancher en son sens premier et ici piste de danse devenue surface d’expérimentation, espace sacré de la danse et de la communauté des danseurs, en dehors duquel ils se posent par petits groupes, dans l’entre-deux de leurs interventions. Ils entrent dans la danse latéralement, souvent en solo, se rencontrent parfois en duo ou en trio. À certains moments tous emplissent l’espace dans leur créativité gestuelle, leurs bras sont comme des sémaphores. Un homme s’élance, chemise blanche en technique de lumière noire. Il tournoie avec rapidité, comme un félin, enchaînant les pirouettes, deux autres prennent le relais, pour un pas de deux ; d’autres se joignent à eux, certains s’immobilisent, quelques-uns tentent de s’approcher et de dialoguer, l’un propose l’autre esquisse une réponse, et chacun danse sa partition.

Un bourdonnement s’élève doucement, qui prendra dans l’installation sonore des allures de train et de voyage. Le tapis blanc se pare d’un cadre de dégradés subtils aux couleurs caméléon qui évoluent tout au long de la chorégraphie et délimitent le dedans-dehors – rose et pourpre de Tyr, bleu de l’aigue-marine ou couleur du lagon, blanc d’argent ou du glacier, vert presque transparent, jade ou émeraude, orangé. Une lumière crue tout à coup tombe comme une révélation. Un monde en mouvement se met en place dans un geste balancé, puis apparaît un solo sur une musique matière en fusion, lancinante, suivi d’un trio puis de quelques couples, mixtes ou non. Il y a comme une lame de fond ininterrompue dans ces entrées et sorties qui se fondent et s’enchaînent dans une belle énergie et fluidité. Les vocabulaires de la danse se mêlent, certaines séquences montrent des figures plus classiques, des sauts et des équilibres, les gestes s’arrondissent. Soudain une note se suspend, on entend le souffle du vent. Et tous se regroupent, certains portés sont exécutés tant par les femmes que par les hommes. Il y a de la délicatesse, de la lenteur, un travail de diagonale, des lignes droites.

© Laurent Philippe

L’un esquisse un geste qui fait contagion et s’étend. L’énergie épouse l’accentuation de la vitesse d’exécution et la montée de l’intensité sonore. Trois ou quatre danseurs tournent encore avant que tout s’arrête. Le son est à son maximum, comme un appel – des graves, quelques balancements, des sauts, des attitudes jusqu’à ce que le geste se suspende, soudainement, laissant au public le champ libre d’achever la phrase rythmique. Parallèlement aux variations des lumières, les costumes ont une palette de couleurs d’une grande douceur, les jeans déclinent les bleus à la lisière du gris, les tee-shirt sont de couleurs tendres beige, vieux rose, sienne. La scénographie, de l’artiste coréenne Koo Jeong – formée entre autres à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris – décline le spectre des couleurs. Cette artiste développe sa carrière de plasticienne et son travail a fait l’objet d’un grand nombre d’expositions dans le monde dont à la Biennale d’Architecture de Venise, en 2014, dans le Pavillon Suisse.

© Laurent Philippe “Dancefloor”

Directrice artistique de la structure Play/Michèle Murray qu’elle a fondée en 2012, la chorégraphe s’est formée en danse classique à Düsseldorf, puis à New York auprès de Merce Cunningham ainsi qu’à Movement Research qui développe l’expérimentation. Elle a côtoyé de nombreux chorégraphes à Paris et collaboré à différents projets chorégraphiques en tant qu’interprète – notamment auprès de Bernardo Montet au CCN de Tours, de Didier Théron à Montpellier et de L’art not least à Berlin. À partir de l’année 2000, la chorégraphe développe son travail personnel au sein de la compagnie Michèle Murray, qui s’est appelée huit ans plus tard Murray/ Brosch Productions pour sceller sa collaboration artistique avec Maya Brosch. À partir de la création de sa compagnie Michèle Murray recentre son travail sur le corps et la danse en collaboration avec d’autres artistes – elle a entre autres créé en 2018 un atlas chorégraphique pour sept danseurs, Atlas/Études, composé de dix courtes pièces, pour le festival Montpellier Danse. Elle enchaîne la création de pièces : en 2020, Wilder shores, pour six danseurs, sur une composition live électronique de Gerome Nox et Empire of Flora, pièce pour quatre danseurs et une DJ. En 2022, elle travaille sur un projet pour un espace muséal qu’elle intitule Duos-Collisions et combustion, une collection chorégraphique pour le musée, et l’a présenté pour la première fois au Brandenburgisches Landesmuseum für Moderne Kunst dans le cadre du programme Dance in Residence Brandenburg en Allemagne.

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

La seconde chorégraphie de la soirée, Acid Gems, d’Adam Linder explore les styles et les influences. Le chorégraphe s’inspire ici de la pièce Les Joyaux, de Georges Balachine, créée en 1967 et entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 2000 dans des décors et costumes de Christian Lacroix. D’origine russe – la musique originale était d’Igor Stravinsky – Balanchine avait ensuite fondé le New-York City Ballet en 1948, haut lieu de l’expérimentation auquel Jerome Robbins avait été associé. Dans Les Joyaux, Balanchine faisait référence à la formation des pierres précieuses et à son lent processus de cristallisation, donnant naissance à un matériau aux multiples et éclatantes facettes. Il rendait aussi hommage aux trois grandes écoles de danse auxquelles il avait appartenu et dont il s’était imprégné, la russe son lieu d’origine, l’américaine et la française où il avait été maître de ballet quelques mois à l’Opéra de Paris en 1947 où il avait, entre autres, créé Le Palais de cristal. Adam Linder poursuit sa recherche sur l’hybridation des danses et leur évolution à travers les corps. Deux chaises hautes d’arbitre qu’on trouve sur les courts de tennis font partie de la scénographie, deux danseurs y sont installés, face à l’écran et de trois-quarts pour le public, un tissu devant les yeux opacifiant leur regard. Des couleurs vives tant dans les éclairages qui se succèdent que dans les costumes très élaborés qui semblent relever de l’Op Art, vert, jaune, rose relevant de l’illusion optique. Ici, tous les danseurs sont liés et comme flottant dans une bulle de verre, la composition des ensembles ressemble à des pistils. Il y a une grande sophistication, recherche et raffinement et tout est au cordeau créant imbrications et enchevêtrements des danseurs, comme éléments d’une sculpture et croisant les styles, qui allient aussi, dans l’esprit, le musical hollywoodien et le jazz en une construction savante de la chorégraphie.

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

Né à Sydney Adam Linder débute sa carrière de danseur au Royal Ballet School de Londres puis collabore avec la Michael Clark Company et la compagnie Damaged Goods de Meg Stuart où il expérimente le domaine des arts visuels. Il a présenté en Europe et aux États-Unis différentes pièces dont Parade en 2013, Auto Ficto Reflexo en 2015, The Want en 2018 et Loyalty en 2021, toujours saluées par la critique. Le chorégraphe est aussi artiste plasticien et présente ses œuvres visuelles dans des galeries et musées. Il vit et travaille à Berlin et prépare actuellement un solo pour le Museum of Contemporary Art Australia de Sydney. Adam Linder construit une poétique du plateau en mêlant les styles et en lançant des harmonies de couleurs affirmées. On retrouve dans sa proposition chorégraphique les émeraudes, rubis et diamants et les vitrines flamboyantes des bijouteries de la Cinquième Avenue qu’évoquait Balanchine. Le dépouillement de la scénographie met d’autant en relief l’espace et le tracé de la chorégraphie qui devient comme une œuvre d’art totale, c’est techniquement virtuose.

Les deux chorégraphies présentées à l’Opéra de Nancy par le Centre Chorégraphique National-Ballet de Lorraine, quoique de nature très différentes, mettent en valeur la virtuosité des danseurs, leur liberté et énergie pour la première, Dancefloor, signée de Michèle Murray ; la construction de la complexité d’un ballet pour la seconde, Acid Gems, signée de Adam Linder, et la célébration des trois grandes écoles de danse – Saint-Pétersbourg, New-York et Paris. Les motifs dansés, dans un cas comme dans l’autre, célèbrent le corps et mettent en mouvement le grand ensemble des danseurs qu’il faudrait tous citer, pour leur virtuosité..

Depuis plus d’une dizaine d’années Petter Jacobsson poursuit sa mission de création et d’expérimentation en invitant les plus grands chorégraphes. Il inscrit aussi au répertoire du Ballet de Lorraine de nombreuses reprises permettant de les présenter au public en France, en Europe et partout dans le monde, Twyla Tharp, Trisha Brown, Ester Szalamon et Merce Cunningham, entre autres. Chaque chorégraphie apporte sa réponse, dans le temps de la création qui lui est imparti, à la question philosophique du pourquoi on danse, comment évolue le geste, comment penser et décoder le monde par le mouvement.

Brigitte Rémer, le 9 avril 2023

Dancefloor – chorégraphie Michèle Murray – scénographie Koo Jeong A, invitée dans le cadre du dispositif Artiste associé avec le Centre Pompidou-Metz – musique Gerome Nox – collaboration artistique Alexandre Bachelard, Maya Brosch, Marie Leca – pièce pour 25 artistes chorégraphiques. – Acid Gems – chorégraphie Adam Linder – création musicale Billy Bultheel – lumières Shahryar Nashat – costumes Antonin Tron – pièce pour 16 artistes chorégraphiques

Les 1eravril à 20h, 5, 6 et 7 avril, à 20h. Ballet de Lorraine-Centre chorégraphique national, 3 rue Henri Bazin 54000 Nancy – site : www.ballet-de-lorraine.eu – tél. : 03 83 85 69 00 – En tournée : Vendredi 21 et samedi 22 avril 2023, New York/Etats-Unis – NYU Skirball Center for the Performing Arts, For Four Walls, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Cela nous concerne tous (This concerns all of us), chorégraphie Miguel Gutierrez – Jeudi 4 mai 2023, Valenciennes, Le Phénix Scène nationale Static Shot, chorégraphie Maud Le Pladec – Decay, chorégraphie Tatiana Julien – For Four Walls, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley. Lundi 22 mai 2023, Paris – Musée de l’Orangerie, Danse dans les Nymphéas Twelve Ton Rose, chorégraphie Trisha Brown – Access to pleasure, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Mercredi 28 juin 2023, Paris, Le Carreau du Temple, Discofoot, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Samedi 1er juillet 2023, Nantes/Cours Franklin Roosevelt, « Nuit du Voyage à Nantes » Discofoot, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Lundi 10 et mardi 11 juillet 2023, Paris, Musée du Louvre, Festival Paris l’été, Static Shot, chorégraphie Maud Le Pladec.

Biennale internationale des arts de la Marionnette 2023

Visuel Loïc Le Gall

Du 10 mai au 4 juin se déroulera la 11ème édition de la Biennale internationale des arts de la marionnette (BIAM), à Paris et dans de nombreuses villes d’Île-de-France. Le Mouffetard – Centre National de la Marionnette que dirige Isabelle Bertola en assure la programmation et développe de nombreux partenariats institutionnels et artistiques.

Né en 2001 en coopération avec le Parc de La Villette, la Biennale est devenue un incontournable de la discipline, les artistes de tous pays s’y rencontrent. C’est une vitrine sur l’art de la marionnette qui permet de faire le point sur la création et de montrer la diversité et la richesse de ce domaine artistique souvent resté mal aimé car mal connu.

Une programmation dense et éclectique s’annonce dans sept structures à Paris et vingt en Île-de-France. Très active, la ville de Pantin participe pour la huitième fois à la Biennale et accueille des spectacles dans tous les lieux culturels de la ville. De nombreux coproducteurs, soutiens et partenaires sont partie prenant dans la manifestation. Trente-trois compagnies françaises et internationales y seront accueillies pour donner trente-neuf spectacles et cent trente-deux représentations.

Un coup de projecteur sera donné cette année sur l’univers singulier d’une artiste italienne, Marta Cuscunà qui lancera la manifestation le 10 mai au Carreau du Temple avec son spectacle Sorry, Boys, et présentera deux autres spectacles, Il Canto della caduta, à Pantin et La Simplicita ingannata au Mouffetard.  Deux autres Focus mettront l’accent sur le travail de deux compagnies :  La Agrupación Señor Serrano, de Barcelone, qui mêle performance, texte, vidéo, son, à travers Birdie présenté à Pantin et The Mountain à Choisy-le-Roi, et la compagnie Tro-héol fondée en 1995 par Daniel Calvo-Funes et Martial Anton, avec Everest, programmé à Pontault-Combault et Scalpel suivi de Plastic, à Montreuil.

Un programme labellisé « Olympiade culturelle par Paris 2024 », OMNI-objet marionnetique non identifié/ présences sportives, annonciateur des JO présentera six spectacles sur la thématique du sport, des créations inédites qui célèbrent l’olympisme – sur dix sélectionnés dans ce cadre – À vous les studios / compagnie Les Maladroits –  Footcinella / compagnie La Mue/tte –  Hand Hop / Scopitone et Cie – Sport en boîte / compagnie Randièse – Podium / Rodéo Théâtre et Rebonds / Compagnie Alinéa.

De nombreuses autres compagnies sont programmées dans les différents lieux de la Biennale et présenteront leurs spectacles, nous ne pouvons toutes les citer. Un Bal Marionnettique clôturera l’événement, le 3 juin au Théâtre des Quartiers d’Ivry, mené par la compagnie Les Anges au plafond dans une mise en scène de Brice Berthoud. Des rencontres, échanges et conférences se tiendront au Mouffetard. « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » Réponse du 10 mai au 4 juin 2023, avec la Biennale internationale des arts de la Marionnette.

Brigitte Rémer, le 7 avril 2023

11ème Biennale internationale des arts de la Marionnette – Le Mouffetard-CNMa, 73 rue Mouffetard, 75005. Paris – métro : Place Monge (ligne 7) ou Cardinal Lemoine (ligne 10) – site : www.lemouffetard.com – tél. : 01 84 79 44 44 – email : contact@lemouffetard.com – La conférence de presse annonçant la manifestation s’est tenue le 22 mars 2023, au Carreau du Temple.

Premier Amour

© Thomas O’Brien

Texte de Samuel Beckett – réalisation Dominique Valadié et Alain Françon, Théâtre des nuages de neige – avec Dominique Valadié, à La Piccola Scala, Paris.

Depuis plus de deux mois Alain Françon a investi La Scala en présentant sa nouvelle création de En attendant Godot, un magnifique travail réalisé avec des acteurs hors-pair devant une toile peinte et un arbre à deux feuilles. « Tu aurais dû être poète… » dit Vladimir à Estragon qui lui répond : « Je l’ai été. Ça ne se voit pas ? »

Alors que Godot se termine juste, Alain Françon a co-adapté et mis en scène avec Dominique Valadié sa compagne, dans la petite salle de La Scala, une nouvelle de Beckett écrite en 1945, traduite et publiée par les Éditions de Minuit en 1972 seulement, qui a l’audace de s’intituler Premier Amour, titre qu’il emprunte à Tourgueniev. Irlandais d’origine, Beckett est à la veille de ses quarante ans et pour la première fois écrit en français. Oublions Tourgueniev et écoutons ce texte porté ici par une femme, l’excellente Dominique Valadié, ce qui donne un peu de distance au propos et de baume au cœur. Mais cela suffit-il à faire théâtre et tout texte, y compris d’un immense écrivain, est-il bon à prendre ?

Au premier degré, derrière les grincements beckettiens, d’ordinaire pleins de son abstraction poétique, on est face à une bonne couche de misogynie, causticité, provocation, insolence et sarcasme. Vous avez dit humour ? Chez Beckett l’humour est féroce et ici, rien n’a de prise sur le personnage. « Une écriture simple et précise, un portrait de l’homme moderne » dit l’éditeur dans la publication du texte. Cet-homme-moderne-là qui narre à la première personne et par le menu sa rencontre puis sa liaison avec une prostituée, homme déclassé comme les aime l’auteur dans le sillage de Joyce et d’autres, n’a rien d’exaltant. Obligé de quitter la maison familiale au décès de son père, il devient comme une âme errante, au propre comme au figuré, s’allonge sur les bancs d’un parc où il essaie de vivre sa vie, et parle au passé simple.

Le prix Nobel de littérature attribué en 1969 aime à nommer l’innommable mais la distance décalée par l’interprétation de l’actrice jouant le personnage-homme à la première personne, permet de poser un peu de douceur et d’ironie sur les ruminations de son personnage, ex-agoraphobe. Pantalon et veste noire, debout les mains dans les poches ou assise sur une petite chaise bleue, livre en mains, Dominique Valadié nous fait naviguer dans le jeu de construction de l’écriture : « Cette phrase a assez duré… » dit-elle avec détachement face à deux prompteurs du fond de la salle. Au sol, un pantalon, une veste et un chapeau melon, celui de Vladimir sûrement, les godasses élimées d’Estragon, la valise de Lucky, sont posés comme une dépouille ou comme une ombre. Et quand l’actrice met ses lunettes noires, comment ne pas penser à Hamm, dans Fin de partie. À la recherche des dates de naissance et de mort de son père, le personnage s’interroge sur le choix de sa propre épitaphe. On est entre la figure des vivants et la figure des morts… et quand il emboîte le pas de la dame rencontrée dans le parc il se contente de faire l’inventaire de son logis sous les toits, de ses affaires empilées, de parler tuyauterie, de l’entendre recevoir ses clients, d’être le futur père d’une progéniture qu’il ne reconnaît pas et qui l’obligera à déguerpir, à s’enfuir. Le détachement est glacé, l’inhumanité extravagante, l’ambigüité redoutable. Même la jacinthe rose qu’elle lui apporte, à sa demande, aurait dû être bleue…

D’autres acteurs et metteurs en scène se sont frottés à ce texte, tous hommes, entre autres Jean-Quentin Châtelain, Michael Londsdale et Sami Frey. La désincarnation transfigurée par Dominique Valadié nous permet ici de supporter l’avalanche du non-sens et des non-mots d’un anti-héros peu glorieux. Quand Beckett met son cap au pire dans la dérision, le dérisoire et le déraisonnable avec cette voix qui va et vient, parfois triviale souvent désabusée, on aimerait bien oser brûler les idoles.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2023

Jusqu’au 19 avril à 19 h 30, mardi et mercredi, les 7, 8, 14 et 15 avril. 14 h 30 le dimanche. La Scala, 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris – métro Strasbourg Saint-Denis – www.lascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30

Le Silence et la peur

© Simon Gosselin

La vie, la musique et l’engagement de Nina Simone – Texte et mise en scène David Geselson, Compagnie Lieux-dits, au Théâtre de la Bastille, en français et en anglais surtitré.

