Archives de catégorie : Arts de la scène

De la justice des poissons

© Pablo Fernandez

Conception, écriture et mise sur scène Henri jules Julien (France-Syrie) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone. Spectacle en français et en arabe.

Entre esquisse, conte philosophique et chronique contemporaine, l’objet est délicat, porté par une actrice-chanteuse et un contrebassiste. On dirait une enluminure qui sous son apparente simplicité se révèle des plus sophistiquée.

L’actrice arrive du fond de la salle, hauts talons, sourire aux lèvres écarlates, scénario à la main et monte sur le plateau entièrement dégagé où seule une main-courante en bois borde l’espace vide. Le musicien est présent et fait vibrer ses cordes. Elle, s’adresse au spectateur, droit dans les yeux, comme pour une conversation ou pour une conférence. Elle donne la règle de la rencontre qui est, non pas de dialoguer avec le public, « mais, avec le public, de dialoguer avec une idée. » Le texte s’y prête. Il parle des villes-refuges telles que l’Ancien Testament les mentionne, villes servant de havre de paix à ceux qui ont besoin de protection lorsqu’ils sont coupables d’homicide involontaire. Six villes refuges sont relevées : Kadech en Galilée, Sichem dans la montagne d’Ephraïm, Kyriat-Arba à Hébron, dans la montagne de Juda, Betsar dans le désert près de Jéricho, Golan, dans le Basan.

Le texte lu et conté parle de l’Autre et de l’altérité, de l’hospitalité, à la première personne du pluriel, nous, sujet – signifiant nous, habitants des villes européennes. Il est repris en seconde lecture, en changeant le nous par ils ou eux complément d’objet, pour établir un glissement des idées, les décentrer. Puis l’actrice s’efface et se fond dans le noir du mur, tandis que la contrebasse parle en solo, entre le chuchotement et le cri. Elle, revient, pieds nus, cheveux noués, et chante d’un chant profond les imprécations archaïques d’une sorte de mélopée. Sa voix est belle, son chant vient du fond des temps.

Le texte est dit une troisième fois, en arabe, langue maternelle de Nanda Mohammad, actrice syrienne. Sa présence souffle le chaud. Le duo qu’elle forme avec David Chiesa, contrebassiste, est subtil dans son imperceptible mobilité. Comme des constellations, chacun glisse et se déplace. Lui, fait corps avec sa table d’harmonie, tantôt frottant les cordes avec l’archet tantôt les pinçant, créant une ample déclinaison de sons, cherchant très loin les aigus, et faisant grincer son piquet sur le sol quand il danse avec l’instrument.

Henri jules Julien qui a élaboré le spectacle et l’a mis en scène, donne pour référence le philosophe Emmanuel Lévinas qui sait « dire l’humain de l’homme » et qui a particulièrement travaillé sur le concept d’éthique – « Rien n’est plus étrange ni plus étranger que l’autre homme et c’est dans la clarté de l’utopie que se montre l’homme. Hors de tout enracinement et de toute domiciliation ; apatridie comme authenticité. » La seconde référence choisie par le metteur en scène repose sur l’économiste indien Amartya Kumar Sen qui a reçu le Prix Nobel en 1998 pour ses travaux sur la famine, la théorie du développement humain, l’économie du bien-être, et sur la démocratie comme source du progrès social. Metteur en scène, producteur et traducteur, Henri Jules Julien vit au Caire depuis quatre ans et y multiplie les initiatives pour présenter les artistes égyptiens et syriens sur les scènes européennes.

Sur le plateau, la lumière tourne comme celle d’un phare ou comme des gyrophares émettant leurs signaux de détresse. Elle fait aussi penser à la danse des flammes dans la cheminée, qui éclaire épisodiquement les visages et sculpte des contre-jours. Ces villes-refuges qui semblent bien lointaines ne datent pas seulement de la plus haute Antiquité, elles sont peut-être encore à nos portes.

Brigitte Rémer, le 20 mars 2017

Avec Nanda Mohammad et David Chiesa (contrebasse) – lumière Christophe Cardoen. En tournée : 21 et 22 mars 2017, Théâtre Athénor, Saint-Nazaire – 4 et 5 avril, Institut Français d’Egypte-Mounira, Le Caire, dans le cadre du Festival D-Caf.

 

 

 

 

 

Providence

© Pascal Gely

Texte Olivier Cadiot – mise en scène Ludovic Lagarde – jeu Laurent Poitrenaux, au Théâtre des Bouffes du Nord.

On entre dans le cabinet de sonorités de Cadiot-Poitrenaux-Lagarde, mi-salon mi-atelier, dans une maison au bord d’un lac. Un homme s’y est retiré. Deux magnétophones font fonction de figures totems et officient, chambres d’écho et interlocuteurs pour l’acteur, seul en scène. Un long canapé et un panneau réfléchissant qui servira d’écran. Des cloisons aux grilles bleu-nuit laissent filtrer la lumière, comme des moucharabiehs.

Quatre histoires ont été compressées en une unité nommée Providence – du nom du quatrième récit – dont on ne comprendra pas tout. On se laissera couler dans les expérimentations de l’acteur bonimenteur démonstrateur qui fait des gammes compulsives sur ses magnétophones, s’enregistre et se répond, joue de mots et de bruitages, de sons et de musiques et dialogue avec lui-même par vidéo interposée. Le labyrinthe est complexe et malgré le fil d’Ariane le spectateur se perd, et se laisse perdre. Il est question d’un personnage et d’un auteur dont les points de vue divergent, d’un jeune homme qui se transforme en vieille dame, d’Illusions perdues à la Balzac, d’un vieil homme au bord du vide qui prépare sa conférence pour faire la preuve par quatre qu’il n’est pas tout à fait fou.

Ces séquences se mêlent et se tordent entre elles, sur fond de quadriphonie. Le verbe est dense, touffu, abstrait, il est intense et brumeux, et se transforme, à certains moments, en vapeur d’eau. L’acteur est convaincu, concentré, pince sans rire. Il mène son combat, seul au front, il est un et multiple, diseur et chef d’orchestre, il joue de vérité et de fiction, la providence pour lui. « C’est à la notion de personnage que le texte s’attaque. Qu’est-ce qu’un personnage ? En a-t-on besoin ? » reconnaît Laurent Poitrenaux qui excelle sur ces sentiers escarpés.

Cadiot-Poitrenaux-Lagarde en sont à leur troisième essai ensemble, c’est dire qu’ils se connaissent. Deux textes d’Olivier Cadiot ont été présentés et mis en scène par Ludovic Lagarde, interprétés par Laurent Poitrenaux, Le Colonel des Zouaves en 1997 et Un mage en été, en 2010. « Dans l’écriture de Cadiot tout est sans cesse en mouvement, les choses se font et se défont, se construisent de manière quasi rhapsodique, on ne peut se reposer seulement sur la seule continuité psychologique » note le metteur en scène.

Créé en novembre dernier à la Comédie de Reims, Centre dramatique national que dirige Ludovic Lagarde, Providence est un peu comme un objet volant non identifié, magnétique, poétique, fantastique, exigeant, millimétré, parfois dévastateur. L’Ircam y est partie prenante dans le travail du son. « Si on examine une vie entière, on trouvera le moment X où, à cause de la disparition d’Y, du départ de Z, de conditions de vie terrifiantes, de barbarie totale, ou d’une idée tout simplement, d’une idée terrible, vous avez été vraiment le plus mal, c’est inscrit – ça fait un pic à l’encre noire » écrit Cadiot qui se plait à parler par énigmes. Singulière est la narration, singulier le spectacle, un bel objet, cherchez l’erreur.

 Brigitte Rémer, le 13 mars 2017

Scénographie Antoine Vasseur/assistante Justine Creugny – lumières Sébastien Michaud – réalisation sonore David Bichindaritz – réalisation informatique musicale Ircam Sébastien Naves et Jérôme Tuncer – conseiller musical Jean-Luc Plouviercostumes Marie La Rocca/assistante Peggy Sturm – habillage Alice Françoismaquillage et coiffure Cécile Kretschmar/assistant Mityl Brimeur  – conception image Michael Salerno – collaboration image Romuald Ducrosconception graphique Cédric Scandelladramaturgie Sophie Engel/conseillère dramaturgique Marion Stoufflet assistante à la mise en scène Céline Gaudier mouvement Stéfany Ganachaud – ensemblier Éric Delpla – régie générale Jean-Luc Briand – régie vidéo Stéphane Bordonaro régie plateau Paul Argis.

Du jeudi 2 au dimanche 12 mars 2017 – Théâtre des Bouffes du Nord – 37 (bis), boulevard de la Chapelle – 75010 Paris – métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – En tournée : du 15 au 25 mars au Théâtre National de Strasbourg – du 29 au 31 mars à la Maison de la Culture d’Amiens, du 4 au 7 avril à la Comédie de Clermont-Ferrand, Maison de la Culture – Le roman Providence est publié aux Éditions P.O.L

 

Fatmeh

© Danielle Choueiry

Chorégraphie et mise en scène de Ali Chahrour (Liban) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Fatmeh est plus un rituel qu’une chorégraphie, un rituel de mort porté par les femmes : deux jeunes artistes, Yumna Marwan issue du théâtre, et Rania Al Rafei de la pratique vidéo ; et deux femmes symboles, véritables mythes du Moyen-Orient qui accompagnent la Traversée – Fatma, le rôle-titre, de son vrai nom Fatima-Zahra, qui signifie la Resplendissante, fille de Mahomet et Oum Kalthoum dite l’Astre d’Orient qui dans ses chansons-mélopées parle d’amour, de religion et de Nation. La mémoire collective agit en confluence.

Dans la pénombre, à la lueur de la pleine lune, s’exécutent les gestes sacrificiels d’autoflagellation, répétés jusqu’à l’abandon et la transe. On se dirait jour de Achoura, commémorant le prophète, le dix – asharah en arabe – du septième mois. Le spectacle commence par l’Epilogue, et se ferme sur le Prologue, une autre convention. Faut-il rembobiner nos mémoires et dérouler l’envers endroit en termes de méditation philosophique ou sont-ce les étapes du deuil et de la mort ? Trois titres de chapitres s’inscrivent sur l’écran/lune et déroulent leur récit, gestuel et musical : L’Absence, L’Impénétrable, Le Bien-aimé.

De l’icône à la danse orientale, de la lamentation à l’imprécation, de la prière à l’invocation, du silence, on traverse des chemins initiatiques, sensuels et sombres, entre le visible et l’invisible. La danse aux voiles noirs, les visages effacés avant dévoilement, le cygne noir de la séduction, les ondulations des corps, les rotations des derviches. Tout est maîtrisé et se dirige vers l’extase recherchée, au-delà des interdits.

A leur arrivée sur le plateau, les danseuses revêtent leurs robes-vêtements cérémoniels, posant leurs jeans tennis devant le public, avant de se donner jusqu’à l’anéantissement mystique. Simulation, illusion ? Comme au théâtre. Une belle présence et maîtrise en ce rituel de deuil où la danse apaise.

Spectacle de femme mis en scène par un homme. Ali Chahrour a étudié à l’Institut national des Beaux- Arts de Beyrouth avant de suivre un cursus universitaire en danse dramatique. Remarqué par son professeur, Omar Rajeh, il se lance dans la danse et la chorégraphie et sait que dans le contexte de son pays, ce sera un dur combat.

Fatmeh est un peu comme la cérémonie du Tazieh iranien, au féminin, sans récitatif, sur fond de musique et chants populaires et sur un mode tragique. C’est un récit qui parle du pays, des croyances et des tabous avec violence et passion.

La lune se referme. Ne reste qu’un dernier croissant.

Brigitte Rémer, le 14 mars 2017

Avec Yumna Marwan et Rania Al Rafei – scénographie Nathalie Harb – musique Sary Moussa – lumières Guillaume Tesson – costumes Bird On a Wire – conseillers artistiques Abdallah Al Kafri et Junaid Sariedeen – assistante à la mise en scène Haera Slim – Production The Arab Fund for Arts and Culture (AFAC) et Culture Resource (Al Mawred Al Thaqafy – avec le soutien de Houna Center et Zoukak Theatre Company de Beyrouth.

Les 10 et 11 mars, au Tarmac La Scène internationale francophone. 159 avenue Gambetta, 75020 – Métro : Gambetta, Pelleport, Porte des Lilas – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr

 

 

La Tragédie du Roi Christophe

© Michel Cavalca

Texte Aimé Césaire – mise en scène Christian Schiaretti – Théâtre National Populaire de Villeurbanne, au Théâtre Les Gémeaux de Sceaux.

C’est une pièce emblématique d’Aimé Césaire publiée en 1964 aux éditions Présence Africaine, transposition d’événements historiques sur la lutte du peuple Haïtien pour la liberté. En 1791, Saint-Domingue, colonie française, n’est pas encore Haïti elle le devient en 1804 après le soulèvement général des esclaves pour faire respecter les droits de l’homme. Henri Christophe, connu sous le nom de Roi Christophe, a bien existé. Il fut officier, puis général, auprès de Toussaint Louverture – descendant d’esclaves noirs et figure majeure de la Révolution haïtienne – avant de lui succéder. Couronné roi d’une province du nord par l’archevêque capucin Jean-Baptiste-Joseph Brelle en 1811, il fit très vite régner la terreur et fut en conflit permanent avec le sud républicain d’Alexandre Pétion.

C’est le parcours de cet homme qui est retracé sous la plume d’Aimé Césaire, de sa cruauté à la solitude. Le Roi Christophe apostrophe violemment son Conseil d’Etat, venu se plaindre de la dureté du travail : «Vous entendez ? A refaire ! A remonter. Tout. Terre et eau. Percer la route. Refaire la terre. Gouverner l’eau. Savez-vous que l’Artibonite, on peut en faire le Nil de Haïti ? Et vous demandez du repos ! Et vous croyez qu’à la faveur de la paix retrouvée, chacun pourra se prélasser sur sa dodine et après la sieste, sous la véranda de ses rêves, entre deux rasades de clairin, fumer son cachimbo ? » La fin de son règne voit l’opinion publique radicalement contre lui en raison de la réforme agraire qu’il cherche à imposer. En août 1820, il est frappé d’une crise d’apoplexie et en reste partiellement paralysé. Une révolte et l’attaque d’insurgés auront raison de lui, il se suicide en octobre de la même année.

L’écriture flamboyante de Césaire, poétique et visionnaire, apporte, avec La Tragédie du Roi Christophe, un aspect de vérité politique et historique. La pièce fut créée à l’Odéon en 1965 avec l’acteur sénégalais Douta Seck, dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau, ardent défenseur des cultures métissées. Idrissa Ouedraogo, cinéaste burkinabé l’a montée en 1991 à la Comédie Française, à la demande d’Antoine Vitez. Christian Schiaretti, directeur du TNP vient de la présenter à Villeurbanne en janvier, il n’en est pas à son coup d’essai, il avait mis en scène Une Saison au Congo en 2013 avec la même équipe, une trentaine d’acteurs noirs d’Afrique et de la Caraïbe dont une dizaine de burkinabés, regroupée au sein du collectif d’artistes indépendants Béneeré engagés dans la promotion et la professionnalisation des artistes africains.

Réflexion sur la décolonisation et sur la question du pouvoir, la pièce commence par un combat de coqs – rituel très populaire en Haïti – métaphore sur les affrontements entre politiciens, et amusement pour le peuple. Alexandre Pétion et Henri Christophe combattent pour la succession de Dessalines. Le second l’emporte mais décline la charge de Président de la République qui lui est offerte. Il fonde un royaume au nord du pays et sitôt au pouvoir se comporte en véritable tyran. Aimé Césaire parle d’Haïti par métaphore, l’échec du Roi Christophe et ses contradictions se superposent à l’avenir incertain du pays et à la construction de sa dignité.

Le dispositif scénographique est une grande place sous le soleil, nous sommes en pleins feux, il y a peu d’effets lumières. Quatre musiciens sont installés sous un abri comme au fond de la cour – piano, violoncelle, percussions et voix -. Les didascalies dites par les villageois, hauts en couleurs dans leurs costumes, aident à se repérer dans l’Histoire. Les mouvements chorégraphiques collectifs engendrés par cette grande troupe qui se déploie comme un chœur, sont majestueux. Pourtant au-delà de ce magnifique plateau, on tombe parfois dans l’imagerie et la simplification. Le texte est souvent joué en force, on y perd le mouvement de la langue. Marc Zonga dans le rôle titre – qui était l’éblouissant Lumumba d’Une Saison au Congo – habite le rôle du Roi Christophe avec sa dynamique propre, il manque pourtant un petit coup de rabot dans la matière vive qu’il propose. Dans sa fuite en avant, le tyran jamais ne doute – peut-être est-ce le propre des tyrans – et de son fauteuil roulant à la fin du spectacle, change de statut, devenant comme un Christ recrucifié. La mise en scène le place tout au long du spectacle et de manière systématique très à l’avant du plateau, très au bord, face au public, est-ce à dire au bord du vide ?

Après sa rencontre avec Senghor en tant qu’étudiant à l’Ecole Normale Supérieure, Aimé Césaire (1913-2008) n’eut de cesse de dénoncer le colonialisme et élabora le concept de négritude. Ses textes – poésie, théâtre, discours – superposent engagement littéraire et engagement politique. La force de son implication philosophique et politique se trouve dans Cahiers d’un retour au pays natal publiés en 1939 et dans Le Discours sur le colonialisme, en 1950. Ses premiers poèmes, Les Armes miraculeuses, préfacés par André Breton, sont édités en 1946. Député et maire de Fort-de-France, l’auteur fît un séjour en Haïti en 1945 qui lui inspira la pièce, et son combat politique. Il donne lui-même les clés de La Tragédie du roi Christophe : « C’est une œuvre complexe. Complexe, car elle se joue en même temps sur trois plans différents. Le premier plan, le plus immédiat et le plus apparent, est le plan politique. Il s’agit là de l’opposition Christophe-Pétion, nègres-mulâtres, tyrannie-démocratie, despotisme éclairé contre formalisme pseudo-démocratique. Le second plan est le plan humain. Tragédie, car il s’agit de la marche à la mort d’un homme ; marche à la mort à travers la solitude qui s’installe progressivement autour de lui ; et la distance qui peu à peu s’installe entre lui et son peuple. La troisième dimension est une dimension métaphysique. Il s’agit d’une méditation sur la nature du pouvoir et de la force. Christophe est l’incarnation de Shango, dieu violent, brutal tyrannique, mais aussi bienfaisant; le dieu du tonnerre destructeur et en même temps de la pluie fécondante. »

Pour le message de la pièce et la dynamique d’un si beau plateau, pour la langue du poète, ne boudons pas notre plaisir.

Brigitte Rémer, le 27 février 2017

Avec Marc Zinga, Stéphane Bernard, Yaya Mbile Bitang*, Olivier Borle, Paterne Boghasin, Mwanza Goutier, Safourata Kaboré*, Marcel Mankita, Bwanga Pilipili, Emmanuel Rotoubam Mbaide*, Halimata Nikiema*, Aristide Tarnagda*, Mahamadou Tindano*, Julien Tiphaine, Charles Wattara*, Rémi Yameogo*, Marius Yelolo, Paul Zoungrana* et des figurants. (*collectif Béneeré) – Valérie Belinga chant, Fabrice Devienne piano, Henri Dorina basse, Jaco Largent percussion, Cécilia Carreno-Prizzi violoncelle – Dramaturgie et conseils artistiques Daniel Maximin, Mathilde Bellin – musique Fabrice Devienne – scénographie, accessoires Fanny Gamet – assistante Caroline Oriot – lumières Julia Grand – costumes Mathieu Trappler en collaboration avec Mathilde Brette – masques Erhard Stiefel – son Laurent Dureux – maquillages et coiffures Françoise Chaumayrac – assistante à la mise en scène Julie Guichard.

Du 22 février au 10 mars 2017 – Théâtre Les Gémeaux scène nationale, 49 avenue Georges Clémenceau, Sceaux. Tél. : 01 46 61 36 67. RER B station Bourg-la-Reine.

Kamyon

© Christophe Péan

Texte et mise en scène Michael De Cock – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Kamyon ouvre fort judicieusement le cycle des Traversées du Monde Arabe en sa troisième édition, conçues par Valérie Baran directrice du Tarmac et son équipe, pour « pour donner à voir le renouvellement des formes par la rencontre, l’union, le brassage et le métissage des idées et des propositions artistiques, et pour emprunter les chemins qui nous relient les uns aux autres. » Stationné sur la calme et charmante Place de la Réunion au bout du vingtième arrondissement, la longue remorque d’un trente-cinq tonnes est posée, recouverte d’une toile peinte illustrée, comme une invitation au voyage. On y voit une embarcation surchargée sur mer agitée, noyée dans des dégradés de bleu, et une inscription : « Just 2 small bags. » Seulement deux petits sacs autorisés, pour ceux qui embarquent.

Le public monte dans ce camion par un plan incliné semblable à la passerelle d’un bateau, passagers pour le moins clandestins. Une femme à la moustache, sorte de Monsieur Loyal, en fait passeur patenté répondant au nom de Moustachu, le convie à s’installer sur une douzaine de bancs, dans l’étroite embarcation. Lui reste à quai. Une petite fille est cachée, avec sa mère, fuyant son pays en guerre. Elle fait le récit de leur traversée et entrelace souvenirs de cache-cache et jouets abandonnés, inquiétude de l’inconnu, rêve de cosmos et de galaxies, espoir d’une nouvelle vie. Sa sœur a été emportée par un tir, son père les rejoindra dès qu’il le pourra, sa mère sur laquelle elle veille, dort, pour s’extraire du présent. Un accordéon joue, pour un semblant de fête.

Journaliste et écrivain, Michael De Cock travaille depuis longtemps sur le thème de la migration à travers reportages et ouvrages. Pour écrire Kamyon il a collecté la parole de familles de réfugiés – d’une famille syrienne,  notamment –  et a croisé les histoires de vie, prenant pour angle de vue l’enfance. Une petite fille raconte et dilue son chagrin dans son imaginaire d’enfant, son doudou rescapé, le seul qu’elle ait pu emmener – Just 2 small bags – objet entre deux mondes, comme une marionnette témoin et confidente. L’univers qu’elle construit est d’une grande poésie, simple en apparence, astucieux techniquement, tendre en dépit de la tension entre deux espaces temps à la vie à la mort. Quelques caisses en plastique aux couleurs vives font office de moucharabiehs et par le jeu des torches et lampes tempête projettent leurs ombres dentelés sur les murs du camion. Sur ces mêmes murs quelques images vidéo passent et la petite fille dessine, comme sur un tableau. Par deux fois les portes du camion s’ouvrent sur l’horizon, comme une terre promise. Un cheval passe. Et la réalité revient au galop avec la rue pour toile de fond. A l’autre bout du camion, un musicien – Rudi Genbrugge – est à l’écoute et accompagne la traversée avec vocal et instruments.

Créé en mai 2015 à Istanbul, Kamyon va de pays en pays depuis bientôt deux ans et se présente, traduit dans les langues locales. La langue de l’enfance ici reconstruite par Michael De Cock garde sa naïveté, elle est forte et belle et met d’autant en lumière l’absurdité de la guerre et le drame de l’exil. Jessica Fanhan tient le rôle de la petite fille avec fraîcheur et profondeur et, à partir de son histoire intime et personnelle, inscrit sur ce petit plateau la mémoire collective.

« Mon enfant ma sœur Songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble ! » dit le poète. On est ici loin de Baudelaire, dans ce voyage avec l’enfance qui tente, pour un moment, d’apaiser la réalité de l’absence et de la destruction, la mort comme destinée.

Brigitte Rémer, le 21 février 2016

Avec Jessica Fanhan, Rudi Genbrugge – musique Rudi Genbrugge  – dramaturgie Kristin Rogghe – scénographie Stef Depover – costume Myriam Van Gucht – concept et création Michael De Cock, Mesut Arslan, Rudi Genbrugge, Deniz Polatoglu – Film d’animation Deniz Polatoglu –

Du mardi 21 au samedi 25 février 2017 :  mardi et mercredi à 10h et 14h30 – jeudi et vendredi à 14h30 et 20h – samedi à 14h et 16h – Pour tout public, à partir de huit ans – Le Tarmac/Spectacle présenté hors les murs, dans un camion installé place de la Réunion, 75020 Paris. Métro : Buzenval – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr

 

Blasted / 4.48 Psychosis

@ visuel du spectacle

Textes Sarah Kane – Mise en scène et scénographie Christian Benedetti, au Théâtre-Studio d’Alfortville.

Ces deux pièces sont présentées séparément ou en diptyque et portent toutes deux la même violence, dans des registres différents.

Blasted, en français Anéantis, écrite en 1995 et créée au Royal Court Theatre de Londres la même année est la première des deux dans la présentation du diptyque. Elle met en scène un couple d’anciens amants dont l’âge de l’un, Ian, 45 ans, journaliste, est égal au double de l’âge de l’autre, Cate, 21 ans, qui vit chez sa mère, a un frère qui fréquente l’hôpital de jour et cherche du travail. Ian avait cessé de donner des nouvelles, ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel luxueuse, pour s’expliquer, essayer de s’aimer, s’agresser. « Ils ont dit que tu étais dangereuse. Alors j’ai arrêté. Je ne voulais pas que tu sois en danger. Mais il fallait que je t’appelle encore, ça me manquait. Maintenant je fais le boulot le vrai. Je suis un tueur. » Consommateur invétéré de gin et fumeur à outrance, ses jours sont comptés. Armé, il semble toujours sur le qui-vive et se révèle plus violent que tendre. La femme est fragile, enfantine, se met à bégayer quand elle se sent traquée et s’évanouit fréquemment. « Je suis là pour la nuit » dit-elle. Le jeu subtil consiste à déstabiliser l’autre et le rapport de force est constant, sous couvert de sexe et de sang. Provocation, agression, insultes, rapports sexuels forcés, propos racistes, enfermement physique comme moral, tout y est, et le langage est direct et cru.

L’intrusion d’un soldat dans la chambre (Yuriy Zavalnyouk, maquillé de noir) change la donne et oriente la pièce autrement. La ville est assiégée. Alors que Cate est enfermée dans la salle de bains, dans un climat de tension extrême les deux hommes se jaugent avant que l’hôtel ne soit frappé d’un mortier. Le soldat vante ses meurtres dans une surenchère de récits et sous nos yeux poursuit ses exploits en violant l’homme, avant de lui arracher les yeux et de se faire « brûler la cervelle. » Cate réapparaît, un bébé dans les bras, une femme le lui aurait déposé, dit-elle. Ses gestes sont maternels, mais privé de nourriture l’enfant meurt. Elle l’enterre avec soin, lui fabrique même une croix mais Ian avant de mourir ira jusqu’au bout de la barbarie, de la destruction et de l’autodestruction jusqu’à l’acte ultime d’anthropophagie. Dans ce huis clos étouffant, les trois acteurs portent bien leurs personnages et Marion Tremontels dans le rôle de Cate donne de la fraîcheur. La mise en scène de Christian Benedetti – qui habite aussi le rôle de Ian et transmet sa violence – suit pas à pas le texte et les didascalies de Sarah Kane. La pièce est d’une grande violence, le traitement est rude pour le spectateur qui demande grâce. Pause.

La seconde pièce du diptyque, 4.48 Psychosis n’est pas non plus de tout repos. C’est le compte à rebours avant passage à l’acte de Sarah Kane, elle, l’auteur, écorchée vive non pas le personnage. Derrière la théâtralité c’est le récit des dernières heures et ultimes minutes de la vie de cette jeune femme de vingt-huit ans qui avait décidé d’en finir – elle se suicide en 1999 -. « Regardez-moi disparaître » dit-elle. Observations et obsessions, espérances, récurrences, énonciation de mots vidés de sens, de conseils et conversations mille fois entendus. « Symptômes : ne mange pas, ne dort pas, ne parle pas, aucune pulsion sexuelle, désespérée, veut mourir. Diagnostic : chagrin pathologique. » C’est écrit comme un poème avec l’encre de son désespoir. L’actrice (Hélène Viviès) est face au public, sur un étroit praticable en pente douce. Elle porte le texte avec intensité. A peine un geste parfois esquivé, vite refermé. Rien d’autre. Tout semble vain. « Après 4h48 je ne parlerai plus. Je suis arrivée à la fin de cette effrayante de cette répugnante histoire d’une conscience internée dans une carcasse étrangère et crétinisée par l’esprit malveillant de la majorité morale. » La langue traduite de Sarah Kane et le style de ses textes enchevêtrent la vie et la mise en abyme jusqu’à la mort.

Brigitte Rémer, le 12 février 2017

Avec, dans Blasted : Christian Benedetti (Ian) – Marion Tremontels (Cate) – Yuriy Zavalnyouk (le soldat). Dans 4.48 Psychosis : Hélène Viviès – Mise en scène et scénographie Christian Benedetti – Assistante à la mise en scène Gaëlle Hermant – Lumière Dominique Fortin – Construction : Erik Denhartog et Antonio Rodriguez – Costumière et habilleuse Lucile Capuçon – Régisseur général Cyril Chardonnet.

Du 24 janvier au 25 février 2017, pièces présentées en alternance : Blasted les lundi, mercredi et vendredi, 4.48 Psychosis les mardi et jeudi – En diptyque le samedi à 19h et 22h – Théâtre Studio d’Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, Alfortville – Métro : Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort – Tél. : 01 43 76 86 56 – www.tskane.com – Les pièces de Sarh Kane sont publiées aux éditions de L’Arche. Blasted est traduit de l’anglais par Lucien Marchal, 4.48 Psychosis par Evelyne Pieiller

La culture en Palestine

© Nabil Boutros

Table ronde au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets, en présence de Leila Shahid ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ex-ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne.

C’est une grande dame qui a été reçue à la Manufacture des Œillets pour échanger avec le public sur le thème de La Culture en Palestine. Le Théâtre National Palestinien y présente actuellement dans la grande salle, La Fabrique, Des Roses et du Jasmin pièce d’Adel Hakim, après avoir joué Antigone. Cela s’inscrit dans le cadre du partenariat développé depuis six ans entre les deux entités, le Théâtre des Quartiers d’Ivry et le Théâtre National Palestinien. Les acteurs sont dans la salle, à côté du public. Autour de la table : Elisabeth Chailloux, metteuse en scène et codirectrice du Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Adel Hakim, metteur en scène des deux spectacles, Mohamed Kacimi auteur et dramaturge. Ce dernier lira à la fin de la rencontre des extraits de son Journal, écrit lors de la création à Jérusalem Est de Des Roses et du Jasmin.

Lumineuse et combative seraient les mots qui caractériseraient le mieux Leïla Shahid. Née à Beyrouth dans une éminente famille palestinienne, elle n’a eu de cesse de défendre, par la réflexion et le dialogue, la cause de son pays en construction. Diplomate hors pair, elle y a notamment travaillé à partir de 1989 à la demande de Yasser Arafat, après le début de la première intifada. Elle fut la première représentante palestinienne féminine. Elle a mené ses combats comme représentante de l’OLP depuis l’Irlande, les Pays-bas et le Danemark jusqu’en 1994, puis comme déléguée générale de l’Autorité Palestinienne en France pendant une dizaine d’années, et comme ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg à Bruxelles jusqu’en 2015, traversant espoirs et déceptions. Cette période historique parlait d’optimisme, surtout après la signature des Accords d’Oslo en 1993 par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin sous l’égide de Bill Clinton, grâce au travail mené par le ministre des Affaires Etrangères Israélien Shimon Peres, Prix Nobel de la Paix.

En introduction Leïla Shahid évoque le livre de sa mère, Sirine Husseini Shahid, Souvenir de Jérusalem, portrait de sa famille, palestinienne, installée à Jérusalem depuis plusieurs siècles et contrainte en 1936 de prendre la route de l’exil. Puis elle propose un parcours qui prend pour repères le théâtre et la littérature, formes de résistance à l’obscurantisme, avant de donner ses positions dans le conflit israélo-palestinien. Très proche de Mahmoud Darwich et de Jean Genet, elle parlera longuement de l’un et de l’autre. Donnant lecture de quelques passages, elle reconnait qu’en leur absence, l’écriture est la seule chose qui reste, que leur parole, sous quelque forme qu’elle fut – pièces, poèmes, romans ou autres – aide à vivre. Elle annonce la création d’une chaire Mahmoud Darwich à Bruxelles, la première dans le monde francophone qui a pour objectif la traduction, l’édition, la mise en scène à partir de l’œuvre du poète qui a mis en mots son exil intérieur, et à partir de la poésie arabe. Elle donne lecture d’un extrait du dernier recueil publié avant sa mort, La Trace du papillon, intitulé Si nous le voulons, traduit, comme toute l’œuvre, par Elias Sanbar : « Nous serons un peuple, si nous le voulons, lorsque nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que le mal n’est pas l’apanage des autres. Nous serons un peuple lorsque nous ne dirons pas une prière d’actions de grâce à la patrie sacrée chaque fois que le pauvre aura trouvé de quoi dîner. Nous serons un peuple lorsque nous insulterons le sultan et le chambellan du sultan, sans être jugés (…) Nous serons un peuple lorsque nous respecterons la justesse et que nous respecterons l’erreur. »

Leïla Shahid parle ensuite de Jean Genet qui l’avait accompagnée à Beyrouth en septembre 1982 au moment où, le 16 septembre, eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila. Entré dans les camps quelques jours après, il écrira Quatre heures à Chatila où il mêle le souvenir des six mois passés dans les camps palestiniens avec les feddayin dix ans avant : « Israël s’était engagé devant le représentant américain, Habib, à ne pas mettre les pieds à Beyrouth-Ouest et surtout à respecter les populations civiles des camps palestiniens. Arafat a encore la lettre par laquelle Reagan lui fait la même promesse. Habib aurait promis à Arafat la libération de neuf mille prisonniers en Israël. Jeudi les massacres de Chatila et Sabra commencent… » Alain Milianti avait présenté un spectacle à partir de ce récit, au Volcan maison de la culture du Havre, en 1991 ainsi qu’à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Dans Le Captif amoureux, Genet écrit aussi un étrange journal de bord de ses années passées au Moyen-Orient parmi les Palestiniens : « Avant d’y arriver, je savais que ma présence au bord du Jourdain, sur les bases palestiniennes, ne serait jamais clairement dite : j’avais accueilli cette révolte de la même façon qu’un oreille musicienne reconnaît la note juste. Souvent hors de la tente, je dormais sous les arbres, et je regardais la Voie lactée très proche derrière les branches. En se déplaçant la nuit, sur l’herbe et sur les feuilles, les sentinelles en armes ne faisaient aucun bruit. Leurs silhouettes voulaient se confondre avec les troncs d’arbres. Elles écoutaient. Ils, elles, les sentinelles… »

Lorsqu’elle aborde le conflit israélo-palestinien Leïla Shahid définit le fait que chacun est inscrit dans une généalogie et que cela n’empêche pas de construire son destin. Elle prend à témoin les acteurs dans la salle, eux qui n’ont connu que l’occupation, parle de ce qui fait mal, et reconnaît que les plus grandes blessures dépendent de là où l’on se place. Pour les Palestiniens, Jérusalem est de fait une ville occupée, annexée, où les lois israéliennes s’appliquent et où ils ne sont que résidents dans leur propre ville. Elle qualifie ce conflit de tragédie grecque mettant face à face deux frères jumeaux qui s’autodétruisent et parle de nettoyage ethnique pour définir la Nakba, ce moment de 1948 où les populations palestiniennes furent contraintes à l’exil alors que la coexistence était réelle entre juifs, chrétiens et musulmans. Puis la discussion a posé la question de l’altérité. On se définit soi-même par l’altérité dit-elle. Et l’un des acteurs précise : « Celui qui vit l’occupation ne parvient pas à voir l’humanité du citoyen Israélien qui lui, en un clin d’œil, peut  se transformer en soldat de l’armée d’occupation. Je n’ai pas la possibilité de voir l’Israélien, comme un Autre. »

Leïla Shahid met encore le projecteur sur la disparition du mot Palestinien dans la presse internationale, souvent remplacé par le concept de réfugiés arabes et le regrette vivement, constatant la banalisation du conflit par une utilisation de l’image à outrance, qui déforme jusqu’à en perdre le sens. Pour elle, l’Europe a sa part de responsabilité et ne s’intéresse qu’au bas calcul de ce qui rapporte le plus, dans un jeu mesquin avec Israël et ajoute que certains ne vivent que sur l’enrichissement de la haine. Elle qui a travaillé au sein des organisations intergouvernementales parle sans détour d’une surprenante impunité et de la non application du droit, alors que les résolutions côté Europe, les recommandations côté ONU sont bien actées et qu’elles ne servent donc à rien puisqu’il n’y a aucune sanction. Elle dit que l’idée des deux Etats vivant côte à côte s’est éloignée, et que le temps ne joue pas en faveur de la coexistence.

A la table, une question d’Adel Hakim à l’attention de Leïla Shahid sur le mécanisme des sanctions économique, diplomatique, militaire à partir de l’exemple de Cuba et Fidel Castro ou de Poutine et l’expansion russe en Crimée, et lui demande de s’exprimer sur les BDS portés par la société civile – Boycott, Désinvestissement et Sanctions, une campagne internationale lancée par près de deux cents ONG palestiniennes sur le modèle de l’apartheid d’Afrique du Sud, appelant à exercer des pressions économiques, académiques, culturelles et politiques sur Israël. La mise en œuvre des BDS vise trois objectifs : la fin de l’occupation et de la colonisation des terres arabes, l’égalité complète pour les citoyens arabo-palestiniens d’Israël, et le respect du droit au retour des réfugiés palestiniens. La réponse de Leïla Shahid ne se fait pas attendre : « Aucun despote n’écoute les recommandations de l’ONU. Fidel a fait d’énormes dégâts et a détruit Cuba, Jérusalem est annexée depuis 1982 et il n’y a pas de sanctions. En Irak des milliers d’enfants sont morts. L’hypocrisie et la lâcheté sont générales, c’est une supercherie.» Et elle évoque la dynamique de la société civile palestinienne.

Mohamed Kacimi pose à son tour une question sur la position de l’intelligentsia en Israël qui compte des observateurs et penseurs avisés, et ne peut comprendre que leur lucidité n’ait pas de prise sur la société. Leïla Shahid parle des « vingt millions de Juifs dans le monde contre six seulement en Israël. Israël ne représente pas tous les Juifs. » Elle parle de ghetto tout autant physique que mental « C’est une tragédie philosophique » ajoute-t-elle tout en rappelant qu’Israël est la septième puissance industrielle et la quatrième puissance militaire.

Le débat se recentre ensuite sur le spectacle, Des Roses et du Jasmin, Mohamed Kacimi, dramaturge auprès d’Adel Hakim lit quelques extraits de son carnet de bord des répétition, écrit à Jérusalem Est. Il parle de l’extrême difficulté de créer. « Mercredi 11 février 2015 – Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible, le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés. Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel Hakim : Des Roses et du jasmin… »

Leïla Shahid a vu le spectacle quelques jours auparavant et rapporte : « Il arrache la Palestine à son quotidien et redonne espoir, en dépit de tous les murs et barbelés. » Pour elle, le théâtre est au cœur du politique, c’est l’oxygène d’une nation, et le discours poétique est le seul qui s’impose par lui-même. Elle traduit aussi son plaisir d’être là, inaugurant le Lanterneau, la seconde salle de la Manufacture des Œillets qui en cette après-midi laisse passer par sa belle verrière, la clarté. Elle a posé sur la table deux magnifiques bouquets blancs, des roses et du jasmin.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2017

Samedi 28 janvier 2017 à 16h, Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11. Le Journal de Mohamed Kacimi est publié sur le site du Théâtre des Quartiers d’Ivry – Le texte d’Adel Hakim, Des Roses et du Jasmin est publié à L’Avant-Scène.

Des Roses et du Jasmin

@ Nabil Boutros

Texte et mise en scène Adel Hakim – Théâtre des Quartiers du monde/Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets – Spectacle en arabe surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Que le Théâtre National Palestinien soit actuellement en France relève de la gageure et de l’événement, cela donne du sens à la capacité d’un Centre Dramatique National – en l’occurrence celui du Val-de-Marne – et au positionnement d’une ville dans sa politique culturelle – Ivry-sur-Seine – de poser un geste culturel fort. La perspicacité d’Elisabeth Chailloux et d’Adel Hakim, co-directeurs du Théâtre des Quartiers d’Ivry, dans la pertinence de leur programmation et leurs démarches respectives de création, fait le reste. Le Théâtre des Quartiers du monde voulu par Adel Hakim est devenu le lieu du dialogue et de l’altérité. Après Antigone monté avec les acteurs du Théâtre National Palestinien en 2011 et qu’il vient de re-présenter dans ce nouveau lieu de la Manufacture des Œillets, il présente Des Roses et du Jasmin, texte qu’il a écrit, fait traduire en arabe et mis en scène pour la troupe de Jérusalem Est avec laquelle il développe un partenariat depuis plus de six ans. La pièce avait été créée et présentée en juin 2015 au Théâtre National Palestinien de Jérusalem et au Théâtre Al-Quassaba de Ramallah.

Des Roses et du Jasmin traverse l’histoire contemporaine du conflit israélo-palestinien, de 1944 à 1988. Trois générations d’une famille se succèdent, mettant en jeu Israéliens et Palestiniens au fil de la chronologie. Né en Egypte et ayant grandi au Liban, Adel Hakim sait de quoi il parle. Dans cette région du monde, la chronologie est percluse de guerres. La pièce est construite en trois temps, la première période, 1944-1948, débute sur un bel optimisme : Que la fête commence ! en sont les premiers mots. Miriam, née en 1925 à Berlin, rencontre à Jérusalem, alors sous occupation britannique, John, officier né à Londres en 1921. La vie est légère et gaie. De leur union naît Léa, appelée à grandir dans une ville incertaine. Mais le premier drame arrive vite, Aaron frère de Miriam né à Berlin en 1920 arrive à Jérusalem et convainc sa sœur de s’engager dans l’espionnage pour l’Irgoun. Contrainte d’accepter sous la pression, elle prête serment et se trouve bien malgré elle, complice de l’attentat de l’Hôtel King David où son mari perd la vie. En 1948, le départ des anglais et la création d’Israël sur les territoires palestiniens rendent aux Palestiniens la vie difficile, avec les premières confiscations de maisons et obligations d’exil. Saleh, ami de John, quitte Jérusalem pour le Liban avec son fils, Mohsen.

La deuxième période couvre les années 1964 à 1967. Seize ans plus tard, de retour en Palestine, Mohsen, Palestinien musulman, rencontre Léa, Israélienne juive, au grand dam de leurs parents respectifs. Les deux jeunes se marient et donnent naissance à une petite fille, Yasmine. Miriam s’enferme dans son mutisme et ne revit qu’à travers les apparitions du fantôme de John. En 1967, la Guerre des Six Jours dégrade davantage encore les relations et Israël triple son emprise territoriale. Aaron contraint sa nièce Léa à se séparer de Mohsen et la séquestre. Mohsen s’enfuit à Gaza avec leur petite fille tandis que Saleh s’engage, depuis Beyrouth, dans l’Organisation de libération de la Palestine.

La troisième période se passe en 1988 après la première Intifada appelée la guerre des pierres, dans une prison où une matonne traite de manière particulièrement brutale une prisonnière palestinienne, Yasmine. Par une série de hasards, Léa et Mohsen se retrouvent, vingt ans plus tard. Léa apprend à Mohsen qu’il était père une seconde fois d’une petite Rose, elle ne se savait pas enceinte quand la vie avait séparé le couple. La fin est amère quand se dénouent les fils de l’intrigue : Léa apprend que sa mère, engagée dans l’Irgoun, avait été complice de la mort de son père, on comprend par ailleurs que la gardienne de prison s’appelle Rose et qu’elle est bien leur fille. Privée de l’affection de sa mère, Rose se love dans ses bras avant de s’enfuir. Deux informations se succèdent et ferment le spectacle : on apprend que Yasmine est morte, violentée et assassinée en prison par des soldats. Parallèlement et après le claquement d’un coup de feu, il est dit que Rose s’est suicidée. Parcours de tragédie et fin d’un noir profond.

On est chez les Atrides, chez Antigone et dans le théâtre grec antique dans lequel Adel Hakim se reconnaît : « La tragédie grecque m’a toujours servi de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » On est chez Roméo et Juliette où Capulet et Montaigu s’affrontent avant de se réconcilier sur le cadavre de leurs enfants. Ici, au-delà des familles, ce sont deux peuples que rien ne réconcilie. Dans la géopolitique dont traite Des Roses et du Jasmin, texte né d’une suite d’événements historiques de cette région déchirée du monde, la fin reste tragique. Ce registre reste supportable pour le spectateur par la théâtralité élaborée à travers l’écriture et reprise sur le plateau, qui lui permet d’alléger le fardeau : en premier lieu le commentaire fait par les présentateurs des différentes périodes – Alpha et Oméga pour la première, entre Chaplin et le western ; Epsilon et Lambda pour la seconde, version pompom girls extraverties et vêtues de courtes robes rouges ; le fantôme de Saleh – tué dans le camp de Sabra et Chatila le 17 septembre 1982 – et celui de John l’officier britannique, devisant avec humour pour la troisième. La théâtralité passe aussi par l’écran placé en fond de scène qui commente l’action avec des citations-réactions permettant au spectateur un certain recul par rapport au récit ; par la musique, qui accompagne les séquences et donne subtilement tempo et pas de danse, et qui transmet le ressenti des personnages, comme le ferait une caméra subjective ; par la scénographie enfin, élément de théâtralité qui se compose de panneaux translucides entrant en action vers la fin et filtrant l’indécence, physique et morale, imposée par les hommes, évitant cruauté et crudité à vue.

D’Antigone à Des Roses et du Jasmin les acteurs sont méconnaissables, même si, au point de départ, la référence demeure. On s’en détache très vite par la densité des faits relatés et la succession d’événements historiques déversés qui tiennent le public en grande écoute et émotion, traduites par l’ovation finale. L’atmosphère est chargée et on en sort sonnés. Les acteurs sont fluides et leur élégance n’a d’égal que le drame qui se joue. Chapeau bas ! Le travail accompli par Adel Hakim tant au niveau de l’écriture que de la troupe est courageux et oblige à reposer la question de la mémoire, collective et individuelle. Et à travers Saleh qui fait figure de sage, il fait dire au final, avec justesse : « Il faudrait qu’avant d’être ennemis, avant de se faire la guerre et de s’entretuer, les êtres humains pensent qu’ils sont et ont toujours été pères et mères, fils et filles, frères et sœurs. Pas plus que des roses et du jasmin. »

Brigitte Rémer, le 29 janvier 2017

Avec Hussam Abu Eisheh (Aaron) – Alaa Abu Garbieh (Alpha, Dov) – Kamel Al Basha (Saleh) – Yasmin Hamaar (Gamma, Léa) – Faten Khoury (Epsilon, Rose) – Sami Metwasi (John) – Lama Namneh (Lambda, Yasmine) – Shaden Salim (Miriam) – Daoud Toutah (Béta, Mohsen) – direction artistique du Théâtre National Palestinien Amer Khalil –

Texte et mise en scène Adel Hakim – scénographie et lumière Yves Collet – dramaturge Mohamed Kacimi – collaboration artistique Nabil Boutros – vidéo Matthieu Mullot – costumes Dominique Rocher – chorégraphie Sahar Damouni. En collaboration avec les équipes techniques du Théâtre des Quartiers d’Ivry : Franck Lagaroje, Federica Mugnal, Léo Garnier, Dominique Lerminier, Raphaël Dupeyrot – et du Théâtre National Palestinien : Ramzi Qasim et Imad Samar – Le texte est édité à L’Avant-scène théâtre.

Du 20 janvier au 5 février 2017 – Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – En tournée, le 25 février à la Comédie de Genève – du 28 février au 8 mars au Théâtre National de Strasbourg.

La Source des saints

© Erik Prunier

The Well of the Saints de John Millington Synge – Texte français Noëlle Renaude – Mise en scène Michel Cerda, au Studio Théâtre de Vitry.

L’action se passe dans la lande irlandaise, déserte et plongée dans l’obscurité. Un souffle de vie pourtant parvient : Martin Doul et sa femme Mary avancent lentement, petits points dans leur infini désert noir, ils sont aveugles et pauvres ; sans le regard, ils se pensent beaux. Leur réalité est sonore, ils vivent avec les bruits de la nature et le chant des oiseaux. Le plateau est dans la pénombre, on ne distingue pas leurs visages. Pour avancer ils s’inventent quelques rêves. L’un prend forme en la personne du forgeron, Timmy, sorte d’ange de l’Annonciation qui parle du passage d’un saint, porteur d’une eau sacrée pouvant redonner la vue. Mary et Martin Doul s’accrochent à cet espoir et rencontrent le saint : «  C’est une rude vie que de n’avoir vu soleil ni lune, ni le curé ça même implorer le Seigneur, mais vous-là qu’êtes braves aux mauvaises heures c’est vous qui ferez un bel usage du don de vue que le bon Dieu tout-puissant vous fait aujourd’hui » leur dit-il.

Martin guérit le premier. Fou de joie il se précipite sur celle qu’il croit être sa femme, la jeune Molly Byrne, n’ayant conscience ni de la beauté ni de la laideur. Mary Doul recouvre la vue en second. Le constat de cette confusion, la laideur de Martin Doul, la sienne propre détériorent leurs relations. Mary et Martin se séparent, ce dernier est engagé par Timmy à la forge et découvre la dureté du travail. Malgré la vision retrouvée, ce qu’il découvre le désenchante et il ne se trouve pas plus heureux. Il regrette ce qu’il était avant. Apprenant que le saint s’apprête à re-passer par là, il prévoit de lui demander de le marier à Molly Byrne. Mary déjà s’enfonce dans les ténèbres, la clarté retrouvée décline comme une éclipse, elle perd à nouveau la vue. Martin à sa suite la perd aussi. L’expérience d’avoir vu les quitte, elle est pour eux destructrice. Après une succession d’événements ils retournent à leur état antérieur, ensemble, aveugles et pauvres, repartant sur les chemins mouillés et refusant désormais l’intervention du saint : « Laissez-nous comme on est, mon saint père, on restera connus comme ceux qui sont heureux puis aveugles, puis on aura de l’aise à vivre sans souci, à gagner trois-quatre sous sur la route » lui dit Mary Doul. Voir ou ne pas voir. Celui qui a le regard ne sait peut-être pas voir. Ou alors est-il mieux de de ne pas voir, ne pas savoir,  question philosophique hautement symbolique que pose le texte de Synge.

John Millington Synge (1871-1909) a côtoyé L’Abbey Theatre ouvert à Dublin en 1904 sous la direction de William Butler Yeats et de Lady Gregory. Dramaturge et poète, il est l’un des principaux artisans d’un mouvement littéraire créé pour redonner vie à la culture irlandaise, le Celtic Revival. « De tous temps j’ai été solitaire et je suis né, j’ai idée, solitaire comme la lune de l’aube » a-t-il écrit. Beckett, qui fréquentait L’Abbey Theatre aurait été imprégné de son théâtre de même qu’il admirait les œuvres de Yeats et d’O’Casey. Martin et Mary Doul pourraient d’ailleurs faire penser à Vladimir et Estragon de son En attendant Godot. D’origine protestante, Synge a observé le monde paysan catholique et fait face à une crise spirituelle. Il s’est passionné pour la musique qu’il a étudiée en Allemagne et souhaitait devenir musicien professionnel, mais il choisit la littérature. Venu à Paris étudier les langues et la littérature à La Sorbonne, il y croise Yeats qui l’incite à connaître les îles d’Aran, préservées de la colonisation britannique. Synge y reste plusieurs années et apprend le gaélique, cette expérience est à la base de la plupart de ses pièces et son écriture en garde trace. C’est un auteur peu monté en France, on le connaît pour sa pièce Deirdre des douleurs et pour Le Baladin du monde occidental, conte fantastique mis en scène en 1999 par Guy-Pierre Couleau, à Colmar – qui a également monté La Fontaine aux saints, en 2010 – et par Elisabeth Chailloux au Théâtre des Quartiers d’Ivry en 2013.

Publié en 1905 dans sa première édition, Synge a revu et corrigé La Source des saints et en a sorti une seconde édition, en 1908. L’édition d’Ann Saddlemyer publiée en 1968 par Oxford University s’est basée sur ces deux versions, le texte français de Noëlle Renaude sur lequel Michel Cerda a travaillé, est né de cette édition syncrétique. La pièce est écrite en trois actes, trois saisons : automne, hiver, printemps. La langue de Synge est difficile et poétique, ainsi Martin Doul s’adressant à sa femme dit : « Je ne discourrais pas ruiné en rien de temps je le serais à écouter le clapet que tu fais, tu en as une curieuse voix craquée, pitié Seigneur, toute belle que tu es à regarder. » Et Mary Doul de lui répondre : « Qui ne l’aurait pas craquée la voix toute l’année à l’air accroupie dans la pluie qui tombe. C’est une vilaine vie pour la voix, Martin Doul, quoique rien n’y a comme le pluvieux vent du sud qui nous souffle dessus je l’ai entendu dire, pour vous garder la peu blanche toute belle – ma peau à moi – au cou puis au front, puis rien n’y a comme une belle peau pour mettre splendeur sur une femme. » Cette langue est si particulière que la traductrice donne les clés suivantes : « La combinaison des phonèmes, pris dans une syntaxe déréglée, produisent une matière sonore illicite : rien ne s’énonce comme il faut, chez Synge. On ne parle pas droit. On se débrouille, avec le peu de moyens dont on dispose – économie phonique et progression maladroite du discours – pour dire le monde, l’univers. Un monde sans perspective, ni hiérarchie, ni limites, ni dates, un monde où l’animal est l’homme.» Il faut un certain courage pour affronter l’univers de Synge et sa langue, Michel Cerda s’y risque.

Depuis plusieurs années le metteur en scène s’intéresse au regard et La Source des saints commence là où il avait laissé son dernier travail, Et pourtant ce silence ne pouvait être vide de Jean Magnan. Se recherche repose sur la sensation et le sensible. Il met ici le spectateur à l’épreuve de la langue et de l’austérité du plateau où les acteurs sont comme des albatros noirs aux ailes trop grandes qui les empêcheraient de voler. Le répertoire de Michel Cerda est large : depuis 1986 ses débuts avec Faulkner et Kleist il s’est ouvert aux auteurs contemporains comme Serge Valetti, Eugène Durif et Noëlle Renaude et a diversifié ses formes d’intervention et collaborations artistiques – il a notamment travaillé avec le cirque Baro d’Evel, avec l’artiste lyrique Sylvie Louche, avec la structure Opening Night sur le texte Monstre(s) de Yann Allégret -.

Il faut ici saluer les acteurs et notamment Anne Alvaro dans le rôle de Mary Doul qui accompagne cette langue sophistiquée – et bouleversée, comme le dit la traductrice –  par une recherche à travers les différents registres et tessitures de sa voix. Du réel à l’irréel, le spectateur n’a d’autre ressource qu’à se laisser porter, mais le voyage est austère.

Brigitte Rémer, le 19 janvier 2017

Avec Anne Alvaro Mary Doul – Yann Boudaud Martin Doul – Chloé Chevalier Molly Byrne – Christophe Vandevelde Timmy – Arthur Verret le saint – Silvia Circu Bride.   Scénographie Olivier Brichet – lumière Marie-Christine Soma assistée de Diane Guérin – son et régie son Arnaud de la Celle – costumes Olga Karpinsky – collaboration artistique Charles Dubois, bruiteur – régie générale Florent Gallier – assistanat mise en scène Silvia Circu – administration de production Sophie-Danièle Godo – Le texte est publié aux Editions Théâtrales.

13 au 17 janvier 2017, Studio Théâtre de Vitry – En tournée : 25 janvier au 2 février 2017 Théâtre de la Commune CDN d’Aubervilliers – 7 au 10 février 2017 Théâtre de Dijon Bourgogne, CDN – contact production : prod.levardaman@gmail.com

 

 

 

Le Temps et la Chambre

© Michel Corbou

De Botho Strauss – texte français Michel Vinaver – mise en scène Alain Françon – au Théâtre National de la Colline.

L’action se passe dans un grand appartement classique légèrement suranné, aux immenses baies vitrées. Deux hommes d’âge mûr de la bonne bourgeoisie, devisent, deux amis calés au fond de leurs fauteuils club, au pied d’une haute colonne rouge vestige du passé, dotée plus tard de la parole. Un brin cyniques et plutôt gris, ils semblent hors du temps. Julius (Jacques Weber) regarde par la fenêtre, Olaf (Gilles Privat) regarde en lui même, sorte de Dupont et Dupond droit sortis de chez Hergé, le duo se révélera savoureux. La description précise d’une jeune passante faite par Julius à Olaf les divertit lorsqu’un coup de sonnette suspend leur discussion. Une jeune femme, copie conforme à cette description et qui répond au nom de Marie Steuber (Georgia Scalliet, de la Comédie Française) entre avec aplomb et décontraction et s’immisce dans la conversation : « Vous venez de parler de moi ? » dit-elle, comme une apparition. Ils semblent à peine étonnés.

La baie vitrée côté jardin, une immense porte d’entrée côté cour à l’échelle de l’appartement, sont les éléments qui guident le mouvement de la pièce. On devine à l’arrière une salle de bains et une chambre. Au fil du texte et du temps rythmé par les coups de sonnette, un défilé de personnages aussi énigmatiques les uns que les autres s’invitent et font une entrée remarquée, on ne sait s’ils se connaissent, s’ils se sont connus jadis ou s’ils vont se reconnaitre. « Botho Strauss, dit Alain Françon, offre aux acteurs une matière de jeu passionnante » : l’Homme sans montre (Wladimir Yordanoff) croise L’Impatiente (Dominique Valadié), L’Homme au manteau d’hiver (Antoine Mathieu) porte La Femme sommeil (Aurélie Reinhorn), le Parfait Inconnu (Renaud Triffault) et le Premier Homme (Charlie Nelson), s’égarent. La pièce joue de mystère dans le temps comme dans l’espace, on se croirait dans le labyrinthe d’un jeu de société, ou de massacre, dont on ne connaitrait pas les règles, un grand cérémonial fantoche et fantomatique, un drôle de rêve. Le trouble s’installe chez le spectateur, les codes ne sont pas donnés et chacun peut inventer son histoire ou écrire sa pièce. Il y a de l’humour et de la dérision, de l’inattendu dans les relations entre les personnages, comme un air de Beckett. La seconde partie re-construit partiellement le puzzle du parcours de Marie Steuber dans ses connaissances de l’un ou de l’autre, mais tout reste à l’état d’esquisse et de discontinu, il n’y a pas de fil logique pour cimenter la pensée de l’auteur, le flou est la couleur.

Admirateur de Botho Strauss – que Patrice Chéreau a contribué à faire connaître en France par la mise en scène de cette même pièce, Le Temps et la Chambre, également dans l’adaptation de Michel Vinaver, en 1991, à l’Odéon – Alain Françon donne sa perception des textes et de l’auteur : « Il déconstruit les logiques et les habitudes narratives, mais il y a, dans son écriture, la verticalité qui fait décoller le propos et qui ouvre un horizon de sens. » Il a mis en scène en 2015 avec les apprentis comédiens de l’Ensatt La Trilogie du revoir au Festival de Fourvière à Lyon, et en 2016 Personne d’autre (Fragments), un montage de textes au Printemps des Comédiens, à Montpellier avec les élèves de l’Ensad. Romancier, essayiste et écrivain, les romans de Botho Strauss – qui parlent beaucoup de solitude et d’enfermement – ont souvent été adaptés à la scène. L’auteur allemand avait travaillé en tant que dramaturge à la Schaubühne de Berlin avec Peter Stein et Luc Bondy.

De retour dans ce Théâtre qu’il a dirigé une quinzaine d’années et jusqu’en 2010, Alain Françon présente, avec sa virtuosité habituelle et d’une manière très maitrisée, cette pièce singulière qui se plait à brouiller les pistes.  « Je pourrais dire que Le Temps et la Chambre est la pièce la plus étrange que je connais. J’ai toujours eu en tête de la monter. Botho Strauss ose faire ce qui paraît impensable. En physique, en philosophie, on parle de l’espace-temps, dans cette notion les deux sont inséparables. On les voit toujours comme un et indissociables, c’est-à-dire qu’on a tendance à les cacher. Y compris au théâtre. Lui, dès le titre, les sépare : il y a le temps et la chambre. » Le Temps dissout le présent dans les bribes du passé et nous place dans une sorte d’illusion de ce qui pourrait ou aurait pu advenir. La Chambre à la fois attire et inquiète, construit et déconstruit des situations imprévisibles et fantastiques, drôles et intrigantes. Les personnages, énigmatiques et volatiles, en sont le fil conducteur. Passé l’exercice de style – au demeurant très bien interprété et réalisé – on reste un peu sur sa faim.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2017

Avec : Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet de la Comédie-Française, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff. Assistanat à la mise en scène Nicolas Doutey – dramaturgie David Tuaillon – décor Jacques Gabel – lumières Joël Hourbeigt – costumes Marie La Rocca – musique Marie-Jeanne Séréro – son Léonard Françon – et la voix d’Anouk Grinberg Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Du 6 janvier au 3 février 2017 – La Colline Théâtre national – 15 rue Malte-Brun 75020. Paris – Métro : Gambetta – www.colline.fr – Tél. : 01 44 62 52 52 – En tournée : 7 et 8 février Maison de la Culture d’Amiens – 14 au 17 février MC2 de Grenoble – 22 au 24 février Théâtre sortie Ouest de Béziers – 1er au 12 mars Théâtre du Nord à Lille 19 au 21 mai Théâtre en mai de Dijon.

Karamazov

© Pascal Victor / ArtcomPress

D’après Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski – traduction André Markowicz – adaptation Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière – mise en scène Jean Bellorini – au Théâtre Gérard Philipe / Centre dramatique national de Saint-Denis.

C’est une saga familiale et l’ultime roman de Dostoïevski dont s’empare Jean Bellorini et qu’il a présenté l’été dernier à la Carrière Boulbon lors du Festival d’Avignon, avec ses compagnons de route rencontrés au fil de leurs parcours de formation, sa troupe aujourd’hui. Jeune directeur du Théâtre Gérard Philipe, il reprend le spectacle, écourté d’une heure, à Saint-Denis.

Entre fait divers – par l’assassinat du père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, libidineux, roublard et violent ; philosophie – par une réflexion sur la condition humaine et la lutte entre le bien et le mal, par la culpabilité ; orthodoxie – par la vie monastique avec le starets Zossima patriarche du monastère et directeur de conscience d’Alexéï, par la difficulté de croire ou de ne pas croire ; et mémoire sociale – par la pauvreté, les humiliations et les injustices de la Russie de la fin du XIXème, ces thèmes sont comme des rhizomes qui s’enroulent les uns aux autres – nous les avions évoqués dans l’article publié le 19 septembre 2016 sur Les Frères Karamazov qu’entre temps Frank Castorf avait présenté à la Halle Babcock pour la MC93, dans le cadre du Festival d’Automne.

Les quatre frères Karamazov cherchent leur place auprès d’un père qu’ils haïssent : l’exalté et impétueux Dimitri qui voudrait bien sa part d’héritage ; le philosophe déraisonnable et solitaire, Ivan, sans repères ; le mystique et fragile Alexéï à la recherche de Dieu, mais saisi par la tentation ; l’amer demi-frère, Smerdiakov, plein de haine et en quête de reconnaissance et d’argent. A leurs côtés, trois femmes à partager, trois tentatrices : Lise, une vraie fausse vierge marie, Grouchenka la prostituée, charmeuse à la fois auprès du père Fiodor, que du fils Dimitri et qui joue de leur rivalité, Katerina Ivanovna liée à Dimitri qui l’a aidée à effacer les dettes de son père, mais convoitée par Ivan.

Après les clés de compréhension données à travers la généalogique de la famille Karamazov par un conteur bonimenteur travesti, la troupe entière porte avec intensité un chant polyphonique qui revient ponctuer le spectacle, à différents moments. Jean Bellorini aime à travailler sur la choralité, tous les acteurs chantent avec talent et la musique accompagne sa démarche de mise en scène : piano à queue et batterie envahissent l’espace de la datcha centrale, avec aux commandes, deux merveilleux musiciens.

La scénographie pose aussi un geste de mise en scène fort et inventif : des cabines en verre arrivent sur des rails latéraux et repartent tels des wagons de l’Orient Express apportant leurs images et ambiances, leurs scènes où les acteurs sont en action, confessionnal du monastère, bar à cognac, appartements des femmes. Entre transparence et grand déballage, elles renforcent le huis clos de l’enfermement familial. Un escalier mène sur le toit pentu de la datcha noire centrale où se déroule une partie de l’action, renforçant ce sentiment d’instabilité générale. Côté jardin se trouve l’espace du jeune Ilioucha, présent sur le plateau tout au long du spectacle et avant même l’arrivée du public, son petit lit avec un jouet-cheval qui fait partie de son paradis espéré depuis l’humiliation qu’a subie son père, devant lui : changer de ville et acheter un cheval pour réhabiliter la fierté insultée, tel est le rêve. A la fin, ce même lit d’enfant vide, au matelas replié, l’innocence sacrifiée et le désarroi du père.

Jean Bellorini s’engage dans la mise en scène à partir de 2002 et crée en 2003 la Compagnie Air de Lune. Il s’intéresse à Tchekhov dont il monte La Mouette en 2003 et Oncle Vania en 2006. C’est en 2008 au Théâtre du Soleil lors de la lecture par Patrice Chéreau du Grand Inquisiteur, conte philosophique emboité dans les récits des Frères Karamazov – qui décrit ce moment où Ivan Karamazov raconte à son frère Alexeï la confrontation entre Jésus-Christ et le cardinal Grand Inquisiteur qui va le mettre à mort – que le metteur en scène dit avoir rencontré l’œuvre. Bellorini s’intéresse aux grands textes littéraires qu’il adapte tels Les Misérables, en 2009 suivi de Tempête dans un crâne en 2010 toujours à partir de Victor Hugo et tel Paroles Gelées en 2012 d’après l’œuvre de François Rabelais. S’ensuivent en 2013, La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertold Brecht et Liliom ou La vie et la mort d’un vaurien de Ferenc Molnár. Il dirige, depuis janvier 2014 le Théâtre Gérard Philipe-Centre dramatique National de Saint-Denis, a mis en scène Antigone de Sophocle en 2016, adapté et mis en scène la même année Karamazov.

Son travail et celui de la troupe sont à saluer. Il restitue la force poétique et lyrique ainsi que la démesure d’un récit plein d’alluvions où alternent scènes dialoguées et longs monologues. De facture artisane, il repose sur l’esprit collectif de la troupe d’où se dégage une grande vitalité.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2017

Avec : François Deblock Alexéï Fiodorovitch Karamazov – Mathieu Delmonté Capitaine Sneguiriov – Karyll Elgrichi Katerina Ivanovna – Jean-Christophe Folly Dimitri Fiodorovitch Karamazov – Jules Garreau Nikolaï Krassotkine – Camille de La Guillonnière Khokhlakova – Jacques Hadjaje Fiodor Pavlovitch Karamazov – Blanche Leleu Liza Clara Mayer Grouchenka/Smourov Teddy Melis Grigori Vassilievitch – Marc Plas Pavel Fiodorovitch Smerdiakov – Geoffroy Rondeau Ivan Fiodorovitch Karamazov – Les musiciens : Michalis Boliakis, piano, Hugo Sablic, batterie et Starets Zossima.

Scénographie, lumière Jean Bellorini – costumes, accessoires Macha Makeïeff – création musicale Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures, maquillages Cécile Krestchmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – décor réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard Philipe sous la direction de Christophe Coupeaux et Quentin Charrois – La traduction d’André Markowicz est publiée aux Editions Actes Sud, collection Babel.

5 au 29 janvier 2017 – Théâtre Gérard Philipe, 59 Boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique –   Tél. : 01 48 13 70 00. – www.theatregerardphilipe.com – Durée : 4h30 – En tournée : 2 et 3 février Scène nationale du Sud Aquitain, à Bayonne – 9 et 10 février Théâtre national de Nice – 17 et 18 février Scène conventionnée de Brive – 23 au 25 février Maison des Arts de Créteil – 1er au 5 mars Théâtre Firmin Gémier de Châtenay-Malabry – 8 et 9 mars Scène nationale de la Roche-sur-Yon – 14 et 15 mars Maison de la Culture d’Amiens – 22 au 25 mars Théâtre national de Toulouse – 30 mars au 2 avril et 4 au 7 avril Théâtre des Célestins à Lyon – 20 avril Domaine d’O à Montpellier – 27 et 28 avril Scène nationale de Sète – 12 mai Théâtre de Compiègne – 19 et 20 mai à la Comédie de Clermont-Ferrand – 31 mai et 1er juin Scène nationale de Quimper.

Antigone, avec le Théâtre National Palestinien

@Nabil Boutros

Texte de Sophocle – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français et mise en scène Adel Hakim – musiques Trio JoubranThéâtre des Quartiers du monde/Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets – Spectacle en arabe surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Le Théâtre des Quartiers du monde créé à Ivry par Adel Hakim il y a plusieurs années accueille à nouveau le Théâtre National Palestinien pour une série de représentations d’Antigone de Sophocle qu’il a mis en scène, suivi de la présentation d’un nouveau spectacle qu’il a écrit et monté, Des Roses et du Jasmin.

Antigone ouvre la série de représentations. Créée à Jérusalem le 28 mai 2011, le spectacle a d’abord tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem – avant d’être présenté au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Studio Daniel Casanova, en mars 2012. Il a depuis été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger. Il inaugure aujourd’hui la Manufacture des Œillets, une ancienne usine acquise par la ville d’Ivry où le TQI, devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne, a pris ses nouveaux quartiers. Cette usine fut d’abord un atelier de fabrication de porte-plumes, de plumes et d’encriers à partir de 1836, puis au début du XXème une importante usine d’œillets métalliques destinés à l’industrie de la chaussure. Les bâtiments sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1996.

Les politiques ont pris soin du théâtre à Ivry où le nom d’Antoine Vitez, venu avec sa Compagnie en 1972, reste gravé. Rachetée par la ville en 2009 pour y accueillir le Centre dramatique national du Val-de-Marne, l’usine en son projet architectural de réhabilitation – financé par l’Etat, la Région, le Département et la Ville d’Ivry – est confiée à Paul Ravaux, du cabinet RRC architectes. Le caractère ouvrier et l’authenticité du bâtiment ont été préservés avec les volumes, les structures métalliques, les surfaces vitrées, les passerelles et escaliers, l’aspect des murs, les puits de lumière. Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, qui codirigent le Théâtre des Quartiers d’Ivry depuis 1992, se sont investis dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu, inauguré au mois de décembre dernier. Le résultat est superbe, le lieu a gardé son âme et son histoire.

Le public est accueilli dans une vaste halle sous verrière où se trouvent le bar et la librairie, un magnifique espace où pourront s’organiser des lectures, des cafés littéraires ou tous types de manifestations. Tout autour de cette halle court une mezzanine et l’entrée du Lanterneau, salle de répétition et de spectacle de quatre-vingts places dédiée aux nouvelles écritures, pour les metteurs en scène, les compagnies ou les collectifs émergents. La salle de quatre-cents places, La Fabrique, est entièrement modulable côté plateau et gradins, avec un gril situé à dix mètres courant sur toute la surface. Un espace dédié à la pratique théâtrale des amateurs et à la transmission, l’Atelier Théâtral, des loges et des bureaux complètent ce bel outil de travail, simple et chaleureux.

Antigone dans ce grand théâtre prend encore une autre dimension. Les acteurs du Théâtre National Palestinien viennent de Jérusalem Est où ils travaillent, leur combat passe par l’art. Ils sont tous à saluer. Antigone, qu’Adel Hakim, leur avait proposé de monter en 2011, est devenu emblématique et comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque. L’absence de démocratie et la difficulté de dialoguer, la tyrannie et la domination entre les hommes et les femmes sont les thèmes majeurs du texte de Sophocle, Antigone, avec distance et retenue, en exprime la complexité et pose la question de la malédiction. Interrogé sur les raisons du choix de cette pièce montée au Théâtre National Palestinien, Adel Hakim, qui signe le texte français et la mise en scène, répond : « Pourquoi une Antigone palestinienne? Parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. »

La mort ouvre le spectacle sur les deux frères d’Antigone et d’Ismène – Polynice et Etéocle – étendus dans leurs linceuls blancs pour s’être entre-déchirés. Elle rôde tout au long de la pièce qui se termine dans un bain de sang – avec la mort d’Antigone par la volonté de Créon devenu roi, celle d’Hémon son fiancé fils de Créon, et celle de sa mère, épouse de Créon qui met fin à ses jours. La tragédie est complète. Le Chœur, conteur et commentateur, vêtu de gris, relate les combats, puis les conditions de la victoire dans une prosodie épique, le texte grec s’affiche ; un garde vient dénoncer celle qui a osé braver l’interdiction d’enterrer son frère Polynice, il a pour mission d’amener la coupable ; le devin Tirésias tente, mais en vain, de faire entendre raison à Créon. Les oiseaux ne chantent plus et Thèbes est en souffrance, la malédiction s’est abattue sur elle de génération en génération, l’image d’Œdipe et de Jocaste, père et mère de la fratrie d’Antigone, y restent à jamais gravée. La porte se referme sur l’ombre d’Antigone, vêtue de blanc et couverte d’un voile noir, image finale forte. L’espace sacré s’estompe et le mur creusé de meurtrières laissant filtrer la lumière, mur support des écritures, grecque, arabe, et française qui s’affichent sur la façade, retourne au néant.

Alors, la voix de Mahmoud Darwich retentit et le poème s’écrit, nous ramenant aux tragédies d’aujourd’hui : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie, la fin de septembre, une femme qui sort de la quarantaine, mûre de tous ses abricots, l’heure de soleil en prison, des nuages qui imitent une volée de créatures, les acclamations d’un peuple pour ceux qui montent, souriants vers leur mort et la peur qu’inspirent les chansons aux tyrans. » La musique composée par le Trio Joubran vient des profondeurs et la palette des couleurs – blanc, gris, noir – comme le soleil, décline.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2017

Avec Hussam Abu Eisheh – Alaa Abu Garbieh – Kamel Al Basha – Yasmin Hamaar – Mahmoud Awad – Shaden Salim – Daoud Toutah – direction artistique du Théâtre National Palestinien Amer Khalil – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français Adel Hakim – poème Sur cette terre texte et voix Mahmoud Darwich – traduction Elias Sanbar – musiques Trio Joubran – scénographie et lumière Yves Collet – costumes Shaden Salim – construction décor Abd El Salam Abdo – vidéo Matthieu Mullot et Pietro Belloni – assistant lumière Léo Garnier.

Du 5 au 15 janvier 2017 – Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – En tournée du 21 au 23 février 2017 à la Comédie de Genève – A voir aussi, du 20 janvier au 5 février, Des Roses et du Jasmin, texte et mise en scène Adel Hakim, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Ludwig, un roi sur la lune

© Christian Berthelot

Texte Frédéric Vossier – mise en scène Madeleine Louarn, avec les comédiens de l’Atelier Catalyse – dramaturgie Pierre Chevallier – musique Rodolphe Burger – chorégraphie Loïc Touzé, Agnieszka Ryszkiewicz, présenté par la MC93 et le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

C’est un objet théâtral délicat et sensible, d’une grande poésie et inventivité, né de rencontres artistiques et d’amitié : celles de la metteuse en scène, Madeleine Louarn, avec l’auteur Frédéric Vossier – qui a entre autre adapté en 2012 Les Oiseaux d’Aristophane pour les comédiens de l’Atelier Catalyse – ainsi qu’avec Rodolphe Burger, compositeur et guitariste – qui a créé en 2014 avec eux En chemin, une performance chorégraphique et musicale – et qui, dans Ludwig, un roi sur la lune est présent sur scène avec le pianiste Julien Perraudeau.

Depuis plus de vingt ans, Madeleine Louarn travaille avec les hommes et les femmes de l’Etablissement et Service d’Aide par le Travail de Morlaix, au sein de l’Atelier Catalyse. Au fil des ans ils se sont formés au théâtre et elle a monté avec eux une douzaine de spectacles à partir des textes de Shakespeare, Beckett, Lewis Caroll, Daniil Harms, Christophe Pellet… Un beau parcours. Pour ce spectacle, créé l’été dernier au Festival d’Avignon, un patient travail de recherche a été mené avec ses proches collaborateurs et artistes autour du personnage de Louis II de Bavière, ce roi follement romantique, décalé et incompris, imprévisible dans sa recherche de bonheur et ses extases quasi mystiques, ambigu dans sa relation à Richard Wagner, un homme à la recherche de l’Absolu qui ne vit qu’à travers le philtre du ludique, du simulacre et de la représentation. Tous – texte, musique, chorégraphie, scénographie, costumes, lumières – ont travaillé sur la complexité du corps dans son rapport à l’espace et ses métamorphoses, sur l’imaginaire, le songe et la poétique d’un personnage singulier, sur la problématique du double. Il y a dans le spectacle deux Ludwig : le jeune, figure de l’ange – magnifiquement interprété par Guillaume Drouadaine – et l’autre, figure de la vieillesse et de la déchéance qui apparaît dans la dernière partie – troublant Jean-Claude Pouliquen -. Il y a des fulgurances dans ce spectacle : derrière les gestes ébauchés, la concentration décuplée, les déséquilibres et les hésitations existe une grande fraicheur, un air de Visconti, des tapis de jonquilles et bouquets lunaires, une grande précision.

Autour de Ludwig sont représentés son frère Othon – qui fut lui aussi interné -, l’impératrice Elisabeth d’Autriche – dite Sissi, sa cousine –  Richard Wagner son protégé, Bernhard von Gudden son psychiatre. Son écuyer-amant, les figures du peuple qui réclame, des ministres et des serviteurs-mannequins complètent ces tableaux oniriques admirablement portés par l’investissement et l’enthousiasme des acteurs. Les spectateurs se font face et l’aire de jeu bi-frontale recouverte d’un tapis de danse gris pourrait évoquer le pont d’un navire dans la houle. D’un côté : une toile peinte au paysage montagneux où le château de Ludwig aux multiples tourelles et toits pointus, kitsch en diable, appelle le féérique ; une porte dérobée où apparaissent et disparaissent les personnages nés de son imagination ; l’esquisse d’une colline en haut de laquelle se trouve l’espace des musiciens. De l’autre côté, l’aire de jeu pour Ludwig, ses amoureux et ses fantasmes, qui se transforme à la fin en espace de mort, avec le ponton du lac dans lequel il disparaît.

Historiquement, Louis II monte sur le trône de Bavière à l’âge de dix-huit ans, acclamé par le peuple qui le compare à un ange descendu du ciel. Deux ans plus tard, la guerre éclate entre la Prusse et l’Autriche et la Bavière s’allie à l’Autriche, défaite lors de la bataille de Sadowa avant d’être intégrée à l’Empire allemand en 1871. Sans pouvoir politique, Ludwig se réfugie dans les arts – la musique avec Wagner dont il devient le mécène amoureux, les réalisations architecturales mégalomaniaques avec la construction d’immenses châteaux -. Eloigné de la vie publique, son comportement fantasque devient incontrôlable et sa personnalité se dégrade jusqu’à être déclaré paranoïaque, le 8 juin 1886 et destitué le jour même. Il est retrouvé mort près d’un lac, le lendemain, ainsi que son psychiatre. Ces morts ne seront jamais élucidées. L’auteur, Frédéric Vossier, décrit la singularité du personnage en ces mots : « … Louis II de Bavière est un Roi handicapé. Il est allergique au Jour, aux Femmes et au Pouvoir. Il fuit l’Etat, l’Administration et les courriers des Ministres. Il aime la Nuit, les Images, l’Art, la Solitude et les Forêts… » Sa poétique est discordante.

Au-delà de la scénographie, sobre et efficace (Marc Lainé), quelques objets-signes habitent l’espace :  les figures d’un jeu d’échec, un ballon sur lequel Ludwig à l’horizontal se tient en équilibre, ressemblant au Petit Prince découvrant ses planètes – ici la lune – une table sur roulettes qui permet différentes configurations. Tout contribue à la réussite du spectacle par la finesse du traitement : un texte qui travaille par bribes et donne de l’étrangeté (Frédéric Vossier), une chorégraphie subtile et précise (Loïc Touzé et Agnieszka Ryszkiewicz), les costumes aux formes prussiennes et couleurs vives (Claire Raison), la musique composée par Rodolphe Burger à partir de thèmes wagnériens autant que contemporains et sa présence magnétique sur scène, parfois récitant, parfois guitariste ou chanteur, à tous les moments à l’écoute des comédiens ainsi que le pianiste. La mise en scène de Madeleine Louarn – à laquelle se joint l’alchimie et le talent de tous ceux qui portent le spectacle depuis sa gestation, sur le plateau et en coulisses – travaille sur le trouble et l’altérité, sur la présentation de soi et la solitude, sur la différence à partir de ce Roi qui ne veut pas grandir. L’intensité qui se dégage de la représentation donne le vertige et confirme la force du théâtre.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2016

Avec les comédiens de l’atelier Catalyse : Tristan Cantin, Guillaume Drouadaine, Christian Lizet, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen, Sylvain Robic – musique Rodolphe Burger – interprètes Rodolphe Burger, Julien Perraudeau – scénographie Marc Lainé – régie générale Hervé Chantepie – lumière Michel Bertrand – costumes Claire Raison – son Léo Spiritof – accompagnement pédagogique Erwanna Prigent, Mélanie Charlou – production déléguée Théâtre de l’Entresort – production exécutive musicale Compagnie Rodolphe Burger – création en résidence Le Quartz Scène nationale de Brest – Spectacle présenté au Festival d’Avignon 2016.

Du 3 au 12 décembre 2016, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis – Sites : www.theatregerardphilipe.com – www.MC93.com – tél. : 01 48 13 70 00 et 01 41 60 72 72 – CD en précommande de la musique du spectacle en exclusivité sur : dernierebandemusic.com – En tournée : janvier et février 2017 à l’Archipel de Fouesnant – avril 2017 au Théâtre du Pays de Morlaix, dans le cadre de la vingtième édition du Festival Panoramas – saison 2016/17 ou 2017/18 au Quartz Scène Nationale de Brest – saison 2017/18 au Centre Dramatique National d’Orléans.

 

 

 

Déjeuner chez Wittgenstein – Ritter, Dene, Voss

© Marek Gardulski

Mise en scène et scénographie, Krystian Lupa – texte Thomas Bernhard d’après une traduction de Jacek St. Buras – spectacle en polonais surtitré en français, présenté au Théâtre des Abbesses dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est une pièce en trois mouvements qui scrute au scalpel les relations intra-familiales entre deux soeurs et leur frère, entre les réminiscences de l’enfance et le regard des parents disparus, figures totem dont les portraits décorent la salle à manger. Non-dits et déchirures ressortent avec une rare violence, alors que la fratrie est réunie dans la maison familiale, bourgeoise et classique. Les deux sœurs, actrices occasionnelles, y habitent, Dene, l’aînée, bien pensante et étouffante, à la recherche de la perfection ; Ritter, la cadette, à l’extrême inverse, prompte à la boisson, cultivant l’opposition et la libre provocation. Leur frère, Voss/Louis – philosophe écrivant laborieusement une Logique – traité pour tendances suicidaires et troubles psychiatriques, les rejoint quelques jours à l’initiative de l’ainée, contrairement à l’avis de la cadette.

Avec Thomas Bernhard, comme prévu, tout se passe mal dès le premier soir et l’apparente organisation familiale se délite après de nombreux rounds, jusqu’à l’épuisement physique et moral de tous. Trois tableaux – avant le déjeuner, duo discordant entre les deux sœurs où l’une s’attelle aux préparatifs et l’autre boit ; pendant le déjeuner après l’arrivée de Voss/Louis, trio de la confrontation, de la violence, de la dérision et de la haine ; à la fin du repas, valse à mille temps où les protagonistes sont les figures des tableaux décrochés et déplacés – les portraits de famille – jusqu’à leur effacement voulu de la mémoire familiale. Toute trace du passé est d’ailleurs balayée dans cette salle à manger où même la précieuse vaisselle de Bohême vole en éclats, au cours du dernier tableau.

Le titre de la pièce originale est formé de trois noms d’acteurs qu’appréciait Thomas Bernhard : Ilse Ritter, Kusten Dene, Gert Voss et Ludwig Wittgenstein auquel l’œuvre fait référence est un philosophe et logicien dont Bernhard connaissait le neveu. D’une précision d’horlogers, les trois acteurs magnifiquement dirigés par Krystian Lupa – Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Ritter), Agnieszka Mandat (Dene) et Piotr Skiba (Voss/Louis) – labourent le passé avec force et détermination. Ils ont joué lors de la création de la pièce au Théâtre Stary de Cracovie en 1996, puis ont repris ou recréé leurs rôles en 2006. Vingt ans plus tard par leur complicité, l’approfondissement de leurs partitions et la finesse de leurs palettes sont une belle leçon de théâtre. La tension qui se dégage du plateau et l’art du détail rendent ce huis clos de quatre heures lourd et étouffant. Le temps si particulier de la représentation se suspend, le passé interfère avec le présent et le détruit, il n’y a pas d’avenir. La sensibilité du travail de scénographie et de mise en scène réalisé par Krystian Lupa convient magnifiquement à l’univers sombre de Thomas Bernhard – nous l’avions vu avec “Des arbres à abattre” présenté à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (cf. notre article du 18 décembre) -. La rêverie et l’inventivité de ces deux grands artistes se complètent et s’emboitent parfaitement.

Brigitte Rémer, 22 décembre 2016

Avec Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Ritter, la sœur cadette), Agnieszka Mandat (Dene, la sœur aînée), Piotr Skiba (Voss, Louis) – musique Jacek Ostaszewski – assistant scénographie Piotr Skiba – organisation Janusz Jarecki – régie plateau Zbigniew St. Kaleta – régie lumières Adam Piwowar – régie son Marcin Fedorow – plateau Jacek Puzia – production Narodowy Stary Teatr Cracovie – coréalisation Théâtre de la Ville et Festival d’Automne, à Paris – avec le soutien de L’Institut Adam Mickiewicz – spectacle créé le 19 octobre 1996 au Stary Teatr de Cracovie – en partenariat avec France Inter.

13 au 18 décembre, Théâtre des Abbesses-Théâtre de la Ville, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris. Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : .festival-automne.com Tél. : 01 53 45 17 17.

 

Wycinka Holzfällen – Des arbres à abattre

© Natalia Kabanow

© Natalia Kabanow

Texte Thomas Bernhard, d’après une traduction de Monika Muskała – adaptation, mise en scène, décors et lumière Krystian Lupa – Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne – en polonais surtitré en français.

Son œuvre entière est empreinte de singularité et son écriture, acerbe et raffinée, se place dans la déclinaison des gris aux noirs les plus profonds. Avec Des arbres à abattre – récit de deux cents pages écrites en un bloc, sans retour à la ligne – Thomas Bernhard s’attaque, avec virulence, au milieu artistique viennois des années 1980. Son observation critique place sous cloche, ou dans un même bocal, un couple de musiciens et la fine fleur invitée du tout Vienne – acteurs, et jeunes écrivains notamment -. Ils ont pour point commun d’avoir connu et côtoyé, de près ou de loin, Joana, une actrice qu’ils viennent d’enterrer après son suicide – les images de l’enterrement sont montrées sur écran -. La mort et le suicide rôdent, l’absente fait des apparitions épisodiques, l’un des points culminants étant l’écoute intégrale du Boléro de Ravel, qu’elle aimait tant. Les egos du cénacle artistique et bourgeois ici présent se plient et se déplient au fil d’une soirée, mondaine et funèbre.

Ce beau monde est reçu dans le salon bourgeois de deux hôtes distingués : la maîtresse des lieux chante merveilleusement Purcell et lorsqu’elle n’introduit pas les visiteurs elle se tient debout, droite et digne, une main sur le piano en position de récital, mais on ne l’entendra pas. Son époux, compositeur, tapote le piano ou boit. Deux jeunes écrivains devisent et les acteurs se racontent. La scénographie traduit l’idée du bocal par sa transparence et le salon de verre transforme le spectateur en entomologiste. De temps en temps on sort du huis clos pour quelques apartés puis on y entre à nouveau. Seul échappe à cette règle le narrateur, observateur et commentateur acéré de la soirée, personnage du dedans autant que du dehors. Sorte de double de Thomas Bernhard, calé au fond d’un grand fauteuil, il critique vivement le milieu auquel il appartient et parfois s’irrite – Des arbres à abattre a pour sous titre Une irritation -. La soirée s’étire en longueur et le temps se suspend en attendant l’invité d’honneur, un acteur du Burgtheater qui n’apparaît qu’après minuit : « Tandis qu’ils attendaient tous le comédien qui leur avait promis de venir dîner chez eux, dans la Gentzgasse, vers onze heures trente, après la première du Canard sauvage, j’observais les époux Auersberger exactement de ce même fauteuil à oreilles dans lequel j’étais assis presque chaque jour au début des années cinquante, et pensais que ç’avait été une erreur magistrale d’accepter l’invitation des Auersberger » énonce le narrateur.

Né en Silésie, formé dans les domaines des arts visuels, du théâtre et du cinéma, Krystian Lupa a rencontré Thomas Bernhard à travers une dizaine de spectacles, sa première adaptation étant La Plâtrière. Il présente, dans le cadre du Festival d’Automne, un triptyque – les deux autres textes étant Place des héros et Déjeuner chez Wittgenstein – il rend l’œuvre magnétique. Avec Des arbres à abattre Bernhard s’attaque au milieu artistique et intellectuel autrichien auquel il appartient et dénonce son renoncement à s’engager. Sa virulence lui a valu beaucoup d’ennuis lors de la publication, certains s’y reconnaissant. Comme toujours, il désavoue l’Autriche, son pays, avec ironie et causticité. Lupa a un talent fou dans cette superposition savante, troublante et déterminée à l‘univers de l’écrivain, par la traduction scénique qu’il en fait à partir de son adaptation littéraire, par le travail éblouissant qu’il réalise avec les acteurs, tous extraordinaires – qui visualisent, de l’intérieur du salon de verre où ils se trouvent, les mêmes images que le spectateur, depuis la salle -.  Krystian Lupa dilate le temps et cela pèse parfois pour le spectateur qui ne peut pourtant s’en détacher – le spectacle dure cinq heures –  jusqu’à la lueur d’humanité finale, quand le narrateur tend la main à la maîtresse des lieux-cantatrice mettant à jour ses fêlures, juste une lueur…

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2016

Avec : Bożena Baranowska (Anna Schreker) – Krzesisława Dubielówna (cuisinière) – Jan Frycz (acteur du Théâtre National) – Anna Ilczuk (Mira) – Michał Opaliński (James) – Marcin Pempuś (John) – Halina Rasiakówna (Maja Auersberger) – Piotr Skiba (Thomas Bernhard) – Ewa Skibińska (Jeannie Billroth) – Adam Szczyszczaj (Joyce) – Andrzej Szeremeta (Albert Rehmden) – Marta Zięba (Joana Thul) – Wojciech Ziemiański (Gerhard Auersberger).

Apocryphe, Krystian Lupa et improvisations des comédiens – citation des œuvres de Jeannie Ebner et Friederike Mayröcker Pensées de Joana sur Sebastiansplatz, Verena Lercher (Graz) –   costumes, Piotr Skiba – arrangement musical, Bogumił Misala – improvisation sur un thème de Henry Purcell sur Sebastiansplatz, Mieczysław Mejza – vidéo, Karol Rakowski, Łukasz Twarkowski – assistants mise en scène, Oskar Sadowski, Sebastian Krysiak, Amadeusz Nosal Polski Theatre in Wrocław – coréalisation Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris) Festival d’Automne à Paris – avec le soutien du Adam Mickiewicz Institute et de l’Adami – spectacle créé le 23 octobre 2014 au Polski Theater in Wrocław – en partenariat avec France Inter.

30 novembre au 11 décembre, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006. Paris – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40 et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 17 – Voir aussi notre article sur le spectacle Bernhard/Lupa  “Déjeuner chez Wittgenstein”, publié le 28 décembre 2016.

Le Cantique des cantiques

@ Dan Aucante

@ Dan Aucante

Chorégraphie Abou Lagraa, mise en scène Mikaël Serre, production Compagnie La Baraka, au Théâtre National de Chaillot.

Un texte de l’Ancien Testament, Le Cantique des cantiques – appelé aussi Chant de Salomon – suite de chants d’amour alternés entre une femme et un homme, fait figure de poème fondateur. Sa composition est attribuée à un compilateur du IVè siècle qui aurait fondu différents poèmes en un. C’est un hymne incandescent à la sexualité et à l’amour charnel en même temps qu’un texte sacré qui a fait couler beaucoup d’encre ; on y retrouve des expressions proches dans la littérature du Proche-Orient ancien. « Que tu es belle, mon amie, que tu es belle ! Tes yeux sont des colombes, Derrière ton voile. Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres, Suspendues aux flancs de la montagne de Galaad. »

Le Cantique des cantiques a inspiré de nombreux artistes, notamment musiciens, peintres et calligraphes. C’est aujourd’hui le chorégraphe Abou Lagraa qui s’empare de ce texte mi-sacré mi-profane, en dialogue avec le metteur en scène et traducteur franco-allemand Mikaël Serre . « Je suis d’obédience musulmane et il me semblait intéressant de travailler sur ce texte qui vient de la Bible et de la Torah » dit-il, prétexte pour questionner le monde d’aujourd’hui. Chorégraphe franco-algérien formé au Conservatoire national supérieur de Musique et de Danse de Lyon, Abou Lagraa débute sa carrière de danseur au SOAP Dance Theater Frankfurt auprès de Rui Horta avant de fonder sa Compagnie, La Baraka, en 1997. Artiste associé à Bonlieu-scène nationale d’Annecy, puis en résidence de production aux Gémeaux-scène nationale de Sceaux, il devient artiste associé à la Maison de la Danse de Lyon en 2015-16 et enchaîne les tournées partout dans le monde, avec sa Compagnie.

Six danseurs et deux comédiennes – non plus un homme et une femme comme dans le texte – portent la pièce en son incandescence par une belle énergie où se relaient le geste et la parole, repris en gros plans sur un écran. « Sur ma couche, pendant les nuits, J’ai cherché, Je ne l’ai point trouvé… Je me lèverai, et je ferai le tour de la ville, Dans les rues et sur les places ; Je chercherai celui que mon coeur aime… Je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé… » dit le poème. Ici l’intime et l’universel se rejoignent avec radicalité et expressivité, chambre d’écho des images érotiques qu’il contient, reprises notamment par les duos de la chorégraphie qui montrent différentes facettes de l’état amoureux, pour le meilleur et pour le pire. La place de la femme, la violence, l’intolérance et la déclinaison des thèmes de la sexualité sont mis en tension, de l’érotisme au désir, de la possession au plaisir, de la brutalité au viol, aux frustrations, à la séparation. Musique, lumières et costumes en drapés sont savamment travaillés et servent le propos hors de toute temporalité.

A travers la complexité d’un travail reposant sur un texte poétique archétypal où l’équilibre et le rythme entre la parole et le geste sont délicats, Abou Lagraa et Mikaël Serre cherchent à évoquer d’autres thèmes du présent sur la difficulté du monde, les déplacements de population, l’intolérance, les traumatismes. Ils prennent pour support la Déclaration des droits de l’Humain qu’ils font défiler sur écran, et comme un Manifeste, dénoncent les intégrismes.

C’est un vrai défi que d’oser plonger dans un poème chargé d’alluvions comme l’est Le Cantique des cantiques, où profane et sacré se combattent. Abou Lagraa et Mikaël Serre y réussissent.

Brigitte Rémer, le 6 décembre 2016

Avec Pascal Beugre-Tellier, LudovicAbou Lagraa et Collura, Saül Dovin, Diane Fardoun, Nawal Lagraa-Aït Benalia, Charlotte Siepiora (danseurs), Gaia Saitta, Maya Vignando (comédiennes) – Traduction Olivier Cadiot, Michel Berder (Bayard éditions) – adaptation Mikaël Serre – musique Olivier Innocenti – lumières Fabiana Piccioli – vidéo Giuseppe Greco – scénographie LFA/Looking for architecture – costumes Carole Boissonet – traduction et surtitrage en direct Harold Manning.

30 novembre au 3 décembre 2016, Théâtre national de Chaillot, Place du Trocadéro. 75016. Un atelier de pratique était également proposé samedi 3 décembre, sous l’intitulé Jour de Silence, en présence du philosophe Jean-Luc-Nancy.

 

 

A tout va !

Visuel de l'hommage à D.G. Gabily

Visuel de l’hommage à D.G. Gabily

Trois journées en hommage à Didier-Georges Gabily, écrivain, auteur dramatique, metteur en scène, directeur du Groupe T’Chan’G disparu à quarante et un ans, le 20 août 1996.

« Didier-Georges Gabily disparaît à la mi-temps de sa vie d’écrivain et d’homme de théâtre et avec lui une vision unique du plateau, une aventure théâtrale hors norme, une langue corrosive et incantatoire, qui ont marqué des générations d’acteurs, metteurs en scène et de lecteurs – qu’ils aient ou non connu le travail du vivant du dramaturge » ainsi s’exprime le collectif qui a conçu l’événement pour partager cette mémoire commune. Pendant trois jours, acteurs, auteurs, metteurs en scène, intellectuels, compagnons et amis de tous bords se sont rassemblés pour croiser leurs regards sur l’œuvre de Gabily dans son rapport à la littérature et au théâtre. La rencontre se voulait festive, généreuse et réflexive, elle le fut, avec intensité, faisant alterner lectures, tables rondes, témoignages, entretiens, projections, exposition et ateliers.

Didier-Georges Gabily était un homme entier, sans concession, un autodidacte qui s’était forgé une culture philosophique, artistique et littéraire avec, pour élan vital, le dialogue au sein de la petite communauté qu’il avait rassemblée autour de lui. Avant même la constitution du Groupe T’chan’G, il organisait régulièrement des ateliers sur des périodes de quatre à cinq mois. De ces rencontres était né le premier Groupe T’chan’G. Radical, Gabily ne plaisait guère à l’institution, qu’il tenait à distance. C’est à Bernard Dort, exégète de théâtre, qu’il fait lire son premier texte dramatique au début des années quatre-vingts, Chute du rien : « une pièce pléthorique avec quarante personnages, une pièce sur le rêve, sur l’impossibilité de rêver le monde… » et qui le reconnaît d’emblée comme un auteur nécessaire et exigeant. Entre pièces de commande, scénarios et petits métiers, il se dédie à la formation d’acteurs et à la transmission, ainsi qu’à l’écriture. Il publie son premier roman, Physiologie d’un accouplement en 1988, suivi, en 1990 de Couvre-feux, un récit – fragment d’un roman plus ample intitulé A trois voix. L’écriture le taraude. Entre 1990 et 1991, pendant qu’il écrit Violences, un premier groupe d’acteurs s’engage avec lui dans un long travail sur cinq Phèdre(s) et Hippolyte(s) à partir d’Euripide, Sénèque, Garnier, Racine et Ritsos. Il met en scène Violences (diptyque), avec le Groupe T’Chan’G, une pièce devenue emblématique – d’une durée de sept heures – et la présente, en septembre 1991, au Théâtre de la Cité Internationale Universitaire.

En 1994, Gabily fait partie du comité de rédaction qui fonde la revue Prospero – avec Michel Azama, Eugène Durif, Roland Fichet, Philipp Minyana, Jean-Marie Piemme et Noëlle Renaude – éditée ensuite sous le nom des Cahiers de Prospero par le Centre National des Écritures du Spectacle de Villeneuve-lez-Avignon. Puis il écrit Gibiers du Temps au fil de la création, travaillant la nuit pour la répétition du lendemain et crée le spectacle en 1994-95. Il travaille sur les mythes, anciens – Phèdre, Thésée, la Pythie, Hercule, Hermès, les Amazones… – qu’il met en miroir avec les mythes contemporains et la brutalité du monde : « C’est un texte générique sur ce que nous sommes, comment nous sommes dans le monde à travers le mythe de Phèdre » dit-il, à partir des trois variations qu’il compose : Thésée, Voix et Phèdre, Fragments d’agonie.

A défaut d’exhaustivité, deux temps forts de ces journées ont particulièrement retenu notre attention, deux tables rondes : la première, animée par Pascal Collin, portait sur le thème Ecriture(s) et mise en jeu, la seconde, coordonnée par Bruno Tackels, évoquait Gabily, homme de lettre(s). Auteur de romans autant que de théâtre, c’est avec et par la langue qu’il menait ses combats.

Dans la première table ronde, il est question du rapport à la langue chez Gabily, une langue difficile, proférée. Les intervenants conviennent, chacun le disant à sa manière, que Gabily toujours se cherche et au long de ses écritures, raconte la même histoire, que ce soit par ses romans ou par son écriture dramatique, indissociables. « Il cherche des motifs tout en allant à la rencontre du plateau avec la langue, comme un archéologue, une langue interdite » dit Nadia Vonderhayden, comédienne, qui évoque un autre absent, François Tanguy directeur du Théâtre du Radeau avec lequel Gabily avait souvent échangé : « des gens qui rêvent le monde » dit-elle. Stanislas Nordey, directeur du TNS à Strasbourg reconnaît que « La langue de Gabily pose la nécessité du théâtre, la solitude de l’écriture… Ecrire du théâtre c’est être avec des acteurs, contrairement à l’écriture d’un roman, c’est comme une respiration… Avec Gabily on réapprend à parler et à marcher, il met ses contradictions en tension. » Nordey a monté Contention et Violences et témoigne de la difficulté de mettre en scène les textes de Gabily car « son œuvre n’est pas fixée, elle est problématique. C’est le travail au plateau qui compte, l’articulation des scènes qui créent le sens » ajoute-t-il. Jean-Pierre Thibaudat parle d’une « langue qui résiste comme une langue étrangère, une langue qu’on apprend au fur et à mesure qu’on l’entend. Chaque soir les acteurs s’approprient cette langue, la redécouvrent et inventent le moment présent. » Yann-Joël Collin parle de « la relation affective que tissait Gabily avec les acteurs, de son besoin de partager, de sa manière de construire son œuvre à vue à partir du point zéro, ouvrant sur une autre parole, réinventant une autre langue ; du geste politique autant que polémique, dans l’acte même de l’écriture. » Il insiste sur le fait « qu’il n’y a pas de code pour lire Gabily et compare ses mots aux mouvements de l’eau, comme un ressac. Gabily écrit pour des acteurs, en atelier et travaille avec d’autres auteurs, pour se nourrir. De ce processus d’écriture naît l’acteur. » Christos Makrygiorgos, traducteur, évoque son désir de traduire et de montrer Violences 1 et 2 à Epidaure mais n’avait pas rencontré l’auteur, « ses pièces sont difficiles à monter car elles nécessitent du monde » reconnaît-il.

La seconde table ronde parlait de Gabily, homme de lettre(s) en présence d’Actes-Sud qui a édité certains de ses écrits. Bertrand Py parle de sa rencontre avec l’un des premiers manuscrits que lui avait fait lire Gabily, de son théâtre-frontière, d’un théâtre-récit ; Claire David note que son univers littéraire était indissociable de son univers de metteur en scène et évoque de longues discussions sur « l’atelier, le travail permanent, le temps, l’espace, l’institution, le côté interminable de l’écriture du plateau… » La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon sur laquelle s’expriment les anciens de Prospero fut comme une ruche, avec un élan et une circulation d’énergies et de débats. Pour Roland Fichet, Gabily est peintre en même temps qu’auteur. Il parle de son rapport à l’écriture en évoquant chez lui l’encre à partir de laquelle tout le reste passe. Il avait écrit plusieurs articles dans la Revue, s’interrogeant sur le thème récurrent du « qu’est-ce qui se passe dans le processus d’écriture ? ” On en trouve trace dans Le corps du délit où il disait – de mémoire – : « Le mouvement d’écrire, l’art, l’artisanat d’écrire demeurent tout pour moi. » Il avait l’art de la joute, du discours, de la polémique. Au cours d’un colloque à Villeneuve d’Asq sur le thème Ce qui naît, ce qui meurt, Gabily déclarait : ” C’est parce que nous sommes devenus des sous-citoyens que nous devons devenir des sur-poètes.” Lucien Attoun, lui, fait référence à Beckett et à son increvable désir de penser comme signe de la démarche et de l’écriture de Gabily. Il cite encore son Dieu n’existe pas, le salaud ! phrase à laquelle Gabily avait répondu Ah bon ! Eugène Durif et Didier-Georges Gabily se sont rencontrés un peu par hasard, en 1989, à Théâtre Ouvert. Très sensible aux textes de Durif, Gabily avait approché le poète, ce fut le début d’une belle amitié d’écrivains. Un peu plus tard et avec modestie Gabily s’est risqué à travailler sur quelques textes de Durif, dans l’atelier de formation. Durif parlant de Gabily le dit « pédagogue et chercheur avant d’être metteur en scène » et évoque longuement sa « langue travaillée par le poétique et la poésie, les langues populaires détournées et les langues baroques qu’il élaborait. » Durif cite Hölderlin pour faire passer les ondes de choc de la langue de Gabily : « Un lieu où chaque poème serait sommé d’inventer sa propre langue… » Il est pour lui « l’archaïque d’une parole très classique, la parole du bégaiement, les mots titubants » et remarque que « la surdité demeure par rapport à cette parole. » Jean-Paul Wenzel parle de sa sidération après la lecture de Violences qui, pour lui, raconte « les profondeurs de l’enfance, de la douleur qui sort en lumière poétique et dans laquelle on voit tout. » Daniel Migairou, administrateur du Groupe T’Chan’G, parle d’un « homme de grande solitude dont l’antidote était le collectif de travail. » Une actrice fait lecture de la lettre qu’avait adressée Gabily à Alain Béhar, auteur et metteur en scène, dont « la langue fonde le plateau » comme celle de Gabily et Lazare, metteur en scène, de celle qu’il adresse à Gabily, toujours « dans l’effort du travail jamais terminé. » D’autres prises de paroles suivies d’un échange avec la salle, toutes aussi passionnantes, ont fait de cette table ronde un moment rare, à l’image de Gabily.

Gabily est quelqu’un d’ailleurs, reparti pour l’ailleurs. Il meurt en août 1996 alors qu’il répète avec le Groupe T’chang’G le diptyque Dom Juan de Molière, suivi de l’un de ses textes Chimère et autres bestioles. Jean-Francois Sivadier et le Groupe reprennent le travail laissé inachevé, le spectacle est présenté à Rennes, au Théâtre national de Bretagne, en octobre.

Lors d’une interview que nous avions faite en mai 1996, trois mois avant sa mort, Gabily s’était exprimé sur les profondeurs desquelles il tirait sa poétique : « … Il y a deux choses, juste deux choses. D’un côté, moi je viens d’un milieu où ça ne parlait pas. Du tout. Mais vraiment. Ça ne parlait que les jours d’ivresse, et les jours d’agonie. Et là j’ai entendu des choses qui étaient absolument bouleversantes, de l’ordre de la révélation, du secret. Tout d’un coup, des gens qu’on n’avait jamais vu parler, se mettent à construire des phrases d’une poétique invraisemblable, comme une espèce d’aveu récurrent, au moment où plus personne n’entend cette parole… Ça, ça a été mon premier rapport à la littérature réelle et la poétique réelle… »  celles qui ont irradié ces journées.

 Brigitte Rémer, le 30 novembre 2016

Autour de Pascal Collin la rencontre sur Ecriture(s) et mise en jeu réunissait Stanislas Nordey, Yann-Joël Collin, Nadia Vonderheyden, Mathieu Boisliveau, Simon-Élie Galibert, Jean-Pierre Thibaudat, Jean-François Matignon, Mathilde Aubineau, Laurent Sauvage, Christos Makrygiorgos – Autour de Bruno Tackels, la rencontre sur Gabily, homme de lettre(s) réunissait Claire David, Bertrand Py, Séverine Leroy, Jean-Paul Wenzel, Lucien Attoun, Lazare, Eugène Durif, Daniel Migairou – Les textes de Didier-Georges Gabily sont publiés chez Actes-Sud.

Du 12 au 14 novembre 2016, 10h/23h30 – Le Monfort Théâtre, 106 rue Brancion. 75015. Paris – Et aussi, le 11 novembre, au Théâtre national de Bretagne à Rennes un hommage était rendu à Didier-Georges Gabily par Le Radeau Théâtre qui présentait son dernier spectacle, en présence de Frédérique Duchêne, actrice dans le Groupe T’Chan’G.

Nkenguegi

© Samuel Rubio

© Samuel Rubio

Texte et mise en scène Dieudonné Niangouna – Spectacle présenté au TGP/CDN de Saint-Denis, avec la MC93 – en partenariat avec le Festival d’Automne.

On voudrait bien prendre le fleuve avec Dieudonné Niangouna comme on prend la mer et parfois sans retour. Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault – image emblématique née d’un réel naufrage en 1816 – est affichée côté jardin comme référence aux drames d’aujourd’hui en Méditerranée. Le spectacle s’ouvre sur une marche lente et chorégraphiée de deux groupes de personnes – hommes et femmes – errant sans but, l’exode comme moyen de survie malgré le danger car « mourir pour mourir dans son pays ou sur les routes, mieux vaut tenter quelque chose. » Un homme perdu en mer, figure emblématique longue et maigre, dérive sur un radeau et s’inscrit dans le cours de l’Histoire, un homme abandonné, exilé et sans identité, sorte de Christ recrucifié.

Le voyage est ponctué de séquences festives qui reviennent et s’intercalent aux séquences d’agonie et de mort, comme des brise-lames : dans un loft une bande de jeunes de différentes origines boit, danse, parle et visionne des images de naufrage. Dieudonné Niangouna y tient son propre rôle, celui du metteur en scène. Il surgit de la salle pour diriger les acteurs. Il est donc question aussi de théâtre dans le théâtre et l’on se trouve face à une troupe de comédiens interprétant une pièce intitulée Le Radeau de la Méduse.

Auteur, metteur en scène et comédien, Dieudonné Niangouna présente Nkenguegi comme la dernière partie d’une trilogie – les deux premières étant Le Socle des vertiges et Shéda –. Il travaille entre Brazzaville sa ville natale, la France et l’Europe et il est artiste associé au Künstlerhaus Mousonturm de Francfort. Pour appuyer sa proposition, des images vidéo donnent le contexte, sur écran, de géographies diverses et de drames dont l’actualité malheureusement démontre notre impuissance. Pourtant son message a du mal à nous parvenir car cette épopée contemporaine aride et longue (trois heures trente) avec ses digressions comme ligne de front et son tumulte poétique peine à donner de la clarté au propos théâtral.

Dix comédiens et trois musiciens servent cette métaphore de la survie, baroque et personnelle, ponctuée de sons venus d’Afrique qui veut témoigner du mouvement du monde. Chaque jour déjà ce tumulte du monde nous laisse en suspens face à la réalité abrupte du quotidien qui barre la route à tout lendemain. Chaos dedans, chaos dehors, on en sort vraiment KO.

Brigitte Rémer, le 27 novembre 2016

Avec Laetitia Ajanohun, Marie-Charlotte Biais, Clara Chabalier, Pierre-Jean Etienne, Kader Lassina Touré, Harvey Massamba, Daddy Kamono Moanda, Mathieu Montanier, Criss Niangouna et Dieudonné Niangouna – Création musicale et musiciens Chikadora, Pierre Lambla, Armel Malonga – scénographie Dieudonné Niangouna – collaboratrice artistique Laetitia Ajanohun – régie générale Nicolas Barrot – vidéastes Wolfgang Korwin et Jérémie Scheidler – lumière Thomas Costerg – son Félix Perdreau – régie plateau Papythio Matoudidi – costumes Vélica Panduru – création masques Ulrich N’toyo.

Du 9 au 26 novembre 2016, au Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique. En tournée : 1er et 2 décembre, au Mousonturm de Francfort – 26 au 28 avril 2017 au Grand T de Nantes. Les pièces de Dieudonné Niangouna sont éditées aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.

 

 

 

 

Un Démocrate

© Philippe Rocher

© Philippe Rocher

Texte et mise en scène Julie Timmerman – Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin édition 2016, en collaboration avec le Théâtre d’Ivry Antoine Vitez.

C’est un docu  fiction sur fond d’Amérique réalisé à partir de la biographie d’Edward Bernays, (1891-1995) neveu de Freud et père des Public Relations. Sa famille avait émigré d’Autriche aux Etats-Unis à la fin du XIXème alors qu’il était tout jeune et le destin que lui réservait son père était de reprendre l’entreprise familiale comme marchand de grains. Mais très tôt, fasciné par les mécanismes de la grande consommation et les techniques de manipulation de masse, Bernays échappe à son destin et travaille d’abord comme journaliste dans une revue médicale. Puis il se rend à Paris pour la Conférence de la Paix avec la délégation du Président Woodrow Wilson et au retour lance son cabinet de Conseil en Relations Publiques. Son succès et son enrichissement sont en marche, basés sur la propagande politique institutionnelle et l’industrie des relations publiques. « Moi, conseiller en relations publiques… » lance t-il… Un air de déjà entendu.

Bernays travaille pour différentes firmes, puis dans le domaine politique où il met en place des sondages d’électeurs sur le modèle des enquêtes d’opinion utilisées dans la grande consommation. Dans sa course à la propagande pour consommer à outrance il est engagé par le patron des cigarettes Lucky Strike et développe des stratégies pour convaincre les femmes – et notamment les suffragettes – de l’intérêt de fumer. Il va, pour les séduire, non pas changer la couleur verte des paquets qui ne saurait plaire mais jusqu’à plébisciter le changement de couleur de la mode. Et tous de s’habiller en vert, avec, pour manifeste, un slogan : changeons les rêves des gens. Et cela marche, toutes les ficelles du populisme sont utilisées et comme l’affirme Noam Chomsky : « La propagande est à la démocratie ce que la violence est aux régimes totalitaires. »

Autour de ce scénario bien réel et d’un pan de l’histoire du début du XXème – qui a tracé une autoroute à la montée du totalitarisme – l’adaptation faite par Julie Timmerman est documentée et son passage à la scène, pétillant. Le quatuor de comédiens – Anne Cantineau, Mathieu Desfemmes, Jean-Baptiste Verquin et Julie Timmerman – s’en donne à cœur joie et joue avec la narration, passant d’un personnage à l’autre et parlant de soi à la troisième personne. A tour de rôle chacun se glisse dans la peau d’Eddie Bernays, déterminé et invincible, vendeur de vent et de mensonges, à l’allure bien trumpeuse. Le personnage enfle et base sa stratégie sur la peur : « L’entreprise est plus forte que la loi » déclare t-il. Ce glissement d’un comédien à l’autre est fluide et apporte couleurs et légèreté au propos.

Freud reste omniprésent dans la vie de Bernays qui se réfère souvent à son oncle lointain et sait exploiter ses avancées scientifiques à des fins idéologiques et politiques, dans un contexte de montée du nazisme. Et quand Freud lui demande : « Et toi tu es un démocrate ? » Bernays répond : « Oui. Je dirige les gens, mais dans le bon sens… » Il reçoit de lui, en 1933, une lettre évoquant les autodafés et l’entrée de Hitler en Pologne. Les événements politiques et socio-économiques des Etats-Unis et de l’Europe : le krach de 1929 – qui n’atteint pas Bernays -, la construction de tours prétentieuses et les accidents de travail dissimulés qui en découlent, la collaboration et une Marlène Dietrich ambiguë ; le yoga, un soi-disant bien public qui endort les masses, sont autant de thèmes effleurés. En 1950 c’est au Guatemala que Bernays poursuit son travail de pervertissement des démocraties : il s’investit avec la United Fruit Company sur fond de révolte et d’interventions de la CIA, ouvrant sur une guerre civile.

Passé maître dans l’art de manipuler l’opinion à des fins politiques ou publicitaires, Bernays fait fumer les femmes américaines, démultiplie les ventes de pianos ou de savons, et sait faire basculer l’opinion publique américaine en jouant sur le doute. « Plus c’est gros plus ça passe » reconnaît-il. Et quand il se mêle d’émancipation des femmes, il envoie son épouse Doris aux avant-postes pour préciser qu’elle avait pu, sans problème, garder son nom de jeune fille en se mariant. Mais elle dit aussi que les articles écrits par des femmes doivent toujours être signés de leurs maris.

La fin du règne Bernays s’annonce avec la mort de Doris. Les événements énoncés et vécus depuis le début de la représentation sont affichés par les différents personnages sur un grand panneau noir en fond de scène, avec des tracts, affiches, portraits, photos, inscriptions de calculs et pourcentages. Devant, une longue table complète les éléments scénographiques de l’espace théâtral, simples et pertinents. Côté cour, un micro où défilent certaines figures en représentation. A la toute fin du spectacle, le peuple s’attaque aux murs avec violence, à coups de haches et le tableau s’écroule à grand fracas. Comme si un monde finissait.

Un Démocrate est un spectacle bien mené dans son écriture comme dans sa mise en scène. Sur un thème qui ne prête pas vraiment à sourire en ces temps de manipulations en tout genre, Julie Timmerman – qui, parallèlement à son parcours de comédienne met en scène depuis une dizaine d’années – a trouvé le bon dosage et mène l’entreprise avec fantaisie et dynamisme, ne gommant pas la gravité des sujets évoqués.

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2016

Avec Anne Cantineau – Mathieu Desfemmes – Julie Timmerman – Jean-Baptiste Verquin. Dramaturgie Pauline Thimonnier – scénographie Charlotte Villermet – lumière Philippe Sazerat – musique Vincent Artaud – costumes Dominique Rocher – Production Idiomécanic Théâtre.

17 au 27 novembre 2016, au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez. 1 rue Simon Dereure. Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11

 

Finir en beauté

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Texte, conception et jeu Mohamed El Khatib – au Monfort Théâtre, dans le cadre du programme Temps Danse Théâtre – en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Petite musique de nuit pour récit, écran et au-delà. Une histoire de maladie et de fin de vie, celle d’une mère, racontée par son fils. «Les personnages et les situations de ce récit étant purement réels, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être fortuite. » Mohamed El Khatib livre dans l’intimité et par petites touches des bribes de son journal, effleurant les moments qui précèdent le départ de sa mère pour son dernier voyage, et l’instant de la mort. Il voulait écrire un texte à partir d’entretiens qu’il avait faits avec elle. « Au cours de ma recherche, à l’origine intitulée Conversation, je devais interroger le passage de la langue maternelle, l’arabe, à la langue théâtrale, à partir d’entretiens réalisés avec ma mère. » Mais la mort est venue interrompre le processus. L’auteur a donc rassemblé des matériaux tels que des échanges de sms et d’e-mail, des bribes de conversations téléphoniques, des transcriptions d’enregistrements, des extraits vidéo et entrecroise ces éléments autobiographiques avec l’espace de la scène, c’est-à-dire la mise en théâtre, la fiction.

Il ne théâtralise pas, ni l’événement, ni le plateau. Il partage, avec pudeur et sobriété, parfois avec humour, l’air de rien, ses émotions. Il partage jusqu’à prendre à témoin le spectateur et à lui remettre son propre acte de naissance, preuve de la maternité – grande œuvre de la vie d’une femme – et de son identité française « par effet de naturalisation de son père du 30 juin 1992. » Il remet aussi l’acte de décès de Yamna Iouaj, le 20 février 2012, peut-être pour se persuader que ce dernier acte n’a pas eu lieu ou pour lire encore une fois son nom avant qu’il ne s’efface. L’entrée dans la vie, sorte d’entrée en scène, la fin de la vie, garante d’égalité vers la même porte de sortie. Yamna Iouaj était jeune et belle, son portrait s’affiche à la fin du spectacle, elle nous regarde.

L’acteur, auteur et fils nous plonge dans le réel et l’intime de sa vie, inscrit des références chronologiques sur l’écran et sur la bande son, travaille sur les bribes de ces moments envolés. Présenté dans le cadre du Festival Avignon off en 2014, Finir en beauté est un objet théâtral qui ne ressemble à nul autre. Est-ce du théâtre documentaire ? Est-ce du théâtre ? Et peu importe. C’est un objet littéraire pour lequel son auteur a reçu le Grand Prix de Littérature dramatique 2016.

Mohamed El Khatib travaille depuis 2011 avec L’L de Bruxelles, Lieu de recherche et d’accompagnement sur les écritures de l’intime et leurs modes de présentation. Il développe des projets de fiction documentaire. Son prochain spectacle, Moi, Corinne Dadat met en scène une femme de ménage, démontrant « qu’une comédie, ça n’est qu’une tragédie avec un peu de recul. » Il est artiste associé au Théâtre de la Ville depuis le début de la saison. Son étoile est montante depuis que son héroïne s’en est allée. Il creuse le sillon de l’absence, s’éloigne de la narration classique et aborde aux rivages de la recherche avec intelligence et sensibilité. Avec Finir en beauté la juste distance dans la sobriété du récit et la retenue est une réalité qui touche les spectateurs à cœur, et permet de s’interroger sur le sens de la scène et les formes du théâtre.

Brigitte Rémer, 15 novembre 2016

Environnement visuel Fred Hocké – environnement sonore Nicolas Jorio – collectif Zirlib – Le texte est édité aux Solitaires Intempestifs.

Du 8 au 26 novembre 2016 à 19h30, Le Monfort Théâtre, 106 rue Brancion. 75015. www.lemonfort.fr. Tél. : 01 56 08 33 88 – En tournée : 25 au 27 septembre Princeton festival (USA) – 10 au 15 octobre – CDN de Normandie, Rouen – 18 et 19 octobre Théâtre Anne de Bretagne, Vannes – 02 au 5 novembre TAP, Poitiers – 07 au 26 novembre Le Monfort, Paris, en partenariat avec le Théâtre de la Ville – 5 au 9 décembre CDN de Normandie, Caen. Du même auteur, au Théâtre Le Monfort les 18, 19, 25 et 26 novembre, à 21h, Moi, Corinne Dadat.