Archives de catégorie : Arts de la scène

Sacré Printemps !

 

Photo©Blandine Photo©Blandine Photo©Blandine Soulage

Photo©Blandine Soulage

Conception et chorégraphie d’Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou (Tunisie), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Le plateau est envahi d’une trentaine de silhouettes réalisées d’après les portraits de Billal Berreni. Ce jeune artiste d’art urbain, français d’origine tunisienne au destin tragique, peignait en 2011 le long de l’avenue Bourguiba de Tunis, le portrait en pied et grandeur nature des martyrs de la révolution tunisienne. Vêtus à l’européenne ou portant des signes traditionnels, ils sont la société civile dans le mouvement de la vie et le combat pour les droits de l’Homme, et nous prennent à témoin. Leur effigie rappelle les portraits égyptiens du Fayoum.

C’est à partir de cette représentation du peuple tunisien que les chorégraphes, Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou entourés de cinq danseurs, ont construit leur propos, à la mémoire de… pour parler, dire, se défendre et mettre en action l’expression de la liberté. Entre la trace et l’urgence, ils déclinent leur commentaire sur ce Printemps tunisien, partant de soli, qui évoluent jusqu’au collectif. Avant la danse, l’un et l’autre avaient appris le cinéma, ils en gardent la notion de plan et de rythme et celle d’un univers sonore très présent, qu’on retrouve dans Sacré Printemps !

Il y a une grande énergie dans ce spectacle où se martèlent les rythmes et se modèlent les atmosphères de vie et de quartiers, dans une tension de manifestations. Percussions, chant, oud, bruits de la ville, psalmodies de mort, rythment le spectacle, la chorégraphie travaille sur la notion d’Ensemble, superposant les temps. Des lumières vives accompagnent par moments ce monde en suspens et l’enchevêtrement des corps morts.

La notion de collectif est très présente et accompagne les solos et duos, les couples qui ne se touchent pas, les quadrilles, le travail en écho, la logique de chœur. Bientôt les mouvements de foule enflent, le bruit des manifestations enveloppe l’espace, ils se bouchent les oreilles. Lancement de chaussures comme un cri de rage. Soudainement les danseurs se figent et marquent le salut militaire. Aucun repos. Puis ils s’infiltrent dans la foule en carton, courent et se cherchent, tracent des diagonales, dansent à travers les silhouettes qui avancent et qui finissent par occuper tout l’espace.

Entre transe et précision de la danse, de ruptures en chaos, cette manière de fixer les événements par symboles et allusions, de l’emblématique au métaphorique, donne de la lisibilité à cette quête de liberté. A la recherche d’une écriture personnelle et de l’élaboration d’une partition commune, les chorégraphes travaillent les formes et les définissent dans le corps des danseurs, car, comme le dit Hafiz Dhaou, « un corps est une mémoire où tout est inscrit ».

Nés à Tunis, Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou travaillent ensemble depuis une vingtaine d’années et sont artistes associés à la Maison de la Danse de Lyon. Leurs chorégraphies les plus récentes sont le fruit d’un temps de résidence au Théâtre Louis Aragon de Tremblay en France : Transit, présenté en 2013, s’inspirait de leur environnement du moment, dans la proximité de l’aéroport de Roissy – Toi et Moi créé en 2014 est une esquisse d’instants de Sacré Printemps ! Ils travaillent à quatre mains de manière interactive et Aicha M’Barek explique : « On sait très bien ce que l’on ne veut pas. On converge vers le même point mais on ne prend pas le même chemin. »

Ils sont artistes, questionnant leur temps et les événements « en tant qu’humains, en tant que citoyens et en tant qu’artistes ». Leur Sacré Printemps ! fait aussi référence à Stravinsky et son Sacre du Printemps qui au début du XXè marquait une rupture au plan chorégraphique et musical. Ils sont dans ce même état d’alerte, confrontant leur onde de choc à la recherche de sens et à la lecture de l’Histoire. Leur Printemps est sacré !

brigitte rémer

Avec les danseurs : Amala Dianor, Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet, Rolando Rocha, Mohamed Toukabri, Aicha M’Barek, Hafiz Dhaou – Silhouettes de Dominique Simon, d’après les portraits de Billal Berreni – Création musicale : Éric Aldéa et Ivan Chiossone et chant : Sonia Mbarek – Lumières : Xavier Lazarini – Costumes : Michel Amet

En tournée – 27 mars 2015 : Théâtre Le Merlan/scène nationale de Marseille – 25 avril 2015 : théâtre de Singel/Campus artistique international d’Anvers – 2 mai 2015 : Les Rencontres Chorégraphiques de Tunis – 19-21 mai 2015 : CDN de Haute-Normandie, Petit-Quevilly-Rouen-Mont-Saint-Aignan

(D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

 

Alice, de Sawson Bou Khaled

Photo©Mohamed Fathala

Photo©Mohamed Fathala

Performance théâtrale mise en scène et interprétée par Sawson Bou Khaled (Liban), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Sawson Bou Khaled a le goût de la métamorphose et nous guide à travers les faces cachées de son paysage intérieur. Dans cette performance théâtrale proche d’une installation, elle devient son propre matériau et son univers visuel est aussi présent que les mots de ses réitérations.

Jeune artiste libanaise, elle travaille entre Beyrouth et Paris, habitée des univers de Büchner, Artaud, Genet ou Koltès. Elle crée son premier spectacle, Cryptobiose, en 2006 à Beyrouth, joue dans Archipel d’Issam Bou Khaled avec le collectif Shams au Tarmac de La Villette en 2008, puis présente une version fleuve d’Alice, dans un hôtel abandonné du Caire, 2013.