 « Toute ma vie j’ai voulu crier mon sentiment d’être emprisonnée. Je connais le silence qui crée cette prison, comme chaque Noir le connaît » disait Nina Simone, en 1967. Pianiste, chanteuse, compositrice et arrangeuse, elle est dans le premier carré des plus grandes chanteuses de jazz de l’histoire avec Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan et Billie Holiday. Son style singulier est issu de la fusion de chansons gospel, du jazz et de la pop avec la musique classique. Derrière son exceptionnel talent musical, le spectacle témoigne de son parcours personnel et de son engagement face au racisme et à la ségrégation dont elle a comme tant d’autres, été victime, mêlant réalité et fiction. Issue d’une lignée Cherokee ayant survécu au génocide des Amérindiens – son arrière-arrière-grand-père était un esclave noir africain, Nina Simone était devenue l’une des porte-voix du mouvement afro-américain pour la défense des droits civiques. On la voit ici crier son indignation.

Peu de musique et peu de chant au cours du spectacle, une présence exceptionnelle de l’actrice qui interprète le rôle de Nina Simone Dee Beasnael, Américaine d’origine ghanéenne s’exprimant en anglais – pour laisser percevoir le talent, les misères, les troubles et les rébellions de cette grande figure iconique, au gré des situations et des rencontres avec les personnes-clés de sa vie. Le salon-salle à manger est déjà habité avant que le public s’installe, un canapé, une grande table et des chaises, un miroir et de petites lampes d’atmosphère. La scénographie de Lisa Navarro et les lumières de Jérémie Papin se modulent au fil de l’action laissant un espace vide pour certains monologues où Dee Beasnael, face au public, nous prend violemment à témoin.

© Simon Gosselin

Il y a de la fluidité dans les entrées et sorties des personnages, cinq acteurs d’un générique métissé et bilingue arrivant de différents points pour prendre place dans ce cruel manège de la vie et de l’Histoire qui s’inscrit chronologiquement dans cette biographie : le père de Nina Simone, John (Kim Sullivan), son premier amour Edney qui devient Andy le manager qu’elle épouse et dont le langage se transforme en violence (Jared McNeill), sa professeure de piano, Muriel (Laure Mathis) chemisier blanc et jupe rose plissée, actrice dans Doreen, le précédent spectacle de David Geselson, son mari, Jean-Louis (Elios Noël) qui avait collaboré à la mise en scène. Avec eux on refait l’histoire de l’esclavage, notamment transatlantique : les Amérindiens décimés par l’arrivée des Européens porteurs d’épidémies comme la variole à la fin du quinzième siècle, début du seizième, Christophe Colomb croyant découvrir les Indes alors qu’il s’agissait d’îles de l’archipel américain des Caraïbes, un peu plus tard la Barbade, « terre volée » découverte par les Portugais, la traite des Noirs tout au long de l’histoire jusqu’à l’abolition, en 1865.

Enfant prodige, Eunisse Kathleen Waymon (1933-2003), qui deviendra plus tard Nina Simone, accompagne sa mère, prédicatrice méthodiste et qui joue de l’harmonium à l’église, dès l’âge de quatre ans. Mais c’est la musique classique qu’elle apprend très tôt et qui la captive, Bach, Debussy et tous les autres pour lesquels elle manifeste un véritable talent. À sept ans elle veut devenir pianiste concertiste, le racisme l’en empêchera mais la jeune pianiste est remarquée par la patronne de sa mère – qui travaille aussi comme femme de ménage depuis le krach financier de 1929 – et qui lui conseille d’encourager les dons de sa fille. Elle rassemble l’argent pour payer ses cours de piano et la présente à Muriel dite Miss Mazzy qui devient pour elle comme une seconde mère, « ma mère blanche » dit-elle, et c’est elle, Miss Mazzy qui ouvre le spectacle. Pendant six ans, tous les samedis matin, Eunisse se rend chez elle pour travailler. A quatorze ans elle quitte la maison et part se perfectionner, mais à dix-huit se voit refuser une bourse d’étude à l’Institut Curtis, institut supérieur de musique de Philadelphie, alors qu’elle est déjà brillantissime, acte raciste probable.

© Simon Gosselin

Elle visait à être la plus grande concertiste noire américaine, son rêve s’écroule, elle est alors prête à tout laisser tomber. Elle assure des petits boulots, dans un labo photo, donne des cours, travaille dans un bar et finalement fait son premier concert dans un club minable, à Atlantic City où elle joue du piano et où n’ayant pas consenti à chanter, ne sera tout bonnement pas payée. Pour que ses parents ne la repèrent pas elle change de nom, c’est là qu’elle devient Nina Simone – Nina en référence à Niña, petite fille en espagnol surnom que lui avait donné un ami et Simone en hommage à l’actrice Simone Signoret qu’elle admirait après l’avoir vue dans Casque d’or. Un peu plus tard, elle joue et chante de sa voix envoûtante dans différents clubs, mélangeant gospel, jazz, blues et classique, c’est à cette période qu’elle est repérée par un label qui vient la chercher pour l’enregistrement d’un morceau de Porgy and Bess. Ce sera son premier vrai succès.

À partir des année 1960 elle s’engage dans le mouvement de défense des droits civiques et sa musique est très influente dans la lutte pour l’égalité des droits que mènent les Noirs américains aux États-Unis. Elle restera pour eux une source d’inspiration. « Européens, Occidentaux, nous sommes aussi les héritiers de ces blessures, infligées ou subies » dit David Geselson, auteur et metteur en scène qui raconte ce destin plein d’embûches. Nina Simone arrive à New-York en 1958 et se produit dans les clubs branchés de Greenwich Village avec un répertoire éclectique. Le 12 avril 1963, c’est au Carnegie Hall qu’elle se produit, le jour où Martin Luther King est arrêté à Birmingham, en Alabama.

Parallèlement à ce morcellement du monde et à ses clivages, sa vie se morcèle dans la complexité de sa carrière jusqu’à ce qu’on la déclare souffrir de troubles dissociatifs de la personnalité pour lesquels elle sera hospitalisée en 1986. Elle s’est séparée de son mari et manager violent, qui a géré les ressources du ménage à sa manière et sans déclaration. Elle s’est emportée contre son père qu’elle soutenait financièrement après lui avoir dit ses quatre vérités et n’assistera pas à son enterrement. Guidée et accompagnée par sa professeure de musique, sa bonne étoile, détruite, elle s’installe à la Barbade et porte cette « cicatrice qui ne guérit pas… » Miss Mazzy et son époux lui redonnent confiance en remontant le temps pour elle, avec tendresse : « Tu es devenue Nina Simone, Anubis ! » cette figure entre chien, loup et chacal à demi-sauvage qu’on trouve dans les nécropoles, Nina Simone… « Ils ont eu ma peau avec le poison de la peur » répond-elle. Elle fait quelques allers-retours en France avant de s’y installer en 1993, près d’Aix-en-Provence où elle passera les dernières années de sa vie.

© Simon Gosselin

L’écriture de David Geselson témoigne et interprète, croisant le réel et l’imaginaire. Autour de Nina Simone, la figure du père en commandeur, lui offrant du Bach à chaque anniversaire et qui plus tard sait tirer profit de sa notoriété ; son manager qui l’épouse pour mieux l’emprisonner et exploiter son talent, son argent ; elle, dans le parti-pris de la vie qui choisirait plutôt la maternité aux incessantes tournées. « Je vis là entre ces deux mondes, noir et blanc. Je suis et en même temps ce n’est pas moi… » Elle avance en essayant de se protéger de la peur qui l’aura toujours habitée et de conjurer la barbarie du monde. Sa colère est immense, l’actrice ici l’exprime avec énergie et conviction selon l’angle de vue choisi par le metteur en scène, celui du projecteur braqué sur les blessures, la discrimination et la ségrégation, l’exploitation des humains et l’esclavage, y mettant toutes les références, de Malcolm X, à Luther King en passant par Nelson Mandela.

Le Silence et la peur nous place sur son chemin d’émancipation et les combats d’une femme blessée, sa descente aux enfers, « Je suis un cygne noir »  dit-elle. Sa voix de velours tourne dans nos têtes, même si le spectacle ne nous l’offre pas : My Baby Just Cares for Me sa chanson d’amour emblématique, Mississipi Goddam la déchirante chanson de son premier enregistrement chez Philips, en réponse à l’assassinat d’un défenseur des droits de l’homme, Medgar Evers et à un attentat dans un église baptiste de Birmingham ayant tué quatre enfants Noirs. Sans oublier Ne me quitte pas en version française. Les acteurs sont souvent face public, un brin statique, mais l’essentiel est là avec la culpabilité blanche qui s’inscrit en creux et la leçon de vie d’une grande Dame courageuse et talentueuse, Nina Simone, qui a su donner du sens à sa vie et à sa musique « Ne plus avoir peur, c’est ça la liberté… » conclut-elle.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2023

Avec : Dee Beasnael, Jared McNeill, Elios Noël, Kim Sullivan et Laure Mathis en alternance avec Marina Keltchewsky (qui jouera les 20, 21 et 22) – assistants à la mise en scène Shady Nafar (création), Julien Fisera (tournée) – scénographie Lisa Navarro – assistante scénographie Margaux Nessi – lumières Jérémie Papin – assistante lumières Marine Le Vey – régie lumières Rosemonde Arrambourg – vidéo Jérémie Scheidler – Assistante vidéo Marina Masquelier – régie vidéo  Julien Reis – son Loïc Leroux – régie son Adrien Wernert – costumes Benjamin Moreau – réalisation costumes Sophie Manac’h – régie générale Sylvain Tardy – traduction Nicolas Elliott et Jennifer Gay – construction décors Ateliers décor du Théâtre de la Cité/CDN Toulouse-Ocitanie.

Du 16 au 27 mars 2023 à 20h30, dimanche 26 mars à 17h, relâche le dimanche 19 mars et le jeudi 23 mars – au Théâtre de la Batille, 76 rue de la Roquette, 75011. Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille. com

Le Cabaret des absents

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène François Cervantes, compagnie L’Entreprise, à la MC93 Bobigny.

La pièce est liée à la ville de Marseille où la compagnie L’Entreprise a élu domicile au sein de la Friche Belle de Mai, depuis bientôt vingt ans. Son inspiration est liée à l’histoire d’un autre lieu emblématique de la ville, le Théâtre du Gymnase, monument protégé inauguré en 1804 et concurrent de l’Opéra, actuellement fermé pour travaux. François Cervantes s’empare de sa légende et il en fait le matériau du Cabaret des absents, qu’il écrit et met en scène. Il y mêle la vie, le conte et la réalité d’un lieu où se sont produits artistes de cabaret, illusionnistes et magiciens en tout genre, lieu abandonné et en 1980, destiné à la destruction. Il y mêle le va-et-vient de personnages singuliers et de numéros tels qu’ils se pratiquaient alors, et qui ont accompagné la première renaissance du bâtiment grâce au financement d’un milliardaire américain, Armand Hammer, roi d’une compagnie pétrolière.

Il n’y a pas d’histoire, au sens de linéarité ou de chronologie. Il y a des bribes, des séquences, des reliefs et des impromptus. Le spectacle est choral, six acteurs y apparaissent et disparaissent, plein de l’espièglerie des tours de magie et des bonnes blagues qui tentent d’abolir les barrières du théâtre, il y a un oiseau blanc. En remontant l’histoire vraie et/ou fantasmée, en 1897, le théâtre avait ouvert ses portes à un couple d’étrangers cherchant à s’abriter un soir d’orage, probables exilés venant de Corfou ou d’ailleurs, en partance pour les États-Unis. L’ouvreuse leur avait proposé d’entrer se mettre au chaud et donné la possibilité de regarder La Dame aux camélias. La naissance d’Armand sur le sol américain se superposa avec cet instant suspendu. Des années plus tard quand Tagada, l’enfant abandonné par des parents repartis en Kabylie, pénètre dans le théâtre, il est émerveillé, le fils de la gardienne le lui fait visiter, avant que ses parents tout à coup, à la fin du spectacle, ne réapparaissent.

Les numéros défilent et les portraits se croisent, le metteur en scène parfois prend à partie le public en rallumant la salle. Ainsi un homme travesti, vêtu d’une longue robe noire et monté sur cothurnes s’avance et chante en play-back avant de s’effondrer, comme s’effondre le théâtre. Il/elle interprète Vivant poème de Barbara : « Va, ce monde, je te le donne. Va, jamais n’abandonne. C’est vrai qu’il n’est pas à l’image des rêves d’un enfant de ton âge, je sais… » puis Aznavour : « J’habite seul avec maman, dans un très vieil appartement… » Les échos de la ville nous arrivent tels des résurgences, les gens du quartier se dessinent, une urbaniste commente et fait référence à l’explosion de la rue d’Aubagne située à quelques encablures, au canapé toujours posé devant l’immeuble, au procès en cours. Un vieil Algérien, un chauffeur de taxi, se racontent. Tout à coup apparaît un magicien, derrière le rideau, en fond de scène. Tel un savant cosinus il s’élance, hirsute, pour faire danser trois cordes de tailles différentes. Il y a la délirante séquence d’un dîner au théâtre qu’ont gagné Robert et sa femme installés sur un petit praticable à roulettes, repas servi par le régisseur en chef. Le moment est burlesque quand les choses se délitent après avoir fait chabrot et que la femme attrape les restes de son assiette et les verse dans son sac. La coulisse où se déroule le repas ressemble à un champ de bataille et Ionesco n’est pas loin. Cette scène prélude à l’entrée en piste de la soubrette et à l’apparition de la légendaire Arletti – femme clown emblématique de la compagnie où, de spectacle en spectacle elle polit son répertoire. Armées de seaux et de balais, la séquence des femmes de ménage est savoureuse dans le décalage des temps et des rationalismes, Arletti mène la danse, la voilà qui glisse, se rétablit, rit, soliloque, se désarçonne. « On pourrait faire beaucoup de choses si on nous le demandait » ironise-t-elle. Il y a l’ouvreuse du théâtre et Tagada devenu grand qui chante au théâtre dont il a repris la direction. Leurs entrées sur scène sont autant de numéros de cabaret.

© Christophe Raynaud de Lage

Quand le fil de l’histoire reprend, de loin en loin, le spectacle s’interroge sur la présence au théâtre, ce qu’il y a de plus fragile et précieux, et face à ce vieux bâtiment se demande ce que sont devenus tous ces gens qui étaient passés par là. D’autres moments sont de pur délire comme cette séquence de l’oiseleur enchanteur « mes oiseaux, les bergeronnettes de la terrasse » où des bouquets de plumes blanches voltigent partout dans l’espace scénique et recouvrent le sol du plateau et les personnages « à en rendre jaloux un vieux pigeon qui revendique le partage des territoires… »  Chansons et musiques de différentes sources accompagnent les séquences et arrivent, comme une vague faisant entendre sa houle. On reconnaît Arvo Pärt dans la partie finale.

Comme un coureur de fond François Cervantes poursuit son travail au regard affûté à travers une ville, Marseille, son quotidien et son franc-parler populaire, son énergie et sa fantaisie, ses métissages. Toutes les géographies s’y croisent : « Espagnols sans Espagne, Chinois sans Chine, paysans sans terre, marins sans bateau… » La mosaïque des numéros de cet étrange cabaret finit par composer le portrait de la ville et par nous parler du monde. L’un de ses précédents spectacles, Le rouge éternel des coquelicots portait la parole de Latifa Tir, marocaine d’origine chaouïa sur la naissance des quartiers Nord, à Marseille. Derrière, l’auteur et metteur en scène s’interroge sur la place du théâtre dans nos vies et quand il reprend des éléments et figures de théâtre déjà explorées, comme la clown Arletti, il les fait avancer d’une étape. Catherine Germain est brillante avec ce personnage qu’elle développe et approfondit à ses côtés depuis la création de la compagnie, en 1986. Dans ce Cabaret des absents cinq autres comédiens se métamorphosent en de nombreux personnages – Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Sipan Mouradian, Sélim Zahrani et Emmanuel Dariès, cofondateur du Cirque Désaccordé, magicien, illusionniste. Tous décalés dans des histoires de vie anonymes et banales dont ils interprètent quelques bribes. On aurait parfois aimé les connaître un peu plus, l’esquisse, due entre autres à la multiplicité des personnages entraîne comme un manque d’épaisseur et la forme, un certain systématisme dans la succession des numéros qui s’enchaînent.

Le Cabaret des absents a été créé pendant le confinement sur le lieu même dont il parle, au Théâtre du Gymnase de Marseille, puis présenté au festival d’Avignon off 2022. Il poursuit sa route.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2023

Avec : Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Emmanuel Dariès, Catherine Germain, Sipan Mouradian, Sélim Zahrani – création son et régie générale Xavier Brousse – création lumière Christian Pinaud – régie lumière Nicolas Fernandez – régie plateau Yann-Kévin Berger – création costumes, masques et perruques Virginie Breger

Du 22 au 26 mars 2023 à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h, à la MC93 Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – site : mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72.

Nos ailes brûlent aussi

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et dramaturgie Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki – Mise en scène Myriam Marzouki, spectacle en français et arabe surtitré – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Où en est-on des désillusions, après utopies et espoirs qu’avait suscité la révolte de 2011, en Tunisie et qui avait fait contagion dans une bonne partie du Maghreb et du Moyen-Orient ? Dans Nos ailes brûlent aussi, entre l’intime et la mémoire collective, Myriam Marzouki et Sébastien Lepotvin posent la question et refont le parcours à l’envers. Rewind.

