Archives de catégorie : Arts de la scène

Le Discours aux animaux

© Fabienne Douce

© Fabienne Douce

De Valère Novarina, par André Marcon, au Théâtre des Bouffes du Nord.

« J’écris des livres qui cherchent à vivifier, armer, relever, qui viendraient à notre secours – au lieu de nous accabler encore. Chacun de nous, chacun des animaux parlants, fait face à des expériences immensément singulières, terrifiantes, ou magnifiques, indicibles. » C’est un parcours d’étrangeté – en écriture comme en peinture – auquel nous convie Valère Novarina depuis 1978, date de ses premières publications. Il écrit tout autant qu’il traduit en expériences visuelles – dessins, peintures, performances – son imaginaire. Ses mots oscillent du concret à l’abstrait. « Nous avons à traverser la tempête verbale, à réveiller des zones du langage, qui n’avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d’un jour » disait-il à Marion Chénetier-Alev dans L’Organe du langage c’est la main.

Son invention d’un langage, primitif et raffiné à outrance est ici porté par André Marcon, alchimiste de haut niveau qui rend précieuse la matière sans la rendre arrogante : un langage comme une clôture qui ne serait jamais fermée et laisserait couler le sable, grain à grain, un langage de terre et de cosmogonie ; un acteur-diseur qui le porte comme une voie lactée, ou comme une météorite tombée sur une terre vierge, le plateau.

« Un homme parle à des animaux, c’est-à-dire à des êtres sans réponse. Il parle à trois cents yeux muets. Il prononce Le Discours aux animaux qui est une suite de onze promenades, une navigation dans l’intérieur, c’est-à-dire d’abord dans sa langue et dans ses mots. Un homme parle à des animaux et ainsi il leur parle des choses dont on ne parle pas : de ce que nous vivons, par exemple, quand nous sommes portés à nos extrêmes, écartelés, dans la plus grande obscurité et pas loin d’une lumière, sans mots et proches d’un dénouement. » Il y est question de tombes et d’outre tombe, de solitudes, de corps éclatés, d’animaux mythiques et imaginaires, de quantités, d’alignements de chiffres et de listes. La fin du spectacle ressemble à une longue imprécation où tous les oiseaux de son imagination sont appelés, avant que la lumière ne baisse. « J’ai étudié la solitude » dit le narrateur.

Depuis le 19 septembre 1986, date de sa création par André Marcon sur ce même plateau des Bouffes du Nord, Le Discours aux animaux voyage avec l’acteur. « Chaque représentation est une aventure nouvelle, dit-il. Il n’y a rien de mécanique. A chaque fois que je le reprends, ponctuellement en fonction du lieu, des spectateurs, c’est toujours une chose différente et un spectacle auquel j’assiste aussi, qui continue de me surprendre. » Seul en scène, drapé dans un grand manteau noir, il pétrit les mots et les fait siens. Il n’y a rien que sa présence vibrante, comme le chef d’un orchestre imaginaire, ponctuant le rythme du langage porté par son énergie maitrisée, sans aucun artifice.

Brigitte Rémer, 15 février 2016

Du 5 au 20 février 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010 – Métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com – Le texte est publié aux éditions P.O.L.

Le Discours aux animaux sera présenté le 7 mars, à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, dans le cadre d’un Grand format consacré à Valère Novarina à compter du 1er mars. Informations : www.bonlieu-annecy.com et tél. : 04 50 33 44 11.

Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Mise en scène Richard Brunel – Spectacle créé le 12 novembre 2015 à la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche.

Roberto Zucco est la dernière pièce écrite par Bernard-Marie Koltès en 1988, un an avant sa mort. Il s’inspire de l’histoire bien réelle d’un jeune meurtrier et d’un fait divers qui s’est déroulé quelques mois auparavant. Au point de départ, placardé dans les lieux publics, un avis de recherche avec photo le fascine. Il se renseigne sur l’histoire de cet adolescent à la beauté troublante et suit sa trajectoire. Son nom est Roberto Succo. A quinze ans il a tué son père et sa mère, sans mobile apparent. Interné, il est ensuite rapidement libéré pour cause de normalité : on ne lui trouve aucun désordre psychologique. Dix ans plus tard l’homme récidive et tue six personnes en quelques jours. Arrêté, il fausse compagnie à ses gardiens de prison en montant sur les toits et passe deux mois en cavale. Repris, il est interné et se suicide.

Koltès s’empare de l’histoire et trace les contours de ce personnage ordinaire qui brûle sa vie de façon extra-ordinaire. « Je trouve que c’est une trajectoire d’un héros antique absolument prodigieuse » dit-il dans un entretien au journal Die Tageszeitung. Au cours de ses cavales  Zucco croise trois femmes : sa mère qu’il vient achever et qui fait un amer constat : « Un train qui a déraillé, on n’essaie pas de le remettre sur ses rails. » La Gamine qui tombe éperdument amoureuse de lui et rompt d’avec sa famille, aussi jusqu’au-boutiste et perdue que lui, elle qui le dénonce : « Il avait un très petit, très joli accent étranger. Je lui ai dit que je garderai ce secret quoi qu’il arrive. Il m’a dit qu’il allait faire des missions en Afrique dans les montagnes là où il y a de la neige tout le temps. Il m’a dit que son nom ressemblait à un nom étranger qui voulait dire doux, ou sucré… » La Dame élégante en quête d’une aventure et dont il tue le fils, presque par erreur : « Vous ne laissez à personne le temps de vous aider. Vous êtes comme un couteau à cran d’arrêt que vous refermez de temps en temps dans votre poche… »

Quand la pièce débute, Zucco est en prison. « A peine emprisonné, il s’échappait des mains de ses gardiens, montait sur le toit de la prison et défiait le monde » raconte Koltés. Et il le suit dans sa cavale. La scénographie offre toutes les lignes de fuite permettant d’apparaître et de disparaître dans des jeux d’ombres et de lumières. Ce sont des passerelles en acier, entremêlées et placées à différentes hauteurs qui deviennent mirador et toit de la prison, qui délimitent le quartier et le no man’s land de rues ténébreuses, qui rejouent la maison de la Gamine. C’est bien vu, beau et efficace et cela crée une unité dans la pièce. Zucco glisse à travers ces zones d’ombre et ses rencontres mais rien n’arrête sa fuite en avant : « Je suis un garçon normal et raisonnable, monsieur… J’ai toujours pensé que la meilleure manière de vivre tranquille était d’être aussi transparent qu’une vitre, comme un caméléon sur la pierre, passer à travers les murs, n’avoir ni couleur ni odeur ; que le regard des gens vous traverse et voie les gens derrière vous, comme si vous n’étiez pas là ; c’est une rude tâche d’être transparent ; c’est un métier ; c’est un ancien, très ancien rêve d’être invisible… »

C’est Peter Stein qui, en 1990 à la Schaubühne de Berlin, signait la création mondiale de la pièce qui pose la question des limites entre la normalité et son contraire, et qui observe le moment de bascule où l’homme perd tout sens des réalités et construit sa propre logique destructrice. Koltès précise bien qu’il ne mène pas d’enquête : « Je ne veux surtout pas en savoir plus » dit-il, mais qu’il suit « une trajectoire d’étoile filante. » Son théâtre est plein d’ambivalence et d’obscurité même s’il précise « Mon rêve absolu est d’écrire des romans. Mon premier livre publié était un roman : La Fuite à cheval très loin dans la ville. » 

Robert Zucco dont le S du véritable personnage devient dans la pièce un Z est ici mis en scène par Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche depuis six ans, et qui se dédie à la mise en scène de théâtre et d’opéra. A la question que lui pose Marion Canelas : « Qu’est-ce qui distingue Roberto Zucco du reste du monde ? » Il répond : « Il a déraillé. La question est pourquoi… La pièce est une trajectoire sur la tentative de faire coïncider sa réalité avec son identité. » Des destins s’y croisent, le metteur en scène en donne la lisibilité et son anti-héros, Zucco – interprété avec intensité par Pio Marmaï – apparaît et disparaît comme un félin, dans un jeu qu’il mène avec ceux qu’il croise – le vieil homme, le frère et la sœur de la Gamine, sa mère et son père, des gens, les gardiens de prison – jusqu’au geste final, sa mort. Un beau travail porté par l’ensemble de l’équipe.

Brigitte Rémer, 9 février 2016

Avec Axel Bogousslavsky le vieux monsieur – Noémie Develay-Ressiguier la Gamine – Évelyne Didi la mère – Nicolas Hénault un homme – Valérie Larroque une pute – Pio Marmaï Roberto Zucco – Babacar M’Baye Fall gardien et flic – Laurent Meininger le père, un flic – Luce Mouchel la Dame élégante – Tibor Ockenfels une pute, un homme – Lamya Regragui la sœur de la Gamine – Christian Scelles gardien et inspecteur – Samira Sedira la mère de la Gamine – Thibault Vinçon le frère de la Gamine. Dramaturgie Catherine Ailloud-Nicolas  – scénographie Anouk Dell’Aiera  –  lumières Laurent Castaingt –  costumes Benjamin Moreau – son Michaël Selam – coaching vocal Myriam Djemour – conseil acrobatie Thomas Sénécaille – coiffures et maquillages Christelle Paillard – assistante à la mise en scène Louise Vignaud  – Le texte est édité aux Éditions de Minuit.

Du 29 janvier au 20 février 2016 au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. Métro : Saint-Denis Basilique. www.theatregerardphilipe.com. Tél. : 01 48 13 70 00 – En tournée : 2 au 4 mars Théâtre de Caen – 10 au 12 mars CDN Orléans/Loiret/Centre – 17 et 18 mars Comédie de Clermont-Ferrand.

Tartuffe, de Molière

©Thierry Depagne

©Thierry Depagne

Créé le 26 mars 2014 – Mise en scène Luc Bondy – Odéon-Théâtre de l’Europe Ateliers Berthier – Conseillers artistiques Marie-Louise Bischofberger, Vincent Huguet.

« Il y a tellement d’interprétations du Tartuffe que j’ai tout fait pour faire vivre la pièce. Pas pour l’expliquer » disait Luc Bondy, metteur en scène et directeur de l’Odéon Théâtre de l’Europe.

Disparu le 28 novembre 2015, il a longtemps fréquenté la maladie mais il est resté jusqu’au bout, comme un gardien de phare et capitaine de vaisseau. Il disait qu’il aimait les acteurs et l’a prouvé ici encore. On s’amuse de leur prestation : il y a le parti-pris, excessif mais si drôle, d’un Tartuffe en désordre, pas rasé, cheveu gras et quasi invertébré, interprété par Micha Lescot pour le rôle-titre ; à l’opposé, Orgon, à la prestance de chef d’entreprise, rangé comme un jardin à la Le Nôtre et rentrant de voyage d’affaires ; son épouse Elmire, grande bourgeoise évanescente, sorte de diva défendant les intérêts de son époux en lui dévoilant la dévotion très relative d’un Tartuffe qui lui fait des avances et qui s’est immiscé dans leur maison, jusqu’à l’obtenir en héritage ; Elmire critiquée par une belle-mère cinglante, Madame Pernelle, régentant son monde à la baguette ; il y a Dorine à la langue bien pendue et son staff, entre l’évier et les lourds rideaux de velours derrière lesquels elle prête l’oreille ; il y a Damis, le fils, qui s’oppose au père et Marianne la fille, amoureuse de Valère mais soumise au père qui lui désigne Tartuffe pour époux ; il y a Cléante, frère d’Elmire, qui n’a l’air ni heureux ni malheureux, et le jeu de famille est au complet.

La pièce, dans la version de Luc Bondy, commence autour de la grande table du petit déjeuner où la famille est réunie, sous haute tension, et où s’esquissent les rapports de force qui oscilleront au fil de la pièce : Mme Pernelle vante les mérites d’un certain Tartuffe sous l’ascendant duquel se trouve Orgon, son fils, et tout le monde fait silence, soumis aux caprices de la vieille dame. Et Orgon de reprendre en écho : « Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui Femmes, enfants et valets déchainés contre lui ; On met impudemment toute chose en usage, Pour ôter de chez moi ce dévot personnage. Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir, Plus j’en veux déployer à l’y mieux retenir ; Et je vais me hâter de lui donner ma fille, Pour confondre l’orgueil de toute ma famille… » La pièce se termine pourtant sur un happy end autour de la même grande table où la famille est réunie comme pour un banquet, Tartuffe enfin chassé, l’édit du Roi annulant l’héritage qui lui était fait, à demi usurpé, Marianne retrouvant son Valère et tous deux commençant à danser. Luc Bondy déclarait aimer les histoires de famille, c’est l’angle de vue qu’il développe dans sa mise en scène : « Si la famille est un milieu qui me passionne, c’est d’abord parce qu’elle résume toute une société » disait-il, entrainant le public dans cette saga. Au XVIIème, Tartuffe, qui s’intitulait alors L’Hypocrite selon certaines sources, avait fait grand bruit. Présentée au Roi le 12 mai 1664, la pièce fut limitée quelques jours plus tard à des représentations exclusivement privées.

La scénographie – de Richard Peduzzi – repose sur un sol au damier noir et blanc gros carreaux qui transforme les personnages en sujets de jeu d’échec où Tartuffe serait le roi avant de perdre la partie. L’intérieur est bourgeois : une corneille empaillée au mur, des cornes de cerf au dessus des portes, une grande table transformable selon les scènes, entourée de chaises, un évier, des portes et ouvertures, des lignes de fuite et de hauts rideaux de velours prompts à la confidence quand on les tire, une mezzanine où l’on tend l’oreille en passant, un crucifix et une sainte vierge de plâtre, dans sa niche.

La distribution revue en cette reprise – effectuée sous la houlette de Marie-Louise Bischofberger, metteure en scène et épouse de Luc Bondy et de Vincent Huguet – est un peu disparate, mais qu’importe, le parti-pris du metteur en scène reste lisible et le plaisir du jeu circule. Luc Bondy devait mettre en scène Othello il n’en a pas eu le temps, à sa place, la reprise de Tartuffe apporte une belle trace de son travail.

Né à Zürich en 1948, Luc Bondy a effectué la plus grande partie de sa carrière entre l’Allemagne et la France. Il a mis en scène une cinquantaine de pièces de théâtre et d’opéra. Après avoir suivi l’enseignement de Jacques Lecocq à Paris, il présente sa première mise en scène Le Fou et la Nonne de S.I. Witkiewicz à Göttingen, au début des années soixante-dix. En 1984, il met en scène au Théâtre des Amandiers que dirige Patrice Chéreau, Terre Etrangère d’Arthur Schnitzler et Le Conte d’Hiver de William Shakespeare dans la nouvelle traduction de Bernard-Marie Koltès. Il se partage entre Berlin et Paris. En 1985, il prend la direction de la Schaubühne de Berlin où il avait monté plusieurs spectacles, succédant à Peter Stein. Il y reste deux ans et monte, entre autre, Le Temps et la chambre, de Botho Strauss et L’Heure où nous ne savons rien l’un de l’autre de Peter Handke. Beckett, Bond, Büchner, Crimp, Goethe, Horvath, Ibsen, Ionesco, Marivaux, Musset, Pinter, Reza, Schiller, Schnitzler, les plus grands auteurs, sont au générique de ses mises en scène. En tant qu’auteur lui-même, il publie en 1999 chez Grasset Dites-moi qui je suis pour vous qu’il qualifie d’autobiographie imaginaire et chez Bourgois en 2009, A ma fenêtre. De 2003 à 2013, il dirige le prestigieux Festival de Vienne avant d’être nommé en 2012 – de façon assez abrupte – à la direction de l’Odéon Théâtre de l’Europe. Il y a fait un beau travail et Tartuffe fut sa dernière mise en scène. « Je suis un metteur en scène qui puise beaucoup dans la personnalité des acteurs. Ils m’inspirent. Pendant les répétitions je suis leurs trajectoires. D’un mot à l’autre, d’une seconde à la seconde suivante, ils me donnent des idées qui leur ressemblent, c’est-à-dire des pistes que personne d’autre n’aurait ouvertes ainsi pour moi. C’est pour cela que je ne peux pas refaire, replaquer ailleurs du théâtre déjà créé… Quand je pense le corps, l’image, le texte, je les pense ensemble. J’aime que les acteurs affirment émotionnellement ce qu’ils jouent… » bel hommage que Luc Bondy rendait aux acteurs. Hommage que les acteurs lui rendent de même, par cette reprise, ainsi que le public.

                                            Brigitte Rémer, 5 février 2016

Avec : Christiane Cohendy Mme Pernelle – Victoire Du Bois Mariane – Audrey Fleurot Elmire – Laurent Grévill Cléante – Nathalie Kousnetzoff Une servante – Samuel Labarthe Orgon – Yannik Landrein Valère – Micha Lescot Tartuffe – Sylvain Levitte Un exempt – Yasmine Nadifi Filipote un valet – Chantal Neuwirth Dorine – Fred Ulysse Mr Loyal – Pierre Yvon Damis – décor Richard Peduzzi – costumes Eva Dessecker – lumière Dominique Bruguière – maquillages coiffure Cécile Kretschmar.

Odéon-Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier, du 28 janvier au 25 mars 2016. 1, rue André Suarès. 75017 – www.odeon-odeon.eu – Tél. 01 44 85 40 40.

 

Le Retour au désert

@Sonia Barcet

@Sonia Barcet

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène d’Arnaud Meunier, avec Catherine Hiégel et Didier Bezace.

Koltès écrit cette pièce en 1988 sur fond de guerre d’Algérie et de rancœurs familiales. L’action se passe « dans une ville de province à l’est de la France au début des années soixante » dans le domaine parfaitement clos de la famille Serpenoise sur lequel veille Adrien, chef d’entreprise de la bonne bourgeoisie locale avec sa femme Marthe, rédemptrice désincarnée, sœur de Marie première femme d’Adrien décédée on ne sait comment, et son fils Mathieu, prompt à la soumission de par la volonté de son père.

Mathilde, sœur aînée d’Adrien, vient brutalement troubler le bon ordonnancement du domaine où officient les deux aides de camp Maame Queuleu, vieille gouvernante de toujours et Aziz, domestique journalier. De retour d’Algérie avec ses deux enfants, Fatima et Edouard, après s’être exilée volontairement des siens pendant quinze ans, elle vient chercher sa part d’héritage. Elle est accueillie fraichement et avec ironie – deux cultures s’entrechoquent – mais a du répondant et de la provocation en réserve, et ce qui était chamaillerie de jeunesse entre frère et sœur, devient raillerie, compétition, provocation et destruction. « Tu cognes trop Mathilde, un jour il t’arrivera du mal, ma vieille. Tu es déjà comme une cruche fêlée ; un jour tu tomberas en morceaux » dit le frère. Et sa sœur de déclarer, au final : « Trop tard pour toi, mon vieux. Je me contenterai de t’emmerder, toi. »

La forme de la pièce – une comédie, écrite au départ pour Jacqueline Maillan qui interpréta à la création le rôle de Mathilde, tandis qu’Adrien était joué par Michel Piccoli – déroute. Koltès s’en expliquait lors d’un entretien pour Der Spiegel : « Ma pièce est une comédie, mais son sujet n’est pas un sujet de boulevard… » Il précisait, lors d’un autre entretien avec Colette Godard, en 88 : « Le Retour au désert est la première pièce où j’ai voulu que le comique prédomine. Une comédie sur un sujet qui n’est peut-être pas tout à fait – ou seulement – un sujet de comédie : mais on n’est pas obligé de se soumettre aux règles du genre. La province française – que j’ai bien connue – les histoires de famille, d’héritage, d’enfants illégitimes, d’argent, sont des sujets en or pour faire rire ; la présence lointaine, diffuse, déformée, de la guerre d’Algérie l’est beaucoup moins. J’ai voulu mélanger les deux, faire rire et, en même temps, inquiéter un peu… Mais ce qui m’importe, au-delà de la colonisation, c’est la manière dont elle illustre le ballottement de l’homme par l’Histoire. »

Le retour au désert est construit en cinq chapitres couvrant les différents moments de la journée qui se superposent aux temps de la prière musulmane inscrits sur écran en langue arabe : sobh/l’aube, zohr/autour de midi, ‘açr/l’après-midi, maghrib/le soir, ‘ichâ/la nuit. Le final se passe le jour d’Aïd el-Kebir, fête de la fin du Ramadan. La scénographie, sommaire mais efficace, joue sur le lien entre le dedans et le dehors : la maison en une pièce qui s’habille et se déshabille par quelques accessoires et devient salon, vestibule ou chambre, le jardin dont on ne sort jamais avec son talus d’où surgissent les personnages, sorte de no man’s land et lieu de rendez-vous, de vision et de complot. Les jeunes s’y croisent, se cherchent et se fuient : Fatima et ses rencontres avec le fantôme de Marie qui fait de tragiques révélations ; Edouard et son éblouissement de la relativité, sa théorie sur l’espace et sa disparition dans les airs ; l’émancipation de Mathieu qui se soustrait à l’autorité de son père, fait l’apprentissage de la sexualité chez les putes et s’engage en Algérie lui, pur raciste « Si tu n’es pas un Arabe, alors qu’est-ce que tu es ? Un Français ? Un domestique ? Comment dois-je t’appeler ? » dit-il à Saïfi, patron du café ; préfet, avocat, police et réunions secrètes rappellent le contexte de guerre, ainsi que la descente faite par Le grand parachutiste noir, armé et qui loue les bienfaits de la colonisation : « J’aime cette terre, bourgeois, mais je n’aime pas les gens qui la peuplent… J’aime cette terre, oui, mais je regrette les temps anciens. Moi j’ai la nostalgie de la douceur des lampes à huile, de la splendeur de la marine à voiles. J’ai la nostalgie de l’époque coloniale, des vérandas et du bruit des crapauds-buffles, l’époque des longues soirées où, dans les domaines, chacun à sa place s’allongeait dans le hamac, se balançait sur le rocking-chair ou s’accroupissait sous le manguier… Oui j’aime cette terre et personne ne doit en douter, j’aime la France de Dunkerque à Brazzaville, parce que cette terre, j’ai monté la garde sur ses frontières… »

Devant le constat d’échec fait par Adrien et Mathilde de leur bourgeoise vie et de l’éducation ratée distillée à leurs enfants – Fatima accouche au final de deux black bébés on ne sait d’où tombés, Edouard part dans les airs et Mathieu, borné buté, s’engage… – Adrien, qui a traversé la pièce pieds nus, met ses chaussures et part avec Mathilde, sorte de fuite concertée.

Si la pièce est ambiguë et peut-être datée même si racisme et post-colonisation demeurent des sujets bien réels aujourd’hui et l’Algérie un sujet sensible dans ses relations à la France, Arnaud Meunier – ou sans doute le texte construit autour de deux monstres sacrés l’impose-t-il – met le projecteur côté comédie sur le duo Mathilde-Adrien interprété ici par Catherine Hiégel et Didier Bezace qui se rendent coup pour coup, avec ironie. La mise en scène proposée par le directeur de la Comédie de Saint-Etienne-CDN, qui souvent expérimente de nouvelles formes, ici à l’écoute d’un texte poétique et précis, reste dans des limites assez sages et classiques. Mais pouvait-on faire autrement ?

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2016

Avec : Didier Bezace, Louis Bonnet, Emilie Capliez, Adama Diop, Elisabeth Doll, Philippe Durand, Riad Gahmi, Catherine Hiegel, Kheireddine Lardjam, Nathalie Matter, Stéphane Piveteau, Isabelle Sadoyan, René Turquois, Cédric Veschambre – scénographie Damien Caille-Perret – lumières Nicolas Marie – son Benjamin Jaussaud – vidéo Pierre Nouvel – costumes Anne Autran – assistantes à la mise en scène Elsa Imbert, Émilie Capliez – Le texte de Bernard-Marie Koltès est édité aux Editions de Minuit.

Du 20 au 31 janvier 2016 Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, 75004. www.theatredelaville-paris.com – En tournée : du 3 au 11 février Célestins, Théâtre de Lyon, en collaboration avec le TNP – les 24 et 25 février à la Comédie de Caen/CDN – le 29 février Les Scènes du Jura/Scène nationale. www.comedie-de-saint-etienne.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment on freine ?

© Elisabeth Carrecchio

© Elisabeth Carrecchio

Texte de Violaine Schwartz, mise en scène Irène Bonnaud. Dans le cadre du Cycle Théâtre et économie mondiale

Après une première collaboration en 2015 entre l’auteure et la metteure en scène autour des naufragés de Lampedusa, Irène Bonnaud a passé une nouvelle commande d’écriture à Violaine Schwartz sur le thème du vêtement, permettant de mettre le projecteur sur les effets pervers de la globalisation à travers l’industrie textile.

L’histoire se joue à huis clos dans un appartement où un couple emménage et essaie de se retrouver. Lui, a préparé une petite fête pour son retour. Elle, sort tout droit de l’hôpital suite à un accident de voiture qui coïncide avec une information entendue à la radio : le 24 avril 2013 à Dacca, capitale du Bangladesh, l’effondrement de l’immeuble Rana Plazza ensevelit près de mille deux cents ouvrières travaillant dans des ateliers de confection, petites mains employées et exploitées par la grande industrie du vêtement. Tee-shirts et sweats envoyés dans les capitales les plus chics d’Europe dont Paris, où la marque déposée sur l’objet du prêt-à-porter fait oublier l’exploitation et la misère du pays fabriquant. Les journaux ont couvert, les grandes marques ont été montrées du doigt et invitées à mettre la main à la poche, un système d’exploitation a été dévoilé.

Instantanément, entre l’homme et la femme les choses dérapent et le courant ne passe plus. Lui, (Jean-Baptiste Malartre) essaie d’y mettre du sien entre le déballage des cartons, le montage d’étagères Ikea et la tendresse qu’il tente de raviver ; elle, (Valérie Blanchon) est restée dans son monde sous la violence du choc et s’est déstructurée. Des pensées récurrentes et obsessionnelles l’habitent, alimentées par la lecture de journaux d’emballage qui relatent la catastrophe. Elle fixe l’événement qui devient alibi du spectacle, comme si la vie pour elle s’était arrêtée là et figée sur l’actualité.

Dans le contexte de cette dénonciation reprise sur scène se mêlent la désagrégation du couple, l’envahissement de la femme par ses obsessions voire sa folie et la pâleur d’un homme quelque peu débordé, ce qui fait dévisser le propos de l’économie-monde et de la société de consommation dont il était question. Le problème du couple et l’arrivée dans un nouvel appartement prennent ici beaucoup de place au détriment de la distance souhaitée sur la problématique de l’exploitation, comme objet d’analyse. Dacca se concrétise par la présence d’une danseuse de Bharata Natyam qui apparaît à plusieurs reprises, (Anusha Cherer) fantôme lointain de la beauté stéréotypée, puis figure ouvrière.

Une mise en scène linéaire, des acteurs qui jouent leur partition, un texte qui témoigne de la mémoire sociale diluée dans la mauvaise conscience occidentale, Comment on freine pose la question de la complexité du théâtre de témoignage et de l’engagement en art. Comment appréhender la réalité et la représenter ? Quelle est la dimension politique du théâtre aujourd’hui ? Où se situe la réflexion entre l’art et le politique ? Comment faire du théâtre documentaire, au-delà de la dramaturgie du constat ? A l’ombre de cette économie mondiale et comme le disait Stéphane Hessel, Indignons-nous.

Brigitte Rémer

Avec Valérie Blanchon, Anusha Cherern Jean-Baptiste Malartre – Scénographie et costumes Nathalie Prats – Lumières Daniel Lévy – Son Aline Loustalot – Chorégraphie Jean-Marc Piquemal.

La Commune, CDN d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson – Tél. : 01 48 33 16 16 – Du 7 au 17 janvier – Suite du cycle Théâtre et économie mondiale : La Boucherie de Job du 15 au 23 janvier et Sous la glace, du 27 au 31 janvier – Texte édité chez POL.

Alice et autres merveilles

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte Fabrice Melquiot, d’après Lewis Caroll. Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota. Création de la troupe du Théâtre de la Ville. Tout public, à partir de 7 ans.

C’est la 5ème édition du Parcours Enfance & Jeunesse élaboré par Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville en partenariat avec six autres théâtres. C’est aussi une nouvelle rencontre entre le metteur en scène d’Alice et autres merveilles et Fabrice Melquiot, auteur, tous deux travaillant en compagnonnage depuis une quinzaine d’années. Et, autour de Lewis Caroll, c’est une belle rencontre.

L’auteur anglais nommé professeur au Collège Christ Church d’Oxford en 1855, fit la connaissance des trois filles du Doyen Liddell, Lorrina, Alice et Edith à qui il conta des histoires nourries de son attirance pour le fantastique et les phénomènes occultes. L’imagination en action, il leur raconta notamment l’histoire d’Alice sous la terre, qui deviendra ensuite Alice au pays des merveilles et sera publiée ainsi que De l’autre côté du miroir et La chasse au Snark. Passionné par la photographie quelques années plus tard, il fixa sur plaques sensibles les portraits des petites filles, s’intéressant particulièrement à Alice.

Fabrice Melquiot reste à la fois très près de l’histoire originelle en même temps qu’il s’empare du mythe, se l’approprie et joue de nombreux jeux de mots et références. Il crée ainsi la rencontre entre Alice et d’autres grands mythes échappés de leurs contes : le Petit Chaperon Rouge pactise avec elle et grave sur son bras l’adresse  du loup, lui conseillant de lui rendre visite ; ou encore Pinocchio au long nez pointu, traité par Alice de « sac de nœuds », lui, tout de bois fait, rêvant, nez pour nez, d’interpréter Cyrano ; et, référence d’aujourd’hui, pimpante et fatale, la Barbie s’échappant du marché du jouet. L’intelligence du texte rejoint la lecture scénographique et de mise en scène, proposées.

Le décor repose sur l’idée de l’eau comme miroir, et de rideaux de tulle sur lesquels des projections vidéos se gravent. Un grand bassin rectangulaire de type piscine dans lequel tout le monde joue, tombe et se déplace, permet des jeux de reflets et miroirs magiques ainsi que la déclinaison de lumières bleue, jaune, orange, rouge comme dans un livre d’images.

Vêtue d’une robe blanche mousseuse et d’un blouson vert flashy, Alice paraît, depuis la salle où elle est assise parmi les spectateurs. Les lapins blancs glissent et bondissent derrière les panneaux acoustiques du théâtre comme dans un sous-bois. Le prologue présente des portraits d’Alice Liddell et de Lewis Carroll, à partir d’images projetées et donne quelques éléments biographiques sur l’auteur. « Je suis un mythe, un trou dans un vêtement … » lance Alice avant de franchir la passerelle qui la mène au plateau.

Première rencontre avec monsieur le Lapin blanc aux yeux rouges jaillissant d’une trappe, élégant et courtois, vêtu d’une veste de type frac, évidemment pressé et qui ne fait que passer. Sur ses traces et décidée à le rattraper, Alice dégringole dans le terrier et sa chute lui semble interminable. Pour le spectateur elle descend des cintres et passe de l’autre côté du miroir, brisant la surface de l’eau : « Je me demande si je vais passer à travers la terre ! » Elle cherche la clé qui lui permette de franchir la porte d’entrée, mais posée sur une chaise démesurément haute, ne peut l’atteindre. Elle poursuit sa route et trouve un flacon portant une inscription sur l’étiquette : Bois-moi, et elle s’exécute avec plaisir, jusqu’à constater qu’elle se met à grandir de manière inquiétante. Puis elle mange une part de gâteau et se met à rétrécir, mord dans le champignon et grandit à nouveau tout autant. Elle pense à Dinah, sa chatte, avec nostalgie. Alice ajuste son rapport au monde selon sa taille qui varie d’un moment à l’autre, et s’interroge sur le temps : « Le temps est une personne » réfléchit-elle, prise au milieu d’engrenages de montres, de références musicales et théâtrales – Phil Glass, Bob Wilson, Tim Burton et Pink Floyd, entre autres -.

Dans l’eau, l’assemblée des canards, pélicans et autres flamands, souris et compagnie dignes d’une Arche de Noé s’adonnent à des jeux d’eaux à vélo et organisent une course. La maison du lapin passe du vert au bleu et Alice trompe sa solitude en faisant d’autres rencontres, avec un chat arrogant, une souris mini, un petit cochon rouge de honte, un loup aux ongles effilés… Le bal du loir qui dort et du chapelier, le rendez-vous des chats perchés dans le cosmos, tea time en jaune orange flashy chez les fous, les tableaux se succèdent pleins de surprises, sympathiquement pagaille. Partie de croquet chez l’archiduchesse où l’on joue aussi aux devinettes, où l’on repeint les rosiers blancs en rouge, où les figures du jeu de cartes vivent et s’échappent. La reine de cœur orchestre les rires, le roi et la reine de carreaux font de la balançoire. Alice résiste aux moqueries de la reine et lui répond avec assurance. « Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! » lance sa Majesté offensée. Au tableau final, quatorze enfants sur le plateau se mettent à chanter.

Alice et autres merveilles dans son texte malin, sa mise en scène de fête, sa scénographie d’eau et ses lumières sucrées, avec aussi et d’abord l’actrice, Suzanne Aubert, qui ne joue pas à être Alice mais qui est vraiment Alice, ravit à juste titre, le public. Petits et grands réunis, suivent l’action comme dans le plus magique des livres d’images pour les premiers, comme le meilleur des polars, pour les seconds.

Brigitte Rémer

Avec : Suzanne Aubert, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Olivier Le Borgne, Gérald Maillet, Walter N’Guyen et la participation du Chœur d’enfants du quartier de Belleville, Les Polysons – Et aussi : scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – c​​ostumes Fanny Brouste – son David Lesser – vidéo Matthieu Mullot – m​asques Anne Leray – maquillages Catherine Nicolas – objets de scène Audrey Veyrac – assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault.

Du 8 décembre 2015 au 9 janvier 2016, au Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77

 

 

 

 

Au nom du père et du fils et de J.M. Weston

© Pierre Van Eechaute

© Pierre Van Eechaute

Texte et mise en scène de Julien Mabiala Bissila

Ils ont un petit air à la Laurel et Hardy Criss et Cross, non pas tant physiquement que par leur façon de s’asticoter et de se contredire, de se placer le premier. Ces deux frères puisque « sa mère est la femme de mon père » et que « mon père est le mari de la femme de son père… » rescapés de la guerre au Congo Brazza, cherchent dans les décombres de Brazzaville leur ancien quartier, la maison qu’ils habitaient, la parcelle de leur père. Ils n’ont ni haine ni nostalgie et recherchent aussi les royales pompes Weston avec lesquelles ils frimaient, les soirs de fête. « Après ces années grises de concerto pour kalache, la première des choses était de retrouver l’odeur du cirage, juste ce parfum, ça calmait en nous tout ce qui bougeait. »

Ils triturent la mémoire et même quand les souvenirs sont lourds, dégagent un humour décapant et expressionniste par le clan des Sapeurs –  Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes – au code vestimentaire excentrique dans lequel ils se reconnaissent, un peu à la manière des Zazous des années 40, en France. L’élégance jusqu’au dandysme qualité et couleurs des vêtements incluses, expression d’un non-conformisme joliment provocateur.

Sous cette apparente insouciance ils traitent d’un sujet grave, la guerre civile de 1997 au Congo Brazza qui a déchiré la société et les familles pendant plus de deux ans et demi sur fond de pouvoir en transition – Lissouba président sortant, Kolelas ancien maire de Brazzaville exilé à Kinshasa et Sassou-Nguesso s’imposant président, chacun y allant de sa milice -. Au total de nombreux déplacés, des quartiers entiers de la ville, rasés. « Aujourd’hui je refais le chemin inverse de ce parcours cruel à travers les mots que j’écris » dit l’auteur. «J’ai grandi au milieu de paradoxes : Pays riche/habitants pauvres. Peuple miséreux/ peuple fêtard. Guerre/sape. Eglise/corruption. Comment raconter ces contrastes ? Comment voyager dans le monde fantaisiste de ces dandys ? Pourquoi J.M. Weston ? »

L’impact de la guerre et le point de vue de l’Histoire ne sont pas le propos de Julien Mabiala Bissila même s’ils en sont la toile de fond, l’auteur rend le propos léger et se rapproche de l’absurde à la Beckett qu’il évoque lors d’un entretien avec Bernard Magnier : « Dans En attendant Godot, à l’ouverture de la pièce, Estragon tente désespérément d’enlever ses souliers. Ils sont trop étroits. Ils le font souffrir… » La référence aux chaussures est là, il parle aussi des traces laissées par les pas. Criss et Cross seraient un peu Vladimir et Estragon, et le troisième larron, l’homme à la contrebasse puis Bayouss avec deux longs quasi-monologues pourrait évoquer Pozzo.

Au milieu de ce nulle part composé avec une économie de moyens, les acteurs aux couleurs vives et leur valise de vêtements rouge, or et turquoise, chaussettes rouges et jaunes, apostrophent parfois le public et papotent. Puis ils reconstruisent la ville : la mosquée du dialogue, auparavant bar devenu église, puis mosquée. Le Festival du rien, le lycée de la réconciliation. Le conservatoire, le café… L’humour et la force de vie cachent l’indicible, une ville en ruines et décimée. « Je suis en colocation avec mes personnages et on essaie de vivre ensemble » dit l’auteur. Le duo Criss et Cross fonctionne à merveille dans ce lancer-attraper-renvoyer d’une écriture sur-mesure et dans les récits philosophiques de Bayous et la voix off des absents. Trois acteurs magnifiques Criss Niangouna, l’auteur lui-même Julien Mabiala Bissila et Marcel Manquita, entre narration et action.

Julien Mabiala Bissila ici, auteur, acteur et metteur en scène, se consacre au théâtre depuis 1999, la fin de la guerre qu’il a vécue caché dans la forêt et travaille entre la France et l’Afrique. Il n’en est pas à son coup d’essai. Il a présenté ses spectacles dans les plus grands festivals, remporté pour Chemin de fer le premier prix RFI Théâtre 2014. Avec Au nom du père et du fils et de J.M. Weston – qui a obtenu en 2011 le Prix des Journées de Lyon – il construit son récit en cinq souffles – cinq parties – où le choix des mots prime, où la gaîté de la mise en scène et la légèreté des acteurs donnent autant de profondeur au tragique des événements. « L’humour est un pare-balles » dit-il.

Brigitte Rémer

Avec Julien Mabiala Bissila, Marcel Mankita, Criss Niangouna – scénographie Delphine Sainte-Marie – costumes Maria Rossi – lumière Xavier Lazarini – musique et son Frédéric Peugeot – conseil à la mise en scène Jean-François Auguste – réalisation des costumes Sophie Manach. Texte publié aux éditions Le Tarmac chez Lansman/RFI.

Le Tarmac, Scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020 – du 17 novembre au 4 décembre 2015. En tournée : 21 et 22 janvier 2016 LAtrium-Martinique. Dans le réseau de la Fédération d’associations de théâtre populaire : 6 février L’Atrium de Dax – 9 février Théâtre municipal de Roanne – 13 février Théâtre Na Loba de Pennautier – 1er mars TAP de Poitiers – 7 et 8 mars Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence – 10 mars Salle Polyvalente d’Uzès – 12 mars La Chartreuse de Villeneuve- lès-Avignon – 18 mars Salle Georges Brassens de Lunel – 23 mars TGP d’Orléans – 30 mars Odéon de Nîmes – 1er avril Théâtre municipal Villefranche de Rouergue – 26 avril La Louvière d’Epinal – 3 mai Théâtre de la Maison du Peuple de Millau.

Dyptique Hélène Bessette

© Tristan Jeanne Vallès Compagnie Public Chéri-Théâtre de l'Echangeur. Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie,Théâtre des Cordes. 13 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

© Tristan Jeanne Vallès

Prière de ne pas diffamer ou La véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard, texte de Régis Hébette et Gilles Aufray, avec Laure Wolf et Régis Hébette et Si ou le bal au Carlton, d’après le roman Si, d’Hélène Bessette, mise en scène et adaptation Régis Hébette, interprétation Laure Wolf.

On peut voir les deux spectacles le même soir à certaines dates, même si chacun a sa vie propre : un concepteur Régis Hébette, une complicité avec l’auteur Gilles Aufray, une même actrice Laure Wolf. L’histoire d’Hélène Bessette – née en 1918 – s’inscrit hors du commun et dans la révolte qui sourd à chaque page de son oeuvre. Ecrivaine d’exception reconnue par Queneau, Duras, Sarraute, Malraux et d’autres, elle entre dans l’écurie Gallimard et publie treize romans entre 1953 et 1973. Mais on ne la reconnaît pas. Pire, elle est désavouée, son œuvre consciencieusement rayée et la femme oubliée. « Née obscurément » comme elle le dit, n’appartenant à aucune caste, sa vie est une tragédie dont s’emparent Régis Hébette et Gilles Aufray, écrivain en résidence à l’Echangeur de Bagnolet. Ils en ont retracé les épisodes et livrent – par la merveilleuse actrice Laure Wolf dont la narration puis l’incarnation ne s’inscrit ni dans le pathos ni dans le misérabilisme – une biographie aux profondeurs abyssales, d’une simplicité et d’une évidence sidérante, qui bouleverse.

Prière de ne pas diffamer ou la véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard est écrit à partir de la biographie de Julien Doussinault et du texte-manifeste d’Hélène Bessette Le Résumé. Régis Hébette et Gilles Aufray ont travaillé à quatre mains pour restituer un texte d’une grande précision et d’une puissante musicalité, comme un tempo. Proche du public dans la petite salle de l’Echangeur, l’actrice vêtue d’une blouse sans couleur se raconte, et le plateau nu témoigne d’un récit de haute intensité. D’une famille modeste, Hélène Bessette vise l’Ecole normale supérieure. Très tôt la bibliothèque est son refuge et elle écrit journal, romans et poésies. Elle arpente les petites villes de province avec son mari, pasteur de profession, mais son seul souhait est d’être à Paris. En attendant c’est à Roubaix que naissent ses deux fils tandis que la liste de ses romans s’étend, avec Lili pleure en 1954, puis MaternA, suivi de Vingt minutes de silence. Au fil de ses écritures, elle obtient à plusieurs reprises des voix, pour le Prix Goncourt. Pourtant, Les petites Lecocq marque le début de ses ennuis car Jacqueline Lecocq, de la famille d’accueil qui l’avait jadis accueillie, se reconnaissant, porte plainte et la fait condamner. Puis, ce sont les parents d’élèves de l’école où elle enseigne qui la sanctionnent, et Gallimard qui met ses livres au pilon. Hélène Bessette échafaude un plan pour émigrer aux Etats-Unis mais n’y parvient pas et s’enfonce dans la solitude et la difficulté de vivre avec les petits boulots qu’elle exécute, de serveuse à femme de ménage. Elle édite pourtant ses cinquième et sixième romans, La Tour, puis Suite Suisse où elle parle de la problématique de l’EAS – Emploi, Argent, Santé -. Viennent ensuite Les Mondes seuls puis Ida ou le délire son dernier roman, publié en 1973, où la musicalité des mots rejoint les notes jazz. « Un livre c’est beaucoup… comme une lampe qui brille ou qu’on brise » dit-elle. Gallimard lui refuse la publication de trois pièces de théâtre, elle se défend puis repart sur les routes avec ses valises pleines de manuscrits : « ce qui m’inquiète, c’est mon œuvre…. car l’ensemble a du poids » dit-elle avec humour et lucidité. Elle meurt dans l’indifférence, en 2000. Sur la porte de son petit appartement du Mans était écrit, sur un carton : « Prière de ne pas diffamer. Hélène Bessette de chez Gallimard ».

Le second spectacle, Si ou le bal au Carlton met en exergue la parole de l’écrivaine, par l’adaptation de son roman, Si, publié chez Gallimard en 1964, et repris comme d’autres titres, par les éditions Léo Scheer qui se sont attelées à la tâche depuis 2006. Régis Hébette en signe l’adaptation ainsi que la scénographie en collaboration avec Gilles Aufray pour la dramaturgie et la scénographie, et celle de Renaud Lagier pour la scénographie et les lumières. On retrouve Laure Wolf seule en scène sur le grand plateau et, dans un angle, François Tarot ponctuant les séquences par les pulsations de sa création sonore. On est face aux pulsions de mort de la narratrice, Désira, qui n’envisage que le suicide comme réponse aux préjugés, aux faux-semblants et aux désillusions des hommes. Auteur autant que victime, elle le met en scène et en orchestre la répétition générale. Nous sommes dans une salle de soins, derrière un plastique glauque où le rouge est la couleur-maitre, mais l’idée du suicide avec sa forme d’abandon de la vie côtoie tout autant une grande envie de vivre. A Bagnolet, la profondeur du plateau nous conduit dans les plis du cerveau où s’exprime la solitude de la vie tout autant que celle de Bessette en littérature.

L’actrice, Laure Wolf, tout aussi magnifique en cette seconde partie – qui pourrait être le révélateur de la photo autant que la partie précédente son négatif – construit ces instants de théâtre sur un plateau où l’objet comme signe théâtral prend une signification clinique. Après tout Hélène Bessette ne fut-elle pas cataloguée comme quasi folle ? Elle retrace ici son itinéraire, comme si devant nous et devant la page blanche elle écrivait son roman, échappant à son destin par un imaginaire poétique posé noir sur blanc, dans la solitude de l’écriture.

« La littérature vivante, pour moi, pour le moment, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France » confirmait Marguerite Duras, en 1964. Régis Hébette et Gilles Aufray se sont emparés de cet univers vertigineux et ont remis sur le devant de la scène l’auteure, donnant avec une économie de moyens « l’épaisseur des signes » selon Barthes. Depuis 2013 le metteur en scène et l’auteur collaborent : Régis Hébette, également auteur, metteur en scène et directeur depuis vingt ans de l’Echangeur de Bagnolet avec la compagnie Public Chéri, Gilles Aufray dont plusieurs pièces ont été éditées en France, écrivant en français et en anglais, accueilli comme artiste en résidence. Ensemble, ils travaillent sur la poétique et la musicalité de la langue et sur la relation à la narration qu’ils font partager par des lectures autour d’Hélène Bessette dans les librairies, médiathèques, lieux culturels et lycées du quartier.

« Le langage poétique est forcément celui des Temps difficiles. Il est celui de la souffrance et l’expression quotidienne normale d’un Temps de guerre. Dans un monde bruyant, angoissé, une phrase qui se fait entendre. Une phrase qui doit être lancinante et douloureuse. Voisine du jazz. Qui retient l’attention. Cruelle peut-être. Ce qui prouve qu’elle est à sa place » dit Hélène Bessette dans son Manifeste sur le langage poétique.

Brigitte Rémer

Du 21 au 30 novembre 2015 à l’Echangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle. Métro : Gallieni – Prière de ne pas diffamer ou la véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard, les lundis 23, 30 novembre 7 et 14 décembre, à 19h – Si ou le bal au Carlton, les vendredis et samedis à 20h30, les dimanches à 17h et lundis à 21h – Compagnie Cie Public Chéri – Site : www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20 – Editeur : www.leoscheer.com. La revue Frictions a consacré un numéro à Hélène Bessette et édité Prière de ne pas diffamer : www.revue-frictions.net

 

 

Fin de l’histoire, d’après Witold Gombrowicz

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Christophe Honoré, au Théâtre National de la Colline, puis en tournée

Dans Nouveau Roman monté en 2012, Christophe Honoré travaillait déjà le fragment. Avec Fin de l’histoire, le réalisateur et metteur en scène continue à brasser la matière théâtrale à sa manière et la fait lever, de montage en digressions. Il part de la pièce inachevée de Witold Gombrowicz – d’origine lituanienne, né en 1904 à Kielce, au sud d’une Pologne occupée par les russes – mêle des extraits d’un écrit très polémique datant de 1947 Contre les poètes et de son célèbre Journal dont la première partie est éditée en 1957. « La messe poétique a lieu dans le vide le plus complet » conteste-t-il. Il y adjoint des textes philosophiques et politiques et notamment ceux du politologue américain, Francis Fukuyama, à partir de son ouvrage La Fin de l’histoire et le dernier homme. Ce concept de La fin de l’Histoire apparaît chez Hegel comme processus historique puis est repris par le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève et par Francis Fukuyama avant d’être contesté par Jacques Derrida suite à la chute du Mur de Berlin.

 A la veille de la guerre, en 1939, Gombrowicz plus que trentenaire embarque pour l’Argentine où il restera vingt-cinq ans. Son premier roman, Ferdydurke a été publié en 1937 et sa pièce, Yvonne princesse de Bourgogne, en 1938. L’auteur cultive un certain sens du paradoxe et joue avec l’absurde, balloté entre les traditions de son pays et un certain antinationalisme. C’est de ce matériau dont s’empare Christophe Honoré jouant sur l’immaturité telle que proposée dans l’ouvrage Mémoires du temps de l’immaturité que Gombrowicz publie dès 1933 et sur l’Histoire en cette période perturbée où s’illustrent Hitler, Mussolini, Staline, Edvard Beneš – président du gouvernement tchécoslovaque en exil à Londres en 1940 avant de permettre la mainmise des communistes, en 1948 – ; Józef Beck, militaire et homme politique polonais, ministre des Affaires étrangères au profil intransigeant qui, comme les autres officiels, s’enfuient du pays au moment de l’invasion allemande ; pour la France Edouard Daladier du Parti radical, livré aux Allemands au moment de l’invasion de la zone libre, interné puis libéré par les Américains.

Que fait le metteur en scène de tout ce matériau ? Il l’interprète avec distance et humour, quitte à le vider parfois de substance. Mais on est au théâtre non pas au cours d’histoire et il n’est pas le biographe de Gombrowicz. La scénographie ressemble à la salle d’attente d’une gare avec un escalier stalinien menant à des portes vitrées, ou encore à une entrée majestueuse de piscine version années 30. Il est zéro heure zéro cinq, l’été 1939. La famille Gombrowicz au grand complet accompagne Witold, âgé de dix-sept ans, en partance pour l’Argentine : ses deux frères, Jerzy et Janusz à mille milles de Witold, leur sœur Rena, sorte de mégère non apprivoisée, la mère pleine de gouaille qui écope de sarcasmes fort peu sympathiques de la part du père menant son monde à la baguette.

Witold, est fait d’étrangeté et d’homosexualité affichée et semble tombé d’une autre planète. « Mon petit chien bizarre…  Je ne sais pas où te mettre dans la famille… » dit la mère. L’amie de Witold venue l’accompagner et aussitôt délaissée subit un rite d’initiation par le questionnaire qui lui est infligé sur sa nationalité – allemande ou polonaise – allant jusqu’au viol par l’un des frères Gombrowicz. De cours de danse en vacheries et de purs délires en échappées solo, avec ou sans chaussures, le spectateur essaie de recoller les morceaux et l’image décentrée de l’écrivain présenté ici, du haut de ses dix-sept ans, comme une figure un peu pâle, certes singulier et différent mais dévoré par cette famille, et donc effacé.

Dans la seconde partie, les mêmes acteurs se transforment en figures politiques extrêmes – ceux qui ont mené et déstructuré le monde – et en philosophes qui refont le monde à leur manière, sous couvert des accords de Yalta en 1939 pour mettre fin à la 2nde guerre mondiale, traités ici comme une mascarade. Carte de l’Europe, valises, partage du monde, cela dégénère de beuverie en chansons paillardes, de manière plutôt parodique dans ces mondes qui se délitent. « On s’est livré à quel Staline ? A quel Hitler ? »  Staline – interprété ici par une femme – est pire qu’Hitler, nous dit-on. Et le dernier quatrain « Si y a pas la guerre… Si y a pas la bombe atomique… Si y a pas… etc.» Le final place le spectateur face aux bombardement, fumées et incendies dans la nuit, image très cinéma qui renvoie à la solitude et à la mort. « Le communisme… Le monde ne veut plus de moi, dit Witold. Quelque chose s’est dégradé entre moi et le monde. » Nous sommes entre réalité et fiction, entre histoire familiale et histoire sociale, dans de l’inachevé. Tous les acteurs servent le propos de cette fresque historico-littéraire réinterprétée par Christophe Honoré à l’ombre de Gombrowicz, avec sérieux et loufoquerie, dont une petite mention pour Annie Mercier, mère magnifique de gouaille et de maîtrise.

Brigitte Rémer

Avec Jean‑Charles Clichet – Sébastien Éveno – Julien Honoré – Erwan Ha Kyoon Larcher – Élise Lhomeau – Annie Mercier – Mathieu Saccucci – Marlène Saldana – scénographie Alban Ho Van – lumière Kelig Le Bars – création costumes Marie La Rocca – conception et fabrication des masques Fanny Gautreau – dramaturgie et assistanat à la mise en scène Sébastien Lévy.

Vu au Théâtre National de La Colline (3 au 28 novembre 2015) – En tournée : Théâtre National de Varsovie les 4 et 5 décembre 2015 – Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées du 11 au 17 décembre 2015 – Comédie de Valence CDN Drôme Ardèche les 6 et 7 janvier 2016 – Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique du 13 au 15 janvier 2016 – Maison des arts de Créteil du 28 au 30 janvier 2016 – Théâtre national de Nice du 25 au 27 février 2016.

 

 

Köroglu – Fils d’aveugle ou Entre ciel et terre

© CRT Saint-Blaise

© CRT Saint-Blaise

Texte et mise en scène d’Ali Ihsan Kaleci, musique sous la direction d’Irfan Gürdal. Création mondiale le 22 août 2015, à Uçhisar (Turquie)

Dans un décor des plus majestueux composé de monticules d’une lave blanche érodée depuis des années, à Uçhisar région de Cappadoce en Anatolie centrale, Ali Ihsan Kaleci, auteur-metteur en scène et son équipe ont créé un ambitieux spectacle tiré de la geste de Köroglu, un classique du patrimoine épique turcophone, non daté et transmis oralement. Dix ans de travail sont à la clé de cette adaptation. Le texte-source est un vaste corpus dont l’origine se situe entre l’Azerbaïdjan, l’Anatolie et la Russie et qui a voyagé jusqu’au Japon. Dix ans de recherche pour qu’Ali Ihsan Kaleci puisse re-créer, en quatre tableaux, ce mythe éparpillé de la littérature populaire profane mi-ouïghour mi-turc, basé sur les rapsodes et la déclamation et qui a subi au fil des siècles aménagements et détournements, selon les temps du politique.

Köroglu est une épopée qui fait écho aux grands textes comme Le Mahabahrata ou Les Contes des Mille et Une Nuit, et qui rencontre l’histoire d’Abraham autant que celle d’Hercule. La scénographie du lieu n’est pas sans évoquer la carrière Boulbon d’Avignon où Peter Brook présenta jadis son long poème emblématique et sacré venant de l’Inde ancienne. Pour accéder à cet Olympe, le parcours initiatique du public participe de sa mise en condition et permet d’entrer de plein pied dans le rituel, guidé par l’intensité des feux de bois et des torches montrant la route et qui, sur le plateau sont autant de créations lumières. Avant de prendre place, le regard du public croise celui des acteurs qui se fondent, hiératiques, dans le paysage comme gardiens du temple, avant de livrer ce texte venu du fond des temps.

Côté jardin, cinq musiciens et chanteurs ponctuent l’action sous la direction du musicologue Irfan Gürdal, spécialiste des formes épiques déclamées et psalmodiées, chanteur et joueur de Saz cette sorte de luth au long manche utilisé dans la musique populaire turque et instrument de prédilection des bardes. Il est entouré de Ramin Rzayev joueur de Târ, luth à six ou sept cordes selon, composé de deux blocs de bois de mûrier évidés et parfaitement symétriques, dont la caisse a la forme de deux cœurs de tailles différentes qui se rejoignent par la pointe ; d’Anar Yusubov au kemençe, un violon à trois cordes, à la caisse de résonance arrondie et qui se tient à la verticale ; d’Ata Özer et de Sercan Ulusoy aux percussions.

Le mythe Köroglu s’est construit à partir d’un espace de vie pastorale et nomade, de pratiques guerrières et du culte du cheval. Il raconte la colère du sultan face à deux poulains qui ne lui convenaient pas et de la punition qu’il inflige à l’éleveur du troupeau, le père de Köroglu en « jetant des tisons ardents » sur ses yeux, provoquant ainsi sa cécité. Homme simple, en révolte contre les puissants,  Köroglu ” c’est un nomade dans toute sa poésie plaisante et terrible, c’est le guerrier asiatique dans toute son exagération fanfaronne, c’est le brigand de la Perse dans toute sa ruse, dans toute sa férocité et dans toute son audace », disait George Sand qui avait fait une première traduction-adaptation de l’oeuvre en France, en 1843. Initié par son père au dressage des chevaux, à l’équitation et au métier des armes, Köroglu ne fait plus qu’un avec son emblématique cheval bai, nommé Kirat. « Sais-tu quelle est ton origine, tes ancêtres, ton père, qui ? Qui t’a appelé fils, l’oiseau fragile de mon âme ? » questionne le père, semant le trouble : « Un enfant dans le ventre de sa mère, Köroglu, nous l’avons appelé. En une goutte d’eau, nous l’avons lavé, nous lui avons donné une âme. Parmi les morts, une lumière qui ne se couche pas, nous lui avons donnée… »

Trois déesses s’avancent depuis le fond de scène et troublent la nuit de leurs imprécations, dans ce pays imaginaire et magique qu’est le plateau. Le glissement des pas, une gestuelle cérémonielle maîtrisée au cordeau, les tuniques et longs manteaux portés, sont autant de signes appelant le théâtre japonais. Ces vestales forment un chœur et témoignent, psalmodiant ensemble ou en écho, se répondant et conduisant la représentation dans la tragédie grecque.

Surgit le chœur des hommes qui fait cercle, dans ce même hiératisme d’inspiration soufie, vêtus de jupes de soie derwiche. « Nous sommes les Quarante. Certains ont dit, moi, je suis Elie. » L’entrée de l’oracle au visage masqué et féminin est forte. L’acteur qui exécute avec virtuosité la danse de l’éventail – habiles bruissements comme fragiles ailes d’oiseaux – se découvre : Tapa Sudana qui fut Shiva dans le Mahabahrata de Peter Brook, nous emporte dans son vocabulaire gestuel proche du kathakali. Offrandes, bâton, étole autant de symboles pour guider Köroglu qui poursuit seul son voyage initiatique en haut de la montagne Kaf. « Köroglu, fils de la lumière, voici, tu es la terre. » Son père, vieillard drapé d’or assis en retrait, en fond de scène, regarde le monde. « Je suis fatigué du monde. Voici, je m’en vais, salut à vous du ciel et de le terre… »

Dans ces parcours entremêlés de la Geste, Ali Ihsan Kaleci a fait de Köroglu une lecture rituelle, dense et généreuse, qui a la force d’une tragédie. Il donne toute son importance aux chœurs de femmes et d’hommes chorégraphiés qui se déploient avec élégance et force, guidés par d’excellents musiciens dialoguant avec le texte. Il en connaît tous les recoins puisqu’il a fait parler les archives pour en donner sa vision, en cette nouvelle version. Actrices et acteurs sont à féliciter, tous portent avec grâce et conviction cette synthèse très réussie des théâtres d’Orient.

Brigitte Rémer

Avec : Philippe Dov Cohen, Neslihan Derya Demirel, Anne Donard, Ori Gershon, Erica Letailleur, Bastien Ossart, Tapa Sudana, Martin Vaughan-Lewis et les Musiciens : Irfan Gürdal (saz, chant) – Ata Özer (percussions) – Ramin Rzayev (târ) – Sercan Ulusoy (percussions) – Anar Yusubov (kemençe).

Ce spectacle fut présenté le 22 août 2015 dans le cadre des Journées internationales de rencontre et de réflexion organisées par le CRT Saint-Blaise à Paris et Görsem Ortahisar-Turquie sous l’intitulé Contemplation Project (cf. notre article du 24 septembre 2015, rubrique Politiques culturelles). Tournée en préparation.

 

 

Le Dibbouk ou Entre deux mondes

© Pascal Gély

© Pascal Gély

Spectacle en français, yiddish et hébreu d’après la pièce de S. An-sky. Adaptation de Louise Moaty et Benjamin Lazar d’après la traduction du russe de Polina Petrouchina, et le travail sur la version yiddish de Marina Aleexeva-Antipov. Mise en scène de Benjamin Lazar.

C’est une pièce emblématique du théâtre yiddish. Dans la tradition juive kabbaliste le Dibbouk est un esprit, une âme damnée qui entre dans le corps d’un vivant pour expier ses péchés ; ce peut être aussi l’âme d’une victime d’injustice qui demande réparation. C’est dire que la pièce n’est pas simple à monter, elle l’est d’ailleurs rarement.

Né dans la Russie tsariste en 1863, contraint à l’exil par deux fois en raison de son engagement politique, l’auteur, Shloyme Zanvl Rappoport dit S. An-sky, s’est intéressé aux récits d’inspiration populaire et à la mémoire juive en véritable ethnologue, accompagné du compositeur Joël Engel et du plasticien Judowin. Ensemble ils ont collecté musiques, histoires, peintures, jeux et poésies. De cette recherche est né Le Dibbouk, autour de 1910. Constantin Stanislavski s’y est intéressé mais le fondateur du Théâtre d’Art de Moscou, pour plus d’authenticité aurait voulu qu’elle fût traduite en yiddish. Et le projet n’ira pas plus loin. La pièce sera répétée à Vilna en 1917, sa présentation n’aura lieu qu’en 1920 à Varsovie, après la mort de l’auteur. C’est Gaston Baty qui, pour la première fois en France la mettra en scène et la présentera au Studio des Champs-Elysées en 1928. Un film en sera tiré dix ans plus tard, réalisé par Michaël Waszynski, qui s’inscrira aussi comme gardien de la mémoire.

Benjamin Lazar s’empare à son tour de la pièce et choisit d’ouvrir le spectacle avec un long prologue. Autour d’une immense table de travail dans ce qui pourrait être une maison de prières, les douze acteurs – qui tiennent presque tous plusieurs rôles – sont rassemblés et énoncent les règles du judaïsme en se lançant des questions. « Ces questions ont été rédigées par An-Sky lui-même qui avait établi un questionnaire publié sous le titre Der Mensch, ce qui signifie L’Homme » précise le metteur en scène. Cette entrée en matière didactique, un peu lourde mais sans doute nécessaire, a un rôle d’initiation pour le spectateur profane. Il y est question de Talmud et de Mishna, des Séraphins de la Kabbale, des quatre degrés d’interprétation et des neuf rouleaux de la Torah, des six cercles de vie, de l’Arche et de la nappe aux fils d’or qui la ferme. Il y est question de croyances et de fantasmes, de mythes et de traditions.

Puis débute le récit. On annonce les fiançailles de Leye, fille de Sender, sur fond de vodka et d’ivresse, de chants et de musiques. Le père, qui lui souhaite un riche époux, n’a pas trouvé acquéreur facilement. La mère est morte et la jeune fille, élevée par une nourrice autoritaire, doit épouser celui qu’on lui désigne. Elle est pourtant éprise de Khonen, un homme de l’ombre tout aussi épris d’elle, et leurs destins semblaient prédestinés. Mais à l’annonce de ce mariage, Khonen, qui s’est réfugié dans les études talmudiques, s’écroule brutalement et meurt. C’est son esprit qui va hanter la jeune mariée et lui donner la force de braver l’ordre établi par son père. Ainsi, le jour des noces, elle se refuse à son époux, comme possédée par une force mystérieuse et surnaturelle qui l’habite. La seconde partie de la pièce repose sur la possession et l’exorcisme. Antonin Artaud en faisait le commentaire, en disant : « Dans une scène extraordinaire, Leye parle avec la voix même de l’homme qui réclame ce qui lui a été destiné, c’est-à-dire la femme, c’est-à-dire elle-même… La voix avec laquelle cet être revendiquait son bien est l’une des choses les plus terribles que j’ai entendues. »

Le père se rend chez Rebbe Azriel, exorciseur, qui tente tout pour désorceler la jeune femme et comprendre la raison de la possession. Mais l’esprit n’obtempère pas. Les deux hommes découvrent alors que Khonen est cette âme damnée qui habite Leye. Le père est convoqué en audience et doit rendre des comptes. Il comprend qu’il a brisé un serment de jeunesse. Lié d’amitié à Nissan, père de Khonen, les deux hommes s’étaient fait le serment de marier leurs enfants si leurs épouses respectives donnaient naissance l’un à une fille l’autre à un garçon. Nissan mourut avant la naissance de son fils, Sender perdit de vue la famille et oublia la promesse. Enfermé dans un cercle dessiné au sol, en tête à tête avec son passé et la promesse manquée, il se voit condamné à donner la moitié de sa fortune. Quand l’esprit enfin fut chassé au bout de la énième séance d’exorcisme, Sender convoqua le riche prétendant choisi pour reprendre la cérémonie du mariage. Mais définitivement offerte à Khonen son Elu, Leye rendit son dernier soupir.

Un travail intense qui repose sur les acteurs – l’interprétation de Louise Moaty en Leye est particulièrement forte -, une scénographie sobre avec quelques objets symboliques, des entrées et sorties par le fond de scène, des musiques judicieusement présentes, populaires et religieuses, avec des chœurs enregistrés mêlés au chant des acteurs – compositeur Aurélien Dumont, chef de chant et soliste Paul-Alexandre Dubois – telle est l’écriture scénique que propose Benjamin Lazar. Son Entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts, ouvre sur le fantastique et dans un au-delà sans effets spéciaux, il porte avec intelligence et clarté la complexité de la pièce.

Après plusieurs spectacles s’inscrivant dans une esthétique baroque où la musique toujours occupe une place maîtresse, Benjamin Lazar s’engage avec Le Dibbouk sur les chemins complexes de la mémoire – ceux de la culture yiddish du début du XXème – et signe ici, accompagné de Louise Moaty comme collaboratrice artistique, un travail plein de questionnements.

 Brigitte Rémer

Théâtre Gérard Philipe Centre Dramatique National de Saint-Denis – du 25 septembre au 17 octobre 2015. Avec : Paul-Alexandre Dubois, Simon Gauchet, Éric Houzelot, Benjamin Lazar, Anne-Guersande Ledoux, Louise Moaty, Thibault Mullot, Léna Rondé, Alexandra Rübner, Stéphane Valensi, Nicolas Vial, Pierre Vial – et les instrumentistes : Martin Bauer violes – Patrick Wibart serpent et autres instruments – Nahom Kuya cymbalum et percussions – chorégraphie Gudrun Skamletz – scénographie Adeline Caron – lumières Christophe Naillet – costumes Alain Blanchot.

 En tournée : Théâtre du Beauvaisis à Beauvais, 12 et 13 novembre – Scène Nationale de Cherbourg, 19 et 20 novembre – Maison de la Culture d’Amiens, 23 au 27 novembre – Théâtre de la Foudre, Petit Quevilly CDN de Haute Normandie, 1er et 2 décembre – Théâtre Jean Vilar de Suresnes, 5 et 6 décembre – Espace Jean Legendre, Compiègne : 10 décembre – MC2, Grenoble, 9 au 13 février 2016 – Grand Théâtre/les théâtres de la Ville de Luxembourg, 16 et 17 février – La Criée à Marseille, 24 au 26 février – TNP Villeurbanne, 1er au 6 mars – Théâtre de Cornouaille/Scène Nationale de Quimper, 9 mars – Théâtre Municipal de Caen, 15

Battlefield, d’après Le Mahabharata

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Texte de Peter Brook, Jean Claude Carrière et Marie Hélène Estienne. Mise en scène de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, au Théâtre des Bouffes du Nord, en anglais surtitré en français.

Le sol est rouge désert, comme le cadre et le fond de scène. Le Mahabharata, ce livre sacré de l’Inde et grand poème épique datant des derniers siècles av. JC relate la « Grande Geste » des Bharata. Il n’est plus cette longue chronique de neuf heures aux personnages poétiques et guerriers qui avaient captivé le public de la carrière Boulbon en 1985, lors du Festival d’Avignon. C’est aujourd’hui un tout autre travail qui est présenté, réalisé par le maître des lieux avec Marie Hélène Estienne, d’après la pièce de Jean-Claude Carrière issue du texte originel, et avec une nouvelle équipe – quatre acteurs : Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan et un percussionniste, Toshi Tsu­chi­tori dont les mains battent l’instrument avec la légèreté des ailes de papillon -. Et la magie opère tout autant.

« Le Mahabharata est une épopée, avec des héros et des dieux, des animaux fabuleux. En même temps, l’œuvre est intime. C’est-à-dire que les personnages sont vulnérables, pleins de contradictions, totalement humains » disait Peter Brook il y a une trentaine d’années. De cette épopée immense constituée de multiples micro-récits, le metteur en scène et son équipe en restituent aujourd’hui l’aspect intime et mettent en exergue la vulnérabilité des personnages.

La pièce commence par la description du champ de bataille, de manière réaliste et crue, avec ses milliers de morts, à la fin d’une guerre fratricide opposant deux branches d’une famille royale : les cent frères Kauravas à leurs cinq cousins, les Pandavas, guidés par l’aîné, Yudishtira. « Les femmes cherchent leurs maris » constate-t-on et nombre de morts ne recevront pas le rite funéraire qui leur est dû.

Dans ce paysage après la bataille, la révélation de Kunti, la mère, à son fils Yudishtira, le glace : Karna, l’ennemi de toujours, tué pendant le combat, était de sang royal : Surya, dieu soleil, était son père, mais cette naissance hors mariage mettant la mère en difficulté, l’enfant fut déposé sur le Gange avant d’être recueilli par un charretier qui le nomma Karna et l’éleva comme son fils. Poursuivant ses aveux, elle se nomme comme étant cette mère ayant abandonné ce fils, au fil de l’eau. Puis elle ajoute, en référence à cette guerre fratricide : « Il t’a laissé gagner. » Le choc est grand pour Yudishtira meurtrier de son frère sans le savoir, qui s’exclame, brisé : « Cette victoire est une défaite ! » Et il décide de partir cacher sa honte au coeur de la forêt. Mais sa mère l’implore et lui demande de gouverner : « Non ! Qui peut sauver le monde ? Toi… On a besoin d’un roi juste et généreux… La terre a besoin de toi pour retrouver son harmonie… Yudishtira, protège ton peuple, protège les pauvres… La vie a des milliers d’yeux. »

S’ensuivent une succession de narrations comme autant de contes, paraboles porteuses de signes et de messages, métaphores et récits remontant le temps jusqu’à l’enfance : Le chasseur et le serpent évoque le surnaturel par l’intermédiaire de Yama, dieu de la mort ; L’histoire du faucon et du pigeon place le Roi dans la balance de la Justice – « Le bonheur n’existe pas, même au Paradis. » Le ver de terre craignant d’être écrasé, pose un fond de discours philosophique. Krishna ainsi que les divinités du Gange apparaissent, les cris de deuil retentissent, Kunti, mère de Yudishtira, repart vers le fleuve : « Kunti, oublie ton chagrin. »

Lui, proche de Dharma le Sage, symbole de la Justice, revêt le manteau rouge, porte le bâton prophétique et fait des sacrifices comme le veut la tradition. « Le Destin nous gouverne tous » lui disait sa mère. Il suit ses conseils et redistribue ses richesses – offrant couvertures et bâtons au public – donne son or aux pauvres, et change la Loi. Pendant le règne de Yudishtira, le peuple fut heureux, dit-on.

Le vieux roi Dritarashtra, qui vient de perdre tous ses fils, et son neveu, et que Yudishtira appelle tendrement Father, est écrasé de chagrin, tous deux sont animés du même remord. Au solstice, le vieil homme décide de partir sur les routes, à la recherche de la mort : « Je vais me libérer de mon corps.. » dit-il. Kunti l’accompagne espérant le repentir. « Je veux la paix dans mon cœur… Laisse mon esprit être libre… » La consultation de l’oracle et la recherche de vérité placent les acteurs à tour de rôle, en position de conteur et de narrateur. Un châle rouge, un jaune, suggèrent. Le fond de scène s’embrase, incendie dans la forêt. Et quand Yudishtira les retrouve, chacun a ses visions : « Laisse-nous. Va accomplir ton devoir en ville ». L’aveugle voit ses fils guéris, Kunti évoque Karna et les autres : « Je les vois retourner au fleuve »…

Une vingtaine d’années plus tard et après la mort des anciens, des présages semblent porteurs de danger – la guerre est arrivée et arrivera encore – et la peur s’installe. Nouvelle parabole : sous un figuier, un garçon assis, qui avale le conteur. « J’ai vu des planètes, des galaxies… J’ai marché dans son ventre… Suis entré par la bouche puis en fus expulsé… Et tous deux devisent : « J’espère que tu t’es bien reposé. »

Le geste théâtral est ici épuré et permet d’aller à l’essentiel, la recherche de vérité, porté par des acteurs conteurs dirigés avec le talent Peter Brook et sa signature, semblable à nulle autre. Et cette guerre fratricide n’est pas d’un autre temps, elle nous place au cœur de l’actualité dans notre aujourd’hui tourmenté.

Brigitte Rémer

D’après Le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière – Adaptation et mise en scène Peter Brook et Ma­rie-Hé­lène Es­tienne – Musique Toshi Tsu­chi­tori – Costumes Oria Puppo – Lumières Phi­lippe Via­latte – Avec Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan.

Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010. Paris – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – Jusqu’au 17 octobre 2015

 

 

 

Andreas, d’après Le Chemin de Damas

© Bernard Coutant

© Bernard Coutant

Créé au Cloître des Célestins lors du dernier Festival d’Avignon, présenté à La Commune – CDN d’Aubervilliers dans le cadre du Festival d’Automne, Andreas a pour source la première partie du Chemin de Damas d’August Strindberg, adaptée, traduite et mise en scène par Jonathan Châtel.

Strindberg écrit cette première partie à Paris en 1897, après une grave crise existentielle qui fait basculer sa vie, et qu’il relate dans Inferno, chambre d’écho de ses souffrances. Dix ans plus tôt il avait écrit un réquisitoire d’une rare violence contre la femme dont il se séparait, Le Plaidoyer d’un fou, « livre interdit » auquel vraisemblablement il fait allusion dans son Chemin de Damas. La rédaction de la seconde partie de la pièce a suivi de près la première, puis une troisième éditée en 1904, qui parle de renoncement et de résignation menant L’Inconnu à se réfugier dans un cloître – le Prieur lui demandant : « Qu’es-tu venu chercher ici ?… La paix ?… Mais puisque la vie n’est qu’une lutte, comment espères-tu trouver la paix parmi les vivants ? ». Les premières pièces de Strindberg – Père, Mademoiselle Julie ou Créanciers – d’un style plus naturaliste, permettaient le dialogue et la confrontation, Le Chemin de Damas relève plutôt du monologue et de l’expression d’un chaos intérieur.

Le Chemin de Damas – Andreas aujourd’hui, met aux prises un homme usé et seul face à lui-même et à sa vie défaite, face à des hallucinations, à la folie qui le guette, à des puissances obscures qui le guident. Blessé et révolté de toujours, l’Inconnu, alias Andreas reconnaît : « J’ai grandi le poing contre le ciel… » Dans ce fondu enchaîné de rêves avortés et d’une grande solitude nourrie d’errance et d’égarements, sa rencontre avec La Dame, alias Ingeborg, alias Eve à son image, le fait espérer. Ecrivain maudit, il superpose son monde virtuel au monde réel et dévisse dans les abîmes de la littérature : « Ecrivain, tu travestis la réalité… » dit-il. Son dernier ouvrage est anathème, il en interdit lecture à La Dame qui prête serment, et l’entraîne dans sa fuite en avant.

Malédiction, perte de réalité, crises, apparitions, jeux de rêves et dédoublements forment les sinuosités du parcours sur lequel les deux protagonistes s’engagent. Elle, donne sa confiance et quitte la maison familiale et son époux Loup-Garou, médecin de son état. Lui, parle d’amnésie, de possession par les trolls et de Lucifer, construisant ses apparitions et ses visions : rencontre avec le Mendiant, mi-confesseur mi-tentateur ; refuge chez les parents de la Dame bercés de religion, évoquant le bien le mal, la culpabilité et la réparation dans un rapport troublant au double, car Nathalie Richard, magnifique actrice interprétant La Dame, tient aussi le rôle de La Mère ; suspicion autour des fleurs dont il connaît langage et vertus – la rose de Noël, mandragore soignant la folie, serait en fait synonyme de méchanceté et de calomnie – paranoïa face au monde et isolement momentané dans un asile du Bon Secours. L’auteur se plaît à troubler lecteur et spectateur en ces effets de kaléidoscope, jeux de miroirs et de dédoublements.

« Strindberg ne donne-t-il pas aux lecteurs du Chemin de Damas l’impression d’avoir pressenti les grands thèmes de la doctrine freudienne ? N’a-t-il pas, à l’avance, créé la forme de drame qui convenait le mieux pour l’ère de la psychanalyse ? Son théâtre du rêve n’introduit-il pas d’emblée dans le domaine du subconscient ? » s’interrogent, dans la Préface du Chemin de Damas, Maurice Gravier et Alfred Jolivet, talentueux analystes de Strindberg. L’Inconnu, superbement interprété par Thierry Raynaud dans une recherche d’absolu, est cet autre fragile et habité. Mais il ne se retourne pas, comme le voudrait La Bible dans son retournement de Saul sur le chemin de Damas et lutte contre ses démons, jouant avec les limites : « Pourquoi tout revient-il ? J’ai vu défiler ma vie : l’enfance, l’adolescence… »

Le propos de Strindberg est magnifiquement servi dans cette mise en scène dépouillée, intime et pleine d’intensité : à peine quelques éléments de construction symbolisent différents espaces ; des portes coulissantes en fond de scène, discrètement réfléchissantes, permettent l’effleurement de quelques reflets et oeuvrent à la démultiplication des personnages, jusqu’aux silhouettes finales qui s’estompent, à la fin du spectacle. Artiste associé à la Commune CDN d’Aubervilliers, Jonathan Châtel d’origine franco-norvégienne avait été remarqué avec Petit Eyolf traduit et adapté d’après Ibsen. Avec Strinberg aujourd’hui, il entre dans une même démarche, traduit, adapte et met en scène, dirige les acteurs avec finesse et intensité et laisse le spectateur avec cette impression que décrivait si bien S.I. Witkiewicz : « En sortant du théâtre on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable, caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre. » Du grand art !

Brigitte Rémer

Avec Thierry Raynaud, L’Inconnu – Nathalie Richard, La Dame, La Mère – Pierre Baux, Le Médecin, Le Mendiant, Le Vieillard – Pauline Acquart La Fille, La Religieuse – Collaboration artistique Sandrine Le Pors – Assistant à la mise en scène Enzo Giacomazzi – Scénographie Gaspard Pinta – Lumière Marie-Christine Soma – Costumes Fanny Brouste – Musique Étienne Bonhomme.

La Commune Centre Dramatique National d’Aubervilliers www.lacommune-aubervilliers.fr – Tél. : 01 48 33 16 16 et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 17 – Jusqu’au 15 octobre 2015

 

Le Réformateur, de Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Texte traduit par Michel Nebenzahl, mis en scène par André Engel, interprété par Serge Merlin et Ruth Orthmann.

L’œuvre de Thomas Bernhard (1931-1989) s’inscrit sur le versant de la provocation, du cynisme et des frontières entre la vie et la mort, son parcours en filigrane. L’auteur nourrit un ardent sentiment d’amour-haine envers son pays, l’Autriche, et envers les autres, son écriture pour Manifeste.

Publié en 1979 en Allemagne, Le Réformateur est le lieu de l’ironie et de la fureur de vivre – ou de sa difficulté –  que traduit ici Serge Merlin avec une excessive virtuosité. La pièce avait été créée en 1991 par André Engel, pour et avec l’acteur, elle est aujourd’hui reprise en sa même configuration scénographique : un intérieur bourgeois avec fenêtre sur jardin, un fauteuil Voltaire sur une estrade tel un trône au fond duquel l’acteur se blottit, drapé dans sa détestation des autres et sa misogynie. A ses côtés une femme, mi-servante mi-compagne, quasi muette et désaveu de tous ses instants, qui surgit de son office et obtempère à ses moindres désirs : victime et bourreau, ou grand simulacre ? « Ferme la fenêtre, je hais les gazouillis… » dit-il en distributeur d’ordres et faiseur de désordre.

La pièce se déroule au moment où le Réformateur embéquillé se prépare à recevoir le titre de Docteur Honoris Causa, pour son Traité de la Réforme du monde et fait semblant de s’y préparer, mettant les petits plats dans les grands. Le Recteur de la Chaire de la Ville de Francfort soi-même doit venir le lui remettre à domicile. « Je veux les réduire à néant et ils me distinguent pour cela ! » remarque-t-il avec une pointe de fierté et une grande causticité. Entre le quotidien, dont la monotonie le lasse et qu’il essaie de tromper par la rédaction de savants menus plein de nouilles et d’œufs à la coque jamais à point, et la mise en scène de l’événement dont il se moque éperdument, son titre Honoris Causa, il rugit, vocifère et envahit la scène à la manière des atrabilaires de Molière : « Je suis un monstre irréformable… » clame-t-il, passant du coq à l’âne avec vélocité autant qu’avec férocité.

Du lavement des pieds au tricot d’un passe-montagne à quatre aiguilles et de la partie de cartes au piège à rat, l’univers du Réformateur oscille de conformisme à outrance, à non-conformisme débridé. « Nous aimons notre vie et nous la haïssons. » Entre mégalo et délire de persécution, ses apartés vont au poisson rouge, son confident. Et quand ladite cérémonie se tient, après l’arrivée protocolaire d’un Chancelier en perruque et jabot, la rencontre vire au fiasco et au pugilat, les insultes fusent et le diplôme Honoris Causa finit en miettes.

L’histoire de cette tragi-comédie, plus comédie que tragédie en cette version Engel-Merlin, se ferme sur une belle image de la servante à la fenêtre façon Vermeer qui bascule dans le vide suite à la dernière provocation de son Réformateur et maître, grand cabotin devant l’éternel, qui pourra délirer seul encore longtemps, sur la réforme du monde.

Brigitte Rémer

Avec Serge Merlin – Ruth Orthmann – Gilles Kneusé – Nicolas Danemans – Thomas Lourié – mise en scène André Engel, assisté de Ruth Orthmann – décors Nicky Rieti – costumes Chantal de la Coste – lumières André Diot – son Pipo Gomes – Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Théâtre de l’œuvre, 55, rue de Clichy, 75009 – Jusqu’au 11 octobre – Tél. : 01 44 53 88 80 – www.theatredeloeuvre.

 

 

 

 

 

 

 

« 887 » – Ex Machina – Robert Lepage

©Erick Labbé

©Erick Labbé

Spectacle présenté au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne –   Conception, mise en scène et interprétation de Robert Lepage.

Seul en scène, Robert Lepage arrive dans son manteau noir comme s’il cherchait l’issue de secours, un peu par effraction et prend le spectateur par la main : merci d’éteindre vos téléphones portables… Il l’introduit en douceur dans son histoire familiale et celle du Québec, et se souvient.

Ce magicien du quotidien et raconteur d’anecdotes présente son univers comme si on était l’un de ses proches et laisse sa carte de visite : son numéro de téléphone s’affiche – 681 5031, son adresse – 887 avenue Murray, à Québec, appartement de son enfance. C’est là qu’il vit avec ses parents, ses frères et sœurs et une grand-mère qui ne se souvient plus, dans la ville haute quartier Montcalm près des plaines d’Abraham, pour une famille qui, dit-il, vient de la ville basse, classe sociale plus modeste. Années 60, période de l’enfance et de l’adolescence, entre deux et douze ans et demi. Galeries de portraits des familles de l’immeuble, travail du père chauffeur de taxi la nuit, solitude de l’enfant, découverte du théâtre avec les jeux d’ombres inventés en compagnie de sa petite sœur, tout passe par les yeux de l’enfant. On entre chez lui en toute intimité comme on rentre chez soi, ou comme on joue à la marelle traversant ciel et terre, entre traces lointaines et mémoire récente.

Une scénographie artisanale et ingénieuse, réglée comme une horlogerie suisse, – huit manipulateurs sont en coulisse – illustre sur plateau tournant comme un manège, l’univers du raconteur – séquence par séquence – gai, fantaisiste et ludique : immeuble en modèle réduit avec personnages aux fenêtres qui apparaissent et disparaissent, lit superposé devenant castelet, cuisine moderne et discussion avec Fred, taxi miniature rappel du père. L’image investit avec habileté les constructions, apporte des précisions et n’est jamais envahissante.

Aux souvenirs personnels et familiaux se mêle la mémoire collective et l’Histoire d’un Québec à la recherche de son identité : oscillations entre l’anglophonie aux commandes et la francophonie laissée pour compte ; lutte entre souverainistes et fédéralistes avec les morts du Front de Libération du Québec, le FLQ ; écarts entre classes sociales et injustices vite repérées ; discours de De Gaulle en 67 – Vive le Québec libre – dont on sait les répercussions ; langue française et révoltes ; début de la Révolution tranquille pariant sur une autre modernité ; drapeau revu et corrigé et identité chavirée par le changement du nom des rues. Le Je me souviens, cette devise du Québec à l’enseigne de tous les véhicules, vient de ces luttes : « Je me souviens…Que né sous le lys… Je croîs sous la rose… I remember… That born under the lily… I grow under the rose », le lys représentant la France, la rose la couronne britannique.

Pour Robert Lepage l’effort de réconciliation avec le passé suit l’apprentissage du poème Speak white, qui structure le spectacle. Signé de Michèle Lalonde en 68, il fait référence aux champs de coton nord-américains où le parler créole est interdit, expression reprise pour dévaloriser les Québécois et leur parler francophone. Pour le 40ème anniversaire de ce poème qui a valeur de prise de conscience, le raconteur est chargé de l’apprendre par cœur et de le réciter, mais il bute sur ce pan de mémoire et n’imprime rien, comme un refus.

Le parcours de Lepage est singulier, le tissage de liens artistiques avec la France fut lent. Ses premières représentations à la fin des années 80 eurent lieu à Maubeuge et Limoges, Paris fut capricieux. Auteur dramatique, metteur en scène, acteur et réalisateur, il aborde enfin la capitale avec cinq spectacles présentés au Festival d’Automne 1992 : Les Aiguilles et l’opium, Le Polygraphe et une Trilogie de Shakespeare. Quelques années avant on avait pu voir sa Trilogie des dragons, qui obtint en 1987 le Grand Prix du Festival de théâtre des Amériques. Ce spectacle marquait un virage dans l’écriture scénique et montrait le chemin d’une nouvelle forme de récit et de sensibilité théâtrale.

De créations collectives – dans lesquelles il est capitaine de vaisseau – en créations solos, Robert Lepage s’invente des univers radicalement diversifiés. Artiste multidisciplinaire et inventeur à mains nues il puise dans les arts de la scène, de la rue, dans le cinéma, la musique et les mots. Ses spectacles surprennent toujours et son artisanat n’a d’égal que sa poésie. Il a mis en scène deux concerts de Peter Gabriel, en 1993 et 2002, travaillé avec le Cirque du Soleil, signé de nombreuses mises en scène et souvent joué. Il a créé à Québec, en 1994, un centre interdisciplinaire de production rassemblant son équipe Ex Machina, qu’il qualifie de système solaire et ouvert en 1997 son espace de travail, La Caserne, un lieu emblématique. Ancienne caserne des pompiers de Québec aménagée en studios, des projets spéciaux nourris de théâtre, d’images et de musiques y incubent, et tous les arts se contaminent les uns aux autres.  

8-8-7 est une formidable fresque où la simplicité de l’acteur témoigne de l’enfance, inscrite dans un moment d’Histoire – celle du Québec, et dans la normalité quotidienne de sa famille. Elle est aussi un bel hommage au père, aujourd’hui l’absent, avec l’image finale et bouleversante du raconteur qui prend place à l’arrière d’un taxi.

Brigitte Rémer

Direction de création, Steve Blanchet – Dramaturge, Peder Bjurman – Assistante à la mise en scène, Adèle Saint-Amand – Musique originale et conception sonore, Jean-Sébastien Côté – Conception des éclairages, Laurent Routhier – Conception des images, Félix Fradet-Faguy – Collaboration à la conception du décor, Sylvain Décarie – Collaboration à la conception des accessoires, Ariane Sauvé – Collaboration à la conception des costumes, Jeanne Lapierre – Production Ex Machina.

Théâtre de la Ville, Place du Châtelet, 9 au jeudi 17 septembre – Tél. : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 13, puis tournée au Canada, en France et à l’étranger.

 

 

Les géants de la montagne

©Elisabeth Carecchio

©Elisabeth Carecchio

Pièce de Luigi Pirandello, traduction, mise en scène et scénographie, de Stéphane Braunschweig à La Colline – Théâtre national.

Pirandello démarre sa carrière d’écrivain en éditant des nouvelles, genre qu’il poursuivra tout en écrivant du théâtre. Il publie ses premières grandes pièces à partir de 1917 et entreprend en 1928 l’écriture des Géants de la montagne, conçue comme sa grande œuvre mais qu’il n’achève pas. Il meurt en 1936, deux ans après avoir reçu le Prix Nobel de littérature. « Les Géants de la montagne écrit-il à son amie Marta Abba, sont le triomphe de l’Imagination ! Le triomphe de la Poésie, mais en même temps la tragédie de la Poésie dans la brutalité de notre monde moderne ».

On trouve dans cette pièce le fil conducteur de tout son théâtre, ses obsessions, avec le thème du théâtre dans le théâtre, du sens de l’art –. La trame repose sur une troupe de comédiens menée par la Comtesse Ilse qui, à bout de force, cherche désespérément un lieu où présenter son spectacle : La Fable de l’enfant échangé. La troupe arrive devant une maison singulière et retirée du monde où résident des marginaux nommés par l’auteur les Poissards, maison ressemblant davantage à un hôpital psychiatrique ou à une fin du monde qu’à une villa ordinaire. Cotrone, sorte de directeur de conscience et philosophe, dirige ce curieux phalanstère semblable à une cité des morts-vivants et propose à la troupe d’y donner les représentations. Mais les acteurs se sentent peu d’affinités avec cette communauté hôte et par ailleurs Ilse tient à jouer devant un vrai public, par respect pour l’auteur, amoureux d’elle sans retour et de ce fait mort tragiquement.

Quatorze acteurs – un beau plateau – portent la pièce de Pirandello présentée à La Colline dans une nouvelle traduction de Stéphane Braunschweig qui connaît bien l’univers pirandellien. Il avait mis en scène Vêtir ceux qui sont nus en 2006 et Six personnages en quête d’auteur en 2012, qu’il considère comme le négatif des Géants de la montagne. C’est une pièce qui interroge la place de l’art et le rôle du théâtre dans la société, le rapport au réel et l’illusion, qui parle en clair–obscur de l’imaginaire. Elle est sous-tendue par une menace sourde, celle des géants de la montagne que l’on ne voit ni n’entend mais qui, refusant l’art et le rêve, pourraient faire référence au fascisme ambiant de l’époque.

L’invention scénographique permet de jouer entre le dedansavec ces personnages fantasmagoriques et la folie philosophique de Cotrone, personnage interprété avec justesse et passion par Claude Duparfait – et le dehorsle théâtre d’Ilse, rôle interprété avec sensibilité par Dominique Reymond -. La villa est une sorte de grand castelet labyrinthe tout de transparence, placé au centre du plateau, lieu du rêve et de la fantaisie où l’on voit ces personnages marionnettes déambuler. Il pivotera une ou deux fois et s’enflammera sous l’effet d’une animation vidéo. En même temps cette belle construction barre l’espace et limite la mobilité des acteurs. « Nous sommes ici comme aux lisières de la vie » dit Cotrone à Ilse.

Stéphane Braunschweig s’est emparé du débat philosophique pirandellien et de cette réflexion sur l’art, et les transforme en théâtre. D’autres l’ont fait avant lui dont Giorgio Strehler, Bernard Sobel et  Georges Lavaudant.  « Nous, il nous suffit d’imaginer, et les images prennent vie d’elles mêmes. Il suffit qu’une chose soit bien vivante en nous, et elle se représente d’elle-même selon le cours spontané de sa vie propre… » dit Cotrone.

Chaque metteur en scène décide de la fin de la pièce. Stéphane Braunschweig ferme le spectacle sur la lecture de La Fable de l’enfant échangé, une idée juste. Et l’œuvre garde sa part de mystère.

Brigitte Rémer

Avec : John Arnold, Elsa Bouchain, Cécile Coustillac, Daria Deflorian, Claude Duparfait, Julien Geffroy, Laurent Lévy, Thierry Paret, Romain Pierre, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Marie Schmitt, Jean-Baptiste Verquin, Jean-Philippe Vidal.

La Colline – Théâtre national, 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta – Site : www.colline.fr – Tél. : 01 44 62 52 52 – Du 2 au 17 septembre et du 29 septembre au 16 octobre 2015.

En tournée : à Bonlieu-Scène nationale d’Annecy, du 4 au 6 novembre – Théâtre du Gymnase à Marseille, du 10 au 14 novembre – au Théâtre Olympia/CDN de Tours, du 18 au 26 novembre – au CDN de Besançon Franche Comté, du 2 au 5 décembre – au TNS de Strasbourg, du 10 au 19 décembre. Texte publié aux Solitaires Intempestifs, dans une traduction de Stéphane Braunschweig.

 

Lancement de Saison au L.E.M. de Nancy

Marion Vedrenne ©Laurent Michelin

Marion Vedrenne ©Laurent Michelin

Deux soirées d’ouverture lanceront la Saison 2015-2016 du L.E.M. – Lieu d’Expérimentation Marionnette – les jeudi 11 et vendredi 12 septembre, de 18h15 à 22h30. La Fête sera au rendez-vous. Au programme, deux spectacles, et deux voyages en musique :

Eternités, de et avec Marion Vedrenne, création réalisée en compagnonnage – marionnette à la cie En Verre et contre Tout. « Dans le silence qui dure des éternités, j’attends qu’on me remonte, qu’une main tourne la petite clé que j’ai dans le dos… Quand quelqu’un ose tourner la clé, comme ça, pour voir ce que ça fait, ça commence à parler et à faire, des mots et des gestes oubliés. Sans filet, deux corps s’avancent l’un vers l’autre, l’aventure commence ». Eternités, un solo marionnettique, comme un geste d’amour et d’acrobate, sur un fil, sans filet ; texte de Gilles Aufray ; regards extérieurs Laurent Michelin et Brice Coupey.

Placard, de la compagnie Hic et Nunc. « C’est une boite en forme d’armoire qui peut accueillir un ou deux acteurs pour un à quatre spectateurs. A l’intérieur du placard, les personnages sont restés bloqués dans un morceau de temps. Ils livrent à l’inconnu une petite cruauté, un secret, un rêve éteint. Le grain de sable qui, sans doute, a interrompu la mécanique de leur mémoire. C’est l’histoire de quelqu’un qui serait resté coincé quelque part dans ses souvenirs, quelqu’un qui ne peut plus raconter qu’un fragment de son histoire… »

Topazes, duo acoustiques guitares – Un voyage acoustique et humain, à travers le temps et l’espace. Un voyage en guitare, Folk, Classique, Dobro… Un voyage à travers le chant! D’Eric Clapton à Django Reinhardt, du Classique au Jazz en passant par la Pop, le Blues, le Folk, la Bossa et la Chanson Française ! Tout en douceur, avec juste ce qu’il faut de turbulences.

Vent d’Anges, ensemble musical dirigé par Loris Binot. Programme varié avec des compositions de Loris Binot, des arrangements sur des thèmes jazz d’Herbie Hancock, Don Cherry etc., des thèmes de musiques traditionnelles et des thèmes rock. Les treize musiciens mêlent jazz, world, rock, musiques improvisées et groove.

La Compagnie En Verre et contre Tout pilote depuis plusieurs mois ce lieu de création situé au coeur de Nancy, à deux pas de la Place Stanislas. Elle y fait un travail exemplaire basé sur l’art de la marionnette, en terme de création, programmation et formation, et assure avec intelligence et sensibilité la rénovation d’un bâtiment laissé pour compte. A suivre de très près !

Brigitte Rémer

Contact : Le LEM – Compagnie En Verre et contre Tout – 11 Grande Rue, 54000 Nancy – Site : www.lelem.fr – Tél. : 03 83 35 35 14 – email : contact@lelem.fr – Gratuit jusqu’à 20h – Ensuite, 6 euros, pour Eternités et Vent d’Anges. Réservation conseillée.

 

Sans objet

© Aglaé Bory

© Aglaé Bory

Théâtre visuel d’Aurélien Bory, dans le cadre du programme Paris Quartier d’été, au Théâtre de la Cité Internationale.

Multiforme, le travail d’Aurélien Bory côtoie toutes les disciplines entre autre la danse, les arts visuels, le théâtre, le cirque et la musique. Il inscrit la question de l’espace au cœur de sa démarche et crée ses propres scénographies. C’est un agité des sciences et des techniques, ses spectacles sont forcément singuliers et ne se ressemblent jamais. Bory expérimente et emballe sa vision dans une enveloppe poétique, burlesque et dérisoire. Dans Sans objet, la protagoniste est une machine à bras de fer, articulée, ni ange ni bête, plantée là, au milieu du plateau, lourde et gracieuse.

Comme Christo emballait son Pont-Neuf, Bory emballe sa machine infernale, dévoilée par deux acteurs acrobates vêtus de noir, jouant les petits mécanos à la Keaton, et coud l’espace de ses super marionnettes sorties de chez Kleist. Mais la messe est vite dite entre une machine à la mobilité sous contrôle qui mène la danse et règne en maître, et deux petits personnages animés qui tentent le dialogue avec la belle inconnue. David contre Goliath, l’absurde au rendez-vous. « Les acteurs n’avaient qu’une consigne. Être réceptif, passif, se laisser guider, s’accrocher. Ainsi Olivier Alenda et Olivier Boyer ont adapté leur corps à celui du robot… » dit le metteur en scène.

La bâche plastique qui, au début, recouvrait la machine, dans la dernière partie dérobe le premier rôle et brusquement se dresse en rideau de scène. Le premier impact d’une balle comme perdue, tirée du plateau, surprend le spectateur pris pour cible, puis deux puis trois, puis de nombreux impacts viennent faire des trous dans l’emballage, laissant filtrer la lumière comme des étoiles voie lactée ou comme dans les bains maures les faisceaux de lumières venant du plafond.

« Complètement sorti de son contexte industriel, le robot devient inutile. Et dans sa fonction perdue ne nous rappellerait-il pas la nature de l’art : être absolument sans objet ? » dit Aurélien Bory. On s’ennuie quand même un peu car l’incarnation machine et sa mise en contexte sont d’acier trempé. Le débat sur le rôle de l’art reste ouvert.

 Brigitte Rémer

Avec Olivier Alenda et Olivier Boyer – conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory – pilote programmation robot Tristan Baudouin – composition musicale Joan Cambon – Création lumière et régie générale Arno Veyrat – Conseiller artistique Pierre Rigal – assistante à la mise en scène et costumes Sylvie Marcucci – sonorisation Stéphane Ley – décor Pierre Dequivre – accessoire moniteur Frédéric Stoll – patine : Isadora de Ratuld – masques Guillermo Fernandez.

Vu au Théâtre de la Cité Internationale, 17 Boulevard Jourdan. 75014. www.theatredelacite.com et wwww.cie111.com. Paris quartiers d’été 2015.

Persona non grata

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Texte de Ceren Ercan et Gülce Uğurlu – mise en scène Ceren Ercan – en turc, sur-titré en français.

Le spectacle se déroule en temps réel et au présent tout en croisant le passé immédiat. Il interroge les années 2011 à 2015 avec retours en arrière et arrêts sur événements, dans le contexte social et politique de pays à la recherche de démocratie. Un couple mixte turco-égyptien sert la métaphore, elle turque, lui égyptien, tous deux élevés à l’occidentale. Le récit se situe entre Le Caire et Istanbul, deux villes pour toile de fond.

31 mai 2013, dans un cercle de lumière, comme un conteur, Ali est à l’aéroport et cherche un taxi, après les contrôles d’usage de plus en plus pesants – 11 janvier 2011, Egypte. La révolte gronde Place Tahrir. Khaled demande à sa femme, Bahar, de ne pas sortir. Elle, a besoin d’une pharmacie. La BBC informe de la mort de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant qui s’est immolé par le feu une semaine auparavant, le 4 janvier, en Tunisie. Le récit se fait par allers et retours entre les pays en révolution qui semblent avoir pour seule issue « soit Allah soit les militaires. » Les consignes circulent de ne pas trop parler aux autres, de se méfier de tout et de tous – 30 janvier 2011, Khaled, pilote de profession propose de quitter le pays, de partir, n’importe où, même à l’hôtel. La panique s’installe. « Chez moi, c’est désormais les hôtels, les avions… »

Passé – Maison lointaine 2012. Baris arrive à Istanbul et regagne la maison familiale où il retrouve sa sœur, Bahar et son beau-frère Khaled venus y séjourner quelque temps. Aux Etats-Unis, Baris avait des problèmes de colocation, il a approché la pauvreté, « on peut être SDF à New-York » raconte-t-il. De retour chez lui dans cette maison familiale occupée, chacun se raconte et regarde l’autre, proche et différent.

Passé – 2 maisons 2011. Baris et Bahar remontent le fil de leur enfance, de leur histoire. Baris fait l’inventaire des ses affaires et exprime son mécontentement de ne pas tout retrouver, distance et suspicion s’installent à travers les récits de vie : Istanbul, Etats-Unis, Le Caire. « C’est dur de rentrer chez soi sans boulot » dit l’un. « Il n’y a plus de chez soi, une chimère, une maison fantôme » dit l’autre. Dans tous les cas, le poids de la famille, comme une prison… Ces récits entrecroisés entre mémoire individuelle et mémoire collective, plongent au cœur de la réalité, montrant que le chaos social engendre chaos et désarroi personnel.

Le théâtre turc se fait rare sur les scènes de France, le spectacle proposé dans le cadre de Chantiers d’Europe est bienvenu, il donne à réfléchir sur l’altérité. Finement monté et dirigé par Ceren Ercan, les acteurs le portent avec vérité. La scénographie sert le propos avec efficacité et pertinence : une structure métallique pleine de cartons empilés qui font office de murs mais qui évoquent aussi le déplacement, le voyage et la mémoire, tantôt appartement au Caire ou maison d’Istanbul. Regard extérieur vers l’intérieur, jeu sur le dedans – l’intime, et le dehors – l’espace public, la vie quotidienne vue de la rue se superpose aux événements politiques, aux révoltes.

Brigitte Rémer

Avec Deniz Celigoğlu, Gülce Uğurlu, Bedir Bedir – traduction Mark Levitas – surtitrage Torticoli – Programme Chantiers d’Europe, à l’initiative du Théâtre de la Ville – spectacle présenté au Nouveau Théâtre de Montreuil-CDN, le 27 juin 2015.

Le Mariage de Maria Braun

© Arno Declair     Konto 600065 208 Blz 20010020    Postbank Hamburg  IBAN/BIC : DE70 2001 0020 0600 0652 08 / PBNKDEFF Veröffentlichung honorarpflichtig! Mehrwertsteuerpflichtig 7% USt-ID Nr. DE118970763   St.Nr. 34/257/00024 FA Berlin Mitte/Tiergarten

© Arno Declair

D’après l’œuvre originale de Rainer Werner Fassbinder – mise en scène Thomas Ostermeier – acteurs de la Schaubühne Berlin – spectacle en allemand surtitré en français.

Thomas Ostermeier dirige la Schaubühne depuis plus de quinze ans et aime les défis. Il parcourt le monde avec sa troupe et les spectacles qu’il monte, côtoie les plus grands auteurs – Büchner et Ibsen, Wedekind et Shakespeare, Lars Noren et Thomas Mann. Il avait créé Le Mariage de Maria Braun en 2007 au Münchner Kammerspiele, en a donné une nouvelle lecture en 2014 à la Schaubühne, qu’il présente aujourd’hui à Paris.

Le film de Fassbinder tourné en 1979 pour point de départ, Ostermeier s’empare du scénario comme d’un canevas, même processus que pour Mort à Venise en 2013 à partir du scénario de Visconti : il ne s’agit pas de l’adaptation d’un film, mais de la re-création d’un langage et d’un univers. Le Mariage de Maria Braun se passe dans les années cinquante et met en scène le parcours d’une femme dans ce contexte de l’immédiat après-guerre. Des images d’archives en ouverture voyagent sur un rideau plissé en fond de scène, donnant de la distance et un certain flou dans l’évocation de l’histoire, empreinte de nazisme : une petite fille aux tresses blondes, des rangées de femmes au cordeau comme une armée, l’ébauche d’un geste sorte de salut fasciste, les champs de fleurs. La lecture de lettres d’amour adressées au Führer, glace.

Sur le plateau avant même l’entrée du public se trouvent une quinzaine de fauteuils répartis dans l’espace, quatre acteurs – qui tiendront chacun plusieurs rôles, masculins et féminins – et l’unique actrice Maria Braun, qui y divaguent. On se croirait dans un grand hall d’hôtel ou d’aéroport, ou à l’entrée d’un grand complexe de cinémas, et le scénario se met en marche.

Maria Braun est entraîneuse dans un bar pour GI en attendant le retour du front de son mari Hermann, – ils étaient juste mariés quand il a dû repartir à la guerre – mais elle apprend qu’il aurait été tué. Elle devient entraîneuse et s’éprend d’un soldat. Hermann pourtant réapparaît et dans une bagarre à trois qui dégénère, Maria tue son client-amant. A la surprise générale lors du procès, Hermann s’accuse du crime et se retrouve en prison. Et chacun poursuit sa vie. Maria fait la rencontre d’un industriel, Karl, dans un train et entretient avec lui une relation, alors que lui semble réellement amoureux. Elle se glisse dans la peau d’une ambitieuse femme d’affaire, tout en gardant le secret espoir de vivre un jour avec Hermann et continue à lui rendre visite en prison.

Quand il est libéré et que Maria vient le chercher, elle apprend qu’il est déjà parti à l’étranger, le temps de « redevenir un homme » lui dit-il dans un message. Il s’engage à lui envoyer chaque mois une rose, comme gage de sa fidélité. Maria marque la distance avec Karl l’industriel, déjà malade, et s’achète une maison dans laquelle elle vit seule, attendant le retour d’Hermann. Plus tard, après la mort de Karl, Hermann revient enfin et le testament leur lègue sa fortune…

Dans les mains de Thomas Ostermeier l’histoire n’est pas l’essentiel, c’est le climat de l’après-guerre sur fond de nazisme et de montée du capitalisme qui prévaut, et le parcours de Maria Braun. L’intelligence de la direction d’acteurs sert le propos, avec finesse et sensibilité : des personnages aux identités troubles joués par d’excellents acteurs qui mettent perruques et robes à vue pour se glisser dans les rôles de femmes, une Maria Braun pleine de solitude, merveilleusement interprétée par Ursina Lardi, à la beauté hiératique et froide comme métaphore de l’Allemagne ; un unique décor suggérant les lieux traversés – bars, prison ou maison – le compartiment d’un train ou l’intérieur d’une limousine.

Cette mise en scène, parfaite et glacée, est tailladée de moments d’intimité où sensualité et érotisme s’expriment par quelques gros plans vidéos, comme l’image d’un glissement de mains sur vêtements soyeux – Maria Braun par moments rappelle Marylin – et le temps se suspend, plan contre plan, jusqu’au clap final qui laisse l’histoire en interrogation.

Brigitte Rémer

avec : Thomas Bading, Robert Beyer, Moritz Gottwald, Ursina Lardi, Sebastian Schwarz – texte du scénario Peter Märthesheimer, Pea Fröhlich – scénographie Nina Wetzel – costumes Ulrike Gutbrod, Nina Wetzel – dramaturgie Julia Lochte, Florian Borchmeyer – musique Nils Ostendorf – vidéo Sébastien Dupouey – surtitrage en français Ulrich Menke

Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, du 25 juin au 3 juillet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www. theatredelaville.com