Perdue dans un grand lit où elle se relaxe, rondelles de concombre sur les yeux, l’actrice semble ici s’être retirée du temps et livre des bribes de phrases, en aveugle :  « c’est peut-être comme ça… » Puis elle s’anime, grignote le légume et convoque ses monstres. Elle monte en tension tout au long du spectacle, jusqu’à devenir elle-même monstre, entre hallucinations et désagrégation. Avec sa force tranquille, comme dans un conte qui tournerait au cauchemar, elle se révèle tantôt victime tantôt bourreau.

Soudain un cri déchire le théâtre et marque d’une pierre ses (mauvais) rêves : « Je tombe… ! » Sawson Bou Khaled construit un univers mental et visuel très personnel, se fondant totalement aux éléments de la scénographie. Du lit qui devient sculpture, elle tire des merveilles avec beaucoup de naturel. Sa collaboration avec le scénographe Hussein Baydoun, depuis plusieurs années, offre des niches de créativité et d’imprévus, avec images vidéo et jeux de lumière. Petit à petit, son univers se rétrécit jusqu’à l’enfermement, dans un lit devenu cage où elle s’installe comme en état foetal.

Sa rencontre avec un chat, Alice, son confident, envoie de la tendresse dans cette absolue solitude. « Alice, comment peut-on savoir qu’on n’est pas déjà mort ? » Elle évoque l’image de la mère et traverse le temps, de l’enfance à celui de la vieillesse, projeté, au bord de l’absence et de la mort. « Cette femme a l’âge de ses projections mentales, elle est sans âge » confie Sawson Bou Khaled.

Transformation et métamorphoses sont les mots clés qui traduisent l’univers lyrique et fantasmagorique de cette artiste de grand talent. L’œil – du destin – qui la poursuit prend sa source, dit-elle, dans les violences subies lors de manifestations, quand les forces de l’ordre avaient « visé tout droit l’œil gauche, puis le droit » laissant un jeune homme privé de lumière. La guerre n’est jamais loin dans le commentaire, ni les peurs et les désordres qui en résultent, son univers finement ciselé, est noir « c’est comme ça la mort, peut-être… »

Dans un monde d’images, Sawson Bou Khaled déjoue l’absurde et hypnotise, elle est son propre matériau d’expérimentation. « C’est moi, Sawsan ! Je ne joue pas un personnage, je me mets en scène dans des situations extrêmes où je risque de ne plus du tout ressembler à ce que je suis dans la vie hors scène », ainsi est son voyage.

brigitte rémer

Conception, mise en scène, interprétation : Sawsan Bou Khaled – scénographie et animation vidéo : Hussein Baydoun – création lumière : Sarmad Louis – régie lumière : Ahmed Hafez – musique composée par Mikhail Meerovitch pour le film Le Conte Des Contes, 1979 et adaptée pour Alice, par Maurice Louca.

D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

 

 

 

On the importance of being an Arab

Photo©Graham Waite

Photo©Graham Waite

Spectacle mis en scène et interprété par Ahmed El Attar (Egypte), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

C’est un spectacle construit en séquences à partir des conversations échangées par Ahmed El Attar, concepteur du spectacle, avec son père, des membres de sa famille, des amies, et à partir de documents officiels. Il nous plonge au cœur de son intimité et de sa réflexion à travers cet exercice qui ressemble à un work in progress. Au fil des reprises et de ses présentations, il y met des variations. « Le spectacle est une synthèse à la fois visuelle, sonore et dramaturgique, de la vie d’un Egyptien dans l’Egypte d’aujourd’hui, et cet Egyptien, c’est moi » dit-il.

L’acteur est juché sur un cube de béton – métaphore de la génération béton à laquelle il dit appartenir, vu du Caire – assis, spectateur de sa propre vie qu’il fait défiler, par bribes, par le fil d’une oreillette dont il garde secrètement le contenu et qu’il rejoue pour les spectateurs. Le jeu des langues passe par l’arabe sous-titré en français, affiché à l’avant du podium ou projeté sur un écran situé derrière lui. Il se drape parfois d’une lumière verte, donnant plus de distance encore et de théâtralité. On se croirait dans un studio de télévision. L’homme est grave et tendu, il lance son texte avec violence.

Plusieurs conversations avec le père laissent filtrer le désaccord, expression d’un conflit des générations, faisant défiler les thèmes de la vie : « Tout ce que tu m’a appris était faux ! » lance le fils. « Que tu es injuste ! » répond le père. Argent, pouvoir et politique, avant, pendant et après la Révolution ; vote de cinq millions de personnes pour Morsi, il y a trois ans ; un cœur de ville qui a changé autour de la Place Talaat Harb ; émigrer, partir où ? L’Histoire du pays est au seuil de sa porte et croise son récit de vie.

L’homme regarde le public de façon neutre et détachée et le prend à témoin, enfouissant ses affects. Il marque parfois des pauses. Quand il se lève, on le dirait au bord du vide, prêt à tomber de ce haut plateau. Un fond sonore, aussi violent que le texte lui-même, mais après tout, proche des décibels de la capitale égyptienne, remplit le petit Tarmac.

Ahmed El Attar est directeur d’un théâtre indépendant égyptien et dramaturge, le combat est permanent. Il est également le fondateur et directeur artistique du Temple Independent Theatre Company et d’Orient Productions, qui travaillent à développer la création artistique indépendante au Caire. « Je ne suis pas chroniqueur, mais j’aimerais que les gens amorcent une réflexion sur l’Autre, sur l’Arabe que je suis, sur les préjugés », justifie-t-il. Son spectacle est singulier, dans sa démarche comme dans sa forme, sa parole est libre et courageuse et Je n’est pas un autre.

brigitte rémer

Mise en scène et jeu : Ahmed El Attar/Compagnie théâtrale indépendante du Temple – musique et vidéo : Hassan Khan – décor : Hussein Baydoun – lumière : Charlie Astrom – assistante à la mise en scène : Nevine El Ibiary – ingénieur son : Hussein Sami – montage vidéo : Louli Seif – technicien lumière : Saber El Sayed – régisseur général : Ahmed Omar

(D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

La collection Lise B, conception de Fabrice Dugied

Photo©Anne Nordmann

Photo©Anne Nordmann

La collection Lise B, Regards sur la danse contemporaine. Une installation performative des archives de la journaliste de danse, Lise Brunel.

