Archives de catégorie : Arts de la scène

Grands Prix de la critique

InvitationGrandsPrixAPCTMDL’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse a remis ses Prix, rendant hommage aux artistes qui ont marqué la Saison 2014-2015, dans chacune des disciplines. Stéphane Capron, de France Inter, était le Maître de cérémonie.

Le Collège Danse a attribué son Grand Prix à Hofesh Shechter pour la chorégraphie Disappearing Act présentée au Théâtre des Abbesses. Le chorégraphe, par la voix de Claire Verlet chargée de la programmation Danse au Théâtre de la Ville, a remercié les équipes françaises qui, dit-il, défendent « une certaine idée de l’art » ; Aurélie Dupont, danseuse étoile pendant dix ans à l’Opéra de Paris, a été nommée Meilleure Interprète pour L’histoire de Manon, gala d’adieux qu’elle a donné récemment ; l’Association des centres chorégraphiques nationaux – qui fêtent cette année leurs 30 ans – a reçu le Prix de la Personnalité chorégraphique de l’année, belle idée de choisir un collectif qui soutient la création indépendante et qui a mission de service public ; Marlène Ionesco, réalisatrice et productrice de portraits d’étoiles, a reçu le Prix du Meilleur film sur la danse pour Ouliana Lopatkina la Divine ; Nadège Manuta le Prix du Meilleur livre pour son Incroyable histoire du cancan, qui, dit-elle en lançant un grand écart, témoigne de « l’intelligence du peuple. »

Neuf Prix ont été décernés pour la Musique, on ne peut dans cet article qu’en citer quelques-uns : le Prix de la Personnalité musicale de l’année a été remis à Laurent Bayle, directeur général de la Cité de la Musique et Président de la Philharmonie qui accueillait la remise des Prix et qui a voulu y associer le nom de Pierre Boulez. Il a aussi rappelé l’acoustique exceptionnelle de la grande salle et le choix de l’architecte, Jean Nouvel, choisi et voulu en dépit de la polémique, et qui par cette belle réalisation permet l’émergence d’un lieu et d’un nouveau modèle pour l’émergence des musiques ; le Grand Prix pour le meilleur spectacle lyrique de l’année a été attribué à Dardanus, opéra de Jean-Philippe Rameau, sous la direction musicale de Raphaël Pichon avec l’Ensemble Pygmalion, dans une mise en scène de Michel Fau à l’Opéra de Bordeaux, avec mention spéciale pour les décors, costumes et accessoires créés dans les Ateliers de l’Opéra et un hommage rendu au directeur sortant, Thierry Fouquet, présent à la cérémonie ; le Prix pour la Meilleure diffusion musicale audiovisuelle a été donnée pour le dvd Lulu d’Alban Berg, sous la direction musicale de Paul Daniel et dans la mise en scène de Krzystof Warlikowski, créée au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles.

Le théâtre enfin a remis son Grand Prix à Henry VI de Shakespeare, spectacle fleuve monté par Thomas Jolly et présenté l’été dernier à Avignon, qui fait se rejoindre popularité et exigence et qui parie sur le collectif ; le Prix du meilleur spectacle étranger à Lev Dodine pour La Cerisaie, metteur en scène russe invité par Patrick Sommier et la MC 93 Bobigny chaque saison depuis une douzaine d’années, avec des trésors de réflexion et un potentiel d’acteurs, tous remarquables ; le Prix du meilleur livre sur le théâtre attribué à Béatrice Picon-Vallin, directrice de recherche au CNRS pour son ouvrage Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années et son évocation du même Prix reçu il y a vingt-cinq ans, pour son livre sur Vsevolod Meyerhold, tout en déclarant « qu’aucun livre sur le théâtre ne peut s’écrire sans les autres. »

Au moment où l’art et la culture sont mis à mal par le politique distrait, toute manifestation visant à encourager les artistes est un positif. Ces Prix sont le résultat de votes, mais il y a aussi beaucoup d’autres artistes qui, dans leurs singularités, et dans des conditions plus que précaires, inventent de nouveaux mondes.

Brigitte Rémer

Tous les Prix de la critique – Palmarès 2014/2015 sur le site de L’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse : www.syndicat-critique-tmd.fr

L’Arbre magique

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Théâtre Karagöz – théâtre d’ombres venant de Turquie, dans le cadre des Chantiers d’Europe. Conception et manipulation Cengiz Özek.

Un petit écran de mousseline blanche – appelé ayna, qui signifie miroir tendu au centre d’un castelet très simple, recouvert d’un textile. Quelques mots en français, pour présenter l’histoire jouée en langue turque de deux personnages traditionnels très contrastés : Hacivat, cultivé et vantard, envoie à Karagöz, homme du peuple et naïf, un peu trompeur un peu bagarreur, son serviteur, pour l’obliger à travailler. Après différentes péripéties arrive un arbre enchanté. Karagöz en coupe les branches et se retrouve changé en âne. Hacivat venant à son secours lance ses imprécations pour qu’il retrouve une forme humaine, mais le Génie à nouveau agit et change Hacivat en chèvre… Une sorte de lutte entre le bien et le mal s’engage.

Le théâtre Karagöz – qui signifie Œil noir – est un théâtre d’ombres construit à partir des traditions turques qui nourrissent l’imaginaire collectif. L’argument est ici adapté et la mise en scène, contemporaine. Un seul conteur manipulateur, Cengiz Özek – appelé hayalî, le créateur d’images – est à la manœuvre, il incarne tous les personnages et guide avec dextérité et du bout des doigts ses figurines par de fines baguettes. Il est aussi le concepteur des ombres, de trente cinq à quarante centimètres de haut, finement découpées dans du cuir ou de la peau de chameau et de buffle travaillée jusqu’à devenir translucide, puis teintée pour traduire les couleurs lors de la projection. Un dairezen l’accompagne et joue du tambourin, ponctuant les actions de ses percussions, prenant en relais le dialogue ventriloque. Derrière l’écran, une lampe appelée bem’a – auparavant une lampe à huile – devant laquelle passent les ombres qui s’y projettent en une véritable chorégraphie. Le conteur joue des nombreuses déclinaisons de sa voix, chantée, psalmodiée ou contée, et donne vie aux ombres avec plaisir, ruse et partage. Le combat entre Karagöz et le serpent est un pic dramatique qui effraie, et les incantations du Génie font trembler la lumière.

Dans la salle, les enfants sont concentrés sur l’action qui par sa précision et sa vitesse d’exécution parfois évoque le dessin animé. Mais le conteur et l’intimité de ce petit écran rappellent que la technique est artisane, et que devenir un maître du théâtre d’ombres prend des années de formation et une vie d’exercices quotidiens, comme un danseur à la barre ou un pianiste sur son clavier.

L’autorisation de représenter les pièces de Karagöz en Turquie remonterait au XVIème siècle mais plusieurs pays s’en arrachent la primeur : Turquie, Grèce ou Egypte ? On dit que la source des deux personnages populaires, Karagöz et Hacivat, viendrait de deux travailleurs qui ayant distrait les ouvriers lors de la construction de la mosquée de Bursa pendant le règne de Orhan, furent exécutés pour le retard des travaux, c’est ainsi qu’ils devinrent des héros populaires.

Saluons le travail de Cengiz Özek qui tourne beaucoup à l’étranger et souvent en Asie, autre territoire de tradition pour le théâtre d’ombres.

 Brigitte Rémer

Programme Chantiers d’Europe – Enfance et Jeunesse – à l’initiative du Théâtre de la Ville. Spectacle présenté au Théâtre Paris-Villette, les 20 et 21 juin 2015.

La vie de Galilée

© Dominique Brillault

© Dominique Brillault

Pièce de Bertold Brecht écrite en 1938, traduction Eloi Recoing, mise en scène Jean-François Sivadier, artiste associé au Théâtre national de Bretagne où fut créée la pièce, en janvier 2002. Cent cinquante représentations ont été données en tournée.

Brecht écrit La Vie de Galilée alors qu’il est en exil au Danemark et reprend son texte à plusieurs reprises, jusqu’à sa version berlinoise, en 1955. C’est une pièce centrale dans son œuvre qui colle à son parcours, en plein cœur du nazisme et à ses idées politiques, vers la recherche de plus de démocratie. Elle place le combat entre la science et le pouvoir religieux. Galilée, sur les traces de Copernic, démontre scientifiquement que la Terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse. Il décale le système des représentations, ébranle la communauté scientifique, se met à dos les philosophes aristotéliciens et s’attire les foudres de l’église.

Son apport scientifique est immense dans les domaines de la mathématique, la physique, la mécanique et l’astronomie et il défend la théorie des corps flottants en prouvant que la glace flotte au-dessus de l’eau. Mais il déstabilise l’ordre du monde alors que l’obscurantisme religieux l’emporte, et malgré l’appui du pape Urbain VIII un temps, se voit contraint d’abjurer.

Dans la mise en scène de Jean-François Sivadier la pièce commence à la manière d’un conte, sur un tréteau, devant une toile tendue : le maître transmet à son jeune élève Andrea son savoir, et il ruse car l’élève est peu doué. Il utilise des jeux de mots et des jeux de mains, devinettes et rébus, et joue sur l’adresse au public. Comme un bonimenteur, il parle de terre, de soleil et d’étoiles, d’astronomie nouvelle et pour mieux regarder le ciel et faire le commentaire de ce qu’on y voit, invente la lunette astronomique « le temps de fournir des preuves »... Ciel aboli est son leitmotiv. Sa démonstration de la rotation de la terre à partir d’une pomme semble aussi ludique que savante : « Et voici un temps nouveau, tout bouge » clame-t-il.

Décoré de guirlandes de lumières jusque dans la salle, autour du spectateur, son discours d’intronisation sur la liberté de penser, les questions métaphysiques touchant à la science, Dieu et la théocratie, les discussions philosophiques sur Aristote – qui s’est aussi intéressé à la physique et à l’astronomie – et sur Ptolémée – qui avait consigné dans l’Almageste son observation des astres – sont au cœur de l’œuvre de Brecht. Galilée – excellent Nicolas Bouchaud, très présent, très humain – proclame avec enthousiasme son incessante profession de foi en la raison humaine et combat pour faire entendre ses thèses. Il sera convoqué à Rome par l’Inquisition, et plus tard accusé d’escroquerie à la cour de Florence par les prélats, moines et savants qui crient au scandale et nourrissent la polémique : « De telles étoiles sont-elles nécessaires ? »

Une scénographie sobre et inventive, conçue par le metteur en scène secondé de Christian Tirole, sert le propos, plateforme inclinée faite de caillebotis, presque austère, et qui réserve de nombreuses surprises : au fil de la représentation se construisent et se sculptent espaces et volumes, se montent palissades et praticables représentant le cabinet de travail à Padoue, le Palais des Médicis et la Maison de Galilée à Florence, le conclave et le Vatican, ou le Carnaval.  

Le ballon bleu, sa terre, et la scène savoureuse où les religieuses chaussées de planches de bois glissent, claquètent et caquètent comme les sorcières de Macbeth, ont une gaîté poétique ; comme la scène du doute où les acteurs mettent leur nez de clown ; et comme de nombreux autres tableaux dans la mise en scène de Sivadier, qui circule et évolue depuis douze ans. Les images s’y succèdent, joyeuses. Ainsi le pape qui revêt les habits sacerdotaux et qu’on couvre de blanc pour le grand cérémoniel, ou encore le Cardinal qui descend du ciel comme un Saint-Esprit.

Au Vatican, Urbain VIII reçoit le Cardinal Inquisiteur qui attaque violemment « l’esprit de révolte et de doute » de Galilée et fait pression pour qu’on livre l’hérétique à l’Inquisition, ce qui sera fait. On le retrouve prisonnier, en résidence surveillée, loin de la ville et sous le contrôle de sa fille, Virginia, dont il avait brisé le mariage. La terre attachée au pied comme un boulet, Galilée rédige en secret son Traité pour deux sciences nouvelles qui fonde la science moderne. « Je continue » dit-il. Il fait ensuite son autocritique, et après avoir abjuré s’accuse d’avoir trahi, « le seul but de la science étant de soulager l’existence humaine. » La dernière séquence reprend le dialogue entre le maître et l’élève, ponctuée cette fois d’un lourd silence. « Elle, a gagné… la raison a gagné, pas moi… » reconnaît-il. Andrea s’en va, cachant dans ses bagages à la demande du maître le précieux Traité, Discorsi. Et quand Andrea s’écrie : «Malheureux le pays qui n’a pas de héros ! » Galilée imperturbable, répond : « Malheureux le pays qui a besoin de héros ! »

La Vie de Galilée n’est pas une pièce historique, plutôt une fable, rarement montée – car longue et avec de nombreux personnages – ici bien portée par les huit comédiens qui pour la plupart tiennent plusieurs rôles. Georg Büchner dans une lettre à sa famille disait : « Le poète dramatique n’est à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous l’histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans la vie d’une époque, qu’au lieu de caractéristiques, il nous montre des caractères, et des figures au lieu de descriptions. » L’histoire chez Brecht rejoint le poème. Georges Wilson l’avait mise en scène en 1963, au Théâtre National Populaire et Antoine Vitez en 1990, à la Comédie Française. Ce combat entre lumière et obscurité, croyance et recherche scientifique, retranscrit par l’intelligence de la mise en scène, se pose dans une forme simple et inventive digne du théâtre populaire dans le meilleur sens du terme.

Pour parler de la distanciation brechtienne, Roland Barthes écrivait : « Or, un homme vient… qui nous dit, au mépris de toute tradition… que l’action ne doit pas être imitée, mais racontée ; que le théâtre doit cesser d’être magique pour devenir critique, ce qui sera encore pour lui la meilleure façon d’être chaleureux. »

« – Comment est la nuit ?… – Claire… ! » ces derniers mots ferment la pièce.

 Brigitte Rémer

 Avec : Nicolas Bouchaud, Galilée – Stephen Butel, Andrea, un moine – Éric Guérin, Priuli, le mathématicien, le très vieux cardinal Bellarmin, Gaffone, un homme – Éric Louis, Sagredo, Cosme de Médicis, le petit moine – Christophe Ratandra, Ludovico, le philosophe, le Grand Inquisiteur, un moine – Lucie Valon, Virginia, la Grande Duchesse, un moine – Rachid Zanouda, Federzoni, Clavius – Nadia Vonderheyden Madame Sarti, Cardinal Barberini, Vanni, un moine – collaboration artistique, Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit, Nadia Vonderheyden – décor, Christian Tirole, Jean-François Sivadier – costumes, Virginie Gervaise – lumière, Philipe Berthomet – assistante à la mise en scène, Véronique TimsitLe Monfort Théâtre, 106 rue Brancion, 75015 – 27 mai au 21 juin 2015. www.lemonfort.fr Tél. : 01 56 08 33 88.

 

 

 

 

Liliom ou la Vie et la Mort d’un vaurien

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Pièce de Ferenc Molnár – Traduction Kristina Rády, Alexis Moati, Stratis Vouyoucas – Mise en scène Jean Bellorini – Création juin 2013 au Printemps des comédiens, en une première version, de plein air.

Le spectateur est au cœur de la fête foraine d’un quartier populaire, devant la piste des autos tamponneuses. Des néons de couleurs l’éclairent et quatre voitures, tous phares allumés, tournent. Deux copines, Marie et Julie un tantinet midinette, sont dans la boucle et Julie en pince immédiatement pour Liliom, bonimenteur chez Mme Muscat, patronne du manège. Marie annonce fièrement qu’elle aussi, a un amoureux, Balthazar, et qu’il porte l’uniforme – militaire ou portier peu importe -. Madame Muscat remarque le petit jeu entre Julie qu’elle interpelle haut et fort la traitant de « boniche » et Liliom. Le ton monte, il démissionne, quitte sa protectrice, et le manège. « Même un bon à rien peut devenir quelqu’un ! » lance-t-il comme un défi.