Nous sommes dans l‘avion du Président Ben Ali, tous les clignotants sont au rouge, au propre comme au figuré. Survolant le pays il demande des nouvelles au ministre de la Défense puis au  ministre de l’Intérieur. On lui ment tout d’abord, jusqu’à ce que la tension soit telle qu’il devient impossible de lui cacher la réalité. Bande son et images, lumières rouges sur les ailes de l’avion, obscurité du tarmac. Le soulèvement est en cours. Harangues et revendications de liberté montent en un seul cri. La rue est en colère. Horreya ! Liberté ! Puis c’est l’euphorie absolue quand le politique s’efface au profit de la voix du peuple, si désespérée. Le spectacle nous mène en sa première partie dans un étroit passage entre pleins pouvoirs et dictature, liberté de paroles et recherche de démocratie à travers un véritable soulèvement populaire ; il nous mène en sa seconde partie dix ans plus tard, en 2021, vers de nouveaux désespoirs.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur scène, deux acteurs et une actrice traversent ces moments avec intensité et espérance, et nous les font percevoir. A Sidi Bouzid un homme s’était immolé par le feu quelques semaines avant le 14 janvier 2011, point de départ et d’embrasement des révolutions. Il avait pour nom Mohamed Bouazizi et était marchand ambulant. Le titre du spectacle, Nos ailes brûlent aussi, vient de cette immolation. Que de désarroi devant des années d’injustices et de corruption accumulées. La révolte entraîne davantage encore d’arrestations arbitraires et actes de torture, pour rien, pour un graffiti sur un mur, pour un beau-frère syndicaliste. « Tu ne sais pas pourquoi on te frappe. » « J’ai reçu l’ordre » s’entend-on répondre. Chagrin. Rébellion. Persuasion. Colère. Les acteurs arpentent la scène, de cour à jardin dans le vent, les bruits et les silences.

La liste des morts et des blessés ne sera connue que bien longtemps plus tard, pas sûr qu’elle soit complète. Les avis divergent sur le sujet des martyrs, nuit noire et hérésie pour les uns, lumière pour les autres, « gloire aux martyrs ! » pourtant, pour leurs mères, ils sont morts. « Ici, l’espoir est un mirage, on devient fou… mais on l’a fait ! » diront-ils plus tard. Ils sont encore étonnés de cette puissance et de cette unité vers la recherche d’un but commun, la liberté et la justice sociale. Mais l’unité dure peu et les égoïsmes personnels guettent d’un côté, les politiques oublient leurs promesses et leurs engagements, d’un autre côté.

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde partie nous place devant le présent, en 2021 et cherche où se trouve l’espoir. Constat sévère :  le Président, aujourd’hui Kaïs Saïed, suspend le Parlement, dissout le Gouvernement, prend les pleins pouvoirs. Une pluie de terre tombe du ciel et les terrasse, la terre du pays. 2021, La pauvreté est toujours là et les chômeurs nombreux, la liberté d’expression continue à être bafouée. Reste le désenchantement. « On est des morts-vivants. Nos chômeurs brûlent. Nos rêves brûlent… » Le président se construit les pleins pouvoirs, parfois il s’absente même de la scène publique et, si on ne change pas le passé, « on y a cru, mais aucune victoire n’est venue jusqu’à nous » disent-ils. « L’ange du peuple s’est replié sur lui-même. Il attend que l’Histoire reprenne. »

Sur scène, les mêmes sièges qu’au début du spectacle ressortent, tout s’est figé.  La fin se passe dans le silence, la vie tente de reprendre son cours, des images nous le montrent. L’écran se remplit d’écritures en langue arabe, liberté d’expression. Ce grand écran à l’arrière du plateau, dont les images discontinues éclairent la situation, nous mène du dedans au dehors et décline son poème visuel (création vidéo et sonore Chris Felix Gouin, création des images Fakhri El Ghezal) – le mur égratigné, d’un bleu griffé, la Méditerranée qui caresse la côte etc. Le plateau, bel espace de la salle Christian Bourgois à la MC93-Bobigny dont s’empare Myriam Marzouki et sa scénographe, Marie Szersnovicz, – dans les belles lumières d’Emmanuel Valette et costumes aux couleurs raffinées, signés Laure Maheo – met en exergue  des inventions scéniques et esthétiques portées par les trois acteurs, Mounira Barbouch, Helmi Dridi et Majd Mastoura, avec une dose d’absurde dans leurs chamailleries et bricolages, dans leur envie de partager le ciel. Derrière les petites choses de la vie, la responsabilisation et la passion pour son pays : « Petite Tunisie, ton peuple est grand… A nous de construire le pays… Un pays qui nous ressemble… »

Nos ailes brûlent aussi fait des va et vient avec la chronologie. Pour autant qu’il soit engagé le spectacle est aussi une traversée poétique remplie de sentiments contradictoires, colère, violence, désarroi, espoir, indignation. L’image, la bande son, les silences et suspensions des acteurs dans leur gestuelle (collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï), le texte donné dans les deux langues, le tunisien dialectal et le français, marquent le rythme dans une atmosphère étouffante et tragique, désabusée en même temps que bon enfant, dans la complicité des trois acteurs. L’image finale se dessine dans le silence, chaque acteur creuse son sillon dans la couche de terre tombée, inventant un nouveau paysage, celui de l’espoir en un changement, aussi lent fut-il.

Témoigner, c’est aussi ce que fait Myriam Marzouki, metteure en scène, sous forme d’un récit visuel. Agrégée de philosophie avant d’aborder le théâtre elle fonde en 2004 la Compagnie du dernier soir, parle de l’état du monde et co-écrit des textes qui abordent les imaginaires collectifs, en liant questionnement politique et recherche poétique. Depuis 2015 elle les co-écrit avec Sébastien Lepotvin avec qui elle conçoit ses spectacles. Elle a passé son enfance et son adolescence en Tunisie, son père était militant des droits de l’Homme et opposant politique sous Bourguiba, puis sous Ben Ali. Elle a abordé la question de la dictature et de la révolution en Tunisie cet « endroit de l’impossibilité » comme elle le dit, dans un précédent spectacle, Invest in democracy, présenté au Festival d’Avignon juste après la révolution, en 2011. La phrase-clé sur laquelle elle ferme le spectacle reste pleine d’espoir : « Les révolutions n’échouent pas, elles prennent leur temps. »

Brigitte Rémer, le 4 avril 2023

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Mounira Barbouch, Helmi Dridi, Majd Mastoura – traduction et surtitrage Hajer Bouden – scénographie Marie Szersnovicz –  collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï – création des images Fakhri El Ghezal – création vidéo et sonore Chris Felix Gouin – création lumière Emmanuel Valette – costumes Laure Maheo.

Du 15 au 30 mars 2023, MC93/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com

Focus Afghanistan – L’exil en partage

© Théâtre de la Ville

Manifestations culturelles et artistiques dans le cadre du Focus Afghanistan l’exil en partage, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin. « Tout au long du mois de mars, nous accueillerons la diversité et la vitalité de la jeune création contemporaine afghane qui, au fil de l’exil, continue de se réinventer et de porter des voix puissantes et bouleversantes » avait annoncé Emmanuel Demarcy-Mota, son directeur.

Le coup d’envoi a été donné le 8 mars au cours d’une rencontre-débat-projection, modérée par Emmanuel Laurentin de France Culture, partenaire de la manifestation, sur le thème : « Le difficile combat des femmes : pain, travail, liberté. » Kubra Khademi, artiste et performeuse, Caroline Gillet, documentariste notamment pour la radio, Khojesta Ebrahimi, auteure et Manoushak Fashahi, productrice, y ont parlé du courage des femmes afghanes, de leurs luttes et de leur capacité de résistance.

Photographies, spectacles, performances, projection de film et débats ont été programmés dans le cadre du Focus et montre l’engagement et le courage des artistes : « The Golden Horizon », une performance de Kubra Khademi, met en lumière son énergie et son impertinence pour avoir osé intervenir dans l’espace public, à Kaboul. Arrivés en France comme mineurs isolés, Daniel Nayebi et Zobaïr Noori ont suivi à Rennes des ateliers de théâtre et de danse avec Cédric Cherdel, danseur-chorégraphe  Ils lui ont demandé de les accompagner dans la présentation de leur performance dansée et musicale. « Daniel et Zobaïr » est le titre de leur spectacle. La projection du long métrage de Siddiq Barmak, « Osama » produit en Afghanistan après la chute des Talibans, a été suivie d’une rencontre avec le réalisateur, animée par Manoushak Fashahi. Les photographies de Morteza Herati, Zahra Khodadadi et Naseer Turkmani, arrivés en France en août 2021 quand les talibans ont repris le pouvoir, sont montrées par Khoda Hafez sous le titre « L’Afghanistan au-delà des frontières. » Elles témoignent des traces et de la mémoire du pays et, au-delà des frontières, interrogent son devenir.

Dans le Focus Afghanistan, tout est vital, tout est cri. Je rends compte ci-après de deux des spectacles auxquels j’ai assisté.

« Marjan Le dernier Lion d’Afghanistan » Spectacle de marionnettes tout public est un conte initiatique inspiré d’une histoire vraie, présenté par Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi, sous le regard de Guilda Chahverdi pour le texte et de Mélanie Depuiset pour la mise en scène. Contraints de laisser leurs marionnettes derrière eux, les deux conteurs-manipulateurs les ont reconstruites pour reprendre et réinventer leur spectacle. Ils retracent avec fantaisie et passion l’histoire mouvementée et douloureuse du pays. Cela débute à l’aéroport de Paris où deux voyageurs arrivant de Kaboul récupèrent leurs bagages sur le tapis roulant. Un bruit suspect sourd d’un paquet et attire leur attention. Ils l’ouvrent et déplient un long personnage-marionnette qui se présente comme le gardien du zoo de Kaboul et le père de Marjan le Lion, roi du zoo. Sur la défensive, l’homme a embarqué en cachette. Quand il comprend qu’il se trouve en présence de deux compatriotes, il devient convivial et partage le thé. Il raconte son histoire. Une carte du monde dessinée sur un drap se déplie et montre les nombreux pays qu’il faut passer avant d’atteindre l’Afghanistan.

© Théâtre de la Ville

Posés sur un praticable central et sur des tables mobiles recouvertes de velours noir, une série de marionnettes de petite taille vont habiter l’espace, têtes de papier mâché bien sympathiques posés sur des sacs remplis de sable qui forment le corps. On est au zoo de Kaboul, avec l’ours, la girafe, le chacal, la chouette, l’éléphant et la huppe dite Plume d’or, maitresse des lieux. Les deux voyageurs, Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi font vivre l’histoire, ils en sont les acteurs-conteurs, très expressifs, et les habiles manipulateurs. Branlebas de combat, le lion arrive au zoo – marionnette aux pattes articulées, dépassant légèrement en taille les autres animaux qui oscillent entre l’accueil et la peur de cet étranger. Il y a ceux qui sont pour et ceux qui sont contre et « tout le monde veut être chef. » Mis en quarantaine et rempli de tristesse, le voilà qui se métamorphose à l’arrivée de Choucha, une jeune lionne. Après s’être lentement apprivoisés et avec la douce attention de chacun, lion et lionne célèbrent leurs noces en musiques et en danses. « Un mariage arrangé qui tourne bien ! » dit le narrateur. « Vive Choucha, finis le patriarcat … » joli moment où le couple animal signe le registre et où il porte des couronnes de fleurs et de lumière, où le moment s’immortalise par des photos.

Mais la réalité les rattrape entre la guerre civile – les Afghans contre les Afghans – et le retour des Talibans, à vrai dire jamais vraiment partis, la présence russe – « ceux qui ont découpé le pays pendant dix ans », et le monde qui gronde. Leur pain quotidien : se couvrir le visage, être interdit de vote, avoir peur, entendre des salves de mitraillettes. Partisan de l’égalité pour tous, l’éléphant s’engage le premier, il est abattu. La girafe en est très chagrin, un chant de deuil s’élève. D’autres animaux suivent. Les bâtiments sont détruits, figurés ici par de petites palissades blanches, les remparts de la ville. Marjan est torturé. Blessé, tous l’entourent. Mais à la mort de Choucha, lâchement abattue, Marjan ne mange plus pendant des semaines. Le zoo est menacé de fermeture. La chouette ne veut plus bouger : « ici est ma vie… » La guerre finie, tout est interdit, même la musique. « Porte ça ! » et on lui jette à la figure un tissu. Les animaux ont faim, ils mendient : « 1 euro pour manger ! » Les visiteurs leur jettent des pierres. Le grand personnage-marionnette du début, le gardien du zoo, revient. La boucle est bouclée. Retour en France, à l’aéroport. On refait le chemin inverse d’Afghanistan en France, passant par de nombreux pays… « Passe… le Mont Olympe, passe… les Alpes… Passe…» « Où que je sois, mon pays jamais ne me quittera. Il va là où je vais. »

Symbole afghan des conflits, Marjan Le Roi Lion est un magnifique spectacle, par la fluidité des langues, Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi s’exprimant majoritairement en français, avec quelques apartés et exclamations dans leur langue, le dari. Les acteurs-manipulateurs interprètent en direct toutes les voix et font vivre leurs personnages avec une précision du mot et du mouvement. Par les animaux ils appellent la parabole. Comme eux, ils sont cette rage de vivre.

« La Valise vide » – Le texte, signé du dramaturge afghan Kaveh Ayreek, mis en scène et traduit du dari par Guilda Chahverdi, parle d’un retour en Afghanistan et fait entendre le lien intime d’un individu à sa terre, jusque dans ses silences. Exilé en Iran un jeune couple décide en 2010 de rentrer au pays, contre l’avis même de leurs familles. Il croit en sa reconstruction et en ses forces vives. Leur Afghanistan est fantasmé, ils n’en ont que les beautés en tête : les jardins de grenades, les bouddhas de Bamiyam – aujourd’hui effacés -, la citadelle d’Herat, la Rivière de Kaboul qui apaise toutes les soifs, les jardins spirituels, les raisins toutes couleurs, plus d’une centaine d’espèces, gonflés et juteux, les melons et les miels. « La terre n’a pas d’importance, seule importe la pensée. » La jeune femme replie la maison avec délicatesse en nouant dans une étoffe ce dont ils auront besoin comme la vaisselle et ce qui leur est le plus précieux comme l’ours ou la robe rouge. Elle ne lâche pas son tournesol bienaimé qui sera du voyage, « ma vie est liée à cette fleur » dit-elle.

© Théâtre de la Ville

Arrivés à Kaboul après un voyage qui déjà aurait pu semer le doute, leur vie tente de se recomposer lentement. « Maintenant on a un pays » pensent-ils naïvement, même si « un homme pieux ne sourit pas » leur dit-on, à titre d’accueil. La recherche d’appartement se révèle infructueuse, ils s’installent dans la vieille maison familiale dégradée où il n’y a ni eau courante ni électricité. Tout est à faire et ils s’y attellent. « Les bougies c’est si romantique… » dit la jeune femme essayant de transformer la situation en positif. Mais un jour, on leur donne deux heures pour quitter la maison qui commençait à reprendre forme et vie, une sommité talibane ayant réquisitionné toute la rue pour s’y installer. Les loups sont dans la ville, ces hommes aux turbans blancs, kalachnikov à la main. Et chaque pas, chaque tableau, conduit vers plus de violence et d’incompréhension, dans la spirale des mensonges d’un pouvoir arbitraire sur cette terre des dieux. La gestuelle devient hachée, la peur s’empare d’eux. « Combien de vies as-tu ? » C’est un hiver de neige.

Pluie, bruits, montagnes inhospitalières, train, coups de crosse donnés sans raison, massacres. La peur monte, le doute aussi. Lui commence à changer, jusqu’à ce qu’elle ne le reconnaisse plus. Il se met à peindre de façon compulsive. Ses cauchemars sont des hommes à tête de loups, comme des monstres. Elle raconte sa métamorphose : « Il ne mangeait plus, ne buvait plus, ne me touchait plus, il n’y avait plus ni jour ni nuit, il marchait. » Vêtue de sa robe rouge du passé, elle tente la douceur et de le raisonner. Mais il est devenu loup. « Il allait acheter le pain, le pain avait le goût du sang » dit-elle en plein désarroi. Lui, dévorait les journaux et jetait le pain. Elle, commençait à avoir peur de tout et à désirer la mort. Dans les journaux il trouve, ou croit reconnaitre, ses peintures et s’engage dans une crise aiguë de paranoïa qui se retourne contre elle. « Tu as trahi mon art ! » l’accuse-t-il. « Je pars demain » trouve-t-elle la force de murmurer « plus rien ne nous lie à ce lieu. » L’image finale est à l’opposé de la première, étrangers l’un pour l’autre face au public, chacun porte sa valise, une valise pour deux suffisait, à l’aller. Magnifiquement porté par l’actrice Alice Rahimi et l’acteur Shahriar Sadrolashrafi, le récit met en scène la tragédie au plan personnel et la destruction de l’individu, avec beaucoup de sensibilité et de pudeur. La mise en scène signée de Guilda Chahverdi donne à l’ensemble une grande intensité.

Programmé par le Théâtre de la Ville, le Focus Afghanistan est un moment rare de partage et qui permet de mettre l’art et les artistes afghans sur le devant de la scène. C’est une magnifique initiative pour parler de la complexité d’un pays, pays en guerre depuis tant de temps et dont les forces vives restent aux aguets.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2023

Marjan Le dernier Lion d’Afghanistan : Fabrication des marionnettes et interprétation Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi – mise en scène Mélanie Depuiset – texte Guilda Chahverdi – création sonore, musique Julie Rousse – scénographie Anaïde Nayebzadeh.

La Valise vide : Texte Kaveh Ayreek,  mis en scène et traduit du dari par Guilda Chahverdi – Avec : Alice Rahimi et Shahriar Sadrolashrafi – assistanat à la mise en scène Laurent Dimarino – lumière, vidéo Camille Mauplot – musique Julie Rousse – scénographie, costumes Anaïde Nayebzadeh – régie générale  Loïs Simac – dessin Latif Eshraq – images prises en Aghanistan : Aziz Hazara, Zakir Mandegar.

Du 8 au 25 mars 2023,  Focus Afghanistan l’exil en partage, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – métro : Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com

Cinépoèmes « live » – Pierre Alferi et Rodolphe Burger  

© Maison de la Poésie

Concert littéraire, à la Maison de la Poésie, les 20 mars et 27 avril 2023.

Suspendus entre ciel et terre, de l’écran au plateau, les Cinépoèmes nous emmènent sur des pistes sonores et chemins de traverse jusqu’aux sentes singulières sur lesquelles Pierre Alferi – poète et vidéaste, fondateur avec Olivier Cadiot de la Revue de Littérature Générale – et Rodolphe Burger – compositeur, musicien et chanteur, représentatif du rock et du jazz – nous font percevoir leurs couleurs et émotions, leurs mots et compositions.