 Quand Lise Brunel disparaît, en 2011, Fabrice Dugied son fils, chorégraphe, se retrouve héritier d’une vie de danse et d’une quantité extraordinaire de documents ayant appartenu à sa mère : articles, photographies, enregistrements, entretiens, carnets de notes etc. Avec deux chercheuses, Claude Sorin et Ninon Steinhausser, il se jette à corps perdu dans le tri et l’élaboration d’un concept d’exposition, faisant parler les archives. La forme finale devient une sorte de partition pour corps et archives qui témoigne de la singularité du regard de cette passionnée de danse et de l’effervescence de cet art au cours des années 1956 à 2000.

La première partie de cette Collection Lise B se déroule dans le hall de la Briqueterie où photos, articles, audios et vidéos permettent une première approche. On entend Lise de sa voix particulière de petite fille, interroger de grands chorégraphes dont Merce Cunningham, Alwin Nikolais, Marta Graham ou Karine Waehner. On suit ses déclarations telles des manifestes sur le statut du danseur et la complexité de la carrière. Elle donne son point de vue et émet des propositions pour le développement de la danse. Quelques danseurs traversent le hall, s’échauffent, discrètement, puis l’investissent avec les petits mots de Lise écrits sur des panneaux qui signe son engagement en danse : « La danse est toujours réduite en haut lieu à une part si petite de budget… »

La suite se passe sur le plateau où deux tables se font face, côté cour et côté jardin, point de rencontre des danseurs. Fabrice Dugied accueille le public et l’invite à « un voyage sur le monde, sur le temps, sur l’espoir. » Un dispositif, sorte de carrousel constitué de chaînes portant des séries de photos en noir et blanc, tombe des cintres. Un vocal très élaboré et des bribes d’enregistrements nous environnent, des séquences se succèdent : ronde de danseurs, signe de légèreté et de partage ; pantomime réalisée avec des affiches, petits clins d’oeil à la mémoire. Les noms des chorégraphes de renom s’égrènent : Pina Bausch, Rudolph Noureev, Trisha Brown, Susan Buirge ; les lieux de la danse et des festivals, s’affichent à travers un bouquet de tee-shirts : Arles l’été de la danse, Hivernales, Montpellier Danse, Festival de Prague, en Italie, au Canada.

Au-delà des images d’archives sur écran, d’autres images captées par une caméra, sur scène, portent à la connaissance des spectateurs la richesse de documents posés au sol. « La danse est un ensemble de l’individuel, chaque danseur est un individu » dit Lise Brunel. Des séries de mots s’affichent : « mot à… en forme de… » comme éphémère, plaisir, performance, espace. Entre jeu de l’absurde et travestissement, le défilé des accessoires avec changements à vue de costumes inventifs apporte sa note loufoque et d’accumulation d’objets. La réflexion de la journaliste sur la critique en danse prolonge aussi le débat et invite au respect : « Il faudrait réinventer la critique ; comment raconter le geste sans enfermer le lecteur dans sa propre vision ? »

« Danser avec esprit, bouger l’espace, dire le silence, dire l’action, bouger l’espace…» On l’entend dictant à distance un article sur Trisha Brown à sa secrétaire, qui sur le plateau, le tape sur une vieille Remington. On entend les aspects techniques de sa critique : « Tête, genou, hanche. La tête soudain se jette de côté, le buste se plie en avant, avec vigueur… » La danse comme processus, la passionne : travail sur les courbes, cercle de derviches, mouvements délicats qui construisent la spirale, jeux de dés repris à la caméra, énumération des partitions. Moment de tendresse quand Patrice Dugied installe la danseuse aux cheveux gris sur une chaise, et qu’il tient le rôle du fils, lui, plein d’attention, elle, nageant dans l’océan. Images de rue, mémoires de bal, partout l’énergie et une force de vie.

La maison aux photos, ce dispositif qui monte et qui descend au centre du plateau, sorte de répertoire des danseurs et chorégraphes qu’elle a côtoyés, devient à la fin la maison des danseurs où se rejouent des rondes enfantines. Au final, les spectateurs sont invités à poursuivre le voyage, sur le plateau, à travers ces images. Et sur écran, signé Bob Wilson : «  Le ralentissement du temps abaisse la fréquence du cerveau et permet de trouver le temps de penser. »

Journaliste d’exception dans le monde de la danse, Lise Brunel fut une grande dame, modeste et écoutée. Elle défendait les jeunes chorégraphes. Le milieu de la danse a fait corps en répondant présent à l’invitation de son fils, Fabrice Dugied, chorégraphe qui a construit en son hommage ce parcours de corps, de voix et de sens, pour mémoire.

 brigitte rémer

Conception, direction et chorégraphie : Fabrice Dugied/ Compagnie les Zonards célestes – Recherche et commissariat d’exposition : Claude Sorin et Ninon Steunhausser – Musiques originales : Meredith Monk – Chorégraphie en complicité avec les danseurs : Brigitte Asselineau, Ashley Chen, Mié Coquempot, Camille Ollagnier, Edwige Wood.

Spectacle programmé lors de la 18ème édition de la Biennale de danse du Val-de-Marne dirigée par Daniel Favier. Programmation du 5 mars au 3 avril dans 25 lieux du Département – (cf. programme complet : www.alabriqueterie.com et tél. : 01 48 58 24 29)

Pouilles, conception d’Amedeo Fago

Photo © Pascal Victor

Photo © Pascal Victor

Tarente, dans les Pouilles, ce port de la mer Ionienne situé à l’extrême sud de l’Italie, entre Méditerranée et Adriatique, fait partie de la mythologie familiale du jeune Amedeo qui l’a fréquenté depuis l’âge de treize ans, quand son père pour la première fois l’y a amené. Il se souvient des voitures à cheval et du bruit des sabots sur les pavés mais avec l’industrialisation massive, peine aujourd’hui à le reconnaître. Son père lui avait fait aimer la ville, depuis sa mort il n’y est plus revenu.

Le spectacle est un récit de vie qu’Amedeo Fago écrit sur scène, assis à son bureau dans un coin du plateau, côté cour. L’homme est silencieux et interroge sa généalogie, essayant de mettre des noms sur des visages qu’il n’a jamais connus. Tarente 2011 le remplit de nostalgie, face à la maison le long du front de mer, aux cris des mouettes, au caveau familial dernière demeure du père, laissé à l’abandon depuis vingt-cinq ans.

Les photos projetées sur un écran en fond de scène remontent le temps et nous font entrer dans son panthéon. Avec lui nous feuilletons l’album des ancêtres, dans un compte à rebours partant du début XIXème quand l’Italie était royaume, gouverné par la dynastie de la Maison de Savoie et jusqu’à Mussolini, le fasciste. L’Histoire s’inscrit en filigrane tout en restant à distance, c’est de famille dont il s’agit : « C’était le cinquième enfant de mon arrière grand-père Nicola et il était né en 1841. Les trois lettres que j’avais trouvées se trouvaient dans un petit cartable de cuir écrites sur papier à entête de la Chambre des Députés du Royaume d’Italie… Angelo, le sixième des fils né en 1844, deviendra, quant à lui, mon grand-père…»

Au fil de la narration, l’auteur-acteur-metteur en scène fait une incursion de l’autre côté du plateau où se trouvent quelques mannequins qu’il habille des vêtements sortis d’une armoire ou qu’il plie avec soin, les empilant dans la malle en osier posée devant lui. Comme le linge, les souvenirs se rangent. Et la grande Histoire croise l’histoire familiale, la mémoire politique se teinte de mémoire sociale, dans ce travail d’identification et de recherche des racines. Habité des fantasmes du passé, Amedeo Fago ré-écrit son histoire et se raconte, passant par le filtre du récit enregistré, – c’est son parti pris de mise en scène – ce qui donne parfois l’impression, avec image et son, de suivre Arte à la télé.

Dans le dernier tableau et descendant du cadre, se détache le père. Nous entrons en théâtre, « espace intemporel » selon l’auteur . Un acteur, jeune, s’avance dans le rôle du père à la rencontre d’un fils aux cheveux gris, inversant les générations : « Qui es-tu ? » dit le jeune – «Je suis ton fils » dit l’ancien qui remet à son père le livre de la transmission. Un symbole du temps s’affiche, – une grande horloge – qui, pour quelques instants, devient le personnage principal de la scène.

On referme l’album de ce récit familial, archétype d’une région les Pouilles, et d’une Nation l’Italie, repassant son Histoire et sa géographie du pays, comme un lointain souvenir.

 brigitte rémer

Texte, conception et mise en scène : Amedeo Fago – Jeu : Amedeo Fago et Giulio Pampiglione – Traduction : Patrick Sommier – Costumes : Lia Francesca Morandini – Musique : Franco Piersanti – Effets spéciaux : Davide Ippolito et Luca Di Cecca – Montage vidéo : Daniele Carlevaro – Régie vidéo : Nicola Spagna et Valerio Cappelluti – Assistanat à la mise en scène Alberto Battocchi.

Présenté du 4 au 13 mars au Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis par la MC93, dans le cadre du Festival Le Standard Idéal. (Programme détaillé : www.MC93.com – tél. : 01 41 60 72 72)

Article à télécharger : Pouilles, conception d’Amedeo Fago

Saisir, texte d’Henri Michaux, mise en scène de Sarah Oppenheim

© Alain Richard

© Alain Richard

C’est le troisième spectacle de la metteure en scène Sarah Oppenheim, coproduit et présenté par la MC93, hors les murs cette année pour raison de travaux, après Le Paysan de Paris d’Aragon en 2013 et La Voix dans le débarras d’après le récit de Raymond Federman, en 2014.

Saisir, d’Henri Michaux, publié en 1979, n’est pas des plus simple à porter à la scène, le langage y est abstrait, poétique, impressionniste, comme des traits jetés sur une page. Pendant une cinquantaine d’années à partir de 1922, le poète a créé un langage spécifique composé de mots et de signes. Son message est codé. Ses poésies, comme L’Espace du dedans, Lointain intérieur ou La vie dans les plis ; ses récits d’initiation, comme Misérable miracle ou Connaissance par les gouffres ; les traces de ses voyages avec Ecuador publié dès 1929 et Un Barbare en Asie, quatre ans plus tard ; et enfin Par des traits, dernier ouvrage publié de son vivant en 1984, sont la synthèse de sa démarche graphique et de sa quête littéraire, atypiques. Michaux conjugue la pratique du dessin et celle de l’écriture, se situe aux frontières et teste les limites – par les drogues et l’approche de la psychiatrie – s’intéresse à la calligraphie et pratique le crayon, l’encre, la gouache, l’aquarelle et la gravure. C’est de cet univers dont se saisit Sarah Oppenheim, qui le traduit magistralement.