Julie et Liliom s’installent ensemble chez Mère Hollunder la tante de Liliom, photographe fantasque et caricaturale, dans une petite roulotte traditionnelle aux formes arrondies, posée côté cour. Et la vie se construit, scène après scène. Liliom ne fait rien de ses journées, « lundi passé, il m’a battue » confesse Julie à Marie. Il trainaille, à l’affût de quelques mauvais coups. Julie est enceinte, à peine le croise-t-elle pour le lui annoncer. Liliom se nourrit de rêve et construit dans sa tête une Amérique pour partir avec elle et l’enfant, mais l’argent se fait pressant. Entrainé par Dandy au profil de racaille, il accepte d’être son complice dans un braquage en préparation. Sentant monter le danger, Julie tente de le retenir : « Reste à la maison, j’irai te chercher de la bière, du vin, ce que tu veux… » Il la repousse avec violence dans ce refus permanent du bonheur : « Allez, dégage ! » Le braquage tourne court alors que Dandy avait auparavant pris le temps de gruger Liliom en jouant aux cartes, quitte ou double. Quand les flics arrivent Dandy s’enfuit, et Liliom se plonge le couteau de cuisine qu’il a caché dans sa veste, dans la poitrine.

La suite se déroule dans l’au-delà. Au commissariat de l’au-delà. Proposition est faite à Liliom comme à tous les suicidés, de redescendre sur terre un court instant. « Quand ta fille aura seize ans, tu redescendras sur terre pour une journée. » La curiosité le pousse, finalement, à accepter. Seize ans plus tard, Liliom, comme un mendiant, se retrouve devant une maisonnette délabrée, dans un terrain vague. Julie et Louise, sa fille, raccompagnent Marie et Balthazar devenu patron d’un grand café et parfait petit bourgeois. Il partage une assiette de soupe mais n’est pas reconnu. La conversation engagée cependant trouble les esprits jusqu’à la gifle du père à sa fille, avant qu’il ne disparaisse. « Mais… ça t’est déjà arrivé qu’on te frappe et que tu ne sentes rien ? » demande Louise à sa mère, elle-même troublée à la pensée de Liliom qui ne la lâche pas ce soir-là.

Et tourne le manège de la vie, du chômage et de la misère… La pièce, de Ferenc Molnár, écrivain hongrois célèbre pour ses poèmes, ses nouvelles et ses romans, fut jouée le 7 décembre 1909, au Théâtre Vig de Budapest et marque le début d’une écriture totalement consacrée au théâtre. D’origine juive, Molnár émigre aux Etats-Unis pour fuir le nazisme à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, et y réside jusqu’à sa mort, en 1952. La première représentation de Liliom hors de Hongrie a lieu à Berlin en 1920, dans une mise en scène de Max Reinhardt. « Je voulais écrire ma pièce avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège de bois, à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » dit l’auteur.

Cette « légende de banlieue en sept tableaux » comme la nommait Molnár, est menée de mains de maître par Jean Bellorini, directeur du TGP de Saint-Denis, ici metteur en scène, scénographe, créateur lumière et musique : la grande roue lumineuse, la piste elle-même et ses voitures qui entrent et sortent de l’espace scénique, les bordures du manège formant des allées et des passerelles, un ascenseur qui fait descendre du ciel les personnages, le toit aux multiples fonctions – chemin de traverse ou carrefour – qui descend et s’inscrit comme un nouveau plateau, servent efficacement, et joliment, le propos.

Côté jardin, la tribune des musiciens : piano et harpe au rez-de-chaussée, batterie percussions à l’étage. L’esprit de troupe et de tréteaux se dégage du groupe choral qui, à certains moments, se recompose – à la Kurt Weil – et souligne le côté onirique de la pièce. Les douze acteurs tiennent leur partition avec précision. Clara Mayer en Julie est particulièrement touchante et le duo qu’elle forme avec Julien Bouanich, ténébreux Liliom, porte la pièce, chambre d’écho de la misère sociale au début du XXè.

Brigitte Rémer

Avec : Julien Bouanich Liliom – Clara Mayer Julie, puis Louise – Amandine Calsat Marie – Delphine Cottu Mme Muscat – Jacques Hadjaje Mère Hollunder, Liztman et le secrétaire du Ciel – Marc Plas Dandy – Julien Sigana et Teddy Melis Les gendarmes, l’inspecteur et les détectives du Ciel – Musiciens : Lidwine de Royer Dupré, harpe – Hugo Sablic, batterie et l’homme pauvrement vêtu – Sébastien Trouvé, piano et le tourneur – Damien Vigouroux, trompette et Balthazar  – Costumes Laurianne Scimemi, assistée de Marta Rossi – Maquillage Laurence Aué – Le texte est publié aux éditions Théâtrales-Maison Antoine Vitez, col. Scènes étrangères.

Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu – Jusqu’au 28 juin 2015.

 

Extinction, d’après Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Adaptation Jean Torrent – Lecture Serge Merlin – Réalisation Blandine Masson et Alain Françon, avec l’aimable autorisation de Peter Fabjan – Partenariat France Culture.

Extinction – Un effondrement est le dernier roman de Thomas Bernhard, dramaturge et romancier autrichien, qu’il écrit en 1986 et qui est publié en langue française quatre ans plus tard. Les cinq-cents pages du texte original se sont métamorphosées en quatre-vingts minutes de lecture, d’une grande puissance dramatique. Assis à sa table de travail, face au public, Serge Merlin-Franz-Josef Murau – double de Thomas Bernhard – porte haut ce roman qu’il habite, à la manière d’un récit de vie. L’effondrement n’est rien moins que celui de sa famille, vu de Rome où il enseigne la littérature après avoir quitté l’Autriche et le berceau familial de Wolfsegg qui l’insupportait, et dont il s’était exclu : « Décrit Wolfsegg comme un haut lieu de la stupidité. Reporté l’affreux climat qui a toujours régné dans la région de Wolfsegg et qui a toujours tout gouverné, sur les gens qui étaient obligés de vivre à Wolfsegg ou plutôt d’y survivre et qui, tout comme ce climat, sont d’une brutalité positivement dévastatrice ». Le personnage de Gambetti son élève, apparaît en leitmotiv et joue comme une ligne de basse continue, Murau le prend à témoin, prétexte à l’expression de sa rébellion : « J’avais toujours en Gambetti un auditeur attentif, qui me laissait patiemment développer ce que j’avais à dire, ne m’interrompait jamais. »

Le déclencheur du récit et l’élément dramaturgique, est ce télégramme signé de ses deux sœurs qui l’informe de la mort des parents et de Johannes leur frère, dans un accident. Et la mémoire se met en marche dans un déferlement de ressentiments et une sédimentation d’anecdotes aussi blessantes que précises, dignes d’un travail d’entomologiste. Ses armes s’appellent causticité, ironie, haine, dégoût, sarcasme et mépris. Comme un crépuscule des dieux, Murau frappe d’anathème sa famille et son pays, tantôt pyromane tantôt pompier. L’exagération devient son emblème, le texte comme l’acteur, en jouent : « Et j’ai poussé mon art de l’exagération jusqu’à d’incroyables sommets… L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence » ironise-t-il.

Côté famille, il note le ridicule de parents qui ne parlent qu’argent, entrepôts et actions, de sœurs formatées et beaux-frères de caricature, du manque de curiosité et d’inculture, et tout n’est que blessure : « Vous voyez, dans quel état d’esprit est ma famille. Est Wolfsegg. Cinq bibliothèques, et pas la moindre idée de nos plus grands écrivains et poètes, bien moins encore de nos grands philosophes qui font date, dont ma mère n’a jamais entendu les noms, jamais entendu consciemment, en tous cas. Mon père connaît bien les noms, mais ce que ces gens ont pensé ou écrit, pas plus qu’elle ». Murau-Thomas Bernhard en profite pour ralentir le pas sur la littérature et nommer quelques-uns de ses auteurs favoris – Goethe, Kafka, Musil, Mann et Kierkegaard – lui à qui l’on disait sans cesse : « Tu vas à la bibliothèque pour y cultiver tes pensées aberrantes. »

Côté pays, il rembobine l’Histoire de l’Autriche en ses heures les plus sombres, l’hydre du nazisme, ses parents collabos, la Villa des enfants, et dénonce : «  C’est justement dans la Villa des enfants, dans le bâtiment favori de mon enfance, ai-je dit, que nos parents ont caché ces criminels ignobles, leur ont même procuré une vie de luxe, justement à l’époque de la plus grande misère. Et n’en n’ont jamais eu honte. » La mémoire, sur fond d’inhumanité travaille, et la fureur de Murau traverse l’œuvre jusqu’à la désintégration de la famille et du domaine, son extinction. Sa vengeance, sa libération et le rachat de l’engagement nazi du père, sera le don qu’il fait du domaine de Wolfsegg à la communauté israélite.

Thomas Bernhard écrit Extinction trois ans avant sa mort, le temps presse, ce qui donne à l’oeuvre une valeur testamentaire. Il a cinquante-huit ans, a publié de nombreux romans et textes de théâtre. Serge Merlin le côtoie depuis des années et donne corps et incandescence à ses œuvres-brûlots, accompagné de divers metteurs en scène : Le Réformateur, puis La force de l’Habitude avec André Engel, Simplement compliqué, avec Jacques Rosner, Le neveu de Wittgenstein avec Bernard Lévy et Minetti avec Gérold Schumann. Il nourrit une grande passion pour Minetti, ce vieil acteur qui un soir de Saint-Sylvestre attend dans le hall d’un hôtel d’Ostende son dernier rôle, peut-être, le Roi Lear.

On n’imagine plus Thomas Bernhard sans Serge Merlin, ni Serge Merlin sans Thomas Bernhard. Leurs univers coïncident, exactement. Les traits de plume de l’auteur sont acerbes et s’envolent, aussi précis que des flèches. Ils sont repris par l’acteur – proche tout autant de l’univers de Beckett – en ce long monologue. Les mots sont portés, vociférés, chantés et piétinés comme un ressac, sous la direction de Blandine Masson et d’Alain Françon. Avec un art du contrepoint, Serge Merlin les pétrit, polit, déchire, les entrechoque et les passe à la moulinette. Le poids des mots prend ici tout son sens. Par moments, en voix off, un peu d’oxygène nous arrive avec les valses de Vienne, surréalistes, et l’admiration de son oncle Georg, unique personnage bienveillant de son environnement. « Nous trainons tous un Wolfsegg avec nous et nous avons la volonté de l’éteindre pour nous sauver, de le détruire en voulant le coucher sur le papier, de le détruire, de l’éteindre. Mais le plus souvent, nous n’avons pas la force qu’exige une telle extinction. » conclut Franz-Josef Murau – Serge Merlin -Thomas Bernhard, mettant le point final à l’œuvre.

 Brigitte Rémer

Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy. 75009, du 20 mai au 24 juin 2015. Le roman Extinction, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, est publié aux éditions Gallimard.

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort de Tintagiles

La pièce de Maurice Maeterlinck est précédée d’un Prologue, fragments de Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé. Mise en scène Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie Française. Conception musicale Christophe Coin et Garth Knox.  

© Pascal Gély                  © Pascal GELY

© Pascal Gély 

C’est un objet théâtral délicat en ses deux parties, un travail d’entrelacement de textes et de moments musicaux impressionnistes d’une grande beauté. La première partie, Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé comme une petite musique de nuit, traduit l’immense chagrin du poète, mis en mots à la mort de son fils de huit ans, en 1879, texte qu’il laissa en suspens sur ce vers très court, retrouvé : Le petit tombé dans la vallée. Vertigineux et déchirant pour dire l’indicible, ces mots et ellipses se gravent en écriture blanche sur fond noir et sont partiellement énoncés – par Denis Podalydès – d’une voix de cristal bercée de subtiles cordes et de vocal.

En seconde partie, le conte du petit Tintagiles aborde aussi le thème de la séparation et du deuil et s’enchaîne logiquement au texte de Mallarmé. Au bord de l’abîme par la toute puissance d’une Reine-sorcière invisible qui a ordonné son retour sur l’île, et malgré la résistance de sa sœur Ygraine aidée de Bellengère, et d’Aglovale, un vieux serviteur, Tintagiles est arraché aux siens et passe de l’autre côté du mur des ténèbres. « Ta première nuit sera mauvaise, Tintagiles. La mer hurle déjà autour de nous ; et les arbres se plaignent. Il est tard. La lune est sur le point de se coucher derrière les peupliers qui étouffent le palais… Nous voici seuls, peut-être, bien qu’ici, il faille vivre sur ses gardes. Il semble qu’on y guette l’approche du plus petit bonheur » lui dit Ygraine, ouvrant la pièce et faisant face au destin.

Ecrit en 1894, La mort de Tintagiles est le troisième des petits drames pour marionnettes écrits par Maurice Maeterlink, dont les précédents s’intitulaient Intérieur et Alladine et Palomides. « Maeterlinck a été tenté de donner la vie à des formes, à des états de la pensée pure. Pelléas, Tintagiles, Mélisande sont comme les figures visibles de tels spécieux sentiments » écrivait Antonin Artaud, explicitant l’objet marionnette selon Maeterlink.

Auteur belge francophone, Maeterlink s’inscrit dans un univers symboliste entre rêve et fantastique. Son œuvre est immense et a inspiré les grands musiciens, citons l’Oiseau bleu, monté en 1908 par Constantin Stanislavski, et, pour mémoire, Pelléas et Mélisande dont Debussy composa un opéra. Malheur et destin y sont souvent exprimés en une saisissante économie de moyens. Dans La mort de Tintagiles – montée en 1997 par Claude Régy qui avait aussi mis en scène Intérieur, quelques années auparavant – Denis Podalydès opte pour une forme de théâtre musical : Christophe Coin joue du violoncelle et du baryton à cordes et Garth Knox de l’alto et de la viole tout en interprétant le rôle d’Aglovale. Ce dernier prend la place de Tintagiles, – marionnette manipulée à tour de rôle par les comédiens – au moment du cri qu’il fait jaillir du tréfonds, expression de l’angoisse de la mort et qui appelle celui d’Edvard Munch.

Une scénographie dépouillée, sorte de boîte noire posée sur le plateau servant l’acoustique, un grillage dans les cintres, point d’appui lumières donnant les découpes qui troublent la pénombre d’un univers d’étrangeté, une avant-scène dégagée où les musiciens parfois stationnent sont les éléments de l’écriture scénique.

Connu et apprécié comme acteur, au théâtre et au cinéma, Denis Podalydès a signé plusieurs mises en scène dont Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, et Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ; L’Homme qui se hait d’Emmanuel Bourdieu et Lucrèce Borgia, de Victor Hugo. Le travail qu’il présente ici, austère et méditatif autant que poétique, repose sur une subtile direction d’acteurs et sur une impulsion musicale, devenue langage théâtral en soi, en parfaite synergie avec le texte et le poème.

Brigitte Rémer

Avec : Christophe Coin, violoncelle et barytons à cordes – Adrien Gamba Gontard, Tintagiles – Garth Knox, Aglovale, alto, viole – Leslie Menu, Ygraine – Clara Noël, Bellangère – scénographie Olivier Brichet – lumières Stéphanie Noël – costumes Géraldine Ingremeau – maquillage et coiffure Gwendoline Quiniou – création sonore Bernard Vallery – marionnette Amélie Madeline – harpe éolienne Sylvain Ravasse – construction Alexandra Epée, Nicolas Gérard, Jean-Philippe Lamarque, Pascal Lefay.

Du 12 au 28 mai 2015. Théâtre des Bouffes du Nord. 37 bis Bd de la Chapelle. 75010. Métro : La Chapelle. – site : www.bouffesdunord.com – Reprise au Trident, scène nationale de Cherbourg/Octeville, du 5 au 7 novembre 2015.