Tous deux se connaissent de longue date et se sont associés en écriture et en musique dès les débuts du groupe Kat Onoma fondé par Rodolphe Burger. Sous le nom de Thomas Lago, Pierre Alferi en fut le principal parolier dans les années 90. Il publia Le Cinéma des familles, un roman qui a ensuite nourri les films parlants pour lesquels il a demandé à Rodolphe de composer la musique, ainsi que pour ses poèmes sonores et ses premiers Cinépoèmes. Rodolphe en retour confie à Pierre la réalisation du film de montage Tante Elisabeth sur la chanson du même titre, un moment très tendre de la soirée. « Chacun porte sur l’écran une ombre démesurée où l’autre peut se fondre » disent-ils.

Les deux artistes se rencontrent sur scène, de loin en loin, croisent leurs univers et font le point de leurs trouvailles, en toure liberté et complicité. Et s’ils aiment à brouiller les pistes, on suit leurs empreintes entre une subtile bande-son et des extraits de vieux films remontés, leurs propres images et leur interprétation du monde, leur poésie, leur loufoquerie. À la vidéo, texte et voix, en français et en anglais, assis, Pierre Alferi ; au sampler, guitare, narration et chant, en improvisation et enregistrements Rodolphe Burger, maître des climats et de la rose des vents. Derrière eux, un grand écran où s’écrivent les Cinépoèmes, parfois à l’encre sympathique.

Au pays de Pierre Alferi et Rodolphe Burger il y a des rossignols, des crapauds et des lapins, des tortues, des hiboux et des renards. Il y a une Alice qui préfère les lapins aux crapauds et se fait pousser deux oreilles, une chouette et une toile de tarentule. Dans leur pays il y a des pépiements et des bruits d’eau, des superpositions sonores, des musiques et des voix en surimpression, de la discontinuité, des images… Une femme apparaît et disparaît, elle porte une robe à fleurs et joue au ping-pong, renvoyant les balles à un partenaire inconnu.

Dans ce voyage, nous est conté « le plus beau ciel des ciels, le plus beau nuage des nuages, la plus belle des pluies, le plus beau des soleils : et là, comme il n’y a plus rien… on rentre… » ; nous sont montrés quelques extraits de films d’horreur, des images juxtaposées, « un cri tranche la nuit, une bête insolite … » Seul, face à lui-même ou face à elle, Rodolphe, « le plus timoré des enamourés » parle de son succès ou de son insuccès, de son admiration : « Tu es si timide… J’aime ton retrait et ta moue d’ennui… et je t’imite… » Et tout à coup, en rêve, le loup envahit l’écran, des images se figent, des musiques super prod se répandent dans l’espace, une avalanche trouble l’horizon. Jeux de rythmes en images et en sons.

© ABN

Plus loin au fil de la soirée, le duo récitatif Pierre/Rodolphe se met en place, les vitesses s’accordent et se désaccordent, le décor s’écroule. « Rien de vécu ne reviendra… Rien de perdu… Souvenirs arrasés à force de caresses. » Défilent les petites choses de la vie et leurs imaginaires, les jeux de mots et glissandos, les interprétations et respirations. La guitare questionne : « Que sera notre vie quand une heure durera 8 minutes… quand la terre tournera sans qu’elle vous prenne sur son dos, que sera la vie ? » Hommage au batteur Elvin Jones. L’écran s’absente, le rythme se décale, les phrases arrivent comme mitraillettes. Tout s’accélère : « Tu te tues. Tu te reconstitues… »

Ce soir-là Pierre Alferi et Rodolphe Burger nous invitent à entrer dans leur danse à la Maison de la Poésie, dans le cadre des 40 ans de P.O.L. quarante ans de publications qui témoignent d’une volonté de créer le désordre là où l’ordre s’installe, selon les termes de son fondateur Paul Otchakovsky-Laurens. Les textes poétiques de Pierre Alferi – dont certains publiés chez P.O.L. comme Hors Sol en 2018 et Divers chaos – sont le prolongement de son parcours d’écrivain. Conçus pour l’écran, ils prennent toute leur dimension, enveloppés des musiques et rythmes dessinés et scandés par Rodolphe Burger. L’univers est onirique et plein d’étrangetés, rémanence de mots et de sons qui bourdonnent. De temps en temps, ensemble, ils désertent le plateau et nous laissent face à l’image, méditatifs, avant de reprendre le dialogue et ce va et vient en temps réel de l’écran à la scène, de la voix à la musique, de la poésie au chant.

A chaque rencontre, Pierre Alferi et Rodolphe Burger décalent et réinventent de nouvelles passerelles, d’autres langages, entre dire, jouer et projeter, et font évoluer le spectacle au gré des couleurs du moment et des représentations. C’est une invitation au voyage pleine de charme et de poésie.

Brigitte Rémer, le 22 mars 2023

Vidéo, texte et voix : Pierre Alferi – Sampler, guitare, chant : Rodolphe Burger – son : Léo Spiritof – montage et projections vidéo Cynthia Delbart – À lire et à écouter : Pierre Alferi, Cinépoèmes et films parlants, musiques de Rodolphe Burger, éd. Les laboratoires d’Aubervilliers, 2003.

Le 20 mars à la Maison de la Poésie, Passage Moliėre, 157, rue Saint-Martin – 75003 Paris, M° Rambuteau – RER Les Halles – tél : 01 44 54 53 00 (du mardi au samedi de 15h à 18h) – Cet évènement a également lieu le   27 avril 2023 à 20h 

Le Moine noir

© Krafft Angerer

D’après la nouvelle d’Anton Tchekhov – texte, mise en scène et scénographie Kirill Serebrennikov – spectacle en allemand, anglais, russe et français, surtitré en français et anglais, au Théâtre du Châtelet, dans le cadre de la programmation Théâtre de la Ville/hors les murs.

Tchekhov écrit Le Moine noir en 1893, peu après un voyage à Sakhaline, ancien bagne des tsars puis goulag sous Staline, dans l’Extrême-Orient russe. On trouve trace de ces extrêmes dans son texte qui relève du fantastique ainsi que dans la mise en scène de Kirill Serebrennikov.

Trois serres à la structure légère faites de bois et de plastique sont posées côte à côte. Portes ouvertes on peut regarder à l’intérieur. Côté jardin quelqu’un y joue du saxophone, plus tard du piano, c’est le propriétaire des lieux, Pessotzki dans la nouvelle, appelé Le Vieux dans l’adaptation théâtrale (Bernd Grawert). Tania, sa fille, virevolte à ses côtés (Viktoria Miroshnichenko). Fou de nature et fier de son domaine de Borissovk, il célèbre sa forêt de peupliers, chênes et tilleuls ; ses vergers d’arbres fruitiers en espaliers ; ses fleurs toutes couleurs, lys, roses, camélias et tulipes. Il parle de son travail, qu’il détaille selon les saisons.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans les deux autres serres se trouvent les fleurs préférées de Tania, précieusement gardées, la terre et les graines déposées dans des sacs, et une dizaine d’hommes, sorte de captifs, voisins ou ouvriers agricoles en suspension. Ils se métamorphoseront au fil du spectacle en divers personnages et se révèlent être de magnifiques choristes. Leurs polyphonies, savantes et mystiques, de même que l’expressivité de leur gestuelle emplissent la scène. Ils sont comme la conscience de Kovrine.

L’écrivain en effet arrive au domaine en fin de soirée, invité par Tania et dont elle semble éprise, et par son père qui le considère comme un fils adoptif. Elle lui fait visiter les terres. Tous deux se frayent un chemin à travers les fumées des brasiers de fumier et de paille où l’on aperçoit les ouvriers comme des ombres à travers le rideau opaque. Et Kovrine, inquiet et crépusculaire, demande à Tania à maintes reprises, comme une réminiscence : « C’est quoi cet arbre ? » – « Un orme » – « Pourquoi est-il si sombre ? » – « La nuit tombe, tous les objets paraissent sombres » – « Alors, je suis fou ? » Les déplacements des personnages sont filmés à partir de caméras discrètement installées et du mobile de Kovrine qui n’a de cesse de capter en gros plans les visages, peut-être de graver le sien, images projetées en hauteur, sur des cadrans de bois.

La pièce est construite en quatre parties qui remettent chacune sur le métier l’ouvrage et qui, reprenant la situation à son point de départ avec les mêmes mots, s’enfonce un peu plus dans la folie du personnage, son « seul chemin. » Trois excellents acteurs interprètent à tour de rôle le rôle de Kovrine dans les trois premiers actes, ils sont tous les trois présents dans le quatrième, avec la même subtilité et énergie, (Mirco Kreibich, Filipp Avdeev, Odin Lund Biron). En même temps rien ne se ressemble et le public est pris dans le tourbillon des dédoublements et des visions. Tania de même se transforme et devient La Vieille Tania (Gabriela Maria Schmeide) puis Varvara.

© Christophe Raynaud de Lage

Souhaitant assurer la transmission de son domaine, Le Vieux propose à Kovrine d’épouser sa fille, ce qu’il accepte, dans une excitation démesurée proche du délire. Petit à petit ses réactions se décalent et il perd pied jusqu’à des paroxysmes d’hallucinations. « Que suis-je pour toi ? » demande-t-elle. Il raconte sa vision : « Il existe une légende. Je ne me souviens pas si je l’ai lue ou entendue. Il y a mille ans, un moine vêtu de noir, errait dans le désert, quelque part en Syrie ou en Arabie… A quelques lieues de l’endroit où il marchait, des pêcheurs ont vu un autre moine noir se déplacer lentement à la surface du lac. Ce deuxième moine n’était qu’un mirage. Un mirage en a fait apparaître un autre, puis un troisième… Et ainsi de suite à l’infini. » Hanté par cette image et passant de l’exaltation à la folie, Kovrine rencontre le Moine noir errant (Gurgen Tsaturyan) qui se présente comme étant un élu dont la mission est de sauver l’humanité, il s’identifie à lui. Les soins qui lui sont prodigués le font chuter un peu plus bas quand il constate qu’en se rapprochant de la normalité, il perd tout enthousiasme : « La liberté n’est peut-être qu’une illusion, mais n’est-il pas préférable de vivre d’une grande illusion ? » dit-il. Plus tard, dans son échange avec le Moine noir : « A quoi penses-tu ? » – « A la gloire » – « La gloire n’est qu’un jeu futile… »

© Krafft Angerer

Le spectateur entre dans la vision de chacun des personnages comme par effraction et son regard devient kaléidoscopique. Chaque partie apporte un bouleversement de l’espace et de la scénographie jusqu’à ce que les serres se trouvent retournées et sens dessus dessous, dans le chaos général de la folie. Comme si la focale de notre œil se décalait et que nous perdions nos repères dans la diffraction de la raison et de l’effet phosphènes. Quand le choeur des moines se déploie comme des derviches, magnifique dernier tableau, certaines architectures du plateau et l’ordonnancement de la gestuelle évoquent, dans l’esprit comme dans la forme, le constructivisme.

Opposant à Poutine, Kirill Serebrennikov avait été contraint, en 2021, de quitter le Centre Gogol de Moscou qu’il dirigeait depuis 2012 et qui était devenu un des hauts lieux de la création contemporaine. Frappé d’une interdiction de quitter son pays pendant deux ans il a finalement pu partir en mars 2022. Il vit en exil, à Berlin. Le spectacle a été créé l’été dernier à Avignon. Avec Le Moine noir, c’est la quatrième fois que le metteur en scène est invité au Festival d’Avignon, la première fois dans la Cour d’Honneur. Il avait présenté par le passé : Les Idiots d’après Lars Von Trier, en 2015 ; Les Âmes mortes d’après Nikolaï Gogol, en 2016, Outside en 2019, en son absence, spectacle qui évoquait la vie du photographe chinois Ren Hang, artiste inquiété par les autorités chinoises compte tenu du caractère cru de ses photographies et qui en 2017 s’est jeté du haut de son immeuble. Kirill Serebrennikov est aussi réalisateur et a marqué le dernier Festival de Cannes avec son film La Femme de Tchaïkovski.

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Le Moine noir – spectacle pensé bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui inscrit en lettres blanches à la fin du spectacle, Stop War – le metteur en scène place son geste de mise en scène entre les racines du théâtre et le cosmos. Pour cette production européenne, portée par le Thalia Theater basé à Hambourg, il s’est entouré d’une équipe internationale : techniciens et acteurs russes et allemands ; acteurs lettons ; chanteurs et danseurs d’origines diverses, tous magnifiques. Il a pressé la nouvelle de Tchekhov pour en extraire la pensée surnaturelle et ésotérique et l’a démultipliée en même temps qu’il nous fait pénétrer dans la parabole du Moine noir, le chaos et la folie de Kovrine. Derrière l’incandescence du personnage et l’absolu recherché, Kirill Serebrennikov met en exergue la fragilité des êtres et  leur vulnérabilité. « Je suis un arbuste. J’ai consacré tant d’énergie pour vivre… » dit Kovrine. « Tout homme devrait se satisfaire de ce qu’il est… Si tu m’avais cru jadis, quand tu étais un génie, tu n’aurais pas vécu ces deux années si tristes et misérables… » lui dit le Moine. Tout est ici magnifiquement élaboré, retranscrit, réalisé et chorégraphié.

Brigitte Rémer le 25 mars 2023

Avec : Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroshnichenko, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan – Avec les chanteurs : Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor), Friedo Henken (baryton), Vitalijs Stankevics (baryton) – Avec les danseurs Tillmann Becker, Viktor Braun, Andrey Ostapenko, Mark Christoph Klee.

Assistante personnelle Kirill Serebrennikov Anna Shalashova  – assistante mise en scène Olga Pavliuk – collaboration à la mise en scène et chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin – musique Jēkabs Nīmanis – direction musicale Uschi Krosch – arrangements musicaux Andrei Poliakov – dramaturgie Joachim Lux – lumière Sergey Kucher – vidéo Alan Mandelshtam – costumes Tatiana Dolmatovskaya – assistanat à la mise en scène Camille Ferraz – traduction français des surtitres Daniel Loayza, Macha Zonina – traduction en allemand Yvonne Griesel – souffleuse Margit Kress – directeur technique Olivier Canis. Production Thalia Theater Hambourg – avec le soutien du Gogol Center de Moscou – coréalisation Théâtre de la Ville/Paris – Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors les murs.

Du 16 au 18 mars 2023 à 20h, dimanche 19 mars à 15h – Théâtre du Châtelet, 1 place du Châtelet, 75001. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com et www.chatelet.com Du 16 au 19 mars. Spectacle en allemand, anglais, russe, surtitré en français.

Irish Travellers

© Hugo Marty

Scénographie, conception et mise en scène Bartabas – assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini – une création du Théâtre équestre Zingaro, dernières représentations après prolongation.

C’est un spectacle plein de mélancolie s’inscrivant dans les géographies du Théâtre équestre Zingaro sous le titre générique de Cabaret de l’exil. Le concept de cabaret élaboré par Bartabas vient de loin. En 1984, il présentait son premier Cabaret Équestre, mêlant plusieurs disciplines artistiques dont les musiques du monde, la danse et la poésie.

Le Cabaret de l’exil est un nouveau récit dont le premier volet ouvrait sur la culture yiddich et les musiques klezmer (cf. notre article du 4 décembre 2021). Ce second volet, Irish travellers fait référence aux nomades d’origine irlandaise, en exil dans leur propre pays. Il y eut en Irlande une émigration à grande échelle, le peuple cherchant à affirmer son identité, fondée sur l’amour du cheval et sur une culture musicale de tradition orale. Le spectacle de Bartabas est d’une beauté à couper le souffle et d’un grand raffinement. Toute cette Irlande est présente. Le fil conducteur se dessine à travers les cinq interventions d’une conteuse aux multiples visages arrivant à cheval, suivi d’un chant, sorte de ballade ou de complainte exécutée par un soliste, assis au loin, Thomas McCarthy lui-même originaire d’une famille de Travellers. « Le son des routes est rempli de ta voix » écrit Bartabas.

© Hugo Marty

L’histoire nous plonge au cœur de la tragédie et de l’inhospitalité souvent réservée aux Travellers, la cavalière-narratrice raconte : « Quand j’étais petite ma mère est morte, ils ont brûlé sa roulotte… » Une longue procession suit le corbillard tiré par un cheval et conduit par le prêtre et ses enfants de chœur. Puis une roulotte en miniature arrive sur un grand plateau et est incendiée sous nos yeux. S’enchaînent les musiques rythmées et dansées d’un quatuor aux instruments traditionnels : la cornemuse Irlandaise aux trois bourdons – Uilleann pipes – (Loic Blejean), l’accordéon diatonique (Ronan Blejean) et le violon (Gerry O’Connor), le bodhrán, sorte de tambourin dont la peau de chèvre est sélectionnée à la main (Jean-Bernard Mondoloni, qui joue aussi du piano). Les numéros ensuite s’enchaînent pour servir l’histoire collective : un cheval moucheté, de toute beauté, danse et devient léger, des écuyères se succèdent, pleines de grâce, et déclinent de brillantes figures acrobatiques sur des chevaux que l’on dirait ailés, l’une joue du violon, debout sur le cheval, l’autre de l’accordéon. Un acrobate portant un masque de bouc s’élance à la corde volante et donne le frisson. Tout est d’une grande précision.

© Hugo Marty

Bartabas construit le spectacle dans des rapports de proportion décalés comme ce petit poney à côté d’un grand cheval et entre les variations de couleurs, blanc et blanc, noir et blanc, il joue de contrastes. Le spectacle est plein d’élégance et on y trouve de l’humour en même temps que de la nostalgie. Un curé s’avance jusqu’au centre de la piste, suivi de ses moutons qui l’encerclent, il a tout du bon pasteur. Arrive une gazelle au superbe masque, qui le nargue (masques signés de Cécile Kretschmar). Les tréteaux d’une taverne se dressent, plateaux de bois posés sur des barriques, la bière coule à flot et l’esprit de la fête est là. Un cheval saute au-dessus de la table, puis un second, devant des convives enjoués. D’autres chevaux arrivent au grand galop, montés par un, deux puis trois shérifs qui se lancent dans des figures western, dynamiques et énergétiques. Une énorme barrique tirée par un cheval apparaît, de laquelle émerge un personnage  qui se perche sur le couvercle et se met à exécuter un savoureux numéro de claquettes. Un poney blanc se confond avec l’épaisse brume qui envahit la piste et se roule au sol, de plaisir et de liberté, il en ressort moucheté de terre noire. Les montagnards aux échasses arrivent avec leurs longs bâtons de bergers. On traverse de splendides séquences, surprenantes et inventives, raffinées et oniriques.

© Hugo Marty

Comme un enfant tirerait les wagons de son train, un homme tire onze roulottes autour de la piste, la douzième ayant été brulée. Arrivent à toute allure des sulkys chargés de personnages pour le moins étranges et un peu décalés comme deux femmes et un chien dans le premier suivi d’un second où l’on tond des moutons ; le troisième tire une baignoire dans laquelle un homme sous la douche se frotte le dos, tandis qu’une oie de carton dans les mains d’une jeune femme, s’envole. La notion de déplacement est toujours présente. « Partout où je passe on me demande de partir » dit le texte. Puis chaque voyageur revient et prend place autour du feu, faisant cercle comme le font ces familles qui sillonnent les routes en se regroupant à quelques-unes, dernière image de cet Irish Travellers.

Le regard que pose Bartabas sur ce nomadisme obligé traduit par les voltigeurs, les meneurs et cavaliers, les chevaux, est plein de charme et d’émotion. Les roulottes se chargent de leur imaginaire et s’animent par la virtuosité de tous. Grave et nostalgique par son sujet – le déracinement et la discrimination – le spectacle est pourtant habité de beaucoup de couleurs y compris dans les costumes (créés par Antonio De Jesus), s’intercalant avec les épisodes du plus chic noir et blanc. Chez Zingaro, une belle énergie et de la poésie sont une fois de plus au rendez-vous, force et plaisir d’une soirée. Chorégraphie, gestuelle, univers musical et sonore, virtuosité des cavaliers et des chevaux, présence magnétique de chacune et chacun, objets qui s’animent, tout un ensemble se mobilise dans un esprit de troupe où chacun est à sa place. Et la ballade irlandaise reprend : « Tu étais né au hasard sur une route d’Irlande. Tu aimais chanter : peu importe le lieu de ma naissance seul compte celui où je vais demeurer car c’est ici que tu me retrouveras. »

 Brigitte Rémer, le 20 mars 2023

La troupe – chanteur Thomas McCarthy – musiciens Gerry O’Connor (violon), Loic Blejean (Uilleann pipes), Ronan Blejean (accordéon), Jean-Bernard Mondoloni (bodhrán et piano). Artistes : Bartabas, Henri Carballido, Sébastien Chanteloup, Michaël Gilbert, Mickaël G. Jouffray (danseur), Manolo Marty (artiste force), Perrine Mechekour, Théo Miler, Bérenger Mirc, Leonardo Montresor (corde volante), Fanny Nevoret, Paco Portero, Bernard Quental, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Cheyenne Vargas, Dakota Vargas, David Weiser – Chevaux : Angelo, Conquête, Corto, Dan, Dicky, Dragon, Famine, Guerre, Guizmo, Homer, Misère, Posada, Raoul, Ted, Totor, Tsar, Ultra, Oberon, Olimpo, Quijo, Schlimak, Zurbarán, la mule et l’âne. Responsable des écuries Mickaël Gilbert – soins aux chevaux Bérenger Mirc, Sarah Sefraoui, Caroline Viala – création costumes Antonio De Jesus – réalisation costumes Lottie Brazier, Antonio De Jesus, Angélique Groseil, Nicolas Maynou – habilleuse Isabelle Guillaume – accessoiriste Sébastien Puech et Delphine Cerf, assistés de Pierre-Jean Boissard, Juliette Nozière, Samuel Babinet, Adrien Genty – masque Cécile Kretschmar – charrette tonneau Max Barnabé, Erwan Belland – directeur technique Hervé Vincent – son Juliette Regnier – lumières Clothilde Hoffmann – techniciens plateau Pierre Léonard Guétal, Julie-Sarah Ligonnière, technicien de maintenance Ouali Lahlouh.

Prolongation jusqu‘au 2 avril 2023, jeudi, vendredi, samedi à 19h30, Dimanche à 17h30, Relâche les lundi, mardis et mercredis – Théâtre équestre Zingaro, 176 avenue Jean-Jaurès. 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers (ligne 7) – spectacle pour tout public – tél. : 01 48 39 54 17 – site : www.zingaro.fr

Le Théorème du pissenlit

© Christophe Raynaud de Lage

Théâtre de récit et d’objets animés – Texte Yann Verburgh – mise en scène Olivier Letellier – Les Tréteaux de France, Centre dramatique national itinérant – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Parcours Enfance Jeunesse.

Le Théorème du pissenlit, ce sont deux actrices et trois acteurs, dont un jongleur en diabolo – qui joueront de manière indifférenciée les rôles de filles et de garçons – face à un auteur, Yann Verburgh, qui au fil des improvisations, a mis en mots le spectacle sous forme de récit choral et de dialogues. Cette écriture au plateau ouvre sur l’enfance ici et ailleurs, une enfance confisquée ; sur le travail et la consommation, sur la liberté, sur nos sociétés et sur la mémoire. En vis-à-vis, sa traduction scénique, réalisée par Olivier Letellier, apporte une poétique du plateau où les éléments se construisent et se déconstruisent avec la fluidité des imaginaires. Constituée de caisses de plastique gris qui s’emboîtent les unes dans les autres tel des lego(s), la scénographie (de Cerise Guyon), renforcée par la chorégraphie et la mobilité des acteurs (coordonnée par Thierry Thieû Niang), invente des paysages de montagne et de ville, de rivière, des volumes et des espaces, de la rêverie, une vision décentrée.

© Christophe Raynaud de Lage

D’un bout du monde à l’autre, des ponts se dessinent entre les objets fabriqués d’un côté et ceux consommés, de l’autre. C’est à partir d’un jeu reçu par un enfant pour son anniversaire, qui découvre à l’intérieur de la boîte une lettre qui le trouble, signée d’une inconnue, Li-Na. Elle devient son énigme et son guide imaginaire pour la construction d’une histoire d’absence, de liberté perdue, de chaîne de travail, là d’où vient son jeu. Il remue ciel et terre pour tenter de la décoder, de la boutique au port, de la mairie à l’agence de presse, mais le monde est sourd. Des graines de pissenlits s’échappent de la lettre, symbole d’une liberté espérée.

Deux récits se superposent : ici, le temps qui s’écoule est un marqueur de l’histoire qui se construit sous nos yeux, à partir de l’anniversaire – le lendemain, deux jours après, neuf jours plus tard – là-bas, on découvre le Pays-de-la-Fabrique-des-Objets-du-Monde où Li-Na et Tao vivent avec les anciens dans un environnement montagnard, libres et proches de la nature, leurs parents partis travailler à la ville. Pour Tao, la fin de l’insouciance sonne à treize ans, comme une initiation à la vie. Il doit quitter le village pour aller travailler et disparaît, laissant Li-Na sans nouvelles.

Un beau jour, n’en pouvant plus, Li-Na part à sa recherche. Son chemin est périlleux, initiatique aussi, elle fait naufrage et après de nombreuses péripéties, découvrant le monde, finit par retrouver son ami. Tao travaille à l’assemblage des jeux, dans une usine, en faisant les trois huit. Elle n’hésite pas à s’y faire engager, pour l’approcher. Frappé par la maladie de l’oubli, Tao ne la reconnaît pas. Le travail à la chaîne est plus que sauvage, il est destructeur, inhumain, cruel et uniforme et les contremaîtres y sont d’horribles aboyeurs. Les caisses de la scénographie sont devenues des postes de travail. Ne pas parler, ne pas s’arrêter, ne pas se tromper, telle est la devise de l’usine. Le tapis roulant y est impitoyable et la moindre faute vous place au bord du vide et de la fosse – appelée grande gueule – dans laquelle les jeux défectueux sont broyés et l’employé pris en défaut, jeté avec. Le conditionnement des employés est total. Comme tous, Li-Na devient machine, jusqu’au jour où elle en décide autrement et arrête la chaîne. Elle appelle alors chaque enfant-ouvrier non par son matricule mais par son nom et organise l’insurrection. Une expédition punitive la conduit au bord de la grande gueule dans laquelle Tao l’empêche de tomber. Tous les employés se rebellent et montent sur le toit de l’usine. C’est là qu’elle écrit sa lettre et qu’elle la place dans un jeu, pour crier devant le monde les conditions de travail de ceux qui les fabriquent.

© Christophe Raynaud de Lage

Neuf jours plus tard, ici, la maitresse lit la lettre et les enfants découvrent le monde qui se trouve derrière les jeux. Armés de leurs copies doubles et stylo quatre couleurs, perchés sur le toit de l’école et touchant le ciel, ils y répondent et vont la recopier à l’infini pour l’introduire dans chaque boîte de jeu. Comme des lanceurs d’alerte, ils accompagnent cette révolte des pissenlits. Sur la fenêtre de l’école, de petits soleils jaunes rappellent l’histoire, tandis que là-bas, le vent se met à rugir, dévalant les falaises et emportant l’usine. Et l’usine disparaît, laissant place à un immense champ de pissenlits.

Parti de l’histoire vraie des enfants de l’arrière, en Chine, Olivier Letellier et son équipe aborde la question du travail des enfants, celle de la désobéissance et de la conquête des libertés. Son parcours au cœur de la littérature jeunesse montre son intérêt et son talent pour la narration et la transmission, à travers des langages pluridisciplinaires. Avec Yann Verburgh, il est convaincu « qu’un geste poétique peut engendrer d’incroyables conséquences politiques » et que « l’imagination peut devenir outil de résistance. » C’est son projet, résolument tourné vers la jeunesse en tant que directeur des Tréteaux de France, centre dramatique national itinérant dont il assure la charge depuis l’été dernier, pour poursuivre son travail, comme il l’a fait depuis des années en dialogue avec différentes structures. Il avait obtenu le Molière du théâtre Jeune public, en 2010 et est artiste associé au Théâtre de la Ville depuis quatre ans.

Avec Le Théorème du pissenlit, entre les esprits de la rivière et les champs de dents-de-lion – autre façon de nommer le pissenlit – la fable s’adresse directement au spectateur en employant le tu et le place au coeur de l’intrigue par l’intermédiaire du chœur. Le monde adulte n’y est pas épargné. La discussion menée après la représentation entre les enfants-spectateurs et les acteurs-actrices, qui forment une belle équipe – Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière – a montré que si on n’écrit pas l’histoire de ces enfants, pleine d’inhumanité, ils n’existent pas. Le travail de la mémoire devient essentiel, car si l’on perd la mémoire, on n’existe plus.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2023

avec : Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière et la voix de Marion Lubat – assistante à la mise en scène Marion Lubat – création lumières Jean-Christophe Planchenault – création sonore Antoine Prost – assistant son Haldan de Vulpillières – scénographie-accessoiriste Cerise Guyon – accessoiriste, régisseuse plateau Elvire Tapie – costumes Augustin Rolland – conseiller artistique Thierry Thieû Niang – régie générale Célio Menard – régisseurs lumière en alternance Arthur Michel, Jean-Christophe Planchenault – régisseurs son en alternance Haldan de Vulpillières, Célio Menard, Arnaud Olivier – régisseurs plateau en alternance Brahim Achhal, Elvire Tapie.

Du 14 au 18 mars, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée 2023 : 23/25 mars, Théâtre de la Manufacture, Nancy – 29 et 30 mars, Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône – 5/7 avril, Le Grand T, Nantes – 12/14 avril, Maison des arts de Créteil – l9/21 avril, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN – 4 et 5 mai, Le Quai, CDN d’Angers – 11 et 12 mai, Le Canal, Théâtre du pays de Redon – 15 et 16 mai, Scène nationale Sud Aquitaine, Bayonne – 25 et 26 mai, Théâtre d’Angoulême, Scène Nationale – 1/3 juin, Théâtre de Lorient, CDN.

2h32, le record de Zenash Gezmu au marathon

© Roland Baduel

Texte Gwendoline Soublin – mise en scène Guillaume Lecamus et Morbus Théâtre – au Théâtre municipal Berthelot de Montreuil.

C’est l’histoire de Zenash Gezmu, jeune femme marathonienne terriblement douée et passionnée de sport, femme de ménage pour la survie, née le 6 novembre 1990 en Éthiopie, morte le 27 novembre 2017 à Neuilly-sur-Marne. Un petit bout de femme de 1,50 m pour 38 kilos, décidée et volontaire, qui avait fui son pays en 2009 à l’âge de dix-neuf ans. Elle n’avait pas repris l’avion pour l’Éthiopie après le marathon de La Rochelle, comme Noureev avait quitté l’URSS en 1961, pour vivre pleinement sa vie de danseur. Elle, a voulu vivre pleinement son sport, l’athlétisme et la course de fond, en défiant le destin et déjouant les injustices sociales. « Je téléphone à ma mère, je fuis, je ne rentre pas. »

Le spectacle raconte la courte vie de Zenash, licenciée au Club Athlétique de Montreuil pendant plusieurs années avant d’intégrer le Stade Français. Une histoire de courage pour affronter l’inconnu, la société française en son meilleur et en son pire, faire face aux problèmes de langue et de papiers, dire ses espoirs, ses défis, ses limites. 2h48’05 au marathon de La Rochelle, 2h32 à celui d’Amsterdam en 2016. Par trois fois elle remporte le marathon de Sénart, avec 2h46mn51s en 2014, 2h46mn39s en 2015, 2h41mn10s en 2016. Ses performances sont éloquentes. Son entraîneur la décrit comme une femme discrète qui savait ce qu’elle voulait et s’entraînait dur pour réussir, se levant à 5h du matin pour rallier ensuite son travail de femme de ménage qu’elle exerçait dans deux lieux différents. De l’avis de tous elle était immensément courageuse et cherchait la performance.

Le Morbus théâtre piloté par Guillaume Lecamus, lui-même habitant de Montreuil et pratiquant la course, s’est emparé de l’histoire de Zenash Gezmu. Il a passé commande d’un texte à Gwendoline Soublin rencontrée au cours d’un atelier dramaturgique, auteure repérée et primée qui connaît bien le théâtre et dont de nombreuses pièces ont été montées. Deux comédiennes donnent vie à la coureuse de fond par le médium de la marionnette. La figurine, réalisée en plusieurs dimensions par Norbert Choquet, est conçue comme une sculpture en mouvement – une sorte d’écorchée, au sens où les plasticiens en donnaient représentation dès la Renaissance ou comme Giacometti représentait L’Homme qui marche et L’Homme qui chavire. Au centre du plateau, un podium est sa sphère de vie, comme l’est le podium des vainqueurs, dans les stades (scénographie Sévil Grégory, lumières de Vincent Tudoce).

 « Pied-moquette, pied-moquette… 4h40, il n’est pas trop tôt pour toi… ! » La comédienne, Sabrina Manach, court longuement sur place, avec conviction, et s’adresse à Zenash qui parle aussi en son for intérieur : « Plus vite, plus vite… Petits pas, garder le cap… Garder le rythme malgré les imprévus…» Elle fait récit de son histoire en duo avec Candice Picaud. Toutes deux donnent vie à la sportive avec force et simplicité, entre séances d’entrainement, images qui l’assaillent quand elle court le marathon à la recherche de la victoire et au-delà de ses limites : « Tu poursuis ta course, toi, l’Éthiopienne… »

© Roland Baduel

Séquences de ménage dans les deux hôtels où elle travaille à « frotter, corbeille vidée, dix-sept minutes par chambre, quinze chambres sans t’arrêter, 700 euros, tu es courageuse, tu continues de travailler… Tu renfiles ton jogging, tes baskets… Pieds, souffle, le corps au diapason du temps qu’on a… Je cours, je continue… » Prochaine étape, le marathon de Paris. Dans le récit, quelques flashback sur l’enfance et le pays : « J’ai neuf ans et cours avec les gazelles » et aussi l’inquiétude qui monte avec cet homme, l’Éthiopien, qui « se colle à tes baskets », la guette en permanence et qui un jour, en 2017, commettra l’irrémédiable, la tuera. La première partie de cette autobiographie-fiction écrite entre deux reprises de souffle se termine sur le féminicide. Tout au long du parcours et de sa violence, les actrices donnent ces notions d’endurance et de vitalité propres à cette sportive de haut niveau qui court physiquement et dans sa tête, transmettant beaucoup d’émotion.

© Roland Baduel

 Une seconde partie s’enchaîne et nous éloigne du réel, dans une pure fiction car le quartier se rebelle à l’annonce de sa mort et se met en mouvement, par solidarité. Le texte passe alors du réel à l’imaginaire, avec habileté. Tout le monde court. Au début, deux ou trois personnes, puis un groupe qui enfle jusqu’à l’immense foule qui envahit le quartier, étudiants, policiers, concierges, tous découvrent la course et l’endurance nécessaire, et sont satellisés. Rien ne les arrête, c’est « une épidémie de course », tous, spontanément, marathonnent à la folie. Des groupes de figurines, très bien faites toujours, accompagnent le texte qui prend une direction autre, du côté du loufoque et de l’absurde. Mais la partie est assez longue et nous éloigne de la coureuse de fond à laquelle il n’est plus fait référence, laissant le spectateur sur la dernière image de son assassinat auquel il assiste, conclusion d’une vie bien rude et courte. Une bande-son accompagne le parcours (Thomas Carpentier), avec de remarquables plages musicales qui côtoient des entre-deux grinçants un peu trop prononcés.

 Créée il y a un an au Théâtre Mouffetard, lieu de la marionnette à Paris, 2h32, le record de Zenash Gezmu au marathon le fut en même temps qu’un autre spectacle de la compagnie traitant aussi du sport, 54×13, l’histoire d’un jeune coureur dunkerquois qui fait une belle échappée au cours de la dix-septième étape du Tour de France. Guillaume Lecamus, fondateur du Morbus Théâtre en 2001 et directeur artistique en signait les mises en scène. Il travaille particulièrement sur le sport, la course, l’effort et ne connaissait pas Zenash Gezmu avant de rencontrer son destin à travers la lecture du journal local annonçant sa disparition. Formé notamment auprès de François Lazaro au Clastic Théâtre, Guillaume Lecamus construit, dans son théâtre-récit une relation intime et originale entre l’objet animé, la langue et les acteurs-actrices. Il s’intéresse particulièrement aux auteurs contemporains et travaille sur un Grand cycle de l’Endurance ; à la veille des Jeux Olympiques de Paris, c’est plutôt bien vu. « Être endurant c’est ne pas avoir peur de vivre. C’est un rapport au temps différent. C’est donc un état d’être poétique. Parler de l’endurance c’est parler de notre rapport au monde et au temps. C’est retrouver le souffle de vie qui nous fait suer et sourire en même temps » écrit-il dans sa note d’intention.