L’acteur-récitant, Yann Colette, debout dans un halo de lumière côté cour, porte le texte légèrement amplifié par un micro. « Homme mystère homme et la rage… » Enumérations. Côté jardin, Benjamin Havas façonne au violoncelle des lignes courbes et mélodiques, qui interpénètrent les mots. On s’habitue au noir quand une forme féminine à peine perceptible se révèle et s’imprime, sortant des limbes. Elle entre progressivement dans le dessin, point rouge interrogeant l’œuvre d’art jusqu’à devenir elle-même l’oeuvre, et prend possession de l’espace. Fany Mary se glisse dans ce jeu du dedans dehors, manipulant une corde blanche tombée du ciel, qui contraste avec la boîte noire de l’espace scénique (création lumières de Benjamin Crouigneau) et décline son alphabet. A certains moments, le texte se suspend. « Qu’est-ce que je fais ici ? J’appelle. Je ne sais qui j’appelle. Quelqu’un d’un autre monde… » Une ligne brisée s’écrit en bleu sur le tulle noir séparant le plateau de la salle, sorte de réplique de la corde posée au sol. Le dessin envahit l’écran, sur un travail graphique de Louise Dumas, très réussi. « Est-ce moi tous ces visages ? » Puis comme un retour en petite enfance, l’actrice personnage fait bruisser des poches plastique, avant de s’auto-mutiler de pansements qu’elle colle avec obsession sur son visage. « Je n’ai rien à faire, je n’ai qu’à défaire. J’aime défaire… »  Elle froisse ensuite le tulle de l’avant-scène qui tombe et dévoile un plateau recouvert d’une fine surface d’eau à peine visible, avec laquelle elle va jouer (scénographie et costumes d’Aurélie Thomas). « Enfant, mon regard traversait les gens sans s’arrêter… » S’affiche alors un visage meurtri qui nous dévore, bouche déformée comme une toile de Bacon, visage rayé comme une prison.

Une autre ligne blanche traverse le plateau le coupant en deux de cour à jardin : l’actrice se glisse dans ce fragile lien, comme dans une camisole de folie et se suspend dans la diagonale, en une crucifixion. « Echapper à ses semblables, désobéir à la forme, comme si, enfant, je me l’étais juré ». Reflets d’eaux, illusions, enroulements sur elle-même, elle est le maître de cérémonie servant l’univers des mots et des traits de Michaux. Et sur l’écran noir en fond de scène, une première balafre blanche, jetée comme un i sans point qui se transforme en v, en y, puis en x, enfin en signe. Métamorphoses du trait en homme, soleil, mante religieuse, fantôme, et, jusqu’au cauchemar, en une pluie d’images où hannetons et pieuvres se répandent.

Dans le tableau final, sur huit panneaux de métal suspendus, signes et traits apparaissent et se reflètent dans l’eau. L’actrice matériau se fond dans un dessin prolongeant ses gestes comme des ressassements, création d’un monde déréglé et bruyant, ponctué par la basse continue du violoncelle, telle un bourdon. On est dans le processus créatif, dans le débordement et la folie créatrice. « Un jour, bientôt peut-être, j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers ». Au centre du plateau glisse un minuscule bateau de papier rouge qui, telle une luciole devient point lumineux ou feu de détresse. Il s’échoue dans un cercle de lumière, bientôt enseveli sous une pluie de sable blanc tombant des cintres. La ligne virtuelle entre le récitant et le contrebassiste s’efface.

Spectacle installation, le croisement des langages artistiques est ici très réussi et Sarah Oppenheim en est maître le maître d’œuvre : « Nous cherchons dans nos spectacles à suivre non pas le résultat du texte en tant que produit fini, mais son mouvement d’écriture, révélant son sens au fur et à mesure de ses avancées et ratures, traces et effacements ». Michaux s’inscrit magnifiquement dans cette expérimentation.

 Brigitte Rémer

 Spectacle coréalisé et présenté du 16 au 22 févier 2015, au Colombier de Bagnolet, coproduit par Le Bal Rebondissant et la MC 93, théâtre de tous les ailleurs, dans le cadre de la programmation hors les murs de la MC93 maison de la culture de la Seine-Saint-Denis.

Les Nuits El Warsha et Zawaya-témoignages de la Révolution

El Warsha Théâtre, du Caire, présente en  tournée deux spectacles en langue arabe, sous titrés en français : Les Nuits El Warsha, du 1er au 20 mars et Zawaya-témoignages de la Révolution, du 21 au 28 mars. Conception et réalisation, Hassan El-Geretly.

©brigitte rémer

©brigitte rémer

Après son passage en France lors du dernier Festival d’Avignon, El Warsha Théâtre – L’Atelier – revient en France avec deux spectacles, Les Nuits El  Warsha et Zawaya-témoignages de la Révolution.

Son chef de troupe, Hassan El-Geretly, francophone et francophile, a créé en 1987 avec détermination cette première troupe indépendante d’Egypte. Il développe depuis, les problématiques égyptiennes contemporaines en repensant les formes théâtrales, et puise dans les expressions populaires. Excellent pédagogue, il est présent sur tous les fronts, toujours aux aguets, sillonne le pays et œuvre dans un esprit de conscientisation des jeunes et de démocratisation culturelle.

* Le premier spectacle présenté en tournée avec treize comédiens, conteurs, chanteurs et musiciens, Les Nuits El Warsha, s’inscrit dans la tradition du cabaret urbain, forme satirique et frondeuse qui avait émergé après l’indépendance du pays, en 1923. Dans cet entre-deux guerres, la liberté de parole avait entraîné une grande frénésie pour le théâtre chanté, l’opérette, le music-hall, le cabaret politique, en même temps que commençait à se développer le cinéma, dans toute sa légèreté.