Le projet Penthésilée

©Pascal Gély

©Pascal Gély

D’après Penthésilée de Heinrich Von Kleist. Traduction Julien Gracq. Mise en scène Catherine Boskowitz – Théâtre des Quartiers d’Ivry

Pièce du poète et dramaturge allemand Heinrich Von Kleist publiée en 1808, on dit de Penthésilée qu’elle est injouable, Goethe lui-même l’avait dit. Sa création à Weimar peu après publication ne fut d’ailleurs pas un grand succès. Trois ans plus tard, à trente-quatre ans, Kleist mettait fin à ses jours et entrainait dans son geste son amie, Henriette Vogel. Il venait d’achever le Prince de Hombourg. Son oeuvre s’étend sur une douzaine d’années et se compose d’articles, de nouvelles, d’écrits politiques et d’essais – dont le célèbre manifeste Pour le théâtre de marionnettes -. Pour le théâtre, il écrivit huit pièces de styles différents – comédies, tragédies et drames –.

Julien Gracq traducteur de Penthésilée, disait : « Tout n’est pas fait pour emporter l’adhésion dans cette pièce, assez dédaigneuse, il faut le dire, de la sympathie et ne s’en cachant pas ». Elle n’est pas très fréquemment montée. André Engel en avait présenté sa vision au Théâtre national de Strasbourg en1981, Julie Brochen la sienne au Théâtre de la Bastille en 1998, Éric Lacascade à la Comédie de Caen en 2005, Jean Liermier à la Comédie Française, en 2008. C’est aujourd’hui Catherine Boskowitz qui s’attaque au mythe des Amazones, ces guerrières imposant leurs lois et pratiquant la politique de la terre brûlée, la métaphore des insoumises est séduisante. Le spectacle s’intitule Le Projet Penthésilée, un work in progress ?

L’action se passe à Troie, sur le champ de bataille où Grecs et Troyens s’affrontent. Après sa victoire sur Ulysse et Diomède, Penthésilée Reine des Amazones est blessée par Achille, au cours d’un combat où leurs regards se croisent et s’illuminent. Achille reconnaît avoir été foudroyé d’amour, elle, succombe à son charme. Si les Amazones sont hors la loi, elles ont la leur propre : il ne leur est permis de choisir un époux qu’après l’avoir combattu et vaincu. Coincée entre l’ordre social et collectif et ses sentiments personnels, Penthésilée combat Achille mais ne décode pas ses signaux et réplique en le transperçant : « Ne reparait jamais devant moi » hurle-t-elle, dans une fureur extrême. Et elle ne se contente pas du coup donné, mais sauvagement le déchire et le dévore à demi comme une lionne, sous un flot d’imprécations et de pure folie. Le récit de Prothoé, sa fidèle amie n’épargne rien. Défaite lorsqu’elle réalise, Penthésilée se donne la mort. On est en plein dans la tragédie grecque et proche de la sanguinaire Médée.

Plus que le thème de l’amour fou et destructeur, Catherine Boskowitz, metteure en scène retient le thème de l’insoumission et de la prise de pouvoir par les femmes. « Astéride tu conduiras les troupes. Prothoé, sors de mon cœur. Avec toi j’irai jusque dans les enfers. Nous combattrons ensemble ». Ces Amazones qui « foutent la zone » nous font pénétrer dans un monde de légende. On est en même temps au pays des Pussy Riot ou chez les Femen, aux Etats-Unis d’Angela Davis du temps des Black Panthers ou avec la Bande à Baader. Achille a un petit air à la Jimmy Hendrix, chapeau lunettes de soleil et pause, accro à son téléphone mobile.

Quand le spectateur pénètre dans la salle, il est convié sur le champ de bataille c’est-à-dire la scène, une inscription en lettres d’or au-dessus de sa tête : La scène est un champ de bataille. Il est en déambulation et peut croiser une actrice ou un acteur, qui lui chuchote quelques bribes de textes. Sur les sièges sont tendues des bâches. Après ce prologue en équilibre instable, le spectateur prend place, on lui découvre les gradins. Achille a son espace propre, une plateforme posée à mi-salle où il fait ses ablutions. Les Amazones tracent, de la scène à la salle, et défient les frontières scène-salle et dehors-dedans, tout au long du spectacle. Sur le plateau, Ulysse, au bord d’une ville détruite, – maquette posée au milieu de la scène – introduit longuement le propos. Sur écran, à travers le viseur d’une mitraillette, le spectateur survole une zone de guerre, est-ce Damas, Alep ou Homs, Bagdad peut-être… Les références sont de toutes géographies et collent à l’actualité, guerre pour guerre.

Vidéaste et techniciens sont en action sur le plateau où des écrans mobiles apparaissent et disparaissent. Les bâches en plastique gris forment des reliefs et font office de terre de camouflage, de traine ou de linceul – l’installation et la scénographie sont de Jean-Christophe Lanquetin -. Tout au long de la pièce, le vidéaste  – Laurent Vergniaud qui assure aussi les lumières – transmet des images déstructurées de la guérilla politico-militaire qui se déroule sur le plateau : images de ruines, de silence et de mort.

 Les adresses au public qui s’intercalent dans le texte de Kleist – sur la sororité, la militance, l’écriture – et dont on ne connaît pas la source, surlignent ce sujet de l’émancipation des femmes et de leur liberté. « J’entends un écho qui traverse le temps entre Penthésilée et d’autres femmes surgies des luttes armées des années 70 ou des révolutions plus récentes qui ébranlent l’ordre mondial. Cet écho se nomme désobéissance » dit la metteure en scène qui a créé sa compagnie en 1985, sur la base du croisement des cultures.

La pièce est flamboyante et Penthésilée sans peur et sans reproche mène son combat, l’actrice ici défend sa partition. Mais les nombreuses digressions proches de la performance n’éclairent pas toujours cette flamboyance et perdent plutôt le spectateur qui, trop souvent, cherche sa route.

Brigitte Rémer

Avec : Nadège Prugnard Penthésilée – Lamine Diarra Achille – Marcel Mankita Ulysse – Simon Mauclair Diomède – Adèll Nodé Langlois Amazone clowne – Fatima Tchiombiano Amazone – Nanténé Traore Prothoé – Collaboration artistique et dramaturgie : Leyla Rabih – Assistante à la mise en scène : Estelle Lesage – Installation et scénographie : Jean-Christophe Lanquetin – Constructeur et plasticien : Yoris van Den Houte – Vidéo et lumières : Laurent Vergnaud – Costumes : Chantal Rousseau – Musique : Benoist Bouvot.

Du 4 au 31 mai 2015. Théâtre des Quartiers d’Ivry, au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure – métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com

81 avenue Victor Hugo

 © Willy Vainqueur pour le Théâtre de la Commune

© Willy Vainqueur pour le Théâtre de la Commune

Pièce d’actualité n°3 – Ecriture : Olivier Coulon-Jablonka, Barbara Métais-Chastanier, Camille Plagnet – Mise en scène : Olivier Coulon-Jablonka – Avec : Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S., Méité Soualiho, Mohammed Zia.

Le principe de la Pièce d’actualité tel que le propose La Commune centre dramatique national Aubervilliers et sa directrice, Marie-José Malis, repose sur une commande que passe le théâtre à des artistes, leur posant la question : « La vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art » ? Son cahier des charges est précis : temps de répétition limité à vingt jours, obligation à travailler avec les associations, les particuliers, les institutions de la ville et du territoire en synergie avec le thème traité. Après Laurent Chétouane, artiste associé au CDN, répondant à la question : Le théâtre, pour vous c’est quoi ? suivi de Maguy Marin et sa Casa de España pour les Pièces d’actualité n° 1 et 2, c’est au tour d’Olivier Coulon-Jablonka de construire son sujet. Celui-ci s’empare d’un thème emblématique aujourd’hui, celui des sans-toits. Il s’appuie sur un collectif d’immigrés qui, après s’être fait expulser de plusieurs lieux d’Aubervilliers, a réquisitionné un endroit vide pour y loger, l’ancien Pôle Emploi au 81 avenue Victor Hugo.

Le spectacle s’ouvre sur une sorte de salle d’attente ou de foyer gris, sans personnalité. Un récitant s’avance à l’avant-scène et porte un magnifique texte extrait du Procès de Kafka, comme une offrande : « Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée… » Puis une ombre glisse derrière la porte vitrée éclairée, suivie d’autres ombres. Le groupe d’hommes de couleurs se dirige à la lampe de poche et stoppe, petit moment ludique où chacun se prend en photo, avant de se raconter, ou de raconter l’un des leurs. Les récits de vie vont s’enchaîner, morceaux de vie déchirés entre ici et là-bas où le tragique le dispute à l’absurde. Une vingtaine d’entretiens réalisés avec des habitants du 81 avenue Victor Hugo a présidé à la rédaction du texte. Les huit conteurs sur scène, venant des faubourgs d’Abidjan, Ouaga, Dhaka et d’ailleurs, s’inscrivent dans la lutte des sans-toits à Aubervilliers et sont ici les interprètes et parfois les auteurs.

Récits de voyage au terme d’invraisemblables périples, de mois et parfois d’années sur les routes et les mers. Certains font des pauses forcées dans des géographies qui n’ont rien de la ligne droite mais relèvent plutôt d’une ligne brisée. Métaphore du temps et d’espaces déréalisés, véritables no man’s land où l’on s’épuise, passant par Moscou, Casablanca, Tamanrasset ou Lampedusa entre Malte et Tunisie. Traités comme du bétail par des passeurs sans scrupules, sans dormir ni boire ni manger, certains ne résistent pas et s’effacent de la carte, dès le début. L’un d’eux resté trois ans en Libye comme brouetta, autrement dit porteur, a changé de camp. D’autres arrivent, exténués, après des jours et des nuits de traversée sur des rafiots délabrés et surchargés, avec vents et courants contraires. Souvent, l’horizon s’éloigne.

L’arrivée n’est ni joyeuse ni victorieuse, où que ce soit. Premier acte, déchirer son passeport, le faire disparaître éventuellement par la chasse d’eau, perdre son identité, oublier jusqu‘à son nom, se perdre… bien s’habiller pour ne pas se faire remarquer, éviter d’aller dans les endroits trop blancs pour ne pas se faire repérer comme black… et échapper aux vérifications d’identité. Apprendre l’extrême patience. « Arrivés épuisés il faut encore se raconter, expliquer dans les organismes d’accueil » comme l’Ofpra, – Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides – ou la Cimade qui apportent une aide juridique pour les titres de séjour et la régularisation. « Expliquer, parfois sans pouvoir se faire comprendre. Sans traducteur, comment s’expliquer clairement ? La loi est très difficile à comprendre » disent-ils. Pour ce collectif du 81 avenue Victor Hugo comme pour tout collectif, la Préfecture ne traite pas en gros comme ils le souhaitaient pour ne laisser personne sur le carreau, elle atomise et raisonne à l’unité. L’obtention de papiers reste le parcours du combattant, chacun pour soi. Ils constatent que certains de leurs aînés ont passé leur vie à espérer ces papiers, que la vie s’est suspendue à cette utopie et que le temps pour eux s’est arrêté. « J’ai commencé à comprendre que c’était pas si simple ».

En France, le réveil est douloureux et la réalité ne se découvre qu’à l’arrivée, disent-ils : « J’ai vraiment eu un grand choc. C’est comme si on te disait qu’on n’avait pas besoin de toi, mais on ne te le dit pas ». L’éclatement des familles est cruel. « C‘est mon fils qui me donne la force de continuer. Je l’ai laissé à Abidjan, il avait trois ans ». Et pourtant ils le savent et le disent : « dès que le moral baisse, c’est fini ». Alors, derrière la cruauté du quotidien, l’espoir de « croiser de bonnes personnes, de gagner la chance » doit rester présent. L’un d’entre eux montre du doigt l’Etat français et rappelle l’Histoire. Le Discours sur le colonialisme qu’Aimé Césaire écrivait en 1955, revient en mémoire.

Trois sur un banc. Temps en suspension. Une petite chanson, pas si innocente : « Alouette, gentille alouette, je te plumerai… »  un chant du pays, pour la nostalgie. L’exploitation du travail au black : « Je t’appelle quand je veux, je te paye 5 euros de l’heure ; et combien de fois on ne m’a pas payé… » L’agent de sécurité et son chien valsent d’un lieu à l’autre et l’homme se sent vulnérable quand il quitte l’uniforme par peur d’être repéré, traqué, agressé. On s’accroche à quoi ? « Au futur et au présent. Le passé est passé ». Alors, mieux vaut être sans mémoire. Et pourtant… « Il y a longtemps que je n’ai pas vu ma propre mère, mes frères et mes sœurs. J’avais une fiancée… ! C’est le destin, c’est comme ça, mais ça va aboutir à quelque chose. » A la question : « et maintenant, qu’aimeriez-vous ? » chacun répond à sa manière : « Voir mes rêves se réaliser. Etudier. Voyager. Travailler » jusqu’au chœur final : « Ouvrez les frontières, laissez-nous passer ».

L’histoire inlassablement se répète. Georges Pérec et Robert Bobet en avaient laissé traces dans leurs Récits d’Ellis Island, publiés en 1979, histoires d’errance et d’espoir de la toute fin XIXe début du XXe siècle, qui avaient mené près de seize millions d’émigrants en provenance d’Europe aux Etats-Unis, passant par Ellis Island. L’île des larmes, premier chapitre : « Les émigrants qui devaient passer par Ellis étaient ceux qui voyageaient en troisième classe, c’est-à-dire dans l’entrepont, en fait à fond de cale, au-dessous de la ligne de flottaison, dans de grands dortoirs non seulement sans fenêtres mais pratiquement sans aération et sans lumières où deux mille passagers s’entassaient ». Et pendant la traversée, comme à l’arrivée, toute une batterie de questions : « Comment vous appelez-vous ? D’où venez-vous ? Pourquoi venez-vous ? Quel âge avez-vous ? Combien d’argent avez-vous ? Qui a payé votre traversée ? Avez-vous signé un contrat pour venir travailler ici ? etc.. etc.. »

A quoi sert le théâtre ? Car de théâtre il s’agit bien : à briser l’indifférence même si l’actualité tourne en boucle et justement, banalise, à sortir de l’anonymat quelques instants, à tendre un miroir au spectateur, à parler de l’âpreté de l’exil et de solitude, à évoquer la quête d’hospitalité telle qu’approchée par le philosophe Jacques Derrida – « L’étranger est d’abord étranger à la langue du droit dans laquelle est formulé le devoir d’hospitalité, le droit d’asile, ses limites, ses normes, sa police, etc. Il doit demander l’hospitalité dans une langue qui par définition n’est pas la sienne »Il y a une dimension politique dans la démarche, une forme de théâtre documentaire dans ces parcours d’exil et de migration. Que signifie être exilé, déplacé, vivre entre deux mondes ? Le grand intellectuel américain d’origine palestinienne Edward W. Saïd exilé lui-même, n’a cessé de s’interroger sur ce choc des civilisations : « J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur ». La démarche de ces conteurs de quelques soirs est courageuse, droit dans les yeux ils se racontent. Ils sont rémunérés au chapeau.

brigitte rémer

81 avenue Victor Hugo, Pièce d’actualité n°3du 5 au 17 Mai 2015 – La Commune CDN Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. Tél. : 01 48 33 16 16. Le spectacle sera repris du 6 au 15 octobre 2015.

Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie

Marionnette Bunraku - © B. Rémer

Marionnette Bunraku – © B. Rémer

Le musée national des arts asiatiques-Guimet propose une riche exposition célébrant le théâtre à travers les siècles, les différentes régions d’Asie et les formes scéniques qui leur sont liées – qu’elles soient jouées, dansées, mimées ou animées –.