© Roland Baduel

Le Théâtre Marcelin Berthelot de Montreuil a eu une belle initiative d’inviter le spectacle en ce 8 mars, Journée internationale des femmes et d’ouvrir les portes à toutes et tous, en entrée libre. Le destin de la courageuse Zenash Gezmu en valait bien le détour, bel hommage rendu à la discrète et talentueuse sportive qui, au-delà de la douleur, puisait au plus profond de ses forces : « tant de vie dans un si petit corps. » Le marathon fut sa raison de vivre.

Brigitte Rémer, le 14 mars 2023

Avec Sabrina Manach et Candice Picaud – création plastique Norbert Choquet – scénographie Sévil Grégory – création sonore Thomas Carpentier – création lumières Vincent Tudoce – chargée de production/diffusion Anne- Charlotte Lesquibe – assistante mise en scène Florine Milite

Vu le mercredi 8 mars 2023 à 20 h 30, dans le cadre de la Journée internationale des droits des Femmes, au Théâtre municipal Berthelot de Montreuil, 6 rue Marcelin Berthelot. 93100. Montreuil, métro : Croix-de-Chavaux – tél. : 01 71 89 26 70 – site : www.tmb-jeanguerrin.fr et e-mail Morbus Théâtre  : morbustheatre@yahoo.fr – En tournée 2023/2024 – 25 novembre 2023,  Villiers le Bel, festival théâtre du Val d’Oise – 6 février 2024, Théâtre Le Passage, Fécamp – 8 février 2024 (en attente de confirmation, report), Le Sablier, Ifs – 20 mars 2024, Le Périscope, Nîmes – 27 et 28 mars 2024 (en attente de confirmation, report), Théâtre à la Coque, Hennebont – 14 juin 2024, Le Familistère de Guise, en partenariat avec la Chambre d’eau.

Nous revivrons

© Jean-Louis Fernandez

Conception, mise en scène et scénographie Nathalie Béasse, d’après L’Homme des bois d’Anton Tchekhov, au Théâtre de la Bastille.

Ça commence par la présentation des personnages et un gâteau d’anniversaire aux cinq bougies, porté par Elena/Sonia dans une scénographie épurée, au mur de fond de scène blanc et au sol gris clair, avec juste une table et des chaises côté cour. Arrivent deux jeunes hommes, Mehmet, désigné comme l’Homme des bois et Sacha qui écrit depuis vingt-cinq ans et « remue du vent. » Piano, flûte, accompagnent les trois jeunes acteurs aux vêtements et comportements très ordinaires et qui tout à coup, par quelques éléments, construisent l’univers tchekhovien : une tête de cerf en effigie appelle la chasse et la campagne russe, un foulard signe de la babouchka, une langue étrangère, un faisan-épervier.

Les deux hommes et la femme – trois jeunes acteurs issus du programme 1er Acte porté par le Théâtre national de Strasbourg et relayé ici par le CDN de Colmar – Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo et Julie Grelet se mettent à jouer comme jouent les enfants, glissant dans l’imaginaire et l’extravagance, se déguisant. Ils racontent. L’Homme des bois, Khrouchtchov, dit le Sauvage, replante les arbres au fur et à mesure que les hommes les arrachent, « Ne pas abattre les forêts. Détruire ce que nous ne pouvons pas créer…  Bientôt il ne restera rien sur terre… » autant de mots qui nous parlent et qui sont portés d’une manière ludique. Les acteurs courent, tombent, accélèrent, dansent, s’envolent, avec une grande liberté, comme s’ils étaient poursuivis, entre calme, inquiétude et peurs, et dans une multiplicité d’actions qui ne mènent à rien si ce n’est au jeu dans le jeu. « J’ai fait un rêve… Le vent s’est levé… Il va pleuvoir… Je veux vivre… »  Ils gravent l’empreinte de leur visage dans ce plastique volant, léger comme la soie et poussé par des ventilateurs comme autant de nuages dans un ciel dégagé. Une petite lumière les appelle, espérance ?

Dans leurs différentes actions-réactions ils déposent une rangée de seaux et une bataille de terre s’engage avant que n’en soit versé au centre du plateau le contenu, une terre noire dans laquelle la jeune actrice, dans la pièce Elena Andreïvna, s’enracine, portant diadème de fleurs blanches, image de mort et de résurrection. Ses mots : « Parfois, quand vous marchez, par une nuit noire, dans la forêt, et qu’en même temps il y a une petite lumière qui brille dans le lointain, alors, au fond de l’âme, sans trop savoir pourquoi, vous vous sentez si bien, vous ne remarquez ni votre fatigue, ni l’obscurité, ni les ronces qui vous frappent en plein visage… » Les acteurs dessinent sur le sol couvert de terre des signes cabalistiques, construisent un château et l’Homme des bois, piétinant trois brindilles, écrase sa forêt. « Le bonheur, vous ne le trouvez nulle part… Ne pas penser au bonheur. »

Il pleut sur les visages avec l’eau versée ou la tête plongée dans un seau. L’un se cache sous une grande bâche, l’autre scie une planche, jusqu’à ce que les trois acteurs-personnages se retrouvent devant le mur blanc qu’ils couvrent à coups de pinceaux et rouleaux de leurs traits de peinture. L’ensemble forme un tableau, la forêt, aux taches de couleurs, dans des dégradés de vert, brun, bleu, paysage d’une Russie rêvée. Pourtant, « tout le monde fait la guerre à tout le monde, le passé n’existe plus, il a été bêtement gaspillé » métaphore de la Russie ancestrale si proche de la Russie d’aujourd’hui.

© Jean-Louis Fernandez

Écrite en 1889 dans une période heureuse de la vie de Tchekhov, L’Homme des bois est une comédie en quatre actes, créée au Théâtre Abramov et sitôt retirée de l’affiche après quelques représentations. Elle est considérée comme le brouillon d’Oncle Vania et se termine par « je veux vendre le domaine… Je deviens fou… » Dans la proposition de Nathalie Béasse peu importe la narration elle travaille sur l’écho et les réminiscences, peu importe les personnages c’est une traversée où ils vont et viennent, et où ils se superposent. La metteure en scène travaille sur la perception, nous l’avions évoqué dans un spectacle précédent, Ceux-qui-vont-contre-le-vent (dans ubiquité-cultures du 20 février 2022). Elle dessine un monde de l’enfance, rassurant comme inquiétant, en toute liberté et inspiration, monde ponctué de chansons et extraits musicaux. Son univers est visuel et elle accompagne les acteurs dans leur naturel et leurs inventions selon les fils qu’elle enchevêtre, se situant entre performance et installation.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2023

Avec Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo, Julie Grelet – assistant Clément Goupille, avec la complicité de Sabrina Delarue et Étienne Fague – régie générale Loïs Bonte – régie Bastille Marc Brunet.

Jusqu’au 31 mars 2023, du 15 au 27 mars à 19h, du 28 au 31 mars à 20h. Théâtre de la Bastille, 78 rue de la Roquette. 75011. Métro : Bastille – site : www.theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14

Le Suicidé

© Juliette Parisot

Texte Nicolaï Erdman, traduction André Markowicz – mise en scène Jean Bellorini – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, à Bobigny.

Après le grand succès remporté par sa première pièce, Le Mandat, mise en scène à Moscou par Vsevolod Meyerhold en 1925 et jouée dans toute l’Union soviétique – elle ne sera toutefois éditée qu’en 1987 au moment de la perestroïka – Nicolaï Erdman (1900-1970) est arrêté et exilé, contraint à la relégation à partir de 1933, pour avoir écrit un poème caustique envers Staline. Autorisé à revenir à Moscou en 1949, il côtoie l’écrivain Boulgakov, le compositeur Chostakovitch, l’acteur et metteur en scène Iouri Lioubimov, fondateur du Théâtre de la Taganka, et bien d’autres. II écrit de nombreux scénarios y compris pour des films primés à l’étranger mais sa seconde pièce, Le Suicidé, ne sera jamais jouée en URSS de son vivant. Après plusieurs tentatives, Lioubimov ne réussira à la monter qu’en 1990, après différentes tentatives, dont une en 1965 puis en 1982.

© Juliette Parisot

En se plongeant dans la première pièce de Nicolaï Erdman qu’il met en scène, Meyerhold avait repéré le talent particulier de l’auteur et écrivait : « Je considère que la ligne fondamentale de la dramaturgie russe Gogol-Soukovo-Kobyline trouve son prolongement brillant dans la pièce de Nicolaï Erdman, Le Mandat, qui ouvre une voie solide et sûre pour la création de la comédie soviétique. [1]» Si Le Mandat traite de l’imposture au pouvoir, Le Suicidé traite, de façon excentrique, de faux-semblants et de l’imposture au suicide, le texte sera jugé dangereux.

Nous sommes à la fin des années 1920, dans un immeuble communautaire où Sémione Sémionovitch Podsékalnikov, homme ordinaire et chômeur, est pris en pleine nuit d’une grande fringale qu’il essaie d’étancher en se souvenant des restes d’un saucisson de foie entamé à midi. Il réveille Maria Loukianovna, sa femme, qui, épuisée, a du mal à émerger et qui finit par lui apporter les restes du saucisson avec du pain, mais Sémione Sémionovitch décline sa proposition de tartinage et la situation dégénère : « Alors, quoi, je dois crever, d’après toi ? Crever ?  C’est ça ? Oui, Maria dis-le moi franchement : qu’est-ce que tu veux avoir ? C’est mon dernier soupir que tu veux avoir ? Eh bien, tu vas l’avoir, sûr. » Entendant du bruit, apparaît la mère de Maria pour demander des comptes, jusqu’au constat que font les deux femmes de la disparition soudaine de Sémione Sémionovitch. Maria Loukianovna est aux abois, imaginant, en référence à leur conversation, qu’il pourrait se suicider. Elle se tourne vers l’icône et remet son destin dans les mains des mères de Dieu. Puis l’information fait boule de neige et les gens se regroupent, Alexandre Pétrovitch et Margarita Ivanovna d’abord, chacun y allant de son couplet, avant que ne soit ramené sur le devant de la scène le disparu, comme un animal traqué. S’ensuit une série de quiproquos dans une galerie de portraits où s’entremêlent divers personnages, chacun cherchant à tirer profit du geste supposé du futur suicidé. Certaines scènes sont savoureuses comme celle où Sémione Sémionovitch téléphone au Kremlin en direct : « Tout se tait quand un colosse parle à un autre colosse. Donnez-moi le Kremlin. N’ayez pas peur, mademoiselle, donnez-moi le Kremlin. Qui est à l’appareil ? Le Kremlin ? Ici Podsékalnikov, Pod-sé-kal-ni-kov. Un individu, un in-di-vi-du. Appelez-moi quelqu’un, je sais pas, le plus haut placé. Vous avez pas ça chez vous ? Bon, alors transmettez-lui de ma part que j’ai lu Marx, et que, Marx, il m’a pas plus. Chut ! Ne coupez pas… » Sémione Sémionovitch se délecte dans le quiproquo et cultive sa peur jusqu’à entrevoir sa gloire posthume.

© Juliette Parisot

La farce est féroce et grinçante, comique et grotesque – on est proche de l’esprit de Nicolas Gogol – et le vaudeville ouvre sur une véritable satire sociale. Jean Bellorini avait monté la pièce avec le Berliner Ensemble en 2016 et la remet en scène avec la troupe du Théâtre National Populaire, dans un esprit cabaret. Une quinzaine de comédiens défilent, interprétant des personnages archétypes entre autres un diacre, un écrivain raté, une vieille femme, un boucher, deux serveurs, un chœur tsigane, une couturière. Les musiciens (cuivre, accordéon et percussions) donnent du rythme. Humour et insolence s’affichent au générique des personnages qu’on retient dans les  scènes les plus spectaculaires comme celle, musicale, du banquet ou celle du cercueil précédant la réapparition de Sémione Sémionovitch, toujours aussi affamé. La caricature pourtant n’est jamais loin et on peut dire que les idéaux brisés de la Révolution de 1917 – évoqués notamment dans les films d’Eisenstein – ne sont pas loin de la Russie et du totalitarisme de Poutine. Et Sémione Sémionovitch s’exprimant devant sa tombe, garde la tête froide : « Camarades, je veux manger. Mais, plus encore, je veux vivre… N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à un poulet, il continue de courir dans la cour la tête coupée, même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna. » « À l’issue du Suicidé, le spectateur doit parler aux étoiles, qui ne le regardent même pas » écrit André Markowicz, qui signe la traduction.

Jean-Pierre Vincent avait monté la pièce en 1984 avec les acteurs de la Comédie Française. Jean Bellorini aujourd’hui, en tant que directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne est un autre défenseur de l’esprit de troupe. Le théâtre russe l’intéresse, avant Villeurbanne il avait dirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et présenté entre autres, en 2017, un très beau Karamazov et en 2019 une tout aussi puissant Onéguine d’après Pouchkine (cf. nos articles des 15 janvier 2017 et 23 avril 2019). Ardent partisan d’un théâtre populaire et poétique, il s’intéresse à toutes les littératures qu’il transpose sur scène dans la générosité d’un esprit de troupe qu’il pose comme une revendication : « Continuer à faire des spectacles, contre vents et marées, avec beaucoup de monde et la sensation d’une grande famille réunie sur scène. » Et il ajoute : « Je crois au langage comme arme. »

Brigitte Rémer, le 11 mars 2023

© Juliette Parisot

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly – Musiciens Anthony Caillet (cuivres), Marion Chiron (accordéon), Benoît Prisset (percussions). Collaboration artistique Mélodie-Amy Wallet, scénographie Véronique Chazal et Jean Bellorini – lumière Jean Bellorini assisté de MathildenFoltier-Gueydan – son Sébastien Trouvé – costumes Macha Makeïeff assistée de Laura Garnier – coiffure et maquillage Cécile Kretschmar, vidéo Marie Anglade, décor et costumes Ateliers du TNP. La pièce est publiée aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 9 au 18 février 2023, à 20h (samedis à 18h, dimanche à 16h), MC93 Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, à Bobigny, 9 boulevard Lénine – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

[1] Rapporté dans la préface de Béatrice Picon-Vallin pour la publication de Le Suicidé, éditions Les Solitaires intempestifs, Paris, 2006.

Les Enfants terribles

© Christophe Raynaud de Lage

Opéra pour quatre voix et trois pianos de Philip Glass – livret Philip Glass et Susan Marshall d’après Jean Cocteau – direction musicale Emmanuel Olivier – mise en scène et scénographie Phia Ménard – à la MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny.

C’est en 1996 que Philip Glass compose Les Enfants terribles, à partir du roman de Jean Cocteau qu’il affectionne particulièrement, pour avoir composé deux autres opéras issus de l’oeuvre du même auteur : Orphée en 1993 et La Belle et la Bête en 1994. Il s’inspire aussi de l’adaptation cinématographique réalisée par Jean-Pierre Melville, en 1950.

L’artiste chorégraphe, performeuse et metteuse en scène, Phia Ménard s’en empare et pour la première fois s’aventure à monter un opéra. Multiforme en soi, transgressive et subversive dans ses propositions scéniques, elle sait en principe nous mener de la tragédie à la loufoquerie, de l’inventivité à l’extravagance. Elle se glisse donc dans l’univers de Cocteau, a priori éloigné de ce qu’elle est et des libertés qu’elle cultive dans ses créations.

L’argument de base écrit par Cocteau en 1929 parle d’un enfant délaissé par une mère mélancolique et qui disparaît, Paul, très tôt livré à lui-même et gouverné par sa fantaisie et celle de sa sœur, Élisabeth. D’une violente charge poétique, la première scène mène le lecteur dans la cour du collège où il reçoit en plein cœur une boule de neige lancée par Dargelos : « Un coup le frappe en pleine poitrine. Un coup sombre. Un coup de poing de marbre. Un coup de poing de statue. Sa tête se vide. Il devine Dargelos sur une espèce d’estrade, le bras retombé, stupide, dans un éclairage surnaturel. » Il gardera la chambre pour reprendre des forces mais finalement ne la quittera plus et, avec sa sœur la transformera en scène permanente où tous deux joueront une sorte de comédie de l’enfance où l’innocence s’enfuit. Le roman se transforme en conte fantastique et chant nocturne de l’adolescence où se côtoient l’amour et la mort.

Avec Phia Ménard, nous voilà loin de l’enfance, à l’exact opposé. Elle décide de remonter l’histoire à l’envers dans la chronologie de la vie et nous conduit dans une maison de retraite. Trois pianos à queue, blancs, superbes, sont mis en rotation avec leurs musiciens dans une scénographie qui tient lieu de personnage principal – bien servi par les lumières d’Éric Soyer – et qui pourrait être le ventre de la mère. Mais de mère il n’y a point, il n’y a que des grand-mères-grands-pères rôles de composition, ce qui confère au propos un décalé assez énigmatique et enferme le huis-clos sans possibilité d’échappée. Les pianos tournent en rond comme la musique circulaire de Philip Glass, comme sur le pont d’un bateau pris dans la tempête, sans mal de mer apparent pour les musiciens-assistants de vie amarrés à leurs mélodies en spirales.

Quelques petites marionnettes-figurines au début du spectacle appellent le passé, dans lequel les acteurs-chanteurs s’immergent ensuite à travers des casques à réalité augmentée. Bien encombrés, ces quatre chanteurs aux voix amplifiées – magnifiques chanteurs – se laissent glisser vers la fin de la partie : Paul, le rôle principal, est en fauteuil roulant (Olivier Naveau, baryton) ; sa sœur Elisabeth, dominatrice et manipulatrice papillonne avec une certaine aisance (Mélanie Boisvert, soprano) ; Gérard, camarade de classe et ami de Paul est amoureux d’Elisabeth (François Piolino ténor) ; Agathe, amoureuse de Paul, fait la mouche du coche et tient aussi le rôle de Dargelos, l’ange damné (Ingrid Perruche, soprano) ; Jonathan Drillet, assure la narration, il est aussi l’ombre de Jean Cocteau. Les sentimentalités circulent, les intrigues pourtant ne se nouent pas et le drame l’emporte. Emmanuel Olivier au piano pilote la partition pour trois pianos, avec Flore Merlin et Nicolas Royez, trois musiciens superbement concentrés malgré le roulis et le tangage.

© Christophe Raynaud de Lage

Les rouages choisis par Phia Ménard pour ces grands-enfants-terribles étant parfaitement mis en place, il ne reste plus guère de vie, que du dernier souffle. Tout est linéaire et rien ne se passe, on s’ennuie. Il nous faut, comme au manège des enfants, compter les tours de pianos et armés d’un bâton essayant d’attraper les anneaux tendus par le propriétaire du manège, tenter d’attraper les lignes brisées de l’histoire et les lignes courbes de la mélodie.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2023

Avec : Olivier Naveau, Mélanie Boisvert, Ingrid Perruche, François Piolino, Jonathan Drillet – Pianos : Emmanuel Olivier, Flore Merlin et Nicolas Royez et direction musicale Emmanuel Olivier. Assistanat mise en scène et scénographie Clarisse Delile – création lumières Eric Soyer assisté de Gwendal Malard – création costumes Marie La Rocca – création maquillages et coiffures Cécile Kretschmar – dramaturgie Jonathan Drillet – régie générale Marie Bonnier – régie son Jonathan Lefèvre-Reich – régie plateau Nicolas Marchand – régie lumière Aliénor Lebert – maquillage Agnès Dupoirier )- décor et costumes ateliers de l’Opéra de Rennes – production la Co[opéra]tive.

Du 23 au 26 février 2023, à la MC93/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

Sibyl

© Stella Olivier

Conception et mise en scène William Kentridge – Musique Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd – en anglais, zoulou, xhosa, sotho du sud, ndébélé du sud, surtitré en français – au Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons Théâtre du Châtelet/Théâtre de la Ville hors les murs.

Artiste plasticien né à Johannesburg, William Kentridge est un grand dessinateur qui mêle à travers ses mises en scène de nombreuses formes d’art comme peinture, gravure, sculpture, vidéo, qu’il met en espace dans des actions chorégraphiées et musicales. Sur le rideau de scène, il écrit ici à la plume de ronde une page d’une belle graphie.

La soirée est construite en deux parties : la première, The moment has gone – concert piano, voix et film muetnous mène dans son atelier où par un jeu de caméras William fait face à Kentridge dans le trouble de son double. Il compose le tableau à coup de dessins charbonneux, d’éléments qu’il gomme et abîme, qu’il redessine, et soudain le tableau s’anime. Il réinvente une technique cinématographique d’animation, image après image, qu’il nomme l’animation du pauvre et élabore ses propres effets spéciaux. Tel un magicien, Kentridge transforme ce qu’il touche, le désintègre et le recompose – une machine à écrire, ou une feuille d’arbre -. Il travaille par fragments et donne un autre sens à ce qu’il recrée.

© Stella Olivier

La seconde partie, Waiting for the Sibyl, est un opéra de chambre en six courtes scènes qui a pour point de départ l’œuvre d’Alexandre Calder, à partir d’un Work in Progress de vingt minutes qu’il avait vu en 1968, à l’Opéra de Rome. Dans le spectacle, dix chanteurs-chanteuses et danseurs-danseuses sud-africains, costumé(e)s majestueusement, portent la partition chantée et musicale composée par Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd. Leurs psalmodies résonnent, les styles de danse se mêlent. Le livret est réalisé à partir d’un montage de textes – proverbes africains, citations collectées par Kentridge, poèmes de différentes sources, référence à Dante -. Les mots s’enroulent et se déroulent, apparaissent et disparaissent, ils sont comme des énigmes. Le ciel parle une langue étrangère et les feuilles d’arbres comme autant de pages arrachées aux livres, s’envolent. Dans la mythologie, Sibylle est une devineresse qui rend les oracles, mais les messages déposés auprès d’elle voltigent, prétexte pour Kentridge de jouer sur l’envol, la rotation, le cercle, la disparition. La prophétie de la Sibylle de Cumes sa référence ici parmi les douze sibylles, représentée par Michel-Ange sur la fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, à Rome, énonce : « Cycle nouveau-né des ans écoulés, cycle parfait. La Justice reviendra sur la terre avec la Loi et le dieu Saturne. Du ciel sacré, vois sans effroi une race nouvelle… »

Projection, performance-live, musique enregistrée, danse et mouvement sont autant de pratiques servant le propos de mise en scène et jouant avec le sens de l’absence. Les ombres projetées décalent l’échelle des personnages et des objets. Les costumes aux formes géométriques et couleurs vives se rapprochent de l’univers d’Oskar Schlemmer, artiste du Bauhaus connu notamment par son Ballet triadique, un ballet sans action où la danse est déterminée par les costumes, pure innovation du début du XXème et qui a contribué au renouveau du théâtre. Fête de la forme et de la couleur, la stylisation des costumes chez Kentridge, comme chez Schlemmer, dialogue avec les formes et joue de la matière.

© Stella Olivier

Sous son fusain virtuose Kentridge dessine l’ombre poétique d’un arbre et disperse les effluves parfumés du vent, ses dessins sont des épiphanies, son théâtre est d’ombres et de crépuscule. Il y dénonce, depuis toujours, le colonialisme, l’apartheid et les injustices sociales. Il sait aussi se situer entre l’absurde et le non-sens, du côté du dadaïsme ou de la figure d’Ubu, symbole de la violence de la politique ségrégationniste de son pays. Il a étendu le champ des possibles en se formant au théâtre, à Paris, au début des années 80. Sa première pièce, Sophiatown dénonçait en 1986 les crimes de l’apartheid dans ce quartier de Johannesburg, sa ville. En 2018, The Head & the Load, montrait, à travers une grande fresque-performance, le lien entre la Première Guerre mondiale et le colonialisme. Il a conçu plusieurs créations d’opéra dont La Flûte enchantée de Mozart, Le Nez de Chostakovitch et Lulu d’Alban Berg, présentées au Metropolitan Opera de New-York et dans les grands théâtres d’opéras en Europe. Il a créé Wozzeck, de Berg, en 2017, au Festival de Salzbourg, qu’il a repris à l’Opéra de Paris en 2022 (cf. notre article du 25 mars 2022). Par le visible, Kentridge fait émerger l’invisible à travers son théâtre total, ses paysages de crayons, ses illuminations, et son univers sensible.

Brigitte Rémer, le 9 mars 2023

Avec Kyle Shepherd, Nhlanhla Mahlangu, Xolisile Bongwana, Thulani Chauke, Teresa Phuti Mojela, Thandazile ‘Sonia’ Radebe, Ayanda Nhlangothi, Zandile Hlatshwayo, Siphiwe Nkabinde, S’Busiso Shozi. Direction musicale et composition Kyle Shepherd – composition vocale et assistant à la mise en scène Nhlanhla Mahlangu – costumes Greta Goiris – décors Sabine Theunissen – lumières Urs Schönebaum – associée à la création lumière Elena Gui – design vidéo et montage Žana Marović – son Gavan Eckhart – cameraman Duško Marović – orchestration vidéo Kim Gunning – traduction et surtitrage Bernardo Haumont.

Du 11 au 15 février 2023 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre du Châtelet, place du Châtelet. 75001 – Paris – sites : theatredelaville-paris.com / chatelet.com

Familie

© Michiel Devijver

Conception, texte et mise en scène Milo Rau, à La Colline-Théâtre National.

Après Grief and Beauty présenté récemment à La Colline, second volet de la Trilogie de la vie privée élaborée par Milo Rau (notre article du 27 janvier 2023), Familie, son premier volet, est à son tour programmée, autour du même regard posé par l’artiste sur la mort.

Il part ici d’un fait d’hiver : quatre membres d’une même famille vivant près de Calais dans le nord de la France, la famille Demeester, composée des parents, de deux adolescentes et de deux chiens, ont été retrouvés pendus dans la cuisine, en 2007. Aucune effraction, pas de violence, ces mots laconiques uniquement laissés : on a trop déconné, pas de drames internes repérés. Un cas resté mystérieux.

Milo Rau tente de décoder le sens de la vie et le sens de la mort de cette famille ordinaire en reconstituant ce qu’il imagine être leur dernière soirée, dans l’attente du geste qu’ils posent collectivement. On les voit dans leur vie sommes toutes banale, cuisiner, téléphoner, regarder la télévision, apprendre l’anglais, prendre une douche, rien que du quotidien, on a envie d’oublier la tragédie annoncée.

© Michiel Devijver

Radical en même temps que construisant le trouble entre réalité et fiction, Milo Rau nous fait pénétrer chez eux par les fenêtres de la façade de leur maison. Le père est aux fourneaux dans la cuisine-pièce de vie, la mère colle des photos sur les murs de la salle de bains puis prend sa douche, les deux filles sont dans leur chambre. On sentira chez elles l’espace d’un instant une hésitation finale, jusqu’à ce que l’aînée, sorte de narratrice première dans le spectacle, donne le signal, par ces mots : Faisons-le. Placée à l’avant-scène, elle avait auparavant témoigné d’idées suicidaires, plan repris par caméra et s’affichant sur grand écran. Avec la famille Demeester, on quitte la normalité pour entrer dans l’irrationnel. On ne connait pas ses motivations, « la pièce peut être vue un peu comme une messe noire de la vie », dit Milo Rau.

Le début du spectacle dessine aussi le contexte du fait d’hiver – nous sommes loin de toute fiction – en montrant quelques images des acteurs visitant Calais : la sculpture de Rodin et ses célèbres Bourgeois de Calais, les bords de mer, la façade de la maison où s’est déroulé le drame, évoquée par la scénographie signée de Barbara Vandendriessche. Nous sommes entre le dedans et le dehors. Milo Rau joue aussi avec les frontières de la réalité par le choix d’une véritable famille d’acteurs pour sa distribution : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters et Louisa Peeters, tous quatre excellents dans les petits gestes de tous les jours et la vérité de leur comportement, dans l’expression de ce que chacun préfère. Des caméras traduisent par gros plans retransmis sur écran ces petits riens qui font le quotidien.

La fin du spectacle ne nous épargne pas, quatre cordes pendent du plafond devant la véranda et nous assistons à la pendaison dans son sens le plus réaliste du terme. Le salut heureusement nous rassure quelques minutes plus tard au retour des acteurs, mais l’illusion est totale et l’idée qu’une famille se soit réellement tuée ne nous quitte pas.

Avec Milo Rau, directeur artistique du Théâtre de Gand (NTGent) qui, au fil de plus d’une vingtaine de spectacles interroge les tragédies du monde, nous ne sommes plus vraiment face à un geste artistique, mais plutôt face à nos raisons de vivre et à l’absurde de la vie.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2023

Avec : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters. Décors Anton Lukas – costumes Anton Lukas, Louisa Peeters – vidéo Moritz von Dungern – lumières Dennis Diels – arrangements musicaux Saskia Venegas Aernouts

Du 10 au 12 février et du 17 au 19 février 2023 à 20h30, le samedi 18 février à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr

Le coeur au bord des lèvres – Asmahan / variation

© Jean-Louis Fernandez

Texte, mise en scène et interprétation Dea Liane, composition musicale, arrangements, interprétation Simon Sieger – à l’Athénée-Louis Jouvet.

C’est l’histoire d’une étoile filante, romanesque à souhait, une femme empreinte de grâce et de liberté, la chanteuse-actrice Asmahan (1917-1944) – dont le nom se traduit par la sublime, en persan – de son vrai nom Amal al-Atrache, Amal signifiant espoir. Son père, Fahd al-Atrache, Syrien, est issu d’une famille royale, le clan druze Al-Atrash Djébel el-Druze qui a lutté contre les armées coloniales françaises en poste en Syrie. Sa mère, Alia, est une princesse libanaise, druze aussi, musicienne, passionnée par les mélodies des années 1930-1960 et les comédies musicales égyptiennes. Pour raisons politiques, la famille se voit contrainte de fuir vers le Liban d’abord puis vers l’Egypte où elle s’installe, au début des années 20.

© Image d’archive

Le destin d’Asmahan est vertigineux. Première légende autour de la figure mythique de la chanteuse : elle serait née sur un bateau, en pleine tempête, entre Izmir et Beyrouth. Autre légende, les conditions très suspectes de sa disparition, à l’âge de vingt-sept ans : sa mort par noyade dans l’eau du Nil où sa voiture sombre – le 14 juillet 1944, jour de l’anniversaire de sa fille – conduite par un chauffeur de remplacement qui s’évanouit dans la nature,. Tragique destin, attentat ou assassinat ? La question reste posée. L’eau est son point de départ, elle sera son point d’arrivée, une voyante le lui avait annoncé quand elle avait quinze ans : « Tu es née dans l’eau, dans l’eau tu périras ».

Superbe femme aux yeux verts, Asmahan en effet pouvait déranger par sa liberté affichée, loin du moule familial et de la culture druze. Tiraillée entre l’orient et l’occident, elle vit à cent à l’heure et jusqu’aux extrêmes avec un certain fatalisme et une dose d’âpreté, et se brûle parfois les ailes. Elle fait plusieurs tentatives de suicide. Audacieuse et fantasque, au plan personnel elle convole en noces à trois ou quatre reprises, aura une fille qu’elle n’élèvera pas, une carrière en discontinue, sera joueuse et séductrice à souhait et même agent secret, entre autres pour le renseignement britannique.

Asmahan a quinze ans quand elle débute sa fulgurante carrière et enregistre chez Columbia, guidée par le compositeur Dawood Hosni, et par Mohamed el-Asabgi qui écrivit principalement pour Oum Kalthoum qu’il accompagna jusqu’à sa mort, en 1966. On place même les deux femmes en rivalité. Asmahan chante entre autres des qasidas, ces poèmes en arabe littéral très répandus également dans le monde perse. On la remarque immédiatement et elle obtient très vite un grand succès pour sa voix, divine, tant dans la texture que dans l’harmonie, et pour sa grande mélancolie.

© Jean-Louis Fernandez

Ses chansons sont issues des deux principaux films dans lesquels elle a tourné : Intisar al-chabab /Victoire de la jeunesse,en 1941, dans lequel Farid el-Atrache, (1910-1974), son frère et grand nom du oud et de la musique classique arabe, signe la bande originale. C’est un peu leur vie qui est racontée à travers l’histoire d’un homme et de sa sœur qui voulaient réussir et qui travaillent dans des cabarets, montrant la vie nocturne de l’époque, au Caire, autour de la rue Emad Eddine. « Comme aux Etats-Unis le cinéma égyptien chanta avant de savoir parler » écrit Frédéric Lagrange, grand spécialiste des musiques d’Egypte, qui ajoute : « C’est le compositeur Zakariyyâ Ahmad qui le premier s’attaquera à la composition de chansons pour le cinéma, dans le premier film parlant produit par l’Égypte en 1932, Unshûdat al-fu’ad/L’Hymne du cœur. » Les chansons sont liées aux intrigues des films de l’époque qui évoquent souvent les amours contrariés. Il n’y a pas d’enregistrement en direct, on est en play-back. Asmahan tourne son second film en 1944, Amour et vengeance, mais elle disparaît avant la fin du tournage. Le réalisateur, Youssef Wahbi achève pourtant le film et en modifie le début, qui devient un flashback sur l’accident.

Plus chanteuse qu’actrice, Asmahan est une image de film à la présence magnétique. Elle chante à l’Opéra Royal mais on n’a aucune trace d’elle sur scène, où elle n’aime pas se produire. De sa toute jeunesse on peut retenir la chanson Aïna el Layali « ma souffrance, ma brûlure, les larmes de mon œil qui sont mêlées de mon sang », plus tard, les chansons Al Touyour mêlant des mélodies occidentales au chant arabe et s’inspirent du tango et de la valse, ou encore Ya habibi Taala elhaani rythmée par les violons et les accordéons : « Viens mon amour, viens voir dans quelle situation je vis quand tu es absent. » Le ton est déchirant : « Ce côté passionnel est lié à ce qui fait un chanteur arabe, le gage de qualité pour pouvoir être considéré comme un grand interprète de musique arabe. Cette capacité à théâtraliser, à communiquer une émotion et la sublimer par la voix » dit Frédéric Lagrange au cours d’une émission à France-Culture, en décembre 2021. Le chant exprime la liberté et les lieux de mémoire sont les lieux de la vie. A travers la voix grave et intense d’Asmahan, se lit sa force autant que sa fragilité.

Le spectacle s’ouvre sur l’éloge du risque et rend compte de ses différentes facettes, symbole de l’Orient moderne. Le récit biographique de Dea Liane, qui a écrit le spectacle et l’interprète, suit les géographies de la chanteuse, entre Syrie et Liban où elle-même est née et a vécu. Elle tire quelques fils de sa propre généalogie en vis-à-vis et très librement dessine sur le plateau les variations de la musique orientale. « En 1999 j’ai neuf ans, c’est la fin de la guerre civile au Liban » raconte-t-elle. La dernière image la montrera en photo sur la corniche de Beyrouth, à cet âge-là. Sur la scène, elle dialogue avec le musicien, Simon Sieger, pianiste, qui entre dans son jeu, donne la réplique, garde des espaces d’improvisation et jouera aussi de l’accordéon et du trombone à un moment du spectacle. L’auteure donne sa vision de la diva disparue, l’actrice l’incarne progressivement. Lors de sa première apparition, elle chante, d’une voix profonde, un voile noir recouvre son visage car dans la tradition druze, même si le voile est blanc, la femme ne se découvre pas. On la retrouve ensuite et à plusieurs reprises en vêtements de ville dans le rôle de la narratrice, fil rouge du spectacle. Quelques images s’affichent sur écran, photos et extraits de films, traces d’un monde disparu, celui de la comédie musicale en Egypte, au début du XXème, sorte de ferment artistique pour le Moyen-Orient et bien au-delà.

© Jean-Louis Fernandez

Dea Liane invente aussi une « fausse vraie interview » d’Asmahan, sorte d’archive reconstituée d’un document abîmé dans laquelle le journaliste est un de ses amis proches (rôle ici tenu par le musicien), référence à l’amitié indéfectible du journaliste et critique musical Mohamed al-Taba’i à son égard. L’actrice ici se maquille et se prépare pour cette interview fictive qu’elle a écrit en français et fait traduire en arabe égyptien – et qui s’inscrit sur écran avec sur-titrages. A la table de maquillage, elle est en peignoir, reprise en gros plan par caméra. Elle se présente : Je suis… Il la présente : Tu es… Et ils se répondent en écho. Plus tard, elle chante et s’accompagne au piano, ils jouent à quatre mains. Lui, porte un tarbouche. A un autre moment, son fauteuil d’abord face au public se tourne. Elle est de dos, à l’Hôtel King David de Jérusalem, une scène qui fait référence à sa face trouble d’agent secret. « Tu dansais avec les officiers britanniques, faisais des transactions avec les nazis… » dit le texte. Le doute plane. A un autre moment, portant une robe argentée, elle chante au son de l’accordéon. Une photo prise avec le général De Gaulle, au Caire, s’affiche à l’écran, à partir d’une véritable archive, Asmahan a réellement rencontré le général. Petit jeu de la vérité entre l’actrice et le musicien : « Syrienne ou Égyptienne, or ou argent, solitaire ou… ? Je viens de nulle part, répond-elle, C’est ici que je me sens bien, au Caire. » Il y a une belle complicité entre l’actrice et le musicien.

Dea Liane explore les identités multiples d’Asmahan, femme solaire et singulière, morcelée et baroque, et donne vie au mythe. L’exercice est assez réussi. Parfois mon cœur est vide et pendant que je chante quelque chose s’allège. Dans la petite salle Christian Bérard de l’Athénée-Louis Jouvet, elle a suspendu des lustres. Côté jardin le piano, côté cour une loge, au centre un micro. On se croirait dans un cabaret. La fin du spectacle ramène à sa disparition, non élucidée, comme si tous avaient évité de savoir. « Mon âme, mon cœur, mon corps, mon esprit et même ma beauté, tu les tiens dans ta main » dit la chanson.

Brigitte Rémer, le 24 février 2023

Interprétation Dea Liane, Simon Sieger – scénographie Salma Bordes, en collaboration avec Marianne Tricot – costumes Anaïs Romand, réalisation costumes Florence Brucon, Pauline Kocher, Milena Sloata – création vidéo François Weber, régie vidéo Lou Zimmer – création et régie lumières Sébastien Lemarchand – traduction en arabe égyptien et voix du Journaliste Georges Daaboul – avec la collaboration artistique de Célie Pauthe. Coproduit par le TNS de Strasbourg, le spectacle a été créé en janvier 2023 au CDN de Besançon. Une tournée est en cours.

Du jeudi 9 au mercredi 22 février 2023, Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, 2-4 square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75009. Paris – métro : Opéra – tél. : 01 53 05 19 19 – site : athenee-theatre.com

La Mort de Danton

© Christophe Raynaud de Lage

Texte de Georg Büchner – traduction Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil – mise en scène et scénographie Simon Delétang – à la Comédie Française/Richelieu, avec la troupe de la Comédie-Française, les comédiens et comédiennes de l’académie de la Comédie Française.

On entre de plain-pied dans le sujet, par la phrase de Saint-Just inscrite sur le rideau de fer transformé en un immense drapeau tricolore : « Tous les arts ont produit des merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres. »

La pièce en quatre actes se déroule sur une semaine, le titre en porte l’aboutissement : la mort. L’écrivain et dramaturge, également médecin et scientifique allemand, Georg Büchner (1813-1837) l’écrit en cinq semaines et la publie en 1835, deux ans avant sa mort, frappé par le typhus. Il a vingt-quatre ans. Elevé dans le sud-ouest de l’Allemagne, le Grand-Duché de Hesse-Darmstadt marqué par les révolutions de 1789 et par celle de juillet 1830, il fut étudiant en médecine à Strasbourg. Là, il entra en contact avec les groupes d’opposition républicains. Il fut ensuite nommé professeur-adjoint à la faculté de médecine de Zürich, en 1836, où il tissa des liens avec d’autres réfugiés politiques. C’est un homme engagé, un révolutionnaire, qui produit en sa courte vie, une œuvre majeure : outre La Mort de Danton, il écrit la même année une nouvelle, Lenz, sur la souffrance de l’écrivain Jakob Lenz, poète à l’âme malade et suicidaire ; l’année suivante, en 1836, une comédie satirique, Léonce et Léna et il débute l’écriture de Woyzeck, drame qui restera inachevé. Il avait auparavant, en 1834, écrit un pamphlet, Le Messager de Hesse et traduit Lucrèce Borgia et Marie Tudor, de Victor Hugo.

L’action de la pièce se passe du 30 mars au 5 avril 1794 quand Robespierre, assisté de Saint-Just, s’en prend aux modérés, au Club des Jacobins. Il ira jusqu’à faire exécuter Danton, ses amis et partisans, qui déjà ne croient plus à la Révolution, le peuple restant dans la même misère après, qu’avant : la révolution sociale n’a pas eu lieu. Révolutionnaire de la première heure, Danton est las et se laisse aller à une vie facile et délictueuse. Tel est le portrait qu’en brosse Büchner et sur lequel insiste Simon Delétang, metteur en scène, qui, plutôt que la mort des idéologies ou le peuple et des scènes de rue, développe le volet des mœurs libres de Danton, permettant à l’implacable Robespierre de justifier l’élimination de celui qui est devenu son adversaire. L’intrigue est assez linéaire et on est en vase clos, ce que souligne la scénographie (de Simon Delétang) qui place l’action dans un salon-écrin du XVIIIe siècle, se transformant ensuite en prétoire puis en prison, sous le sceau du tableau de Jacques-Louis David, La Mort de Socrate et sous celui de la Méduse telle que représentée par Caravage, gorgone qui a le pouvoir de pétrifier tout mortel. Les lumières de Mathilde Chamoux, remarquables, et les costumes d’époque de Marie-Frédérique Fillion accompagnent la part sombre de la lutte fratricide avec une certaine préciosité. Le tombeau est somptueux.

© Christophe Raynaud de Lage

Plus près de la bourgeoisie que des cris de la rue, on a peine à croire ici que Danton ait été meneur de la Révolution : « Ce n’est pas nous qui avons fait la Révolution, c’est la Révolution qui nous a faits » déclare-t-il à Lacroix. Il sait qu’il va mourir et trouve la parade : « Nous sommes des pantins manœuvrés par des forces inconnues. » La pièce de Büchner est précise et documentée, certains fantômes de Shakespeare et de Goethe y rôdent et le mythe Danton-Robespierre s’effondre, le premier, effrontément grivois – Loïc Corbery dans le rôle-titre, un rien désabusé, fauve désespéré peu avant la mort – le second, Clément Hervieu-Léger, parfaitement rigide dans celui de Robespierre. Ils sont entourés d’une douzaine de comédiens dont Guillaume Gallienne – en alternance avec Julien Frison – en Saint-Just, Gaël Kamilindi en Camille Desmoulins, Marina Hands en grisette et de jeunes interprètes de l’académie de la Comédie Française.

Après avoir dirigé le Théâtre de Bussang, dans les Vosges, Simon Delétang est depuis peu à la tête du Centre dramatique national de Lorient. Il signe l’entrée de La Mort de Danton au répertoire de la Comédie-Française qui suit, à vingt ans d’intervalle celle de deux autres textes de Georg Büchner mis en scène par Mathias Langhoff, Léonce et Léna et Lenz. Pour Simon Delétang « il y a un véritable vertige à croiser l’histoire de ce lieu – la Comédie Française – et l’Histoire de France, d’autant que la troupe du Roi avait à l’époque été sauvée in extremis de la guillotine par un bienfaiteur. » Jean Vilar avait mis en scène La Mort de Danton, présentée pour la première fois en France en 1948, au Festival d’Avignon.

La modernité de la pièce, dans le rapport au pouvoir, dans l’échec des idéaux et les déchirements entre deux frères ennemis, dans la destinée humaine et le rapport à la mort, nous parle d’aujourd’hui, à travers le regard de Büchner.

Brigitte Rémer, le 27 février 2023

Avec : Guillaume Gallienne, Saint-Just, membre du Comité de salut public (en alternance) – Christian Gonon Barrère, membre du Comité de salut public et Legendre, député – Julie Sicard Julie, femme de Danton – Loïc Corbery – Georges Danton, député – Nicolas Lormeau, Lacroix, député – Clément Hervieu-Léger Robespierre, membre du Comité de salut public – Anna Cervinka Lucile, femme de Camille Desmoulins – Julien Frison Saint-Just, membre du Comité de salut public (en alternance) – Gaël Kamilindi Camille Desmoulins, député – Jean Chevalier Collot d’Herbois, membre du Comité de salut public et Hérault-Séchelles, député – Marina Hands, Marion, une grisette – Nicolas Chupin Billaud Varennes, membre du Comité de salut public et Philippeau, député

© Christophe Raynaud de Lage

L’académie de la Comédie Française : Sanda Bourenane une femme – Vincent Breton, un monsieur, deuxième citoyen, un lyonnais, un député et un bourreau – Olivier Debbasch un monsieur, premier citoyen, un député, Herrmann, président du Tribunal révolutionnaire et un géôlier – Yasmine Haller, une dame et Rosalie, une grisette – Ipek Kinay, une dame, Adélaïde, une grisette et une femme – Alexandre Manbon, un jeune homme, un député, Paris, ami de Danton et un prisonnier. Costumes Marie-Frédérique Fillion – lumières Mathilde Chamoux – musiques originales et son Nicolas Lespagnol-Rizzi – assistanat à la scénographie Aliénor Durand. Avec le soutien de la Fondation pour la Comédie-Française.

Du 13 janvier au 4 juin 2023 en alternance, Comédie-Française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 – métro : Palais Royal – tél. : 01 44 58 15 15 – site : comédie-francaise.fr

Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes 

© Pascal Gély

Texte Heiner Müller – traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger – mise en scène Matthias Langhoff, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers.

L’accueil du public se fait par la Galerie, un grand espace dans lequel sont proposées plusieurs installations : Paysages du temps de Catherine Rankl, toile peinte monumentale ; Verkommenes Ufer/Rivage délabré, de Heiner Goebbels, une pièce radiophonique de 1984 « observations acérées d’un paysage d’après-guerre et de ses survivants » et une expérience du  théâtre comme espace acoustique ; Traces de lumière d’un pays disparu ou une esthétique de la résistance, sur-peintures cinématographiques de Matthias Langhoff, qu’il définit comme une biographie ou un témoignage dont on ne peut ni fixer la forme ni les règles.

On entre ensuite par une porte dérobée dans un lieu aménagé, peu profond mais de grande ouverture, en fait l’envers – ou bien l’endroit, selon la manière dont on se situe – de cette grande galerie et l’on comprend que les installations sont aussi la scénographie du spectacle, enrichies des vidéos d’Anton Langhoff pour l’image et le son. Toutes les toiles sont mobiles et apparaissent comme les grands voiles d’un navire, Argo peut-être, sur lequel avait embarqué Jason. Un rail métallique traverse l’espace, de cour à jardin, signe du voyage et/ou du déplacement. Un cercle de terre, un arbre mort complètent ce paysage d’après la bataille. Dans un coin une cuisinière sur laquelle la cafetière frissonne.

Rivage à l’abandon est cet univers visuel souligné des quelques mots métaphoriques d’Heiner Müller qui témoignent de la polyphonie de la sous-culture berlinoise des années 80. Maurice Taszmann, l’un de ses principaux traducteurs, définissait l’auteur, ainsi : « Heiner Müller, un auteur allemand, le chroniqueur de cette terreur qui vient d’Allemagne partagée entre la mémoire et l’oubli qui ne cesse de jouer les Niebelungen, la Mythologie y nique l’Histoire et inversement. Par ailleurs, il est écrivain en tant qu’il est réécrivain. Il a en commun avec Shakespeare le commerce avec les spectres. Les affrontements entre la société civile et l’État, il connaît, tout comme et à la suite de Sophocle, Eschyle, etc. » (cf. Prétexte Heiner Müller, numéro des « Cahiers du Renard », 1992). Les mots de l’auteur sont portés par Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre et Frédérique Loliée, l’équipe de la Comédie de Caen/CDN de Normandie que dirigent  Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier : « Lac près de Straussberg Rivage à l’abandon Trace d’Argonautes aux fronts bas. Branches mortes Cet arbre ne s’élèvera pas au-dessus de moi… »

© Pascal Gély

Apparaît Médée, l’étrangère abandonnée à Corinthe, qui s’invite dans ce paysage défait de l’Allemagne d’après-guerre, dans un puissant et vibrant monologue performatif porté par Frédérique Loliée. Miroir, perruques, colliers sont les derniers signes de sa puissance dans ce Matériau-Médée : « Qu’étais-tu avant moi, Femme ? » lui lance Jason. Ce mythe fondateur se réactive dans les ruines du monde contemporain qui n’ont cessé d’interpeller Heiner Müller. Médée la Barbare/Maintenant dédaignée par Jason son mari, qui lui en préfère une autre, reprend sa liberté, loin de tous, et nous prend à partie en présence de la nourrice de ses enfants bientôt sacrifiés et cruellement présents sur scène, dans deux boîtes de conserve. Dans sa douleur, elle leur fait des confidences et raconte son plan diabolique à l’égard de la nouvelle épouse de Jason. « Me voici disloquée » lance-t-elle. Elle s’asperge de lait et perd la raison. « Je veux briser le monde en deux morceaux et habiter le vide au centre… »

© Pascal Gély

Dans Paysage avec Argonautes, l’acteur (Marcial Di Fonzo Bo) dialogue avec lui-même dans une barque placée au centre du plateau. Le moment est d’une grande densité. « Voulez-vous que je parle de moi Moi qui de qui est-il question quand Il est question de moi Qui est-ce Moi… » Images de mer. Arrêt sous l’arbre mort. Paysage de ma mort. Mitraillettes. « La fiancée du marin c’est la mer. Les morts dit-on sont debout au fond, Nageurs verticaux Jusqu’à ce que leurs os reposent. » Sereinement, l’artiste peintre est dans son atelier.

Metteur en scène franco-allemand né en 1941, réfugié à Zürich avec sa famille pour fuir le régime nazi pendant la guerre, plus tard installé en France et naturalisé français, Matthias Langhoff, ce grand du théâtre, fut formé à l’école du Berliner Ensemble où il a appris à rassembler tous les corps de métier autour des textes. Il y monte les pièces de Brecht à partir de 1961, travaille, de 1969 à 1978 avec Manfred Karge à la Volksbühne de Berlin-Est, où il présente notamment La Bataille d’Heiner Müller avec qui il travaille ensuite au Schauspielhaus de Bochum, ainsi qu’en Autriche et en France.  De 1989 à 1991, il dirige le théâtre Vidy-Lausanne, puis est codirecteur et actionnaire du Berliner Ensemble en 1992-1993 avant de devenir ensuite metteur en scène invité sur les scènes européennes notamment à Francfort, Paris, Genève et Berlin.

C’est en collaboration avec Heiner Müller de qui il était proche, et dont il a monté de nombreux autres textes, que Matthias Langhoff a créé ce triptyque : Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes au Théâtre de Bochum, il y a quarante ans. Il le reprend pour la première fois en français. Le lieu qu’il a aménagé au sein du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers colle exactement à son évocation scénique multiforme « car le beau signifie la fin possible de l’effroi. » Cette « étoile à trou noir » selon les mots d’Heiner Müller, prétexte pour montrer les ruines du monde contemporain et donner ces récits d‘expériences sur fond d’années de plomb, reste énigmatique. Le geste de mise en scène, radical, pourtant l’éclaire et lui donne vie tout en témoignant de sa désespérance. « Un beau jour on meurt, et on devient paysage. »

© Pascal Gély

Entre le passé et le présent, ce mouvement de balancier porté par Matthias Langhoff est une magnifique et complexe leçon de théâtre qui nous mène au bord du gouffre que fut le XXème siècle dans ses guerres et génocides, traumatismes pour le monde entier. « Langhoff est un chercheur d’histoires, anciennes ou récentes, il mène des fouilles et procède à des excavations. Il puise en elles, de Büchner à Shakespeare, d’Eschyle à Müller, l’énergie d’une mission inépuisable : donner à entendre des fictions pour ne plus se raconter d’histoires… » écrit Bruno Tackels dans le bien intéressant Cahier n° 7 de la Comédie de Caen, remis au public. L’équipe qui entoure l’emblématique metteur en scène, compagnons de route pour la création de Richard III reconstituée en 2021 par Marcial Di Fonzo Bo et Frédérique Loliée au CDN de Caen – après sa création en 1995 par Matthias Langhoff – participe, avec rigueur et exigence, de la transmission aux jeunes générations. Tout un pan de l’histoire du théâtre se trouve là, dans sa singulière modernité, en référence à Brecht et à son « matériau absolu. »

Brigitte Rémer, le 12 février 2021

avec : Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre, Frédérique Loliée. Collaboration artistique Véronique Appel – scénographie et création costumes Catherine Rankl – peinture Catherine Rankl, Eric Gazille – création perruques-maquillage Cécile Kretschmar – création vidéo/régie son-vidéo Anton Langhoff – création lumière//régie Lumière Laurent Bénard ou Olivier Allemagne – régie générale-plateau Laura Lemaitre – régie plateau Claudio Codemo – régie son Baptiste Galais – production Comédie de Caen/CDN de Normandie – coproduction La Commune CDN d’Aubervilliers, Teatro Piemonte Europa/Turin – Le texte est publié aux éditions de Minuit.

Jeudi 26 janvier à 19h30, vendredi 27 à 19h et 21h, samedi 28 à 18h et 20h, dimanche 29 à 16h et 18h, mardi 31, mercredi 1er février et jeudi 2 à 19h30. Théâtre de la Commune/CDN d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. 93300 – métro : ligne 12 / Mairie d’Aubervilliers ou ligne 7 / Aubervilliers-Pantin Quatre Chemins, puis bus 150 ou 170 – site : lacommune-aubervilliers.fr – tél. : 01 48 33 16 16.