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Les Chœurs de “L’Art est public”

“L’Art est public” / Uni’Sons @ Luc Jennepin

Une production originale Uni’Sons avec une cinquantaine d’habitants du quartier de La Mosson, de la ville de Montpellier et de la Métropole, partageant et célébrant la Méditerranée en musique – en partenariat avec l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie et en co-production avec le Théâtre Jean Vilar de Montpellier. Avec : Adil Smaali, musicien et chanteur – Stéphane Puech, claviers et direction musicale – Rabie Houti, violon électrique – Annie Mégé, cheffe de chœur – Malika Aboubeker et Chloé Didier, chargées de projet. Un concert de musique Raï à l’Opéra de Montpellier, le 14 mai 2024.

Adil Smaali @ Luc Jennepin

Le coup d’envoi est donné par le directeur et fondateur d’Uni’Sons, Habib Dechraoui, devant les spectateurs d’un Opéra de Montpellier archi-bondé. Il rappelle l’action menée depuis plus de vingt ans par l’association Uni’Sons, lieu culturel implanté dans les Hauts de Massane. L’Association remplit avec justesse et passion une mission de transmission, d’éducation artistique et culturelle, d’accompagnement et de création d’événements artistiques. Son célèbre Festival, Arabesques, haut lieu de rencontre dédié aux arts du Monde Arabe depuis 2006 – dont le premier concert est programmé chaque année à l’Opéra de Montpellier depuis l’arrivée de Valérie Chevalier à sa direction – en est un bel exemple. Le projet musical d’Uni’Sons, L’Art est public, participe d’un objectif de cohésion sociale. Il est réalisé en coproduction avec le Théâtre Jean Vilar qui a accueilli les répétitions et programmé deux concerts en sortie de résidence.

Adil Smaali, musicien et chanteur, mène le concert dans une belle complicité et énergie avec les claviers de Stéphane Puech, le violon de Rabie Houti et dans une adresse au public débordant d’enthousiasme et participatif à souhait. Une longue introduction avant l’arrivée du chœur permet aux musiciens et au chanteur d’interpréter le morceau intitulé Yamina ; elle permet à Adil Smaali d’évoquer le Raï qui, à ses origines, véhicule des textes poétiques en arabe vernaculaire chantés par les doyens, accompagnés d’un orchestre traditionnel. Plus qu’une musique, le Raï est synonyme de vie, symbole de liberté d’expression, plus tard de transgression, porteur de la réalité sociale sans tabou ni censure. C’est un genre musical venu de l’Oranie, en Algérie, qui de forme musicale traditionnelle et chanson populaire s’est transformé et adapté aux instruments d’aujourd’hui tout en gardant le même esprit. Il porte l’espoir, est écouté dans le monde entier grâce aux artistes qui ont exporté sa vitalité et sa sensibilité, à commencer par Cheb Khaled, compositeur, chanteur et multi-instrumentiste ; Cheb Hasni surnommé le Rossignol du Raï – issu de la deuxième génération qui a fondé le festival de Raï en Algérie en 1985 – chanteur qui fut assassiné neuf ans plus tard à l’âge de vingt-six ans par une organisation terroriste ; ou encore Cheb Mami, chanteur et acteur dont la musique est un mélange éclectique de Raï et d’influences  méditerranéennes et occidentales. L’Orchestre national de Barbès créé en 1995 autour de Youcef Boukella, ancien musicien de Cheb Mami, est aussi devenu une figure-phare du genre. Chez les femmes, la grand-mère du Raï s’appelle Cheikha Remitti, disparue en 2006 à l’âge de quatre-vingt-trois ans, elle en est la légende. Le Raï est inscrit depuis 2022 sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité, par l’Unesco.

Stéphane Puech @ Luc Jennepin

Quand le chœur entre et se place à l’arrière-scène, sur un praticable éclairé par un écran où les couleurs vives se succèdent – rose, bleu, orangé, violet – et qui font ressortir pantalons noirs et vêtements sable, les musiciens les accueillent. Le violon chante, la voix monte l’échelle des sons et des quarts de ton accompagnée des claviers, les notes sont tenues puis se suspendent, entre basses continues et variation des aigües. Adil Smaali puise au plus profond, à la recherche du souffle. Il raconte, apostrophe, rappelle, c’est aussi un magnifique conteur. Ensemble, chœur et musiciens s’invitent, se répondent, se regardent en complicité, marquant des passages de relais de la musique au chant. Il y a de l’enthousiasme, de la joie de vivre, des morceaux méditatifs, d’autres d’une structure rythmique énergisante. Ils chantent et jouent dans l’écoute et le respect du vocal et de chaque instrument, avec des modulations sophistiquées et de savantes ornementations.

Opéra Orchestre national  Montpellier @ Luc Jennepin

Le premier morceau interprété par le chœur de L’Art est public vient de Cheikha Remitti et s’intitule N’ta goudami, littéralement Toi, face à moi autrement dit, Suis-moi, moi je te suis ! Cette grande dame du Raï et forte personnalité déclarait en 2005 au cours d’une interview à RFI : « Cette musique est implantée dans mon corps, dans ma tête. Je l’ai créée avec la flûte gasbah et le tambourin gallal, sans utiliser ni stylo, ni papier. Ces deux instruments ont procréé ce style, mais dedans il y a aussi d’autres influences : l’oranais, le chaâbi… » Suivait Aïcha, la célèbre chanson de Cheb Khaled, chanson d’amour écrite en 1996 par Jean-Jacques Goldman, nommée meilleure chanson de l’année aux Victoires de la Musique l’année suivante, très vite devenue une chanson-phare, reprise et adaptée dans d’autres langues par différents chanteurs, en France et dans le monde. Deux chansons françaises s’enchaînaient ensuite, les bien connues La Bohême, de Charles Aznavour et Non, je ne regrette rien d’Edith Piaf, dans une époustouflante adaptation Raï avec la montée en puissance du chœur, suivies du poème écrit par le Cheikh Abdelkader Bentobdji, Abdelkader Ya Boualem – repris en chanson par Rachid Taha, Khaled et Faudel qui ont marqué la scène musicale française et algérienne à la fin des années 90, entre autres lors du grand concert Raï 1,2,3, Soleils entré par la grande porte au Palais omnisports de Paris-Bercv, en septembre 1998.

Annie Mégé @ Luc Jennepin

Puis l’un des morceaux les plus populaires du groupe Raïna Raï créé en 1980 et pionnier du Raï moderne – qu’on appelle aussi Raï électrique – Til taila, Le temps passera, a jailli, faisant fusionner les rythmes et instruments traditionnels et les instruments rock. La dernière chanson interprétée par le chœur s’intitule Alaoui, signée de l’Orchestre National de Barbès, elle mêle les musiques populaires du Maghreb aux influences rock ou reggae et s’appuie sur une musique et une danse traditionnelles guerrières très connues de l’ouest algérien. Se mêlaient à ce répertoire enlevé et diversifié le violon de Beata Dreisigova et la superbe voix de Fatima Lachtouk invitée à se produire pour la première fois en public.

Fatima Lachtouk @ Luc Jennepin

Cette soirée du 14 mai à laquelle nous étions conviés par Uni’Sons à l’Opéra de Montpellier fut réellement généreuse. L’intensité de son projet L’Art est public, devenu réalité grâce à la créativité de ses deux bonnes fées, Malika Aboubeker et Chloé Didier, grâce aux musiciens qui ont accompagné et soutenu les choristes et par la cheffe de chœur, Annie Mégé, qui a mené l’ensemble de main de maître. Elle a su insuffler à toutes et tous ce goût musical entre rythmes et ruptures franches, quand la note s’éteint, transformant l’ensemble en un chœur ardent et rigoureux. La belle présence du chanteur Adil Smaali, dans sa gestuelle et son adresse au public s’inscrit dans le partage entre le don et le contre don, comme l’a développé l’ethnologue Marcel Mauss, dans son Essai sur le don.

Rabie Houti @ Luc Jennepin

Romantiques, nostalgiques et rythmiques à la fois les mélodies Raï interprétées au cours de la soirée, issues des traditions et portées au présent, sont un cri, une chambre d’écho, comme une marche dans le désert. Cette soirée Opéraï s’est terminée dans la danse et la convivialité, au son des instruments à percussions comme bendirs et karkabous rejoignant le chant, les claviers et le violon électrique, dans la joie du public croisant celle des musiciens et des choristes. Chapeau bas!

Avec les choristes : Hayat Abidi. Nadia Abzaoui, Laure Allouche, Martine Alvarez, Catherine Aubert, Agenor Beaux, Boualem Bellouati, Jamila Boumediene, Latifa Bounzel. Latifa Brizini. Marie-Françoise Camps, Emilie Cano, Caroline Carrera, Mireille Col, Isabelle Crippat, Marie-Odile Crochet, Véronique Dabat, Zahra Dahbi, Isabelle Decout,

Au salut @ Luc Jennepin

Myriam Douls, Beata Dreisigova, Silvia Duran Lopez, Sonia Foulquier, Claude-Isabelle Graziani, Fatna Heredia Luque, Geraldine Herrero, Myriam Kessari, Anissa Khelkhal, Fatima Lachtouk, Farida Madeleine, Anissa Marre, Clara Meffre, Alain Mora, Laura Murruni, Romélie Nain, Francoise Poujol, Marie-Francoise Pringuey, Jacques Richard, Claire Roche, Julia Roche, Sawssen Rouaichi, Salima Rouaichi-Assal, Magali Sanchez, Irène Sancho Sitja, Corinne Seguin, Céline Soulier, Nicole Thuilleaux, Elisabeth Villard, Maissa Zaïz, Maï Zamore, Maya Zerrad – Uni’Sons est une association soutenue par  l’État, dont la Direction des Affaires Culturelles Occitanie, la Région Occitanie, La Caf de l’Hérault, le Département de l’Hérault, Montpellier Métropole et Ville de Montpellier.

Brigitte Rémer, le 17 mai 2024

Concert du 14 mai 2021, à 20h, à l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie, Place de la Comédie 34000 Montpellier – Unis’ons/ L’Art est public, 475 Avenue du Comté de Nice, 34090 Montpellier – tél.  04.67.10.06.79 – site :  www.unisons.fr

La Loi du marcheur

Entretien avec Serge Daney – un projet de Nicolas Bouchaud d’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils, entretiens filmés, réalisés par Régis Debray / film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin pour le magazine Océaniques sur FR3, en janvier 1992 – mise en scène Éric Didry – collaboration artistique Véronique Timsit – jeu Nicolas Bouchaud – au Théâtre de la Bastille.

© Brigitte Enguerand

Voir des films, c’était son métier. Le cinéma était sa vie, il en était un magnifique passeur : d’idées, de mots et d’images. Sa pensée est en soi un langage. Né le 4 juin 1944, Serge Daney est mort du sida le 12 juin 1992. Quelques mois avant sa mort il s’entretenait avec le philosophe et écrivain Régis Debray sur la vitalité du 7ème Art, à travers son Itinéraire d’un ciné-fils.

A mains nues, Nicolas Bouchaud à son tour passeur, nous transmet les effluves d’une époque foisonnante d’idées, et nous guide vers celui qui fut rédacteur en chef des Cahiers du cinéma fondés par André Bazin, journaliste à Libération et créateur de la revue Trafic publiée par les éditions P.O.L. jusqu’en 2021. Deux écrans formant un angle droit ressemblent à un livre ouvert posé au sol, l’aire de jeu quand l’action se resserre et que l’image ouvre ses horizons. Une chaise, une bouteille et un verre, un micro, un magnétophone qui se mettra en marche quelques instants à la fin du spectacle, en sont les accessoires.

Deux gestes de mise en scène construisent le spectacle : les images comme matière brute, non pas un envahissement d’images mais un film conducteur à travers Rio Bravo, western réalisé par Howard Hawks en 1959 où John Wayne tient le rôle du shérif, film sur lequel Serge Daney avait écrit sa première critique. « Voilà un film qui a regardé mon enfance » disait-il, un film fondateur. Second parti-pris de mise en scène, l’adresse au spectateur et la complicité avec le public que Nicolas Bouchaud regarde, provoque et qu’il interroge à certains moments, à la manière d’un instituteur. On entre dans l’environnement de Serge Daney avec ce qui a marqué son enfance.

Première émotion, l’Atlas. Serge Daney via Nicolas Bouchaud gamberge sur les couleurs, les noms propres, les fleuves. Capitale du Honduras ? Collé ! Changement de nom des capitales, et pour cause on décolonise l’Afrique de l’Ouest. Il se sentait marcheur dans le sens d’explorateur, comme quelqu’un qui vient de naître à chaque fois qu’il découvrait un nouveau pays. « Être un jour citoyen du monde » était son rêve. Puis on passe en revue les modes d’information et supports de l’époque – la juste après-guerre, la radio, les cinémas de quartier dans le XIème arrondissement de Paris qu’il habitait et où il allait avec sa tante et sa mère, voir les films de cape et d’épée, les classiques italiens, les mélos. Il mêle l’odeur de l’enfance – un temps où il était pauvre et aimé donc protégé, malgré l’absence du père – à l’époque, avec De Gaulle, la Nouvelle Vague du cinéma, les Yéyés etc.

© Brigitte Enguerand

Ses définitions du cinéma sont multiples et donnent du grain à moudre. « Le cinéma est un art réaliste sinon rien » déclarait-il, rappelant Rivette, Chabrol, Rohmer, Truffaut, Godard, les grands des Cahiers du cinéma où il officiait. Le cinéma « transmet une façon de vivre, le cinéma, ça fait témoignage » et il citait Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, vu à l’école, à l’âge de dix ou douze ans, « ceci a eu lieu » ajoutait-il. Le cinéma c’est « l’invention du temps, c’est la durée, c’est une énergie liée à l’écriture, comme une topographie. Je vois l’espace vide » ajoutait-il.

Par l’acteur et le théâtre, on parcourt ensuite les films des années 44 et Daney dénonce une certaine veulerie française. Il nomme Gabin Fresnay et Fernandel comme « monstres de francité », Danièle Darrieux, qui n’est pas un exemple et qui les terrorisait, évoque la littérature réactionnaire. Il nomme les mythes, Gary Cooper, Gary Grant, Henry Fonda, appelle James Stewart. Pour Daney le cinéma américain était au zénith du bonheur, de la grâce. Il poursuit la litanie des grands acteurs et des grands titres : Douglas Sirk, Fred Astaire, Rio Bravo, Autopsie d’un meurtre, Le train en gare de La Ciotat. « À Hollywood on a été porté par nos certitudes » reconnaît-il.

© Brigitte Enguerand

Avec Nicolas Bouchaud on entre dans l’image quand il pénètre dans l’écran, devenant acteur de Rio Bravo et donnant la réplique en anglais à l’actrice, la bande-son comme point d’appui dans laquelle il se cale. Rio Bravo… le film-fondateur où Hawks transforme, comme le plomb en or, les scènes de comédie en drames et le drame en comédie. C’est l’époque de Buster Keaton, pionnier de l’extrême, qu’il rencontre, Léo McCarey, réalisateur et producteur. « Daney se rappelait de tout », dit Bouchaud qui évoque aussi Le Pont du Nord, film de Rivette, un pur cinéphile et commente à travers la publicité l’image pure et impure, dont parlait le critique.

Quand Serge Daney parle de lui, le cinéma le recouvre. « Un critique de cinéma c’est un prêtre raté » dit-il en parlant du métier. « Ce que je représente ? Une valeur morale, éthique ; l’espace public a été occupé par les films, je suis l’avocat du cinéma » et il cite au Panthéon des films-cultes 2001 Odyssée de l’espace, dernier film-phare de Kubrick, constate que les choses naissent et déclinent. Il compare le cinéma au tennis, dans l’acte de servir, de transmettre, « l’essence du cinéma étant celui à qui l’on montre. » Il évoque Mizoguchi, parle de story-board, d’esthétique et de recadrage à partir de Kapò de Gillo Pontecorvo, réalisateur qui se permet de recadrer Emmanuelle Riva dans SA « scène primitive » ce qui le met en colère.  Il parle avec pudeur de ses utopies : « J’ai espéré le collectif » reconnaît-il.

Brusquement des coups de feu claquent, Nicolas Bouchaud passe à travers l’écran puis derrière le paravent, en fond de scène. La discussion cerne l’image à la télévision, médium avec lequel on passe d’une pratique de la projection à une pratique de la diffusion. Il regarde les différentes façons de faire exister le corps à l’écran, les reality show où l’on vend son expérience, le comportement télévisuel, comme un par cœur appris, ou comme un catéchisme. Mangé par l’image, Bouchaud quitte sa chemise et passe un manteau, comme s’il sonnait la fin du match. Il n’y a plus d’odyssée sur notre sœur la terre, plus de mythe, il n’y a que de l’humain et de l’inhumain. Et seule demeure la silhouette de Daney sur l’écran.

© Brigitte Enguerand

La Loi du marcheur est un remarquable spectacle porté par la présence d’un acteur, Nicolas Bouchaud, qui à la fois accompagne et à la fois se retire pour laisser perler la parole de Serge Daney, et à l’écran l’image d’Howard Hawks. Les mots de Daney pétillent d’intelligence et sont pur plaisir à distiller. Le spectacle a été créé en 2010, vingt ans après la mort du critique et poursuit sa route, pour partager la passion du cinéma. Il parle du pouvoir des images et de la magie des écrans avec ses limites, qu’il dessinait déjà via la télévision et toutes sortes d’écrans qui commençaient à envahir le paysage. Il évoque la forme et la pensée cinématographiques et le vocabulaire du cinéma, de la tradition critique qui, en France, vient de loin. Il contextualise l’histoire politique du pays et parle de l’art, partie prenante des conflits qui traversent la société. C’est à travers ce va-et-vient entre film et plateau que se joue la parole du critique et se met en scène le cinéma. Pour Serge Daney le cinéma était un langage qui permettait d’« habiter le monde » dans lequel il vivait. La Loi du marcheur en témoigne.

Brigitte Rémer le 12 mai 2024

Lumière Philippe Berthomé – scénographie et costumes Elise Capdenat – son Manuel Coursin – vidéo, Romain Tanguy et Quentin Vigier – régie générale Ronan Cahoreau-Gallier – régie lumière Jean-Jacques Beaudouin – régisseur Bastille Matthieu Bouillon. Produit par OTTO productions et Théâtre Garonne/Scène européenne – coproduit par Théâtre du Rond-Point – le Rond-Point des tournées, Théâtre de la Cité – Centre dramatique national Toulouse Occitanie, Cie Italienne avec Orchestre, Festival d’Automne à Paris.

Du 3 au 29 mai 2024, (3 au 11 mai à 20h30, 14 au 28 mai à 20h, 29 mai à 21h, les samedis et le dimanche 5 mai à 18h30. Relâche les 8, 9, 12, 13 et 20 mai) – au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011 – métro : Bastille, Voltaire – téléphone : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com

Sweet Mambo

Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch et le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch-Terrain dirigé par Boris Charmatz, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Karl-Heinz Krauskopf

Tout nous est familier, pourtant tout reste teinté d’étrangeté dans ce décalage-temps qu’impose la reprise sans la chorégraphe, Pina Bausch, disparue en 2009. Envers et contre tout, revoir Sweet Mambo, recréé sous la supervision d’Alan Lucien Oyen, est un cadeau. Présentée le 30 mai 2008 à la Schauspielhaus de Wuppertal, la pièce n’a pas pris de rides. Mais la chaise reste vide et au salut, les visages sont empreints de gravité et d’émotion.

On y retrouve sept interprètes sur neuf qui ont dansé la pièce en 2008, l’avant-dernière création du vivant de Pina Bausch – Andrey Berezin, Daphnis Kokkinos, Nazareth Panadero, Héléna Pikon, Julie Shanahan, Julie Anne Stanzak et Aida Vainieri. Trois interprètes les ont rejoints, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra et Naomi Brito. C’est cette dernière, métaphore d’une ère nouvelle au Tanztheater, brésilienne entrée dans la compagnie en tant que Gabriel et brillante interprète, qui entre la première dans la danse. Elle lance une longue note cristalline, d’un bol musical rempli d’eau, avant que les jeux de séduction ne s’éveillent.

© Karl-Heinz Krauskopf

Solos et duos se succèdent dans des jeux de miroir où alternent provocation, humour, dérision, sensualité et sensations, sur des musiques de différents styles (collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider). Les robes, comme toujours somptueuses, soulignent les formes par leurs froncés et plissés, et apportent leurs couleurs, pastel ou vives, et leurs ondulations, dans une simplicité sophistiquée (costumes Marion Cito). « La vie c’est comme un vélo, ou tu roules ou tu tombes » lance Nazareth Panadero sur une musique de film muet qui souligne l’atmosphère… « Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » pourrait-elle renvoyer à Arletty, avec la même effronterie. Arrivée dans la troupe en 1979, Nazareth est toujours aussi belle et pétillante dans sa robe framboise.

Étreintes, ambigüité de l’échange, violences, gestes stéréotypés et quelque peu déphasés de couples hétéros, frôlements, balancements. Il y a du burlesque, de la maladresse, de la tendresse. Hommes et femmes se cherchent, les entrées et sorties se succèdent, les voiles s’envolent avec élégance. Chez Pina les femmes sont des divas. Dans Sweet Mambo les hommes suivent le mouvement, comme des enfants de chœur / de coeur ou / de corps, donnent l’étincelle, briquet à portée de main. Julie Anne Stanzak se décrit : « le nez de mon père, les yeux de ma grand-mère… » avant de s’enfuir.

© Karl-Heinz Krauskopf

Il neige sur l’image au rythme de la danse (décor et vidéo Peter Pabst). Les villes traversées sont énoncées, la liste est longue et se remplit d’émotions de tournée, de réminiscences. « Ce que j’aime ? Je fais des roues dans toutes les villes » lance avec espièglerie Héléna Pikon. « I want to talk to you » insiste une danseuse égarée. Une robe noire passe, dans la correspondance avec l’écran. Répétition de mots, jeux de rôles, apparitions disparitions, brouillage des messages, sémaphores, codes secrets, la palette des interprètes est vaste, légère et grave, embuée. On n’oublie pas Naomi, magnifique, comme elle l’avait demandé. Virevoltent le rose pâle, la couleur champagne, le rouge vif, le court et le long dans ces jeux et ces cris d’alarme. « Je me sens seule… Je me sens vide… » Quelques mouvements, ensemble, avant que le plateau se vide, trois petits tours et puis s’en vont.

© Karl-Heinz Krauskopf

Au Congo le Mambo désignerait des berceuses ou des chants sacrés. Il serait à Cuba l’ancêtre de la salsa, dit wikipédia-qui-sait-tout. Il se danse en cadence, les pas des danseurs en miroir sur un rythme musical 4/4, un pas de base qui se fait sur huit temps et correspond à douze mouvements. 1 et 2, 3 et 4, 5 et 6, 7 et 8 avec suspension dans les mouvements sur les comptes pairs. Pour une classe de mambo, rendez-vous à Wuppertal ! après l’étape Théâtre de la Ville où le plaisir de cette re-création ne fait aucun doute. Pina n’y sera pas mais la danse continue, elle en serait fière et heureuse.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2024

Avec Andrey Berezin, Naomi Brito, Daphnis Kokkinos, Alexander López Guerra, Reginald Lefebvre, Nazareth Panadero*, Héléna Pikon*, Julie Shanahan, Julie Anne Stanzak, Aida Vainieri – (* invités). Direction artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch+[terrain] Boris Charmatz – décor et vidéo Peter Pabst – costumes Marion Cito – collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider – assistante décor Gerburg Stoffel – assistante costumes Svea Kossak – supervision artistique de la recréation Alan Lucien Øyen – direction des répétitions Azusa Seyama, Robert Sturm – musique Barry Adamson, Trygve Seim, Gustavo Santaolalla, Hope Sandoval, Portishead, Lucky Pierre Hazmat Modine, Jun Miyake, Mecca Bodega, Cluster & Eno, Lisa Ekdahl, Mari Boine, René Aubry, Mina Agossi, Ian Simmonds. L’extrait du film Der Blaufuchs (Le Renard bleu), 1938, UFA / Mise en scène: Viktor Tourjansky / Scénario: Dr. K.B. Külb, a été aimablement mis à disposition par la Friedrich-Wilhelm-Murnau Stiftung, Wiesbaden – droits de représentation : Verlag der Autoren, représentant Pina Bausch Foundation.

Du 23 avril au 7 mai 2024, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Liberté Cathédrale

Chorégraphie Boris Charmatz, avec une trentaine de danseuses et danseurs du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et de Terrain – programmation du Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet.

@ Blandine Soulage

Liberté Cathédrale a été créée dans l’église du Mariendom de Neviges, une cathédrale à l’architecture brutaliste située près de Wuppertal où Boris Charmatz a été nommé directeur du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, en 2022. Il a présenté en mai 2023 Wundertal, une série d’événements chorégraphiques, dans la ville de Wuppertal. Liberté Cathédrale est le premier spectacle qu’il monte avec la troupe.

Après quelques représentations à la Biennale de la danse de Lyon en septembre 2023 dans les usines Fagor, puis à l’Opéra de Lille, c’est au Théâtre du Châtelet spécialement aménagé que le Théâtre de la Ville a programmé la pièce. Un plateau spécialement construit, enjambe la scène classique et les rangs des fauteuils d’orchestre, immense plateau et bel espace autour duquel le public fait cercle, une prouesse technique incontestable. Un éclairage blafard nous accueille et fait de chaque spectateur un clown ou un cadavre en puissance, sans saint-sacrement, avant que les quelques ampoules tombant de la fausse nef ne prennent le relais et ne nous replacent chez les vivants.

@ Blandine Soulage

Pour se rendre d’un point à un autre sur une telle surface de réparation, les danseurs courent, tennis ou grosses chaussures, puis s’essoufflent. Ils chantent à tue-tête, se retrouvent en grappes, se roulent au sol en mouvements fous et de transe, font des incursions dans le public. Les costumes sont disparates, shorts, tuniques, jupes, tee-shirts et débardeurs, vestes, collants et mi-collants, genouillères, dominante noire et points de couleurs, textiles divers, transparences, plissés, simili cuir et autres. Des envolées, des retombées, des trots, des galops, un bourdonnement, des signaux. C’est le premier tableau, vingt minutes, comme les quatre autres.

Sonnent les cloches pour un second tableau, autre liturgie, celle des sonneurs accrochés à des cordes imaginaires et qui se déplacent d’un point à l’autre du plateau. Des traits de lumière verticale accompagnent leurs angélus. (La création lumière est signée Yves Godin). Les cloches ont leur langage et transmettent des messages, elles tintent, alertent, chantent, appellent, rythment la journée, s’élancent à toute volée, traversent le village, célèbrent, ont de la gravité avec le glas, se suspendent. Olivier Renouf en a composé le montage à partir de cloches venant de toute l’Europe. Les sons traversent les corps, les danseurs s’emballent, montent aux balcons, escaladent le public, se jettent, s’immobilisent, s’affrontent. On est chez Quasimodo et dans la cour des miracles.

© César Vayssié

Dans le troisième tableau la musique se tait. On entre dans le silence, comme si on visitait une cathédrale dans le respect des règles. Les danseurs arrivent les uns après les autres, les rites expiatoires se dessinent à genoux. Leur cri est sans timbre, silencieux, des veilleuses rouges les accompagnent. Dans le quatrième ils se déchaînent, crient, apostrophent le public, version Living Théâtre dans le meilleur de leur cru. Des bribes de textes, inaudibles sont lancées, on attrape quelques phrases à la volée comme « La mort de tout homme me diminue. » Sur la chanson rythmée et slamée de Peaches, Fuck The Pain Away chaque danseur donne son interprétation. Puis se forme un cercle qui lance ses incantations dans une messe noire où chaque danseur est un maillon de la chaîne, une partie du tout.

Arrive enfin l’orgue, symbole des cathédrales, sur une partition du compositeur Phill Niblock décédé en janvier dernier et qui lui rend hommage. Une note, une seule, se décline à l’infini. Des grappes de danseurs, sculptures en mouvement se présentent les unes après les autres, dans le cercle de lumière, au centre. Ils s’effleurent, se tiennent, se portent, se lâchent, s’écroulent, on se trouve soudain devant un charnier, ne distinguant plus aucun visage. Les corps sont devenus rochers, pétrifiés, un ou deux d’entre eux se sortent du magma, marchant sur les autres. Puis chacun se relève, trois dépouilles sont portées au cours d’une cérémonie funèbre. Deux femmes, funambules sans fil, donnent dans une grande tension le poème de John Donne, For Whom The Bell Tolls /Pour qui sonne le glas. « Nul homme n’est une île » dit le poème qui ferme le spectacle, une image finale forte.

Danseur formé à l’École de danse de l’Opéra national de Paris puis au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, chorégraphe, Boris Charmatz aime à concevoir des projets expérimentaux et à danser dans des lieux singuliers. De 2009 à 2018, il dirige le Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne qu’il appelle Musée de la danse. En janvier 2019, il lance [Terrain], structure d’expérimentation chorégraphique implantée en région Hauts-de-France. Liberté Cathédrale permet aux danseurs de rencontrer ceux du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, servant le projet artistique qu’il met en place, avec pour objectif de rassembler et de lancer des ponts entre l’Allemagne et la France. Il sera aussi, en juillet prochain, le chorégraphe complice, qui traversera, avec ses créations, l’ensemble du Festival d’Avignon.

Du côté de cette assemblée recréée d’une trentaine de danseurs, c’est plutôt réussi, ils font corps. La construction du spectacle dans laquelle chaque séquence est porteuse de son propre parti-pris mettant en action la voix, le silence, l’orgue et les cloches, fonctionne. Pourtant, derrière le pilier de la cathédrale Charmatz je n’ai reçu ni conversion ni illumination quant aux langages chorégraphiques. J’y vois trop d’expérimentations en expression corporelle ramenant quelques décennies en arrière, dans ce que furent les improvisations et happenings du temps jadis, et j’y trouve trop d’âpreté, beaucoup de radicalité.

Brigitte Rémer, le 30 avril 2024

© César Vayssié

Avec l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal-Pina Bausch et les invités : Régis Badel*, Emma Barrowman, Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli*, Ashley Chen*, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Julien Gallée-Ferré*, Letizia Galloni, Tatiana Julien*, Milan Nowoitnick Kampfer, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Johanna Elisa Lemke*, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Julie Anne Stanzak, Julian Stierle, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Aida Vainieri, Solène Wachter*, Frank Willens*, Tsai-Chin Yu – Organiste Jean-Baptiste Monnot – assistante chorégraphique – Magali Caillet Gajan – lumières Yves Godin – costumes Florence Samain – travail vocal Dalila Khatir – direction technique Fabrice Le Fur* – matériaux sonores Ludwig van Beethoven, Olivier Renouf, Peaches, Phill Niblock – improvisation à l’orgue, épilogue d’après Johann Sebastian Bach et Antonio Vivaldi  – poèmes Emily Dickinson, John Donne.

Du 7 au 18 avril 2024 à 20h, le 7 à 19h, dimanche à 15h, programmation du Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet/Théâtre Musical de Paris, 1, Place du Châtelet. 75001. Paris. Métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com et www.chatelet.com – tél. :  01 42 74 22 77 ­- en tournée : Festival d’Avignon, au stade Bagatelle, du 5 au 9 juillet 2024.

Assembly Hall

Créé par Crystal Pite et Jonathon Young – chorégraphie Crystal Pite, texte Jonathon Young, en anglais surtitré en français – compagnie Kidd Pivot – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Michael Slobodian

Dans une sorte de salle des fêtes assez désuète qui constitue la scénographie du spectacle – signée Jay Gower Taylor – genre salle de patronage ou salle paroissiale des années cinquante dans laquelle se déroulaient les remises de prix scolaires et galas de fin d’année, et devant laquelle, dans la cour, le panier de basket est encore accroché, une scène et rideau velours sera le cœur du sujet.

Des mordus de l’histoire du Moyen-Âge s’y retrouvent pour l’assemblée générale de leur association, et pour assister à la reconstitution historique d’une chanson de geste médiévale liée à une ancienne coutume, leur grande sortie annuelle, leur exutoire. Et l’on suit ce spectacle dans le spectacle avec rétroaction loin dans le temps, en parallèle aux petits potins et grandes discussions sur le dysfonctionnement de l’association, une sorte d’Ordre ou de secte, donnant plusieurs niveaux de lecture.

© Michael Slobodian

Il est question de chiffre magique, de drapeaux et de combats, de temps en temps de danse. Les tableaux médiévaux de guerre se reconstituent sous nos yeux comme des peintures de luttes et escarmouches entre gladiateurs portant armures et cuirasses, lances qui perforent. De batailles en banquets, on fait face aux images chromos d’un péplum où ces chevaliers de la table ronde miment un texte qu’ils donnent en play-back.

Ils descendent parfois du plateau et de leur planète pour régler leurs comptes. Il y a la chaise de l’absent, les dernières prières, les fumées, l’assemblée, les acclamations, l’appel à la trompe de chasse, les apparitions, et les membres de cet Ordre qui s’empoignent sur le devenir de leurs rêves et la réalité. Entre cauchemar et dramatisation, mouvements d’ensemble et pas de deux, on transite d’une atmosphère lumière-à-la-Rembrandt à un pur expressionnisme.

© Michael Slobodian

Soudain des gestes brusques et désynchronisés accompagnent un son grinçant 78 tours, décalés, comme le reste. On passe de la mort à la résurrection du héros, comme au cinéma, d’actions sur le devant de la scène en canon avec les actions sur scène. Quelques mythes traversent le plateau, Prométhée, la révolte humaine contre la divinité, un cygne sans ailes, l’élue qui passe par là, cherchant son fiancé, la réincarnation, la rédemption, la transfiguration. On est dans l’or et la myrrhe, le chemin de Damas, Dieu et le roi. L’élu dans l’immortalité, réapparaît en solo.

On est dans le jeu de l’image, fixe ou mobile, inspiration film muet, peinture et toiles des siècles passés, le regard du spectateur est stéréo. Le chevalier sans nom revient en armure et relit l’histoire à sa manière : « Cessez vos querelles, de quoi avez-vous besoin ? » lance-t-il, superbe et généreux. L’élue l’interroge : « Où étais-tu ? on dirait la mort… » On entre dans la métempsychose. La dissolution de l’association est prononcée et chacun emporte sa relique, un morceau de l’armure.

© Sasha-Onyshchenko

Crystal Pite a commencé à danser avec les Ballets de la Colombie Britannique, puis le Ballet de Francfort, on la dit l’héritière de Forsythe. Chorégraphe à partir de 1990, elle crée plus de cinquante œuvres et fonde sa compagnie Kidd Pivot à Vancouver, en 2002, mêlant gestes et mouvements, musiques classiques et compositions originales, texte et design visuel. Elle a créé deux pièces pour le ballet de l’Opéra de Paris, Canon’s Season et Body and Soul et présenté deux spectacles dans le cadre du Théâtre de la Ville/hors-les-murs, Betroffenheit en 2017, à partir d’un drame vécu et écrit par Jonathon Young et Revisor, d’après la pièce de Nicolas Gogol, en 2022.

Acteur et écrivain canadien, Jonathon Young a notamment travaillé avec Electric Company Theatre et participé à la réalisation de plus de vingt productions originales. Il a collaboré avec Crystal Pite à deux projets pour le Nederlands Dans Theater : Parade et The Statement, pièces présentées au New York City Center en 2016. C’est leur troisième création commune de danse-théâtre, dans la fascination des mots et de l’image.

Au fil des spectacles, Crystal Pite développe avec Kidd Pivot un langage scénique hybride qui regarde du côté escarpé de la recherche. Scénario et mouvements, figuratif et abstraction, dérision et détachement, irrévérence et extravagance forment un langage scénique où elle aime à perdre le spectateur.

Brigitte Rémer, le 2 mai 2024

Créé par Crystal Pite et Jonathon Young – texte et direction, Jonathon Young – chorégraphie et direction, Crystal Pite – composition musicale et son Owen Belton, Alessandro Juliani, Meg Roe – scénographie Jay Gower Taylor – vidéo Cybèle Young – lumière Tom Visser – costumes Nancy Bryant – régie vidéo et programmation sonore Eric Chad – assistant des créateurs Éric Beauchesne – musique TchaIkovsky. Avec : Brandon Alley, Livona Ellis, Rakeem Hardy, Gregory Lau, Doug Letheren, Rena Narumi, Ella Rothschild, Renée Sigouin – remplaçants, Nasiv Kaur Sall et Julian Hunt.

Du 13 au 17 avril 2024 – théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

L’Imprésario de Smyrne

Scènes de la vie d’opéra – d’après L’Impresario de Smyrne (1759) et Le Théâtre comique (1750) de Carlo Goldoni – traduction et adaptation Agathe Mélinand – mise en scène Laurent Pelly – à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet.

© Dominique Bréda

Dans une scénographie s’inspirant de la passerelle d’un navire, avec un plateau fait de lattes de bois peintes en blanc, tout est roulis et mouvement, tangage et langage. Derrière les cris rauques des mouettes, une troupe répète. Entre deux mouvements d’ensemble on entend leurs apartés et potins, l’énoncé de leurs petits bobos, leurs points de vue sur le public, les bruits en coulisses. L’environnement scénographique est superbe : un grand cadre doré posé de guingois à l’avant-scène qui pourrait traduire un monde biaisé ou à l’envers, une toile de fond ressemblant à une voile de misaine, une tenture d’où surgissent les acteurs tels des marionnettes hors de leur castelet. Les costumes sont royaux, tout de noir et d’ondulations soyeuses pour les femmes en taffetas, de manteaux, vestes ou gilets portant les signes du XVIIIème, pour les hommes, visages blancs – scénographie Laurent Pelly et Matthieu Delcourt, costumes Laurent Pelly, lumières Michel Le Borgne.

© Dominique Bréda

La typologie de la troupe dessine à gros traits de fusain une humoristique caricature du monde, des interprètes, entre ego et vanité : des chanteuses se battent pour un rôle de Prima Donna et se jalousent – Tognina, vénitienne (Nathalie Dessay) ; Annina, bolognaise, (Julie Mossay) ; Lucrezia, florentine, (Jeanne Piponnier) –  un souffleur panique depuis son nez de scène, sa guérite (Cyril Collet qui tient aussi le rôle du Comte Lasca, ami des chanteuses), Maccario, écrivain raté, perd le sens de la gravité (Antoine Minne) ; Carluccio, castrat, cherche à se vendre, (Thomas Condemine) ; Pasqualino, ténor et ami de Tognina, joue le rôle de protecteur (Damien Bigourdan) ; l’impresario, Nibio qui tient aussi le rôle d’Ali, marchand de Smyrne, (Eddy Letexier) sort tout droit de la mafia sicilienne dans son costume immaculé, portant panama et gros Havane à la main.

L’adaptation d’Agathe Mélinand – qui est aussi la traductrice – tisse ensemble deux œuvres de Goldoni : L’Imprésario de Smyrne, écrit en livret d’opéra en 1759 avant d’être transformé en pièce, en vers puis en prose, et Le Théâtre comique qui date de 1750 et met en scène la répétition des masques de la Commedia dell’arte. Né à Venise et créateur de la comédie italienne moderne, Goldoni, surnommé le Molière italien, s’est exilé en France en 1762 où il a vécu une trentaine d’années. Il écrit en langues toscane, vénitienne et française et pose un regard amusé et moqueur sur les classes sociales, ici, sur le monde du spectacle. Très prolixe, Goldoni a écrit de nombreuses comédies, des opéras bouffe, des cantates et des sérénades, des intermezzi… Un certain nombre de ses pièces ont été montées en France comme Les Rustres, satire de la bourgeoisie commerçante vénitienne, par Jean-Louis Benoît à la Comédie-Française ; La Trilogie de la Villégiature, sur les aventures d’une bourgeoisie prise au piège des apparences, par Alain Françon et par Giorgio Strehler à l’Odéon-Théâtre de l’Europe dont il fut directeur artistique, après avoir dirigé le Piccolo Teatro de Milan. Strehler s’est intéressé de près à l’auteur dont il a magnifiquement mis en scène Barouf à Chioggia sur l’histoire des marins-pêcheurs du village de Chioggia et Arlequin, serviteur de deux maîtres, qui a marqué sa génération. Luchino Visconti avait présenté, dans le cadre du Théâtre des Nations,, en 1958, L’impresario delle Smirne, sur une composition musicale de Nino Rota, contribuant à donner à la pièce ses lettres de noblesse.

© Dominique Bréda

L’action se passe dans un hôtel de Venise, aux lendemains du carnaval, tout le monde semble encore légèrement euphorique, quelque peu embrumé et sans argent. Apprenant qu’un Turc-marchand allait constituer une troupe pour présenter un spectacle à Istanbul, chaque artiste joue sa carte et défend bec et ongles sa place, ignorant que d’autres avaient été informés de l’audition. Sans aucune connaissance musicale, l’impresario les retient tous, sans même entendre ni chant ni voix, chacun se considérant comme le seul, l’unique et le meilleur. Dans ce marigot cacophonique et dérisoire, le Turc, discrètement, finit par s’échapper et repart, laissant néanmoins pour dédit une certaine somme d’argent. Cette tirelire leur servira à la production de leur prochain spectacle.

Autour de cet argument sommes toutes assez mince, Laurent Pelly prend le chemin de la légèreté et du burlesque, faisant apparaître sur un rail longeant le fond de scène, certains personnages, dans leur chasse au contrat. Sous la direction d’Olivier Fortin, claveciniste, l’Ensemble musical, Masques, niché en contrebas de l’arrière-scène, interprète quelques morceaux des musiciens du XVIIIème comme Vivaldi et Pergolèse, avec, en alternance, au violon Ugo Gianotti/Paul Monteiro, au violoncelle, Melisande Corriveau/Arthur Cambreling. Ils ajoutent un certain tempo à la chorégraphie générale, très enlevée.

Le talentueux metteur en scène, Laurent Pelly, a dirigé le Centre dramatique national des Alpes de 1995 à 2006, puis le Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées de 2008 à 2017. Il a monté de nombreux spectacles musicaux et d’opéras, les plus récents étant : en 2023, Le Voyage dans la lune, d’Offenbach, à l’Opéra-Comique de Paris, Eugène Onéguine, de Tchaikovsky, à La Monnaie de Bruxelles, Il Turco in Italia, de Donizetti, au Teatro Real de Madrid. Il a mis en scène en 2024 Die Mestersinger von Nümberg de Wagner, à Madrid et La Chauve-souris de Johann Strauss, à l’Opéra de Lille.

Après une brillante carrière sur les plus grandes scènes internationales en tant que soprano colorature, Natalie Dessay poursuit sa carrière en donnant des récitals, en duo avec le pianiste Philippe Cassard et s’est lancée dans le théâtre où elle a trouvé sa place. Elle a souvent travaillé avec Laurent Pelly et se fond aujourd’hui avec talent dans le collectif qui illustre, avec verve, dans cet Imprésario de Smyrne, un petit monde artistique aux abois.

Brigitte Rémer, le 4 mai 2024

Avec : Natalie Dessay Tognina, chanteuse vénitienne – Julie Mossay Annina, chanteuse bolognaise – Jeanne Piponnier Lucrezia, chanteuse florentine – Eddy Letexier Ali, marchand de Smyrne et Nibio, impresario – Thomas Condemine Carluccio, castrat – Damien Bigourdan Pasqualino, ténor et ami de Tognina – Antoine Minne Maccario, pauvre et mauvais poète dramatique – Cyril Collet Le Comte Lasca, ami des chanteuses, le serviteur d’un hôtel, un souffleur, et quelques animaux – avec trois instrumentistes de l’Ensemble baroque Masques dirigé par Olivier Fortin – Olivier Fortin clavecin – Ugo Gianotti,  Paul Monteiro, en alternance, violon – Melisande Corriveau, Arthur Cambreling, en alternance, violoncelle – scénographie Laurent Pelly et Matthieu Delcourt – lumières Michel Le Borgne – son Aline Loustalot

Du 25 avril au 5 mai 2024, 11 représentations : jeudi 25, vendredi 26, mardi 30 avril, jeudi 2 mai, vendredi 3 mai à 20h, samedi 27 mai à 16h et 20h, samedi 4 mai à 16h et 20h, Dimanche 28 avril et 5 mai à 16h – Théâtre de l’Athénée, 2/4, square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75009 Paris – métro : Opéra, Havre-Caumartin, RER A Auber – Tél. : 01 53 05 19 19 – site : www.athenee-theatre.com – En tournée : du 22 au 24 mai 2024, Théâtre de Caen.

Une saison de machettes

D’après les Récits des marais rwandais, recueillis par Jean Hatzfeld – version scénique et mise en scène Dominique Lurcel, compagnie Passeurs de mémoires – au Théâtre de l’Épée de bois.

© passeursdemémoire

Journaliste à Libération à partir de 1977, Jean Hatzfeld devient correspondant de guerre dans des pays comme Haïti, Israël, Liban et Palestine. Il couvre le conflit des Balkans dès son début, en 1991. Gravement blessé en 1992, il écrit et raconte pendant sa convalescence ses expériences en ex-Yougoslavie, à travers deux récits : L’air de la guerre, publié en 1994 et La guerre au bord du fleuve, en 1999. A partir de 1997, l’auteur partage sa vie entre Paris et Nyamata, une localité située à une trentaine de kilomètres au sud de Kigali, au Rwanda et, comme une évidence, enquête sur le génocide des Tutsis. Le premier tome, Dans le nu de la vie, paru en 2000, s’intéresse aux rescapés tutsis ; le deuxième, Une saison de machettes, en 2003, aux tueurs hutus, le troisième, La stratégie des antilopes, raconte, en 2007, le nouveau voisinage des uns et des autres, aujourd’hui revenus sur leurs collines.

Une saison de machettes collecte les témoignages des meurtriers du génocide tutsi recueillis dans la prison où ils purgeaient leurs peines. Ces derniers se racontent, sans émotion ni affect, bordés dans leur addiction de tuer, pour rien, sauf à rayer de la carte la communauté Tutsi, dont la volonté était de rentrer au pays. L’avion présidentiel qui s’écrase au-dessus de l’aéroport de Kigali à la suite d’un tir de missile, le 6 avril 1994, entraînant la mort de Juvénal Habyarimana, président du Rwanda et celle de Cyprien Ntaryamira, président du Burundi, avait marqué le début du chaos. Le spectacle livre le récit des tueurs, au départ dix copains de classe, de match et de travaux des champs, Hutus, qui en quelques mois, d’avril à juin 1994, ont massacré à la machette leurs avoisinants et tous les Tutsis qu’ils croisaient, dont femmes et enfants, sans hésitation ni pitié. Ils étaient pourtant sur les mêmes bancs d’école, jadis. D’une voix parfaitement neutre, sans honte ni culpabilité, les meurtriers racontent leurs exploits de guerre, d’une cruauté sans nom.

On entre dans la spirale de l’horreur, par la présence de quatre acteurs-narrateurs – Céline Bothorel, Maïa Laiter, Omar Mounir Alaoui, Tadié Tuéné – et d’un cinquième, Yves Rousseau, contrebassiste, un peu en retrait. Avec eux, on entre pas à pas dans la brousse. Mêlés au public, comme s’ils nous signifiaient que tout un chacun pourrait un jour devenir meurtrier, ils dessinent l’environnement. Il y a Adalbert, Pancrace, la maison de Fulgence au toit de tôle et aux murs de pisé dont l’un, dans la scénographie, est une palissade sur laquelle s’adossent les acteurs. « Les marais ne bruissent pas comme d’habitude ce matin-là. Un silence particulier… » lancent-ils.

© passeursdemémoire

Ils racontent leurs assassinats avec une banalité déconcertante, portés par les arpèges de la contrebasse qui, comme le courant d’un fleuve, donne à certains moments un peu de fluidité, floutant les insoutenables scènes de torture qui s’étendent à perte de vue et de récit. « Ça m’est venu naturellement. J’ai commencé à frapper sans savoir sur qui… J’ai tué sans regarder les gens en face. » Des gens ordinaires, des innocents, tombent, les uns après les autres, des enfants sur lesquels on tire dans le dos, un homme tué sur la place du marché. Tous les Tutsis croisés ou recherchés sont coupés, selon l’expression vernaculaire. Pourtant, en dehors des marais, la vie semble très ordinaire.

Certains se dédouanent en disant que c’était un boulot de commande, un programme définitif annoncé, une décision des encadreurs, y compris un chef de l’église dans sa logorrhée qui invitait tous les Hutus à agir de la sorte. Des tueurs qui reconnaissent « obéir librement. » On pense alors à l’étude du comportement humain réalisée par Stanley Milgram et son expérience de soumission à l’autorité. À Nyamata « on se fichait de ce qui se passait à Kigali. Les hommes allaient tuer, les femmes piller. Les hommes buvaient, les femmes vendaient. » Pas de pitié, rien ni personne à sauver. Rien que la sauvagerie. « C’était un aller de soi. On était gêné de rien. » Serpent, vaurien, chien, cancrelas sont les noms attribués aux victimes Tutsis, qu’ils ne considéraient plus comme des humains. « Et comment tuer une idée si on ne sait pas comment tuer son mot ? » pose justement le texte. Eux, les criminels, se considéraient comme des dieux, se fichant royalement de la présence de Dieu. Ils s’étaient créés « une vie surnaturelle, sanglante » dans la toute-puissance et se targuaient de désherber. Ils pensaient réellement que les Tutsis étaient de trop et tuaient en toute impunité. Leur consentement à parler reste un mystère.

© passeursdemémoire

Se pose la question du pardon. « J’ai raconté ma faute dans des réunions de réconciliation dit l’un. Je ne vois plus le mal comme auparavant » avant d’ajouter qu’il reprendrait ensuite une vie ordinaire. « J’ai demandé pardon aux familles pendant le procès, ajoute un autre, ce que nous avons fait dépasse l’imagination humaine. Trop de difficultés pour échanger des pardons » dit un troisième. Se pose la question du mal, véritable défi à la philosophie. Tous les philosophes s’y sont penchés : Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel, Nietzsche, Ricœur, Lévinas et tant d’autres. À la question « d’où vient le mal ? » personne ne répond. Hannah Arendt, elle, développe en 1963 dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, un concept considérant que le meurtrier abandonne son pouvoir de penser pour n’obéir qu’aux ordres et qu’il ne distingue plus le bien du mal, incapable qu’il est de former des jugements moraux. Quoiqu’il en soit, souffrance d’un côté, médiocrité de l’autre, sont à l’œuvre et l’imprégnation idéologique des exécuteurs est aujourd’hui considérée comme plus importante que ce qu’en pensait la philosophe.

Comment mettre en scène cet état d’être et de non-être ? Avec Une saison de machettes Dominique Lurcel s’affronte une nouvelle fois à la question artistique et parle d’une « mise en voix collective, d’une livraison de récits : d’un chœur tragique du siècle. » Il l’a fait en 1995 à travers les Conversations avec Primo Levi et dans d’autres spectacles où il travaille sur le témoignage, comme en 2009 avec Folies Coloniales, Algérie années 30 ; en 2011, avec Le Contraire de l’amour, journal de Mouloud Feraoun 1955/1962, cet écrivain algérien d’expression française assassiné par l’OAS à Alger, le 15 mars 1962 ; deux mises en scène adaptées des enquêtes du sociologue Stéphane Beaud, Pays de malheur, créé en 2013 où Younes Amrani livre au professeur de Normale Sup sa vérité,  face aux préjugés et idées reçues sur « la banlieue » ;  Passeports pour la liberté, où il montre, par le récit de Samira Belhoumi, algérienne, le destin de sa famille installée en France depuis quarante ans, dans un spectacle créé en 2021.

© passeursdemémoire

Dans l’espace resserré de la représentation, les choses se racontent pour espérer mieux les comprendre. Répondant à une interview, Dominique Lurcel dit simplement « Une seule question se pose réellement : comment des gens ordinaires deviennent des tueurs quotidiens ? Il n’y a pas de réponse à ce basculement. » Les acteurs-récitants forment un chœur et relatent l’indicible entre palissade, contrebasse et lumières. Ils travaillent  a cru, tout est direct, sobre, grave et réel. Et comme l’exprime l’un des récitants « les yeux de celui qu’on tue sont immortels.»

Brigitte Rémer, le 4 mai 2024

Avec Céline Bothorel, Maïa Laiter, Omar Mounir Alaoui, Tadié Tuéné – musique sur scène (contrebasse) Yves Rousseau – décor Gérald Ascargorta – construction Jérôme Cochet, Caroline Frachet – lumières Philippe Lacombe – régie générale : Fréderic Lurcel. Les Récits des marais rwandais recueillis par Jean Hatzfeld sont publiés aux éditions du Seuil.

Du 25 avril au 12 mai 2024, les jeudis, vendredis à 21h, les samedis à 16h30 et 21h, les dimanches à 16H30 – Théâtre de L’épée de Bois, Cartoucherie 6 route du Champ de manœuvre 75012 Paris – métro : Château de Vincennes, puis navette – site : www. epeedebois.com – www.passeursdemémoire.wixsite.com – En tournée : Nanterre, le 14 mai 2024, 20 h, Maison de l’Étudiant – semaine du 4 novembre 2024, à Paris, Théâtre de la Concorde /anciennement espace Cardin), 4 représentations. À Lyon, à partir du 13 novembre 2024, Théâtre Paul Garcin, 6 représentations.

Nora, Nora, Nora !

De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre, d’après Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen – texte et mise en scène Elsa Granat – dramaturgie Laure Grisinger – Théâtre de la Tempête.

© Christophe Raynaud-de-Lage

On entre dans l’histoire d’un secret de famille prenant pour point de départ Maison de Poupée, de l’auteur norvégien Henrik Ibsen, pièce écrite en 1879 à partir d’un fait réel. On y entre par la dérision et la subversion. Perché sur un piédestal et statufié, l’auteur, Ibsen, est recouvert d’une épaisse couche de peinture blanche, par l’assemblée des femmes, sortes d’Érinyes vêtues de combinaisons de protection nucléaire tout aussi blanches, rouleau et peinture à l’œuvre. Tout y passe vêtements, barbe, cheveux et lunettes. Et voilà Ibsen littéralement pétrifié, dans tous les sens du terme. Les ouvrières sortent après avoir annoncé la couleur. Les femmes se rebellent.

On pénètre ensuite au cœur de ce qui pourrait ressembler à un Ehpad où chaque personnage se présente de manière satirique : celle qui veille sur les autres, dans la préface ; Camille, dans le dossier pédagogique ; Suzanna, sage-femme désignant les enfants, pourtant bien adultes, comme son chef-d’œuvre. Deux infirmières entourent deux vieilles femmes à la mémoire brouillée. Au sol, non loin d’elles, deux pigeons figés, comme repus des graines lancées. Il pleut, on les incite à rentrer…  « Je ne bougerai pas » dit Nora qui laisse déborder son caractère et qui se souvient d’une soirée à l’opéra avec ses parents. Ingmar – Bergman il va de soi – arrive avec un tapis blanc plié… Le tapis vert qui faisait office de gazon, est nettoyé.

© Christophe Raynaud-de-Lage

Nora fait face à ses enfants qui à la mort du père découvrent que leur mère, cette inconnue disparue depuis leur enfance, est toujours en vie. Ils viennent lui demander des comptes : « Maman, on peut savoir pourquoi tu nous as abandonnés… » Passe une vieille chanson de ce temps-là. Du fond de son fauteuil, Nora sort un porte-document qui contient les traces et preuves du passé et qui livre son secret de famille. Une vieille dame aimée de tous en est le témoin. Les enfants feuillettent leur petite enfance, avant que leur mère quitte la maison, essayant de recoller les morceaux de la réalité. Ils scrutent photos et papiers administratifs avec impatience et exaltation, cherchent les traces de leur propre existence. « Ici, ma grande sœur, là… » Ils peinent à se reconnaître.

Avec eux Nora remonte le fil du temps : elle épouse Torvald Helmer, directeur de banque et met au monde trois enfants. Pour soigner son mari, elle contracte à son insu mais pour son bien, un emprunt, auprès d’un certain Krogstad. Elle qui, dans son foyer, est devenue parfaitement invisible – car « Une femme n’a pas le droit de… » – puise dans ses forces et sa créativité et signe un faux en écriture qui permet au mari de partir en Italie faire la cure prescrite par le médecin. Pour contrer ce Krogstad menaçant de tout révéler, elle se bat, voulant à toute force éviter que Torvald ne sache. Pourtant, par une lettre du maître-chanteur envoyée, le voilà informé. Haro sur sa réputation ! À ses accusations pleines d’injustice, Nora s’effondre.

© Christophe Raynaud-de-Lage

Cependant et alors que les choses semblent s’arranger, la jeune femme décide de larguer les amarres et part, en quête de sa vie, à la recherche d’elle-même. « Je ne t’aime plus. Je te rends mon alliance, les clés. » Pour les enfants c’est un abandon. Qu’ils soient aujourd’hui là pour elle, est un acte fort. Elle leur doit la justification de son absence. Tout se passe dans une joyeuse anomie, où on s’arrache un meuble, où l’horloge sonne et appelle le temps, où l’heure de vérité est proche. On m’a fait internée, on m’a enlevé les enfants. Une permission de week-end la ramène dans sa maison. Une question taraude les enfants : « Est-ce que tu nous as aimés ? » Dans cette remontée du temps apparaît le jeune Thorval, Nora et trois petits. « J’ai rêvé… » Sur un air d’opéra, elle commente le chant et deux Nora se font face à quelques trente années d’écart.

© Christophe Raynaud-de-Lage

L’héroïne de la pièce dialogue avec Henrik (Ibsen) qui lui souffle : « Il faudrait que tu me relises. » Interférences des voix intérieures, du jeu dans le jeu, on ne sait plus qui est qui. Thorval prend la place d’Ibsen sur le socle de pierre, une leçon de féminisme lui est infligée. Les étourneaux passent. Un chant enfle. Revient l’auteur dans une leçon de poésie et de philosophie. Montent la danse – une tarentelle, le rythme, Nora et son double, Madame Linde, sont au centre. Son effigie à son tour statufiée, comme héroïne ou comme Christe recrucifiée.

Passent les grands mythes à la moulinette au gré de l’énergie des quatorze jeunes acteurs, tout droit sortis de l’École Supérieure d’Art Dramatique qui déploient leur chant choral et enthousiasme dans la disparité des rôles. Ils sont accompagnés des deux actrices amatrices, Gisèle Antheaume et Victoria Chabran incarnant Nora Helmer et Madame Linde, dans le charme désuet des aînés. L’équipe est guidée par Elsa Granat qui signe écriture et mise en scène, secondée par Laure Grisinger à la dramaturgie et qui a inventé cette suite de Maison de poupée, devenue maison de retraite, droits à succession et droit à vivre dans la dignité. Le spectacle interroge avec ironie et distanciation, la place des femmes dans la société.

Elsa Granat avait monté en 2020 V.I.T.R.I.O.L sur le thème de la folie, spectacle dont les représentations avaient été suspendues en raison du covid. Elle a présenté au TGP de Saint-Denis King Lear Syndrome ou les mal élevés où à partir de Shakespeare elle questionne l’héritage, la maladie et la fin de vie. Elle met aujourd’hui en scène Nora, Nora, Nora ! Trois Nora pour trois enfants qu’elle n’a pas élevés et qui cherchent à comprendre pourquoi et comment une mère peut déserter ses enfants. Le patriarcat du temps jadis n’est pas si loin, qui draine ce violent désir de vie, désir de mort.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2024

© Christophe Raynaud-de-Lage

Avec, en alternance : Maëlys Certenais, Antoine Chicaud, Hélène Clech, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Niels Herzhaft, Chloé Hollandre, Juliette Launay, Anna Longvixay, Clémence Pillaud, Luc Roca, Lucile Roche, Clément-Amadou Sall, Juliette Smadja et deux actrices amatrices : Gisèle Antheaume, Victoria Chabran – Assistanat à la mise en scène Zelda Bourquin – scénographie Suzanne Barbaud – lumières Véra Martins – son Mathieu Barché – régie générale et plateau Quentin Maudet – régie plateau et habillage Sabrina Durbano – approche chorégraphique de la tarentelle : Tulia Conte, Mattia Doto.

Jusqu’au 31 mars 2024, du mardi au samedi 20h30 dimanche 16h30 – Théâtre de La Tempête – Cartoucherie de Vincennes, route du champ de manœuvre 75012. Site : www.la-tempete.fr

Festival d’Avignon 2024

Le Festival d’Avignon déroulera sa 78ème édition du 29 juin au 21 juillet 2024 dans la Cité des Papes et alentours. Tiago Rodrigues, directeur, en a révélé la programmation au cours d’une conférence de presse à Avignon, puis à Paris le 4 avril, au Théâtre de l’Odéon/Ateliers Berthier.

Tiago Rodrigues, assisté d’artistes et d’économistes passionnés de théâtre et de culture, de son équipe, dévoile la programmation de cette édition, dans un esprit de partage, énergie et conviction, dans le droit fil de ce que voulait Jean Vilar en le fondant, en 1947. Comment le faire ensemble ? pose-t-il.

Il est accompagné de Boris Charmatz, chorégraphe complice, qui traversera par ses créations l’ensemble du Festival. Ce dernier est aujourd’hui directeur du Tanztheater Wuppertal fondé et inventé par Pina Bausch et a pris le relais de l’immense travail qu’elle avait accompli. Il présentera trois spectacles : Cercles, restitution d’ateliers en plein air, Liberté Cathédrale chanté et dansé par le Tanztheater Wuppertal et son équipe expérimentale Terrain en version plein air et Forever, qui revisitera l’emblématique Café Müller de Pina Bausch.

21 lieux, 15 communes du Grand Avignon, 37 projets artistiques dont 21internationaux, 219 représentations, sont au générique. 83% des spectacles programmés sont des créations. De France, les spectacles de Séverine Chavrier (Absalon, Absalon !), Caroline Guiela Nguyen (Lacrima), Lorraine de Sagazan (Léviathan), Gwenaël Morin (Quichotte), Mohamed El Khatib (La vie secrète des vieux), Baptiste Amann (Lieux communs), et de Noé Soulier pour la danse (Close L’p).

La programmation nous mène aussi au sud de l’Europe en Espagne et au Portugal, ainsi qu’en Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Suisse, spectacles dans lesquels la France est souvent partenaire. De Pologne, Krzystof Warlikowski présente Elizabeth Costello/sept leçons et cinq contes moraux et Marta Gornicka fait entendre, dans la Cour d’Honneur, un chœur de femmes d’Ukraine, Pologne et Biélorussie, Mothers A Song for Wartime, avec pour message : continuez à nous regarder ! Tiago Rodrigues met en scène Hécube, pas Hécube d’après Euripide, une ré-écriture libre pour la Comédie-Française ; l’ouverture du Festival, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, est confiée à Angelica Liddell qui présentera Dämon, El funeral de Bergman autour de la figure du célèbre réalisateur Ingmar Bergman.

Troisième volet de la programmation et non des moindres des spectacles venant d’Amérique Latine : d’Argentine, spectacles de Lola Arias, Tiziano Cruz et Mariano Pensotti ; du Chili, un spectacle de Malicho Vaca Valenzuela ; du Pérou, un spectacle de Chela De Ferrari ; de l’Uruguay deux spectacles, l’un de Gabriel Calderón, l’autre de Tamara Cubas.

Comme à l’accoutumée la SACD soutient les artistes avec son programme « Vive le sujet ! Tentatives » et présente Un ensemble (morceaux choisis) de Anna Massoni, et Le Siège de Mossoul, de Félix Jousserand ; Canicular, de Rebecca Journo et Trace… de Michael Disanka et Christiana Tabaro, de République Démocratique du Congo ; Méditation de Stéphanie Aflalo et Baara, de Tidiani N’Diaye, du Mali.

De nombreuses autres initiatives permettant d’Être ensemble selon la devise du Festival, sont proposées : des lectures – comme avec le programme Talents ADAMI au Musée Calvet – des projections – particulièrement dans les cinémas Utopia de la ville – des rencontres, ateliers et master class – notamment une école d’été, Transmission impossible, pour cinquante jeunes dont dix boursiers étrangers à l’Église des Célestins, avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès et Mathilde Monnier –  le Café des idées, espace de partage et découverte, lieu des prises de paroles et de réflexion qui, tout au long du Festival invite à des rencontres, conférences et ateliers au Cloitre Saint-Louis sur les thèmes liés à la littérature, le théâtre et les arts. Nous en avons eu un premier volet ce jour en première partie de l’annonce de programmation, Jérôme Saddier, président du Crédit Coopératif qui soutient fortement le Festival, pilotait une table ronde sur le thème Inspirer nos transformations.

Cette édition du Festival d’Avignon signe une programmation riche, ouverte, pluridisciplinaire et pluriculturelle, dessine des lieux d’échanges et de rencontres, de transmission et de débats, pour tous les publics et dans l’esprit d’accueillir de belles découvertes grâce à de nombreux partenaires. Deux expositions-installations complètent la proposition, l’une est un hommage à Alain Crombecque, directeur du Festival d’Avignon de 1985 à 1992, puis directeur du Festival d’Automne de 1992 à 2009, On ne fait jamais relâche ; l’autre, Monte di Pietà, de Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein. Et comme le rappelle Tiago Rodrigues et son équipe, « c’est le public qui fait le Festival. »

Brigitte Rémer, le 12 avril 2024

Festival d’Avignon, 20 rue du Portail Boquier, Avignon – site : festival-avignon.com dès maintenant – tél. 04 90 14 14 14, à partir du 22 mai, du mercredi au samedi, de 13h à 19h – à partir du 25 mai au Guichet du Cloitre Saint-Louis, du mercredi au samedi, de 13h à 19h (adresse ci-dessus) et dans les magasins Fnac – à partir du 24 juin,  guichet et téléphone, tous les jours de 10h à 19h – à partir du 29 juin, pendant le Festival, ventes arrêtées 5 heures avant les spectacles et reprise sur chaque lieu, 1 heure avant le spectacle.

Nos pères ne rêvent plus en roumain

Texte et mise en scène Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, Compagnie des Mondes invisibles, La Flèche Théâtre.

© Guillaume Plas

Deux actrices en scène égrènent les lieux communs qui heurtent l’étranger en France, qu’il y soit installé depuis deux décennies ou fraîchement débarqué. Entre énervement et amusement, exaspération et irritation, la sensibilité à fleur de peau. Leur point de départ est un jeu d’ombres réalisé sous un foulard faisant office de toile de tente, preuve d’invisibilité ou drapeau blanc qu’elles agitent.

Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, sont nées en France, toutes deux sont de père roumain et de mère française, leurs noms en témoignent, leurs noms les trahissent. Elles sont l’Est par leurs pères et l’Ouest par leurs mères. Elles racontent une histoire de vie, la leur, entre la Roumanie et la France.

© Guillaume Plas

La preuve par quatre, Lia n’est pas Léa et Ionel appelle Ionesco et non pas Lionel. Wanda a failli s’appeler Elena, sauf que le prénom était déjà pris et pas par n’importe qui, par l’épouse du dictateur Ceaucescu, donc rayé des listes, banni. Wanda est un prénom polonais, Efremov est un nom russe, Bobescu est roumain. Et chacune se racontent, avec humour et gravité. Pas de prénom sur le moindre porte-clé qu’on pourrait comme tout le monde trouver au bazar du coin. On est dans l’originalité forcée, ou bien dans la honte ou encore la fraude. Le père ne disait rien de ses nostalgies, peut-être pour se protéger, peut-être pour les protéger.

La langue de leurs pères elles ne l’ont pas apprise, elles l’entendaient toujours de loin. Le père de Lia était circassien, celui de Wanda violoniste. Il était sorti du pays à l’âge de seize ans pour se former au Conservatoire et a pu faire une carrière honorable dans l’Orchestre national de France, peut-être pas tout-à-fait ce qu’aurait souhaité la famille. « Tu offres ta jeunesse et l’exil » lui avait-on dit.

Au sol, un amoncellement de petits morceaux de plastique gris type sacs poubelles, comme des débris avec lesquels elles jouent magnifiquement au fil du spectacle, et comme autant de feuilles mortes s’envolant à la pelle. Elles parlent de la vie en Roumanie sous la coupe de Ceaucescu, le dictateur et de son épouse, sorte de Lady Macbeth, quand leurs pères étaient encore au pays ; de la Securitate qui veillait sur tous, épiait et traquait le moindre geste ou le supposé pas de côté. On entend les huées du peuple qui d’habitude filait doux, un jour de rassemblement et le dernier, à Timisoara – future capitale européenne de la culture – autour du despote, moment qui a tourné à la manifestation, sorte de Commune non pas de Paris mais de Bucarest, qui a mené à leur condamnation à mort le 25 décembre 1989, puis à leur exécution presque immédiate.

© Guillaume Plas

Elles parlent du choc des cultures à l’arrivée du père en occident, des pères qui s’appliquent à tout effacer ; de l’intégration voulue ou imposée voisinant avec l’acculturation. Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, leurs filles, évoquent avec délicatesse et de façon chorale leur foutu silence. Parfois leurs mots se superposent ou se télescopent mais elles disent la même chose, avec émotion, parfois dans l’insurrection. Le texte reste pourtant léger en même temps qu’il est grave, il est nostalgie et vie, les comédiennes l’habitent, s’engagent et prennent à partie leurs pères.

Soudain, coup de théâtre ou hallucination collective, arrive Dracula, (Joan Brunet-Manquat), un cauchemar quand il les enferme et boit leur sang. Contraintes car prisonnières, elles suivent la procédure. On entre dans le registre du fantastique et de la fantasmatique de Transylvanie, au nord du pays. Un magnifique chant solo traverse le spectacle, Tatäl nostru, de Maria Coman, porté au lointain par des chœurs. Les comédiennes parlent de l’au-delà de la frontière comme dans une chambre d’écho et s’expriment en roumain.

© Guillaume Plas

Le voile blanc du début du spectacle, s’est enroulé en costume, devient linceul. Une musique de cirque retentit et Lia se lève la première et face au public lance son adresse au père.  « Je suis la funambule, entre ces deux mondes. Ta fille française qui porte ton nom roumain. En français c’est toi qui te tais. Je cherche à comprendre qui tu es derrière la piste de cirque qui nous a liés autrefois. » Un air d’accordéon traverse le spectacle et permet, un instant, de voir ce magicien aux étoiles, le père, si complice un temps.

Wanda donne son récit sous forme d’une Lettre au père. « Ton silence a ouvert ma parole. On ne parle jamais de ton histoire. Le violon c’est dans la rue et dans le métro, dit le cliché… Tu irradiais d’amour et de peur. Quand tu mourras mon histoire s’éteindra, j’étais en colère contre toi. » Puis elle termine par Te iubesc, je t’aime, dans la langue de son père. Les comédiennes ébauchent ensuite quelques gestes du rituel orthodoxe, se signent et travaillent en miroir.

Aux moments tendres et émouvants succèdent les moments de colère. Les comédiennes s’installent devant l’ordinateur et cherchent le mot « Roumanie » dans un moteur de recherche, une avalanche d’autres clichés leur tombe dessus : « d’abord c’est en noir et blanc, ensuite on montre les orphelinats, puis on parle des romanichels. » De rage elles se mettent à écrire avec détermination sur les enfants du silence dans lesquels elles se reconnaissent. En titre provisoire, Depuis combien de temps êtes-vous là ? L’annonce, comme au cirque, d’un spectacle qui commence, le leur sans doute. « N’aie plus peur papa » disent-elles.

Nos pères ne rêvent plus en roumain est un spectacle qu’elles ont écrit et scénographié avec inventivité, qu’elles portent avec conviction dans les différents registres dessinés collégialement. Elles ont la gouaille et la tendresse, la légèreté et la profondeur, l’audace et la modestie de cette adresse aux pères et elles parlent d’altérité.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2024

© Guillaume Plas

Avec : Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu, Joan Brunet-Manquat – Scénographie et costumes Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu – arrangements musique et son Benoît De Galembert – collaboration artistique Mathias Marques Pereira.

Du 5 avril au 7 juin 2024, les vendredis à 21h, La Flèche Théâtre, 77 rue de Charonne.75011. Paris. Métro : Charonne, Ledru-Rollin, Faidherbe Chaligny – site : www.theatrelafleche.fr – Tél. : 01 40 09 70 40.

Triade – Moving Parts – Me.You.We.They.  

Trois pièces chorégraphiques de Benjamin Millepied, L.A. Dance Project, Le Balcon – musique Nico Muhly, direction Maxime Pascal et le collectif Le Balcon – orgue Alexis Grizard – à la Philharmonie de Paris-Cité de la Musique /La Villette.

Me.You.We.They.© Antoine Benoit-Godet

C’est une histoire d’amitié entre deux artistes qui se sont rencontrés en 2006 – Benjamin Millepied, chorégraphe, réalisateur et danseur, directeur de la compagnie L.A. Dance Project et Nico Muhly, compositeur – en même temps qu’un moment chorégraphique et musical intense. Ensemble, au fil de leurs parcours, ils ont notamment réalisé pour l’American Ballet en 2007, Theatre From Here On Out/À partir de maintenant ; pour l’Opéra de Paris en 2008, Triade ; pour le Dutch National Ballet en 2010, One Thing Leads to Another ; pour L.A. Dance Project en 2012, Moving Parts. Et ils ont fondé en 2022 avec Qatar Creates et Qatar Museums, un festival de danse international, Festival in Motion.

Benjamin Millepied et Nico Muhly présentent aujourd’hui dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris une nouvelle version de Triade et de Moving Parts, et ils signent ensemble une nouvelle création, Me.You.We.They. sous la direction musicale de Maxime Pascal et du collectif Le Balcon, qu’il a fondé.

Triade © Antoine Benoit-Godet

Triade, la première pièce du programme, fut créée en 2008, en hommage à Jérôme Robbins qui dirigea le New York City Ballet où Benjamin Millepied dansa, de 1995 à 2011, chorégraphe qui l’inspira. Écrite pour quatre danseurs, cette pièce fait alterner les sons cristallins de sonnailles aux variations de type asiatique – enregistrés sur une bande son – avec les mélodies des trombones, le décalé et les suspensions du piano. Tout est rythme. Un premier danseur vêtu de noir s’élance en solo et se déploie comme un gerfaut en plein vol, multipliant pirouettes et saltos avec beaucoup de grâce. Il est suivi d’un second danseur en débardeur rouge, dégageant une certaine puissance. Un dialogue s’engage entre eux avant que ne s’avance une danseuse vêtue d’une mousseline courte couleur brun-roux, formant un duo qui bientôt devient jeu à trois, portés de l’un à l’autre au son du piano qui monte de plus en plus et rythme la séquence. Une seconde danseuse, short et haut de dentelle, noirs, se fond dans la danse. Le danseur la regarde, une chorégraphie à quatre s’élabore, suivie d’une danse en duos. Légère comme une plume dans les portés et défiant les lois de la gravité, le duo vêtu de noir s’envole sur notes répétitives du piano solo. Puis vient un autre duo sur fond de jeux de la séduction, avant que tous dansent sur piano forte. Arrivent les trombones, entre énergie et ralentis, qui accompagnent les deux duos, interprétés de manière plus fantaisiste et acrobatique. Puis le dialogue avec le piano reprend et telle une sculpture, les danseuses retrouvent le sol. De toute beauté, cette pièce apporte une impression de fragilité-cristal.

Moving Parts © Antoine Benoit-Godet

La seconde pièce du programme, Moving Parts a été créée en 2012 pour six danseurs et se dessine à travers des praticables-murs qui roulent et voyagent à divers endroits du plateau formant différentes figures. Recouverts d’écritures, de lettres et de chiffres, de clés de sol type graffitis ces structures permettent construction – déconstruction, apparitions -disparitions (installation visuelle Christopher Wool). Elle débute par le solo d’un danseur, pantalon noir, gilet clair, qui vole et tourne avec vivacité au son de la clarinette sur lequel se greffent orgue et violon. Puis apparaît une danseuse portant une robe argentée et un danseur, ils dansent au sol en duo, sur une variation de musiques douces ; leurs gestes sont vifs. Suit un splendide solo pour orgue, on aperçoit le musicien placé très haut, face au public, dans cette grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris aménagée pour la danse. Un homme, un cri, un appel, le groupe est au sol et exécute un remarquable travail des bras similaire aux battements d’ailes. Puis s’enchaîne, sur un morceau de violon sans archet, un duo puissant interprété par deux danseurs, suivi d’un solo homme puis d’un solo femme sur clarinette, auxquels se joignent les autres danseurs sur la musique d’orgue, lancinante et créative. Alexis Grizard, organiste, se produit régulièrement en solo, avec ensemble de musique de chambre ou avec orchestre, il a participé entre autres en 2021 à l’enregistrement d’une intégrale de l’œuvre d’Olivier Messiaen à la cathédrale Saint-Étienne de Toul.

Me.You.We.They. © Antoine Benoit-Godet

Après un entracte, la seconde partie de la soirée donne à voir et à entendre en création mondiale Me.You.We.They. pièce pour dix danseurs et orchestre de chambre – ici le collectif Le Balcon dirigé par Maxime Pascal – construite sur la base d’un tempo uniforme et de figures musicales qui reviennent et se répètent, comme un ressac. « Tout est parti d’une conversation avec Benjamin Millepied alors que nous arpentions ensemble le désert du Qatar : nous imaginions la pulsation d’une note unique explosant ensuite en différentes variations » dit Nico Muhly le compositeur, qui souligne cette note avec un trio de vents et ajoute : « Un choral assez développé confié à deux vibraphones et un célesta accompagne la ligne soliste des vents. Suit une dernière section beaucoup plus épineuse qui explose en une conclusion à la joie presque menaçante. »

Me.You.We.They. © Antoine Benoit-Godet

Alignés au fond du plateau le long du rideau noir de scène, une dizaine de musiciens, noir sur noir, avec leurs instruments dont un grand tambour. Salutations des danseurs aux musiciens. Cela commence par des percussions cristallines sur un duo. Répartis de chaque côté du tapis de danse, de cour à jardin, les danseurs sont assis au sol, attendant le moment de leurs entrées et sorties. Trios et duos, pieds nus ou pas, sur flûtes et vents, légers, tour à tour, puis tous, précis et libres. Les costumes sont de couleur gris-vert foncé (costumes Camille Assaf pour les trois pièces). Entre dans le mouvement, en contrepoint, une danseuse, élégante jupe plissée sur envers jaune qui tourne de manière ludique sur des sons aigus, pépiements, flûtes et violons. Il y a quelque chose d’aquatique sur scène et des moments de suspension. Puis le tambour major ponctue la danse de deux femmes en duos, de manière vertigineuse, elles s’élèvent et virevoltent. Suit une montée musicale pour duo argenté, sur petites notes continues et un travail sur les cercles qui se font et se défont. Mouvement vif, marqué par les cloches. Tambour, accélération jusqu’à ce que l’un, puis tous, s’immobilisent. C’est à la fois riche et épuré, d’une grande beauté et correspondance entre la musique et le geste. La chorégraphie se fond dans la partition et le moment musical, et l’inverse, dans ce dialogue fécond entre deux artistes, Benjamin Millepied avec les danseurs du L.A. Dance Project et Nico Muhly avec la formation Le Balcon et son chef, Maxime Pascal qui entrent dans la danse. Il y a du monde sur le plateau.

Moving Parts © Antoine Benoit-Godet

Chorégraphe, réalisateur et danseur, Benjamin Millepied s’est formé au Conservatoire de Lyon avant de rejoindre la School of American Ballet de New York puis d’intégrer en 1995 le New York City Ballet dont il devient principal dancer en 2001 et où il interprète des ballets de George Balanchine et Jerome Robbins entre autres. Il a travaillé pour les plus grandes compagnies aux États-Unis et en Europe dont le San Francisco Ballet, le ballet de l’Opéra de Paris, le Mariinsky Ballet, le Staatsballett Berlin. Il a toujours collaboré avec d’autres artistes dont les compositeurs Nicholas Britell, David Lang, Bryce Dessner. En 2002 il fonde Danses Concertantes, un ensemble issu du New York City Ballet et c’est en 2012 qu’il cofonde la compagnie de danse, L.A. Dance Project, basée à Los Angeles. De 2014 à 2016 il prend la direction du ballet de l’Opéra de Paris et commande de nouvelles œuvres à de nombreux chorégraphes – William Forsythe, Justin Peck, Jérôme Bel, Wayne McGregor, Crystal Pite, Tino Seghal, Nico Muhly et James Blake. Côté cinéma Il signe la chorégraphie du film Black Swan de Darren Aronofsky en 2010, se trouve au cœur du documentaire Reset qui suit son travail au ballet de l’Opéra, en 2015, réalisee plusieurs courts métrages sur la danse. Carmen, son premier long-métrage, est sorti en France en 2023.

Compositeur américain, Nico Muhly est l’auteur d’œuvres orchestrales, de musique de chambre et de musique sacrée, il compose également pour la scène, et pour des bandes originales de films. Il collabore avec des artistes contemporains comme Maira Kalman et Oliver Beer, et avec des institutions comme la National Gallery de Londres et l’Art Institute de Chicago, pour lesquelles il a créé des pièces sur mesure. Son travail se nourrit de nombreuses collaborations, avec des chorégraphes comme Benjamin Millepied au ballet de l’Opéra de Paris, Bobbi Jene Smith à la Julliard School, Justin Peck et Kyle Abraham au New York City Ballet, des artistes musicaux comme Sufjan Stevens, The National, Teitur, Anohni, James Blake, Paul Simon. il est aussi cofondateur du label indépendant Bedroom Community, qui a édité ses deux premiers albums Speaks Volumes, en 2006 et Mothertongue, en 2008.

De g. à dte, Nico Muhly, Maxime Pascal, Benjamin Millepied, musiciens et danseurs © Antoine Benoit-Godet

A la direction d’orchestre, Maxime Pascal qui a fondé en 2008 le collectif Le Balcon, avec Florent Derex, ingénieur du son, Alphonse Cemin, pianiste et chef de chant et trois compositeurs : Juan Pablo Carreño, Mathieu Costecalde et Pedro García-Velásquez. Il explore un répertoire lyrique, symphonique et chambriste – avec une prédilection pour la période allant de 1945 à nos jours – en effectuant un travail ambitieux sur la spatialisation et la diffusion du son. Il est invité à diriger de nombreux orchestres en France – il a collaboré à plusieurs reprises avec l’Opéra national de Paris – en Europe, au Japon et en Amérique du Sud et défend aussi bien des créations lyriques de notre temps que des opéras du répertoire.

La conjugaison de leurs talents, la virtuosité en même temps que la liberté des danseurs de L.A. Dance Project interprétant les trois pièces du programme, de nature différente, sont un moment de grâce. La création, Me.You.We.They. apporte, dans sa simplicité et son amplitude, un certain magnétisme dont il est difficile de sortir en quittant la salle.

Brigitte Rémer, le 7 avril 2024

Danseurs du L.A. Dance Project © Antoine Benoit-Godet

Avec les danseurs, compagnie L.A. Dance Project : Courtney Conovan, Jeremy Coachman, Lorrin Brubaker, Daphne Fernberger, David Adrian Freeland Jr, Eva Galmel (danseuse invitée), Shu Kinouchi, Audrey Sides, Hope Spears, Nayomi Van Brunt – direction de la production, Nathan Shreeve-Moon – régie, Betsy Herst – création lumière associée Venus Gulbranson – création costumes associée Aliénor Figueiredo – organisation des tournées Alisa Wyman. Direction artistique, Benjamin Millepied – direction exécutive, Lucinda Lent – Benjamin Millepied, chorégraphie – Nico Muhly, musique – Le Balcon, Maxime Pascal, direction d’orchestre – Alexis Grizard, orgue – coréalisation La Villette, Philharmonie de Paris – coproduction L.A. Dance Project, Philharmonie de Paris – avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, Grande Mécène Fondatrice de Musique en Scène.

Collectif Le Balcon, musiciens – et danseurs

Triade, tribute to Jerome Robbins, pour 4 danseurs – chorégraphie Benjamin Millepied – musique Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière Masha Tsimring – création le 20 septembre 2008, à l’Opéra Garnier, Paris – Maxime Delattre, tromboneSébastien Gonthier, trombone basse – Alphonse Cemin, piano  (21 minutes environ) – Moving Parts, pour 6 danseurs – commande Glorya Kaufman Presents Dance at the Music Center, Los Angeles (CA) – chorégraphie Benjamin Millepied – musique Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière Masha Tsimring – installation visuelle Christopher Wool – création le 22 septembre 2012, au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles (CA) – musiciens Hélène Maréchaux, violon – Iris Zerdoud, clarinetteAlexis Grizard, orgue, (25 minutes environ) – Me.You.We.They, pour 10 danseurs – chorégraphie Benjamin Millepied, en collaboration avec les danseurs de L.A. Dance Project – musique : One Speed, Many Shapes de Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière : Masha Tsimring – création le 29 mars 2024, à la Philharmonie de Paris – musiciens : Hélène Maréchaux, violon – Laura Vaquer, violon – Elsa Seger, alto – Askar Ishangaliyev, violoncelle – Héloïse Dély, contrebasse – Claire Luquiens, flûte – Quentin d’Haussy, hautbois – Ghislain Roffat, clarinette – Julien Abbes, basson – Joël Lasry, cor – Henri Deléger, trompette – Maxime Delattre, trombone – François-Xavier Plancqueel, percussions – Akino Kamiya, percussions – Alphonse Cemin, piano, (23 minutes environ).

Vendredi 29 et samedi 30 mars 2024, à 20h, dimanche 31 mars à 16h et 19h, à la Philharmonie de Paris-Cité de la Musique/La Villette, 221 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : +33 (0)1 44 84 44 84 – site : philharmoniedeparis.fr.

Je voudrais pas crever avant d’avoir connu

Spectacle poético-musical sur des textes de Boris Vian – mise en scène Jonathan Perrein et Georgina Ridealgh – jeu Jonathan Perrein et Guillaume Barre – création musicale et interprétation Guillaume Barre, au Théâtre Essaïon.

© Marcella Barbieri

Le spectacle commence côté public où le narrateur a pris place. Il énonce : « La vie c’est comme une dent, D’abord on n’y a pas pensé, On s’est contenté de mâcher, Et puis ça se gâte soudain… » texte connu pour avoir été magnifiquement chanté par Serge Reggiani, qui avait enregistré un album entier sur les textes de Boris Vian, réussissant à faire passer son humour, les mots et leur déformation, leurs contours et détours, sa poésie.

Écrivain, poète, parolier, chanteur, critique musical et trompettiste de jazz, Boris Vian (1920-1959) fut en même temps ingénieur, formé à l’École Centrale. Il a abordé tous les genres littéraires, fait des croquis et des dessins, utilisé des pseudonymes, admiré Alfred Jarry et adhéré à son Collège de Pataphysique qui inventait la science des solutions imaginaires.

On connaît tous sa chanson Le Déserteur, à l’origine poème en forme de lettre adressée au Président de la République par un homme ayant obligation de mobilisation, et qui lui a attiré pas mal d’ennuis. Boris Vian y affiche son antimilitarisme sur fond de guerre d’Indochine, Mouloudji le premier l’a gravée, lui-même l’a interprétée sur scène lors de son tour de chant, en 1955. Certains connaissent le film J’irai cracher sur vos tombes réalisé à partir de son roman sorti en 1946, qui traite de la ségrégation aux États-Unis et qui fit scandale. L’auteur s’est désolidarisé du film réalisé par Michel Gast en 1959, et c’est d’ailleurs lors de sa première présentation qu’il mourut d’une crise cardiaque. Beaucoup ont lu son roman L’Écume des jours, œuvre emblématique de la littérature française publié en 1947 où l’on passe du rêve au cauchemar dans un style des plus poétiques.

Le spectacle s’est construit autour de trois recueils : le premier, Je voudrais pas crever composé de vingt-trois poèmes vraisemblablement écrits dans les années 1951/52 car Boris Vian ne datait pas ses poèmes – sauf un, Je veux une vie en forme d’arête, daté du 5 décembre 1952 – recueil publié de manière posthume dix ans plus tard, dans lequel se trouve l’un de ses derniers poèmes : Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale. Second recueil dans lequel le spectacle a puisé, Cent sonnets, première oeuvre de Boris Vian sans doute composée entre 1939 et 1943 et sur laquelle il est revenu ultérieurement ; troisième recueil, Cantilène en gelées, vingt poèmes écrits en 1949.

L’acteur donc, narrateur (Jonathan Perrein), tient le rôle du poète « J’aimerais… devenir un grand poète et les gens me mettraient plein de lauriers sur la tête… mais voilà je n’ai pas assez de goût pour les livres et je songe trop à vivre et je pense trop aux gens pour être toujours content de n’écrire que du vent. » Et le poète se désespère, à moins qu’il ne joue à la roulette russe, car « Si les poètes étaient moins bêtes et s’ils étaient moins paresseux, ils rendraient tout le monde heureux. » Face au public, sur scène, une guitare accrochée à une sorte de chevalet de peintre. Apparaît le musicien (Guillaume Barre) qui a rendez-vous avec le poète et saisit l’instrument, tous deux dialoguent et se renvoient la réplique dans une bonne complicité. Quelques sons électros improvisés en direct d’une boite à rythme, complètent l’accompagnement. La valse carrée donne sa leçon : « Pour faire un’ valse il faut du charme, Pour faire un’ valse, Il faut l’printemps, Pour faire un’ valse il faut trois temps… » Et dansez maintenant !

© Marcella Barbieri

Et les poèmes défilent. Dans Un de plus les acteurs interrogent les mots et les lettres, dans des jeux de langues qu’ils déclinent. Boris Vian parle avec autodérision des poètes, cherchant sa place parmi eux : « Ils se sont tous interrogés Je n’ai plus droit à la parole Ils ont pris tous les beaux luisants Ils sont tous installés là-haut Où c’est la place des poètes Avec des lyres à pédale Avec des lyres à vapeur Avec des lyres à huit socs Et des Pégase à réacteurs J’ai pas le plus petit sujet J’ai plus que les mots les plus plats… » Il y a beaucoup de phrases qu’on aimerait garder, car elles sont drôles, émouvantes, parfois poignantes. « Y a du soleil dans la rue J’aime le soleil mais j’aime pas la rue Alors je reste chez moi En attendant que le monde vienne… » Ou encore ce que chantait Juliette Gréco : « S’il pleuvait des larmes Lorsque meurt un amour S’il pleuvait des larmes Lorsque des coeurs sont lourds Sur la terre entière Pendant quarante jours Des larmes amères Engloutiraient les tours. S’il pleuvait des larmes Lorsque meurt un enfant S’il pleuvait des larmes Au rire des méchants Sur la terre entière En flots gris et glacés Des larmes amères Rouleraient le passé. S’il pleuvait des larmes… »

On aimerait pourtant un petit peu plus d’impertinence sur l’ensemble du spectacle. Les acteurs ratent ainsi une belle occasion avec « Un homme tout nu marchait le costume à la main… » et pourtant, nous, public, on ne l’a pas vu passer, cela manque de folie, d’extravagance, de point de vue et reste contenu, maîtrisé. Les deux amis d’enfance, Jonathan Perrein et Guillaume Barre sondent Boris Vian depuis plusieurs années et sous différentes formes, ils s’y sont passionnés. En 2014, ils créaient une première version de Je voudrais pas crever ; ils ont présenté un second spectacle en 2018 intitulé B.O.R.I.S. pourquoi que je vis. Ils ont ensuite célébré son centenaire en 2020 en mettant en musique son recueil de poésie Je voudrais pas crever, avant de présenter en 2024 Je voudrais pas crever avant d’avoir connu, en y ajoutant le regard de Georgina Ridealgh pour la mise en scène.

Or, on ne lit pas le contexte de l’époque, quand Saint-Germain-des-Prés battait son plein, brassé entre vie, amour, amitié, dèche, jazz, écriture et liberté. On aimerait un déchaînement de mots et de situations extravagantes et non un spectacle sage et linéaire. On aimerait un trompettiste pour mener le bal plutôt qu’une guitare. Boris Vian fut le Prince de Saint-Germain-des-Prés dans le bouillonnement artistique et intellectuel des années cinquante. Il en fut une des figures emblématiques, comme Miles Davis, jouant de la trompette au Flore, au Tabou, à La Rhumerie et s’amusait de tout. On aimerait le ludique, la fantaisie, la dérision, le calembour, le second degré, le mot écrasé, l’absurde. La vie de Boris Vian fut complexe et douloureuse, d’autant qu’elle fut courte, il y faut du relief. Derrière sa bouffonnerie et sa volubilité, le séisme : « Pourquoi je vis ? Pour toucher le sable, voir le fond de l’eau qui devient si bleu… » Il écrit son dernier poème à trente-neuf ans, quelques jours avant de disparaître. « Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale Ça sera par un soir horrible, Clair, chaud, parfumé, sensuel… Le ciel sera tombé sur moi Ça se brise comme une vitre lourde… »

© Marcella Barbieri

Boris Vian fait penser à ces joueurs de mots comme Boby Lapointe – dont Bourvil interpréta la chanson Aragon et Castille – ou à Georges Pérec – membre de l’Oulipo, dans son inventivité linguistique et l’amour des mots. Ils ont en commun les exercices de style, les calembours et contrepèteries, l’autodérision. Et comme eux, derrière se profile la solitude urbaine. « Un poème avec ces mots-là ? Eh ben tant pis j’en ferai pas » conclut Boris Vian.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2024

Les textes sont issus des recueils de poésies suivants : Je voudrais pas crever, Cantilène en gelées, Cent sonnets – Avec :  Jonathan Perrein et Guillaume Barre – mise en scène Jonathan Perrein – co-mise en scène Georgina Ridealgh – création musicale Guillaume Barre – décor Hélène Mauduit et Myrtille Debièvre – costumes Hélène Mauduit – Koalako Productions.

Du 25 mars au 14 mai 2024, les lundi et mardi à 21h – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard.75004. Paris -métro : Hôtel de Ville ou Rambuteau – site : www.essaion.com – tél. : 01 42 78 46 42.

La Terre

D’après le roman d’Émile Zola, adaptation Anne Barbot, Agathe Peyrard – mise en scène Anne Barbot, compagnie Nar6 – au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis.

© Simon Gosselin

On se trouve dans un village de la Beauce chez des cultivateurs entourés de champs de blé et de seigle, qu’on aperçoit au-delà de l’arrière-cour. L’infrastructure de la ferme est reconstituée sur le plateau dans une scénographie bien conçue et au coeur du sujet, signée Camille Duchemin, éclairée par Félix Bataillou qui en a élaboré la lumière. C’est l’heure de la pause, autour d’une longue table en bois s’est réunie la famille Fouan dirigée d’une main de fer par le pater familias. On entre avec Zola dans l’évocation noire du monde paysan de la seconde moitié du XIXème siècle.

Âgé de soixante-dix ans, le Père Fouan est entouré de ses deux fils, Joseph dit Buteau plutôt renfermé et Hyacinthe dit Jésus-Christ né la gnole à la main, Fanny sa fille plutôt rêche et Delhomme son gendre, agriculteur lui-même et maire du village, roulant pour le député Rochefontaine et aimant à le faire-savoir ; il y a Lise une cousine, enceinte et sa sœur cadette, Françoise, élevée à la ferme depuis la mort de son père ; il y a Jean, l’ouvrier agricole à qui on ne donne guère la parole. Les comices auront bientôt lieu.

© Simon Gosselin

Les discussions vont bon train, on parle haut et fort du statut du paysan qui « reste le paysan », de la politique agricole, du travail des femmes à la ferme, de l’épuisement et de la modernisation. L’une épluche les légumes, l’autre tricote, le fils picole plus qu’il n’en faut, le père est dans les papiers, et dans ses rêves. On commente les procédés de culture et d’élevage, d’autant que le gendre a acquis une machine sophistiquée pour labourer, attisant curiosité et jalousie. Le modèle américain semble avoir le vent en poupe au grand dam du père qui toute sa vie a trimé pour que l’exploitation se maintienne. Dans l’adaptation proposée, on sent que quelque chose monte et qu’une crise pourrait être en vue. Chez Zola, dans un contexte de révolution industrielle et de ses conséquences, entre autres le libre-échange, l’ensemble est beaucoup plus noir.

Rebondissement soudain, le Père Fouan prend solennellement la parole et fait une annonce : la fatigue physique ayant raison de lui il abandonne la partie, estimant avoir fait sa part et rempli sa mission. « J’aime mieux tout lâcher… La terre, t’es son esclave… La terre, faut la rendre » déclare-t-il. Et il sort son carnet et fait avec ses enfants le partage des terres, dessiné en trois parcelles. Mais les choses tournent court, une des parcelles, un champ d’herbe, non cultivé, leur semblant plus défavorable, l’attribution à chacun se fera par tirage au sort.

Le gendre et maire revêt son écharpe tricolore et accueille les signatures. Hyacinthe-Jésus-Christ hérite du champ non cultivé et s’estimant lésé quitte les lieux sans signer. Françoise, dont le père est mort, doit être incluse dans le partage et réclame sa part. Puis le mariage est scellé entre Elise, devenue riche héritière et Buteau. On assiste au repas de noces, la table dressée dans la maison, les gestes rituels respectés. Hyacinthe, calmé, revient. L’accordéon accompagne la danse. On quitte la table pour le vêlage.

© Simon Gosselin

Devant la dévaluation conséquente du prix du blé le Père Fouan continue ses annonces : il vend la maison, charge pour les enfants de l’héberger, le nourrir et lui donner une rente, comptes d’apothicaire qu’ils honoreront avec parcimonie. « Plus rien n’appartient au paysan, ni la terre, ni l’eau, ni le feu, ni même l’air qu’il respire. Il lui faut payer, payer toujours » écrit Zola. La chute de la famille se trouve de ce fait, engagée. Sa fille le prend chez elle. Un peu trop tatillonne et légèrement revêche, la lune de miel tourne court. Il passe chez Buteau, son fils taciturne qui le dépossède peu à peu de sa modeste fortune et poursuit la jeune Françoise dans les coins sombres, jusqu’à la violer. Reste Hyacinthe-JC grand seigneur, qui l’héberge à son tour et a déjà bu toute sa part. L’orage menaçant, tout le monde moissonne à la main et bat le grain, le Maire dégringole aussi après la saisie de sa belle machine agricole et le lâchage de son ami député. Alors Françoise demande son dû, sa part, la terre et la maison, qu’elle arrache à sa sœur. Puis on assiste à la mort du Père Fouan, la grange prend feu, vengeance probable intra-familiale. Tout se délite jusqu’à cette explosion de la famille.

© Simon Gosselin

La Terre est le quinzième volume de la série Les Rougon-Macquart écrit par Émile Zola entre 1870 et 1893 qui, au fil de ses vingt volumes, dessine le portrait des familles sous le second empire. Publié en 1887, La Terre est comme un témoignage sur les petits propriétaires terriens dont la vie est rude et étriquée, mais passionnée. Sa publication avait fait grand scandale. L’adaptation d’Anne Barbot et Agathe Peyrard en a gommé les passages les plus sordides. Anne Barbot l’a mise en scène avec intelligence et sans excès dans sa forme naturaliste. Elle vient elle-même du milieu rural, a été initiée à la scène dans une petite ville française, avec des acteurs de l’éducation populaire et du théâtre en campagne. Sa direction d’acteurs fait émerger la singularité de chaque personnage de la famille Fouan en évitant la caricature, et donne beaucoup de naturel, fluidité et vraisemblance à l’ensemble. Philippe Bérodot dans le rôle du Père Fouan qui au fil du spectacle se trouve dépossédé de tout et finit par sombrer, est remarquable.

Anne Barbot s’est déjà penchée sur l’univers de Zola, elle a présenté en 2021 au TGP Le Baiser, comme une première chute ? à partir de L’Assommoir qui traitait du monde ouvrier. Elle appartient au collectif In Vitro dirigé par Julie Deliquet et a participé à Welfare, son dernier spectacle. Pour La Terre elle a approché avec les comédiens les agriculteurs d’aujourd’hui pour voir comment la description de Zola résonnait chez eux et pour que les comédiens puissent trouver de quoi nourrir leurs personnages. La crise des agriculteurs d’aujourd’hui vient en écho aux problématiques du XIXème. La metteure en scène nous fait suivre l’histoire en direct, comme Jean-François Millet en son temps, l’a peinte sur toile de manière réaliste, avec profondeur et simplicité.

 Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec :  Milla Agid, Philippe Bérodot, Benoît Carré, Wadih Cormier, Benoît Dallongeville, Ghislain Decléty, Rébecca Finet, Sonia Georges. Collaboration artistique Richard Sandra – dramaturgie Agathe Peyrard – scénographie Camille Duchemin lumière Félix Bataillou – musique Mathieu Boccaren – son Marc de Frutos – costumes Gabrielle Marty – construction du décor Atelier du Théâtre Gérard Philipe.

Du 6 au 21 mars 2024, du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 15h30, au Théâtre Gérard Philipe, 59 boulevard Jules-Guesde, 93207. Saint-Denis – métro : Saint-Denis Basilique – tél. : 01 48 13 70 00 – site : www.theatregerardphilipe.com – En tournée : 5 avril, Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge – le 3 mai, Théâtre Châtillon-Clamart.

Lisbeth’s 

Texte Fabrice Melquiot – conception et adaptation Valentin Rossier – jeu : Marie Druc, Valentin Rossier – New Helvetic Shakespeare Company – à La Manufacture des Abbesses.

© Carole Parodi

C’est une pièce de Fabrice Melquiot sur le désir, qui emmène jusqu’au trouble de la personnalité et de l’identité. Écrivain, parolier, metteur en scène et performer, l’auteur a publié une soixantaine de pièces et connaît bien le théâtre pour avoir participé à un certain nombre d’aventures artistiques.

C’est une histoire de rencontre, plutôt improbable au départ, un jeu d’approche, avec humour et provocation. Chacun a de la répartie, de la douceur. La rencontre se fera ou ne se fera pas, en principe on n’en meurt pas. On est au présent avec Pietr, vendeur d’encyclopédies, assis au café entre Michelet et Karl Marx, et Lisbeth vendeuse de bijoux passant par-là et qui se pose à 2m58 de lui. Après quelques arabesques dans les mots échangés, certains pas de côté et plusieurs pirouettes en dehors en dedans, balancés, assemblés et attitudes, ils font quelques petites incisions dans le passé, moderato cantabile. Ils se passionnent, se rencontrent, se désirent, s’éloignent, plaisantent, ironisent, se perdent.

© Carole Parodi

Deux micros parallèles leur seule scénographie, pour deux acteurs face au public et qui semblent avancer comme des chevaux au galop. Besoin de rien d’autre pour un texte si bien porté par l’un comme par l’autre (Marie Druc et Valentin Rossier). Ils donnent et se donnent en oubliant la course d’obstacles qui les attend. La rencontre avec le fils de Lisbeth de retour chez ses parents, Carol, âgé de cinq ans et qui ne parle pas, qui mord et qui arrache une phalange à Pietr, est déjà une belle pierre jetée dans le jardin. Le déni, les oublis, les discours parallèles, les apartés et remarques de basse intensité, dans ce tête-à-tête où l’un et l’autre se révèlent, rien qu’un peu, sont leur boîte à outils.

Le texte est tenu serré, confidentiellement donné, sauvagement offert et repris. C’est murmuré, chanté, inventé, répété. Elle est rieuse il ne l’est pas. Il est inquiet elle ne l’est pas, elle est décontractée il est tendu, il se réjouit elle est ailleurs. Ils sont ou espéraient être, présent, imparfait, futur peut-être. Les souvenirs volent au vent, on prend les raccourcis, on se rend présentable. Et soudain, on perd pied.

La fin déforme jusqu’aux visages, aux silhouettes, aux rires devenus jaunes, aux vrais-faux projets qui n’ont pas même existé. « Elle me fait peur je ne la reconnais pas » dit-il. Altération de la mémoire, de la perception et des affects. Elle se dédouble, il voit trouble. Il se dissocie elle s’enfuit. Il se retourne, elle est partie. « Ce soir, tout me semble étranger… » se raconte-t-il.

© Carole Parodi

Avec la compagnie New Helvetic Shakespeare Company qu’il dirige depuis 1995, Valentin Rossier a mis en scène de nombreux spectacles et joué dans la plupart – sur des textes d’Agota Kristof, Odon Von Horvath, Edward Albee, Bertolt Brecht, Marivaux, Friedrich Dürrenmatt, Anton Tchekhov et d’autres. Il a, par le passé, beaucoup fréquenté Shakespeare et récemment, en 2023, présenté La Collection de Harold Pinter dont il avait monté Célébration, en 2007 et Trahisons en 2021. Il a par ailleurs dirigé le Théâtre de l’Orangerie de Genève de 2012 à 2017, fondé et dirigé de 2019 à 2023 Scène Vagabonde Festival Genève et cette année, créé L’hiver de Caecilia Genève, qui sur les mois de janvier er février, encourage les reprises.

Valentin Rossier avait présenté en 2020 dans ce même théâtre de La Manufacture des Abbesses, Le Grand cahier d’Agota Kristof, qu’il interprétait seul en scène. Ils forment aujourd’hui avec Marie Druc, dans Lisbeth’s, un duo tendre et émouvant, en même temps qu’ironique et sarcastique. Leur remarquable concentration accompagnée d’une musique qui monte, petit à petit, porte un texte sensible et déraisonnable qui est à la fois et jusqu’aux non-dits plein de miel et chargé de fiel.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec : Marie Druc, Valentin Rossier – dramaturgie Hinde Kaddour – création lumière Jonas Bühler – création musique et son David Scrufari – administration Eva Kiraly.

Du 20 mars au 11 mai 2024, les mercredis, jeudis, vendredis, samedis à 19h – La Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron 75018 Paris – métro Abbesses ou Blanche – tél. : 01 42 33 42 03 – site : www.manufacturedesabbesses.com.

La Ciudad de los Otros – La Mentira Complaciente

Deux chorégraphies du Sankofa Danzafro (Colombie), directeur et chorégraphe Rafael Palacios, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Sankofa, du nom de la compagnie, signifie retour aux sources dans le langage akan du Ghana, revenir sur ses racines pour inventer le présent et avancer vers l’avenir avec une forte dose de créativité. Son symbole est un oiseau mythique. Rafael Palacios qui a créé la compagnie en 1997 est entré dans la danse avec ce cahier des charges. Il fait voler les danseurs, tous noirs de peau, entre passé et présent, entre terre et ciel. Son travail s’inscrit en lien avec l’oubli des populations noires issues des esclaves fugitifs des plantations de café et des mines d’or, majoritaires au Chocó, département situé au nord-ouest du pays ayant un accès sur les deux océans, Pacifique et Atlantique. L’abolition de l’esclavage en Colombie le 21 mai 1851 avait ouvert sur une guerre civile où les grands propriétaires terriens et les esclavagistes, soutenus par les conservateurs, s’étaient révoltés.

La Mentira Complaciente © Théâtre de la Ville

Les deux chorégraphies portées par la compagnie Sankofa Danzafro, de facture différente, sont présentées à Paris par le Théâtre de la Ville qui a organisé pour elle une tournée * : La Ciudad de los Otros, présentée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, en 2021, en Colombie, parle d’altérité et d’univers urbain ; La Mentira Complaciente puise au plus profond des racines africaines. Les deux chorégraphies signées de Rafael Palacios sont d’une grande force et dégagent une superbe énergie.

Dans une scénographie composée de chaises disposées de manière très élaborée qui pourrait évoquer le métro, sont installés danseuses et danseurs, une quinzaine, poing levé. C’est la première image-force de La Ciudad de los Otros/La Ville des Autres. D’autres viendront, figures de contestation sourde rythmée par des chants et percussions qui accompagnent les gestes et mouvements chorégraphiques, chargés et profonds. Un chant choral suivi d’un chant solo plein de nostalgie traversent la scène. Des guirlandes de CD suspendus forment un rideau de fond et apportent leur réverbération. Les femmes portent des pantalons couleur caramel et chemises écrues, des cravates bordeaux, les hommes des pantalons anthracite et chemises claires, des cravates noires. Tous s’avancent en ligne, face au public, dans leurs identités et morphologies multiples. Ils questionnent, dans leur corps, avec maîtrise e et souveraineté.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Le geste chorégraphique collectif raconte une histoire, la leur, et croise des solos, duos et trios de danseurs qui sortent du groupe pour une interprétation forte et empreinte de sensualité. Les chaises se déplacent et nous transportent aussi dans une usine, tous contremaîtres, tous inspecteurs, chacun semblant épier l’autre. Soudain ils disparaissent, se cachant sous les chaises et pris de tremblements. Il y a de la gravité, des suppliques, des mouvements de foule puissants et décalés, de l’incertitude. Douceur et violence se mêlent, ondulations et altercations. L’un est prisonnier, tous le portent et marchent sur la ville, il devient l’élu.

Puis tous s’étendent sur le sol et forment un soleil, jusqu’à s’anéantir. Une lumière rouge emplit le plateau, sorte d’enfer à la Dante. Chacun se présente dans un rectangle de lumière et se déploie, ouvrant des ailes d’oiseau migrateur. Le rythme monte et s’endiable jusqu’au mouvement d’ensemble final. La Ciudad de los Otros a été créée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Colombie, avec le soutien de la mairie de Medellin et de la Maison de l’Intégration afro-colombienne. La mobilité et l’expressivité des corps, marquent le spectacle.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

La seconde pièce, La Mentira Complaciente/Le Mensonge complaisant, reprend le thème de la population noire longtemps gardée sous silence alors que la Colombie compte, après le Brésil, le nombre le plus important d’Afro-descendants. Loin de tout exotisme, ce spectacle parle des racines. « Nous dansons pour montrer comment la communauté afro-colombienne réussit à se souder, comment elle trouve le courage de continuer à vivre et la force nécessaire pour revendiquer sa place dans le monde » dit le chorégraphe. Trois percussionnistes accompagnent les danseurs avec des instruments comme la tambora frappée avec des baguettes, la guacharaca fabriquée à partir de troncs de petits palmiers., les bâtons de pluie, maracas, crécelles, la marimba sorte de balafon africain appelé le piano de la forêt. Les danseurs montent du fond de scène fermé d’un rideau de fils de chanvre, au début lentement, comme dans un rituel, jusqu’à l’avant-scène, puis repartent en marche arrière, face au public, en duo, trio ou groupe, les percussions les rattrapent, le rythme se déplie et s’étend, s’accélère. Les musiciens stimulent les danseurs jusqu’à la transe, parfois s’en approchent. Une femme se trouve prisonnière dans des liens qui l’entravent, sacrifiée, les yeux sont baissés. Un homme l’en délivre, habillé de rouge et l’élève au rang de déesse, la danse entre dans un rythme effréné et la mobilité absolue des pieds et des bras. Une autre apparaît, vêtu de chanvre, référence au pagne, cliché s’il en est. Un musicien-narrateur porte le récit au micro. Danseurs et danseuses en ligne montent et descendent le plateau en regardant droit devant, ils sont mis aux enchères. Les pesos défilent, les prix montent. Comme des éperviers en vol ils sont vendus par adjudication, espace-temps fort de la chorégraphie. Des moments de calme s’intercalent aux moments rythmés, les danseurs tournent sur eux-mêmes, marchent et sautent, réalisent de savantes pirouettes. Puis ils font cercle, autour d’une élue qu’ils choisissent et placent au centre, image d’espérance.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Les veillées funèbres des esclaves africains se faisaient au son des tambours avant de se métisser aux cultures locales. Le mot cumbia même – cri de la fête du tambour – emblématique de la Colombie, serait un mot de la langue bantoue à partir des rythmes et des danses de Guinée Équatoriale. Les chants nommés areítos, qui signifie danser en chantant, raconte l’histoire de leur groupe ethnique. Le vallenato, autre style musical colombien de métissage, syncrétisme entre traditions et rythmes indigènes, africains et espagnols, en est une autre figure.

Artiste militant défendant depuis vingt-cinq ans par la danse la diversité des cultures et le savoir ancestral, l’égalité des chances et la justice sociale, danseur lui-même et chorégraphe, Rafael Palacios s’est formé en Afrique et en Europe auprès de grandes figures chorégraphiques, dont Germaine Acogny et Irene Tassembedo. Il a été directeur artistique des spectacles de danse organisés lors du Sommet des Amériques, à Cartagena de Indias, ainsi que chorégraphe de la cérémonie d’ouverture des Jeux mondiaux de Cali en 2013. Il travaille à Medellín et est chorégraphe associé au Centre de la Danse de Valle Cauca La Licorara, à Cali.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Rafael Palacios s’est vu décerner le Prix national des Arts attribué par l’Université d’Antioquia, pour La Ciudad de los Otros, en 2018, par ailleurs, La Mentira Complaciente a reçu la bourse de création du ministère colombien de la Culture, en 2019. Il met en exergue l’énergie collective de la compagnie en même temps que l’identité de chaque danseur et construit une dramaturgie dans laquelle l’altérité est au cœur du sujet, servie par l’ardeur et le geste portés par tous et chacun.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec Yndira Perea, Camilo Perlaza, Vanesa Mosquera, Diego de los Ríos, Piter Angulo Moreno, Liliana Hurtado, Armando Viveros, Raitzza Castañeda, Estayler Osorio, Andrés Mosquera, Maryeris Mosquera et les musiciens Gregg Anderson Hudson, Jose Luna Coha, Feliciano Blandón Salas. Lumière, scénographie et direction technique Álvaro Tobón – costumes pour La Ciudad de los Otros, Rafael Palacios – costumes pour La Mentira Complaciente, Diana Echandia.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Du 20 au 23 mars 2024 à 20h, jeudi à 14h30, La Ciudad de los Otros et du 26 au 29 mars 2024 La Mentira complaciente, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : theatredeleville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – Tournée 2024 organisée par le Théâtre de la Ville* : 8 mars Girona Municipal Theatre, Gérone, Espagne – 9 mars Festival Dansa Metropolitana, Barcelone – 12 au 16 mars Maison de la Danse, Lyon – 2 avril Château-Rouge, scène conventionnée d’Annemasse – 5 et 6 avril Pavillon Noir / Ballet Preljocaj, Aix-En-Provence – 13 et 14 avril Auditorio de Tenerife, Espagne.

Petit Eyolf

© Christophe Raynaud De Lage

Texte de Henrik Ibsen, mise en scène et scénographie Sylvain Maurice, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

Un tapis noir brillant au sol, un grand écran qui ouvre sur l’horizon, une jetée s’avançant dans la mer. La lumière est au cœur du sujet, visible et invisible. Dans cette scénographie épurée se déroule un drame des plus cruels, la mort d’un enfant et les déchirements que cela entraîne.

Petit Eyolf (Murielle Martinelli) retrouve son père, Alfred Allmers de retour de voyage de manière inattendue (David Clavel). Écrivain, Alfred s’isole épisodiquement pour écrire et s’absente en principe six à sept semaines. Avant de rentrer il a pris la décision de suspendre sa grande œuvre et de cesser de se déplacer pour consacrer plus de temps à son fils, handicapé moteur. Cette fois il n’a pas même écrit une ligne avoue-t-il à sa femme, Rita (Sophie Rodrigues), à qui il annonce ses résolutions, car « ce qu’on fixe sur le papier ne vaut pas grand-chose » ajoute-t-il. Depuis quelque temps le couple Alfred-Rita bat de l’aile, Rita sent qu’Alfred lui échappe, elle en parle avec Asta, la demi-sœur d’Alfred (Constance Larrieu) tout en vidant la valise.

© Christophe Raynaud De Lage

Entre le père et le fils ce sont de jolies retrouvailles. L’enfant a mis son beau costume, dit à son père vouloir apprendre à nager comme les autres enfants et avoir pour projet de devenir soldat. Il porte déjà comme un uniforme. La Dame aux rats qui le fascine (Nadine Berland) et dont il parle avec son père justement passe par là, au moment où la sirène se fait entendre. On l’invite dans la maison. Très excentrique, un peu toquée, elle s’amuse à raconter sa capture des rats avant de passer sa route au son de l’accordéon. Est-elle le mauvais œil, ou l’image de la mort ?

Les adultes parlent entre eux, Petit Eyolf a la permission de descendre au jardin, il rejoint quelques enfants sur la plage. Il ne reviendra pas. La montée dramatique de cette première partie du spectacle mène au silence, à l’absence, au vide. L’enfant a disparu. L’enfant s’est noyé. Le fjord pourtant garde un air endormi, plein de son mystère.

Alfred est sur un banc, la douleur est grande, il cherche à comprendre le sens de cette mort, évite sa femme et recherche la compagnie de sa sœur. Celle-ci lui apprend qu’elle n’est qu’une demi-sœur et qu’elle en a trouvé la preuve dans les papiers de famille. Elle partira avec Borgheim, l’ingénieur amoureux d’elle mais dont elle ne voulait pas entendre parler (Maël Besnard), même si Alfred la supplie de rester. La sirène du vapeur sonne le départ, comme un autre glas.

© Christophe Raynaud De Lage

Chagrin, culpabilité, remords, rongent les parents du Petit Eyolf qui se déchirent et s’accusent mutuellement face à leur responsabilité dans ce drame : « Tu ne l’as jamais vraiment aimé » dit Alfred, « Nous n’avons jamais conquis ce garçon, nous portons le poids de cette mort » répond-elle. L’interdépendance qui lie les personnages de la pièce tisse une toile où passe la navette des mensonges et des vérités, les non-dits. L’image de l’enfant gisant au fond de l’eau, les yeux grands ouverts les hante. « J’ai rêvé d’Eyolf. Je l’ai vu remonter de l’embarcadère, comme les autres » se convainc le père.

Comment supporter la vie ? Chacun cherche sa réponse. Alfred voudrait venger Eyolf et remonter là-haut, dans la solitude de la montagne où il peut écrire, Rita refuse de rester pour ne pas revivre ce qu’ils ont été autrefois. Ensemble, ils reviennent sur leur propre histoire. « Notre amour était un feu dévorant. Tu étais si terriblement belle… » « Je ne me souviens de rien. » Ensemble cependant ils entrent dans une démarche de résilience, cherchant à « remplir le vide avec quelque chose qui ressemble à de l’amour. » Et ils découvrent qu’ils pourraient se rendre utiles à d’autres enfants, moins chanceux que le leur, en leur ouvrant la porte pour « adoucir le destin de ces petits voyous. » Et tandis que Petit Eyolf s’est échappé et vogue, ils prennent un nouveau départ en regardant « vers le haut, vers le grand calme, vers les étoiles » tandis que toujours « l’eau frappe. »

© Christophe Raynaud De Lage

Henrik Ibsen (1828-1906) a écrit Petit Eyolf en 1894 et la pièce fut jouée en janvier 1895 au Deutsches Theater de Berlin. Comme dans ses autres pièces, l’auteur creuse ses obsessions en se confrontant avec le passé pour tenter d’écrire le présent. Grand dramaturge norvégien, il fut personnellement brassé dans la faillite des affaires paternelles qui ont entraîné la désunion de la famille. Écartelé entre l’alcoolisme du père et le mysticisme de la mère, qu’il fuira, Ibsen est marqué au fer blanc. Solitaire et taciturne, il mène une vie relativement marginale à Bergen dont il dirige un temps le Christiania Theater puis erre entre le Danemark, l’Italie et l’Allemagne. Il ne rentrera en Norvège qu’en 1891 après vingt-sept ans d’absence et avec une notoriété internationale d’écrivain. Car il a toujours écrit, même si la reconnaissance n’est pas venue tout de suite. Ses pièces ont une grande puissance. La première, Catilina, est publiée en 1850. Il y en a de nombreuses autres dont les plus représentées – Maison de Poupée (1879, Les Revenants (1881), Un Ennemi du peuple (1882), Le Canard sauvage (1884, Hedda Gabler (1890), Solness le constructeur (1892), John Gabriel Borkman (1896). Son théâtre est intime, cruel et humaniste.

Metteur en scène de Petit Eyolf, Sylvain Maurice a monté en 2016 l’immense chronique d’Ibsen, Peer Gynt, publiée en 1867. Après avoir dirigé pendant dix ans le CDN de Sartrouville, il travaille depuis 2023 avec sa nouvelle compagnie [Titre Provisoire] en Finistère sud, et propose un cycle intitulé Enfant, Enfances, Adolescences. Dans ses dernières mises en scène il radiographie les couples qui se déchirent mais qui ne sombrent pas. Ainsi dans La Campagne, de Crimp, pièce qu’il a mise en scène la saison dernière.

Dans la vision tragique de Petit Eyolf, bien portée par les acteurs dans ce qu’ils tissent entre leurs personnages de façon chorale, l’angoisse monte avec la succession d’événements qui se déroulent au premier acte. On entre ensuite dans une sorte d’Inachevé, au sens schubertien du terme, au fil de l’échange qui se construit entre les vivants et les morts.

Brigitte Rémer, le 27 mars 2024

© Christophe Raynaud De Lage

Avec : Nadine Berland, La dame aux rats – Maël Besnard, Borgheim – David Clavel, Alfred – Constance Larrieu, Asta – Murielle Martinelli, Eyolf – Sophie Rodrigues, Rita. Lumières Rodolphe Martin – son Jean de Almeida – collaboration à la scénographie Margot Clavières – direction technique André Néri – régie générale Marion Pauvarel – administration et diffusion En votre compagnie

Du 8 au 16 mars 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets Centre Dramatique National du Val-de-Marne, 1 rue Raspail. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : 21 mars 2024, L’Archipel, Scène de territoire de Fouesnant – du 9 au 11 avril – Le Quai – CDN d’Angers

Kids

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène François Ha Van, compagnie Le Vélo Voléau Théâtre La Piccola Scala / Paris.

© Nathanne Le Corre

On descend au deuxième sous-sol de la Scala pour rejoindre les Kids, comme si on descendait se cacher dans les abris avec eux. La petite salle ressemble à une cave et les huit orphelins de guerre qui composent la bande se confondent avec le public. On les repère, dans l’ombre, quand ils craquent une allumette, éclairant leur visage.

Nous sommes en Bosnie-Herzégovine, le 29 février 1996. Après quatre ans de guerre c’est la fin du siège de Sarajevo. Restent, dans une ville détruite, cadavres et orphelins. Les Kids sont une bande d’orphelins de toutes origines ethniques qui se serrent les coudes pour réinventer la vie. Ils sont huit et nous font face, spontanés, fatigués, affamés, mal attifés, débordant d’énergie, d’espoirs et de désespoirs. « Je me suis souvenue » dit l’une, égrenant la liste des absents ; « Moi je caille pire que du lait » enchaîne l’autre, grelotant ; « Réjouissons-nous, on est vivants ! » lance une troisième. Ils font la manche, s’engueulent, s’empoignent, font des concours de mauvais anglais, chantent et dansent, entre deux crises de détresse. Ils ont la fureur de vivre.

© Nathanne Le Corre

Il y a Nada, l’invisible, secrètement amoureuse de Sead, talentueuse dans l’art de faire les poches et de rapporter des trésors à tous (Montaine Fregeai) ; Refka et son incessante envie de faire pipi, collectionneuse de cailloux blancs (Manon Preterre) ;  Bosko le serbe (Axel Godard) et son amoureuse la musulmane Admira (Lara Melchiori), tous deux ne rêvent que de partir ; Amar le musicien et dernier arrivé (Nathan Dugray) ; Stipan un peu caïd avec ses aspirations de couteau et de pistolet (Sylvain le Ferrec) ; son frère, Josip, mongolien, toujours à ses basques et obsédé par les I love you qu’il lui lance toutes les trois minutes (Hoël Le Corre), elle tient aussi le rôle de Narratrice ; Sead le leader, inconsolable  depuis la mort de sa petite sœur, tuée (Yann Guchereau). « Elle chante dans ma tête… Sedika, je pense à toi Little sister. Je te regarde du haut de ma colline. » Ils ont entre treize et dix-huit ans, les parents sont morts, les familles se sont disloquées. On les suit dans leurs modes de survie, leurs empoignades, leur sauvagerie, leurs projets. Ils montent un spectacle et vont le jouer devant le Parlement, pour les occidentaux. « Ce soir, pour notre Parade, j’aurai un flingue ! » dit Stipan.

© Nathanne Le Corre

Quand ils remontent le temps on les voit dans une salle de classe, à l’orphelinat avec d’autres Kids, morts ou disparus depuis. Leurs vêtements sont moins usés que maintenant. Amar, guitare en bandoulière, se joint à eux. Sead raconte : « Cette nuit à la cave j’ai lu sur les rêves, un truc, pendant que vous dormiez » et il sort L’Idiot, dont il lit un passage : « On fait parfois des rêves étranges, dont au réveil on garde un souvenir très net. Pourquoi une fois rentré tout-à-fait dans la réalité, sent-on presque chaque fois, et parfois avec une force extraordinaire, qu’avec le rêve on abandonne quelque chose qui demeure une énigme ? » Bosko et Admira répètent leur numéro pour le soir, fastidieusement, transformant la rose en crocus, « J’ai une rose dans les cheveux… Prends-la si tu veux » qui devient « J’ai un crocus dans les cheveux… Prends-le si tu veux…»

Et l’on remonte le temps, plus encore en arrière, avec le début du siège et les premiers bombardements auxquels on assiste, la fin du couvre-feu, un obus sur l’orphelinat. Sead, perché, ressemble à un albatros surveillant sa nichée. Tout le monde est à l’abri. Stipan avait neuf ans et devient narrateur, accompagné de phrases musicales. La scène se recouvre d’une bâche et de gravats. Rejka, fille de Hana et Mustafa, y rencontre, près des ruines, le fantôme d’Ekrem, ami de ses parents, accompagné de son fils, qui connaissait sa sœur et l’appelait Petite Fleur. Sead joue au chef et giffle Nada, juste pour rien, Josip colle à son frère. L’alternance entre present perfect et présent mène la troupe à faire cercle. Assis sur le parvis, devant le Parlement. Amar chante, les autres dansent. « On est lyriques » disent-ils.

© Nathanne Le Corre

Stipan n’est pas vraiment de la partie. Surexcité, il va-et-vient autour d’eux, court et joue avec son flingue. « Je cours plus vite qu’un léopard dopé. Les snipers je les rendrai marteaux » se vante-t-il. On encourage Josip à rattraper son frère. Arrivé à son niveau, il lui arrache le révolver, fait face aux Kids, sourit et le porte à sa tempe. « Une détonation. Josip s’écroule. » Stipan n’y croit pas et tous se précipitent. « J’ai tiré des tas de fois. Il était pas chargé. » Ils forment un cortège et le hissent, posent son corps sur l’herbe grise, dans le terrain vague jouxtant le Parlement et un hôtel de luxe qui a brûlé, recouvert de croix et de pierres blanches. Stipan lui prodigue les gestes de tendresse qu’il n’a jamais su prodiguer. Sead accompagné de Nada part chercher une pelle pour le recouvrir de terre. Bosko et Admira prennent la route, « Ça sera plus pareil sans vous » lancent-ils.

Les textes de Fabrice Melquiot offrent une parole forte et sensible. C’est aujourd’hui l’un des plus grands auteurs dramatiques, et il avait reçu en 2008, le Prix Théâtre de l’Académie Française pour l’ensemble de son oeuvre. Il a ensuite dirigé le théâtre Am Stram Gram de Genève, Centre international de création et de ressources pour l’enfance et la jeunesse, de 2012 à 2021. Kids est une pièce magnifiquement écrite où le langage familier et l’argot se mêlent à la prose poétique, sa marque de fabrique. Il a travaillé sur le conflit yougoslave – qui s’est déroulé entre 1991 et 1995 – et a écrit cette pièce ainsi que Le Diable en partage lors de ses différents séjours dans les Balkans, entre 1998 et 2000. Derrière la guerre, il rend hommage à la vie, sa palette est ample et passe par toutes les couleurs allant du jeu d’enfants au drame et du simulacre au réel.

Les acteurs, sous la direction de François Ha Van, metteur en scène, servent ce texte choral avec précision et talent tout en gardant de la spontanéité. Les enchainements entre les répliques et les reprises composent un geste musical léger et tout est comme chorégraphié dans le petit espace de la Piccola Scala utilisé de façon judicieuse et inventive. De l’énergie circule, chaque acteur met en lumière le caractère de son personnage, sans aucune caricature, il y a de l’humanité et de la tendresse, de l’humour parfois, malgré le drame de la guerre et la rudesse d’une meute de jeunes, hors sol et impatients de vivre.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2024

Avec : Nathan Dugray, Montaine Frégeai, Axel Godard, Yann Guchereau, Hoël Le Corre, Sylvain le Ferrec, Julie Bulourde en alternance avec Lara Melchiori, Manon Preterre

Du 1er mars au 6 avril 2024, vendredi et samedi à 19h30, dimanche à 17h30, relâche les 3, 8, 9, 10 et 17 mars à La Piccola Scala, Théâtre La Scala, 13 Bd de Stransbourg. 75010 – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.com

Les Bonnes

Texte Jean Genet – mise en scène Mathieu Touzé – avec Yuming Hey, Élizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet, au Théâtre 14.

© Christophe Raynaud de Lage

Le décor est assez funéraire, sorte de blanc glacé et ployant sous les fleurs comme le veut Genet, son dénivelé en traduit d’emblée la hiérarchie sociale et l’enfermement. Claire, voilée, monte sur scène (Stéphanie Pasquet) et se dévoile face à la coiffeuse, dans le rôle simulé de Madame. Elle se pomponne tandis que Solange, sa sœur ainée (Élizabeth Mazev) tient le rôle de servante. On entre dans la simulation et le mimodrame, le jeu dans le jeu qui traverse la pièce dans laquelle les rôles s’inversent en permanence. Dans la réalité, les deux soeurs ont même statut social, celui de domestique, elles retiennent et accumulent leurs griefs à l’égard de leur maîtresse avec qui elles entretiennent des rapports complexes, entre attirance et rejet, et se jettent à la figure une certaine dose de leur haine réciproque, du mépris qu’elles alimentent à l’égard de la classe sociale qui n’est pas la leur et de leurs jalousies. La pièce repose sur ce jeu en double miroir, plus pervers qu’innocent où, à tour de rôle, elles se glissent dans la peau de Madame et se prennent mutuellement pour exutoire, brouillant un peu plus de leurs identités.

© Christophe Raynaud de Lage

Jeu innocent d’autant moins quand le téléphone sonne, annonçant la remise en liberté provisoire de Monsieur, dont elles sont à l’origine de la garde à vue, par une lettre de dénonciation envoyée à la police, qui a mené à son arrestation ; d’autant moins qu’elles ne se précipitent pas pour le faire savoir à Madame, à son retour, de peur d’être démasquées et répudiées, de perdre leur statut de servantes, malgré tout protégées. « Elle, elle nous aime. Elle est bonne. Madame est bonne ! – selon le jeu de mots de Genet – Madame nous adore. » Quelques petits moments de complicité, d’autres de tendresse entre elles, réels ou joués, apportent quelques respirations, ainsi quand elles donnent du rythme par la chanson désenchantée de Mylène Farmer, Tout est chaos.

Quand la sonnerie du réveil retentit, Claire quitte la robe de velours écarlate empruntée à la garde-robe de Madame et dans laquelle elle habitait son rôle, le rituel prend fin, ébréché par les moments de désespoir et par la future mise en acte de l’assassinat de Madame, en vue d’éloigner tous soupçons. « Dans son tilleul. Dix cachets de Gardénal… »

© Christophe Raynaud de Lage

Et elle, Madame, arrive, en grande excentrique (Yuming Hey) immense chapeau, gestes maniérés, somptueuse en son chagrin expressionniste compte tenu de l’absence de Monsieur. Elle distribue à Claire et à Solange quelques robes puisées dans son armoire. « Vous êtes un peu mes filles. Avec vous la vie sera moins triste. Nous partirons pour la campagne. Vous aurez les fleurs du jardin. » Et elle finit par détester ces fleurs qui la dévorent, renforçant le côté mortuaire de la mise en abyme, son catafalque avant l’heure. Le tilleul se prépare. Le tilleul est servi. Claire et Solange se trahissent et sont acculées à parler du coup de fil de Monsieur, annonçant sa libération. Madame bondit, se prépare et s’en va, sans même prendre son tilleul malgré l’insistance de Solange et de Claire. Elle remarque toutefois les légers déplacements des objets de la maison : le récepteur décroché, la poudre sur la coiffeuse, le réveil et la clé du secrétaire qui ont changé de place. Un moment elles envisagent de s’enfuir, sentant que leurs plans maléfiques pourraient être démasqués, mais n’ayant nulle part où aller, se ravisent. Elles commencent leur dernier jeu de rôle et cérémonial, être Madame à tour de rôle, dans une extraordinaire tension dramatique où Solange, dans sa diatribe  fortement poétique, met en scène les funérailles de sa maîtresse et les leurs, dans une grande excitation et jusqu’au délire, « Cela ma petite, c’est notre nuit à nous » prophétise-t-elle. Mais Claire ne sort plus du jeu et dans la parfaite imitation de Madame, boit le tilleul. « Et tu l’as servi dans le service le plus riche, le plus précieux » prend-elle la peine de remarquer. Le simulacre est à son comble et la mort est là.

© Christophe Raynaud de Lage

Louis Jouvet met en scène Les Bonnes en 1947, année de sa publication et première pièce de Jean Genet, la plus montée au théâtre. Subversive, comme toutes ses autres pièces – Les Paravents, le Balcon –  l’oeuvre prend racine dans l’univers carcéral que Genet a connu dans sa jeunesse, son imaginaire et sa poésie s’envolant de l’autre côté du mur d’enceinte. Le texte est précédé de Comment jouer Les Bonnes où l’auteur donne des directives : « Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif… Les actrices retiendront donc leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé… Madame, il ne faut pas l’outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu’à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle… Le décor, il s’agit, simplement, de la chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et un peu bourgeoise. »

Mathieu Touzé, co-directeur du Théâtre 14 s’est emparé du texte de Genet, tragique et violent, probablement inspiré du meurtre des sœurs Papin, un fait divers qui avait défrayé la chronique en 1933. Le duo Élizabeth Mazev/Stéphanie Pasquet, Claire/Solange, fonctionne dans toutes les nuances de la palette nécessaire à l’expression des jeux de rôle et des rapports de domination, dans la préméditation monstrueuse de leur vengeance sourde. Madame, interprétée par l’acteur Yuming Hey arrive comme une tornade dans un jeu très extérieur, entre la maîtresse-femme plutôt arrogante et intolérante, un peu invertébrée dans son amour transi envers son amant momentanément indisponible. La pièce est flamboyante en soi, surjouer le rôle n’est pas nécessaire et casse l’aspect ritualisé du texte où dans son unité de temps, de lieu et d’action se mettent en place les gestes infernaux d’une mise à mort.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2024

Avec : Yuming Hey Madame – Élizabeth Mazev, Solange – Stéphanie Pasquet, Claire. Scénographie et costumes Mathieu Touzé – lumière Renaud Lagier – régisseur général Jean-Marc L’Hostis – régie Stéphane Fritsch – assistante à la mise en scène Hélène Thil – Les Bonnes est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 23 mars 2024, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h. Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – site : www.theatre14.fr

L’Enfant brûlé

Librement adapté du roman de Stig Dagerman, traduction Élisabeth Backlund – mise en scène Noëmie Ksicova, compagnie Ex-Oblique – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe /Ateliers Berthier.

© Jean-Louis Fernandez

On entre dans l’histoire par les mots tendres qu’un jeune garçon dit à sa mère. Le spectateur est dans le noir : « Reste auprès de moi » implore-t-il. Quand on fait le pont avec le titre de la pièce, L’Enfant brûlé annonciateur de violence et avec la vie de Stig Dagerman, abandonné par sa mère peu après sa naissance, on est dès le départ comme tétanisé.

Stig Dagerman (1923-1954) est le chef de file de la jeune littérature suédoise des années quarante. Son œuvre, courte de fait et engagée, touche à la difficulté d’être au monde et n’a de cesse de dénoncer le politique et les injustices sociales. Auteur de grands textes dont des romans – Le Serpent en 1945, L’Île des condamnés en 1946, L’Enfant brûlé en 1948 son avant-dernier, publié en France en 1956 – des poésies et des nouvelles ; des pièces de théâtre, avec Le Condamné à mort, en 1947 ; des essais dont Notre besoin de consolation est impossible à rassasier en 1952, texte dense qui compte une vingtaine de pages, écrit deux ans avant qu’il ne mette fin à ses jours. Son style est grave et percutant. « Il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites… »

© Jean-Louis Fernandez

Quand la lumière s’allume on se trouve dans la maison de Knut (Vincent Dissez), qui depuis peu se retrouve seul avec son fils, Bengt (Théo Oliveira Machado) aux portes de l’âge adulte. Alma, la mère, est morte peu avant. Le poids de l’absence est terrible, Bengt n’accepte pas son départ et vit avec tous les signes de sa présence : le foulard qu’elle portait, véritable objet-fétiche, sa photo toujours à proximité, la pendule arrêtée à l’heure de sa mort et toutes les traces qu’il cultive dans la maison. « Elle riait tout le temps » se souvient-il. Dès la première scène, père et fils s’affrontent et Bengt provoque son père qui finit par lui jeter au visage : « Alma est morte pour toute la vie ! » Il neige à la fenêtre à croisée, Bengt, enfermé en lui-même est comme un prisonnier.

Le spectacle est un huis-clos entre le père, prêt à refaire sa vie, le fils désorienté, en souffrance et rébellion, et un chien que Knut apporte un jour à la maison pour faire diversion et que Bengt prend tout de suite en grippe (le chien Mésa). Dans le quotidien auquel ils font face, Bengt défie son père en permanence, d’autant que Knut essaie de reconstruire sa vie. Son fils le traque pour vérifier ce qu’il pressentait avant même la mort de sa mère, son père a une liaison. On entre dans la sphère du privé et le fils déverse ce qu’il a sur le cœur avec une rare violence. Il ne supporte plus rien et plus rien ne l’anime si ce n’est le souvenir. « Je ne sais pas faire sans maman… » lâche-t-il. Sa petite amie, Bérit (Lumîr Brabant) est souvent laissée pour compte même si elle s’attache patiemment à alléger le fardeau. Aveuglé par le chagrin, Bengt ne se maitrise plus et l’agresse, comme un enfant capricieux. Et la coupe déborde quand son père lui annonce qu’il va inviter Gun, son amie, à la maison (Cécile Péricone). Le dîner de présentation est un fiasco, Bengt dispose les photos de sa mère sur la table et fait œuvre de sabotage. Il allume des bougies comme il le fera à plusieurs reprises au cours du spectacle, Enfant brûlé dit le titre, au sens propre comme au figuré. Gun porte une robe de velours rouge que lui a offerte Knut et qui ressemble étrangement à celle d’Alma. Blessé, le garçon le prend pour une provocation.

© Jean-Louis Fernandez

La scénographie (d’Anouk Dell’Aiera, éclairée des lumières de Nathalie Perrier) permet d’entrer dans l’intimité de la famille avec subtilité. Elle nous place au cœur de la pièce de vie avec table en formica de l’époque ; côté cour la chambre de Bengt ; au centre et face à nous celle des parents, derrière un tulle ; côté jardin l’entrée de la maison en chicane, par où le père va et vient. Un bout de nature entoure la maison. Dans la seconde partie du spectacle on change de décor et on se transporte en deux temps trois mouvements sur une île pour quelques vacances où la famille se regroupe autour de la piscine dans laquelle chacun plonge, tour à tour. Contrairement à l’amplification du son dans la maison, au bord de la piscine les voix sont naturelles, traduisant davantage d’intimité. Là, les langues se délient un peu plus, on fait des tours de magie. Les relations se troublent et Bengt enfreint toutes les règles. Gun s’occupe de le charmer et tous deux se rapprochent dangereusement. La tension dramatique monte, on a l’impression d’être au cœur d’un polar dans lequel la figure centrale, prête à tout, est hors de contrôle. On le comprend d’autant quand on le voit contraindre Bérit avec brutalité à un rapport sexuel ou qu’il revient avec la laisse du chien, vide. Les personnages se tournent autour en une danse des morts plutôt que des vivants.

Quand le père comprend que Bendt a détourné son amoureuse, il rentre ivre et défait. Son fils le déshabille et le couche. Un an après la mort de sa mère, jour pour jour et à l’heure h, Bengt se coupe les veines du poignet. Il est hospitalisé, on le recoud. La reconstruction du père a échoué et Bengt se perd dans son chagrin. Une nouvelle fois tout est détruit dans cette maison. La fin marque l’image d’une piéta, Bengt posant sa tête sur les genoux de Gun, aussi perdue que tous. Le téléphone sonne dans le vide, on reste en suspension. Dernier plan sur l’embrasure de la porte entrebâillée et le seuil de la maison, image symbolique de l’entre deux, l’avant et l’après, l’en deçà et l’au-delà, comme un plan de cinéma.

« Je conçois le plateau comme un espace de questionnement mais aussi de consolation et de réparation » dit Noëmie Ksicova, metteure en scène, qui s’est emparée du texte de Stig Dagerman en le ré-écrivant à sa manière. Elle sert un langage théâtral qu’elle travaille dans une sorte d’économie et de minimalisme. Son adaptation a été lauréate de l’Aide à la création de textes dramatiques Artcena. Avec sa compagnie Ex-Oblique, elle a créé en 2017 Rapture inspiré de Marguerite Duras, sur la mémoire ; en 2020, Loss, sur la question du deuil et en 2023 Saturne avec la Compagnie de l’Oiseau-Mouche. Entrecoupé de lourds silences et d’instants musicaux, L’Enfant brûlé parle de la perte et de la trace. La noirceur du personnage distille ici une atmosphère lourde où le temps se suspend.

© Jean-Louis Fernandez

Le spectacle est rythmé par les lettres de Bengt, qui, de froid et distant, vulnérable et imprévisible, laisse passer ses émotions. Ces lettres entrecoupent la narration, structurent le roman et construisent sa rythmique, de même que celle du spectacle. Bengt s’adresse des lettres à lui-même, où il s’épanche sur ses fantasmes de pureté, sa mère le lui avait conseillé quand ça n’allait pas fort. Il les écrit et se les lit, au gré de son inspiration et de ses pulsions. Il lit aussi celle qu’il écrit à Bérit et celle qui ne sont adressées à personne. Ces petits gestes du quotidien composent ici le langage théâtral basé sur le temps long, le silence et les petites choses de la vie, non spectaculaires. Bengt dans son rôle (Théo Oliveira Machado) en est un brillant passeur de la violence, effrayante et souvent contenue, et tous les acteurs portent le texte et la situation avec intensité. « Tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune… » écrivait Stig Dagerman en quête de consolation…

Brigitte Rémer, le 15 mars 2024

© Jean-Louis Fernandez

Avec : Lumîr Brabant, Bérit – Vincent Dissez, Knut – Théo Oliveira Machado, Bengt – Cécile Péricone, Gun – le chien Mésa – les voix de Sébastien Éveno, Noëmie Ksicova, Léos. Scénographie Anouk Dell’Aiera – création lumières Nathalie Perrier – composition musicale, création sonore, Bruno Maman – costumes Caroline Tavernier – dramaturgie Aurélien Patouillard – dressage, accompagnatrice du chien Victorine Reinewald. Le roman, L’Enfant brûlé, est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 17 mars, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe /Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – www.theatre-odeon.fr

Splendeurs et Misères

D’après Les Illusions perdues d’Honoré de Balzac – création dirigée par Paul Platel, Théâtre des Évadés – au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Fabrice Robin.

C’est bien difficile d’écrire sur Les Illusions perdues quand une autre mise en scène vous reste en tête, en l’occurrence celle de Pauline Bayle que nous avions évoquée dans un article du 26 septembre 2021 et qui avait obtenu le Grand Prix du Syndicat de la critique pour le meilleur spectacle théâtral de l’année 2021. C’est comme une chanson, ça ne vous quitte pas.

Donc, reprenons… L’action se passe à Angoulême où le jeune Lucien de Rubempré né Chardon, rêve de gloire littéraire après avoir écrit quelques sonnets. Dans son environnement provincial où très tôt il s’ennuie, il y a David Séchard un ami proche depuis l’école, qui l’aidera financièrement malgré ses difficultés budgétaires après le rachat trois fois son prix de l’imprimerie paternelle, et qui épousera Ève, sa sœur. Tous deux lui sont proches et croient en son talent.

© Fabrice Robin.

Le beau et fringant Lucien de Rubempré (Gaétan Poubangui) décide alors de monter à Paris, prêt à en découdre, car plein d’ambition. Il est accompagné de sa protectrice, Louise de Bargeton (Marianne Giropoulos) qui a de la famille dans la haute société de la capitale en la personne de la marquise d’Espard (Manon Xardel). À peine arrivé à Paris il est regardé de très haut par le cercle des aristocrates, lui, le roturier. La soirée à l’Opéra le montre dans sa maladresse, en dépit de ses efforts et malgré son beau costume loué dans lequel il a quand même fière allure. Il peine à gommer ses origines et Mme de Bargeton le laisse très vite tomber craignant pour sa réputation, car les ragots sur les origines de son protégé vont bon train : son véritable nom est en effet Chardon, quoi de plus ordinaire et il est fils de pharmacien, de Rubempré n’étant que le nom d’emprunt à sa mère. Âprement moqué, Lucien se réfugie dans une mansarde et se met à écrire un roman. Avec un certain orgueil il croit en ses forces et en son talent.

Chez Balzac, Lucien de Rubempré est le personnage principal des Illusions perdues, publié en trois parties entre 1837 et 1843, et celui de Splendeurs et misères des courtisanes, publié entre 1838 et 1847, mais il est évoqué tout au long de La Comédie humaine, qui compte plus de quatre-vingt-dix ouvrages et représente une véritable radiographie de la société de l’époque. Dans Illusions perdues, à la source du spectacle, Balzac conte l’histoire de l’ascension et de la chute de Lucien de Rubempré et nous propose de le suivre à travers déceptions et désillusions dans son apprentissage du monde et des bonnes manières, dans sa recherche de moyens de survie dont la découverte du journalisme et de l’édition, dans son observation naïve et décalée des intrigues, des cercles fermés et du monde du jeu, dans sa volonté sans limite de reconnaissance littéraire.

© Fabrice Robin.

De Rubempré pénètre ces cercles d’édition et du journalisme, d’après Balzac tous plus ou moins plongés dans des affaires de corruption, et tente d’y faire ses armes. Il a pourtant reçu une mise en garde du journaliste Etienne Lousteau (Nicolas Katsiapis) mais ne l’entend pas : « Vous vous mêlerez à d’horribles luttes…Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte… Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. » Le jeune poète tente d’être publié chez Dauriat, propriétaire de revue et éditeur à la mode, tenant une librairie près du Palais-Royal. Ce dernier refuse d’abord ses textes, puis les accepte au moment où Lucien monte dans la hiérarchie et accède au statut de critique, travaillant pour différents journaux. Pris à son propre piège, à son tour il renie ses valeurs et entre dans les compromissions ; il s’y brûle les ailes. L’article au vitriol qu’il fait paraître sur Raoul Nathan (Willy Maupeti), un des auteurs de l’écurie Dauriat avec qui il règle ses comptes, met le feu aux poudres. Sa chute en sera d’autant plus douloureuse. « Changes-tu le fond de mes articles ? » demande-t-il à un moment à Andoche Finot, le directeur du journal (Jason Marcelin-Gabriel).

© Fabrice Robin.

Dans la première partie du spectacle, on suit la migration de Lucien de Rubempré, d’Angoulême à Paris puis sa solitude inspirée, dans la capitale. Il met en place un système de défense pour pénétrer les milieux littéraires et les persuader de son talent, leur faire connaître ses travaux d’écriture, prendre sa revanche avec l’aristocratie parisienne. La scénographie illustre bien le clivage des classes sociales, du plus bas au plus haut par un jeu de praticables de différents niveaux, mobiles, manipulés par les comédiens pour construire et signifier divers espaces dont la salle de presse où s’affichent les journaux ; le choix des costumes appelle les années 80 (scénographie et costumes, Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel). Il y a la mobylette et les couleurs d’Angoulême, la ville natale de Lucien et les gens qui lui sont chers, l’opéra derrière le rideau rouge, l’ambitieux poète, au café, entouré de quelques étudiants, essayant au téléphone de contacter les éditeurs et de présenter ses écrits. Gaétan Poubangui interprétant Lucien de Rubempré – qui a déjà travaillé sous la direction de Paul Platel dans ses deux précédents spectacles – habite finement le personnage. Les lumières traduisent des atmosphères qui nous transportent aussi d’un endroit à l’autre avec des jeux d’ombre sur les murs et des pleins feux sur la corruption, (création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca).

© Fabrice Robin.

Il y a des moments de narration extraits du roman portés par différents acteurs, qui se superposent au langage de la vie quotidienne parisienne et de la débrouille, à celui du trafic littéraire et de la corruption. Le second temps du spectacle – qui s’étire, et où l’anti-héros de Rubempré, disparaît un peu trop au profit des circonvolutions des cercles d’éditeurs et caprices du journalisme – met en exergue ce chantage entre la presse et les milieux éditoriaux ; intimidation et menaces ainsi que cabales savamment orchestrées finiront par le broyer. Il y a Coralie, l’actrice interprétant Ruy Blas qui s’est donnée au plus offrant et qui se fait huer sur scène. En contrepoint, Lucien trouve un peu de camaraderie parmi les gens du Cénacle dans lequel il est admis et qui se réunissent au Louvre, cénacle composé d’intellectuels et d’artistes dont Daniel d’Arthez, écrivain sans le sou avec qui il sympathise. Le spectacle montre les étapes d’un début d’ascension puis d’un écroulement dans lequel chaque acteur tient plusieurs rôles. On s’y perd donc un peu vu la richesse du texte de Balzac. Le burlesque voulu a du mal à prendre et frôle par moments la caricature dans la représentation du milieu journalistique et éditorial, la dérision étant dans le texte, inutile de surligner ou alors il y faut plus de maitrise. On a beau chercher pour référence les caricaturistes du XIXème siècle qui fleurissaient grâce aux avancées techniques de l’imprimerie, l’enthousiasme de la troupe qui déborde un peu trop, apporte plutôt un côté foutraque.

Paul Platel a créé le Théâtre des Évadés en 2018 et présenté deux spectacles en 2021 et 2022 : Je me souviens, fresque sociale d’un village menacé par la disparition (cf. notre article du 15 juillet 2022) et Pardon Abel – l’histoire de deux frères aux parcours et sensibilités différentes, il en signait les textes ainsi que les mises en scène. Adapter Balzac est ambitieux la matière est plus que dense et mène donc à certaines simplifications, d’un niveau de langage à l’autre. Le spectacle a de bons moments et fonctionne avec fluidité en son premier tiers, il s’alourdit ensuite quand le texte devient démonstratif et que la rigueur du jeu se perd.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2024

Avec : Marianne Giropoulos, Nicolas Katsiapis, Jason Marcelin-Gabriel, Willy Maupetit, Gaétan Poubangui, Manon Xardel – collaboratrice artistique Laure Sauret – création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca – musique Tom Ouzeau – scénographie et costumes Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel.

22 février au 10 mars 2024, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30 au Théâtre de l’Épée de bois / Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris. Tél. : 01 48 08 39 74 – site : www.epeedebois.com