Ce théâtre céleste, comme le nomme Jean-Claude Carrière qui signe la préface du catalogue, mêle le monde des dieux et des démons avec celui des mortels. Aurélie Samuel, responsable des collections Textiles au Musée, en assure le commissariat. A l’origine, les théâtres d’Asie étaient issus du religieux et les représentations se déroulaient dans les temples, avant de s’affranchir de leur sens rituel et de devenir spectacles à part entière. Tout y est code et symbole, chaque personnage est un archétype qu’on identifie immédiatement par un geste, une couleur, une broderie, un accessoire, un masque ou un maquillage et l’objet est réalisé comme une œuvre d’art, par des mains orfèvres : marionnettes, ombres, kimonos, parures et masques.

La première partie de l’exposition présente Le théâtre épique et son origine, les épopées indiennes. Le Mahabaratha, long poème dont l’écriture a débuté au IVe siècle avant J.C. relate la guerre entre les Kaurava et les Pandava, deux familles ennemies. Texte monté par Peter Brook en 1985, devenu spectacle emblématique de sa compagnie, le metteur en scène définissait le masque comme « un portrait de l’âme, une enveloppe extérieure reflétant à la perfection et avec sensibilité la vie intérieure ». Le Ramayana, second texte épique de référence rédigé vers le IIe siècle avant J.C. conte les aventures de Rama avatar du dieu Vishnu et de son épouse Sita : « La vie s’écoulant sans retour comme un fleuve, chacun doit s’employer à être heureux ; les êtres, dit-on, ont accès au bonheur » énonce Rama. D’imposants costumes et des masques expressifs, des gouaches sur papier et des toiles peintes illustrant le divin et les scènes de bataille – dont celle, exemplaire, du Barattage de la mer de lait – placent le visiteur au coeur du sujet.

Le voyage se poursuit dans l’Etat du Kerala au sud-ouest de l’Inde, berceau des formes dansées et théâtrales les plus anciennes avec le Kutiyattam et le Krishnanattam aux maquillages et costumes sophistiqués, aux coiffes taillées dans le bois ; avec le Kathakali et son langage des gestes – les mudras et la mobilité extrême des yeux – qui met en avant des costumes chargés aux textiles superposés, chatoyants et parsemés de miroirs.

Le théâtre épique traduit dans les langues vernaculaires des pays s’étant développé dans toute l’Asie du Sud-Est et métissé avec les formes locales, le visiteur emprunte les routes de Thaïlande, du Cambodge et d’Indonésie : Le Khon de Thaïlande, théâtre de plein air joué à la cour où seuls les acteurs interprétant les animaux et les démons portent des masques, contrairement aux personnages humains ou divins ; le Khol du Cambodge, sorte de pantomime accompagnée par un orchestre de cour ; le Wayang d’Indonésie et ses différentes déclinaisons à Bali et Java. Masques de bois peint et doré ou avec polychromies, papiers peints, coiffes de danseurs, vêtements de coton teint et estampé de feuilles d’or, figurines de bronze sont ici présentés, dans toute la richesse des régions et de ces théâtres de l’ailleurs.

Autre forme majeure de l’art dramatique en Asie, chambre d’écho des grandes épopées venant de l’Inde, le Théâtre d’ombres que chaque pays s’approprie en développant ses techniques propres. « Le théâtre d‘ombres parvint en Europe au XVIIème siècle, grâce aux informations fournies par des jésuites séjournant en Chine, d’où le nom d’ombres chinoises » raconte Sylvie Pimpaneau, responsable de la collection Kwok on de la Fondation Oriente et co-commissaire de l’exposition, mais son origine reste incertaine et soumise à différentes thèses contradictoires : « Il est en effet très probable, bien qu’impossible à prouver, que le théâtre d’ombres ait une origine indienne et qu’il se soit diffusé en Asie du Sud-Est avec l’hindouisme et en Chine avec le bouddhisme. » Venant de Chine, du Cambodge, de l’Inde, de Thaïlande ou d’Indonésie, ces savantes figurines d’ombre sont exposées dans une pièce aux parois translucides joliment scénographiée par Loretta Gaïtis, architecte scénographe : cuirs découpés, peaux de buffles, d’ânes, de chèvres ou de daims ajourées, peintes ou non, dorées ou en couleurs, articulées ou non. Le Wayang Kulit d’Indonésie classé patrimoine mondial immatériel de l’Unesco et les marionnettes du Wayang Golek d’Indonésie, en bois peint et doré vêtues de coton imprimé y sont présentées, de même que les figurines d’ombres chinoises du XIXe siècle, venant de Chine. Le maître d’ombres, derrière un écran jadis éclairé par une lampe à huile, est doté de pouvoirs surnaturels. « Les Chinois ont coutume de dire : Au théâtre d’ombres, les chevaux peuvent caracoler sur les nuages, signifiant par là que c’est un genre de théâtre où tout est possible » rapporte Sylvie Pimpaneau.

Cette première partie d’exposition montre aussi comment les auteurs et dessinateurs de bande dessinée, ou encore le cinéma indien, s’inspirent des anciennes épopées et relient tradition et modernité ; comment dans les rues, sur les foires et les marchés, les autels portatifs et appareils de projection ambulants – sorte de lanternes magiques – faisaient défiler leurs illustrations comme un livre d’images ; comment, plus tard au Japon, au début du XXe siècle, le Kamishibai dans les mains du conteur-acteur-vendeur de bonbons à vélo qui dépliait un petit castelet en bois sur un meuble à tiroirs, naîtront les mangas. « Après avoir vendu ses friandises le conteur racontait des histoires aux enfants accompagnées de séries d’images – à l’origine peintes, puis imprimées – qu’il fait défiler. »

Le visiteur poursuit ensuite son voyage en Chine et au Japon, dans cet Extrême-Orient où Le théâtre dramatique s’est développé. De Chine, l’exposition présente les premières figurines de terre cuite datant des Han, deux siècles avant J.C. statuettes funéraires retrouvées dans les tombes des dignitaires et souverains qui représentaient des danseurs, acrobates, jongleurs et lutteurs en action ; des marionnettes à fil d’origine religieuse, forme d’expression théâtrale la plus ancienne que chaque province adapte à son environnement ; des têtes de marionnettes à tige datant du XIXe, sculptées dans le bois ; des marionnettes à tige – comme le Serpent Bleu, et des marionnettes à baguettes – issues de la pièce Les généraux de la famille Yang – ; des masques et des coiffes de cérémonie ; des personnages et des scènes de théâtre représentés sur des bols en porcelaine, des parures et costumes aux broderies d’or, œuvres d’art d’un grand raffinement.

C’est ensuite l’Opéra chinois appelé localement théâtre métropolitain et connu dans le monde sous le nom d’Opéra de Pékin qui est présenté. Il se développe au XIXe siècle et mêle théâtre, danse, musique, mime, acrobatie et jonglerie. L’épouse de Mao, Jian Qing, l’interdit pendant la Révolution culturelle et fit détruire la majorité des décors et des costumes. Un grand acteur de l’Opéra de Pékin, Shi Pei Pu (1938-2009) désobéit et sauva de la destruction une collection de costumes. Coiffes, robes et parures, sont montrées ici de manière inédite, entre autre un costume d’armure, une robe de cérémonie de fonctionnaire, la robe d’un étudiant lettré à motifs de chrysanthèmes et de papillons en soie et fils d’or, une robe de cour de général à motif de dragons et une coiffe de cérémonie à plumes de faisan vénéré, une robe de cour à motifs de dragons, une coiffe réservée aux lettrés, grands aristocrates et premier ministre. Du grand art.

Après la Chine, le visiteur traverse le Japon et ses formes théâtrales singulières que sont le Nô, le Bunraku et le Kabuki – issues de formes plus anciennes mêlées aux techniques locales. Là encore la richesse du patrimoine est mise en exergue par une exposition d’estampes, de statuaire de bois polychrome, de kimonos, de masques de Nô et de marionnettes du Bunraku, autant de costumes et accessoires qui se sont sophistiqués au fil du temps. « Empreintes de spiritualité, ces formes s’enracinent dans le culte indigène shintoïste et plus anciennement chamaniste : fêtes populaires et antiques rituels, transes ou danses, célébrés dans les campagnes afin de s’attirer la bienveillance des divinités pour les récoltes et la protection des communautés » écrit Hélène Capodano-Cordonnier, administratrice du musée des Arts Asiatiques à Nice. D’abord joué en plein air dans les palais et les temples, le Nô, aux somptueux kimonos et aux masques de bois laqué ou polychromé comme des sculptures s’affirme au XIVe siècle, grâce à l’auteur, acteur et compositeur Zeami, premier dramaturge japonais, rédacteur de traités fondamentaux sur les arts du spectacle.

Apparait ensuite au XVIIe siècle le Kabuki, créé par la comédienne Izumo no Okuni, art théâtral des plus importants au Japon, composé de chant (ka), danse (bu) et jeux de scène (ki) interprété uniquement par des femmes pendant une trentaine d’années puis confisqué par un décret interdisant la scène aux femmes et donc récupéré par les hommes qui en ont gardé le monopole ; un vaste répertoire et des costumes très codifiés le caractérisent. Les marionnettes du Bunraku au mécanisme complexe sont également présentées dans leurs élégants costumes, leur fonctionnement et manipulation repris sur estampes. Takeshi Kitano dans son film Dolls dont certaines séquences passent en boucle, montrait le Bunraku.

Point d’orgue de l’exposition, une salle dédiée aux kimonos paysages d’Itchiku Kubota, (1917-2003) artiste textile formé à la technique de la teinture dès 14 ans, qui découvre un nouveau procédé. Il réalise des kimonos pour le théâtre nô, véritables œuvres d’art rendant hommage à la nature, particulièrement au Mont Fuji emblème culturel et spirituel du pays. Pour fermer cette exposition intitulée Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie, le visiteur est invité à monter à la rotonde de la Bibliothèque où Margaretha Zelle, alias Lady MacLeod a dansé en 1905, invitée par Emile Guimet qui avait transformé le lieu en une sorte de temple hindou, où elle avait subjugué son auditoire. C’est là qu’est née la légende de Mata Hari, là que ce nom fut donné à cette danseuse et aventurière accusée d’espionnage au profit de l’Allemagne et qui sera fusillée en 1917.

D’une grande richesse, les théâtres d’Asie captivent, peut-être parce que, comme le dit Jean-Claude Carrière : « Du tazieh iranien au bunraku japonais, aller au théâtre c’est avant tout pénétrer dans un autre monde. » L’exposition en est la chambre d’écho.

brigitte rémer

Commissariat général : Sophie Makariou, présidente du Musée National des Arts Asiatiques-Guimet – Commissariat : Aurélie Samuel, responsable des collections Textiles au Musée – Kévin Kennel, assistant au commissaire – Sylvie Pimpaneau, conservateur, collection Kwok-on, Fondation Oriente – Scénographie : Loretta Gaïtis.

Du 15 avril au 31 août 2015, au Musée National des Arts Asiatiques Guimet. Le catalogue est coédité avec les éditions Artlys, sous la direction d’Aurélie Samuel. Préface de Jean-Claude Carrière. Films et spectacles à l’auditorium du Musée, programme sur le site : www.guimet.fr. Cette exposition est rendue possible grâce à des prêts importants accordés par la Fondation Oriente de Lisbonne, la collection Kubota de Kawaguchiko, le musée du Quai Branly et des collectionneurs privés. Elle bénéficie du soutien de la Fondation Franco-Japonaise Sasakawa.

 

 

La maison des chiens

© DR-Théâtre Dakh

© DR-Théâtre Dakh

Adaptation et mise en scène Vlad Troitskyi / Théâtre Dakh, en langue originale ukrainienne, traduction par casque – 10ème édition Le Standard Idéal / MC93 Bobigny.

L’installation du public se fait de manière bruyante et incertaine en montant l’escalier d’une structure d’acier, jusqu’à l’étage où il prend place dans le cercle des chaises. Dans la pénombre, le sol fait de grillage se dérobe et le spectateur fait corps avec la scénographie, surplombant l’aire de jeu qui le propulse dans un univers carcéral où lui aussi, est enfermé. En dessous, recroquevillés comme des oiseaux de nuit aux aguets, les prisonniers vaquent, dans leurs bleus de chauffe.

Nous sommes dans un lieu de non-droit, un camp de concentration poulailler où les prisonniers avancent voûtés, image en soi de soumission, ils ne peuvent tenir debout dans leur cachot bas de plafond. Des lampes tempête suspendues donnent une lumière blafarde ainsi que le faisceau de lampes de poche, pointé droit dans les yeux. Le spectateur est pris en otage et à témoin des violences endurées sous la baguette d’un capo chef plus animal qu’humain qui ne s’exprime que par aboiements et onomatopées, et qui charge son bouffon-maton de l’exécution des basses besognes. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé…

Monde de seaux d’eau et de serpillères, de cuvettes et de promiscuité. Lieu de déshumanisation, de coups et de viols, de déchéance. Au centre, un mitard où l’un d’eux est bouclé, qui ne peut pas même s’allonger. Royaume de la peur où le tempo est donné par des coups assénés sur la structure d’acier qui ébranlent aussi le spectateur. Au troisième top et en quelques secondes on tend sa gamelle, on mange, on rend l’assiette, on se lave – visage et cerveau -. C’est l’enfer du goulag et d’une petite Sibérie où l’on se demande pourquoi et comment on survit, où les prisonniers n’ont d’autre choix que la soumission à cette autorité diabolique.

La scène est d’une extrême violence, sans distance, le spectateur voudrait demander grâce aussi. Monde de l’inquisition, du fascisme, de la manipulation, de l’anéantissement où les gestes deviennent réflexes, obsessions, récurrences. Jusqu’à ce que les matons montent à l’étage et, aux pieds des spectateurs, jettent des planches de bois pour emmurer les prisonniers.

Entracte, descente obligatoire des spectateurs. La seconde partie doit inverser les lieux, mais la question se pose de rester, pour supporter le même traitement. Finalement le spectateur prend la place des prisonniers et les acteurs montent au premier. Changement radical de ton avec cette partie, vocale et musicale, qui se situe à l’opposé de la précédente. Nous sommes au pays des morts, les acteurs – actrices – sont devenus des ombres hiératiques et de blanc vêtu. Contrebasse et violon en action soutiennent un magnifique travail de polyphonies, psalmodies et lectures de textes tirés d’Œdipe Roi – traduits par Ivan Franko – qui parlent de péché, de repentir et de rédemption. Nous sommes dans la tragédie grecque et le sacré, tout est parfaitement maitrisé.

La question se pose du lien entre les deux parties, cette violence extrême, suivie d’apaisement et de beauté, fait qu’on a du mal à croire en la seconde partie. Cela pose aussi la question des limites au théâtre, au même titre qu’un journaliste ou une chaine de télévision décident de ne pas diffuser d’images portant atteintes à l’intégrité de la personne. Jusqu’où illustrer la violence ?

Vlad Troitskyi est spécialiste de l’image mais aussi des effets, et des excès. Il avait présenté au Monfort il y a deux ans un Roi Lear tout aussi spectaculaire et tout aussi contrasté. Le metteur en scène a créé en 1994 le Centre Dakh pour les Arts contemporains de Kiev qui associe les traditions d’un théâtre réaliste et l’expérimentation vers un nouveau champ théâtral, puis en 2000 une école d’acteurs. A Kiev, il dispose d’une salle d’une soixantaine de places où il crée ses spectacles, à la recherche dit-il, de tolérance et d’ouverture. Le travail musical métissé qu’il conduit avec sa troupe, où se mêlent musiques traditionnelles ukrainiennes et musiques d’aujourd’hui est d’une grande sensibilité et se situe à l’opposé de la violence radicale qu’il inflige au public, quel paradoxe !

brigitte rémer

Adaptation et mise en scène Vlad Troitskyi – Scénographie Vlad Troitskyi et Dmytro Kostyumynskyi – Musique Vladyslav Troitskyi, Roman Iasynovskyi et Solomiia Melnyk – Avec Yevhen Bal’, Vasyl’ Bilous, Natalka Bida, Maksym Demskyi, Tatyana Havrylyuk, Roman Iasynovskyi, Ruslana Khazipova, Vira Klimkovetska, Solomiia Melnyk, Semen Mozgovyi, Andrii Palatnyi, Nikita Skomorokhov, Tetyana Vasylenko, Vyshnya, Zo.

Vu au Monfort Théâtre le 11 avril 2015, dans le cadre de la 10ème édition Le Standard Idéal / MC93 Bobigny – www.MC93.com

 

 

 

 

 

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIe siècle

©Caroline Rose

©Caroline Rose

Hommage rendu à Tadeusz Kantor le 13 avril 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, pour le centenaire de sa naissance.

Peintre, homme de théâtre, théoricien et poète des plus singuliers venant de Pologne, Tadeusz Kantor a habité les galeries et les scènes de théâtre partout dans le monde, pendant une trentaine d’années. Son identité juive et polonaise fut la clé de son imaginaire et la matière vive d’une œuvre qu’il pétrissait longuement dans l’espace scénique en noir et blanc où il était omniprésent ; ou avec l’encre sur papier et la couleur sur toiles, déclinant sous toutes ses formes le sens des mots mémoire et mort : « La nuit lorsque je travaille, les inventions, les idées, arrivent brusquement, en même temps. Je ne sais qu’en faire… Je ne suis capable de renoncer à aucune d’entre elles au profit d’une autre »…

L’homme était un guerrier, toujours prêt à en découdre du côté de l’art, pour lui plus important que la vie. Kantor était né le 6 avril 1915 à Wielopole Skrzynskie, bourgade perdue des Basses-Carpathes et s’est éclipsé après une répétition de son dernier spectacle Aujourd’hui c’est mon anniversaire, le 8 décembre 1990. Il a traversé des pans de l’histoire des plus douloureux, son œuvre en est marquée.

En 1942, dans Cracovie occupée, il rassemble des artistes et crée un théâtre clandestin, première étape d’une démarche, personnelle et collective : « Le milieu se composait de peintre. Âgés de 17 à 25 ans. Les uns avaient commencé à étudier la peinture avant la guerre, d’autres se sont retrouvés dans une école de peinture improvisée, tolérée par les Allemands, dans l’Ancien bâtiment de l’Académie. Tout le monde considérait que ce n’était pas à l’Académie qu’on apprenait à peindre. On choisissait ostensiblement d’être autodidacte. On se retrouvait, comme cela arrive d’habitude, par intuition. On avait en commun une aversion envers tout ce qui, dans l’art, était d’avant-guerre, un fort instinct de révolte et de négation. » Après la guerre, il continue à défier la liberté d’expression, aux semelles de plomb : « Au dernier Congrès j’ai refusé avec quelques autres artistes de prendre part à un art dicté. J’ai cessé d’exposer. C’est alors qu’a commencé le travail à la maison. »

La Fondation du Teatr Cricot 2, en 1955 – son nom étant l’anagramme de To Cyrk/ce cirque – confirme le travail mené avec le groupe : « Auprès de l’Union des artistes plasticiens de Cracovie s’est créée une troupe de théâtre qui se compose d’acteurs professionnels et non professionnels, de plasticiens, d’architectes et de musiciens »… (cf. Lettre au ministère de la Culture et des Arts). C’est « l’acte de métamorphose de l’acteur » qui l’intéresse et, dans la première partie de ses recherches, l’univers de S.I. Witkiewicz, – dit Witkacy – peintre lui aussi, romancier, dramaturge et pamphlétaire, auteur de la théorie esthétique de la Forme Pure qui a appartenu au premier groupe polonais avant-gardiste, Le Formisme.

Kantor se glisse très naturellement dans toutes les nuances de l’Art informel « deuxième courant qui, après le constructivisme des années 20, a influé de manière décisive sur l’art du XXème siècle » et celui de la performance : les emballages et « leurs possibilités métaphysiques », les happenings et cricotages avec leur ligne de partage et un happening panoramique de la mer ; le manifeste du Théâtre Zéro et sa notion d’effacement ; le Théâtre des événements qu’il développe dans La Poule d’Eau de Witkacy où acteurs et spectateurs se mêlent, spectacle présenté pour la première fois en France en 1971 au Festival mondial du théâtre de Nancy ; le Théâtre Impossible avec Les Mignons et les Guenons de Witkacy toujours, en 1973. Suivent d’autres travaux, plus personnels, entre autres La classe morte en 1975, Où sont les neiges d’antan en 1979, Wielopole Wielopole en 1980, Qu’ils crèvent, les artistes en 1985, Je ne reviendrai jamais en 1988, Ô douce nuit – les classes d’Avignon – en 1990.

On pourrait égrener les chemins de traverse et techniques non académiques qu’il a cherchés, son sens contestataire et subversif aigu, le rire dadaïste et l’ironie, son regard acerbe sur le monde, mais aussi ses thèmes : l’enfance, la classe, la mort omniprésente, la famille, la guerre et le cataclysme, son village de Pologne Wielopole, utilisant toutes les inventions possibles pour traduire visuellement ces mondes naufragés : machines infernales, portes truquées donnant sur le vide, chambre noire crachant des cartouches de kalachnikov, armoires improbables, fenêtres donnant sur des figures  singulières.

Parfaitement francophone, Tadeusz Kantor aimait venir en France, il y était un peu chez lui. Il a bousculé l’espace théâtral et semé l’inquiétude, dans le fond comme dans la forme. Son repaire à Cracovie, la Galerie Krzystofory où il travaillait, était le cœur de sa mémoire obsessionnelle, ma création, mon voyage. Le Théâtre de la mort et la référence à Gordon Craig, avec une évidente parenté entre ses mannequins et la théorie de la sur-marionnette portée par le metteur en scène et scénographe anglais, étaient la référence théâtrale.

La soirée d’hommage, ouverte par Luc Bondy directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, conduite par Jean-Pierre Thibaudat et préparée avec Michèle Kokosowski – anciennement directrice de l’Académie Expérimentale des Théâtres, qui avait organisé en 1989 en la présence de l’artiste, un symposium intitulé Kantor, l’artiste à la fin du XXe siècle -, la parole sensible de sa traductrice, Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, ont précédé la lecture de textes joliment faite par Marcel Bozonnet, Ariel Garcia Valdès et Micha Lescot, en écho à la voix de Kantor sortie des archives sonores de l’Ina. Les extraits des classes d’Avignon, qu’il a données à la Chapelle des Pénitents Blancs en 1990 peu de temps avant sa disparition, et filmées par Laurent Champonnois – Ô douce nuit – ont été projetés, montrant les yeux vifs et malins du Maître et son ironie, ses mains en action comme des papillons, le rire qui s’affiche quand il va trop loin. Il capte, scrute, surveille, commente, explose : c’est Kantor.

La Classe morte, film réalisé par Nat Lilenstein en 1989 à partir du spectacle qu’il a monté, en 1975, mettant en scène les morts et leurs doubles en mannequins, frêles enfants revenant occuper les bancs de l’école, constituait la seconde partie de la soirée, avec la même force toujours et la même émotion. La publications de deux ouvrages – aux Solitaires intempestifs – accompagnait aussi la soirée : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même, suivi du premier volume de ses Ecrits.

 « Une chose est certaine : l’acte de peindre, de dessiner est pour moi une nécessité tout comme l’est la vie. Mais dans cet acte dominent l’intuition, le subconscient, l’instinct, la force vitale, les forces infernales obscures, la passion, un certain désir de détruire, la sensation de la mort… Tout ce que contient un seul mot l’imagination est pour moi quasiment la réalité. Je rencontrais Ulysse – du temps de la guerre – dans la cage d’escalier… Parfois même j’avais l’impression que face à l’intensité de cette présence palpable la réalisation n’en serait qu’un faible reflet. Tout cela était du domaine du rêve. Lorsque j’ai commencé à l’écrire, tout était conscient ».

Ainsi vit Kantor et ses éternités, le tumulte de sa pensée hante nos mémoires.

 brigitte rémer

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIème siècle – Odéon-Théâtre de l’Europe, en partenariat avec la Cricoteka/Centre de documentation de l’Art de Tadeusz Kantor, les Solitaires intempestifs, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine/IMEC, la Société Historique et Littéraire Polonaise/Bibliothèque polonaise de Paris, l’Institut polonais de Paris, France Culture.

Publication : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même (février 2015) et Ecrits I – Du théâtre clandestin au Théâtre de la Mort (avril 2015) – Ecrits II. De Wielopole Wielopole à la dernière répétition est attendu en juillet 2015, édit. Les Solitaires intempestifs.

Les origines de Wielopole, Wielopole les origines, exposition à la Bibliothèque polonaise de Paris, jusqu’au 23 avril ; du 7 au 16 mai au Festival Passages de Metz ; du 27 mai au 6 juin, à la Filature de Mulhouse : du 4 au 25 juillet, à l’Hôtel La Mirande, dans le cadre du Festival d’Avignon.

Pitchet Klunchun and myself

©R.B.

©R.B.

Concept Jérôme Bel – de et par Jérôme Bel et Pitchet Klunchun – spectacle en langue anglaise traduction simultanée – work in progress

Deux chaises se font face, deux artistes se questionnent. Jérôme Bel attaque, ordinateur sur les genoux : identité, profession, justification. Pitchet Klunchun, danseur traditionnel thaïlandais, se prête au jeu et répond. Les deux hommes se sont rencontrés au cours d’une résidence que Jérôme Bel effectuait à Bangkok. Pitchet Klunchun s’est formé tout jeune à la danse de masque thaïlandaise traditionnelle, le khon, qu’il essaie de réhabiliter en l’ouvrant sur des formes plus contemporaines, sans en changer les fondements. Jérôme Bel est entré en danse contemporaine par Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaeker. Singulière et atypique, sa démarche est remarquée et les traces audiovisuelles de ses spectacles présentées dans les biennales d’art contemporain et les institutions muséales.

Entre ces deux univers, d’emblée l’écart culturel est grand. C’est sur ce différentiel que repose le concept du spectacle, qui en est encore au stade de l’esquisse. Cela ressemble à un talk-show, à une conférence-démonstration sur un air de compétition ludique, des vocabulaires chorégraphiques. Pour Jérôme Bel qui l’a conçu, c’est « une sorte de documentaire théâtral et chorégraphique sur notre situation réelle. »

Pitchet Klunchun détaille ainsi les différentes étapes d’apprentissage de la danse khon, et son alphabet : le frappé des pieds, la position du corps, l’important travail des mains, le déplacement latéral, le silence et la méditation. Le port de la tête est contraire à celui de la danse classique, port du masque oblige. Et ce masque définit le caractère. Le danseur thaïlandais est représenté par un singe et il en fait la démonstration par une série de mouvements saccadés, très codifiés et une savante mathématique du geste.

De la discussion engagée, la question du sens, du lien entre texte et geste, est posée. Ici, le narrateur est absent, il porte habituellement un texte de nature épique, basé sur le combat. La notion de violence telle que la présente Pitchet Klunchun n’a rien à voir avec la violence occidentale. Parfaitement maitrisée, on ne la décrypte pas. L’expression des doigts seulement l’indique par un claquement, signifiant « Tu n’es rien »… Quant à la représentation de la mort, elle est marquée par l’absence : l’acteur ne revient pas et le public comprend. Le temps de la représentation s’étirant sur une semaine au cours de laquelle le public va et vient, l’acte de la mort peut prendre son temps et le mouvement se décomposer à l’infini.

Puis Jérôme Bel demande à Pitchet Klunchun de lui apprendre quelques mouvements. Il pose ses chaussures et aborde le plateau, mais l’élève est gauche. Son collègue thaï raconte le corps comme une architecture : c’est un temple où l’énergie arrive de l’extérieur, et qui se récupère. Les doigts forment le toit, doigts qu’il faut torturer en exercices d’assouplissement La circulation d’énergie se fait par le cercle, et le danseur montre qu’en occident, nous ne récupérons pas l’énergie, mais que nous la jetons.

Les jeux ensuite s’inversent et c’est au tour de Pitchet Klunchun d’interroger Jérôme Bel : identité, profession, justification. « Mon vrai travail est de penser ce qui peut arriver ici. C’est mon point de départ. Peu importe si c’est danse, musique, image ou théâtre » dit-il. Et il parle de son itinéraire artistique et de sa quête de sens, par la lecture. La société du spectacle de Guy Debord fut une sorte de révélation, un déclencheur. Tous deux parlent du public, puis Bel se lance dans la danse sur une musique de David Bowie des plus fracassantes, qu’il veut partager. Mais c’est de technique que le danseur thaï veut entendre parler… Et Jérôme Bel tire vers une discussion plus philosophique et politique : la recherche d’égalité, l’argent, la communauté du théâtre expérimental et de la danse contemporaine – des artistes à la recherche de nouvelles formes ; des pouvoirs publics qui donnent un peu d’argent et un public qui accepte l’inconnu du spectacle quand il achète une place –

Pitchet Klunchun and myself, ce dialogue chorégraphique entre Jérôme Bel et Pitchet Klunchun, au-delà du ludique est une réflexion sur l’art et sur l’altérité. Il y est question de transmission, de partage des savoir-faire, de confrontation des points de vue, du sens de l’art, en acceptant l’aventure que représente l’autre, au départ si loin, au final si près.

 brigitte rémer

Traductrices : Clotilde Moynot et Denise Lucioni – Assistant : Maxime Kurver  – Régie lumières : David Pasquier – Régie son : Géraldine Dudouet – Régie plateau : David Gondal – Régie générale : Alexis Jimenez.

Vu au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, le 4 avril 2015 – 2, rue Edouard Poisson. Métro : Aubervilliers Pantin Quatre chemins – Site : www.lacommune-aubervilliers.fr Tél. : 01 48 33 16 16

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hinkemann, de Ernst Toller

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

Traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani, mise en scène de Christine Letailleur, au Théâtre national de la Colline

Né dans l’ancienne Prusse – aujourd’hui la Pologne – dans une famille juive, Ernst Toller (1893-1939) se trouve au coeur de conflits territoriaux et politiques. Il s’engage comme volontaire dans l’armée, au début de la Première Guerre mondiale et combat pendant un an avant de s’effondrer physiquement, et moralement. Il quitte le front pour raison de santé et en revient profondément changé. Devenu fervent défenseur de la Paix, il s’engage auprès de l’extrême gauche marxiste révolutionnaire au sein de la Ligue spartakiste de Rosa Luxembourg, et défend les anarchistes.

Inculpé de haute trahison et condamné à mort, sa peine est commuée à cinq ans de prison, qu’il passe dans la forteresse de Niederschönenfeld. C’est là qu’il écrit Hinkemann, et ses pièces connaissent très vite un réel succès. Il quitte définitivement l’Allemagne en 1933 et s’exile aux Etats-Unis, pour dénoncer les crimes nazis, mais l’Histoire le rattrape : désespéré par le triomphe du nazisme, séparé de sa femme et sans argent, il se suicide en mai 1939, à New-York.

Contemporain d’Erwin Piscator pour qui le théâtre était un outil politique, la première pièce d’Ernst Toller, Transformation, était directement inspirée de ses expériences de guerre tandis que son journal, Une jeunesse en Allemagne, confirmait sa singularité. « Si l’on me demandait de quel côté je suis, je répondrais : une mère allemande m’a mis au monde, l’Allemagne m’a nourri, l’Europe m’a élevé, la terre est mon foyer, le monde ma patrie ».