Les Nuits El Warsha, sont une sorte de laboratoire expérimental toujours en mouvement où la troupe lance ses petites formes – contes populaires, sketchs, théâtre d’ombres, marionnettes à gaine, music hall, danse du bâton, et musiques populaires – qu’elle reconfigure en permanence et fait évoluer dans le contexte d’aujourd’hui.

. 2, 3 et 4 mars, le grand T (mardi 3 mars, la représentation sera suivie d’un débat, et précédée, à 18h30, d’un grand entretien avec Hassan El-Geretly). www.legrandt.fr

. 5 mars, Bonlieu, scène nationale, Annecy – www.bonlieu-annecy.com

. 6 au 10 mars, Théâtre Saint-Gervais, Genève – www.saintgervais.ch

. 12 et 13 mars, Théâtre l’Espal, Le Mans – www.theatre-espal.net

. 14 mars, Théâtre de la Halle aux grains, scène nationale, Blois – www.halleauxgrains.com

. 17, 18 mars, Théâtre-Maison de la Culture, Bourges – www.mcbourges.com

. 20 mars, L’Apostrophe, Cergy Pontoise – www.lapostrophe.net

*  Le second spectacle, Zawaya-témoignages de la Révolution, au ton plus grave, témoigne des événements de 2011 à l’heure de la révolte et de la révolution, Place Tahrir. La troupe a travaillé à chaud sur la mémoire immédiate, collectant les récits liés aux événements. Zawaya signifie angles, en quelque sorte angles de vue.

C’est une invitation à la réflexion, à partir de témoignages divergents qui mettent en scène les dix-huit jours ayant conduit à la chute de Moubarak, le 11 février 2011 : le récit d’un officier de l’armée, la mère d’un jeune martyr tué lors des événements, les provocations d’un Baltagui, – un voyou, qui est tantôt du côté du pouvoir, tantôt de l’autre côté -, le récit d’un groupe d’ultras d’un club de football, une représentante d’une ONG en visite à la morgue.

Collectés puis mis en forme par l’écrivain Shadi Atef, ces témoignages, complétés des poèmes de Mohamed El Sayed, Shadi Atef et Wael Fath, sont dépositaires de la mémoire collective et ont valeur de protestation. Portés par quatre comédiens et un musicien, ils sont devenus spectacle et interrogent le tragique.

. 21 mars, L’Apostrophe, Cergy-Pontoise, www.lapostrophe.net

. 23 mars, Théâtre Monty, Antwerpen/Anvers, www.monty.be

. 25 au 28 mars, Paris, le Tarmac, dans le cadre de (D)rôles de printemps, www.letarmac.fr

. 30 mars, Bozar Théâtre/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, www.bozar.be

brigitte rémer

La Imaginación del futuro

mise en scène de Marco Layera,
texte écrit par el Teatro La Re-sentida

Crédit photos © La Resentida

Crédit photos © La Resentida

La représentation fut introduite par un échange sur le thème Ecrire le monde autrement, et suivie d’un débat sur La place du théâtre dans la société. Animée par Marie-Josée Sirach, rédactrice en chef Culture de l’Humanité, en présence de Nathalie Huerta directrice du Théâtre Jean Vilar, et de Frédéric Hocquard directeur d’Arcadi Ile-de-France, – la Région Ile-de-France ayant développé un partenariat avec le Festival Santiago a Mil, dans la capitale chilienne -, la soirée a permis à l’équipe artistique de parler de l’Histoire du Chili aujourd’hui, et de son positionnement au regard des quarante dernières années.

La imaginación del futuro traite en effet de la mémoire et de l’Histoire récente d’un pays resté blessé, le Chili des années soixante-dix. Conté sur le ton subversif de la provocation politique, le spectacle est une sorte de fable qui s’attaque à l’image charismatique et populaire de Salvador Allende et écorne quelque peu son icône. Par subversion, le metteur en scène Marco Layera entend : « Une capacité à modifier l’ordre établi ».

Ainsi voit-on le Président socialiste, sorti de son contexte, dormir et s’enfoncer dans des rêves plutôt que de gouverner, entouré de ses ministres et de communicants parasites qui le manipulent, sorte de marionnette entre leurs mains. Une série d’images et galerie de portraits nous sont livrés, allant d’une balle perdue à une plage sur toile de fond, de la traque et de la solitude à des mannequins pendus et cagoulés, de l’appel à collecte pour un adolescent dit malchanceux mettant le public à contribution, à l’image de la mort.

L’appel à démission : « Demain vous serez éternité, nous serons oubli », ainsi que le dernier discours d’Allende, – prononcé le 11 septembre 1973 quand il s’enferme dans le Palais de La Moneda et refuse de se rendre aux milices de Pinochet choisissant de se donner la mort -, sont des moments forts, traités ici sur un mode satirique. Cette séquence emblématique se déroule en haut d’une colonne à l’emblème Coca Cola, le symbole est lourd. Passent aussi sur scène des bannières aux effigies de Fidel Castro et du Che, et une rapide référence au Pape François originaire d’Argentine, et à deux extrémistes montrés du doigt, Marine Le Pen et Benyamin Netanhyaou.

La imaginación del futuro est une fiction et non pas un récit historiciste, précise le metteur en scène. C’est en 2007/2008 que la troupe La Re-Sentida – Le Ressentiment – présentait son premier spectacle, au moment où le Chili fêtait son bicentenaire, et alors qu’il était devenu le pays des inégalités “notamment dans la répression contre les Indiens Mapuche, plus forte encore que sous la dictature” dit l’équipe artistique. La Resentida cherche un théâtre qui interroge et dérange, et travaille sur la provocation. C’est à partir d’un matériau apporté par Layera, que s’est ici construit le spectacle, par improvisations et écriture collective, jusqu’à sa version finale, corrosive et féroce, cynique et drôle. La troupe aime à créer des spectacles basés sur la contradiction, et y déploie une énergie à toute épreuve.

Elle pose aussi la question du politique au théâtre. Au cours de la dernière édition du Festival d’Avignon où fut présenté le spectacle, son côté irrévérencieux fut sujet à caution, “certains spectateurs le rejetant, d’autres s’y ralliant en une véritable catharsis”, rapporte le metteur en scène. « J’aime et je déteste mon pays, c’est pour ça que je fais du théâtre » ajoute-t-il. Entouré de Luis Briceño réalisateur et producteur radio, coordinateur en France du mouvement Revolución Democrática, et de Pablo de la Fuente, scénographe et costumier du spectacle, ils s’expliquent : « Dans ce pays d’inégalités, il y a chaque jour une quinzaine de morts dans les manifestations et les accusations d’anarchisme ».

Quels comptes ont à régler ces jeunes générations qui ont suivi la véritable ascension et destruction d’Allende, quelles désillusions ont-ils subi, et pourquoi tant de radicalité ? « C’est un ressentiment envers ceux qui ont fait de notre pays un conclave bananier et envers ceux qui nous ont appris à rêver d’un pays plus juste et solidaire et qui nous ont trahis… Nous sommes loin d’être ce pays démocratique, divers et justement développé que quelques voix officielles annoncent à l’extérieur. Notre pays et le monde sont établis de telle façon que certains seulement en profitent » dit le metteur en scène, en déboulonnant la statue du commandeur.

Quel héritage idéologique reste-t-il aujourd’hui et comment se construit la réalité ? C’est la question que se pose le spectateur en sortant de la salle. Quel est le rôle de l’art au Chili et le rôle de l’artiste ? Comment parler des atrocités, en remettant en question le spectacle et le rôle du théâtre ? Comment interroger l’ambigüité d’une période historique, et où commence la fiction ? « Sur certains sujets, le rire est difficile, dit un ancien exilé » dans le débat qui suivait la représentation. Le théâtre, comme outil de réflexion et de critique, tend un miroir à l’Histoire.

Brigitte Rémer

Vu au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine
Tournée en France, notamment à Montpellier, Douai, Paris/Théâtre des Abbesses)
et à l’étranger (Belgique, Chili, et divers pays d’Amérique Latine)

Lecture :
. No pasaran suivi de Le peuple doit se défendre : message radiodiffusé de Salvador Allende, 11 septembre 1973. (Paris, Points-Seuil).
. Chili, 11 septembre 1973, la démocratie assassinée, récits témoignages de Eduardo Castillo (Arte Editions/Serpent à plumes).

Clameur des Arènes

Conception et chorégraphie de Salia Sanou, avec huit danseurs et quatre musiciens. Compagnie Mouvements perpétuels. Au Tarmac – La Scène internationale Francophone.

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Crédit photos © Marc Coudrais

Danseur et chorégraphe engagé depuis une vingtaine d’années dans la recherche de langages chorégraphiques singuliers, Salia Sanou travaille à partir de sa terre d’origine le Burkina Faso, et de ses expériences françaises.

En France, il a notamment participé comme danseur, puis comme chorégraphe, aux créations du Centre chorégraphique national de Montpellier dirigé par Mathilde Monnier, il a été artiste associé à la Scène nationale de Saint-Brieuc, puis en résidence au Centre national de la Danse. Au Burkina-Faso où il a été formé à la danse et au théâtre, il dirige avec Seydou Boro la biennale Dialogues de Corps de Ouagadougou, qui propose des résidences d’écriture, des ateliers et des rencontres autour d’une programmation internationale de danse. Puis ils fondent tous deux en 2006, à Ouaga, le premier Centre de développement chorégraphique africain, Termitière. En 2011, il crée sa Compagnie, Mouvements Perpétuels, implantée à Montpellier et chorégraphie Au-delà des frontières, pour le Festival Montpellier Danse, l’année suivante. Son implication pour le développement de la danse dans le monde est régulièrement saluée et récompensée.

Avec Clameur des Arènes, sa démarche s’inscrit dans une proximité entre l’art de la danse et la lutte, sport qui le fascine, très populaire au Sénégal car emblématique de la position sociale autant que du combat pour la vie. Il est entouré de trois danseurs et cinq lutteurs, graves et sculpturaux, qui mènent le spectateur sur un chemin initiatique et jusqu’au cœur du sujet, l’arène, qui sera ce moment de lutte finale où ils s’affronteront avec puissance et grâce. Il est porté par la création musicale d’Emmanuel Djob – dont la voix de gospel aux profondeurs ancestrales marque les différentes séquences de la chorégraphie – interprétée en direct par quatre musiciens chanteurs, sensibles et à l’écoute.

Quand danseurs et lutteurs prennent lentement possession du plateau, tout est concentration et gravité, rituel et gestes sacrés. L’environnement scénographique de Mathieu Lorry Dupuy construit une installation en fond de scène, composée de coussins aux formes pulpeuses, couleur carmin, soigneusement alignés dans une structure de bois. Elément vivant, il devient aussi mur d’entraînement dans lequel se fondent les danseurs.

Des jeux d’étoffe de même couleur donnent de la grâce et de la maitrise aux mouvements d’ensemble – visages cachés, puis voilés – jusqu’à la confection d’un pagne qui se superpose au premier, et s’ajuste en dansant. Les musiciens aux aguets accompagnent finement les différents moments chorégraphiques, laissant des respirations et des silences : ensembles, quadrilles, dialogues, gestuelles en décalage, l’individualité s’écrit avec le collectif. L’énergie évoque Béjart dans sa Messe pour le temps présent, elle conduit à la danse traditionnelle, avec son ancrage à la terre et l’écoute de la forêt. Les bras s’ouvrent comme chauves-souris aux ailes de grande amplitude sous les lumières crues d’Eric Wurtz qui accompagnent glissements, déhanchements, croisements, jeux rituels et guerriers. Puis un cercle s’élabore, avec des sacs que les danseurs déposent, délimitant ainsi l’aire des lutteurs, savamment agencée.

Alors deux clans s’affrontent, soutenus chacun par ses supporters, ainsi que par les musiciens entrant dans l’espace de jeu, pour les porter. Echauffement, mise en spectacle, arrêt, reprise, conciliabule, intimidation, parade, passage de témoin, coups de griffes, pattes de velours, tête contre tête, espace de liberté du corps, de l’expression, de la sensualité. Il n’y a aucune agressivité. Nous sommes au coeur des pratiques magiques et de la liberté des corps. Danseurs et lutteurs remontent ensuite lentement le plateau, masqué d’un tissu blanc où se dépose l’empreinte de leur sueur, puis ils sortent, un à un, comme ils sont venus.

« Le projet illustre pour moi une confrontation passionnante du spectaculaire en Afrique » dit Salia Sanou. « Qu’il s’agisse des conseils de famille, des cérémonies rituelles, des enterrements, des baptêmes, des fêtes pour les mariages. L’espace délimité est le cercle, c’est-à-dire le Fogo qui définit en soi l’espace du dedans vers le dehors. C’est, d’une certaine manière, la configuration de l’arène qui contient l’espace émotionnel, et, de façon tout à fait inconsciente, rassemble de façon collective. » Il y a tant de fluidité dans la gestuelle et de délicatesse qu’on ne sait plus qui est lutteur et qui danseur. La disparité des techniques s’efface et la présence de tous et de chacun participe d’une sorte de chant choral.

Brigitte Rémer le 21 février 2015

Avec, en alternance, les danseurs : Ousséni Dabaré, Jérôme Kaboré, Ousséni Sako, Ousséni Dabaré, Jérôme Kaboré, Romual Kaboré, Konan Jean Kouassi, Jean-Paul Mehansio, Nicolas Mombounou, Pape Ibrahima Ndiaye, Ousséni Sako, Marius Sawadogo, Marc Veh –  Les musiciens : Emmanuel Djob, Bénilde Foko, Elvis Megné, Séga Seck musique créée et interprétée par Emmanuel Djob – création sonore et mix live Hughes Germain – scénographie Mathieu Lorry Dupuy – lumière Eric Wurtz – régie Générale Rémi Combret – administration de production Stéphane Maisonneuve

Vu au Tarmac, scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020. Paris – métro : Gambetta – Tournée en France de février à avril 2015 : Hivernales d’Avignon, le 23 février – Scène nationale de Narbonne, le 27 février – Scène nationale de Chambéry, le 3 mars – Arsenal Metz en scène le 2 avril – Théâtre de Grasse, les 10 et 11 avril – Le Moulin du Roc Scène nationale de Niort, le 14 avril.

(D)rôles de Printemps, au Tarmac

A l’affiche, du 11 au 29 mars 2015

zawaya - Tamer EISSA

crédit photo © Tamer EISSA

Six artistes du Monde Arabe venant d’Egypte, du Liban et de Tunisie, présenteront performances, spectacles de danse et de théâtre, au cours des (D)rôles de printemps programmés au Tarmac, du 11 au 29 mars. Ils ont leur Art pour liberté et nous prennent à témoin :

Sawsan Bou Khaled, de Beyrouth, propose Alice, performance théâtrale où l’image vidéo et les jeux de lumières élaborent un monde fantasmagorique peuplé de hantises venues de l’enfance, de la guerre et des peurs installées dans le quotidien (11 au 14 mars).

Ahmed el Attar, directeur du Théâtre El-Falaki au Caire, se met en scène et parle en je pour traiter de la vie d’un Egyptien – la sienne propre – dans l’Egypte d’aujourd’hui. Pour On the importance of being an Arab, il a créé un canevas dramaturgique, sonore et visuel, à partir d’heures de conversations enregistrées, et nous livre des instants de vie où l’intime croise la grande Histoire (11 au 14 mars).

Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou, danseurs et chorégraphes tunisiens, présentent, en écho à Stravinsky, Sacré Printemps ! accompagnés de cinq danseurs. A la recherche d’un nouveau langage et à travers leurs choix musicaux affirmés, ils parlent de la Tunisie d’aujourd’hui (18 au 21 mars).

Hassan El-Geretly, directeur du Théâtre El-Warsha, au Caire, première troupe indépendante d’Egypte créée à la fin des années quatre-vingts, présente Zawaya, témoignages de la Révolution. Cinq acteurs et un musicien travaillant dans cet esprit de troupe, portent cinq récits de tragédie et le texte de trois poètes. Le spectacle offre « huit angles de vue – Zawaya signifie angles, au pluriel – huit regards sur ce qui s’est passé… À quoi s’ajoutent les ambiguïtés, les hésitations et les non-dits » confie le chef de troupe et metteur en scène (25 au 28 mars).

Meriam Bousselmi, dramaturge tunisienne, accueille le spectateur à sa manière. Elle présente une installation nommée Truth Box, confessionnal où chaque spectateur viendra, à son tour, recevoir le péché d’un personnage… (11 au 28 mars).

« Autant d’artistes qui chacun à leur façon subvertissent les genres esthétiques, interrogent les formes, questionnent la place et la responsabilité de l’artiste face au monde. Autant de propositions artistiques qui jamais ne réduisent la complexité du monde et de nos sociétés et qui revendiquent le rêve comme le premier et incontestable chemin vers la liberté » dit Valérie Baran, directrice du Tarmac, annonçant l’événement.

Brigitte Rémer

Le Tarmac, la scène internationale francophone
159, avenue Gambetta. 75020 – M° St Fargeau
Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr