Archives de catégorie : Arts de la scène

The Hidden Force/ La Force cachée

© Jan Versweyveld

De Stille Kracht, texte Louis Couperus – mise en scène Ivo Van Hove –  Internationaal Theater Amsterdam – en néerlandais soustitré en français – Théâtre de la Ville hors les murs/ Grande Halle de La Villette.

Un dispositif majestueux, immense plancher carré, parquet de bois, et un espace presque nu, mis à part quelques éléments comme un ou deux fauteuils çà et là, une table au loin, un piano à queue, une chaise-bureau ; un immense écran sur trois faces qui au début plante le décor, en encerclant les acteurs du ressac de la mer. Les pluies de mousson et la lourdeur tropicale ponctuent ce temps colonial  du début du XXème, à Labuwangi, sur l’île de Java. Côté cour sont alignés quatre grands portants d’instruments de musique traditionnelle, faits de lamelles de bois verticales qu’un musicien fait délicatement chanter –  le compositeur Harry de Wit, qui, au long du spectacle, mêle musique enregistrée, bruits de la nature, piano et percussions orientales -.

Otto van Oudijck, Résident hollandais, c’est-à-dire Gouverneur, gère attentivement les affaires de l’Île et s’affaire sur sa chaise-bureau devant laquelle il s’agenouille pour travailler (Gijs Scholten van Aschat). Il remplit sa mission en apportant la prospérité à la population locale et ses journées sont dédiées au travail. Autour de lui sa famille prend des libertés, bientôt se désagrège et se délite, mais il ne le voit pas : Léonie sa femme, légère et sûre d’elle, (Halina Reijn) entretient une liaison avec le beau-fils, Théo, (Jip van Den Dool) qui tente d’échapper à l’influence de son père, puis avec Addy le fiancé sang mêlé, (Mingus Dagelet) de sa belle-fille, Doddy (Eva Heijnen). Les indigènes s’affairent, serviteurs de tous les instants qui donnent le côté chromo à ce paysage exotique. Otto ne sent pas davantage monter la révolte, il croit avoir les clés et connaître les codes culturels de ce pays aux croyances ancestrales. Petit à petit l’ambiance s’alourdit dans la chaleur et l’humidité, et conduit au magique et au fantastique. L’inauguration du puits doit calmer les esprits. L’intrigue bascule quand le nouveau Régent, le prince Soenario, succède à son père et couvre les frasques du régent de Ngadjiwa, son frère, qui investit les salaires des fonctionnaires dans le jeu (Barry Emond). Otto van Oudijck le chasse malgré les supplications de la mère du Prince, hiératique et suppliante. La malédiction proférée met en place une révolte qu’on ne peut arrêter. Les forces des ténèbres entrent en action et conduisent à la chute du Gouverneur. Il perd femme, enfants – après en être venu aux mains avec son fils – pouvoir et réputation. La dernière image le montre seul et défait, démis de ses fonctions, vêtu de manière locale et comme perdu, au bas de l’échelle sociale.

À travers son portrait c’est la fin visionnaire de la colonisation hollandaise qui est annoncée. Petit-fils d’un gouverneur général et connaissant bien les indes orientales néerlandaises – actuelle Indonésie – l’auteur, Louis Couperus (1863-1923) grand romancier néerlandais, écrit The Hidden Force après une visite sur l’Île, entre mars 1899 et janvier 1900, moment où la domination coloniale des Pays-Bas est à son apogée. Il écrit sur l’altérité et l’impossibilité de comprendre l’autre, montrant le fossé existant entre une société rationnelle et organisée, l’occidentale, et une société plus mystérieuse, dont les piliers sont la superstition, un certain mysticisme, le culte de la famille. L’auteur décrit deux mondes qui ne se comprennent pas et la lente déchéance du Gouverneur frappé par de mystérieux phénomènes, le chemin jusqu’à son  désaveu et sa disgrâce.

Ivo Van Hove, directeur du Toneelgroep Amsterdam depuis 2001, s’empare du propos et le met en images comme il l’a fait pour Visconti, Shakespeare, Sophocle, Miller et bien d’autres. Il connaît l’univers de Louis Couperus, dont il a mis en scène avec sa troupe, deux autres pièces : Les choses qui passent et Petites Âmes. Il dit de lui qu’il écrit « sans compromis ni verdict moral sur la sexualité, la violence et l’étiquette sociale. » Ivo Van Hove s’intéresse aux émotions humaines qu’il met en musique, texte et image avec des acteurs qu’il guide au plus juste. Il transcrit magnifiquement, avec Jan Versweyveld pour la scénographie et les lumières, l’effet ravageur du climat et le cycle de la nature. Le dispositif permet aux pluies de mousson de tomber sur le plateau, sur les acteurs et le musicien détrempés, ainsi que sur le piano, accompagnant la lente dégradation du destin d’un homme.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2019

Avec : Bart Bijnens, Si-Oudijck – Mingus Dagelet, Addy de Luce – Jip van Den Dool, Théo van Oudijck – Barry Emond, Soenario et Régent van Ngadjiwa – Eva Heijnen, Doddy van Oudijck – Halina Reijn, Léonie van Oudijck – Maria Kraakman, Eva Eldersma – Rob Malasch, serviteur – Chris Nietvelt, De Raden-Ajou Pangeran – Massimo Pesik, serviteur – Dewi Reijs, Derip – Michael Schnörr, serviteur – Gijs Scholten van Aschat, Otto van Oudijck – Leon Voorberg, Frans van Helderen. Adaptation et Dramaturgie, Peter van Kraaij – scénographie et lumières, Jan Versweyveld – musique, Harry de Wit – costumes, An D’Huys – chorégraphie, Koen Augustijnen.

Du 4 au 11 avril 2019 – Grande Halle de La Villette – métro : Porte de Pantin – Sites : lavillette.com et theatredelaville-paris.com – Tél : 01 40 03 75 75 et 01 42 74 22 77.

Les Sorcières de Salem

© Christophe Dessaigne – Trévillion Images

Texte Arthur Miller – version française du texte François Régnault, Julie Peigné, Christophe Lemaire – mise en scène et version scénique Emmanuel Demarcy-Mota – Théâtre de la Ville/ Espace Cardin

« Ce que nous savons, c’est qu’en chacun de nous il y a prise aussi bien pour Dieu que pour le Diable. Dans nos âmes, les routes du bien et celles du mal se coupent et se recoupent à l’infini » écrit en 1953 Arthur Miller, dans Les Sorcières de Salem/ The Crucible. Le ton est donné avec cette pièce qui se passe en 1692, à Salem, une ville puritaine du Massachusetts.

Une jeune femme amoureuse de John Proctor, Abigail, chez qui elle était servante et qui fut renvoyée, va jeter des sorts sur l’épouse, Elisabeth Proctor, pour se venger. Elle convoque quelques amies, Betty, Mary, Tituba, Anne, Mercy, Ruth, pour participer aux rituels nocturnes qu’elle organise, dans la forêt. Sur scène, derrière un rideau de tulle et de brume, les jeunes femmes en blanc « dansent comme des sorcières » et font des invocations aux esprits de la forêt. Les arbres s’agitent – sur images vidéo – et plient, inquiétants. Elles sont vues, nues et en transe. L’une d’elle peu après, Betty Parris, fille de pasteur, tombe dans des crises de catalepsie. Puis une seconde, Ruth Putnam. L’exorciste, Hale, est appelé. Abigail, nièce du Révérend Parris et qui vit chez lui est interrogée. Meneuse de la bande, elle échafaude toutes sortes de mensonges pour éviter les représailles. Les jeunes femmes tour à tour théâtralisent leurs bacchanales, se prétendant victimes de sorcellerie et vont de délations en fausses révélations. Puis elles se divisent, inventent, mentent et se déchirent, et tour à tour simulent la possession. Dans la contrée enfle la rumeur et monte l’idée du mal qui se propage, une femme dénonce la mort de ses enfants à la naissance, la communauté se déchaîne, quitte le monde du rationnel et s’accroche au surnaturel. On dit qu’Abigail volait, qu’elle et ses amies sont possédées. On y voit la marque du démon. « Toute la ville est devenue folle. Le monde est devenu fou. »

Dans un contexte onirique s’inscrit l’univers magique de la pièce qui envoie à la potence celles et ceux qu’on désigne comme possédés. Un grand procès est organisé au tribunal de Salem, au cours duquel toutes sont questionnées, et se contredisent. C’est l’inquisition et la suspicion pèse sur tout le monde. Le procureur de la Cour mène ses interrogatoires, Abigail dénonce lâchement, prétendant que certaines invoquent le diable et sont devenues son émissaire. C’est le cas de Tituba qui converse avec Satan, ou de Mary, ensorcelée, une poupée noire – comme elle, de peau noire – retrouvée, des aiguilles piquées dans le corps. Le diable est à Salem, la vindicte populaire gagne. Pour sauver sa femme, arrêtée, John Proctor révèle sa relation adultère avec Abigail qui espérait détourner John. On le condamne et lui demande d’avouer son allégeance au diable. Après des hésitations il se plie à la demande et avant son exécution, implore :  « Je vous ai donné mon âme, laissez-moi mon nom. »

C’est l’époque du Maccarthisme aux États-Unis, et Arthur Miller le dénonce, par sa pièce, présentée pour la première fois en 1953 sur la scène de Broadway. Il prend pour allégorie les procès en sorcellerie ayant réellement eu lieu en 1692 à Salem et vise le sénateur Joseph McCarthy qui entreprend la chasse aux communistes, aux politiques, aux intellectuels et aux artistes, les accusant d’activités anti-américaines. Tout devient soupçon et complot. Dans cette chasse aux sorcières, Arthur Miller (1915-2005) fut lui-même inquiété. On connaît l’auteur en France par sa pièce Mort d’un commis-voyageur qui obtint le Prix Pulitzer et le Drama critics’ circle Award, en 1949, mais au-delà, il a écrit de nombreuses pièces, romans, nouvelles et scénarios (dont The Misfits/Les Désaxés réalisé par John Huston et joué par Marylin Monroe qui fut sa seconde épouse). Pour Les Sorcières de Salem il a travaillé dans les archives américaines, observant les mécanismes qui permettent de monter une communauté contre l’autre.

Chez Miller, la forêt est dense et le texte touffu, le vrai et le faux se mêlent avec intensité, on ne sait plus et on reste flottants. La mise en scène d’Emmanuel Demarcy Mota – directeur du Théâtre de la Ville et qui a constitué autour de lui une véritable troupe – toutes et tous les acteurs sont à saluer – metteur en scène d’un répertoire éclectique (Pirandello, Horvath, Brecht, Camus, Balzac etc.) – matérialise le propos par son enveloppe scénographique et de lumières judicieuses autant que par la direction d’acteurs. Il donne du relief à l’aveuglement collectif et à l’intolérance, traite de vengeance et de trahison et fait osciller le spectateur entre l’innocence et la culpabilité des personnages. De la fin du XVIIème au contexte et débats d’aujourd’hui il n’y a qu’un pas sur la thèse du complot qui revient aujourd’hui en leitmotiv et en boomerang, et va-et-vient comme une rumeur.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2019

Avec : Élodie Bouchez, Abigail – Serge Maggiani, John Proctor – Sarah Karbasnikoff, Élisabeth Proctor – Philippe Demarle, Hale – Iauris Casanova, Danforth – Jackee Toto, Hathorne – Stéphane Krähenbühl, Thomas Putnam Cheever – Sandra Faure, Anne Putnam – Gérald Maillet, Parris – Lucie Gallo, Betty Parris – Marie-France Alvarez, Tituba – Éléonore Lenne, Mercy Lewis – Grace Seri, Mary Warren. Assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – 2e assistante à la mise en scène Julie Peigné – scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy Mota – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – costumes Fanny Brouste – musique Arman Méliès – création sonore Flavien Gaudon – création vidéo Mike Guermyet – maquillage Catherine NicoLas – accessoires Christophe Cornut – conseiller artistique François Regnault.

Du 26 Mars au 19 avril 2019 à 20h, dim. 7 mars à 16 h, relâche dimanches 31 mars et 14 avril, lundi 1er et 8 avril – Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – Tél : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com

 

Place des Héros

© Dmitrijus Matvejevas

Texte Thomas Bernhard – traduction Ruta Jonynaite – mise en scène, scénographie et lumière Krystian Lupa – Les Gémeaux/scène nationale de Sceaux – spectacle en lituanien surtitré en français.

Krystian Lupa est hanté par Thomas Bernhard, il a monté nombre de ses pièces, dont, il y a deux ans, Déjeuner chez Wittgenstein et Des Arbres à abattre présentées en France. Place des héros, dernière pièce de l’auteur, écrite en mars 1988 peu avant sa disparition, a été créée au Théâtre National de Vilnius en 2015, présentée au Festival d’Avignon puis au Festival d’Automne en 2016. Elle vient d’être reprise exceptionnellement à Sceaux.

Né en 1931 et élevé à Salzbourg au temps du nazisme, Thomas Bernhard inscrit l’action dans un contexte de montée de la xénophobie et de l’antisémitisme à travers l’Europe. Réunis Place des Héros le 15 mars 1938, les Viennois acclament Hitler qui a envahi l’Autriche. La famille Schuster quitte le pays pour Oxford, puis rentre dix ans plus tard. Mais l’épouse du Professeur Josef Schuster, Hedwige, reste traumatisée par ce passé et obtient de son mari, quelque temps plus tard, de repartir à Oxford. La veille du départ, tous les cartons sont bouclés, le précieux piano du Professeur – grand mélomane dont la référence reste Glenn Gould – est déjà parti, il se suicide en se jetant par la fenêtre sous les yeux de la jeune servante, Herta. Avant même sa publication la pièce est pour l’Autriche une provocation, au moment où éclate l’affaire Kurt Waldheim, premier ministre élu malgré son passé nazi, qui tenta d’empêcher les représentations. Elle dénonce de manière frontale le fascisme et le mensonge.

Place des héros est écrite en trois scènes. La première se passe dans la grande lingerie de l’appartement des Schuster situé au troisième étage de la place des Héros, à Vienne. La maison est presque vidée, deux armoires aux portes entrouvertes sont au milieu d’une pièce déjà presque à l’abandon. Les cartons étiquetés Oxford dans un coin, Herta (Rasa Samuolytė ou Toma Vaškevičiūtė) hésite entre rester aux aguets, collée à la fenêtre, comme en état de sidération et nettoyer les chaussures destinées à Lukas Schuster, le fils, mission qui lui est assignée par la gouvernante Mme Zittel (Eglė Gabrėnaitė). Celle-ci, vie de travail et de jalousies, règle ses comptes en donnant les ordres, triant les costumes et repassant les chemises de l’absent selon la méthode qu’il lui a lui-même apprise, preuve à l’appui par une vidéo en noir et blanc projetée, images d’un Professeur méticuleux. Tous les thèmes sont passés en revue de manière récurrente et dessinent un portrait complexe du Professeur et du contexte familial. L’admiration des deux héroïnes de la poussière et du rangement se mâtine de l’ambivalence de leurs jugements qui passe notamment à la moulinette l’attitude de Madame Schuster – qui ne se rend plus à Oxford mais se voit contrainte de rejoindre son beau-frère le Professeur Robert Schuster à la campagne où il vit, à Neuhaus, – celle de ce beau-frère et des trois enfants Schuster. Mme Zittel parle aussi de ses propres problèmes et notamment des exigences de sa mère âgée de quatre-vingt-douze ans, placée dans un hospice de vieillards à Kritzendorf, « c’est notre père qui payait maintenant ça ne marche plus… » dira plus tard une des filles du Professeur, ce dernier qui d’ailleurs conseillait à la gouvernante de lui lire Tolstoï. Gouvernante et servante préparent la table ainsi que le repas qui suivra l’enterrement dans la salle à manger familiale. Les cloches sonnent, les notes stridentes d’un violon déchirent l’atmosphère.

La seconde scène nous projette dans le parc de Volksgarten tout près du Burgtheater, après l’enterrement du Professeur. Les deux filles des Schuster, Anna (Viktorija Kuodytė) et Olga (Eglė Mikulionytė) toutes deux professeures y attendent leur oncle, le Professeur Robert qui ne se presse pas, s’appuyant sur deux cannes. Elles admirent le jardin sous la brume, en parlant de la famille, des biens, des projets, de leur mère. Elles font le bilan au sujet de leur père et constatent : « Vienne il l’avait en haine mais à Oxford il n’aurait plus rien trouvé qui lui soit familier, à Oxford aussi tout a changé. » De leur mère elles disent : « Elle n’avait plus que la fabrique de vinaigre et la fabrique de Fez dans la tête… » et elles reconnaissent : « Si elle n’a pas le théâtre elle n’a rien » dit Olga, « c’est bien ce qu’il y a de pitoyable, au fond, notre mère a été anéantie par notre père » répond Anna. Et Olga d’enchaîner « Et notre père par elle. » Le Professeur Robert, bien différent de son frère (Valentinas Masalskis) compose avec le paysage politique. Il refuse de signer une pétition pour Neuhaus contre un projet de route qui doit traverser le jardin : « Moi je ne proteste pas. Moi je ne proteste contre rien. Moi je ne proteste plus contre rien. Toutes les protestations sont exclues à la fin de la vie. » Il ne s’est en fait jamais vraiment positionné : « Au Musikverein ça ne le gêne pas non plus qu’il n’y ait que des nazis aux concert. L’oncle Robert peut entendre Beethoven sans penser au Congrès de Nuremberg c’est ce qui était justement impossible à notre père… » On s’enfonce dans le drame et la montée dramatique s’amorce, autour du nationalisme et de l’antisémitisme. Une tombe se projette sur le mur, couverte d’inscriptions hébraïques. Le Professeur Robert médite sur la vieillesse. Un corbeau croasse.

La troisième scène a lieu dans la salle à manger familiale où la table est dressée. Nappe blanche pour déjeuner de deuil. Huit personnes font face au public et commencent à manger, au rythme du tic-tac de la pendule juste avant qu’elle ne s’emballe : les trois enfants Schuster dont le fils, Lukas, et son arrogance (Arūnas Sakalauskas) l’épouse du Professeur, une femme autoritaire et sèche (Doloresa Kazragytė ou Dalia Overaité), l’Oncle et quelques amis. La tension monte encore d’un cran autour d’Hedwige Schuster, mais au-delà de l’histoire familiale la grande Histoire s’affiche, en même temps que des images d’émeutes et d’incendie sur les trois murs de la boîte scénique. Le pays s’embrase et chavire dans la violence, une rumeur monte crescendo, qui vient de loin et emporte tout sur son passage jusqu’au paroxysme, une pierre lancée brise la fenêtre, image d’une force inouïe. « La clameur des masses montant de la Place des Héros enfle jusqu’à la limite du supportable » dit la didascalie et le Professeur Robert « Tout ça était en fait une idée absurde de revenir à Vienne… Mais le monde n’est fait que d’idées absurdes… » Mme Schuster s’écroule, le visage sur la table. Le chaos est à son comble.

La puissance de la mise en scène de Krystian Lupa donne tout son sens au texte et aux événements qu’il décrit, portée par le jeu des acteurs, d’une grande justesse. Le metteur en scène reconnaît dans son travail l’influence du dramaturge Tadeusz Kantor, a monté les textes de ses compatriotes polonais Witkiewicz et Gombrowicz ainsi que les auteurs russes, allemands ou autrichiens. Le scalpel de Thomas Bernhard lui convient, comme lui il opère avec précision à travers l’histoire collective. L’intelligence de la lecture et la finesse du travail avec les acteurs, la scénographie, les lumières et la musique y contribuent. Une remarquable bande son complète avec sensibilité les actions  (musique de Bogumil Misala). Tout dans ce spectacle, ébranle. Là le théâtre a du sens, dans sa manière de témoigner à vif de la montée du fascisme à travers un langage scénique très maitrisé et éblouissant.

Brigitte Rémer, le 3 avril 2019

Avec : Valentinas Masalskis (Robert Schuster), Viktorija Kuodytė (Anna), Eglė Mikulionytė (Olga), Arūnas Sakalauskas (Lukas), Eglė Gabrėnaitė (Mme Zittel), Rasa Samuolytė ou Toma Vaškevičiūtė (Herta), Doloresa Kazragytė ou Dalia Overaité (Hedwig), Vytautas Rumšas (Professeur Liebig), Neringa Bulotaitė (Mme Liebig), Povilas Budrys (M. Landauer). Costumes Piotr Skiba – collaboration artistique, vidéo Lukasz Twarkowski – musique Bogumil Misala – assistanat à la mise en scène Giedré Kriaucionyté, Adam A. Zdunczyk – surtitrage en direct Akvilé Melkünaité – La pièce est publiée aux éditions de l’Arche, dans une traduction de Claude Porcell – Avec l’équipe technique Les Gémeaux.

Du 22 au 31 mars 2019 – Les Gémeaux/Scène nationale de Sceaux – 49, avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – RER station. Bourg-la-Reine – Tél. : 01 46 61 36 67 – Site : www.lesgemeaux.com

Le Lac des Cygnes

© Agathe Poupeney

Chorégraphie Radhouane El Meddeb – Musique Piotr Ilitch Tchaïkovski – Pièce pour 32 danseurs, Ballet de l’Opéra national du Rhin, Compagnie de Soi – Orchestre Philharmonique de Strasbourg, à Chaillot/Théâtre national de la Danse – en collaboration avec le Printemps de la danse arabe.

Reprenant le scénario de l’intemporel Lac des Cygnes, évocation purement romantique liée à la danse classique pendant de nombreuses années, il est intéressant de réentendre le conte pour en comprendre les adaptations : Venant de fêter sa majorité, le jeune prince Siegfried se voit contraint par sa mère de se choisir une épouse au cours d’un grand bal qu’elle organise. Mécontent, il erre la nuit dans la forêt et admire une passée de cygnes qu’il croise. Il s’apprête à tirer sur l’un d’eux mais apparaît devant lui, comme par magie, une belle jeune femme couverte de plumes blanches. Le coup de foudre est réciproque et Odette lui raconte l’histoire du sorcier von Rothbart qui lui a jeté un sort, la transformant en cygne le jour et lui permettant de redevenir femme la nuit. Le lac est fait des larmes de ses parents, morts au même moment. Siegfried, fou amoureux voudrait récupérer la belle et élucubre des plans. Le jour du bal, se présentent le sorcier et sa fille Odile, tous deux métamorphosés. Odile est le sosie d’Odette et Siegfried tombe dans le piège, promettant à celle qu’il prend pour son aimée, des noces prochaines. Au moment de la célébration apparaît Odette en majesté. Devant sa terrible erreur, Siegfried court vers le lac des cygnes. Plusieurs versions clôturent dans un climat de pur romantisme, douleur et mort à la clé.

Noureev fut la figure phare du Prince, il avait monté le ballet en 1984 à l’Opéra de Paris. Il expliquait sa vision du ballet en ces termes : « Le lac des cygnes est pour moi une longue rêverie du prince Siegfried… Celui-ci, nourri de lectures romantiques qui ont exalté son désir d’infini, refuse la réalité du pouvoir et du mariage que lui imposent son précepteur et sa mère…  C’est lui qui, pour échapper au destin qu’on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du lac, cet « ailleurs » auquel il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête avec l’interdit qu’il représente. Le cygne blanc est la femme intouchable, le cygne noir en est le miroir inversé. Aussi, quand le rêve s’évanouit, la raison du prince ne saurait y survivre. »

Une toute autre vision, non moins romantique et d’une grande beauté est proposée aujourd’hui, celle de Radhouane El Meddeb qui créé ce Lac des Cygnes avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin dirigé par Bruno Bouché. Il déconstruit le mythe et les actes tels qu’écrits, y ajoute l’humour et la liberté, tout en rappelant la tradition : derrière un voile, un lustre imposant tombe en fond de scène côté jardin et un tutu géant est suspendu côté cour. Des portants de chaque côté du plateau sur lesquels sont accrochés des tutus blancs, font aussi référence au ballet classique et à ses conventions (scénographie de Annie Tolleter). Les trente-deux danseurs sont quasiment présents sur scène pendant tout le ballet. « Je fais du Lac un réservoir d’espoir, un lieu de renouvellement contre la perte et l’oubli » dit le chorégraphe. Les costumes (de Celestina Agostino) sont sublimes et parlent aussi de tradition par la noblesse des tissus, les broderies et dentelles, ils sont en même temps d’une grande invention et contemporanéité, donnant une impression de fragilité et d’unité dans leur diversité.

En s’attaquant à ce monument, Radhouane El Meddeb, homme de théâtre avant d’être chorégraphe, travaillant entre la Tunisie et la France, en fait une lecture fine et pertinente qui l’éclaire, dans une interprétation personnelle et singulière. Il s’approprie le mythe et parle d’altérité. Ici pas de solistes, tous les danseurs sont à un moment le prince, et les danseuses Odette, les protagonistes se démultiplient. Même si la dramaturgie ne privilégie pas la relation entre Odette et le Prince, on remarque le charisme de Riku Ota, prince du début avant de redevenir cygne et le magnétisme de Céline Nuningé en Odette. La question du genre est aussi posée par le chorégraphe se donnant toute liberté d’inverser le féminin et le masculin. Ainsi les solos et variations se répartissent entre les danseurs et danseuses, dont l’excellence est à saluer.

Dans sa réinterprétation chorégraphique du Lac des cygnes, Radhouane El Meddeb croise l’imaginaire et invite la grâce de manière hybride et loufoque, dépouillée et harmonieuse. Le symbolique y est en action dans un mouvement de balancier entre forme classique et liberté d’invention. Ainsi, le geste, individuel d’abord, puis collectif, de délacer les chaussons et les pointes, et de les jeter dans un coin du plateau, peut être compris comme un clin d’œil à l’abandon du langage académique. Ainsi le dernier tableau comme un retour au mythe, par la mort de Siegfried après la disparition de sa bien-aimée, le cygne blanc.

Les lumières d’Éric Wurtz irisent le délicat rideau de fond. Une grande expressivité et une puissante Intensité émotionnelle habitent le spectacle.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2019

Avec les danseurs du Ballet de l’Opéra national du Rhin : Monica Barbotte, Érika Bouvard, Susie Buisson, Marin Delavaud, Pierre Doncq, Ana-Karina Enriquez-Gonzalez, Hector Ferrer, Brett Fukuda, Eureka Fukuoka, Thomas Hinterberger, Misako Kato, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Renjie Ma, Stéphanie Madec-Van Hoorde, Francesca Masutti, Céline Nunigé, Riku Ota, Alice Pernão, Maria-Sara Richter, Marwik Schmitt, Wendy Tadrous, Alexandre Van Hoorde, Hénoc Waysenson, Dongting Xing. Scénographie Annie Tolleter – lumières Eric Wurtz – costumes Celestina Agostino – direction artistique Bruno Bouché – maîtres de ballet Claude Agrafeil, Adrien Boissinnet – direction technique Jérôme Duvauchelle – régie générale Boyd Lau – pianiste Maxime Georges – machinerie Jérôme Neff – régie lumières Aymeric-Cottereau – accessoires Régis Mayot – habillement Kali Fortin – régie son David Schweitzer.

Du 27 au 30 mars 2019, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, Place du Trocadéro, 75016 – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

73e édition du Festival d’Avignon

Visuel © Miryam Haddad

Pendant vingt jours, du jeudi 4 au mardi 23 juillet 2019, le Festival d’Avignon battra son plein avec 2 expositions, 43 spectacles et 280 levers de rideau. Une jauge de 112 000 entrées et autant de billets mis à la vente.

Annoncé par son directeur, Olivier Py – lors de la conférence de presse qui s’est tenue le 28 mars à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, après celle d’Avignon, la veille – le programme traverse les océans sur le thème de l’Odyssée, des Odyssées, du voyage précise-t-il. C’est d’altérité qu’on va parler, de l’Autre, des traversées en Méditerranée, de l’Étranger et de l’exil. La question de l’imaginaire européen et de l’héritage sera à l’ordre du jour, ainsi que la manière dont la grande Histoire croise la petite. Et pas d’Odyssée sans Homère, un feuilleton théâtral lu sous la direction de Blandine Savetier, tous les jours à midi.

Le visuel du Festival en ses profondes couleurs chromatiques en même temps que lumineuses, est signé d’une jeune artiste d’origine syrienne, Miryam Haddad qui a quitté Damas en guerre en 2012, alors qu’elle était étudiante en art. Elle a poursuivi ses études à l’École des Beaux-Arts de Paris, elle en est diplômée. Elle expose dans le cadre de la Fondation Lambert pendant tout le Festival, sur le thème Le Sommeil n’est pas un lieu sûr.  

Les trois disciplines, théâtre, danse et musique se croiseront dans la Cour d’Honneur : Pascal Rambert ouvrira le banc le 4 juillet, avec Architecture, sur un texte qui parle de l’Europe au début du XXème ; la troupe du chorégraphe Akram Khan y dansera du 17 au 21 juillet, Outwitting the devil/Tromper le démon ; Arnaud Rebotini et le Don Van Club y présenteront le 23 juillet une soirée musicale, d’après un texte de Jean-Luc Lagarce, 120 battements par minute.

Parmi les grands événements de cette édition, Outside, sur l’histoire de l’autodidacte chinois Ren Hang, qui s’est suicidé en 2017, une création de Kirill Serebrennikov, artiste qui reste assigné à résidence, en Russie ; et, venant de Pékin, La Maison de Thé de Lao She, poète qui s’est suicidé durant la Révolution culturelle, en 1966, dans une mise en scène de Jinghui Meng.

En partenariat avec l’Odéon, Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlink mise en scène par Julie Duclos et O agora que demora/Le présent qui déborde, de Christiane Jatahy d’après Homère, seront à l’affiche. Côté théâtre Clément Bondu mettra en scène Dévotion, dernière offrande aux dieux morts avec l’École supérieure d’art dramatique de Paris ; Ontroerend Goed, théâtre et performance de Gand, £Y€S/EYES ; Alexandra Badea Points de non-retour/Quai de Seine ; Maëlle Poésy Sous d’autres cieux de Kevin Keiss, d’après Virgile ; Roland Auzet, Nous, l’Europe, Banquet des peuples, avec une quinzaine d’enfants, du Chœur d’Avignon ; François Gremaud révise Phèdre ; Jean-Pierre Vincent L’Orestie, d’Eschyle ; Henri Jules-Julien présente Mahmoud et Nini, un spectacle franco-égyptien ; Macha Makeïeff Lewis versus Alice d’après Lewis Caroll, ainsi qu’une exposition  à la Maison Jean Vilar ; Daniel Jeanneteau monte Le reste, vous le connaissez par le cinéma, de Martin Crimp ; Tommy Milliot La Brèche de Naomi Wallace, pièce d’une grande violence, qui a reçu le prix Impatience ; Rimini Protokol présente Granma, les trombones de La Havane sur le ressenti des gens ordinaires lors de la Révolution Cubaine ; Tamara Al Saadi, auteure franco-irakienne parle de l’étranger à la recherche de légitimité avec Place, spectacle pour lequel elle avait le prix Impatience 2018.

Le théâtre jeune public n’est pas laissé pour compte, Olivier Py y veille. Il met lui-même en scène un spectacle musical, L’Amour vainqueur. Michel Raskine présente Blanche-Neige histoire d’un Prince, de Marie Dilasser ; Yacouba Konaté Le Jeune Yacou, un conte musical réalisé en partenariat avec l’Atelier des Artistes en Exil ; Céline Schaeffer qui a notamment travaillé avec Valère Novarina, La République des abeilles, d’après Maurice Maeterlinck.

Avignon décentralisé se poursuit avec Amitié d’Eduardo de Filippo et Pier Paolo Pasolini mise en scène d’Irène Bonnaud, en itinérance. La danse est représentée par Kukai Dantza avec Oskara, échos du Pays Basque ; par Céliaz Gondol et Nina Santes avec A Leaf travail sur la synesthésie ; par Salia Sanou dans un partenariat Burkina Faso/Montpellier, avec Multiple-s- et la participation de Germaine Akogny, Nancy Huston et Bab-x ; par Wayne McGregor et son Autobiography venant de Londres ; par Faustin Linyek,  danseur et chorégraphe congolais né au Zaïre avec son Histoire(s) du Théâtre II, autre volet de son Indiscipline.

De la musique brésilienne complète ce copieux menu avignonnais avec Milagre dos Peixes de Tigana Santana et La Nuit des Odyssées, spectacle visuel et poétique présenté par la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton à la Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon. Comme chaque année, un tourbillon de propositions complète la programmation comme les Ateliers de la Pensée, les Territoires cinématographiques en partenariat avec Utopia, les écrits, conversations, conférences, émissions etc…

L’art et la culture en 2019 seront en densité, intensité et émotions et sauront mêler gravité et festivité. Tous les publics peuvent y puiser et l’édition est prometteuse. L’étude des publics réalisée pendant chaque festival confirme l’ouverture à tous et l’attention aux spectateurs. 20% de festivaliers se situent sous le seuil du salaire médian et 19% ont moins de trente ans, dit l’étude 2018 et la variation du prix du billet s’adapte aux différentes catégories sociales et classes d’âge, comme 4 spectacles pour 40 euros pour les moins de 26 ans, petit clin d’œil au Cac 40 version Olivier Py qui, comme depuis toujours, s’engage : « Notre impatience d’une société plus juste, d’un rapport au monde plus sain, d’une parole mieux partagée, est le plus haut désir politique. Et pour cela, il faut désarmer les solitudes » déclare le directeur du Festival.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2019

Festival d’Avignon, du jeudi 4 au mardi 23 juillet 2019 – Ouverture de la billetterie le 8 juin et par internet le 11 juin 2019 – Tout le programme sur : www.festival-avignon.com

La Trilogie de la vengeance

© Elisabeth Carecchio

Le spectacle parle de la femme comme objet de désir et de la sauvagerie qui va avec quand l’objet convoité échappe, se dissimule ou transgresse. Simon Stone s’intéresse à la dimension érotique du désir, au pouvoir masculin, à la perversion, aux fantasmes. Il traite des grandes figures et des grands mythes, femmes criminelles et/ou victimes, creusant jusqu’à l’épicentre du sujet avec une détermination inouïe. En tant qu’artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe il a décortiqué la figure de Médée pour donner sa relecture du mythe en une version très personnelle, avec le spectacle Medea, dans sa brutalité et sa luminosité (cf. notre article du 28 juin 2017) ; il a présenté la même année à Avignon Ibsen huis, autour des héroïnes de l’auteur norvégien et dans la même démarche de construction dramaturgique, puis en décembre 2017 Les Trois Sœurs, autre univers féminin. Le Toneelgroep d’Amsterdam dirigé par Ivo van Hove l’accompagne dans son parcours de création, de même aujourd’hui que Stéphane Braunschweig, à l’Odéon.

La Trilogie de la vengeance s’appuie sur trois auteurs élisabéthains intégrés dans le canevas tissé par le metteur en scène et qui sous-tend le discours analytique et psychanalytique qu’il construit. Chacun à sa manière parle de la violence : William Shakespeare avec Titus Andronicus, sa pièce la plus sanguinaire, écrite avant 1594 ; Thomas Middleton, dans The Changeling/La Tragédie du vengeur datée de 1622, tout aussi sanguinaire ; John Ford avec Dommage qu’elle soit une putain, pièce écrite en 1626 sur les relations incestueuses. Le texte de l’espagnol Lope de Vega, Fuente Ovejuna est une quatrième entrée dans la violence sur fond de troubles de l’ordre social, de viols et d’assassinats. On entre dans la liturgie des transgressions et on n’en sort pas indemne.

Simon Stone a organisé trois espaces scéniques distincts (dans une scénographie de Ralph Myers et Alice Babidge). Il répartit le public selon trois groupes qui voient le spectacle en des temps différents, allant de mansion en mansion. A chaque station et après entracte, c’est une nouvelle équipe qu’il rencontre. Les sept actrices et l’acteur (père et fils, grands prédateurs) jouent donc trois fois leur partition sans compter le don d’ubiquité qui leur est nécessaire pour apparaître dans différents tableaux à la fois.

La représentation s’est construite pour moi selon l’ordre B/C/A. Première station, le public se trouve face à la vitrine très ordinaire d’un traiteur chinois Les trois royaumes, où est installée une jeune femme en blanc, une fleur dans les cheveux, un bouquet à la main. C’est le jour de ses noces. Elle est en attente. Le temps passe, elle effeuille ses marguerites, l’atmosphère s’alourdit. Dans la salle qui jouxte le restaurant un téléphone mural en bakélite, un rideau fait de lanières plastiques en couleurs, l’encens du culte des ancêtres, les plantes vertes, le chat automate, les lampions. La journée s’annonce mal. Dans ce restau modeste tout le monde s’affaire ou s’efface, belles-sœurs et père du marié en tête. Lui, Jean-Baptiste, n’est pas là. Une joute mère/fille débute la journée. On croyait le futur mari riche, il ne l’est pas. « Tous tes rêves vont mourir aujourd’hui » lance la mère, intrusive et envahissante, à sa fille. Le mariage tourne au fiasco. Une amie noire lance ses critiques. La jeune belle-sœur de la mariée, Elise, âgée de seize ans, annonce qu’elle est enceinte et qu’elle garde l’enfant. Son attachement à son frère (le marié) ne laisse guère de doute. « Tout le monde ment… » hurle-t-elle. Les familles se délitent, les mères voudraient rejouer la partie de leurs vies affectives et sexuelles ratées. Le père, policier, fait le justicier et étrangle sa fille, Elise. Un témoin voit la scène, la servante.

Deuxième station, une chambre d’hôtel en désordre. A travers les vitres, comme dans un aquarium, le public observe les dangers, dans une position de voyeur. Pris à témoin il a de quoi vaciller, car l’histoire advient entre virginité bradée, instincts animaliers, prostitution, désunions, obligations. Chantal, l’entremetteuse, se révèle comme la figure phare de la barbarie. La scène initiale se rejoue entre un Jean-Baptiste sans âge et l’ombre de Séverine, par les aveux de celle qui a assisté au meurtre, la fille de la servante. Les lieux et personnages traversent le temps et les générations se croisent et se superposent, créant du flou. Nuit de noces, Éros et Thanatos se côtoient, obligeant au glissement et à la torsion pour une tentative de compréhension.

Troisième station, le public se fait face. On est dans un no man’s land de type bureau avec un photocopieur et quelques livres. L’homme est assis, ligoté, un sac plastique sur la tête. Une séance de torture se prépare. Autour, les femmes, telles les sorcières de Macbeth, s’agitent, prêtes à matérialiser leur vengeance. Elles racontent leurs crimes, celui du père, saoul, achevé, l’encombrement du corps, les plans pour le faire disparaître. Elles remontent l’histoire et ce qui s’est joué, leur rôle propre à chaque étape, et l’on compose le puzzle.

L’écriture au plateau pour méthode de travail allonge le temps d’élaboration du spectacle, la première s’est donc vue reportée et les équipes techniques de Berthier ont joué d’inventivité pour gérer la complexité des plateaux. Actrices et acteur sont à féliciter pour la belle énergie déployée. Ni Érinyes ni Suppliantes, les actrices – protagonistes –  marquent de leur empreinte ce parcours de vengeance, un plat qui se mange froid, dit le dicton. « J’en ai assez d’attendre les restes, je veux avoir le premier choix. Je veux être celle qui décide en premier » lâche Séverine.

Le spectacle fait penser à une série parfois, par ses excès et par l’écran formé de ces parois de verre derrière lesquelles l’intimité est regardée et qui, en même temps, nous protègent. Son concepteur-réalisateur, Simon Stone, est incontestablement un virtuose au sens d’alchimiste changeant le plomb en or, ou d’un Méphistophélès rimbaldien revu et corrigé par les tentations et la luxure de Jérôme Bosch, ou son jugement dernier. Il définit sa cosmogonie et donne en même temps de l’eau au moulin de nos débats actuels sur la place de chacun(e), longtemps passée sous silence. Force est de constater que le dérèglement des relations familiales et la violence symbolique, hantent souvent nos plateaux.

Brigitte Rémer le 30 mars 2019

Avec : Valeria Bruni Tedeschi, Eric Caravaca, Servane Ducorps, Adèle Exarchopoulos, Eye Haïdara, Pauline Lorillard, Nathalie Richard, Alison Valence et la participation de Benjamin Zeitoun. Traduction et collaboration artistique Robin Ormond – scénographie Ralph Myers et Alice Babidge – costumes Alice Babidge – lumières James Farncombes – musiques et son Stefan Gregory.

Du 8 mars au 21 avril 2019, mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h. Relâche le lundi – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès 75017. Paris (angle du Bd Berthier), métro : Porte de Clichy – 01 44 85 40 40 / www.theatre-odeon.eu

 

La Chauve-souris

© Elisabeth Carecchio

Musique Johann Strauss – livret Richard Genée, Karl Haffner d’après Le Réveillon de Henri Meilhac et Ludovic Halévy – mise en scène Célie Pauthe – direction musicale Fayçal Karoui –  coproduction Académie de l’Opéra national de Paris/MC93 – programmé à la MC93 Bobigny.

Ce n’est pas tant l’opérette en soi qui importe – la troisième du compositeur autrichien Johann Strauss, en 1874 – même si l’œuvre est appréciée pour ses qualités musicales rares, sa théâtralité et la pertinence du livret. Ce qui compte c’est le contexte dans lequel elle fut représentée dans le camp de Terezin en République Tchèque, installé entre 1941 et 1945 par les nazis, dans une forteresse du XVIIIème siècle. Ghetto pour les Juifs de Bohême et de Moravie d’abord, camp de transit sur le chemin d’Auschwitz pour les Juifs allemands, tchèques, néerlandais et danois, ensuite. Les meilleurs musiciens d’Europe s’y trouvaient emprisonnés et certains avaient réussi à y introduire leurs instruments, parfois en pièces détachées. Des détenus composaient, d’autres chantaient dans leur tête, d’autres encore recopiaient des partitions, de mémoire. Une vie culturelle et musicale cachée d’abord puis en pleine lumière s’est structurée, dont se sont emparés les nazis qui ont fait de Terezin leur outil de propagande, laissant croire cyniquement que ce camp était une cité heureuse, voire une cité thermale. Ils encouragèrent ainsi les initiatives, la constitution de chœurs et d’orchestres, les représentations théâtrales, les concerts et montraient ce magnifique camp comme modèle idéal. Ainsi, le 20 août 1944 eut lieu, entre autres, une soirée musicale de totale mystification, devant les envoyés du Comité international de la Croix-Rouge admiratifs et la Propagandastaffel tourna un film dont des extraits sont projetés dans le spectacle.

Terezin monta des opéras et opérettes, encouragés par les nazis, comme La Flûte enchantée, Carmen, etc. La Chauve-souris fut l’une des œuvres les plus représentées. Le paradoxe est impressionnant car l’histoire est légère, pleine de quiproquos et de travestissements, de champagne et de danses, dans le contexte de la fin d’un monde. L’action se situe à Vienne et se déroule pendant une nuit de folie. Elle relate l’histoire d’une vengeance, celle du Dr Falke (baryton) à l’égard de son ami Gabriel Von Eisenstein (ténor) qui l’a contraint, après un bal costumé, à traverser la ville, déguisé en chauve-souris. Cette farce nous mène, dans le premier tableau, chez Eisenstein, bientôt emprisonné pour outrage à agent, où Rosalinde sa femme (soprano), marivaude avec un ancien courtisan, Alfred (ténor) où la servante, Adèle (soprano), obtient, par quelques circonvolutions, la permission de se rendre au bal du prince Orlofsky. Le second tableau se passe chez le prince (mezzo-soprano) où Rosalinde apparaît travestie en comtesse hongroise pour séduire son propre époux, où Franck, gouverneur de la prison a rejoint le bal et se lie d’amitié avec Eisenstein. Le troisième acte se déroule, en prison avec Franck, rentré ivre, et avec un chassé-croisé de personnages sous l’œil d’un gardien de prison un peu trop bavard et décalé, projectionniste d’un film de propagande nazie : Adèle vient demander à Franck son soutien pour devenir chanteuse, Eisenstein déguisé, est tout aussi ivre que Franck, Rosalinde veut faire sortir Alfred de prison, etc. L’ambiance finale est aussi légère que les bulles de champagne et la bonne humeur, grand contraste après la projection.

L’espace laissé par la scénographie est assez limité compte-tenu du nombre de chanteurs (scénographie Guillaume Delaveau), les costumes (Anaïs Romand) s’inscrivent dans la gaîté du moment, les voix sont toutes superbement travaillées – jour B de ma venue – car il y a deux distributions. La troupe est composée des jeunes chanteurs et musiciens venus de tous pays, parlant de nombreuses langues, pour qui l’Académie est une superbe plateforme de lancement, elle réunit l’ensemble des artistes et artisans en résidence. La direction musicale, très précise, de Fayçal Karoui, placé avec les sept musiciens côté jardin et la mise en scène de Célie Pauthe, mettent en relief la vitalité et le talent de ces jeunes équipes rassemblées pour témoigner de la communauté d’infortune qui chanta, à Terezin, cette même Chauve-souris.

Le spectacle s’inscrit dans le cadre de la célébration des 350 ans de l’Opéra de Paris et propose une tournée sur tout le territoire, une belle initiative. « Le bonheur est d’oublier ce que l’on ne peut changer » paroles de l’Acte I du livret, qui s’articulent  si bien avec Terezin.

Brigitte Rémer le 29 mars 2019

Avec les artistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris : Angélique Boudeville ou Adriana Gonzalez (Rosalinde) –  Sarah Shine ou Liubov Medvedeva (Adèle) –  Jeanne Ireland ou Farrah El Dibany  (Prinz Orlofsky) – Maciej Kwasnikowski ou Jean-François Marras  (Alfred) – Piotr Kumon ou Timothée Varon  (Gabriel Von Eisenstein) – Alexander York ou Danylo Matviienko (Dr Falke) – Tiago Matos (Frank) –  Nelly Toffon/ chœur Unikanti (Ida) –  Charlie Guillemin/ chœur Unikanti (Dr Blind) – Gilles Ostrowsky (Frosch). Avec les musiciens de l’Académie de l’Opéra national de Paris et de l’Orchestre- Atelier Ostinato :  Marin Lamacque, violon – Marie Walter, alto – Saem Heo, violoncelle – Chia Hua Lee, contrebasse – Marlène Trillat, flûte – Norma Rousseau, clarinette – Edward Liddall, piano – Adaptation musicale pour sept instruments, Didier Puntos – scénographie Guillaume Delaveau – costumes Anaïs Romand – lumière Sébastien Michaud – chorégraphie Rodolphe Fouillot –  assistante scénographe Julie Camus – assistante mise en scène Solène Souriau – dialogues en langue allemande et française, surtitrage en français.

Du 13 au 23 mars 2019 – MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine à Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com et www.operadeparis.fr

 

Le Printemps de la danse arabe

© Mario Jarweh – Et si demain – Collectif Nafass

Après une édition zéro en 2018, qui a servi de plateforme de lancement, l’Institut du Monde Arabe propose sa première édition du Printemps de la danse arabe. Marie Descourtieux, directrice des actions culturelles en assure la programmation. Des partenariats avec sept lieux qui accueillent les spectacles, venus de géographies et cultures différentes, se sont mis en place : Chaillot-Théâtre national de la Danse, l’Atelier de Paris-Centre de développement chorégraphique national/Festival June Events, le Centre national de la danse, le Cent-Quatre, le Tarmac-La scène internationale francophone, le Musée national de l’histoire de l’immigration et l’Institut du monde arabe. L’objectif est de « se réunir pour porter ensemble un visage singulier de l’actualité chorégraphique. »

Des artistes venant des deux rives de la Méditerranée, des Comores, d’Egypte, du Liban, du Maroc, de Palestine, de Tunisie sont accueillis pour présenter leurs chorégraphies et animer des workshops. La résidence chorégraphique de Shaymaa Shoukry, chorégraphe égyptienne, ouvre sur une restitution publique au Cent-Quatre, complémentairement à la chorégraphie qu’elle présente à l’IMA, Walking. Des films sont projetés, dont Un point de détail dans l’histoire du ballet ? réalisé en 2016 par Hisham Abdel Khalek, qui raconte la création, en 1953, du premier corps de ballet de l’Opéra du Caire, guidé par les interprètes du Bolchoï de Moscou. Tous les styles, rythmes et pratiques se mélangent et les vocabulaires se croisent, de la danse contemporaine au hip hop, du traditionnel au jazz. La soirée de lancement s’est donnée le 22 mars, avec au programme trois pièces : Et si demain, de Nidal Abdo (Collectif Nafass), Jusqu’à L, par la Compagnie Uni’Son, Soyons fous, par la Compagnie Tché-Za.

Chorégraphe et fondateur de Nafass en 2018qui se traduit par une respiration profonde, autrement dit vitaleNidal Abdo – né dans le camp de Yarmouk en Syrie, interroge sa double nationalité, ukraino-palestinienne à travers le collectif. Il est issu des Ballets libanais Caracalla et travaille entre l’identité orientale et la technique occidentale. Implanté en France depuis deux ans et partie prenante dans l’Atelier des Artistes en Exil, il présente Et si demain entouré de trois danseurs torses nus et drapés – Samer Al Kurdi, Alaaeddin Baker et Maher Abdul Moaty – qui interrogent la guerre et la déstructuration physique et mentale qu’elle entraîne. Puissance et grâce se dégagent de la chorégraphie sur une composition musicale de Osloob et du Trio Joubran. Cette pièce est programmée au Ramallah Contemporary Dance Festival de Ramallah le 4 avril.

La seconde pièce, Jusqu’à L, présentée par la Compagnie Uni’Son, est un solo signé du chorégraphe Akeem H.Ibrahim (alias Washko) qui l’interprète. Né aux Comores, arrivé en France à l’âge de onze ans, il a rencontré l’univers des cultures urbaines dans lequel il développe ses recherches, tant au plan de la danse et du hip-hop qu’au plan de l’expression écrite et orale par le slam et le rap. Il présente ici, après Suresnes Cités danse en janvier, son travail en duo/duel avec la lumière sur un scénario de Clotilde Tranchard, éclairé par Odilon Leportier. La théâtralisation de la pièce enracine le danseur au sol où il se meut comme une flamme incertaine, entre demi-clarté et reflets. Il y a peu de moments dansés, cette pièce mêle danse et recherche expérimentale sur le corps.

La troisième pièce, Soyons Fous, est aussi comorienne. Cest un hymne à la révolte qui puise dans différentes techniques dont le krump avec vie et bonne humeur. Né au cœur des quartiers pauvres de Los Angeles, le krump simule la violence et l’affrontement. Sous la houlette de Salim Mzé Hamadi Moisi (alias Seush) directeur artistique et chorégraphe de la Compagnie Tché-za, les danseurs – Abdou Mohamed, Mohamed Oirdine, Fakri Fahardine, Ahmed Abdel-Kassim –  s’en donnent à cœur joie dans leurs costumes aux couleurs flashy. Ils miment la colère et la révolte avec un humour décapant.

Un grand programme se déploie pendant trois mois dans les sept lieux partenaires du Printemps de la danse arabe, qui diffusent les créations chorégraphiques composées avec et dans le monde arabe et qui montre que toute une jeunesse s’empare des scènes, pour porter ce mouvement de liberté et de créativité qui les habite. A suivre de très près.

Brigitte Rémer, le 30 mars 2019

Du 22 mars au 28 juin 2019, Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard, Place Mohammed V. 75005. Paris – métro : Jussieu – Tél. : 01 40 51 38 38 – Voir le programme complet et la programmation des divers lieux partenaires sur le site : www.imarabe.org

 

Le Pays lointain

© Jean-Louis Fernandez.

De Jean-Luc Lagarce –  mise en scène Clément Hervieu-Léger – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

C’est la dernière pièce de Jean-Luc Lagarce, écrite juste avant sa disparition. Il savait son temps compté et meurt du sida en septembre 1995 un mois après sa publication, à l’âge de trente-huit ans. La pièce avait fait l’objet d’une commande à l’écriture en 1994 par François Le Pillouër, directeur du Théâtre National de Bretagne. Elle reprend le thème de sa pièce précédente, Juste la fin du monde, – portée à l’écran par Xavier Dolan – qu’elle développe. Ici le motif s’étend : même retour de Louis, le fils, dans sa famille, porteur d’un message qu’il ne réussira pas à délivrer, celui de sa mort prochaine ; vieux réflexes et faux-semblants dans les retrouvailles mais heure de vérité, en même temps ; l’amour, la solitude, les relations intra-familiales, la présence-absence sont au cœur du sujet.

Dans Le Pays lointain Louis (Loïc Corbery) revient sur ses pas dans un cercle élargi qui met en jeu non seulement sa famille naturelle mais aussi sa famille élective, ses amants et amis. Les deux pôles se rencontrent et les morts tels des revenants se mêlent aux vivants, aussi présents et indispensables pour décoder son parcours de vie, lui donner consistance et sens. Il s’explique : « Je décidai de retourner les voir, rendre visite à la famille qui me reste, et revoir encore tous ceux-là que je connus, tous ceux-là que j’ai croisés toutes ces années que fut ma vie – le voyage d’un homme jeune à l’heure de sa mort, regardant tout ce que fut sa vie –. » Face à lui les rôles se répartissent et chacun, tour à tour, règle ses comptes et parle des liens qu’il/qu’elle a tissés ou tenté de tisser avec lui.

La rencontre a lieu sur une aire d’autoroute, entre une palissade, une cabine téléphonique, un reste de végétation et un peu de terre cendrée (belle et judicieuse scénographie d’Aurélie Maestre). Une voiture délabrée est garée au bord d’un petit terre-plein. Les acteurs restent en scène du début à la fin du spectacle à la manière d’un chœur antique et chacun est une pièce du puzzle. Dialogues et longs monologues se succèdent sous le signe de l’abandon et des non-dits. De pique-nique familial en passions furtives la pièce dit et digresse entre coups de gueule et déclarations d’amour, explications, tergiversations, jalousies, ressassements. Louis en est le discret chef d’orchestre et chaque personne passe aux aveux : Suzanne, sa sœur, (Audrey Bonnet) : « Lorsque tu es parti – je ne me souviens pas très bien de toi, c’était il y a beaucoup d’années – et  lorsque tu es parti je ne savais pas que tu partais pour tant de temps… » Antoine, son frère (Guillaume Ravoire) : « Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie, dans ta petite vie, c’est une petite vie aussi, je ne dois pas avoir peur de ça, tout n’est pas exceptionnel, tu peux essayer de rendre tout exceptionnel, mais tout ne l’est pas… » Catherine, son épouse (Aymeline Alix) : « Mais lui, il peut en déduire, il pourrait en déduire, il en déduit certainement, il peut en déduire que sa vie ne vous intéresse pas… » La Mère (belle Nada Strancar) : « Cela ne me regarde pas. Je me mêle souvent de ce qui ne me regarde pas, je ne change pas, j’ai toujours été ainsi… Ils veulent te parler, tout ça…  Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal, car ils ne te connaissent pas ou peu… Tu répondras à peine deux ou trois mots et tu resteras calme comme tu as appris à l’être par toi-même… »

Du côté des revenants, Le Père, mort déjà (Stanley Weber): « Moi je n’ai jamais rien vu, de ma vie, je n’ai jamais rien vu que ce coin-ci, cet endroit, ville, sorte de ville. J’y suis né, et j’y ai travaillé, et lorsque j’en ai eu fini, je suis mort, comme une fin logique, on n’avait plus besoin de moi, je n’ai rien connu d’autre, pas un seul pays étranger, même Paris, lorsque j’y pense, je n’y suis jamais allé… L’Amant, mort déjà (Louis Berthélemy) : « La Mort prochaine et moi, nous faisons nos adieux, nous nous promenons, nous marchons la nuit dans les rues désertes légèrement embrumées et nous nous plaisons beaucoup… Je ne faisais rien. Je faisais semblant. J’éprouvais par avance de la nostalgie pour moi-même. »  Le Guerrier, tous les Guerriers (Daniel San Pedro) : « Tous ceux-là que je fais, ceux-là qui sont toujours solitaires et le croisèrent, croisèrent Louis, le croisèrent et ne voulurent laisser aucune trace, eurent bien trop peur de s’attacher à lui, et de perdre pied et s’éprendre et souffrir… » Longue Date, amant (Vincent Dissez) : « On se dit, on se jure qu’on s’aimera toujours. L’un ment et l’autre triche et tous les deux, au bout du compte, nous nous arrangeons. Nous nous sommes arrangés. » Un Garçon tous les garçons (François Nambot) l’Ami qui devient fou : « On s’aimait je ne le savais pas, je n’en avais aucune idée, comment est-ce que j’aurais pu imaginer cela ? » Hélène (Clémence Boué) ni vivante ni morte, l’amoureuse non reconnue, de Louis : « J’étais avec moi-même, seule, dans ma solitude, on ne m’entendait pas, je n’aurai même pas eu besoin de mourir pour disparaitre. J’étais sans importance… »

Au final cette tragédie moderne devient une pièce chorale, où chacun apporte un éclairage sur Louis/ double de Jean-Luc Lagarce, et fouille dans le passé, où jeu de la vérité et métaphore sont au bout de la route. Les fils de ces vies ébranlées s’entrecroisent, tissant en une toile fine un certain portrait de Louis et de sa mélancolie. En même temps, la vie suit son cours, énergique et colorée, humoristique parfois, ingrate souvent.

Créée par Clément Hervieu-Léger fin 2017 au Théâtre National de Strasbourg, la pièce est aujourd’hui reprise dans la même distribution. Bavarde, elle tire en longueur (quatre heures) même si les acteurs apportent charme et jeunesse, si Loïc Corbery porte le rôle avec un certain magnétisme, et si la justesse du concept de mise en scène, se fait l’écho d’une certaine génération, chorégraphiée avec sobriété et talent.

Brigitte Rémer, le 26 mars 2019

Avec : Aymeline Alix, Catherine, femme d’Antoine – Louis Berthélemy, L’amant, mort déjà – Audrey Bonnet, Suzanne, sœur de Louis – Clémence Boué, Hélène – de la Comédie Française, Loïc Corbery, Louis – Vincent Dissez, Longue Date – François Nambot, Un Garçon, Tous les garçons – Guillaume Ravoire, Antoine frère de Louis – Daniel San Pedro, Le Guerrier Tous les guerriers – Nada Strancar, La Mère – Stanley Weber, Le Père, mort déjà.  Collaboration artistique Frédérique Plain – musique Pascal Sangla – scénographie Aurélie Maestre – costumes Caroline de Vivaise – lumière Bertrand Couderc – son Jean-Luc Ristord – coiffures/maquillages David Carvalho Nunes. Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 15 mars au 7 avril 2019 – Odéon Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006 – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site :  www.theatre-odeon.eu

Qui a tué mon père ?

© Jean-Louis Fernandez.

Texte Édouard Louis, mise en scène et jeu Stanislas Nordey – à La Colline Théâtre National.

C’est une lettre au père adressée par l’auteur à son propre père, une histoire de vie comme trame de l’écriture. Le père est une synthèse de ceux qu’on appelle aujourd’hui les invisibles, ceux qui n’ont pas la parole, à qui on ne la donne pas et qui se résume ici par milieu ouvrier, pauvreté et alcool. « Tu avais toujours cette peur d’être différent des autres à cause du manque d’argent, tu le répétais… » Au-delà du schéma tracé de la vie et des stéréotypes avec leurs critères du masculin/féminin définissant le cahier des charges de chacun, Édouard Louis, qui déserte assez tôt l’environnement familial, le dessine ici à petites touches. « Est-ce que tu m’avais déjà transmis le sens de notre place au monde ? » questionne-t-il.

Son récit est une tentative pour comprendre les mécanismes de transmission, quand les valeurs de l’un sont éloignées de celles de l’autre et obligent à une mise à l’écart réciproque, quand la violence sociale est à fleur de peau, et l’exclusion souffrance quotidienne. Édouard Louis par l’écriture, dit à son père tout ce qui ne pouvait pas se dire. Il met sous son scalpel l’histoire de la génération précédente et cherche les justifications, notamment le grand-père qui quitte le foyer, laissant sa femme seule : « Ta mère se retrouvait seule avec six ou sept enfants, elle n’avait pas fait d’études, elle ne pouvait pas trouver de travail. »

Et il étudie les rouages de la violence symbolique nommée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron La Reproduction, qui distille, pour ceux qui restent sur les bas-côtés, un sentiment d’infériorité et d’insignifiance. On y passe sans transition « de l’enfance à l’épuisement et à la préparation à la mort, sans avoir le droit aux quelques années d’oubli et de la réalité que les autres appellent la jeunesse. » Dans ce milieu-là on ne fait pas d’étude, il faut très tôt gagner un salaire en allant à l’usine, de père en fils. Il faut « sortir de l’école le plus vite possible pour prouver sa force aux autres. » En même temps l’école est désignée par Bourdieu, dans Les Héritiers, comme l’institution reproduisant les inégalités. Dans son récit, Édouard Louis le constate, par l’absence de réponses aux questions qu’il pose à son père : « Tu avais honte parce que je te confrontais à la culture scolaire, celle qui t’avait exclu, qui n’avait pas voulu de toi. »

L’accident de travail qui intervient dans la vie du père et provoque le retour du fils ouvre sur un besoin de compréhension et une nécessité de réparation. Le fils peine à reconnaître le père : « Je t’ai regardé, j’essayais de lire les années passées loin de toi, sur ton visage. » Puis il comprend l’ennui qui s’invite dans la vie, « à cause de ton dos broyé par l’usine, de ton dos broyé par la vie qu’on t’avait contraint à vivre… » et « la douleur qui n’a jamais disparu. » Et il montre du doigt les coupables : « L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. » Le texte devient un réquisitoire contre ceux qui ne portent pas assistance à personne en danger, contre les mesures gouvernementales prises au détriment des plus faibles : médicaments non remboursés, fausses propositions de travail, prix de l’essence pour aller au travail. « L’histoire de ta souffrance porte des noms » et il aligne au générique Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron. « Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce. » L’intime et l’individuel rejoignent ici le collectif.

 « Quand j’y pense aujourd’hui, j’ai le sentiment que ton existence a été, malgré toi, une existence négative. Tu n’as pas eu d’argent, tu n’as pas pu étudier, tu n’as pas pu voyager, tu n’as pas pu réaliser tes rêves. Il n’y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie. » Et pourtant la sensibilité de l’un est vue par l’autre, et le père avait aussi aimé la vie : « Ton père dansait tout le temps ! Partout où il allait. Quand il dansait tout le monde le regardait. J’étais fière que ce soit mon homme ! » disait la mère. Et le texte fait un mouvement de balancier entre le fils et le père. « Ce que j’écris, ce que je dis, ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celle de la nécessité et de l’urgence, à celle du feu » dit Édouard Louis qui avait publié deux romans autobiographiques, En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence. Il fait référence à Peter Handke et à Didier Eribon qui, dans son Retour à Reims monté récemment par Thomas Ostermeier mettait aussi en lumière les mécanismes d’exclusion et la dissolution de la classe ouvrière. Avec Qui a tué mon père Édouard Louis répond à la commande de Stanislas Nordey, ici acteur et metteur en scène.

Seul en scène en ce long monologue le directeur du Théâtre National de Strasbourg porte le texte à son incandescence. Il est assis à une table où pourtant quelqu’un l’écoute. L’image est tellement vivante qu’on n’identifie pas tout de suite un mannequin. À chaque fin de tableau, paraît une autre figure, dans un nouvel endroit du plateau et dans une autre configuration (sculptures Anne Leray, Marie-Cécile Kolly). Cela démultiplie la figure du père, omniprésente et obsessionnelle, et l’image finale où le fils porte le père, sous la neige, est forte. Sur les murs, une image du bourg situé au nord de la France (scénographie Emmanuel Clolus) autour d’un plateau dépouillé.

Le texte d’Édouard Louis participe d’un processus de réconciliation et transforme le père autant que le fils : « Tu as changé du jour au lendemain, un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment leurs parents, et pas le contraire. » L’énergie solaire, selon Edouard Louis, que dégage Stanislas Nordey y est pour beaucoup. Elle est ici contrôlée et retenue et gagne en densité.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2019

Avec Stanislas Nordey – collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Stéphanie Daniel – composition musicale Olivier Mellano – création sonore Grégoire Leymarie – clarinettes Jon Handelsman – sculpturesAnne Leray, Marie-Cécile Kolly – assistanat à la mise en scène Stéphanie Cosserat – décors et costumes Ateliers du Théâtre National de Strasbourg – perruque MTL Perruque – régie générale Thomas Cottereau – Le livre d’Édouard Louis est publié aux Éditions du Seuil.

Du 12 mars au 3 avril 2019, mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30, dimanche à 15h30 – 15 Rue Malte-Brun, 75020 – métro Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr

La Collection

© Gwendal le Flem

Texte Harold Pinter – traduction et adaptation Olivier Cadiot – mise en scène Ludovic Lagarde – au Théâtre des Bouffes du Nord.

Très vite nous sommes sur des sables mouvants. Deux salons se font face et l’on regarde comme à travers la vitre les personnages, glisser lentement dans leurs fantasmes, leurs croyances, leurs mensonges et leurs vérités et jouer simultanément la même histoire. James et Stella côté jardin, (Laurent Poitreneaux et Valérie Dashwood) mariés depuis deux ans, habitent à Chelsea, quartier des artistes, à Londres, un énorme canapé blanc pour emblème. Créatrice de mode, Stella est âgée d’une trentaine d’années. Côté cour Bill, styliste lui aussi, habite chez Harry, (Micha Lescot et Mathieu Amalric) dans un autre quartier, huppé, de Londres, Belgravia ; rapports feutrés et singuliers, apparente hiérarchie entre les deux hommes, deux fauteuils, thé et alcools pour emblème. La porte d’entrée de leur appartement est le personnage principal de la pièce et le téléphone, une figure totem dans chacun des espaces. Et si Pinter démultiplie les trousseaux de clés, autant que les allées et venues de ses héros qui apparaissent et disparaissent jusqu’à nous perdre, il ne donne aucune clé réelle de ses personnages.

D’une intimité à l’autre, chez James le doute s’installe. Il croit comprendre que Stella aurait passé la nuit avec Bill lors d’un déplacement professionnel à Leeds, et mène l’enquête. Il veut rencontrer l’homme et se transforme en Sherlock Holmes, baroque et oppressant. Rien n’est dit mais tout se révèle petit à petit, au sens chimique du terme quand le révélateur laisse apparaître l’image. Au-delà de l’investigation menée par James, c’est la partie d’échecs jouée avec raffinement par chaque personnage et l’atmosphère d’échanges mi-courtois mi-pervers, qui priment dans ce jeu de masques. Pinter n’en dit jamais trop, l’énigme est opaque. Au spectateur de raccorder les fils des récits contradictoires et de faire le tri de ses réponses aléatoires, dans sa collection d’impressions.

Grand dramaturge britannique, auteur de plus de trente pièces, Harold Pinter écrit La Collection en 1961. Elle est montée l’année suivante par Peter Hall et la Royal Shakespeare Company à L’Aldwych Theatre de Londres. Passeur de l’œuvre de Pinter en France, Claude Régy la met en scène en 1965 au Théâtre Hébertot, ainsi que L’Amant, pièce en un acte, dans une superbe distribution – Michel Bouquet, Bernard Fresson, Jean Rochefort, Delphine Seyrig –. Quelques années plus tard il montera Le Retour, puis L’Anniversaire. Il y a de la provocation dans l’œuvre de Pinter, Prix Nobel de littérature en 2005, de l’éloquence, de l’absurde et de la poésie, et derrière les mots apparemment légers une profondeur noire, de la solitude, une intensité de vie et de mystère.

La lecture scénique proposée par Ludovic Lagarde – qui tisse soupçon, confiance et vérité – apporte un magnétisme fou et une fascination certaine dans ce labyrinthe, réglé avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. Derrière des intérieurs bourgeoisement banals et fort bien éclairés (scénographie Antoine Vasseur, lumière Sébastien Michaud) se dessinent des failles et des naufrages, donnant au spectateur balloté entre rêve et réalité, le vertige du bord du vide. Depuis vingt-cinq ans le metteur en scène – qui a dirigé la Comédie de Reims de 2009 à 2018 – monte des opéras et développe ses talents à travers une multiplicité d’auteurs, entre autres Büchner et Shakespeare, Koltès et Molière ainsi que l’œuvre d’Olivier Cadiot qui est ici traducteur et adaptateur.

Entre le ludique et l’inquiétude, le texte est porté par quatre acteurs exceptionnels et diaboliques qui jouent et déjouent ces touches de texte avec une sérénité déconcertante passant des accents aigus aux graves, comme on décline au piano des nocturnes. Sous l’apparence de leurs banales conversations, leur étrangeté et leur cynisme font tanguer le sol qui se dérobe en permanence sous nos pieds. Un magnifique travail !

Brigitte Rémer, le 25 mars 2019

Avec : Mathieu Amalric, Valérie Dashwood, Micha Lescot, Laurent Poitrenaux. Dramaturgie Sophie Engel – lumière Sébastien Michaud – scénographie Antoine Vasseur – collaboration à la scénographie Éric Delpla – costumes Marie La Rocca – maquillages, perruques et masques Cécile Kretschmar – son David Bichindaritz – vidéo Jérôme Tuncer – assistante à la mise en scène Céline Gaudier – assistante à la traduction Sophie McKeown – assistante costumes Peggy Sturm – couturière Armelle Lucas – assistante maquillages, perruques et masques Mityl Brimeur – stagiaire à la mise en scène Lisa Pairault – régie générale François Aubry – régie plateau Éric Becdelièvre – régie lumière Sylvain Brossard, Grégoire Boucheron – habillage Florence Messé, Alice François – construction du décor Atelier du Grand T, Nantes. Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Du jeudi 7 au samedi 23 mars 2019 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de la Chapelle. 75010. Paris – métro La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www. bouffesdunord.com

En se couchant il a raté son lit

© Pascal Victor

D’après les textes de Daniil Harms – traduction André Markowicz – mise en scène Lilo Baur et Jean-Yves Ruf.

C’est un petit bijou d’intelligence qui nous parachute dans l’absurde d’une écriture semblable à son époque, le début du XXème. L’auteur, Daniil Harms, forge ses armes et lance des mots grinçants et ironiques, noyant le désespoir de la confusion mondiale sous la causticité de ses acides aminés.

Né à Saint-Pétersbourg en 1905, Harms dénonce le totalitarisme soviétique et en paye le prix fort par la censure, la répression et l’exil. Il meurt dans un hôpital psychiatrique en 1942, faute de nourriture, lors du siège de Leningrad. Proche du peintre futuriste Kazimir Malevitch il est co-fondateur de l’Oberiou, mouvement d’avant-garde qui a brièvement existé avant que la censure ne paralyse le pays. Mis à part deux poèmes publiés de son vivant, en 1926 et 1927, l’œuvre de Daniil Harms a été passée sous silence. Trente ans plus tard, à partir de 1956, sa réhabilitation lente a commencé en Russie, il reste encore peu connu en France. Ses écrits sont surtout des textes courts, des fragments, des blagues, des poèmes, et une pièce de théâtre. Dans son œuvre, le quotidien croise le fantastique et l’ironie le poème. Son humour glacial et implacable tombe comme un couperet.

Le comique vient du texte par ses jeux de mots et canulars, par son comique de situation et son absurde, autant que par les figures casse-cou qu’il engendre. « Sois ci… Sois pas ci… Là-bas est parti en cela ! Là-bas est cela… Où donc est maintenant ? » Surdoué de la traduction, André Markowicz s’est emparé de l’oeuvre de Harms comme il l’a fait des textes des grands auteurs russes – Dostoïevski, Tchekhov, Pouchkine, Gogol etc. – Il est ici magnifiquement le passeur du monde imprévisible et inattendu de ses textes dont la synthèse tient dans le titre du spectacle : En se couchant il a raté son lit. L’univers de Daniil Harms fait penser à certaines chroniques et billets d’Alexandre Vialatte cultivant l’anti-conventionnel et le singulier, au minimalisme et profond pessimisme de Beckett, à la farce et au fantastique de Gogol.

Sur le plateau, le burlesque bat son plein et l’extravagance est au rendez-vous. On est dans le tragi-comique et le décalé, avec sept acteurs qui enchaînent incidents, ruptures, changements de costumes, absence d’histoire, chutes et relevés, apparitions-disparitions, superpositions. Ils passent du contresens à la confession, des aveux à la grandiloquence de la manière la plus décousue et loufoque et tout s’enchaîne avec pertinence et poésie. On pense à Keaton, aux accélérés et ralentis du cinéma muet, aux gags à contre-courant et effets contraires, au détournement du sens des objets. Ainsi les glissades sur la glace, la course sur place, le train qui emporte tout le monde, l’homme en uniforme, celui qui perd son 7 puis son 8, la course derrière l’élève, la poule, obsédante et jacasseuse.

Les co-metteurs en scène Lilo Baur et Jean-Yves Ruf ont mené de mains de maîtres les contre-points et non-sens enchaînés-débridés, les discontinuités. Ils ont développé les tempos et musicalités des textes avec l’équipe d’acteurs. Ils ont travaillé dans l’esprit de Meyerhod, grand théoricien du théâtre russe, pour qui « le rôle du mouvement est plus important que tout autre élément théâtral. Privé de dialogue, de costume, de rampe, de coulisses et d’auditoire, et laissé seul avec l’acteur et sa maîtrise du mouvement, le théâtre reste le théâtre… » Tout est d’une grande précision.

Se succèdent des séquences version dadaïste apportant leur cortège de trouvailles scéniques, de l’accident du début et du cri de la dame : « Mon chien, sale bourgeois ! » à l’apostrophe au public : « Spectateur, tu sentiras comme un malaise ! » La démultiplication des personnages nous plonge dans un effet miroir aux images décalées comme celles d’un kaléidoscope. Les situations burlesques et cocasses côtoient l’angoisse et le frisson, et le désarroi guette au coin du bois. « Ainsi commence un très beau jour d’été » ouvre le spectacle et tout contredit cet optimisme ensoleillé : une vieille femme bascule par la fenêtre et s’écrase au sol ; quelqu’un passe sous une voiture ; un homme sans visage et sans corps a été vu ; le rêve de l’homme jeté à la poubelle traverse le silence ; le mariage sous une volée de cloches devient le pire des cauchemars ; l’homme objet d’expérience est tué par la médecine ; la conférence pastiche ouvre sur le rien de la démonstration pédagogique ; la traversée d’un homme de petite taille inquiète ; deux hommes porte-manteaux paraissent gênés aux entournures ; et Diderot qui savait tout… mais pourquoi ? On traverse des langages qui s’emboitent et se font la révérence, des répétitions et des désarticulations : une coqueriquette, une criquette… L’énorme balancier d’une horloge se suspend au-dessus de la scène et balaye le temps, un carré rouge passe. « Le monde c’était moi. Je suis le monde. Mais le monde n’est pas toi… » Fantaisies et folies se succèdent même si le rire est parfois jaune, comme le tricycle de la jeune fille prêt à s’envoler avec son ballon, jaune aussi. « Quoi d’autre ?  Rien d’autre… Voilà. C’est tout. »

Le ludique comme expression de la révolte et comme remise en cause des conventions idéologiques, politiques et esthétiques, tels sont les textes de Daniil Harms témoin d’une époque sombre, comme le canevas de sa vie dont se sont emparés les metteurs en scène. Les acteurs leur emboitent le pas et font un remarquable travail sur la langue et les mots, l’extravagance en bandoulière, l’hétéroclite pour figures de style. En se couchant il a raté son lit permet au spectateur la découverte d’un auteur et de n’avoir pas raté la soirée avant d’aller se coucher.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2019

Avec Elissa Alloula, Joan Bellviure, Jean-Christophe Cochard, Isabel Aimé Gonzalez Sola, Laurence Mayor, Vincent Mourlon, Pierre-Yves Poudou – lumière Jean Bellorini – scénographie Laure Pichat – création son Xavier Jacquot – costumes Agnès Falque, assistée de Marlène Hervé – Stage à la mise en scène Samantha Pelé.

Du 11 au 31 mars 2019 – Théâtre de Saint-Denis /centre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00 – navette retour tous les soirs vers Paris, les jeudis et samedis à Saint-Denis.

 

Je passe

© Sameh Salameh

Performance – conception et mise en scène Judith Depaule, d’après les récits d’artistes de l’atelier des artistes en exil réalisation vidéo  Samer Salameh – à l’Institut du Monde Arabe.

Sept cercles de chaises délimitent des espaces d’intimité où le public, en arrivant, se répartit. Quand le spectacle commence, du fond de la salle sept actrices et acteurs se regroupent. Un à un ils prennent place, chacun dans un cercle. Ils ont dans les mains une tablette et un discret haut-parleur et circuleront de groupe en groupe selon un code commun à tous, comme une chorégraphie, ou un rituel de passage. Ils s’assiéront parmi les spectateurs, entrant dans le cercle, allumeront leur tablette. Un portrait s’affichera d’un artiste en exil qui fera face au public, pendant que l’acteur raconte. A la fin de la séquence – et toutes les séquences se terminent en même temps, d’un bout de la salle à l’autre – on verra l’artiste à l’œuvre, dans sa discipline : chant, musique, dessin, peinture, écriture etc.

Dans la diversité des récits et des géographies, chaque spectateur rencontre sept visages, sept itinéraires de vie, sur l’avant de l’exil, le pourquoi, le comment de leur arrivée en Europe : Je suis né(e) en/ année de naissance… nom du pays… Elle/il parle de sa formation, de sa profession, de sa famille, puis de la guerre, de la prison et de la torture, de la peur.

Le premier récit de vie qu’il m’est donné d’entendre vient de Syrie. C’est une jeune femme, artiste formée à l’école des Beaux-Arts de Damas qui se raconte et parle de cet état de peur, permanent, qui anéantit. « J’ai participé aux manifestations mais je ne voulais pas faire la guerre. Je suis partie pour la France » dit-elle pudiquement.

Née en Iran, la seconde a étudié la peinture mais « en tant qu’artiste on ne peut pas se montrer » il faut se cacher. Mariée à un étranger dont le contrat n’a pas été renouvelé, elle a subi pressions, interrogatoires et perquisitions, toute activité liée à l’étranger étant jugée suspecte. « Sentir l’exil c’est ne plus voir ta famille » c’est les parents qui disparaissent sans que l’on puisse ni les revoir ni les accompagner. A l’arrivée le dépaysement est garanti « autour de soi tout est nouveau. » Cette artiste chante l’exil tandis que sa peinture apparaît sur l’écran.

Réfugié politique, le troisième visage vient de Kinshasa. Opposant au régime il parle des manifestations et de la répression, des menaces, de la prison, des tortures, des évasions. Par l’aide de réseaux plus ou moins mafieux il réussit à quitter le pays. Arrivé à Roissy le passeur le largue comme un paquet et sans papiers, dans l’anonymat de l’aéroport, sa langue – le lingala – pour seul bagage. On le voit sculpter la terre – un prisonnier assis au sol, mains dans le dos – son travail témoigne de sa vie.

Le quatrième témoignage vient du Soudan et des changements géographiques imposés par la situation. L’homme, alors enfant, a suivi sa famille entre le Tchad puis la Libye. Il parle des printemps arabes où les cartes se sont rebattues dans la confusion générale. Il évoque le fait d’être noir en Libye, un handicap de plus. Son père et son frère sont tués sous les bombes lâchées sur la maison, dans un quartier décimé. Il parle de sa vie cachée, pour déjouer le pire, évoque les exactions dont il fut témoin : décapitation, vente d’hommes et de femmes, viols. Il parle de la nécessité de partir et des destins qui se brisent par centaines dans ce qu’il nomme le cimetière bleu. Là-bas il était traducteur.

La cinquième est une femme afghane arrivée en France il y a deux ans et demi. De son pays elle garde la misogynie généralisée dans les transports, la rue et partout, le harcèlement sexuel à l’entrée de l’Université. Elle parle de petite enfance sinistrée, violée, des mariages forcés, du manque d’éducation. Elle est designer et crée des costumes. On la voit, pinceau à la main, dessiner la mode avec une grande finesse.

La sixième histoire de vie est celle d’un homme né au nord Soudan. Il est écrivain. Quitter son pays n’était pas sa volonté. Il accuse son gouvernement d’avoir bâillonné le peuple pour mieux l’exterminer. Il parle des quatre cents langues de son pays et de l’écrit remontant à plus de cinq mille ans. Il parle de prison, de torture, de sa vie là-bas qui le condamna à mort après la destruction de sa maison et du journal qu’il avait créé. Il raconte sa fuite, les faux-papiers et son changement d’identité, les trahisons, les risques, le soutien des organisations humanitaires. Il parle de l’asile politique et du Haut-Commissariat aux réfugiés. Il parle de la peur. Dans sa djellaba blanche et coiffé d’un turban, il est conteur-chanteur.

Le septième parcours de vie nous mène en Azerbaïjan où Azeris et Iraniens se mélangent, où vivre sa sexualité est impossible et oblige à ne pas être soi, à dissimuler. Chez les Azeris porter une boucle d’oreille vaut aveu d’homosexualité. Pour exister, « tu dois tout le temps faire l’acteur. » Menaces à la famille. Peurs permanentes. Assignation à résidence. Coups. Absence de preuves. Obligation de partir. Il raconte son voyage dans les cales des bateaux et son tour d’Europe non choisi. Il écrit pour nous Politic/Poétic. Refused/Réfugié Refusé. Autour de ses mots, quelques enluminures.

Pour le spectateur le parcours est rude mais salutaire et le concept élaboré par Judith Depaule –  d’envoyer ces bouteilles à la mer – fonctionne magnifiquement et sobrement, avec ses acteurs-conteurs. Ensemble ils recréent de la dignité en donnant des visages à l’exil. Fondatrice de la compagnie Mabel Octobre en 2001 après de nombreuses collaborations artistiques, Judith Depaule avance sur des sentiers où elle s’engage personnellement. Elle crée le plus souvent ses propres textes à partir d’une base de recherche documentaire qu’elle croise avec le multimédia, anime des ateliers-spectacles avec les détenus, les primo-arrivants en France, le milieu scolaire et universitaire, les amateurs.

Cette performance, qui nous plonge dans les drames d’aujourd’hui et les espoirs de nouvelles vies, sera suivie d’autres rencontres, en avril, juin et octobre.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2019

Avec : Mathilde Bigan – Raphaël Bocobza – Fernand Catry – Anouk Darne-Tanguille – Nino Djerbir – Pauline D’Ozenay – Nicolas Gachet – Mouradi M’Chinda – Morgane Peters – Nathan Roumenov – Tamara Saade – Angelica Kiyomi Tisseyre Sekine – Frederico Semedo Rocha ou Pablo Jupin – Clémentine Vignais. Réalisation vidéo : Samer Salameh – Production Mabel Octobre et l’atelier des Artistes en exil, avec le soutien du FIJAD.

Le 10 mars 2019 –  Salle du Haut Conseil, Institut du Monde Arabe – Atelier des Artistes en exil, 102 rue des Poissonniers, 75018 Paris. Tél. : +33 1 53 41 65 96 – courriel : contact@aa-e.org – Prochain rendez-vous, le 1er avril à 20h au Collège des Bernardins, Je passe 1&2 – 20 rue de Poissy.  75005 Paris – métro : Maubert-Mutualité.

J’ai pris mon père sur mes épaules

© Sonia Barcet

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène Arnaud Meunier, Comédie de Saint-Étienne/Centre dramatique national, au Théâtre du Rond-Point.

« Avec J’ai pris mon père sur mes épaules, Fabrice Melquiot et moi avons parlé d’une pièce à large distribution, qui parlerait de la France d’aujourd’hui ; de ses replis et de ses peurs ; qui mettrait en scène les oubliés, les laissés-pour-compte et leur rendrait la parole… Nous étions en 2016, bien avant les gilets jaunes et pourtant… » Ainsi Arnaud Meunier, metteur en scène et directeur de la Comédie de Saint-Étienne, définit-il, dans sa note d’intention, son projet de commande d’écriture auprès de Fabrice Melquiot.

Et l’auteur choisit le grand écart entre l’immeuble d’une cité populaire qu’il fait vivre sous nos yeux et L’Énéide de Virgile, comme socle d’inspiration. Son héros qu’il prénomme Énée, un jeune bien d’aujourd’hui, accompagne son père, Roch, sans travail et « si près de la retraite », sur la route de la mort. On apprend en effet au début de la pièce que le père (qui dans l’Énéide serait Anchise) est atteint d’un cancer des os qui s’exprime chez lui par le genou. Mais la mort fera semblant de n’être pas triste. La pièce est ce chemin de Damas emprunté par chaque personnage – trois actrices, cinq acteurs – dans son frottement aux autres, sur les chemins escarpés de l’amitié, de l’amour et du quotidien. « De nos fenêtres Il n’y a Aucune jolie vue Sur Aucun joli lac » dit la belle Anissa, égérie du père comme du fils et qui attend un enfant.

Ce petit clan, haut en couleurs dans son langage, ses aspirations, ses combats et ses passages à vide se compose d’un premier trio : Roch, bien vivant encore, au fort charisme, qui voyage entre lucidité et peurs (Philippe Torreton) ; Énée son fils : « La scène représente Notre jeunesse assise dans Un kebab Qui change de propriétaire Tous les six mois La scène représente La cité Vue  d’hélicoptère C’est ma cité Je suis né ici » (Maurin Ollès) ; Anissa, mi-Pythie mi-coryphée, à la frontière du dedans/dehors en même temps que personnage à part entière (Rachida Brakni). Le second trio se compose de trois jeunes et amis d’Énée : Céleste, son ancienne petite amie, qui fait des études et voudrait partir au Yémen, s’inventant, comme tous, un ailleurs (Bénédicte  Mbemba) ; Mourad qui se cherche, entre les religions, les femmes et les espoirs et qui décidera d’en finir, au bout d’un câble électrique (Riad Gahmi) ; Bakou ami d’Énée, parti puis revenu, et qui scelle ses retrouvailles par une bonne nouvelle : le rôle qu’il vient de décrocher dans une pub, premier pas dans son envie de devenir acteur (Frederico Semedo). Entre les deux espaces se balance Grinch, ami de Roch, au look de crooner mais au moral fragile, qui tient une place particulière entre le deuil qu’il ne fait pas de sa femme et de son fils, tous deux décédés, son envie de vivre et sa tristesse de voir l’ami Roch s’affaiblir (Vincent Garanger). Et il y a Betty (Nathalie Matter) rencontrée sur la route du Portugal où le fils emmène le père dans ce voyage emblématique, pour un rendez-vous avec la mort.

Tous accompagnent Roch sur son dernier bout de route, d’une apparente insouciance avec fête, bistrot, rêves et fantasmes de chacun, avec la mort qui rode. « La mort s’était assise dans un coin de la pièce et elle fumait en attendant qu’on prenne congé les uns des autres… » rapporte Anissa devant le personnage de la mort qui s’est glissée sur le plateau. « Je crois qu’on a tous fermé les yeux » répond Énée. « Quand on les a rouverts La Mort Avait débarrassé les restes Elle avait fait la vaisselle Rangé les couverts Dans le tiroir dévolu… » enchaîne la jeune femme. Autour, dans la séquence Tel était le temps et nous en faisions partie, les bruits du monde, glaçants, et trop réels : « Ils parlent du Stade de France Du Bataclan Des cafés de la rue de Charonne La rue de la Fontaine-au-Roi À Paris… » Le tout sur fond de tremblement de terre aux secousses très concrètement visibles sur le plateau, emblématique des fêlures de chacun. La scénographie de Nicolas Marie, un immeuble en coupe monté sur pivot avec rez-de-chaussée, entresol et étage sert parfaitement la pièce.

Ce que Virgile construit en chants, Fabrice Melquiot le construit en séquences aux noms parfois énigmatiques. Le premier, Nous étions la maison, met en scène Anissa, La scène représente… expression qui ouvre nombre de scènes et dont chaque acteur s’empare, qu’on retrouve en leitmotiv dans l’écriture. La narration annonce ce qui va advenir, avant que la scène ne se déroule. Ce principe d’écriture apporte de la distance et de la poésie aux personnages, rudes par la vie, sensibles par leur humanité. Fabrice Melquiot joue de différents niveaux de langage et registres d’écriture, avec fluidité et habileté. Tête chercheuse dans l’écriture dramatique, il est doué d’un immense talent, tous ses écrits depuis une vingtaine d’années, le montrent. Ici le lyrisme et la poésie côtoient des langues, populaire, familière et argotique, et son écriture, flamboyante de liberté, n’est jamais dans le cliché. La pièce se ferme, après Les Enfers comme dans L’Énéide et après la séquence dite Les arbres ont été couchés, sur les mots du chanteur Murray Head, Say It Ain’t So/Dis que c’est pas vrai, Joe, steuplai, énoncés par Anissa.

Il y a Énée qui, dans sa quête, gomme son identité et inverse les rôles ; il y a Roch et sa souffrance, sa traversée du désert : « Ma jambe est un cactus dont les épines se sont retournées vers l’intérieur » ; il y a ce voyage vers un pays imaginé, le père sur les épaules du fils ; il y a Anissa dans un intense duo avec l’un puis avec l’autre et qui se place du point de vue du collectif ; il y a Grinch qui s’inventerait bien une nouvelle vie ; il y a l’appétit de vivre de tous et l’écroulement de chacun, la solidarité, les doutes, les vacillements, la fête qui tourne court et le rock final. « La scène représente Le chemin emprunté Par Énée À travers la cité À travers la ville Sur les routes… »

Il y a un voyage initiatique né de la rencontre entre Fabrice Melquiot et Arnaud Meunier et un magnifique travail artisan, individuel et collectif, où chaque acteur a sa place, sous la baguette du chef d’orchestre/metteur en scène Arnaud Meunier. Tous sont à féliciter.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2019

Avec : Rachida Brakni, Riad Gahmi, Vincent Garanger, Nathalie Matter, Bénédicte Mbemba, Maurin Ollès, Frederico Semedo, Philippe Torreton – collaboration artistique Elsa Imbert – assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Parelle Gervasoni – assistanat à la mise en scène Fabio Godinho – scénographie Nicolas Marie – lumières César Godefroy – musique Patrick De Oliveira – vidéo Fabrice Drevet – costumes Anne Autran – perruques et maquillage Cécile Kretschmar – regard chorégraphique Cécile Laloy – construction décor et costumes ateliers de La Comédie de Saint-Étienne – Le texte est publié aux éditions de L’Arche.

Du 1er février au 9 mars 2019, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin Roosevelt, 75008 – métro : Franklin Roosevelt – tél. : 01 44 95 98 00 – Site : www.theatredurondpoint.fr – En tournée : 13 au 23 Mars 2019,  Théâtre des Célestins, Lyon – 27 et 28 Mars, Bonlieu/scène nationale d’Annecy – 2 et 3 avril, Les théâtres de la ville de Luxembourg – 9 au 11 avril, Comédie de Saint-Étienne – 16 au 18 avril, Scène nationale de Sète – 24 au 26 avril CDN de Normandie, Rouen –  9 et 10 mai, Théâtre de Villefranche – 16 au 18 mai, Théâtre du Gymnase, Marseille – 24 mai, Maison des Arts du Léman.

 

La Conférence des oiseaux

© Laurent Schneegans

Récit théâtral de Jean-Claude Carrière, inspiré par le poème Manteq Ol-Teyr de Farid Uddin Attar – mise en scène, Guy Pierre Couleau, Compagnie Des Lumières et Des Ombres – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, à Ivry.

« On ignore presque tout de la vie de Farid-Ud-din Attar… On sait surtout qu’il fut l’un des plus grands poètes mystiques de cette époque glorieuse du soufisme où la quête divine atteignit des sommets inégalés. Rûmi, Hallaj, Sandi furent ses pairs » renseigne la quatrième de couverture de la publication au Seuil de La Conférence des oiseaux, dans une adaptation d’Henri Gougaud.

C’est un lumineux récit initiatique adapté ici pour le théâtre par Jean-Claude Carrière, écrivain et scénariste, dont Peter Brook avait retranscrit l’intensité symbolique en 1979, en présentant son spectacle au Festival d’Avignon, à partir d’un long processus de travail collectif. Ce spectacle fait référence. « Il s’agissait, par des exercices et des improvisations, de tenter de parvenir à l’essentiel c’est-à-dire au champ où les impulsions de l’un rejoignent les impulsions de l’autre pour résonner ensemble » disait le Maître.

Ces oiseaux de toutes espèces, de la plus quotidienne à la plus précieuse, en quête d’un monde meilleur, partent à la recherche du Simorg, l’oiseau mythique qu’ils désignent comme leur Roi.  Ensemble, ils traversent sept vallées – de la recherche, de l’amour, de la connaissance, du néant, de l’unité, de la stupeur et de la mort – et arrivent, au bout de leurs forces, face à l’abîme et à leurs songes, face à eux-mêmes.

Une rangée de loges surélevées en fond de scène, sur un sol recouvert de plumes mordorées, fait ici face au public. Les acteurs descendent un à un de la salle et se placent chacun face à un masque, posé devant le miroir de ces coulisses – scénographie de Delphine Brouard, lumières de Laurent Schneegans -. Dix masques se réfléchissent dans ces miroirs, plumages imposants réalisés selon la typologie des oiseaux. Ils sont superbement fabriqués, par Kuno Schlegelmilch, après moulage des têtes de tous les comédiens et de nombreuses opérations de sculpture en positif, avec des dispositifs adaptés à chacune de leurs caractéristiques, comme par exemple la crête des plumes de la huppe, cheffe d’orchestre de la colonie et sorte de coryphée.

Chacun se masque et l’on voit apparaître le faucon en militaire, la perdrix à la cravate, le canard femme, la chauve-souris aux lunettes de soleil, le rossignol qui régale l’assemblée par son chant de crooner, la perruche verte encagée dans un cerceau, la grive, la huppe et le moineau en short. Le travail des acteurs mêle réalisme et fantaisie, chacun habitant son volatile de manière spécifique et différenciée. Au-delà du jeu, les acteurs sont aussi narrateurs et parlent par énigmes. Tous partent sur les traces du Simorg. La route est longue et se décline avec entraide, doute et fatigue… « Je cherche la réponse » dit l’un, « Je réfléchis » dit l’autre, « Je suis la vérité » déclare le troisième. « Une odeur de peur » souvent les traverse dans leur recherche de la perfection et de la connaissance. Un personnage orchestre, outsider, ponctue certaines scènes de ses percussions et bâton de pluie.

Les sinuosités qu’emprunte Guy Pierre Couleau, ancien directeur de la Comédie de l’Est/CDN d’Alsace et metteur en scène de cette Conférence des oiseaux, joue de différents registres et notamment de l’humour, le masque étant la clé des personnages, et comptant avec l’invention de chaque acteur. Il est périlleux de ne pas tomber dans la caricature ou la simplification, le metteur en scène ainsi que les acteurs réussissent à garder le cap. Poésie, rituel et quête de l’absolu restent présents et invitent en douceur et en images à une méditation sur l’amour – en lettres lumineuses : L’Amour aime les choses difficiles – la mort, la stupeur, l’absolu et le néant. « Et si tout n’était qu’illusion ? » conclut Farid Uddin Attar.

Dans un dernier acte de solidarité, les acteurs posent respectueusement leurs masques auprès de l’oiseau mort, avant de reconnaître qu’ils se trouvent face à eux-mêmes. « Amis, tout ce que tu as dit, tout ce que t’ont appris tes maîtres, tout ce que tu as découvert sur le chemin du Tout-Puissant, tout cela n’est que le commencement de l’histoire. Disparais, efface ton être, ta demeure n’est pas ici, dans les ruines de ce bas-monde. Tu dois atteindre l’Essentiel. » ainsi se conclut ce voyage intérieur et métaphorique selon Attar, auquel la représentation donne vie.

Brigitte Rémer, le 2 mars 2019

Avec : Manon Allouch, Nathalie Duong, Cécile Fontaine, Carolina Pecheny, Jessica Vedel, Emil Abossolo M’Bo, Luc-Antoine Diquéro, François Kergourlay, Shahrokh Moshkin Ghalam, Nils Öhlund – assistante mise en scène Christelle Carlier – collaboration artistique Carolina Pecheny – scénographie Delphine Brouard – lumières et régie générale Laurent Schneegans – masques Kuno Schlegelmilch, assisté de Hélène Wisse – costumes Camille Pénager – musique Philippe Miller – régie son Nicolas Favière – régie lumière Léo Garnier – régie plateau Léa Coquet-Vaslet, Maxime Palmer – accompagnement chorégraphique Catherine Dreyfus – Le spectacle a été créé pour Le Printemps des Comédiens à Montpellier en juin 2018 et présenté à la Comédie de l’Est en octobre 2018 – L’adaptation de Jean-Claude Carrière est publiée aux éditions Albin Michel.

Du 11 au 22 février 2019 au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry.

aSH

© Aglaé Bory

Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory – chorégraphie Shantala Shivalingappa, percussions Loïc Schild, à La Scala de Paris.

Une énergie cinétique circule entre la danseuse et l’univers visuel dans lequel elle évolue, énergie intérieure et extérieure. Shantala Shivalingappa fait face à un dispositif scénique, espace symbolique à la fois simple et ultra sophistiqué. C’est un « immense châssis de papier kraft suspendu, enduit de laque noire appliquée sur un bâti sonorisé et électrifié » avec lequel elle entre en dialogue, qui bruisse comme une voile au vent.

Dans sa confrontation avec les éléments représentés par l’univers mouvant et illusionniste de ce papier kraft aux froissements sonores, Shantala Shivalingappa mène avec grâce, force et précision son combat, comme David affronte Goliath. Travaillant entre Paris et Madras, elle a rencontré les grands et travaillé entre autres avec Peter Brook, Maurice Béjart, Bartabas, Pina Bausch, Giorgio Barberio Corsetti. Tout en étant contemporain son alphabet puise dans le Kuchipudi où elle excelle, cette danse indienne de l’Andhra Pradesh dans le sud du pays, autrefois uniquement dansée par les brahmanes et très codifiée. Shantala Shivalingappa fait le grand écart entre ce style ancestral, sculptural et sacré, et l’image abstraite sur grand écran, sorte de Krishna profane qui semble l’absorber. « Sa danse effectue un balancier perpétuel quelque part entre mystique hindoue et physique quantique » écrit Aurélien Bory. Partant du commencement, du vide, son art de la gestuelle, ses bras déployés et offrants, ses mudras superbement maîtrisées, sa rythmique des pieds donnée par les tempos du musicien, Loïc Schild, présent sur le plateau côté cour, sont de forme pure. Elle est porteuse d’une charge émotionnelle forte.

Shantala Shivalingappa est la déesse et la servante d’un rituel qu’elle trace au présent, dessine un cercle de bienvenue comme devant l’entrée de la maison. Formé de dessins au sol exécutés traditionnellement à la farine de riz, et maintenant à la chaux, le kolam se transmet de mère en fille, lignes sinueuses blanches au quotidien, sophistiquées et colorées pour la fête. Aurélien Bory s’est emparé des couleurs pour fondre dans son dispositif animé des motifs géométriques aux cercles concentriques, spirales et rosaces très élaborées. « La scénographie est au centre de mon travail, elle fait apparaître dans son rapport à la gravité entre autres, des lois physiques avec lesquelles les interprètes dialoguent » dit le metteur en scène. Lunaire, la création lumière d’Arno Veyrat éclaire subtilement le plateau.

aSH, le titre du spectacle, est composé des initiales et de la finale des prénom et nom de la danseuse, Shantala Shivalingappa, clin d’œil au dieu de la danse, Shiva, à la fois créateur et destructeur, et qui, en grand ordonnateur des lieux de crémation, se couvre le corps de cendres. C’est le troisième portrait de femmes qu’Aurélien Bory dessine de son talent atypique et au croisement des arts, les deux premiers, étaient consacrés à Stéphanie Fuster et Kaori Ito. Avec la première, dans Questcequetudeviens? il faisait fusionner le flamenco et son écriture de l’espace. Avec la seconde, dans Plexus, il tissait une toile de plus de de cinq mille fils suspendus.

Hybride et multidisciplinaire – entre cirque, danse, musique et théâtre – la palette du metteur en scène-plasticien est vaste, il traverse les styles. Son univers s’inspire de l’œuvre du plasticien allemand ­Oskar Schlemmer, de la réflexion d’Heinrich von Kleist Sur le théâtre de marionnettes, de l’univers de Georges Pérec. Il inscrit ses recherches de l’installation à la performance, et transforme les espaces, comme un magicien. Des sciences à l’esthétique, l’environnement scénographique qu’il invente influe sur la danseuse, la danse modifie la perspective visuelle, l’imaginaire du public se déplace.

Avec aSH, présenté au Festival Montpellier-Danse en 2018, l’espace, a valeur de symbole et fonde la dramaturgie. La scénographie comme métaphore de naissance et de mort, la rythmique des percussions, la fluidité des mouvements, sont autant d’éléments qui, mis en synergie, créent de l’inattendu et une véritable poétique.

Brigitte Rémer, le 20 février 2019

Avec Shantala Shivalingappa (danse), Loïc Schild (percussions). Collaboration artistique Taïcyr Fadel – création lumière Arno Veyrat, assisté de Mallory Duhamel- composition musicale Joan Cambon – Conception technique décor Pierre Dequivre, Stéphane Chipeaux-Dardé – costumes Manuela Agnesini, avec l’aide de Nathalie Trouvé – régie générale Arno Veyrat, Thomas Dupeyron, régie plateau Thomas Dupeyron ou Robin Jouanneau – régie son Stéphane Ley – régie lumière Mallory Duhamel ou Thomas Dupeyron – aSH a été présenté au Festival Montpellier-Danse, en 2018.

Du 16 Février au 1er Mars 2019, La Scala-Paris, 13, boulevard de Strasbourg, 75010. Paris – Métro Strasbourg Saint-Denis – Tél. : 01 40 03 44 30 – Site : www.lascalaparis.com – En tournée : 24 mai Théatre de l’Olivier, Istres – 28 et 29 mai Théâtre de Caen.

 

Concert des chanteurs étoiles de l’Opéra du Caire

© Brigitte Rémer

Oratoire du Louvre, Paris. Dans le cadre de l’année culturelle France Egypte 2019 – en collaboration avec Caroline Dumas, de l’Opéra de Paris.

Les solistes de l’Opéra du Caire ont donné un récital des plus chaleureux au cœur de Paris, interprétant de la musique française, italienne et égyptienne à l’Oratoire du 1er arrondissement de Paris. A cette occasion, cinq des plus belles voix de l’Opéra du Caire se sont fait entendre sous le patronage de la Ministre Egyptienne de la Culture, Dr Enas Abdel Dayem, en présence de S.E. Ehad Badawy, Ambassadeur d’Egypte en France, délégué permanent auprès de l’Unesco et de la Conseillère culturelle Nivine Khaled. Jean-François Legaret, Maire du 1er arrondissement de Paris et Conseiller régional d’Île-de-France accompagnait la démarche ainsi que la Présidente du Comité d’animation culturelle de l’arrondissement, Carla Arigoni.

Les mots d’accueil des personnalités présentes, précédant le concert, ont créé un climat d’intimité, pris en relais par les deux cantatrices et trois chanteurs qui se sont succédé. L’Ambassadeur a mis l’accent sur l’importance de la culture comme pivot de la relation entre l’Egypte et la France depuis Champollion, le Maire a évoqué l’importance du patrimoine matériel et immatériel par les voix, comme autant de trésors vivants.

« Carmen » de Georges Bizet fut à l’honneur, avec trois morceaux : La fleur que tu m’avais jetée par le ténor Amr Medhat – qui a par ailleurs chanté È la solita storia del pastore de « l’Arlesiana » de Francesco Cilea composée d’après Alphonse Daudet ; Toreador, le grand air, chanté par Mostafa Mohamed, baryton, qui a aussi interprété une mélodie populaire égyptienne, Tes yeux sont des perles de Hisham Khalaf, qui signe les arrangements musicaux du récital ; La Habanera de « Carmen » L ’amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser… écrit Prosper Mérimée, morceau interprété par la mezzo-soprano Jolie Fayzi, également interprète de Voi lo sapete, o mamma, un air de « Cavaleria Rusticana » de Pietro Mascagni, et de Mon cœur s’ouvre à ta voix, de « Samson et Dalila » opéra de Camille Saint-Saëns ; Reda El Wakil, profonde voix de basse, a chanté La Calunnia/L’air de la calomnie, du « Barbier de Séville » signé Gioachino Rossini, Ella giammai m’amo ! Elle ne m’a jamais aimé, aria du « Don Carlo » de Verdi et Quand la flamme de l’amour de « La jolie fille de Perth » opéra de Bizet ; Iman Mostapha, soprano dramatique, a interprété avec Amr Medhat l’intense duo d’amour du « Bal masqué » de Giuseppe Verdi, Duo Teco io sto, une aria tragique de « La Tosca » de Giacomo Puccini, Vissi d’arte/J’ai vécu pour l’art, inspirée de la pièce de Victorien Sardou, et deux chansons napolitaines des compositeurs Eduardo di Capua et Ernesto de Curtis. Les chanteurs étaient accompagnés au piano par le talentueux James Greig Martin.

Cette invitation au cœur de Paris des solistes de l’Opéra du Caire s’inscrit dans le cadre de l’année culturelle France Egypte dont le coup d’envoi a été donné le 8 janvier dernier par l’ambassadeur de France en Egypte, Stéphane Romatet, à l’Opéra du Caire. Un spectacle de danse classique et contemporaine, Indépendanse X Egypte – création de Gregory Gaillard, chorégraphe, danseur et maître de ballet à l’Opéra de Paris interprétée par les danseurs des deux Opéra(s), Le Caire et Paris – a été créé à cette occasion. La composition musicale de Florian Astraudo, également danseur à l’Opéra, a été réalisée pour l’événement, mixant de l’électro au ney, la flûte arabe. La ministre de la Culture égyptienne Inas Abdel Dayem et le ministre des Antiquités Khaled el-Enani étaient présents. Dans le cadre de cet échange artistique et symbole d’amitié entre les deux pays, l’année culturelle France Egypte propose de nombreuses manifestations tant au Caire qu’à Paris : au Caire, deux manifestations importantes, L’Épopée du Canal de Suez, pour les 150 ans de l’inauguration du Canal, exposition présentée en 2018 à l’Institut du Monde Arabe de Paris, et La Bande dessinée arabe aujourd’hui, créée lors du dernier Festival de la BD d’Angoulême. Le prochain grand événement parisien sera l’exposition Toutânkhamon, Le Trésor du Pharaon, à La Grande Halle de La Villette, à partir du 23 mars prochain.

Une année culturelle prometteuse s’engage, à en juger par la virtuosité des solistes de ce concert, donné à l’Oratoire du Louvre : l’amplitude, la couleur, le volume vocal et la qualité des timbres de voix, d’une belle intensité chacun dans son registre, furent un vrai plaisir.

Brigitte Rémer, le 22 février 2019

Mercredi 20 février 2019, Oratoire du Louvre, 145 rue de Faubourg Saint-Honoré, 75001. Paris – métro : Louvre-Rivoli et Palais-Royal, RER : Châtelet – Les Halles – Sites : www.bureaucultureleg.fr www. institutfrancais-egypte.com – www.francegypte19.com

 

Vies de papier

© Thomas Faverjon

Écriture et réalisation Benoit Faivre, Kathleen Fortin, Pauline Jardel, Tommy Laszlo – Jeu Benoit Faivre, Tommy Laszlo – Compagnie La Bande passante – à l’Espace Culturel André Malraux / Théâtre du Kremlin-Bicêtre.

L’acteur, Tommy, s’avance avec simplicité et raconte : en 2015, alors qu’il se balade dans une brocante, Place du Jeu de Balles à Bruxelles où il s’est promis de ne rien acheter, son regard est attiré par une couleur, un livre. Il le saisit et le feuillette, c’est un album photos sans légendes et sans signature, fait avec soin. Les photos sont nombreuses, en noir et blanc, d’origine et de tailles différentes, organisées, disposées, parfois découpées, avec des ajouts d’éléments extérieurs, de dessins, de peinture, de collages, la lumière est toujours exceptionnelle. Les doigts lui brûlent et il se résout à l’acheter. Par la délicatesse du travail ; par le drapeau nazi qu’il remarque page six ou sept, quelque chose pour lui devient magnétique. Il comprend que la grande Histoire s’est invitée dans l’histoire de vie de ces inconnus et en informe son comparse de la Bande Passante, Benoît.

Ensemble, ils feuillettent l’album et mènent leur enquête pour poser des lieux, des dates, des événements, des branches généalogiques sur cette histoire familiale. Le point de départ est la photo d’un charmant bébé joufflu, répondant au nom de Christa, on est autour des années 30, en Allemagne. A force de perspicacité et du délicat décollage des photos et des cartes pour tenter de lire ce qui est écrit derrière, on apprend que la petite fille est née le 9 décembre 1933, l’année où Hitler accède au pouvoir, que son père, docteur en droit, était dans l’aviation allemande, qu’ils habitaient Regensburg, à quatre-vingts kilomètres de Nuremberg, en Bavière, tout près de la République Tchèque. Il y a une image avec ses insignes, datée du 14 septembre 1939, quatorze jours après la déclaration de guerre au moment où la Pologne puis les Russes, entrent à leur tour dans le conflit.

On suit Christa de la naissance à l’âge adulte malgré des discontinuités dans la chronologie et des sauts dans le temps. On la retrouve à l’âge de 25 ans avec sa mère, Anita, à l’exposition universelle de Berlin, en 1958. Le père disparaît et reste un mystère, un nouvel homme, officier dans l’artillerie de l’air, apparaît. La dernière image de l’album est un chien royalement allongé sur un muret devant une maison. Qui est l’auteur de l’album, cette question est récurrente au fil de l’enquête. Serait-ce un album réalisé par la mère, à la naissance de sa fille ? Un écran en fond de scène composé de deux parties, permet, sur la gauche, de zoomer, de mettre en vis-à-vis photos, images et dessins de l’album, d’observer l’architecture des maisons, jardins, quartiers, villes, pour comprendre où l’on est et reconstruire l’Histoire ; à droite le travail d’identification fait par Tommy Laszlo et Benoit Faivre. Sur une table côté cour, sur laquelle est posée une caméra, ils investiguent, s’interrogent, recherchent, recoupent, interprètent et émettent des hypothèses. Pas à pas et par post-it interposés ils notent un mot clé, retiennent un extrême détail, inscrivent une question, le nom d’une ville. Le processus de l’enquête est, dès le départ, entièrement filmé. Toute la spirale d’interrogations et les tentatives de résolution des questions, ainsi que l’élaboration du processus théâtral, s’inscrivent en filigrane du spectacle. On suit les protagonistes jusqu’en Allemagne, et dans leurs coups de fil pour tenter de trouver des pistes et rencontrer des gens susceptibles de les faire avancer. Ils vont de surprise en surprise, retrouve la maison de Christa, non loin de l’usine manufacturière de Messerschmitt.

Deuxième cercle de l’histoire, le rapprochement entre cette enquête et l’histoire familiale des deux acteurs, ce qui donne une épaisseur et une humanité supplémentaire à la démarche. D’origine hongroise, Tommy – Tamàs en langue originale – remonte le cours de l’histoire familiale, son environnement, la route des vacances, l’exil de 1956. Il est en lien avec son père qui, passionné par la Grande Histoire, la croise avec les déplacements obligés de sa vie et ceux de sa mère, restée sans époux après 1945. A la disparition de sa grand-mère bien aimée, en 2008, un précieux carnet couvert des dessins crayonnés par le grand-père, sort des archives familiales, une pure merveille de bande dessinée et des informations pour sa descendance. Benoît lui, fait référence à sa grand-mère maternelle, née à Berlin en 1931 et arrivée en France avec ses deux enfants en 1948, sans papiers ni archives, sans mémoire familiale matérielle.

L’histoire de Christa s’efface à sa mort, en 2011. Son mari, Georges, qu’elle aurait rencontré dans un parc, disparaît à son tour quelques années plus tard. On trouve dans l’album une carte de vœux datant de 1989 et la question revient : Georges aurait-il créé cet album photo à la mémoire de sa femme ? Un de ses amis interrogé, ne le croit pas et cette question, comme d’autres, restera sans réponse. Tommy et Benoît élargissent chaque jour le champ de leurs réflexions sur la préservation des archives familiales, et repartent de l’album photos orphelin : comment jeter l’histoire familiale, pour les uns ; comment, pour les autres, fouiller dans la vie d’autrui ? Ces questions éthiques les taraudent. D’après les indices de l’album, la mère de Christa serait décédée en 1989, année de la chute du Mur de Berlin, Christa avait cinquante-six ans. Elle aura sûrement vidé la maison de sa mère et n’avait pas de descendance.

Cette invitation au voyage dans le temps et la mémoire, proposée par le collectif La Bande Passante est exemplaire. Créé en 2007 par Benoît Faivre autour du théâtre d’objets, rejoint en 2014 par Tommy Laszlo, leur objectif est de se mettre à l’écoute du passé pour interroger le présent et lutter contre l’oubli. Ensemble, ils développent un cycle de spectacles, Mondes de Papier, à partir d’installations autour du papier, découpage et pliage, de la mise en mouvement de mécanismes, de la vidéo. Vies de Papier spectacle bien nommé, s’inscrit dans ce cycle et ouvre sur l’imaginaire, dans un commentaire passé-présent. Sur scène, les souvenirs de cette mystérieuse Christa se mêlent à la mémoire des deux grands-mères – hommage familial donc – toutes deux ayant fui leur pays. L’archéologie intime se superpose à l’archéologie collective dans laquelle l’album les a menés. Dans cette forme de théâtre documentaire, l’objet, manipulé à vue, sert de pièce à conviction. Au-delà des images qui aident à décrypter l’enquête, de la table des commentaires où officient les deux auteurs-acteurs, un grand damier au sol, formé par les photos sur un fond petit gris clair similaire aux pages de l’album trouvé, alimente aussi la caméra en direct.

Reste la question de la représentation, entre les images vidéo témoins du déroulement de l’enquête, celles qui se tournent en direct pour étayer le récit, la distance de la narration par deux acteurs dans l’élaboration d’un langage scénique sur la mémoire, un ensemble qui s’articule ici avec pertinence. Vies de papier interroge de manière fine et sensible la reconstruction de la mémoire là où, selon le sociologue Maurice Halbwachs « on peut dire aussi bien que l’individu se souvient en se plaçant au point de vue du groupe, et que la mémoire du groupe se réalise et se manifeste dans les mémoires individuelles. » Là, le théâtre a du sens.

 Brigitte Rémer, le 16 février 2019

Direction artistique et interprétation Benoit Faivre, Tommy Laszlo – regard extérieur Kathleen Fortin – prise de vues Pauline Jardel – création musicale Gabriel Fabing – lumière Marie Jeanne Assayag-Lion – costumes Daniel Trento – régie et petite construction Marie Jeanne Assayag-Lion, David Gallaire, Thierry Mathieu, Daniel Trento.

Le 15 février 2019 à l’Espace Culturel André Malraux-Théâtre du Kremlin-Bicêtre, 2 Place Victor Hugo, 94270 Le Kremlin-Bicêtre – métro : Le Kremlin-Bicêtre – Compagnie La Bande Passante www.ciebandepassante.fr – En tournée : 7 et 8 mars 2019, Centre culturel La Maillette – Mil Tamm Locminé (56) – 10 mars 2019 Le Strapontin, Pont-Scorff (56) – 26 au 28 mars 2019 Festival Marto, Théâtre Firmin Gémier/La Piscine, Antony/Châtenay-Malabry (92) – 30 mars 2019 Festival Marto, Théâtre des Sources, Fontenay-aux-Roses (92) – 2 avril 2019, L’Hectare, Scène conventionnée, Vendôme (41) – 9 avril 2019, Théâtre de Jouy, Jouy-le-Moutier (95), 12 avril 2019 Théâtre du Cormier, Cormeilles-en-Parisis (95) – 27 et 28 avril 2019, Théâtre d’Arles, Scène conventionnée, Arles (13) – 17 Mai 2019, la BIAM-Maison du développement culturel, Gennevilliers (92) – 5 au 28 Juillet 2019, Festival d’Avignon – 11 Gilgamesh Belleville, Avignon (84).

 

Jours tranquilles à Jérusalem

© Nabil Boutros

Texte Mohamed Kacimi – mise en scène et scénographie Jean-Claude Fall – dramaturgie Bernard Bloch – à la Manufacture des Œillets/Ivry-sur-Seine.

En 2015, Adel Hakim part à la rencontre du Théâtre National Palestinien avec lequel il collabore depuis plusieurs années. Entre Jérusalem-Est et Ivry-sur-Seine où il codirige avec Élisabeth Chailloux le Théâtre des Quartiers d’Ivry, qui s’installera plus tard à la Manufacture des Œillets, il vient monter Des Roses et du Jasmin pièce dont il est l’auteur et qui traverse l’histoire contemporaine de la région israélo-palestinienne de 1944 à 1988, à travers trois générations d’une même famille qui met en jeu Israéliens et Palestiniens. « Chacun est inscrit dans une généalogie, cela n’empêche pas de construire son destin » faisait justement remarquer Leila Shahid, ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, lors d’un débat que proposait la Manufacture, en janvier 2017.

Dans cette mission délicate, Adel Hakim, a demandé au dramaturge Mohamed Kacimi de l’épauler. Ce dernier en a rapporté un carnet de bord et le fruit de ses observations, collectées entre février et juin 2015. Adel Hakim a écrit la pièce en français, en a demandé la traduction en arabe à Nabil Boutros, qui, également photographe et plasticien, a rapporté de Jérusalem-Est de superbes témoignages images, exposés au moment de la création de la pièce, à la Manufacture des Œillets. Sans doute, Adel Hakim ne s’attendait-il pas à tant d’embûches. C’est ce dont témoigne Jours tranquilles à Jérusalem, de Kacimi.

Son journal commence le mercredi 11 février 2015 : « Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible, le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés. Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel Hakim : Des Roses et du jasmin… » Et Kacimi retrace les premières réactions de la troupe qui, au-delà des déclarations d’amitié faites au metteur en scène, s’opposent farouchement à ce que, eux, Palestiniens, interprètent des rôles d’Israéliens. Ce thème, expression d’un réel blocage fut, dans les premiers temps, récurrent, et repris par le conseil d’administration du théâtre qui refusait tout en bloc : « J’ai compté les personnages de la pièce. Elle compte deux Palestiniens, Salah et son fils, les autres sont Juifs, Myriam, Aron, Rose, Dov et Yasmine. Deux sur cinq, mathématiquement c’est une pièce juive » dit l’un. « Tu veux un drapeau israélien sur la scène du Théâtre National Palestinien ? » demande l’autre. « Oui, pour la création de l’État d’Israël, il faut bien le montrer le drapeau… » se défend l’auteur, qui ajoute : « Vous voulez interdire la pièce c’est ça ? »  « Non, on ne parle pas d’interdiction. Mais de refus. On ne veut pas de cette pièce, c’est tout. Ce n’est pas de la censure, c’est un choix » répondent-ils en chœur. Le CA lui, voulait supprimer des pans entiers de la pièce, mais Adel Hakim résistait. A plusieurs reprises il fit sa valise. C’est le directeur de la troupe qui, contre l’avis du CA et contre ses acteurs, finit par prendre le parti de l’auteur et à défendre le projet.

Tout devient problème quand on est écorché vif. La fin de la pièce posait aussi problème : dans une première version, « la soldate israélienne, Rose, fille de Mohsen et de Léa, devait mourir dans un attentat, mais les acteurs trouvaient que cela nivelait les relations et effaçait la notion de coupable et victime, de dominant et dominé. » Alors, Rose se suicidera. Il y eut de nombreux échanges plus ou moins houleux avec les acteurs, sur tous les sujets sensibles, avant d’arriver à un consensus. On mesure la difficulté de monter un spectacle dans un pays où, comme le dit l’un d’eux, « tout est piégé »  et trois semaines avant la première, tout restait incertain.

Mais le chemin de Damas n’était pas fini car la vie quotidienne, à Jérusalem-Est, se pétrifie dans les check-point. Comment se concentrer sur un texte et trouver le temps de l’apprendre quand « pour sortir de Bethléem, je dois me réveiller à 5 heures du matin pour être à Jérusalem à 9 heures » dit l’un ; quand l’autre explique que « chaque jour, elle fait un trajet de 4 heures entre Haïfa et Jérusalem, prend un bus, un train, puis un taxi » ; quand le troisième doit franchir le pont Allenby, qui sépare la Cisjordanie de la Jordanie, comme le dit Le Monde « un condensé de toutes les calamités dont les Palestiniens sont affligés : bureaucratie, corruption et tyrannie sécuritaire…» temps au bout duquel, après des sinuosités extravagantes « les passagers passent enfin par la douane israélienne puis prennent le bus pour Jéricho. Pour franchir ce poste frontière, chaque palestinien met 8 heures les beaux jours et 10 heures les jours d’affluence. Un Paris-Marseille pour parcourir 40 mètres » note Kacimi. Le blocage est partout, aux check point, avec les embouteillages, avec la mort qui plane en permanence, avec les distances et contournements. Passer un mur, plus une zone de sûreté de barbelés superposés, plus d’autres grillages, plus une zone de détection faite de sable sur lequel les pas marquent, des miradors, des mitrailleuses, des portes à franchir : comment être à l’heure au théâtre et comment se concentrer ? On comprend que certains jours les filages soient mous et que « ça flotte. » Chaque moment apporte son lot d’incertitude et d’inquiétude. Les bouteilles d’eau sont bloquées par le fisc, les soldats interrompent les répétitions… La liste est longue des tracasseries quotidiennes.

« Nous faisons le point : nous sommes à deux mois de la création, nous n’avons plus de comédiennes. L’acteur qui doit jouer John n’a toujours pas obtenu d’autorisation de l’armée pour sortir de Bethléem. Le texte n’est pas prêt, les partenaires palestiniens peinent à trouver les fonds qui manquent et les membres du conseil d’administration du TNP sont très hostiles au projet » poursuit Kacimi. Coup de grâce la veille de la première prévue le lundi 1er juin. Quelqu’un dit : « C’est vraiment formidable votre travail. Mais vous oubliez une chose, il n’y a personne pour le théâtre à Jérusalem, si vous faites une deuxième représentation nous n’aurez pas plus de trois chats dans la salle. L’idée des trois heures de spectacle est magnifique, on n’a jamais vu ça ici, mais si vous faites un entracte personne ne va revenir. Vous allez vous retrouvez tous les deux, tous seuls. Je ne sais même pas si les comédiens vont rester avec vous pour la deuxième partie de la pièce. » Ce lundi 1er juin pourtant : « Nuit d’été à Jérusalem dont la lumière n’a pas d’équivalent ailleurs. La cour du théâtre se remplit petit à petit. Il y a beaucoup de monde. Nous avons un peu la trouille. Les gars de la sécurité habillés en tee-shirts noirs roulent des mécaniques devant la porte du théâtre.  Le spectacle commence dans un grand silence. Beaucoup ont sorti leurs tablettes pour filmer mais durant toute la première partie personne ne bouge. Un miracle. Durant trois heures, la pièce d’Adel déroule, avec un souffle épique, les destins fracassés de familles juives et palestiniennes mélangées, par l’amour et par la haine… A la fin, de la représentation, la salle est debout. »

Il n’est sans doute pas simple de trouver un point de vue scénique qui ne surcharge ni ne détourne le propos. Mettre en espace ces Jours tranquilles à Jérusalem, de Mohamed Kacimi, témoin d’un autre travail, celui d’Adel Hakim a peut-être tout simplement une valeur posthume – le metteur en scène est décédé l’été 2017 -. Kacimi en avait fait lecture quelques mois avant, en janvier, sous l’œil du Maître, lors de la création de Des Roses et du Jasmin à la Manufacture des Œillets, sa complémentarité était intéressante. On perd ici en densité en recréant en images le contexte de vie, et les difficultés de la création dans un pays en guerre. Dans la mise en scène de Jean-Claude Fall, qui a aussi conçu la scénographie et qui tient le rôle d’Adel Hakim, les acteurs se fondent dans le public, sorte de personnages en quête d’auteur qui interviennent depuis la salle, se glissant dans la peau des acteurs palestiniens, cela sonne plutôt faux. Il y a des séquences de reprise de « l’original » de la pièce Des Roses et du Jasmin, avec notamment, au début du spectacle, la rencontre entre John le militaire anglais et la jeune Myriam, pastiche d’une séquence hollywoodienne sous les projecteurs. Le texte est saupoudré de petites histoires drôles au rire grinçant, Trump, Macron et Dieu apparaissent au générique. Pour qui a vu le spectacle d’Adel Hakim, cette image-reflet des acteurs du Théâtre National Palestinien est une fausse bonne idée, le décalage de la langue aidant, la magie et l’Histoire s’envolent. Et les prises de vue vidéo défilant sur écran – très vite au départ et comme des coups de poing – qui montrent le quotidien de Jérusalem-Est, avec de nombreux graffitis témoignant de la guerre, n’ont pas de réelle construction dramaturgique.

Cette « tragédie grecque mettant face à face deux frères jumeaux qui s’autodétruisent » selon Leila Shahid n’avait peut-être pas besoin de ce commentaire sur le commentaire de l’Histoire. Adel Hakim, qui avait mis en scène, avec le même Théâtre national Palestinien, Antigone, se reconnaissait aussi dans la tragédie grecque « qui m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde » disait-il avant de partir.

Brigitte Rémer, Paris le 15 février 2019

Avec Bernard Bloch,  Roxane Borgna, Etienne Coquereau, Jean-Marie Deboffe, Jean-Claude Fall, Paul-Frédéric Manolis, Carole Maurice, Nolwenn Peterschmitt, Alex Selmane. Création vidéo et collaboration artistique Laurent Rojol – direction technique Jean-Marie Deboffe – régisseur lumière Bernard Espinasse – régisseur son Olivier Naslin – habilleuse Marie Baudrionnet –  Commande d’écriture d’après Jours tranquilles à Jérusalem, texte publié aux éditions Riveneuve – Extraits de Des Roses et du Jasmin d’Adel Hakim, éditions l’Avant-Scène.

Du 28 janvier au 8 février 2019, à la Manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry –  Tél. : 01 43 90 11 11 – Site www.theatre-quartiers-ivry.com

Gravité

© Jean-Claude Carbonne

Chorégraphie Angelin Preljocaj – Musiques Maurice Ravel, Johann Sebastian Bach, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch, Daft Punk, Philip Glass, 79D – à Chaillot-Théâtre national de la danse.

« La gravitation est l’une des quatre forces fondamentales qui régissent l’univers. Elle désigne l’attraction de deux masses. Elle est invisible, impalpable, immanente. C’est pourtant elle qui crée ce qu’on appelle la pesanteur. Depuis des années, les notions de poids, d’espace, de vitesse et de masse ont traversé de façon intuitive ma recherche chorégraphique » dit Angelin Preljocaj qui inscrit son travail dans un mouvement de balancier. Tantôt il l’oriente vers le narratif, comme ses chorégraphies Blanche-Neige, Roméo et Juliette ou Le Parc, créé pour l’Opéra de Paris, en témoignent, tantôt il plonge dans des recherches fondamentales pour élaborer une écriture-matériau « comme on le fait avec la glaise » et se nourrit du narratif.

Gravité, un concept abstrait en même temps que concret pour le chorégraphe, fait partie de ses recherches laboratoires pour un langage chorégraphique nouveau. La pièce est construite en chapitres musicaux thématiques, mis en relation avec des oeuvres musicales de différents styles qui donnent à la chorégraphie et au public différentes saveurs : Johann Sebastian Bach, Maurice Ravel, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch, Daft Punk, Philip Glass, 79D. Le tout s’articule en un geste chorégraphique fort.

L’ouverture de Gravité se danse en relation avec le sol, on se croirait au centre de la terre : une douzaine de danseuses et danseurs, jambes nues et justaucorps noirs se déplacent en rampant et se mêlent en un flux et un reflux continus. Les jambes blanches attirent le regard qui suit les figures-hiéroglyphes. Le courant et l’impulsion musicale, comme par temps de grand vent, les incitent à se redresser. Chaque séquence repousse les limites du corps et travaille sur des tonalités de gravités. Les danseurs cherchent à se libérer de la pesanteur, par suspension ou par pulsions, et de l’idéal de la danse classique, en résistant à l’élévation. Le chorégraphe pourtant se promène avec virtuosité dans un vocabulaire néo-classique où la gravité est un poids qui redescend vers le sol, et les danseurs en solos, duos, trios ou mouvements collectifs en matérialisent les lois de l’attraction avec une grâce infinie.

La dernière partie du spectacle réserve une belle surprise et ouvre sur les premières notes du Boléro de Ravel qu’Angelin Preljocaj amène avec subtilité et naturel. Et le spectateur se laisse glisser dans ce trou noir musical, black hole au sens où Stephen Hawking – qui applique les lois de la physique quantique à la cosmologie – dont on entend quelques mots de l’aventure spatiale juste avant, l’entend. « L’idée du trou noir que l’on peut définir comme l’objet cosmologique le plus dense et qui engloutit tout ce qui l’approche » à l’origine de la quête du chorégraphe impose sa circularité, développe la notion de gravité où tout tourne autour d’un centre et mène à la transe. Partant de cette idée philosophique, le Boléro s’est imposé à Angelin Preljocaj comme texture idéale servant son propos. Avec les danseurs il s’est engouffré dans ce pari risqué de le danser, et c’est une pure merveille. Après Béjart il fallait oser. Cette masse blanche formée par les danseurs comme un magma ondulant puis bouillonnant est d’une force et d’une beauté sidérante. Et le solo final de la danseuse (Isabel Garcia Lopez) alors que tous sont au sol et ont rejoint le trou noir, offre, par sa majestueuse lenteur, une intense densité.

Né en France de parents albanais, Angelin Preljocaj s’est formé en France et aux États-Unis, a créé sa compagnie le Ballet Preljocaj en 1984, a chorégraphié une cinquantaine de pièces, du solo aux grandes formes. Preljocaj est ceinture noire de judo et reconnaît l’influence des arts martiaux dans sa démarche, par la connaissance de l’autre corps que cela lui a donnée, les portés, le contact. Depuis octobre 2006, il est directeur artistique du Pavillon Noir à Aix-en-Provence, centre chorégraphique national construit par Rudy Ricciotti, où il travaille avec les vingt-quatre danseurs permanents du Ballet. Il aime à créer des synergies avec d’autres artistes et s’ouvre à différentes disciplines comme la musique, les arts plastiques, le design, la mode et la littérature. Ses créations sont reprises au répertoire de nombreuses compagnies comme La Scala de Milan, le New York City Ballet et le Ballet de l’Opéra national de Paris. Il s’intéresse aussi au cinéma et a réalisé plusieurs films.

La puissance et la facture de ses ballets reposent aussi sur l’art de s’entourer. Les costumes d’Igor Chapurin, styliste de haut vol né en Russie, tombé dans la mode par hérédité, et qui tout jeune y a développé son imaginaire et ses talents de jeune créateur, sont pour Gravité de toute beauté et d’une grande simplicité. De l’ouverture en noir profond au dernier fragment blanc éclatant, ce collaborateur du Bolchoï, joue des transparences, plissés, cœurs croisés et lignes de fuite avec majesté. Éric Soyer, créateur lumières et d’espaces lumineux, a, dans sa palette, une belle expérience et une diversification des arts. Il conçoit des éclairages dans les domaines des arts de la rue, de la musique, de l’opéra, du théâtre et de la danse, en France et en Europe. Il accompagne subtilement le spectacle, créant des environnements lumières en dialogue avec le plateau, danseurs, costumes et musiques réunis.

C’est un grand plaisir de suivre le voyage en Gravité proposé par Angelin Preljocaj, à la recherche perpétuelle de l’épure et du Beau. Il fait bouger ses danseurs à l’unisson, dans des mouvements partagés, une même énergie et une respiration commune. Il crée ici un langage chorégraphique de la gravité et une grammaire des formes dans laquelle l’effet kaléidoscope enrichit le danser ensemble.  « J’aime la virtuosité dit-il, c’est pourtant très critiqué. » La virtuosité est artisanale et le fruit d’un long et magnifique travail.

 Brigitte Rémer, le 13 février 2019

Avec les danseurs : Baptiste Coissieu, Leonardo Cremaschi, Marius Delcourt, Mirea Delogu, Léa De Natale, Antoine Dubois, Isabel Garcia Lopez, Véronique Giasson, Florette Jager, Laurent Le Gall, Théa Martin, Victor Martinez Caliz, Nuriya Nagimova – chorégraphie Angelin Preljocaj – costumes Igor Chapurin – lumières Éric Soyer – assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque – Gravité fut présenté dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon, en  2018.

Du 7 au 22 février 2019, à Chaillot-Théâtre National de la Danse, 1 place du Trocadéro – 75116 Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – Site : www.theatre-chaillot.fr