Hinkemann porte en filigrane la biographie de l’auteur, même si elle fait œuvre de fiction. La fable parle de la tragédie d’un jeune soldat qui revient du front, abimé et détruit, touché dans sa dignité même car émasculé, et témoigne de la cruauté de cette guerre. Toujours amoureux de sa femme, Grete, qui l’est aussi de lui, il cherche à la reconquérir, à travailler et à se ré-insérer dans une vie normale. Il accepte un travail, repoussant et spectaculaire, dans une fête foraine, celui de tuer des rongeurs avec les dents et d’absorber un peu de leur sang, lui qui représente tout le contraire de la cruauté et n’aurait pas fait de mal à un chardonneret, comme le montre le début de la pièce, avec nostalgie et poésie. Mais Grete fait un pas de côté et prend pour amant l’ami d’Hinkemann, le grossier Paul Grosshahn dont elle tombe enceinte. Quand elle décide de faire marche arrière, celui-ci se venge et devient un provocateur qui balance. Hinkemann s’embrase et retourne la violence qu’il reçoit dans un constat très pessimiste sur le monde : « Les hommes sont comme ça. Et ils pourraient être autrement s’ils voulaient. Mais ils ne veulent pas. Ils lapident l’esprit, ils le tournent en dérision et ils souillent la vie, ils la crucifient toujours et toujours à nouveau… On dirait des navigateurs que le Maelström attire à lui et contraint à se fracasser les uns aux autres… »

Dans Hinkemann, l’individuel et le collectif se rejoignent, par l’interaction de la petite et de la grande Histoire sur fond de chômage, de syndicalisme et de luttes du prolétariat, sans compter la montée de l’antisémitisme. Cette tragédie sociale et politique traverse plusieurs courants de pensée, du matérialisme à l’anarchisme et questionne sur le bonheur, impossible. Toller quitte le langage naturaliste et puise dans l’expressionnisme tel que le définit René Radrizzani, co-traducteur de la pièce : « Ce théâtre ne veut plus, tel le naturalisme ou le cinéma, être un décalque de la vie extérieure, une tranche de vie vue du dehors ; mais – changement de perspective total – le lieu où un personnage central exprime, donc tire de son for intérieur, ses plaintes, ses conflits, sa résurrection spirituelle, sa conquête d’un sens, ses visions ».

Christine Letailleur s’empare de cet univers du tragique qui évoque celui de Büchner, ou celui de Von Horváth. Elle s’intéresse depuis longtemps aux auteurs allemands, et a monté deux pièces de Hans Henny Jahnn : Médée, en 2001 et Pasteur Ephraïm Magnus, en 2004, elle a aussi présenté en 2010 Le Château de Wetterstein de Frank Wedekind. Sa lecture met l’accent sur l’intime, par l’histoire du couple que forme Grete et Hinkemann. Pour interpréter Hinkemann, elle a choisi Stanislas Nordey avec qui elle a souvent travaillé – qui a lui-même mis en scène de nombreux auteurs, qui a codirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, et qui a assuré la responsabilité pédagogique de l’école du Théâtre national de Bretagne – Le projet s’est même construit pour lui et avec lui. Il est magnifiquement habité, torturé et incandescent, la pièce repose pour partie sur ses épaules. La metteure en scène a aussi choisi Charline Grand qu’elle a déjà dirigée, dans le rôle de Grete. L’actrice a fait ses classes à l’école du TNB, elle a la force et la fragilité du rôle.

La scénographie se compose de panneaux de couleur sombre dans lesquels une grande fenêtre ressemblant à celle d’un bâtiment industriel permet de jouer avec le dedans – l’intérieur de la maison, de la taverne ou l’arrière de la fête foraine – et le dehors, la rue. Le dispositif conçu par Christine Letailleur et réalisé par Emmanuel Clolus est sobre et beau. Les lumières de Stéphane Colin sont pure réussite, elles servent l’intime et, par leur clair-obscur, la tragédie et la noirceur de ce pays des ombres qu’est l’Allemagne de ce temps-là, en déstructuration. Les séquences faussement gaies de la fête foraine ajoutent à la lourdeur ambiante, mais ne sont pas tout à fait abouties, de même que les scènes de l’apparition de la mère, de l’esquisse de la prostitution ou du groupe des syndicalistes.

Hinkemann est un spectacle puissant par le témoignage qu’il porte sur une époque perturbée et dévastatrice où s’affirme l’antisémitisme, et sur l’exploitation des classes populaires. Le texte d’Ernst Toller laisse des traces et invite à la réflexion. Et l’auteur, loin de ses utopies de jeunesse, pose : « Si nous croyons au pouvoir de la parole, et en tant qu’écrivains, nous y croyons, nous n’avons pas le droit de nous taire » en écho à la solitude de son personnage : « … Que savons-nous ?… Quelle est notre origine ?… notre destination ?… Chaque jour peut apporter le paradis, chaque nuit le déluge. » Et le début XXème était bien le déluge.

 brigitte rémer

avec : Michel Demierre, Christian Esnay, Manuel GarcieKilian, Jonathan Genet, Charline Grand, Stanislas Nordey, Richard Sammut.

Texte de Ernst Toller traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani – adaptation, mise en scène, conception scénographie Christine Letailleurscénographie Emmanuel Clolus assisté de Karl Emmanuel Le Bras – lumières Stéphane Colin – son Bertrand Lechat – assistant à la mise en scène Manuel GarcieKilianLe texte de la pièce est publié à L’avant-scène théâtre.

Théâtre national de la Colline, du 28 mars au 19 avril 2015, 15 rue Malte-Brun, 75020, métro : Gambetta. Tél. : 01 44 62 52 52. Site : www.colline.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Festival d’Avignon 2015

affiche_fa_2015La 69ème édition du Festival d’Avignon se tiendra du 4 au 25 juillet 2015, Olivier Py son directeur et artiste, vient de l’annoncer, il en fait connaître les grandes lignes. Engagé politiquement et poétiquement, il a choisi pour axe l’altérité, thème qu’il développe dans son discours d’introduction intitulé Je suis l’autre. Nous en donnons ci-dessous des extraits :

« Il aura fallu la tragédie du mois de janvier pour que la classe politique convienne que la culture et l’éducation sont l’espoir de la France. Qu’en reste-t-il ? La culture sera-t-elle demain cette éducation citoyenne de l’adulte qui changerait réellement le lien social ? L’éducation deviendra-t-elle enfin le réel souci de la nation, la volonté de créer des êtres pourvus de sens critique et capables de s’inventer un destin ? Et les citoyens, passée la prise de conscience, oseront-ils parier sur la culture plutôt que sur l’ignorance, sur le partage plutôt que sur le repli, sur l’avenir plutôt que sur l’immobilité ? Ce réveil douloureux de la France ouvre-t-il le temps où la culture ne sera plus un ornement touristique ou un luxe superfétatoire mais un lien transcendant les classes, une richesse à faire fructifier et le destin même de la Politique ? Le mot de culture s’est élargi d’un coup aux définitions fondamentales de la république, de la laïcité, de la citoyenneté et de la fraternité. Qu’en restera-t-il quand, dans quelques mois, les fausses évidences économiques nous auront fait perdre le goût du possible ? Artistes, spectateurs, citoyens, notre tâche est grande car il ne s’agit plus seulement de préserver une part de culture dans la rapacité des temps marchands, mais de faire entrer la culture dans un projet de société qui n’existera pas sans elle…

… Avignon ouvre son champ utopique à la manière d’une question incessante : avons-nous renoncé à un monde meilleur ? La force d’Avignon, toujours reconduite par son public, c’est de poser cette question non pas seulement en termes intellectuels, mais dans ce moment d’expérience partagée que sont les trois semaines du Festival. Qu’est-ce qu’un festival réussi ? Peut-être celui qui prend acte d’un changement du monde et arrive par la force des artistes et des applaudissements à accueillir ce changement avec un plaisir paradoxal…

… Avignon, c’est trois semaines de grand et beau bruit, non pas de celui qui empêcherait d’entendre le chant du monde mais de ce bourdonnement des foules désirantes, de ce tohu-bohu des fêtes, de ce tintamarre des espérances. On peut parfois être épuisé de ce bruit et se rafraîchir à l’ombre d’un silence plein de bruissante intériorité, il y a, au sens propre comme figuré, assez de jardins dans cette ville-festival… »

En termes de programmation, Shakespeare sera à l’honneur avec Le Roi Lear présenté par Olivier Py, donnant le coup d’envoi du Festival (Cour d’Honneur, 4 au 13 juillet), tandis que dans le même temps, Thomas Ostermayer directeur de la mythique Schaubühne de Berlin donnera sa vision de Richard III, (Opéra Grand Avignon, 6 au 18 juillet). Un peu plus tard, c’est le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues qui présentera à travers Antoine et Cléopâtre sa réflexion sur l’auteur  élisabéthain (Théâtre Benoît XII, 12 au 18 juillet).

De nombreux artistes de France et d’ailleurs, connus ou pas, présenteront leurs travaux. Côté France c’est Valère Novarina qui donnera le coup d’envoi pour les auteurs contemporains, avec Le Vivier des noms (Cloître des Carmes, 5 au 12 juillet) ; Samuel Achache présentera Fugue ; Philippe Berling Meursaults de Kamel Daoud ; Marguerite Bordat et Pierre Meunier On pourrait apercevoir le bout du tunnel ; Jonathan Châtel Andreas, d’après Le Chemin de Damas, de Strindberg ; Nathalie Garraud Soudain la nuit ; Fabrice Lambert Jamais assez ; Olivier Martin-Salvan sera sur les routes avec Ubu sur la butte ; Benjamin Porée présentera La Trilogie du revoir, de Botho Strauss. Seront aussi présents Robin Renucci et l’Orchestre régional Avignon Provence pour Homériade de Dimitri Dimitriadis ; L’Orchestre des jeunes de la Méditerranée qui jouera Gustav Malher et Anna Sokolova ; deux grandes dames de théâtre et de cinéma Isabelle Huppert lisant des textes du Marquis de Sade (Cour d’Honneur, 9 juillet) et Fanny Ardant jouant la Cassandre de Christa Wolf avec un Ensemble de musiciens, dans une mise en scène d’Hervé Loichemol (Opéra Grand Avignon, 22 juillet). Eric Reinhardt et Feu ! Chatterton présenteront avec France Culture L’Amour et les Forêts, d’Eric Reinhardt, au Musée Calvet ; La lecture au quotidien sous forme de feuilleton de La République de Platon traduite par Alain Badiou sous la conduite de Valérie Dréville, Didier Galas et Grégoire Ingold sera programmée au Jardin Ceccano.

Venant d’ailleurs, ils présenteront : d’Argentine, Quand je rentrerai à la maison je serai un autre de Mariano Pensoti, Dynamo de Claudio Tolcachir, et Le Syndrome de Sergio Boris dans un partenariat argentino-français ; d’Egypte, The last super d’Ahmed el Attar ; d’Espagne, Vers la joie, en partenariat avec Avignon et sous la houlette d’Olivier Py ; d’Estonie Ma femme a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances  de la Compagnie NO99 ; d’Israël, Winter family, avec No word/FPLL ; du Liban, Barbara-Fairouz, spectacle musical de Dorsaf Hamdani et Daniel Mille. De Pologne, Krzystian Lupa bien connu en France pour y avoir présenté des spectacles qui ont fait date, donnera sa vision de la pièce de Thomas Bernhardt, Des arbres à abattre (la Fabrica, 4 au 8 juillet). Il avait déjà fréquenté l’auteur en présentant une adaptation de son roman, Perturbation, au Théâtre national de la Colline, en 2013 ; de Russie, Kirill Serebrennikov venu pour la première fois à Paris en 2014 avec Hamlet au Théâtre des Gémeaux de Sceaux, ainsi qu’avec Metamorphosis et Le Songe d’une nuit d’été au Théâtre national de Chaillot, revient avec le Studio 7, brillante promotion de l’Ecole d’art de Moscou fondée par Stanislavski, pour présenter Les Idiots d’après Lars von Trier.

Le jeune public ne sera pas laissé pour compte, trois spectacles lui sont entre autres, dédiés  : Riquet de Laurent Bretome, Notallwhowanderarelost de Benjamin Verdoncq venant d’Anvers, et Dark Circus de Stereoptik. La danse non plus avec, à l’affiche, Angelin Preljocaj et son Retour à Berratam de Laurent Mavignier (Cour d’Honneur, 17 au 25 juillet) ; avec des danseurs et chorégraphes de France et d’ailleurs : Gaëlle Bourges et A mon seul désir ; Fatou Cissé du Sénégal, avec Le Bal du cercle ; Fabrice Lambert et Jamais assez ; Eszter Salamon de Berlin, avec Monument O hanté par la guerre 1913-2013 ; Hofesh Shechter de Londres, avec Barbarians ; Emmanuelle Vo-Dinh et Tombouctou déjà-vu. Enfin une grande exposition sur Patrice Chéreau disparu à l’automne 2013 sera présentée à La collection Lambert, musée d’art contemporain d’Avignon : Patrice Chéreau un musée imaginaire et le jeune plasticien Guillaume Bresson dont l’un des axes de travail est la violence urbaine, présentera son travail à l’église des Célestins.

Un programme chargé, pensif et festif, des propositions multiples pour une édition légèrement écourtée en fonction du contexte budgétaire serré, belle invitation à partage.

 brigitte rémer

Festival d’Avignon, Cloître Saint-Louis, 20 Rue du Portail Boquier, 84000 Avignon –  Tél. : 04 90 27 66 50 – www.festival-avignon.com

 

 

 

Le cirque de mOts

©Emmanuel Pierrot

©Emmanuel Pierrot

Suivi de La Visite de la ménagerie en présence du dompteur. Conception, réalisation, manipulation et jeu, Pierre Fourny, directeur de la Compagnie Alis.

Il est un Monsieur Loyal grand style, précis comme une grammaire imaginaire et fait glisser les mots comme des si bémol sur son papier Vergé extra blanc qu’il coupe et retourne avec dextérité. Comme des tours de passe-passe, il tronçonne, efface, souligne et jette en l’air contresens et extravagances, ambigrammes et palindromes. A son jeu de bonneteau le spectateur perdant gagne en fantaisie et en intelligence, et ne peut qu’admirer sa façon d’apprivoiser les mots.

Performer typographe, Pierre Fourny prend patiemment les chemins buissonniers depuis une trentaine d’années à la recherche de nouveaux langages, du mot à l’image. Avec Le Cirque de mots son idée fixe n’est pas le tour du monde à la Cosinus mais bien le détour des mots et la magie du verbe, et il invente un langage à sa manière. « Je me suis mis à couper les mots écrits en deux, horizontalement, parce qu’à y regarder de plus près, il s’avère qu’il y a des mots qui contiennent la moitié d’autres mots. Aujourd’hui, les outils dont je dispose me permettent même de découvrir des mots entiers à l’intérieur d’autres mots… » Il travaille magnifiquement la langue et regarde la transparence des mots, les sépare, les superpose et les recolle entre eux, détournant leur sens initial pour conduire vers d’autres idées, concepts et images. C’est un magicien qui donne dans un talentueux bricolage conceptuel, au sens où les philosophes l’entendent.

Machine à repasser le temps (repasser, au sens physique du terme), refus du retour du temps par un jeu de panneaux, numéro des puces, jeux des mots-jeux des yeux : infime différence, intime – réalité, fiction, action – réalité, beauté – écran, écart ; strip-tease de mots : sardine, otarie, baleine, ouistiti, girafe ; saut de la mort avec femme pliante et fée, de brune à blonde ; décomposition du galop de Muybridge en lumière noire et métamorphoses d’un lièvre en cheval ; trucages en tous genres.

Son jeu avec le fil d’octet fait le lien avec une seconde partie intitulée La Visite de la ménagerie en présence du dompteur où il s’auto interviewe, dévoile quelques secrets dans sa manière de couper les mots en deux, puis dialogue avec le public. Cette démonstration conférence des plus sérieuses dans la recherche de sens et la manipulation informatique, va jusqu’à la présentation du logiciel spécialement fabriqué pour ses non-mots : cirque 2.0. et une nouvelle application interactive de Poésie à 2 mi-mots, sa marque de fabrique. Pierre Fourny travaille avec un laboratoire en recherche d’application de l’Université de Compiègne et un développer professionnel Guillaume Jacquemin. Christophe Cagnolari, chef de gare du langage soundpainting a récemment rejoint son vaste chantier du cirque des mOts et tous deux les regardent passer. Pour Fourny, « le petit écran est une scène, on peut le travailler comme au plateau » et il évoque la question de la gestuelle et du corps dans le rapport aux écrans. Alors, nouveau codage de l’alphabet pour les psychanalystes, autres méthodes pour l’apprentissage de la lecture et le traitement de la dyslexie, approche différente pour les malentendants qui n’ont pas la sensation du son ? Plus scientifique mais tout aussi pince sans rire, la seconde partie n’est jamais sèche et si le mot est plus spectaculaire, jamais il ne perd sa saveur.

De l’écrit au sens, Pierre Fourny interroge la gravité de la poésie, et son manège des mots leur fréquence d’utilisation. Signe, image, son et sens sont dans son filet à papillons, et dans ses ludiques figures de style pas de sens interdit.

brigitte rémer

Compagnie Alis : Pierre Fourny – collaboration artistique : Christophe Cagnolari, Robert Landard, Olivier Saccomano – construction : Albert Morelle.

Vu le 26 mars 2015, au Théâtre du Rond-Point – Programme Trousses de secours/Rattraper la langue. Prochaines représentations : le 16 mai à 21h, à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes, Soissons, dans le cadre de la Nuit des Musées. Gratuit /réservation au 03 23 93 30 50 – Le 12 septembre, à Mercin et Vaux (02), dans le cadre du Festival 1001 facettes.

Et aussi, jusqu’au 31 mai : Les Ombres d’Alis, exposition de Pierre Fourny à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes de Soissons, du lundi au vendredi : 9h-12h/14h-18h, samedi et dimanche jusqu’à 19h – Informations : www.alis-fr.com

 

 

Boesman et Lena

©Antonia Bozzi

©Antonia Bozzi

Texte Athol Fugard. Adaptation et mise en scène Philippe Adrien.

C’est une pièce sur l’apartheid et la pauvreté qui en découle, écrite par Athol Fugard, homme de théâtre sud-africain blanc, figure active de l’opposition dans son pays, dans les années 60.

Fugard met en mots la misère d’un couple Hottentots chassé de la ville blanche et à bout de force, elle Lena, lui Boesman, tous deux à la dérive au milieu d’un désert de boue dans les faubourgs poubelles du Cap, où la dignité n’a pas droit de cité : « Où aller ? Quoi faire ? » Il reste à Lena (Nathalie Vairac) un peu de force de vie, pour se débattre et s’agripper à l’espoir d’un changement auquel elle croit encore, ou d’une rencontre rêvée. Boesman (Christian Julien) «  son Boss », lui maintient la tête sous l’eau, et ils se déstructurent ensemble au fil des tensions qui les animent. Qu’y a-t-il à partager dans un tel contexte si ce n’est souffrance et malheur, colère et rancoeur ? La pièce montre le quotidien laborieux du couple déchiré au milieu de nulle part, et les scènes de la misère où ils cherchent à survivre dans une cabane improvisée, brinquebalante et sans espoir : « Leur toit préféré ? Le ciel… »

Un troisième personnage entre en bout de course dans l’arène, plus démuni encore que les deux autres, un vieux Cafre nommé Outa (Tadié Tuéné) d’une caste délaissée dans sa négritude absolue, et qui parle une autre langue. Lena essaie de s’accrocher à lui, précipitant le drame, jusqu’à la mort : « J’ai besoin de lui … Parler à quelqu’un…» dit-elle. Comme le chien auquel il lançait des pierres, Boesman l’exécute. Lena trouve alors la force de s’enfuir, faisant éclater un sentiment de légèreté momentanée et dignité retrouvée, par cette liberté volée.

La ségrégation raciale aiguë décrétée en Afrique du Sud en 1948 et les émeutes de Soweto des années 60 ont laissé des milliers de morts sur le carreau et valu à Nelson Mandela, leader de l’African National Congres (ANC) un emprisonnement dit à vie. Athol Fugard s’est exprimé dans trois textes emblématiques qu’il a co-écrits en 1972 avec deux auteurs de sa troupe, John Kani et Winston Ntshona : Sizwe Banzi est mort, pièce que Peter Brook a montée en 2006 ; Inculpation pour violation de la loi sur l’immoralité et L’Île. Boesman et Lena fut montée en 1985 par Roger Blin, avec Toto Bissainthe, grande actrice haïtienne.

Philippe Adrien en propose ici sa version, transposant l’univers réaliste des années 60 en quelque chose de décalé et de vieilli qu’on regarde un peu comme un chromo. Lena dans sa vibrante partition donne une épaisseur au personnage et une belle dynamique, elle s’acharne à vivre. Dans les brumes de l’alcool, Boesman est sombre, et le couple tout aussi de guingois que la cabane et que leur position dans cette société cloisonnée. « Et maintenant, elle est où ta liberté » ?

 « Un petit coup de pouce et nous voilà sans travail. Un petit coup de pouce et nous voilà en prison. Un petit coup de pouce et nous voilà en morceaux. Tu veux que je te dise pourquoi ? C’est parce qu’on est les détritus des Blancs. Ils les jettent, mais nous on les ramasse. On les porte ; on dort dedans. On les mange. Maintenant on est devenus des détritus. C’est des gens, leurs détritus », crie Lena, dans son désespoir. La violence du texte porte loin la référence de ce que fut hier l’Afrique du Sud et qui, nulle part, n’est jamais loin.

brigitte rémer

Adaptation et mise en scène : Philippe Adrien – Avec : Nathalie Vairac, Christian Julien, Tadié Tuéné – Scénographie et costumes Erwan Creff – Lumières Gilles David – Régie générale Olivier Marsin et Roger Olivier.

Théâtre de la Tempête, du 13 mars au 15 avril 2015. Cartoucherie de Vincennes. 12 rue du Champ de Manœuvre. 75012. Métro : Château de Vincennes puis navette du Théâtre – Spectacle créé au festival de théâtre des Abymes en Guadeloupe. Texte français d’Isabelle Famchon publié aux éditions de l’Opale.

Toujours la tempête, texte Peter Handke

© Michel Corbou

© Michel Corbou

Mise en scène Alain Françon, texte français Olivier Le Lay. « Laisser ressurgir les voix inouïes d’une famille, et à travers elles le destin d’une minorité et d’une langue, le slovène, qui est son trésor menacé. Est-ce dans le monde des morts, croise-t-on des fantômes » ?

C’est une pièce fleuve de trois heures et demi, qui évoque, à compter des années 30, l’histoire d’un territoire enclavé au sud de l’Autriche, la Carinthie, dont la langue est le slovène. Une région maltraitée par l’Histoire et encerclée par les guerres où l’auteur, Peter Handke, est né.

Un plateau en plan incliné recouvert de reliefs minéraux couleur terre brûlée, sorte de no man’s land très réussi, représente un paysage de steppe et de lande, à perte de vue (décor de Jacques Gabel). Le narrateur-l’auteur (Laurent Stocker) personnage principal appelé Moi, erre à la recherche de ses racines et des non-dits de ses origines, et fait revivre la ferme familiale où il rencontre ses grands parents maternels, ses oncles et ses tantes, sa mère avec laquelle il règle ses comptes. Fantasme ou réalité ?

Une galerie de portraits se dessine et la présentation d’une famille qui essaie de s’aimer mais se divise, au moins politiquement. Chacun a ses lubies, ses fantasmes, ses rythmes, ses joies et ses peines, vus à travers le filtre du narrateur. Assis sur un tabouret, celui-ci se tient hors-jeu et à distance, spectateur de la famille et de sa propre vie, il joue entre le dedans et le dehors. A la recherche de son identité et de ses ancêtres, ce double de Handke reprend le chemin de l’enfance pour questionner sa mère, en des rôles désormais inversés.

La vie rythmée par la nature – avec ses vergers et ses pommiers, dont l’un est peint sur le chambranle de la porte – donne l’image d’un lieu idyllique où se mélangent les temps, les absents et les présents, où s’organisent les résistances, avec l’affirmation de la langue slovène qui peu à peu s’efface. Douleur et nostalgie sont au rendez-vous quand il faut affronter la guerre et que la famille éclate.

Un Grand-Père rude, et fou d’attachement pour sa terre (Wladimir Yordanoff) : « Pas de je dans notre maison… il y a nous… Pas de place pour une tragédie chez nous » ; une Grand-Mère comme du bon pain, tête de pont entre les générations et qui met du liant quand les engrenages grincent (Nada Strancar) ; La tante, Ursula-Snezena, (Dominique Valadié) pasionaria ténébreuse, neigeuse partisane comme elle se désigne, qui n’a pas trouvé sa place dans le clan familial ; l’oncle amoureux de son verger Gregor-Jonathan (Gilles Privat) qui devient résistant et se pose la question du sens de l’engagement, face aux allemands « Se terrer pour ne pas partir… Ce que nous sommes, nous ne le sommes pas, ne nous obligez pas à être allemand »; Valentin, sa violence face au landau, celui qui perd la vie pour son pays (Stanislas Stanic) et Benjamin louvoyant entre tous (Pierre-Félix Gravière) ; la Mère (Dominique Reymond) dans un douloureux face à face avec son fils, à la recherche du père et de la vérité.

Peter Handke donne un chant épique et triste où l’obsession de la langue et du territoire est profonde et s’inscrit dans la chronologie de l’Histoire d’une minorité oubliée où l’on est dépossédé de son identité, contraint de germaniser jusqu’à son propre nom. Toujours la tempête est un peu son histoire, l’un de ses personnages interroge : « Notre Histoire a-t-elle déterminée notre nature » ?

Handke tient une place particulière dans le paysage littéraire en raison de son implication dans la géographie yougoslave, complexe, et ses prises de position parfois jugées ambiguës. Il s’est retiré de longues années pour écrire Toujours la tempête. C’est un auteur bien connu en France par ses romans et ses nouvelles dont L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty et La Femme gauchère ; par ses scénarios dont celui des Ailes du désir écrit avec Wim Wenders, et par son théâtre joué depuis les années 70 – Outrage au public, La Chevauchée sur le lac de Constance, Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition, Par les villages -. Il est monté par les grands metteurs en scène comme Claude Régy, Luc Bondy ou Peter Van den Eede et bien d‘autres. Alain Françon aujourd’hui donne une belle lecture du récit, qui d’intime devient collectif, dans une facture sobre et forte, passant de la narration aux dialogues. « Et pourtant le coeur, le centre de mon écriture est le récit, la longue narration, exhaustive, oscillante, sinueuse, et de nouveau laconique : c’est moi cela. C’est moi, c’est moi tout entier » disait Handke dans Espaces intermédiaires.

Les acteurs sont habités et la direction d’acteurs exemplaire, chacun donnant sa perception des événements familiaux et historiques avec sa personnalité propre, tout en construisant la pertinence de la tribu, cette famille slovène telle que Handke la décrit : « L’Histoire a dévoré ma vie… Notre vie… la désespérance », dit Moi, fermant le spectacle. L’interprétation de Laurent Stocker – de la Comédie-Française – par sa présence discrète et troublante servant de révélateur aux événements, apporte la distance poétique et de l’imaginaire.

 brigitte rémer

Mise en scène : Alain Françon – assistant à la mise en scène : Nicolas Doutey – décor : Jacques Gabel – lumières : Joël Hourbeigt – costumes : Sarah Leterrier – musique : Marie-Jeanne Séréro – musiciens : Floriane Bonanni, Philip James Glenister, Renaud Guieu, Benjamin Mc Connell, Julien Podolak, Thierry Serra – son : Léonard Françon – collaboration dramaturgique : Sophie Semin – chorégraphie : Caroline Marcadé – Toujours la tempête est publié aux éditions Le Bruit du temps.

Vu aux Ateliers Berthier-Odéon Théâtre de l’Europe (4 mars-2 avril 2015) Tournée – La Comédie de Saint-Etienne-CDN, du 8 au 10 avril 2015 – Maison de la Culture d’Amiens, les 15 et 16 avril 2015 – Théâtre de Nice, centre dramatique national, du 22 au 26 avril 2015 – La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale, les 5 et 6 mai 2015 – MC2 Grenoble, du 22 au 26 septembre 2015.

 

 

Médée, poème enragé

Photo© Alain Richard

Photo© Alain Richard

Texte et mise en scène de Jean-René Lemoine. Spectacle présenté par la MC93 hors les murs dans le cadre du programme Le Standard Idéal.

C’est un texte magnifique et osé, parfois très cru, si bien porté par l’auteur-acteur-récitant, seul en scène et incarnant Médée, qu’on en reste ébahi et glacé, par le mystère de la théâtralité. Médée-Matériau d’Heiner Muller revu par Anatoli Vassiliev a inspiré Jean-René Lemoine, qui en écrit sa version comme un opéra parlé, en trois mouvements et re-dessine le mythe, tout en le restituant. Sa force se résume en son titre : Médée, poème enragé. « Mes amies… » lance l’acteur au spectateur, dans le Prologue, le prenant à témoin.

Le premier mouvement, Genèse, brave les tabous de l’inceste entre Médée et son frère, Apsyrte, qu’elle exécute comme une mante religieuse quand le navire Argo pointe dans l’horizon, avec, à son bord, Jason tant attendu et sa Toison. L’oubli et la remémoration, rewind dans le texte, transcendent le quotidien dans un récit troublé, entre passé et présent. Et Médée brave son père, figure d’un commandeur sanguinaire qui « tue les étrangers abordant son pays », et oblige à la fuite du couple pour Iolcos, le pays de Jason : « Médée, je te prends pour épouse ».

On entre dans le second mouvement, Exil, avec les deux enfants nés de l’union, leur joie de vivre et leurs jeux d’eau contrastant avec les sombres pensées de Médée, princesse déjà délaissée : « Allez trouver Jason, dites-lui de revenir, je ne peux plus voir le soleil, dites-lui qu’il ne doit pas me laisser seule ». Le récit du meurtre à venir est calme et terrible, et les mots en demi brume introduisent le cauchemar : « Je vais me lever, me mettre nue, glisser dans la piscine, les serrer contre moi, sentir leur vie, je vais nager avec eux, les laisser arriver en premier à l’autre bout de la piscine et les regarder, triomphants, m’accueillir en vainqueurs. Je ferme les yeux, j’entends leurs cris d’oiseaux. Quand j’ouvrirai les yeux, ils auront disparu ».

La fuite reprend, l’errance, l’exil et la folie. « Nous avons erré de ville en ville. J’ai accouché dans des hôtels. Fait, défait, refait les valises. Allaité mes enfants sur le bord de la route. Contemplé cent couchers de soleil. Appris toutes les langues du monde. Mon visage est intact mais je n’ai plus d’âge. Des ombres glissent sur les yeux de Jason. Je connais sa fatigue. Moi je suis forte. Immortelle ». Arrivés à Corinthe, Créon les accueille dans le luxe de son immense villa, et tout se délite. Pour garder Jason, Médée accepte tout : viol, trahison, mensonge et même rupture, et jusqu’aux épousailles de Jason avec Creüse, fille de Créon.

Et la vengeance se met en place, froide et volcanique, transformant Médée en « infanticide amoureuse », en meurtrière accomplissant la terrible prédiction : « Pas un souffle. Je fais quelques longueurs. L’eau est douce et souple comme un lac. J’arrête de penser. Je suis bien ». La mort des enfants ne suffisant pas, Médée poursuit sa fuite en avant et officie dans un autre meurtre, de manière violente et cérémonielle, tendant un piège à la nouvelle épousée de Jason. Incantations de folie.

Le troisième mouvement, Retour, témoigne de la traversée de Médée, rentrant seule au pays où elle est désormais devenue étrangère : « Je retourne à l’inconscience, à l’état d’avant la vie »; sa mère s’est jetée du haut de la tour à la mort du fils, elle accompagne l’agonie du père. Sa folie, ses visions l’habitent jusque dans l’Epilogue : « J’ai continué ma route jusqu’à l’océan. J’ai aperçu Jason qui marchait au loin sur le rivage, avec nos deux enfants. Et j’ai pensé, ils sont ensemble, tout va bien, et ils se promènent sous la neige ».

Assisté pour la mise en scène de Zelda Soussan, Jean-René Lemoine restitue avec une infinie douceur la force poétique du texte, plongeant le spectateur dans l’incandescence du mythe. Seul face au micro et dans une grande intensité, il est le récit et sa sensibilité à vif prend le contre pied de la puissance d’un texte qu’il cisèle, du chuchotement au cri : « Qu’ai-je fait d’autre que d’aimer celui qui ne m’a pas aimée » ? Le créateur musical et sonore, Romain Kronenberg, dans l’ombre côté cour, rythme quelques moments tout aussi subtilement, portant l’acteur-actrice comme une reine déchue, torse drapé d’un satin magnifiquement fluide et ambigu (costumes de Bouchra Jarrar). L’écriture de lumières joue de contre-jours et renforce la magie (création de Dominique Bruguière), et deux pleins feux traversent comme des éclairs, lors des moments de transition, l’aire de jeu, rectangle recouvert d’un tapis noir cerclé d’un filet de sable (dispositif scénique, de Christophe Ouvrard).

Dramaturge, metteur en scène et acteur né en Haïti, formé au Conservatoire d’Art Dramatique de Paris et à l’école Mudra de Maurice Béjart à Bruxelles, Jean-René Lemoine se consacre à l’écriture dramatique à partir de 1985, et à la mise en scène : Iphigénie, Portrait d’un couple, Chimères, L’Ode à Scarlett O’Hara, Ecchymose, L’Odeur du noir, Le Voyage vers Grand-Rivière sont ses principales pièces, Erzuli Dahomey, déesse de l’amour, reçoit le prix de la SACD en 2009 (en dramaturgie de langue française) et entre au répertoire de la Comédie Française, en 2012.

Avec Médée poème enragé, il côtoie les hauts sommets, comme auteur, acteur et metteur en scène. Sa grande maîtrise et parfaite retenue, nous plongent dans le trouble et au cœur de la tragédie antique, de la blessure à la vengeance : « Jusqu’à la tombe, Jason, tu m’appartiens ». Ses Ellipses écrites dans le texte, induisent les blancs de la chronologie tout autant que les passages à vide et courts circuits, dans la psyché de l’étrange étrangère : « Je ne sais plus, j’ai oublié»… Et dans l’excès et le déchirement de ses passions, la mythique Médée, d’Euripide à Pasolini et de Sénèque à Christa Woolf, sous la plume sensible de Jean-René Lemoine, interroge encore l’aujourd’hui : « Médée poème enragé raconte ce que je suis et parle des ambiguïtés, celles d’être façonné par des terres différentes, celles de la masculinité et de la féminité ».

 brigitte rémer

Avec : Jean-René Lemoine et Romain Kronenberg – Collaboration artistique : Damien Manivel – Assistant lumières : François Menou – Assistante à la mise en scène : Zelda Soussan – Maquillage : Marielle Loubet. Le texte de Jean-René Lemoine est publié aux Editions Les Solitaires intempestifs.

Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, du 27 mars au 3 avril 2015 – Spectacle vu à la MC93 de Bobigny en mars 2014 lors de sa création. Cet article a été publié par Théâtre cultures.

 

Zawaya – Témoignages de la Révolution

Photo©Tamer Eissa

Photo©Tamer Eissa

Cinq récits portés par les acteurs d’El-Warsha Théâtre, du Caire, en langue arabe sous-titrée en français. Conception et réalisation de Hassan El-Geretly (Egypte), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Plusieurs mois après la Révolution égyptienne de janvier 2011, la démarche d’El-Warsha Théâtre fut de partir à la recherche de témoins et de collecter leurs récits liés aux dix-huit jours de la révolte – 25 janvier au 11 février -. Un spectacle est né en 2012, qui n’a cessé d’évoluer, tant au niveau du langage basé sur la remémoration, que dans le passage à la scène par le filtre de l’acteur dont la partition est d’être narrateur autant que personnage.

Ces témoignages ont été ré-écrits par le poète Shadi Atef, synthèse d’un croisement d’histoires. Hassan El-Geretly, fondateur d’El-Warsha Théâtre en 1987, première compagnie indépendante d’Egypte, concepteur et réalisateur des spectacles de la troupe, en a gardé cinq et choisi d’intituler la performance Zawaya, qui signifie angles. Il s’agit d’angles de vue ou dans le langage de la photographie d’angles de prises de vue – pourquoi pas de prises de vie – une invitation à la réflexion, à partir de témoignages divergents qui ont mené à la chute de Moubarak, le 11 février 2011 et fait de nombreux morts parmi les jeunes manifestants.

La puissance du verbe et l’intensité de la présence des acteurs face au public, appellent une mise en scène dépouillée. Cinq chaises sont alignées dans la pénombre, à mi-plateau, une sixième chaise à l’avant est le lieu de parole, chacun des acteurs tour à tour y prend place dans la lumière montante, pour porter son récit : le supporter du groupe des Ultras pour le club de football le plus populaire d’Egypte, Al-Ahly Le Caire, qui sait s’opposer aux forces de l’ordre et défendre la manifestation « l’asphalte était notre tribune » ; les provocations d’un Baltagui – voyou qui tantôt penche du côté du pouvoir tantôt de l’autre en vrai-faux repenti  « la parole sage d’un repenti, celui qui parle trop et en fait peu » ; une représentante de l’ONG Human Rights Watch faisant l’inventaire des morts à Alexandrie, et qui dans la morgue où elle a fini par entrer, essaie de réconforter… « ne pas oublier » ; un soldat de l’armée égyptienne pour qui « le pays est une toile de jute qui crame au soleil depuis trente ans » et qui philosophe… « celui qui a vu est mieux que celui qui a entendu dire… » ; la mère d’un jeune tué lors des événements et qui fait figure de martyr, en attente d’un permis d’inhumer, la beauté du visage sur cette image offerte aux spectateurs : « depuis la mort d’Ahmed je me sens orpheline, j’ai laissé plein de choses comme il les avait laissées ».

Ces récits sont dépositaires de la mémoire collective et ont valeur de protestation et de résistance. Gramsci ne disait-il pas : « Une crise c’est quand le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à naître et que dans ce clair-obscur surgissent des monstres ». Pour détourner les monstres, El-Warsha s’engage, une façon d’affirmer citoyenneté et liberté. Les narrateurs-conteurs portent avec intensité leur rôle, apportant le trouble entre la réalité du récit et son incarnation. Les actrices – Arfa Abdelrasoul, Dahlia Al Gendy – et les acteurs – Hassan Abou Al Rous, Seif El Aswany, Ahmed Shoukry – passent de l’ombre à la lumière. La direction d’acteurs les mène vers ce trouble, même si l’un d’entre eux dit au cercle de spectateurs, comme le ferait un conteur : « Ne croyez pas tout ce que vous allez entendre, pas même ce que je vous raconte ». Pourtant, toute ressemblance avec des personnes ayant existé… ne serait pas ici fortuite.

Côté jardin, un chanteur accompagné de son oud – Yasser El Magrabi, compositeur – intervient entre chaque séquence, restituant les textes poétiques de Mohamed El Sayed, Shadi Atef et Wael Fathy qui permettent au spectateur de prendre un peu de distance avec l’âpre vérité des récits, et de reprendre souffle. Il rythme le spectacle : « La voix des arbres est enrouée. Le chant se languit des paroles. Clair de lune… »  « Je suis la terre, constante, posée et digne. Egypte est mon nom ». « Je suis la douleur et la joie. Humanité ».

La conception du spectacle ouvrant sur ces révélations et la transmission de l’indicible, est signée Hassan El-Geretly, chef de troupe d’El-Warsha Théâre qu’il a fondé il y a près d’une trentaine d’années, après un parcours plus personnel notamment en Grande Bretagne et en France. C’est un parcours sans faute que fait le metteur en scène et en idées, qui n’a de cesse de remettre sur le métier l’ouvrage. Sa démarche vise à faire émerger les problématiques égyptiennes contemporaines et à re-penser les formes théâtrales en puisant dans les expressions populaires : l’approche du patrimoine égyptien traditionnel est son terrain d’inspiration et d’expérimentation pour établir des passerelles entre la tradition et la réalité contemporaine du pays, en tenant compte de l’épaisseur de l’Histoire.

El-Warsha Théâtre travaille sur les fragments, explore les légendes, les contes, les formes musicales et chantées, l’art du bâton et travaille en moyenne Egypte, dans les villages. La succession d’événements politiques en accéléré et la perte des repères, obligent à retenir le temps pour marquer les mémoires. C’est ce que à quoi contribue El-Warsha Théâtre sous différentes formes reliées à l’actualité. Ainsi la troupe s’est emparée du thème de la guerre et des femmes – la parole des vaincues – et depuis la révolte de 2011, des témoignages qu’elle met en scène. Dans ce dialogue permanent entre passé et présent, Hassan El-Geretly parie sur l’avenir et donne priorité au développement par le théâtre et à la formation. Il travaille au corps à corps avec les acteurs et les confronte à toutes les techniques théâtrales, du butô aux masques, et de la narration épique à la marionnette, à partir d’un travail quotidien, presque une ascèse. Son activité créatrice constitue un véritable instrument de critique sociale.

Avec Zawaya, Hassan El-Geretly ne fait pas une relecture des événements et ne les représente pas. Il les interroge par le filtre de la création. En cela, il ne s’agit pas d’une forme de théâtre documentaire, au sens où Peter Weiss le définit – « un théâtre de tension qui veut abolir l’ordre du tragique » – car dans les cinq récits qui nous sont présentés, le tragique est bien là. Et Jean Duvignaud par son regard de sociologue, éclaire les notions de mémoire individuelle et mémoire collective : «Ainsi la conscience n’est jamais fermée sur elle-même. Nous sommes entraînés dans des directions multiples, comme si le souvenir était un point de repère qui nous permet de nous situer au milieu de la variation continue des cadres sociaux et de l’expérience collective historique. Cela explique peut-être pour quelle raison, dans les périodes de calme, le souvenir collectif a moins d’importance que dans les périodes de tension ou de crise, et là, parfois, il devient mythe ».

brigitte rémer

Vu au Tarmac, le 25 mars 2015 – Production El-Warsha Théâtre, avec le soutien de TAMASI Performing Art Network, SIDA Swedish International Development Cooperation Agency, Hakaya / Union Européenne.

Tournée : 21 mars, L’Apostrophe, Cergy-Pontoise – 23 mars, Théâtre Monty, Antwerpen/Anvers – 25 au 28 mars, Paris, le Tarmac, dans le cadre de (D)rôles de printemps – 30 mars, Bozar Théâtre/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sacré Printemps !

 

Photo©Blandine Photo©Blandine Photo©Blandine Soulage

Photo©Blandine Soulage

Conception et chorégraphie d’Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou (Tunisie), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Le plateau est envahi d’une trentaine de silhouettes réalisées d’après les portraits de Billal Berreni. Ce jeune artiste d’art urbain, français d’origine tunisienne au destin tragique, peignait en 2011 le long de l’avenue Bourguiba de Tunis, le portrait en pied et grandeur nature des martyrs de la révolution tunisienne. Vêtus à l’européenne ou portant des signes traditionnels, ils sont la société civile dans le mouvement de la vie et le combat pour les droits de l’Homme, et nous prennent à témoin. Leur effigie rappelle les portraits égyptiens du Fayoum.

C’est à partir de cette représentation du peuple tunisien que les chorégraphes, Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou entourés de cinq danseurs, ont construit leur propos, à la mémoire de… pour parler, dire, se défendre et mettre en action l’expression de la liberté. Entre la trace et l’urgence, ils déclinent leur commentaire sur ce Printemps tunisien, partant de soli, qui évoluent jusqu’au collectif. Avant la danse, l’un et l’autre avaient appris le cinéma, ils en gardent la notion de plan et de rythme et celle d’un univers sonore très présent, qu’on retrouve dans Sacré Printemps !

Il y a une grande énergie dans ce spectacle où se martèlent les rythmes et se modèlent les atmosphères de vie et de quartiers, dans une tension de manifestations. Percussions, chant, oud, bruits de la ville, psalmodies de mort, rythment le spectacle, la chorégraphie travaille sur la notion d’Ensemble, superposant les temps. Des lumières vives accompagnent par moments ce monde en suspens et l’enchevêtrement des corps morts.

La notion de collectif est très présente et accompagne les solos et duos, les couples qui ne se touchent pas, les quadrilles, le travail en écho, la logique de chœur. Bientôt les mouvements de foule enflent, le bruit des manifestations enveloppe l’espace, ils se bouchent les oreilles. Lancement de chaussures comme un cri de rage. Soudainement les danseurs se figent et marquent le salut militaire. Aucun repos. Puis ils s’infiltrent dans la foule en carton, courent et se cherchent, tracent des diagonales, dansent à travers les silhouettes qui avancent et qui finissent par occuper tout l’espace.

Entre transe et précision de la danse, de ruptures en chaos, cette manière de fixer les événements par symboles et allusions, de l’emblématique au métaphorique, donne de la lisibilité à cette quête de liberté. A la recherche d’une écriture personnelle et de l’élaboration d’une partition commune, les chorégraphes travaillent les formes et les définissent dans le corps des danseurs, car, comme le dit Hafiz Dhaou, « un corps est une mémoire où tout est inscrit ».

Nés à Tunis, Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou travaillent ensemble depuis une vingtaine d’années et sont artistes associés à la Maison de la Danse de Lyon. Leurs chorégraphies les plus récentes sont le fruit d’un temps de résidence au Théâtre Louis Aragon de Tremblay en France : Transit, présenté en 2013, s’inspirait de leur environnement du moment, dans la proximité de l’aéroport de Roissy – Toi et Moi créé en 2014 est une esquisse d’instants de Sacré Printemps ! Ils travaillent à quatre mains de manière interactive et Aicha M’Barek explique : « On sait très bien ce que l’on ne veut pas. On converge vers le même point mais on ne prend pas le même chemin. »

Ils sont artistes, questionnant leur temps et les événements « en tant qu’humains, en tant que citoyens et en tant qu’artistes ». Leur Sacré Printemps ! fait aussi référence à Stravinsky et son Sacre du Printemps qui au début du XXè marquait une rupture au plan chorégraphique et musical. Ils sont dans ce même état d’alerte, confrontant leur onde de choc à la recherche de sens et à la lecture de l’Histoire. Leur Printemps est sacré !

brigitte rémer

Avec les danseurs : Amala Dianor, Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet, Rolando Rocha, Mohamed Toukabri, Aicha M’Barek, Hafiz Dhaou – Silhouettes de Dominique Simon, d’après les portraits de Billal Berreni – Création musicale : Éric Aldéa et Ivan Chiossone et chant : Sonia Mbarek – Lumières : Xavier Lazarini – Costumes : Michel Amet

En tournée – 27 mars 2015 : Théâtre Le Merlan/scène nationale de Marseille – 25 avril 2015 : théâtre de Singel/Campus artistique international d’Anvers – 2 mai 2015 : Les Rencontres Chorégraphiques de Tunis – 19-21 mai 2015 : CDN de Haute-Normandie, Petit-Quevilly-Rouen-Mont-Saint-Aignan

(D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr