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Les Frères Karamazov

© Simon Gosselin

D’après Fédor Dostoïevski dans la traduction de André Markowicz – adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe – Dans le cadre du Festival d’Automne.

Partant de ce roman puissant de mille trois cents pages, Les Frères Karamazov, Sylvain Creuzevault a construit une dramaturgie pour un spectacle en 3h30. Il avait auparavant travaillé le sujet en isolant du roman un extrait du volume 1 de l’œuvre, et présenté en 2020 le poème du Grand Inquisiteur qu’il interprétait avec Arthur Igual et Sava Lolov, qu’on retrouve ici. En 2018 il avait abordé Dostoïevski en mettant en scène Les Démons, librement inspiré du roman. En 2019 c’est avec des apprentis-comédiens qu’il proposait L’Adolescent, puis Crime et Châtiment et Les Carnets du sous-sol. Autant dire que l’univers dostoïevskien lui est familier.

Pour que le spectateur soit raccord avec l’histoire, un condensé de la situation s’affiche sur un tulle dès avant l’arrivée du spectateur. Il se poursuit entre chaque acte, ainsi qu’à l’entracte où la lumière de la salle ne s’allume pas et où les musiciens – pianos et claviers électroniques placés dans la salle devant le plateau – continuent à jouer (création musicale Sylvaine Hélary, Antonin Rayon). Dostoïevski raconte la vie d’un père dépravé et irrespectueux, Fiodor Karamazov (Nicolas Bouchaud), englué dans des histoires de dettes et de femmes, ce qui poussera l’un de ses fils à le supprimer. Ses trois fils, de philosophies, croyances et univers différents se connaissent peu : Alexeï Fiodorovitch alias Aliocha (Arthur Igual), le naïf, le mystique, novice au monastère auprès du Starets Zossima son père spirituel (Sava Lolov) ; Ivan, l’intellectuel matérialiste pour qui Dieu n’existe pas et qui en perdra la tête (Sylvain Creuzevault) ; Dmitri (Vladislav Galard), demi-frère aîné, l’exalté, l’impétueux, le rival de son père en termes amoureux, dont la mère est morte quand il avait trois ans et dont le père ne s’est pas occupé. Il y eut aussi un quatrième fils, Pavel Smerdiakov, celui-là non reconnu par Fiodor Karamazov. Lequel d’entre eux signera ce passage à l’acte, le parricide, qui tire le roman vers un fait-divers ?

La première scène se passe au monastère, dans la cellule du Starets Zossima et réunit la famille Karamazov, à la recherche d’une médiation entre Dmitri et son père au sujet de l’héritage que réclame l’aîné. Le père s’y conduit de manière provocatrice, grossière et mensongère et accuse Dmitri d’avoir séduit Katerina Ivanovna et de lui avoir promis le mariage tout en fréquentant une autre femme, Grouchenka. Le père lui-même a des visées sur cette dernière. Suite à ce rendez-vous manqué et explosif, le Starets invite Aliocha à quitter le monastère pour s’occuper de sa famille.

Puis les événements s’enchaînent comme la scène où les deux femmes, Katerina Ivanovna et Grouchenka (Blanche Ripoche et Servane Ducorps) se font face et se déchirent, scène où le mensonge de Grouchenka isole Katerina Ivanovna alors fiancée à Dmitri, scène où les hommes troublent le jeu – on apprend que Dmitri aurait été le débiteur puis le créancier de Katerina, que la jeune femme souhaitait l’épouser mais que lui portait ses vues sur Grouchenka dont il était tombé follement amoureux -. On apprend aussi qu’Ivan serait amoureux de Katerina Ivanovna -. La mort du Starets Zossima dont la dépouille exposée dans un cercueil dégage une odeur pestilentielle, donne lieu à une scène surréaliste et rocambolesque. Aliocha de son côté, hors du monastère semble comme une brebis égarée, et quand sa bure flambe nous donne la représentation de l’enfer. La rencontre entre Aliocha et Ivan discutant de l’existence de Dieu, au cabaret, traîne un peu en longueur. On apprend l’assassinat de Fiodor Karamazov et cela n’étonne pas grand-monde. Auprès de lui se trouvait une enveloppe de trois mille roubles destinés à Grouchenka, dans laquelle l’argent a disparu. Qui aurait eu intérêt à cette disparition du père ?

Dans la version de Sylvain Creuzevault l’histoire de la famille Karamazov ne serait qu’une histoire d’argent et de mœurs, car le polar l’emporte dans la seconde partie du spectacle où tout se délite, après le meurtre du père. Les aspects de réflexion sur la philosophie, la religion, le socialisme, sont comme gommés et le metteur en scène force le trait, rendant certains moments particulièrement caricaturaux. C’est Dmitri, au comportement imprévisible et souvent irrationnel, qui est montré du doigt puis nettement accusé du meurtre. On le met en cage et la plaidoirie de l’avocat Fétioukovitch fait date (interprété par Nicolas Bouchaud, qui de père mort se transforme en l’avocat de son fils présumé innocent, comme presque tous les acteurs qui portent plusieurs rôles) : « Messieurs les jurés, qu’est-ce qu’un père, un vrai père, qu’est-ce que ce mot sublime, quelle idée si effrayante dans sa grandeur est renfermée dans ce nom ? Dans l’affaire présente, le père, le défunt Fiodor Pavlovich Karamazov ne ressemblait pas du tout à cette idée du père qui vient de se dire à nos cœurs. C’est un malheur. Oui, réellement, iI est des pères qui ressemblent à des malheurs… »

Le metteur en scène lance des pistes sur tous les fronts qui s’écrivent à l’encre sympathique, et s’effacent les unes après les autres. Il prend appui sur Jean Genêt, dans sa Lecture des Frères Karamazov rapportée dans le programme de salle : « Dostoïevski réussit ce qui devait le rendre souverain : une farce, une bouffonnerie à la fois énorme et mesquine, puisqu’elle s’exerce sur tout ce qui faisait de lui un romancier possédé, elle s’exerce contre lui-même, et avec des moyens astucieux et enfantins, dont il use avec la mauvaise foi têtue de Saint-Paul… Ai-je mal lu Les Frères Karamazov ? Je l’ai lu comme une blague. » Sylvain Creuzevault s’engouffre dans cette interprétation de l’œuvre avec brio et déploie son artillerie lourde, avec des scènes qu’il mène parfois jusqu’au grotesque.

La scénographie, (Jean-Baptiste Bellon), lieu unique et boîte blanche aux lumières tout aussi blanches (Vyara Stefanova), se transforme avec justesse autant que de besoin, à la fois monastère – bougies, bures noires et mur d’icônes – maison familiale, cabaret, maison de Katerina Ivanovna, prison puis tribunal montrant Dmitri se débattant, à grand renfort d’images (vidéo Valentin Dabbadie). Des samizdats s’affichent sur les murs comme commentaires provocateurs. « Si Dieu est mort, tout est permis… » Sylvain Creuzevault inscrit son geste de mise en scène dans le registre de la farce, et entremêle les fils des intrigues.

La complexité de l’œuvre, malgré sa difficulté, attire les grands metteurs en scène. Ainsi Krystian Lupa en avait-il proposé à l’Odéon en 2000 une magnifique version qui a fait date. Frank Castorf à la Friche Babcock de La Courneuve en 2016, en partenariat avec la MC93 Bobigny dans le cadre du Festival d’Automne, avait donné la sienne, habitant magistralement cette friche démesurée de son inventivité (notre article du 19 septembre 2016). Jean Bellorini avait présenté sa lecture de l’oeuvre à Avignon en 2016, spectacle repris en 2017 au TGP de Saint-Denis (notre article du 17 janvier 2017). Sylvain Creuzevault met l’accent sur l’enquête policière avec une certaine brutalité sarcastique que les acteurs déclinent, chacun à sa manière, à travers leurs différents personnages.

Brigitte Rémer, le 9 novembre 2021

Avec : Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier et les musiciens Sylvaine Hélary, Antonin Rayon. Dramaturgie Julien Allavéna – scénographie Jean-Baptiste Bellon – lumière Vyara Stefanova – création musicale Sylvaine Hélary, Antonin Rayon – maquillage Mytil Brimeur – masques Loïc Nébréda – costumes Gwendoline Bouget – son Michaël Schaller – vidéo, accessoires Valentin Dabbadie – Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski, traduction André Markowicz, est publié aux éditions Actes Sud, coll. Babel.

Du 22 octobre au 13 novembre 2021, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h. Relâche exceptionnelle le dimanche 24 octobre, place de l’Odéon, 75006. Paris – En tournée : 24 novembre 2021, L’Empreinte, scène nationale Brive-Tulle – 12 au 14 janvier 2022, Théâtre des Treize vents, centre dramatique national de Montpellier – 17 et 18 février Points communs, nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise – 11 au 19 mars, Théâtre national de Strasbourg – 24 et 25 mars, Bonlieu, scène nationale d’Annecy – 13 et 14 avril, La Coursive, scène nationale de La Rochelle – 29 et 30 avril, Teatro nacional São João de Porto.

Aucune idée

© Théâtre de la Ville

Conception et mise en scène Christoph Marthaler, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Nous sommes sur un palier comme dans une zone de non-droit avec une scénographie de portes qui ouvre sur une chorégraphie d’actes manqués et d’oublis. Nous ne sommes pas dans un quartier dit sensible, plutôt chez des gens bien sous tous rapports, bonne bourgeoisie, beaux habits, langage et raffinement.

Le long et dégingandé Graham F. Valentine, acteur d’origine écossaise, règne sur le palier. Il sautille dans sa tête, apparaît et disparaît dans ce jeu de portes qu’il entrebâille, tire et pousse. Il écoute aux portes, s’invite, s’excuse, parle dans le vide, rencontre l’un de ses voisins, le joueur de viole de gambe suisse et compatriote de Marthaler, Martin Zeller, bien calé dans son antichambre. Le glouglou du radiateur dérange la musique, qu’à cela ne tienne, on le déplace, il se transforme en chaire de borborygmes où s’agite notre héros. Bref on se perd entre le dedans et le dehors dans ce labyrinthe de bons mots et courants d’air.

Nous suivons ces deux héros de la vie quotidienne, l’un, puis l’un et l’autre, tous deux virtuoses en leurs partitions, entre chant, musique et onomatopées, entre vide, interruption, oubli et omission. Le temps d’une chanson l’instrument devient guitare. Graham F. Valentine se déploie dans le gag, le pince sans-rire, l’humour british, le cocasse, le loufoque et l’absurde. Avec Christoph Marthaler il partage le goût d’un théâtre burlesque qui joue d’une certaine étrangeté et qui brasse en allemand, anglais et français, avec surtitrages.

Marthaler, comme toujours, manipule le décalé avec brio, il est ici le champion de l’ironie. La liste de ses spectacles présentés en France est longue, il est aguerri à la musique et au théâtre. Aucune idée s’inscrit dans la lignée du cabaret ou de la récréation.

Brigitte Rémer, le 8 novembre 2021

Avec Graham F. Valentine et Martin Zeller (violoncelliste). Scénographie, Duri Bischoff – dramaturgie Malte Ubenauf – musique Martin Zeller – costumes, Sara Kittelmann – lumières, Jean-Baptiste Boutte – assistantes mise en scène Camille Logoz, Floriane Mésenge.

Du 1er au 14 novembre 2021, Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – tél. : 0142 74 22 77 – site : www.theatredelaville.com

Happy dreams Hôtel

© Kurdistan au féminin

Écriture et mise en scène Elie Guillou d’après l’histoire de Aram Taştekin – Compagnie La voix des autres, au Théâtre municipal Berthelot Jean-Guerrin.

C’est une histoire kurde racontée par celui qui l’a vécue, Aram Taştekin. Le metteur en scène, Élie Guillou, la fait évoluer scéniquement, au fil de leurs work in progress.

Nous suivons Aram, accompagnant un de ses cousins qui part rejoindre la guérilla kurde à Mus, dans les montagnes de l’Est de la Turquie et qui lui a demandé un coup de main. Le bref au revoir à sa mère sera en fait un adieu, le premier check-point les met face à la réalité. Ils passent une dernière soirée dans un hôtel de Mus, sans nom ni enseigne, avant de se séparer.

Aram revoit alors son passé, par flash-back. Il est dans la montagne à l’âge de six ans, gardant les agneaux avec son cousin de deux ans son aîné, et se souvient d’anecdotes et d’expériences vécues ensemble. La découverte du Coca Cola que tous au village avaient pris pour du vin le fait encore sourire. C’était sacrilège et péché et, dans la panique générale, cela avait privé le village d’eau potable pendant quelques jours. Ils avaient failli toucher l’enfer !

A sept ans, Aram découvre, bouleversé, qu’il aurait plusieurs prénoms : Aram, en kurde devient Ikram en Turquie et son père lui explique : « Aram, dans ce pays, nous les Kurdes, on a deux prénoms : le prénom du village et le prénom de l’État. Le premier c’est en Kurde, le deuxième c’est en Turc. » Et Aram peine à se reconnaître. Même la montagne a deux prénoms, apprend-il, cette montagne où on l’envoie garder les agneaux l’été plutôt que d’aller à l’école. Et quand il y retourne il y est soumis à de nombreuses brimades et injustices. Il assiste à l’arrestation des hommes de son village, à l’incendie du village par les soldats turcs, à l’exode dans lequel sa famille est entraînée, de force.

Il regarde sa maison brûler et, tout jeune, apprend la résistance. Chassée du village, la famille se voit contrainte d’habiter en ville, à Diyarbakir : « C’est tout confort. On a l’électricité et le satellite. À la télé, on découvre les films de Yilmaz Guney… » Kurde et résistant, le réalisateur devient leur modèle. Et ils comprennent, à leurs dépens, ce qu’est l’altérité. L’œil au beurre noir, le cousin est viré du lycée, le prof de sport portant un maillot de foot kurde est renvoyé sur le champ, les femmes du samedi réclament leurs enfants disparus. Les graffitis remplissent les murs du mot Berxwedan / Résistance.

Si l’on risque de disparaître, autant profiter de la vie… ! Les cousins préparent un plan pour aller à Antalya, ville de la Méditerranée où se trouvent des hôtels chics et surtout, des filles russes. Ils y trouvent un travail à l’Hôtel Happy Dreams, Aram comme animateur d’enfants de touristes, le cousin comme barman. Et chacun s’invente une identité, le temps d’une soirée arrosée de vodka, soirée qui tourne court quand quelqu’un les insulte : « Allez les Turcs, vous nous chantez un truc ! – Mon cousin s’arrête de jouer : on est Kurde ! – Qu’est-ce que j’en ai à foutre, c’est pareil ! » Le retour à la maison est périlleux, gros bouquet de fleurs à la mère pour éteindre l’incendie.

Aram parle aussi de sa rencontre avec le théâtre, à l’école, de Tartuffe qui le fascine. « C’est un prêtre manipulateur. Il parle de religion mais il pense qu’à l’argent, comme Erdogan. » Le texte n’est pas dénué d’humour et les gaufres remplacent la marijuana. A la fin du récit, Aram s’engage davantage encore dans la troupe kurde de théâtre qu’il rencontre et écrit une pièce à partir d’une métaphore qu’il construit, où le Kurdistan a quelques similitudes avec la planète Mars. Après de grandes incertitudes sur l’absence de public et les risques d’annulation, le spectacle est présenté avec succès à Diyarbakir, puis à Mus, avant que la troupe ne soit arrêtée par les militaires. Le récit se termine pourtant sur un sourire, comme un « morceau de révolution. »

Sur scène, Aram et son cousin, dont le second est interprété par Neşet Kutas, à l’origine musicien, recréent la complicité de la vie entre deux jeunes garçons élevés ensemble qui découvrent qu’ils n’ont ni nom, ni pays et que leur peuple est en lutte pour recouvrer son identité, sa dignité. Devenus hommes, l’un s’engage dans la guérilla et le second lui rend hommage. « Cousin, je suis dans mon rêve. On se voit à la liberté. » Il y a de la douleur, de la tendresse, une connivence entre les deux. Dans une première version, Neşet Kutas accompagnait le spectacle de ses percussions. Le récit de vie s’anime avec Aram, qui déroule le fil conducteur du récit et qui fait face au public. Les duos avec son cousin se déroulent dans la chambre sommaire de l’hôtel – sur la scène, côté cour – où l’ampoule qui pend du plafond parfois clignote et s’éteint. Ces souvenirs heureux sont le pays de l’enfance et celui de l’adolescence revus et corrigés par le temps qui s’est écoulé et qui donne aux mots, malgré l’ampleur de la tragédie, un air de comédie.

Né en 1988 à Diyarbakir en Turquie, Aram Taştekin est dramaturge et comédien. Diplômé du conservatoire de la ville il enseigne l’art dramatique notamment aux enfants, joue au théâtre, au cinéma et à la télévision. Il est formé à l’art thérapie. Arrivé en France en 2017 où il obtient l’asile politique, il poursuit ses activités artistiques. Depuis l’enfance il écrit des histoires qu’il aime à raconter. Il est actuellement en résidence à l’École supérieure d’art de Clermont Métropole et travaille autour de récits mythologiques, sur un projet intitulé Mémoire.

Happy dreams Hôtel s’est monté en plusieurs étapes et notamment avec l’aide de la Maison du Conte de Chevilly-Larue et de l’Atelier des artistes en exil. Elie Guillou, qui met en scène, connaît bien la problématique kurde, il a fait plusieurs voyages dans les régions kurdes de Turquie et y a lui-même consacré un récit intitulé Sur mes yeux, une histoire de guerre et d’enfance perdue, en Anatolie (cf. notre article du 21 janvier 2018). Peu de théâtralisation ici, la parole prime, Aram la porte avec une certaine aisance et bonhomie, c’est son histoire. Il se tient souvent à l’avant-scène, comme en empathie avec le public. Le cousin apparaît dans le coin du plateau symbolisant la chambre d’hôtel, pour quelques échanges. De ce fait, la profondeur de scène reste un peu inhabitée et la parole mise en images hésite entre le conte et le théâtre, le conteur et l’acteur, avec les pleins et les déliés de chacune de ces formes.

Brigitte Rémer, le 5 novembre 2021

Avec : Aram Taştekin, Neşet Kutas – assistante à la mise en scène Noémie Régnaut – collaboration artistique Cécilia Galli – création lumière Coralie Pacreau – regard extérieur Rachid Akbal.

Spectacle vu le 9 Octobre 2021 au Théâtre municipal Berthelot Jean-Guerrin de Montreuil – Prochaines dates : les 9 et 10 décembre 2021 au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry-sur-Seine (tél. : 01 46 70 21 55 – site : theatredivryantoinevitez.ivry94) et les 12 et 13 Mai 2022 à la maison du conte de Chevilly-Larue (tél. : 01 49 08 50 85 – site : lamaisonduconte.com).

Le Pansori

© Centre Culturel Coréen – Paris

Parmi les nombreuses activités que propose le Centre Culturel Coréen à Paris en ses magnifiques locaux, une session intitulée À la découverte du pansori avait été proposée, en collaboration avec la septième édition du festival K-Vox. Dans ce cadre, deux spectacles du collectif Ip Soa Son ont été programmés : « Ce que le Père fait est bien fait » et « Les Misérables – Gavroche. »

En introduction à ce cycle, une remarquable conférence-spectacle a été donnée par Hervé Péjaudier et Han Yumi qui en assurait la modération. La chanteuse Kim Sojin avait exceptionnellement accepté d’y participer en chantant le Pansori classique et moderne, pour appuyer la démonstration des conférenciers, accompagnée du tambour de Lee Hyangha.

© Centre Culturel Coréen – Paris

Né au XVIIIème siècle, le pansori, entre culture savante et culture populaire, est le reflet de l’âme coréenne. A l’origine, c’était un théâtre de rue et de foire que l’on présentait sur la place du village. Pan signifie la place, Sori évoque le récit, la musique, le jeu et le chant. Cinq grands classiques composent cet art intangible aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Formé de syncopes, le chant passe de l’extrême aigu au grave, le tambour l’accompagne et la chanteuse, éventail en mains, s’adresse au public en esquissant quelques gestes expressifs. Certains passages sont parlés, d’autres chantés, six rythmes principaux et trois modes caractérisent le pansori qui respecte les cinq grands principes de Confucius. C’est une expression qui joue de simplicité en même temps que de complexité, parle de respect et de transgression, d’amour, de moralité et d’immoralité.

Au XIXème siècle, Shin Jae-Hyo, musicologue, a fixé la forme de ce récit chanté et recueilli les textes constituant un corpus de cinq pièces qui demeurent jusqu’à aujourd’hui. L’impact de son travail est essentiel pour le pansori. La transmission se fait oralement et une fois devenu maître, chacun cherche sa propre couleur de création. Le maître et l’élève se font face, le maître bat le tambour et l’élève répète, phrase après phrase, jusqu’à tout mémoriser. Aujourd’hui, les séances sont enregistrées. Tous, après avoir appris, l’enseignent à leur tour. Il n’y a pas de notation, chaque élève invente son alphabet et note ses propres repères par de petites cases et différentes couleurs.

Au XXème siècle le roi fit construire à Séoul un théâtre pour le pansori. Les troupes se sont alors professionnalisées et ont ouvert leurs recherches sur de nouvelles formes. Ainsi le changgeuk s’inspire fortement de l’opéra occidental. La renaissance du pansori se précise notamment après la guerre avec le Japon et se développe fortement dans les années 1960, tant dans les formes de pansori classique que dans le pansori de création.

Ponctuée par le chant puissant de Kim Sojin, la conférence-démonstration sur le pansori proposée par le Centre culturel Coréen a fait salle comble, Hervé Péjaudier et Han Yumi ont démontré à quel point le travail d’apprentissage était exigeant. Derrière cette forme artistique venue de loin, se dessinent l’univers traditionnel coréen et l’identité coréenne qu’il est passionnant de découvrir et/ou d’approfondir. Aujourd’hui, la relève est prise et le pansori continue à transmettre ses valeurs à de nouveaux publics, les deux spectacles proposés au Centre Culturel dans le cadre de ce cycle, en témoignent. Une tournée en France est proposée dans plusieurs villes de France pour diffuser la Culture Coréenne en fête, dont en novembre à Montpellier le festival Corée d’ici 2021. A ne pas manquer !

Brigitte Rémer, le 5 novembre 2021

Centre Culturel Coréen, auditorium, 20 rue La Boétie, 75008. Métro : Miromesnil – site www.coree-culture.org – tél. : 01 47 29 84 15 / 93 86 – Festival Corée d’ici 2021, à Montpellier, du 10 au 27 novembre, site : www.festivalcoreedici.com

Omma

© Séverine Charrier

Chorégraphie de Josef Nadj, Atelier 3+1, à la MC93 Bobigny, maison de la culture de Seine-Saint-Denis.

Huit danseurs du continent africain issus de pays et cultures différentes – Mali, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Cameroun, Congo Brazzaville, Congo Kinshaza – s’alignent en fond de scène, pantalons et vestes anthracite. Ils débutent le spectacle par une émission de sons, onomatopées, notes chantées et psalmodiées puis chant choral. A divers moments du spectacle ils reviendront à ces recherches vocales chorales, sous d’autres formes.

La mise en mouvement se fait en douceur et permet le glissement de la ligne au demi-cercle. Puis chacun construit son univers de rythmes et de gestes, dans sa singularité et dans une énergie portée par des compositions musicales savantes et complexes : une dominante de jazz noir américain, des chants africains, des instruments de musique occidentaux et des œuvres d’inspirations diverses dont celles de Lucas Niggli, percussionniste et compositeur suisse qui travaille avec des musiciens africains.

Pionnier de la danse contemporaine depuis les années 1980, Josef Nadj s’est intéressé entre autres aux univers de Beckett, Kafka et Michaux. L’environnement sonore et scénographique qu’il crée pour chaque spectacle a la même importance et la même force que le geste. Il a dirigé le Centre chorégraphique national d’Orléans de 1995 à 2016 avant d’établir sa nouvelle compagnie Atelier 3+1 à Paris en 2017. Chorégraphe et plasticien, Nadj a rencontré l’Afrique et s’est passionné pour le continent à partir du séjour qu’il a fait avec Miquel Barceló au Mali, dans le pays Dogon. Peintre, dessinateur, graveur, sculpteur et céramiste espagnol Barceló côtoie le Mali depuis longtemps et les deux artistes se connaissent. Ensemble, ils avaient conçu et présenté au Festival d’Avignon 2006 une performance intitulée Paso Doble.

Dans sa rencontre avec l’Afrique, Nadj remet en jeu les fondements de la danse. Les danseurs qu’il a réunis sont de formation et d’expériences diverses : « Certains avaient déjà travaillé avec des chorégraphes occidentaux, d’autres pratiquaient la danse dans des groupes de danse urbaine, un autre avait un très gros bagage dans l’art de l’acrobatie, la plupart connaissaient les danses traditionnelles des différents pays africains dont ils sont originaires » explique-t-il pour les présenter. Ensemble, et avec une grande modestie de part et d’autre, ils ont cherché à rassembler les matériaux de la mémoire, mémoire du vécu et traces de mémoire. « J’ai voulu créer un espace où pourrait avoir lieu un échange entre mon bagage culturel européen et celui des danseurs africains avec qui je voulais travailler. »

Cet échange des regards conduit à un résultat éblouissant, la chorégraphie Omma, à la recherche des traces originelles. Omma, en grec, signifie Voir. Les danseurs y déploient avec générosité, avec leur formidable énergie et une certaine gravité, une nouvelle image d’humanité, chacun créant ses motifs et inscrivant sa proposition personnelle dans une démarche collective. Leur rencontre avec Josef Nadj a quelque chose de magique. L’ensemble est un grand poème chorégraphique qui inscrit sa puissance et sa fragilité dans une rencontre artistique commune, aujourd’hui bienvenue.

Brigitte Rémer, le 26 octobre 2021

Avec : Djino Alolo Sabin, Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur  Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré. Collaboration artistique Ivan Fatjo – lumières Rémi Nicolas – régie générale Sylvain Blocquaux – musique Tatsu Aoki & Malachi Favors Maghostut, Peter Brötzmann & Han Bennink, Eureka Brass Band, Jigsaw, Lucas Niggli, Peter Vogel – régie son, en alternance Steven Le Corre, Pierre Carré – production et diffusion Bureau Platô : Séverine Péan, Emilia Petrakis, Mathilde Blatgé.

Du 20 au 31 octobre 2021, mardi, mercredi, vendredi à 19h30 ; jeudi à 14h30 ; samedi à 18h30 ; dimanche à 16h30 ; relâche lundi 25 et du mercredi 27 au vendredi 29 octobre – à la MC93 maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, 9 Bd Lénine – métro ligne 5 : Bobigny Pablo Picasso – Tél. :  01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

En tournée 2021/2022 : 9 novembre, Le Trident Scène Nationale de Cherbourg-en-Corentin – 2 décembre, Théâtre des Salins, Martigues – 14 décembre, Le Grand Angle, Voiron – 21 janvier, Théâtre Romain Rolland, Villejuif – 2 mars, Théâtre des Quatre Saisons, Gradignan – 4 mars, Espace Jéliote, Oloron 22 et 23 mars, La Comédie de Valence, Valence – 6 et 7 avril, Théâtre de Lorient, Lorient – 12 mai, La Maison du Peuple, Belfort.

Danse « Delhi »

© Simon Gosselin

Pièce en sept pièces de Ivan Viripaev – traduction Tania Moguilevskaia et Gilles Morel – mise en scène Gaëlle Hermant, compagnie Det Kaizen, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

Dans une scénographie structurée en plusieurs niveaux et différents espaces aux murs de verre légèrement dépolis, sous des lumières flashy déclinées du mauve au rose tyrien et striées d’éclairs, la musicienne joue de son violon (scénographie Margot Clavières, lumières Benoît Laurent). L’atmosphère est funèbre. Au rez-de-chaussée, dans la salle d’attente d’un hôpital, lieu clos s’il en est, Catherine (Manon Clavel) annonce la mort de sa mère et son manque d’émotion par rapport à cette disparition : « Je ne ressens rien » dit-elle à la femme âgée qui est près d’elle. « Est-ce l’état de choc … ?» La figure d’Andreï se dessine entre les deux femmes, un homme qui « ne ment jamais », subtil et sensible, visiblement attiré par Catherine et sa danse. « Comme il te regardait danser à Kiev ! » dit la femme âgée, tombée de nulle part, tante, ou grand-mère ou simple amie de la mère (superbe et ambiguë Laurence Roy). Elles évoquent toutes deux la question de l’amour et de la sincérité, du bonheur. Le bonheur est dans la danse. Andreï est marié et se défile en déclarant : « J’aime ma femme » avant de faire marche arrière et de reconnaître son erreur. Une infirmière passe et arrache une signature.

Pour chaque variation de la pièce – il y en a sept – le titre s’affiche sur écran, accompagné d’une intervention musicale : À l’intérieur de la danse ; à l’intérieur et à l’extérieur ; Au fond et à la surface du sommeil. Viviane Hélary, présente sur scène avec son violon, assure la création musicale qui participe du mouvement de la pièce et de son rythme. La femme âgée insiste : « Et comment il regardait ta danse ! » tout en apprenant à Catherine que sa mère aurait voulu être danseuse. Des stores se baissent et virent à l’orangé et au rose. Un tête-à-tête entre Catherine et sa mère (Christine Brücher) fait remonter le temps et les événements s’élaborent en quinconce, entre conflit, jalousie et colère. Le cancer annoncé il restait à la mère deux mois de vie. La vie, un drame sans fin, une souffrance ? Olga (Marie Kauffmann) la femme d’Andreï se suicide. Chaque lever de rideau annonce une nouvelle mort qui se signe comme un pacte avec l’infirmière (Kyra Krasniansky ou Lina Alsayed). Au milieu du malheur des autres et de la culpabilité, la danse et la vie prennent le dessus au milieu de nombreux quiproquos. Andreï (Jules Garreau) raconte sa danse et l’enfer de Delhi, la crasse, la laideur. « Il est temps de devenir adulte » lui dit-on. La danse et la mort rôdent, les conflits ne sont jamais loin.  

L’auteur, Ivan Viripaev, aime à brouiller les pistes et emboîte différentes histoires dans son écriture en spirale. Il joue d’humour et d’étrangeté autour du thème de la mort, laissant au spectateur le libre-arbitre de reconstituer les fragments du puzzle et de construire son propre récit. Né en Sibérie et au seuil de la cinquantaine, l’auteur fréquente le théâtre en tant que dramaturge, metteur en scène et acteur autant que le cinéma. Figure majeure du nouveau drame russe, il fut directeur artistique d’une des trois scènes innovantes de Moscou, Le Praktica avant de partir vivre à Varsovie où il met en scène ses propres textes en version polonaise. Sa pièce, Insoutenables longues étreintes avait été présentée au Théâtre de la Colline en 2019, Illusions puis Oxygène, deux autres de ses pièces l’ont été sur les scènes européennes.

La lecture proposée par la metteure en scène, Gaëlle Hermant, rend la mort rose bonbon et épouse les circonvolutions de l’ironie de l’auteur. La scénographie et la composition musicale servent bien le propos et chaque acteur/actrice remplit son cahier des charges en sur-jouant ou s’effaçant. Mais l’ensemble reste un peu glacé comme un esquimau à la fraise, nouvelle forme de l’absurde.

Brigitte Rémer, le 2 novembre 2021

Avec :  Christine Brücher, Manon Clavel, Jules Garreau, Marie Kauffmann, Kyra Krasniansky en alternance avec Lina Alsayed, Laurence Roy et Viviane Hélary, musicienne – dramaturgie Olivia Barron – scénographie Margot Clavières – lumière et régie générale Benoît Laurent – création musicale Viviane Hélary – son et régie son Léo Rossi-Roth, régie en alternance avec Jérémie Tison – costumes Noé Quilichini. Le texte est publié aux Éditions Les Solitaires intempestifs.

Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis, du 16 au 22 octobre 2021, du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h, relâche le mardi – 59 Bd Jules Guesde. Saint-Denis – métro : Saint-Denis Basilique – www.theatregerardphilipe.com – tél. : 01 48 13 70 00 – En tournée, du 18 au 20 janvier 2022, La Criée – Théâtre National de Marseille – 28 et 29 janvier, Théâtre Eurydice, ESAT, Plaisir – 14 et 15 juin, Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines, scène nationale.

K ou le paradoxe de l’Arpenteur

Photos de répétitions © Hervé Bellamy

D’après Le Château de Franz Kafka – adaptation et mise en scène Régis Hébette, Compagnie Public Chéri – au Théâtre de L’échangeur de Bagnolet.

« Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village… » Ainsi commence le roman de Kafka, son dernier roman écrit deux ans avant sa mort, en 1922, et resté inachevé.  Kafka se serait inspiré d’un texte de Heinrich Von Kleist, Michael Kohlhaas, connu pour être une de ses lectures favorites.

L’Arpenteur K. (Ghislain Decléty) chemine dans la neige pour se rendre au château situé dans un lieu reculé, muni d’une promesse d’embauche. Il fait face à de nombreuses embûches et se trouve affublé de deux aides de camp plutôt grotesques, Arthur et Jérémie, deux mouchards en quelque sorte (François Chary et June Van Der Esch). Il n’atteindra jamais le château, faisant face à la suspicion de tous et décide de se mettre à la recherche de Klamm, le haut fonctionnaire du village, pour faire valoir son droit. Il n’atteindra que son secrétaire, Erlanger.

On suit donc K l’Arpenteur dans un récit tragi-comique, plein d’énigmes, d’étrangetés et de rebondissements. Sa rencontre avec la patronne de l’hôtel (Cécile Saint-Paul) et avec l’hôtelier (Pascal Bernier), avec Barnabé (Antoine Formica) messager du château qui l’emmène chez lui et lui présente ses parents et ses sœurs, Olga et Amalia, sa rencontre avec l’instituteur, avec Frieda (Cécile Lesgage) l’amie de Klamm qu’il rencontre à l’auberge des Messieurs, qu’il séduit et qui le suit, puis qui le quittera, lui préférant Jérémie. Pepi, son éphémère remplaçante qui tente de le séduire.

D’écueil en écueil, sur son chemin de Damas et face à une absurde bureaucratie, l’Arpenteur K cherche ses vérités. On assiste à sa mise à mort dans une démultiplication de lieux, de dysfonctionnements, de rires et pouvoirs maléfiques. Le récit de la famille de Barnabé poussée à la disgrâce par le pouvoir local, l’éclaire. Pour lui tout tangue et chavire, pour le public tout se trouve entre naïveté à la Buster Keaton l’homme qui ne rit jamais, et présages d’un redoutable Méphistophélès. Le rêve des justiciables que fait K. avec l’évocation d’un couloir interdit fermé par une porte qui n’en est pas une, met en lumière la dépossession de l’individu face aux arcanes bureaucratiques et son isolement, thème qui se trouvait dans d’autres romans de Kafka comme Le Procès et La Colonie pénitentiaire.

« J’ai dormi plus de douze années… » La notion du temps se brouille et Le Château devient comme une métaphore de l’état, ou encore un paradis inaccessible, ou peut-être est-on dans la pure confusion mentale et suit-on le destin d’un homme que l’on broie, l’expression de ses angoisses, vertiges et humiliations. Il y a du polar, du fantastique, de l’absurde et des malentendus dans ce parcours un tant soit peu pathétique où se joue la partie entre le côté servile de certains, la domination et le rapport de force d’autres.

À travers K ou le paradoxe de l’Arpenteur, Régis Hébette propose une lecture fine du roman de Kafka. Son concept de scénographie mobile (qu’il réalise avec la collaboration d’Eric Fassa) sur un plateau vide, se compose de praticables qui glissent et dessinent les différents espaces du village, les auberges, la nature. Tout est simple et dépouillé, efficace, et tous les acteurs sauf K. habitent plusieurs rôles, avec une grande fluidité. C’est un processus que le metteur en scène met en marche au fil des répétitions et qu’il laisse maturer. Il construit le spectacle au plateau et réalise avec les acteurs le travail d’un coureur de fond. Dans K ou le paradoxe de l’Arpenteur chacun est à sa place, l’essence des idées et le trouble des personnages de Kafka y prennent vie magistralement

 Brigitte Rémer, le 30 octobre 2021

Avec : Pascal Bernier, François Chary, Ghislain Decléty, Antoine Formica, Julie Lesgages, Cécile Saint-Paul, June Van Der Esch – création lumière Eric Fassa, avec la collaboration de Saïd Lahmar – scénographie Régis Hébette, avec la collaboration de Eric Fassa – création sonore Samuel Mazzotti – création costumes Zoé Lenglare, Cécilia Galli – construction Marion Abeille – régie générale Saïd Lahmar – collaboration artistique Félicité Chaton – assistant à la mise en scène Nathan Vaurie.

Du 13 au 23 octobre 2021 à 20h, dimanche à 17h, relâche mardi 19 octobre – au Théâtre de L’échangeur (Bagnolet) – 59 avenue Général de Gaulle – 93170 Bagnolet – métro : Gallieni – tél. : 01 43 62 71 20 – site : www.lechangeur.org

En tournée : Théâtre de l’Union – CDN du Limousin et au Théâtre du Beauvaisis, Scène Nationale de Beauvais.

Bâtir

© Fanny Desbaumes

Spectacle conçu et mis en scène par Raphaël Patout – d’après les travaux de John Berger, Patrick Bouchain, Mona Chollet, Martin Heidegger, Tim Ingold, Rem Koolhaas, Le Corbusier, Bernard Malek, Auguste Perret, Rudy Ricciotti, Paul Virilio- au Théâtre de la Cité Internationale Universitaire de Paris.

C’est une belle expérience à laquelle nous sommes conviés, celle du partage d’une utopie de construction, orchestrée par un architecte autodidacte et ses quatre complices, au sein d’un atelier improvisé.

Le spectacle débute avec une image de La Défense et de l’idée d’émancipation, avènement du plaisir pour tous, sur lequel notre héros débat avec sa mère. Puis nous changeons d’angle de vue et c’est autour de la notion d’habiter que Francis nous fait voyager, avec des poètes comme Walt Whitman et des philosophes comme Heidegger. « Bâtir, habiter, penser… » Bâtir, créer une condition d’existence ; habiter, être au monde ; penser… Sauver la terre, accueillir le ciel, attendre les divins, conduire les mortels… Les machines à habiter de Le Corbusier sont remises en question.

Puis l’équipe s’affaire, prend des mesures, dessine, planifie. On passe par l’expérimentation in situ d’un chantier qui mêle les métiers, les corporations, le travail de conception, le travail artisanal et manuel, nuisances sonores à l’appui. L’architecture est un art collectif, c’est ce que démontre Raphaël Patout et son équipe, dans le sillage de certains architectes. L’exemple de la Città Nuova, son précédent spectacle, tentait en solo d’inventer une ville nouvelle. Ici la variété des sensibilités sédimente la réflexion et construit les fondations nouvelles d’une vie en commun.

Il est question dans le spectacle de catastrophe écologique et économique, de réflexion sur le sens des choses, d’habitat et de paysage, d’urbanisation et de nature : bâtir, mais bâtir quoi ? Et il pose la question des échelles entre actions quotidiennes et vies individuelles. Le travail se fait par collages de textes : parole de philosophes, sociologues et d’architectes – John Berger, Patrick Bouchain, Mona Chollet, Martin Heidegger, Tim Ingold, Rem Koolhaas, Le Corbusier, Bernard Malek, Auguste Perret, Rudy Ricciotti, Paul Viriglio – Le décor se précise au fil de l’avancée du spectacle, nous sommes dans un atelier d’architecte composé de tréteaux, serre-joints et outils divers, lieu qui évolue au gré des idées lancées (scénographie Géraldine Trubert) ;

Artiste associé du Théâtre de la Cité internationale pour la saison, Raphaël Patout a multiplié les compagnonnages et observé le travail de nombreux metteurs en scène. Il a mis en scène des textes de Pier Paolo Pasolini, Dostoïevski, Molière, Georg Büchner, David Foster Wallace ainsi que ses propres textes. Bâtir qu’il présente aujourd’hui, ni réalité ni fiction, oblige, par la parole d’architectes, urbanistes et paysagistes, à réfléchir sur la notion d’habiter la ville et d’expérimenter de nouvelles manières d’être au monde.

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2021

Avec : Pierre-Francois Doireau, Josée Drevon, Damien Houssier, Elisabeth Hölzle, Pauline Huruguen – scénographie Géraldine Trubert – costumes Sigolène Petey – régie générale et lumière Hugo Dragone – création son Mathilde Billaud – régie son Louis-Antoine Fort – iconographie Alban Gervais – conseil artistique Anne-Laure Sanchez – construction Élise Nivault – production Martine Desmaroux – diffusion Valérie Perriot-Morlac.

Du 11 au 23 octobre 2021 : lundi, vendredi – 20h (sauf ven. 15 octobre – 19h) mardi, jeudi, samedi – 19h relâche mercredi et dimanche – Théâtre de la Cité internationale, 17 bd. Jourdan 75014 Paris – 01 85 53 53 85 – www.theatredelacite.com

Huit heures ne font pas un jour

© Pascal Victor/Opale

de Rainer Werner Fassbinder, traduction Laurent Muhleisen – mise en scène Julie Deliquet et Collectif In vitro – au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

C’est un feuilleton télévisé réalisé par Rainer Werner Fassbinder en 1972 que met en scène Julie Deliquet pour sa première création en tant que directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, et c’est très réussi.

Fassbinder avait tourné cette série télévisée destinée à un large public à l’âge de 27 ans – alors qu’il avait déjà écrit treize pièces de théâtre, réalisé huit films et mis en scène plusieurs pièces – pour toucher ceux qui n’allaient pas voir ses films au cinéma ni ses œuvres au théâtre. La metteuse en scène en a retenu les cinq premiers épisodes, ceux que Fassbinder avait lui-même présentés, trois autres en effet n’ont pas été réalisés.

Huit heures ne font pas un jour est une fable de la vie ouvrière et de la construction d’un collectif au sein d’une usine, porteuse d’utopie, c’est aussi une galerie de portraits dans le cadre d’une famille de la classe ouvrière allemande des années 1970, les Krüger-Epp, déclinant la complexité de l’intergénérationnel. La pièce débute avec l’anniversaire de la grand-mère, Luise, figure totem s’il en est, qui mène la danse, (Evelyne Didi), entouré de ses enfants et petits-enfants, de son amant Gregor (Christian Drillaud). L’anniversaire est organisé par Jochen, l’un de ses petits-fils, ouvrier, dont on suivra le parcours (Mikaël Treguer) à partir de sa rencontre amoureuse avec Marion, jeune femme moderne travaillant dans un journal (Ambre Febvre), secondée d’une copine un brin ringarde, Irmgard (Agnès Ramy). Les relations familiales y sont observées comme le fait un entomologiste sous couvert de patriarcat, séparation, enfants réprimandés, frustrations. Puis on suit la vie de l’usine, le vestiaire, les douches, la fraternité, les renoncements, la mutinerie quand on met fin à la prime de rendement des ouvriers, la recherche d’un nouveau contremaitre, en interne, selon la volonté des ouvriers. « … Mais se résigner, se résigner, je trouve que c’est vraiment ce qu’il y a de plus nul… »

La seconde partie se passe autour du banquet de noces de Jochen et Marion et pose la question de l’engagement, ainsi qu’à l’usine où se joue la recherche d’un réel partage des responsabilités où chacun a le droit d’exister et est reconnu pour ce qu’il est, un humain, acteur de la vie sociale. « … Mais eux, tout ce qui les intéresse, c’est l’autorité et c’est exactement ça qu’il faut démolir. L’autorité naturelle ça existe aussi. »

L’évocation de la justice sociale et de l’imperméabilité entre classes sociales, de fossés entre classes d’âge, de l’émancipation des femmes, de l’individu face au groupe, est traitée de manière positive et optimiste, comme si cela ne pouvait que s’améliorer. Une unique pièce à vivre tient lieu de scénographie : usine, lieu de fête, cantine, salle des banquets et mezzanine. La sphère du travail se mêle à la sphère privée. Derrière le jeu porté par une quinzaine d’acteurs de générations et horizons différents se dessine la cohésion d’une troupe. Là est la force du spectacle. Les personnages incarnés ne sont pas des héros et certains acteurs tiennent plusieurs rôles.

Julie Deliquet s’intéresse au cinéma autant qu’au théâtre, les textes qu’elle met en scène sont parfois des adaptations de scénarios. Ainsi Fanny et Alexandre d’après Bergman, Un conte de Noël tiré du film d’Arnaud Desplechin et Violetta film réalisé avec l’Opéra de Paris lui ont permis de faire la synthèse entre ses deux expériences et d’opter non pas pour un medium plutôt que pour un autre mais pour sa rencontre avec les acteurs. Huit heures ne font pas un jour est une critique sociale intelligemment portée par la cohérence d’une équipe artistique, c’est aussi du vrai théâtre populaire au sens le plus généreux du terme.

Brigitte Rémer, le 17 octobre 2021

Avec : Lina Alsayed, Julie André, Éric Charon, Évelyne Didi, Christian Drillaud, Olivier Faliez, Ambre Febvre, Zakariya Gouram, Brahim Koutari, Agnès Ramy, David Seigneur, Mikaël Treguer, Hélène Viviès et en alternance Paula Achache, Stella Fabrizy Perrin, Nina Hammiche. Collaboration artistique Pascale Fournier, Richard Sandra – version scénique Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos – scénographie Julie Deliquet, Zoé Pautet – lumière Vyara Stefanova –  costumes Julie Scobeltzine – coiffures, perruques Judith Scotto. Les œuvres de Rainer Werner Fassbinder sont représentées par L’Arche, agence théâtrale. L’intégralité des huit épisodes de l’œuvre Huit heures ne font pas un jour est publiée par L’Arche Éditeur.

Du 29 septembre au 17 octobre 2021, du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h, au Théâtre Gérard Philipe/CDN de Saint-Denis, 59 Bd Jules Guesde, 93200 Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Du 29 septembre au 17 décembre, exposition des photographies de Pierre Trovel, En quête d’humanité, en partenariat avec les Archives départementales de la Seine-Saint-Denis.

Tournée 2022 : 4 au 8 janvier 2022, Domaine d’O, Montpellier – 14 janvier, Espace Marcel Carné, Saint-Michel sur-Orge – 19 au 23 janvier, Théâtre des Célestins, Lyon – 2 au 4 février, MC2 Grenoble, scène nationale – 9 et 10 février, La Coursive, scène nationale de La Rochelle – 16 au 17 février, Théâtre de la Cité, CDN, Toulouse – 24 et 25 février, Comédie de Colmar, CDN Grand-Est Alsace – 4 et 5 mars, Châteauvallon, le Liberté, scène nationale, Toulon – 10 au 12 mars, Théâtre Joliette, Marseille, scène conventionnée – 17 et 18 mars, théâtre de l’Union, Limoges, CDN – 23 au 25 mars, comédie, CDN de Reims – 6 et 7 avril, Comédie de Caen, CDN de Normandie.

La Rue

© Pascal Gély

D’après le roman d’Isroël Rabon, traduit du yiddish par Rachel Ertel – adaptation Jean-Pierre Jourdain et Marcel Bozonnet – mise en scène Marcel Bozonnet / Compagnie des Comédiens voyageurs – au Théâtre du Soleil.

Orphelin de père, Isroël Rabon (1900/1942) a connu la misère et vécu dans les faubourgs ouvriers juifs de Łódź, seconde ville de Pologne dédiée à l’industrie textile, au début du XXème. Pour prendre de la distance avec ces années de vagabondage qui le marquent profondément et après avoir servi dans l’armée polonaise, il se lance dans l’écriture, en yiddish. Il devient essayiste et romancier et, malgré sa modestie, marque la littérature de l’entre-deux guerres. C’est un homme solitaire et taciturne, relativement asocial. Isroël Rabon quitte Łódź occupée par la Wermacht dès septembre 1939, pour Vilnius en Lituanie sous gouvernance de l’Armée Rouge. Quand Staline restitue aux Lituaniens leur capitale, en juin 1941, les Allemands envahissent la ville et très vite décident du nettoyage ethnique. Juifs et Polonais sont massivement exécutés. Reparti à Łódź, Isroël Rabon est arrêté en 1942 et exécuté au camp d’extermination de Ponary.

De ses années d’errance dans Łódź, Isroël Rabon rapporte un récit d’une grande force, La Rue. C’est ce texte que Marcel Bozonnet a choisi de porter à la scène après l’avoir adapté avec Jean-Pierre Jourdain. Il le fait avec beaucoup de sensibilité et une grande simplicité. L’histoire raconte la vie d’un jeune soldat polonais démobilisé après la Première Guerre mondiale et confronté à la faim et au froid, à l’insécurité, au chômage et à l’exclusion, « Je pleure pour tout homme affamé. » On le suit dans la ville à la recherche de travail et de sa survie, et dans ses différentes rencontres. La représentation de Łódź et de ses usines se fait par dessins vidéo projetés sur le large mur blanc du fond de scène (Quentin Balpe).

Le geste de mise en scène construit une théâtralité mêlant le cirque, l’art de la marionnette, et l’électro-acoustique en live, de manière virtuose et évidente. Un prologue introduit le récit, la musicienne devant ses claviers (Gwennaëlle Roulleau) présente les personnages et la situation du soldat, démobilisé à Częstochowa. Son père mort, où aller ? On le verra trainer de salles d’attente en halls de gares, avec pour seule fortune une capote où s’enrouler pour dormir, une casquette et un ceinturon (costumes Renato Bianchi). On le verra avoir faim et froid. « Je me suis habitué au silence de ma vie misérable » dit-il.

Le soldat (excellent Stanislas Roquette) rencontre dans ses déambulations des personnages-marionnettes de techniques et manipulation diverses, de tailles et styles différents (superbes marionnettes d’Émilie Valantin, avec Jean Sclavis en Vieux marionnettiste juif)). Ainsi, cette petite fille-marionnette à fils, ou ce médecin recruteur-inquisiteur de taille humaine – animé par des manipulateurs vêtus de noir comme dans le théâtre bunraku – quand le soldat espère trouver un emploi et qu’il s’entend dire : « On n’accepte pas les Juifs. » Ou encore une mère et sa fille grandeur nature, se dirigeant vers une consultation à 5 roubles, trop chère pour elles, la jeune fille s’envolant au-dessus de la ville, comme dans les tableaux de Chagall. Parfois les souvenirs des tranchées de la Première Guerre Mondiale ressurgissent en quelques séquences off, des flash-back et une marionnette-sosie du soldat apparaît. « Tu t’arrêtes devant une vitrine de magasin avec une grande glace et tu te regardes. Tu as le visage blanc, émacié, les joues creuses, tu as une abondante barbe. Tes cheveux raides de crasse s’échappent de ta casquette. Dans tes yeux brillent une étincelle mauvaise allumée par des nuits d’insomnie. Ta figure est d’une étrange pâleur. Avec ta capote en haillons au col relevé tu as l’air d’un revenant. Toute ton allure dit : Cet être, c’est sûr, vient d’ailleurs. Tu poursuis ton chemin sans t’arrêter. »

Engagé comme homme-sandwich par un cirque, le soldat raconte le tumulte de sa ville et la vie ouvrière de cette période sombre où le directeur d’usine annonce, de plus, des licenciements (Laurent Stocker de la Comédie Française, à l’écran). Le numéro de Josefa, jeune femme juive de Lituanie, qui exécute dans un costume plumes d’oiseau des figures acrobatiques avec la roue Cyr (magnifique Lucie Lastella) – cet agrès popularisé par Daniel Cyr cofondateur du Cirque Eloize au Québec, après un long oubli du temps – ce numéro, l’éblouit. Avec elle, il aurait pu frôler un p’tit bonheur…. Des scènes terribles avec la pluie et le froid s’entremêlent aux chansons du théâtre yiddish et au récit du directeur de cirque qui se raconte, avant de ranger les figures-marionnettes dans une petite charrette foraine, prêt à poursuivre son itinérance.

La mise en scène de Marcel Bozonnet nous conduit aux frontières brouillées du rêve et de la réalité. On pense au brave soldat Chvéik, décalé, dans son traumatisme de la violence. De son errance dans une ville bientôt occupée, Łódź, où le soldat n’a pas sa place, émerge ici une poétique de la culture yiddish. La scénographie (Adeline Caron), le jeu dramatique magnifiquement porté par tous, les différents champs artistiques mis en action et les lumières (Philippe Catalano) contribuent à une écriture théâtrale qui permet, d’un destin individuel, d’éclairer la mémoire collective.

Brigitte Rémer, le 16 octobre 2021

Avec Stanislas Roquette (le soldat), Lucie Lastella (Josefa, artiste de cirque), Jean Sclavis (Le vieux marionnettiste juif) Laurent Stocker (Comédie Française) Le directeur d’usine, à l’écran. Dramaturgie Judith Ertel – marionnettes Emilie Valantin – scénographie Adeline Caron – costumes Renato Bianchi – lumières Philippe Catalano – live électroacoustique Gwennaëlle Roulleau – vidéo Quentin Balpe.

Du 15 au 25 septembre, puis du 5 au 10 octobre 2021, du mardi au samedi à 20h30 et le dimanche 10 octobre à 16h – Théâtre du Soleil, 2 Rte du Champ de Manœuvre, 75012 Paris. www.theatre-du-soleil.fr

Double murder : Clowns, The Fix

© Todd MacDonald – “Double murder/The Fix”

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter avec sa compagnie Junior, dans le cadre des saisons du Théâtre de la Ville hors les murs et du Théâtre du Châtelet

Il y a une formidable vitalité dans la proposition de Hofesh Shechter et ses danseurs, intitulée Double Murder. Double programme aussi pour fêter un retour sur scène après deux années de pause obligée, par une pandémie qui a gagné le monde entier : Clowns en première partie, suivi de sa nouvelle création, The Fix. Ce plaisir du retour, le chorégraphe l’exprime aussi dans un avant-propos de folle gaîté sur la musique d’Offenbach, où il entraine le public en des hip hip hip, hourra pour le plaisir de tous.

 Hofesh Shechter avait créé Clowns en 2016 pour le Nederlands Dans Theater, qu’il a repris de loin en loin. C’est aujourd’hui une tout autre version qui est proposée avec sa nouvelle génération de danseuses et danseurs, âgés de 18 à 25 ans, la Compagnie Junior, créée en 2015. Clowns ne fait pas tant référence aux personnages comiques de cirque, qu’à la mise en scène de la violence meurtrière et des exécutions sommaires. On assiste à un simulacre de meurtres : pistolets sur la tempe, couteaux dans le dos, étranglements, sur un mode distancié, banalisé et ludique. On y meurt, on y ressuscite, on y vit, on y danse. Ici, la fête côtoie la mort.

Quatre couples de danseuses et danseurs s’infiltrent dans ce dérèglement du monde et tirent les ficelles avec légèreté et fureur, tantôt victimes, tantôt bourreaux. Une bande son magnétique créée par le chorégraphe les porte, de l’accéléré au répétitif, du lancinant à l’obsédant et les lumières sculptent les atmosphères. Les danseurs portent des costumes disparates mais harmonieux aux tons grège, sable, bistre et marron glacé, prêts pour un opéra bouffe : pour les hommes chemise à jabot, collerette XVIème autour du cou, veste romantique ou redingote, lavallière, pantalons flous ou serrés, pour les femmes, robes sur collants blanc cassé, petit liseré tradition ou pantalons saris dans ces mêmes couleurs, gilet justaucorps manches longues, jupe courte bordée de dentelles, transparences superposées.

La danse est très structurée tout en restant libre pour traduire le sarcasme, l’ironie et l’absurde, la colère et l’humour. Les pieds ancrés dans le sol, les figures en cercles, farandoles et lignes évoquent les danses traditionnelle, classique ou baroque, le clanique et la transe. La virtuosité des danseuses et danseurs, par la générosité et l’amplitude des gestes qu’ils accomplissent, par les ondulations du corps, transmettent beaucoup de grâce à l’ensemble, en dépit de la noirceur d’un thème qui nous transporte ici et ailleurs.

La nouvelle création de Hofesh Shechter présentée en seconde partie, The Fix / La Réparation, change de registre. Elle est née de ce temps suspendu pendant la pandémie Covid et traduit le plaisir de se retrouver. Du magma dans lequel danseuses et danseurs évoluent au début de la pièce, émergent des personnalités jusqu’à ce que, un à un, parés de masques et de gel, ils rejoignent les spectateurs dans la salle, pour les étreindre. « Il faut toujours s’attendre à l’inattendu ; c’est ce que je souhaite pour mon public » affirme Hofesh Shechter qui décline sur un mode personnel son inépuisable alphabet, à la fois poétique et provocateur.

La Hofesh Shechter Company, est en résidence au Brighton Dome et Hofesh Shechter est lui-même artiste associé au Sadler’s Wells. Avec de nombreuses cordes à son arc car également formé comme musicien, depuis 2002, année de la présentation de sa première chorégraphie, Fragments, il développe un éblouissant sens du rythme qu’il canalise à travers les danseurs, porteurs de sa sensibilité, de sa sensualité et de son talent.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2021

Avec la Hofesh Shechter Company : Miguel Altunaga , Robinson Cassarino , Frédéric Despierre,  Rachel Fallon , Mickaël Frappat, Natalia Gabrielczyk , Adam Khazhmuradov, Yeji Kim, Emma Farnell-Watson, Juliette Valerio. Directeur artistique associé Bruno Guillore – directeur technique Paul Froy – reprise des lumières Andrej Gubanov – régisseur Lars Davidson – assistant régisseur Léon Smith – directeur de tournée Rachel Stringer.

Pour Clowns, lumières Lee Curran – lumières additionnelles Richard Godin – d’après les costumes de Christina Cunningham – musiques additionnelles : CanCan, de Jacques Offenbach, The Sun, de Shin Joong Hyun (Komca) interprétée par Kim Jung Mi – Pour The Fix, lumières Tom Visser – costumes Peter Todd – musique additionnelle Le Roi Renaud, de Pierre Bensusan.

Concernant le travail de Hofesh Shechter, voir aussi notre article sur Political Mother Unplugged, du 17 janvier 2021.

Fraternité, conte fantastique

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Caroline Guiela Nguyen avec l’ensemble de l’équipe artistique – mise en scène Caroline Guiela Nguyen, artiste associée au Théâtre de l’Odéon – compagnie Les Hommes Approximatifs – aux Ateliers Berthier/Odéon Théâtre de l’Europe.

Créé l’été dernier au Festival d’Avignon, Fraternité, conte fantastique est un récit de science-fiction qui parle des absents. Une grande éclipse a anéanti la moitié de la population, les survivants cherchent à entrer en communication avec ceux qu’ils aiment et dont ils espèrent le retour lors d’une prochaine éclipse.

Ils sont douze, de tous âges, à fréquenter le Centre de Soin et de Consolation pour survivre au quotidien et tenter de se réparer. Rachel y assure la recherche scientifique et officie comme agent de la Nasa. Reliée au cosmos, elle en suit sur écran le mouvement. Une cabine a été conçue, permettant à chacun d’envoyer à ses chers disparus des messages audios et vidéos dans l’espace. Après chaque intervention, la vitesse des battements du cœur de celui qui vient de s’exprimer est vérifiée.

Le premier, Seb, entre dans la cabine, pour s’adresser à sa femme. Il n’ose plus même regarder Alice, sa fille, qui ressemble tant à sa mère. L’une, explique le protocole : bienvenue dans la cabine ! Réglez la hauteur de votre siège. Déclinez votre nom, prénom et l’identité de celui ou celle auquel vous vous adressez. Donnez votre message – la durée n’excède pas une minute et demi – puis indiquez, je garde ou j’efface.

Le chagrin n’a pas de pays et chacun s’exprime ici dans sa langue : arabe, bambara, tamoul, vietnamien, anglais, français. L’arabe est traduit en consécutif, sur scène, et l’anglais surtitré ; Treize acteurs venant d’horizons différents, certains professionnels d’autres non, se croisent dans la même souffrance et tous guettent dans un immense espoir, la prochaine éclipse. Quand elle arrive, elle ne rend pas les disparus et le désespoir grandit. Candice, Ceylan, Sarah, Ismène, Habib, Sam, Leïla et les autres sont en synergie et en fraternité, malgré la douleur ils essaient de s’accrocher à l’espérance. Il y a celui qui attend son épouse à en perdre la raison, celui qui parle à son fils puis à son épouse, celle qui espère désespérément sa fille, une autre son frère, il y a celle qui chante le rap dans la cabine, celui qui n’en peut plus, celle qui craque. Dans la cabine se perdent les repères et se joue l’insupportable douleur de l’apostrophe à celle ou celui qui n’est plus, apostrophe qui reste sans réponse. « Ça fait 5 ans, 60 mois, 1865 jours que j’attends, que je suis dans le noir, que ma famille me manque. Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? Vous allez faire des plannings ? Des groupes de parole sur l’attente ? Sur l’amour ? Vous allez demander aux gens de laisser un millième message dans cette putain de cabine ?… J’ai mal, je souffre, et je vais vous dire une chose terrible, qui me détruit le cœur… mais notre vie d’avant a disparu, elle ne reviendra jamais et rien, vous m’entendez, rien, ne me consolera jamais de ça. »

Plus cruelle encore est la seconde partie de ce récit d’anticipation. La Nasa ayant perfectionné son système, il est possible et même conseillé afin de ne plus souffrir, d’effacer sa propre mémoire. Ce nouveau protocole proposé demande tout d’abord d’écrire trois de ses souvenirs sur une feuille, qui seront les seuls vestiges du passé. Pour ceux qui acceptent de se brancher et donnent ordre, de manière plus ou moins vacillante, à la machine, la mémoire s’efface en trois temps, aussi vite que s’efface un document sur ordinateur. Mémoire supprimée ! Tous, même les plus réticents, finissent par accepter. Il y a un certain flou autour du mouvement final car 125 ans ont passé et lors d’une seconde éclipse les choses ont bougé.

Ce spectacle est un choc. Comment ne pas être en empathie avec les acteurs et leurs disparus. La catharsis opère à plein et chaque spectateur a tôt fait de s’identifier quand le spectacle parle de l’insupportable absence. L’authenticité des acteurs et leur combat magnifiquement porté avec naturel et humanité est guidé par le geste de la metteuse en scène. Caroline Guiela Nguyen dose savamment le rapport entre la générosité des acteurs professionnels et la spontanéité des non-professionnels qui se fondent en une même démarche, celle d’inverser l’insupportable pour continuer à vivre. Il faudrait tous les citer et ils le sont ci-dessous. Une note particulière pour un espace dramatique particulier, le chanteur lyrique martiniquais, Alix Pétris, qui ponctue le spectacle comme une âme morte.

Caroline Guiela Nguyen a beaucoup d’audace pour affronter un tel sujet qu’elle n’obscurcit pas et traite sans détours. Comme dans Saïgon précédemment, elle invente un lieu et en fonction des improvisations nourries de la diversité des expériences et des géographies, construit le texte. Pour Fraternité, un conte fantastique elle a observé les centres sociaux, l’écriture au plateau qu’elle provoque et réalise avec les acteurs puise autant dans la fiction que dans le réel. Son théâtre est d’action, construit à la manière d’un film, avec séquences et découpage. C’est d’ailleurs un film qu’elle s’apprête à présenter, tourné avec les détenus de la Centrale d’Arles. Son univers singulier, porté par des thèmes comme aujourd’hui l’éloignement et l’absence, et sa démarche artistique affirmée, trouvent un écho dans nos vies, personnelle et collective.

Brigitte Rémer, le 4 octobre 2021

Avec : Dan Artus, Saadi Bahri, Boutaïna El Fekkak, Hoonaz Ghojallu, Maïmouna Keita, Nanii, Elios Noël, Alix Petris, Saaphyra, Vasanth Selvam, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia, Mahia Zrouki – collaboration artistique Claire Calvi – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumière Jérémie Papin – réalisation sonore et musicale Antoine Richard – vidéo Jérémie Scheidler – dramaturgie Hugo Soubise, Manon Worms – musiques originales Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard – surtitrage Panthéa.

 Du 18 septembre au 17 octobre 2021, mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h, relâche exceptionnelle les 28 septembre et 12 octobre – Ateliers Berthier, 1 rue André Suares, 75017. Métro Porte de Clichy – tél. : +33 1 44 85 40 40 – Site www.theatre-odeon.eu.

Khady Demba

© Stéphane Olry

D’après Marie NDiaye – Adaptation et jeu Corine Miret, La Revue Éclair – au Théâtre Paris-Villette, dans le cadre du festival SPOT #8.

Marie NDiaye avait obtenu le Prix Goncourt en 2009 pour Trois femmes puissantes. Trois récits, sans titre, et qui mettent en exergue ce que l’auteure appelle un contrepoint final, autrement dit une ligne mélodique ou un thème secondaire qui se superpose au thème principal.

Khady Demba du titre du spectacle, est le troisième récit. C’est le nom d’une jeune veuve qui ne possède pas grand-chose et qui perd tout à la mort de son époux : son travail – le propriétaire de la buvette où elle était employée avec lui, l’ayant congédiée ; ses repères – elle n’avait pas de famille « ses propres parents l’avait fait élevée par sa grand-mère, morte depuis longtemps… elle avait perdu toute trace d’eux, après ne les avoir vus que de loin en loin lorsqu’elle était enfant… » sa vie – elle n’a pour ressource que d’aller vivre dans sa belle-famille « qui ne pouvait lui pardonner de n’avoir aucun appui, aucune dot et qui la méprisait ouvertement et avec rage de n’avoir jamais conçu. » En trois ans de mariage et de relatif bonheur elle n’avait pas réussi en effet à avoir d’enfant, ce fut l’un de ses drames. Quand sa belle-mère lui intima l’ordre de préparer ses affaires, lui donnant quelques billets de banque pour viatique et l’interdiction de revenir, elle n’en fut pas vraiment surprise.

« Peu lui importait qu’elle ne comptât, elle, pour personne, que nul ne pensât jamais à elle » elle prit son destin en mains avec une certaine fierté et le sentiment d’exister, elle qui « n’avait jamais rien compris ni rien appris à l’école » comme elle le reconnaissait, se laissant envahir de sensations, rêveries et émotions. « Elle qui, par chance, avait encore le nom de Khady Demba. » Le lecteur / le spectateur suit le voyage intérieur de Khady, son faux-départ par la mer dans une barque qui prend l’eau, sa grave blessure à la jambe, la rencontre avec Lamine et son rêve d’Europe, le voyage au sommet d’un camion plein de ballots et surpeuplé, où il fallut s’agripper pour ne pas tomber, le passage de frontière et l’agression des militaires envers Lamine, la prostitution pour survivre, l’argent gagné l’argent volé par cet ami qui disparaît, la cabane dans la forêt, sa destruction par la police, la tentative d’escalader les barbelés, de s’évader vers plus de liberté, la chute. « C’est que je suis, moi, Khady Demba » eut elle la force d’affirmer à la fin de son voyage initiatique. Et, dans l’harmonie du contrepoint final, une petite musique s’envole : « Et alors il parlait à la fille et doucement lui racontait ce qu’il advenait de lui, il lui rendait grâce, un oiseau disparaissait au loin. »

Partant de la force de l’écriture de Marie NDiaye, comment faire théâtre ? Corine Miret choisit de juxtaposer trois univers : celui du récitatif, qu’elle porte sur un ton neutre et désincarné, statique et en retrait ; celui du souffle de l’instrumentiste, présente sur scène (Isabelle Duthoit), souffle qui arrache et devient bruitage obsessionnel plutôt que musique, pour souligner la tragédie ; un univers plastique (Johnny Lebigot) par une installation composée de traces tressées en bois, plumes et végétaux, qui font penser à des capteurs de rêve et forment comme un toit qui se prolonge sur le mur de fond de scène. Ces univers ne se croisent pas, ils proposent un environnement, comme le lecteur se construit le sien prenant connaissance du récit, sorte d’exploration intérieure de Khady Demba et qui parle des migrants d’aujourd’hui.

Corine Miret invente avec Stéphane Olry des parcours diversifiés au sein de La Revue Éclair depuis plus de vingt ans. Multidisciplinaire et en prise avec les réalités sociales et culturelles, leur approche est documentaire. La petite musique de Marie NDiaye passe ici par des gestes artistiques, comme des esquisses qui se superposent à son univers.

Brigitte Rémer, le 2 octobre 2021

Avec : Corine Miret, jeu – Isabelle Duthoit, musique/improvisation libre à la clarinette – installation Johnny Lebigot – regard extérieur Stéphane Olry – répétiteur Sergio Guedes.

Les 27 et 28 septembre 2021, Théâtre Paris-Villette – 211 Av. Jean Jaurès, 75019 Paris – métro Porte de Pantin – site : theatre-paris-villette.fr – tél. : 01 40 03 72 23.

Les héritiers

© Pascale Cholette

Texte et mise en scène Nasser Djemaï, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Manufacture des Œillets.

C’est un portrait de famille qui se dessine en plusieurs cercles concentriques. Dans le premier, Julie, jeune femme dynamique, architecte, travaille à la maison (Sophie Rodrigues), Franck, son époux, est infirmier, (David Migeot) et leurs deux enfants, sont absents car en vacances chez les grands-parents paternels. Ils déploient une grande énergie pour rendre vivable une vieille maison familiale décatie et sans charme dont on a peine à imaginer qu’elle put avoir été un jour belle et accueillante. Ils ont choisi de s’y installer pour un petit loyer avec, pour cahier des charges, l’obligation de la retaper avant qu’elle ne se dégrade un peu plus, mais font face à de graves problèmes financiers. Julie gère l’ensemble comme elle peut, jusqu’à dissimuler les factures qui s’accumulent, pour protéger la famille.

Dans le second cercle, Betty, mère de Julie, habite au premier étage de cette boîte à souvenirs et s’enferme dans sa chambre et ses pensées. Perdue au fond de sa brume intérieure, elle erre comme une âme morte et chaque fois qu’elle passe devant la fenêtre, s’adresse au lac (Coco Felgeirolles). Sa sœur, Mireille, propriétaire ruinée de la maison, envahissante à souhait, fait pression sur l’augmentation du loyer (Chantal Trichet). Le gardien glisse d’un endroit à l’autre de la maison, tantôt réparateur en tout genre, tantôt ambigu dans son silence (Peter Bonke). Jimmy, frère de Julie, se conduit comme un gamin, survolté permanent. Son horizon mythomaniaque, tourner un film, le parachute au centre du monde, qu’il détraque un peu plus (Anthony Audoux). L’auteur et/ou le metteur en scène insiste sur ce personnage résolument perdu entre fiction et réalité, qui superpose son pseudo horizon cinéma et la vie, en sur-jouant de manière caricaturale. On a peine à croire en son personnage. Jimmy creuse la dette et manipule tout le monde, entrainant sa sœur et la famille droit dans le mur.

Aux trois-quarts du parcours s’adjoint un troisième cercle, l’Homme du lac (François Lequesne). S’opère alors un glissement vers le fantastique, mais un peu tardif, qui confirme le récit de la tante Mireille évoquant une maison hantée et deux enfants au fond du lac. Le conte est bon ! A la fin tout part en fumée, le manipulateur a manipulé, la maison s’est dégradée et la famille a explosé. Un banquet scelle l’anomie qui s’est emparée du groupe où chacun devient spectre, laissant Julie sur le carreau. Quand tous reviennent à la raison, Franck et Julie font leurs cartons et trouvent la force d’éconduire Jimmy, toujours en représentation.

Les Héritiers sont une saga familiale pleine de poncifs – fable ou métaphore ? – Famille, argent, transmission, mémoire, dysfonctionnement, mensonges sont au cœur du sujet. Le plateau est triste dans ses murs carton-pâte qui finissent par tomber et le jeu relativement convenu. Il y manque un peu de la grâce tchékhovienne.

Les Héritiers est la troisième pièce d’une trilogie dont Nasser Djemaï avait présenté en 2011 Les Invisibles sur la problématique des Chibanis dans un foyer d’immigrés où la solidarité était une force malgré la détresse de travailleurs écartelés entre les deux rives de la Méditerranée. Vertiges en 2017 traitait de la famille sous un angle multiculturel. Les Héritiers aujourd’hui pourraient parler de transmission familiale et patrimoniale mais la forme théâtrale proposée ne permet pas qu’on l’entende.

Brigitte Rémer, le 29 septembre 2021

Avec Anthony Audoux, Peter Bonke, Coco Felgeirolles, François Lequesne, David Migeot, Sophie Rodrigues, Chantal Trichet – dramaturgie Marilyn Mattéï – assistanat à la mise en scène Benjamin Moreau – création lumière Kevin Briard – création sonore Frédéric Minière – scénographie Alice Duchange – création costumes Marie La Rocca – maquillage Cécile Kretschmar – régie générale et plateau Lellia Chimento – fabrication décor Atelier MC2 Grenoble – Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers

Du 24 septembre au 14 octobre 2021, au Théâtre des Quartiers d’Ivry – Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat. Ivry-sur-Seine – métro Mairie d’Ivry – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – tél. : 01 43 90 11 11

 

Illusions perdues

© Simon Gosselin

D’après Honoré de Balzac – adaptation et mise en scène Pauline Bayle, Compagnie À tire-d’aile,  au Théâtre de la Bastille.

Le roman-fleuve de Balzac, Illusions perdues, appartient à La Condition Humaine, monument regroupant ses écrits de 1829 à 1850. C’est un récit initiatique dans lequel Lucien Chardon/de Rubempré quitte son Angoulême natale et monte à Paris pour faire connaître ses Sonnets, écrits avec fougue et passion. Idéaliste et plein d’illusions, il croit en son talent et en un avenir radieux et saisit la proposition de Madame de Bargeton son amante, de s’installer à Paris avec elle chez sa riche cousine qui le recommanderait dans les cercles d’écrivains. Paris est une fête, Paris est un théâtre. À son arrivée pourtant il en est tout autrement, Lucien n’est pas reconnu des milieux aristocrates car son nom le trahit, il s’appelle Chardon du nom de son père, petit pharmacien, et ne porte pas celui de sa mère, de Rubempré. Sa protectrice le lâche, il est alors relégué dans les hôtels minables et seul dans Paris, contraint de gagner sa vie.

Balzac suit le jeune homme de son ascension à sa chute, traversant toutes sortes d’étapes, de sa naïveté provinciale à la traque d’un emploi de journaliste, de sa découverte des cercles artistiques et littéraires corrompus à souhait où l’on se calomnie et se déchire, où les faux-semblants et la trahison sont le quotidien, jusqu’au désenchantement et à la chute.

Pauline Bayle a taillé au ciseau la matière balzacienne comme un sculpteur sa pierre, a distribué une vingtaine de personnages entre cinq acteurs/actrices parmi lesquels seul Lucien reste Lucien, a réparti le public en miroir, de part et d’autre d’un plateau carré, dépouillé, recouvert d’une poussière fine et pâle que l’on verra voler à la fin du spectacle, a donné le rôle de Lucien à une actrice (extraordinaire Jenna Thiam). Tout semble d’une grande simplicité et évidence et repose sur l’intelligence du concept et de la lecture qu’en fait la metteuse en scène et sur le talent des actrices/acteurs adaptant à vue tenues et accessoires avec trois fois rien, un foulard ou une veste, qui soulignent le personnage. Tout dans le spectacle est d’une grande fluidité et d’une grande maîtrise, le texte, l’espace, le geste.

La pièce débute par la lecture d’un sonnet écrit par Lucien et les applaudissements de Madame de Bargeton (Hélène Chevallier) depuis la salle où elle est assise, avant que le rideau ne se lève et révèle l’autre moitié des spectateurs, pendant qu’un narrateur raconte le voyage à Paris. Narrateurs, tous les acteurs le sont, à tour de rôle. Il nous est montré les coulisses d’un journal, son directeur intouchable, la réorganisation de la rédaction et les petits arrangements de chacun, le tarif d’un article. « Le journalisme est le châtiment des écrivains » lui dit Lousteau (Guillaume Compiano) qui deviendra son confrère, lui-même écrivain raté et journaliste de fait, qui lui montre la voie. Le milieu de l’édition et celui du théâtre sont aussi passés au crible sous l’angle des compromissions à tous les étages. « Les vers tueront la librairie » dit l’éditeur pressé (Alex Fondja) au Lucien encore plein d’espoir. Autour de lui, proie idéale entre spontanéité et ambition, l’étau se resserre et ses choix se réduisent comme peau de chagrin. Les dés seront jetés quand il tombera amoureux d’une actrice, Coralie (Charlotte Van Bervesselès) portée au pinacle tant qu’un amant de paille la portera, insultée et agressée jusqu’à sa destruction, ensuite.

Il est aussi question de liberté d’expression et Lucien entre à son tour dans la danse des compromissions, capable d’écrire tout le contraire de ce qu’il pense sur un livre et son auteur, au titre du règlement de compte avec l’éditeur. Cabales, déglingue, mensonges, changements de bord politique, joute d’improvisation verbale au micro et concours de lâcheté, telles sont les facettes offertes par Lucien et son entourage à cette bonne société parisienne, fière de sa capitale, ville tentaculaire et véritable personnage en filigrane, sur scène. Quand l’actrice interprète ce moment de théâtre montée sur un praticable, la tension dramatique est forte, elle l’est tout autant quand plus tard elle sera agressée à coups de sacs de boue, pendant la représentation. Deux autres anti-héros balzacien rôdent derrière les mots et images du spectacle, Rastignac, expert en luttes d’influences et Vautrin l’évadé du bagne.

Ces récits de vie qui s’entrecroisent, sous la houlette de Pauline Bayle, dégagent une remarquable énergie à travers leur lucidité dévastatrice et vitalité exaltée. L’interprétation bouillonnante de Jenna Thiam en Julien, chargé, par ses expériences et ses actions menées de main de maître, de construire le récit, est remarquable et chacun des acteurs/actrices donnent le change, jusqu’à la chorégraphie finale qui soulève la fine poussière du sol s’envolant en une subtile brume, peut-être celle des désillusions.

Depuis une huitaine d’années Pauline Bayle fait théâtre des textes littéraires avec une grande liberté et justesse. Elle avait adapté Homère, Iliade en 2015 puis Odyssée en 2017, suivis sur un autre mode de Chanson douce, de Leïla Slimani, en 2019. Les Illusions perdues qu’elle présente aujourd’hui dans sa quête d’un langage scénique brut et incandescent est un véritable plaisir de théâtre.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2021

Avec : Charlotte Van Bervesselès, Hélène Chevallier, Guillaume Compiano, Alex Fondja, Jenna Thiam et la participation de Viktoria Kozlova, en alternance avec Pauline Bayle. Assistante à la mise en scène Isabelle Antoine – scénographie Pauline Bayle et Fanny Laplane – lumières Pascal Noël – costumes Pétronille Salomé – son Julien Lemonnier – régie générale et lumières Jérôme Delporte et David Olszewski – régie plateau Ingrid Chevalier, Lucas Frankias et Juergen Hirsch.

Du 13 au 18 septembre 2021 à 20h, du 20 septembre au 16 octobre à 21h, relâche les dimanches – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011 Paris – métro : Bastille – tél. : 01 43 57 42 14 www.theatre-bastille.comEn tournée en 2021 : 09/11, Saint-Cloud (92), Les 3 pierrots – 16/11, Épernay (51), Le Salmanazar – 23/11, Évreux (27) Le Tangram/Cadran – 26/11/ Saint-Valéry-en-Caux (76), Le Rayon vert – 07/12, Boulogne-Billancourt (92), Le Carré Belle-Feuille. La tournée se poursuit en 2022.

I was sitting on my patio

© Théâtre de la Ville

Texte, conception, mise en scène Robert Wilson – co-mise en scène Lucinda Childs – avec Christopher Nell et Julie Shanahan – Recréation du Théâtre de la Ville/Paris, en partenariat avec le Festival d’Automne, à l’Espace Cardin.

C’est en 1977 que Robert Wilson présentait I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating qu’il interprétait avec Lucinda Childs, à l’Eastern Michigan University. Spectacle de rupture, il avait déjà créé plusieurs de ses spectacles emblématiques – Le Regard du sourd, A letter for Queen Victoria, Einstein on the Beach – et travaillé avec la chorégraphe. C’est aujourd’hui un passage de témoin et la transmission du duo à deux nouveaux interprètes qui est faite, Christopher Nell, magnifique Méphistophélès dans Faus I & 2 que Robert Wilson avait présenté au Châtelet en 2016 avec les acteurs du Berliner Ensemble et Julie Shanahan, figure marquante du Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch.

© Théâtre de la Ville

Deux partenaires en miroir, lui et elle, vont déambuler l’un après l’autre dans leur rêve éveillé, à peu de choses près le même, qu’ils interprètent selon leur point de vue, leur personnalité et sensibilité. La scénographie et lumière sculpturale joue du noir et blanc et de contrastes avec l’excellence qu’on connaît à Robert Wilson. Trois bandes de tissus noir tombe des cintres et se prolonge sur le sol, fabriquant ainsi le dessin d’allées parallèles, autant de pièces ou balcons suggérés, simulation d’un intérieur bourgeois. Un sofa et une tablette pur design, un verre de vin ou de champagne posé. Noir, blanc, transparent qui se retrouvent dans les costumes, noir pour lui, blanc et vaporeux pour elle, les classiques wilsoniens qui font toujours autant d’effet et apportent de plaisir.

On entre dans un espace clos, monde d’hallucinations au rythme des sonneries de téléphone et de soliloques dits, chuchotés, criés, qui dessinent l’absurde, la panique, la provocation, le glamour de situations on ne peut plus abstraites entre attente, reconnaissance et certitudes. Le texte est déconnecté de l’action, l’action du réel, les mots du sens et la pièce relève autant des arts plastiques que du théâtre. « Le texte est comme une chaîne dont les maillons ne se touchent pas » disait Robert Wilson interrogé par Lise Brunel, en 1978.

La répétition du texte, interprété par l’homme d’abord puis par la femme après un noir qui brise le fragile équilibre de l’ensemble, a quelque chose d’obsessionnel. On repart avec les mêmes mots, la même situation, les mêmes sonneries de téléphone les mêmes rêveries éthérées. Chacun crée son univers, seule la musique se décale (Bach, Schubert, Lully, Galasso) ainsi que quelques images qui apparaissent à certains moments sur un petit écran, déconnectées de même des actions du plateau et du texte – des pingouins pour l’un, des canards pour l’autre, et peu importe.

Les associations d’idées, les gestes épurés parfois grandiloquents, le bel appartement devenu bureau par des stores tombés devant la clarté crue des fenêtres, sur lesquels des classeurs soigneusement alignés sont peints, la force des images, la radicalité, troublent le spectateur, quarante ans après. C’est dire la force de l’image ! Christopher Nell et Julie Shanahan se glissent merveilleusement dans la peau de personnages qui n’en sont pas et conduisent leurs fragiles esquifs en eau profonde laissant le spectateur face à son propre rêve éveillé. Lui garde le cheveu et le regard méphistophéleste, elle, par sa détermination et sa grâce, évoque Silvana Mangano sous le regard et la caméra de Pasolini.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2021

Avec : Christopher Nell et Julie Shanahan – metteur en scène associé, Charles Chemin – costumes, Carlos Soto – collaboration à la scénographie, Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières, Marcello Lumaca – design sonore, Nick Sagar – création maquillage Manuela Halligan – collaboration à la création maquillage Véronique Pfluger – assistant aux costumes Emeric Le Bourhis – assistante à la scénographie Chloé Bellemère – assistante du metteur en scène associé Agathe Vidal – réalisation vidéo 1977 Greta Wing Miller.

Du 20 au 23 septembre 2021, à l’Espace Cardin/Théâtre de la Ville, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro : Concorde – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com.

Et la terre se transmet comme la langue

© Pierre Grosbois – Photo de répétition

Poème de Mahmoud Darwich traduit par Elias Sanbar – Conception Stéphanie Beghain et Olivier Derousseau, interprétation Stéphanie Béghain, au T2G Théâtre de Gennevilliers.

« Un jour je serai poète et l’eau se soumettra à ma clairvoyance » avait écrit en 2003 Mahmoud Darwich, dans Murale. Poète il le fut, reconnu dans tout le Moyen-Orient et bien au-delà, à travers une vingtaine de recueils poétiques publiés et traduits en de nombreuses langues. Il déclamait sa prosodie cadencée avec une force à nulle autre pareille, son pays, la Palestine, l’habitait.

Né en 1941 à Al-Birwa près de Saint-Jean d’Acre, en Galilée, il avait six ans lors de la création de l’état d’Israël, obligeant sa famille à l’exil et faisant de la langue arabe, une mineure. On comprend son combat pour la langue. « Je m’en souviens encore. Je m’en souviens parfaitement. Une nuit d’été alors que nous dormions, selon les coutumes villageoises, sur les terrasses de nos maisons, ma mère me réveilla en panique et je me suis retrouvé courant dans la forêt, en compagnie de centaines d’habitants du village… Je sais aujourd’hui que cette nuit mit un terme violent à mon enfance. » (Source : Subhi Hadidi, in La terre nous est étroite et autres poèmes.) Après avoir été assigné à résidence durant quelques années à Haïfa, Mahmoud Darwich avait quitté Israël en 1970 pour Le Caire, puis Beyrouth, avant de passer plusieurs années en exil, en France. « Mon pays est une valise » écrivait-il. Il est mort en 2008, aux États-Unis, il eut des obsèques nationales à Ramallah où sa dépouille avait été rapatriée.

En 1997, Mahmoud Darwich était en France pour l’ouverture des manifestations du Printemps Palestinien et la sortie de son dernier ouvrage, La Palestine comme métaphore. Accompagné d’Elias Sanbar, son traducteur de toujours aujourd’hui Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, il vivait alors entre Amman en Jordanie et Ramallah, capitale temporaire autonome de Palestine, au nord de Jérusalem ville des trois grandes religions monothéistes. Poète de Palestine comme il aimait à le dire, Mahmoud Darwich répondait alors à nos questions et s’exprimait sur le croisement entre politique et poétique : « Je ne me considère pas comme un politique ni tout-à-fait comme un poète, il y a un mouvement dans ces territoires entre la culture poétique et mon engagement national que l’on qualifie parfois de politique. Aucun auteur, aucun poète palestinien ne peut se payer le luxe de ne pas avoir un rapport avec cet engagement national qui est politique. Car pour nous, nous éloigner de ce niveau de politique est en fait s’éloigner du réel… La relation entre la poésie et le réel est éternelle, non seulement dans le rapport de la poésie à la réalité mais très profondément dans le rapport du poème à lui-même. » Il concluait l’entretien en disant : « Je pense que la Palestine n’a pas encore été écrite. »

Membre actif de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) et chantre de la cause palestinienne il quitta l’Organisation en 1993 pour protester contre les Accords d’Oslo. Il s’en était expliqué lors de notre conversation : « Ces accords plaçaient le peuple palestinien dans une sorte de période probatoire et transitoire, une transition vers une chose que les accords gardaient très vague. Cette période n’abordait pas les questions fondamentales du conflit : les réfugiés, la colonisation, le droit à l’autodétermination, et Jérusalem. » Il avait pu retourner en Palestine, autorisé par Israël à venir prononcer une oraison funèbre sur la tombe d’un ami, et faisait ce constat : « Le démantèlement géographique de la Palestine est un assassinat de sa propre beauté… Malgré cela j’ai retrouvé ma fenêtre en Galilée, car c’est là que je suis né. » Il s’était installé à Ramallah après 1995.

Le travail proposé par Stéphanie Béghain, artiste associée au T2G Théâtre de Gennevilliers et Olivier Derousseau incube depuis une dizaine d’années et a donné lieu à des présentations publiques entre autres à La Fonderie du Mans, au Studio-Théâtre de Vitry, à l’Échangeur de Bagnolet, mais tout y est démesuré : le temps de gestation, le parcours historique sur la Palestine et le Moyen-Orient sorte d’installation précédant le spectacle et un épais cahier remis intitulé Document(s), le plateau monumental où l’on aperçoit les gradins vides de l’autre moitié de la salle.

Le spectacle s’ouvre par une lecture d’extraits d’État de siège poème inédit de Mahmoud Darwich par des membres du groupe d’Entraide Mutuelle Le Rebond, d’Épinay sur Seine avec lequel travaille Stéphanie Béghain. Assis, ils donnent le texte : « Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps Près des jardins aux ombres brisées, Nous faisons ce que font les prisonniers, Ce que font les chômeurs : Nous cultivons l’espoir. » Paraît la comédienne qui lit quelques phrases puis s’avance à l’assaut de cet immense plateau où l’on trouve quelques planches de manière disparate, vraisemblables résidus d’une maison disparue, et divers éléments posés çà et là, qui ne seront guère utilisés (scénographie Olivier Derousseau, Éric Hennaut). Quelques planches, un bâton, des délimitations, une frontière, le bord du vide, une gestuelle et les déplacements de la comédienne qui part au loin, très au loin, accomplir quelques gestes qu’on ne décrypte pas. Seule la lumière nous guide un peu (Juliette Besançon). Le poème échappe et les intentions se perdent, le texte ne nous relie ni à Mahmoud Darwich ni à l’histoire de Palestine, comme s’il était vidé de substance.

Composé à Paris en 1989, Et la Terre se transmet comme la langue évoque vingt mille ans d’histoire, la question de l’exil et celle du retour sur un mode à la fois épique, poétique et lyrique, « Et la terre se transmet comme la langue. Notre histoire est notre histoire » ajoute Mahmoud Darwich qui mêle à la complexité de l’histoire et de l’écriture les pensées du quotidien comme les parfums de l’oranger, les cailloux et l’avoine, le rayon de miel et l’encens, la marguerite des prés, le coffre à vêtements. Et il concluait la rencontre de 1997 en disant : « Aujourd’hui le Palestinien regarde son histoire, il voit que le futur est extrêmement obscur, noir, que le passé est très lointain et que le présent est un temporaire long, enceint d’un projet d’indépendance qui a déjà avorté. C’est pour cela que la culture palestinienne est contrainte de continuer à s’exprimer comme une culture de résistance. »

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2021

Scénographie Olivier Derousseau, Éric Hennaut – lumières Juliette Besançon – sons Thibaud Van Audenhove, Anne Sabatelli – costumes Jeanne Gomas, Élise Vallois – Régie générale Amaury Seval – Direction technique Jean-Marc Hennaut.

Du 11 au 16 septembre 2021, au T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National. 41 Av. des Grésillons. 92230 Gennevilliers – site : www.theatredegennevilliers.fr – Tél. : 01 41 32 26 10.

Bach 6 Solo

© Théâtre de la Ville

Sonates et partitas pour violon seul de Jean-Sébastien Bach interprétées par Jennifer Koh – conception Robert Wilson et Jennifer Koh – mise en scène, costumes et décors Robert Wilson – chorégraphie Lucinda Childs – Programmation du Théâtre de la Ville, création mondiale dans le cadre du Festival d’Automne, à la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière.

Premier des deux spectacles signés de Robert Wilson et Lucinda Childs pour fêter la 50è édition du Festival d’Automne, Bach 6 Solo fait résonner dans la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière trois sonates de quatre mouvements et trois partitas composées de rythmes de danse, portées par l’éblouissante et expressive Jennifer Koh. Violoniste américaine née de parents coréens, elle fut Albert Einstein dans Einstein on the Beach en 2012/2014opéra de Philip Glass mis en scène par Robert Wilson dans une première version en 1976, avec la participation de Lucinda Childs. Bach 6 Solo leur tenait à cœur, la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière en est le lieu idéal.

Dans cette architecture au dôme octogonal construite sur le modèle de la croix grecque, le public occupe les quatre chapelles latérales et les quatre nefs faisant cercle autour d’un magnifique plateau en bois de même forme, octogonale, cerné d’une ligne lumineuse d’intensité variable. La violoniste occupe cet espace à 360° avant de le partager avec quatre danseuses et danseurs. Vêtus de blanc, c’est avec lenteur et solennité qu’ils se glissent dans la musique, d’abord en trio portant une fine baguette, branche d’arbre soigneusement choisie qui, dans la seconde partie de la soirée se métamorphose en bâtons plus épais et plus lourd, portés par un trio inversé. À un moment, Lucinda Childs fend lentement l’espace, fantomatique, dans une vaporeuse robe de voile blanche, une longue corde posée sur l’épaule l’amarre. Une danse en couples ferme le spectacle. La lumière renvoie les ombres de la musicienne qui se mêlent à celles des danseurs et fait vivre l’austérité de la bâtisse et la rigueur mathématique de la composition musicale.

La virtuosité du violon de Jennifer Koh – qui porte avec une rare intensité ces Sonates et partitas – ébranle, dans ce lieu hautement symbolique empreint de simplicité et de solennité où certains plasticiens – dont Ernest PignonErnest – ont exposé, où le Faust de Klaus Michael Grüber, en 1975, était entré dans la légende.

Le Regard du sourd en 1970 avait révélé Robert Wilson au public, en France, son travail mêle la danse, le mouvement, la lumière, la sculpture, la musique et le texte. Le Festival d’Automne l’accompagne depuis 1972 et présente aujourd’hui, en partenariat avec le Théâtre de la Ville, plusieurs de ses spectacles, dont I Was Sitting on my Patio avec Lucinda Childs. Robert Wilson garde aujourd’hui la même exigence. « A l’origine de Bach 6 Solo, un coup de foudre : celui que j’ai ressenti il y a plusieurs années en entendant jouer la violoniste Jennifer Koh, en la voyant à ce point transformée par la musique qu’elle irradie d’une présence nouvelle, dit-il… En jouant les Sonates et partitas pour violon seul, Jennifer Koh éprouve un sentiment de désorientation, voire de mise en danger. Pour elle, c’est aussi un rapport avec Dieu qui s’engage, même si l’œuvre n’a rien de religieux. »

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2021

Avec : Alexis Fousekis, Ioannis Michos, Evangelia Randou, Kalliopi Simou, Lucinda Childs – musique Johann Sebastian Bach – dramaturgie Konrad Kuhn – costumes Carlos Soto – collaboration à la mise en scène Fani Sarantari – collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières John Torres – création maquillage Sylvie Cailler – collaboration aux costumes Emeric Le Bourhis.

Du 3 au 16 septembre 2021 – Théâtre de la Ville hors les murs, à la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, Boulevard de l’Hôpital. 75013. Paris – métro Saint-Marcel – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : www.theatredelaville-paris.com

Transverse Orientation

© Théâtre de la Ville

Pièce pour huit danseurs – Conception et direction Dimitris Papaioannou. Dans le cadre des saisons du Théâtre de la Ville hors les murs et du Théâtre du Châtelet.

Il aime les portes dérobées et les situations extravagantes, les références picturales et la mythologie, la nudité. Avec Transverse Orientation et après Since She – spectacle présenté à La Villette il y a deux ans avec les interprètes du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch (cf. notre article du 15 juillet 2019) – Dimitris Papaioannou poursuit sa quête des mythes, venant d’un pays natal qui en est chargé, la Grèce. Le Minotaure a rendez-vous avec le spectateur, le spectateur avec un enchevêtrement d’images et de représentations, avec du burlesque et de la dérision, des visions et de l’illusion.

Plasticien et dessinateur avant d’être chorégraphe et metteur en scène, Dimitris Papaioannou trace son labyrinthe sur fond de mur blanc à partir d’un néon qui crépite et de personnages en costumes noirs s’affairant autour de la lumière qui apparaît et disparaît. Ces énigmatiques personnages aux fines têtes encagoulées, glissant comme les figures poétiques de Jean-Michel Folon ou se déplaçant à la manière burlesque d’un Buster Keaton, se hissent en haut d’échelles qui se tordent, se suspendent et s’enroulent. Tombés d’une autre planète ils s’accrochent aux murs, comme des cafards.

De nombreux personnages, équivoques, traversent le plateau de cour à jardin et retour, en un parcours latéral. Apparaît un énorme taureau, imitation à l’échelle réelle, sur lequel repose une belle endormie, nue, telle L’Olympia de Manet – référence au mythe d’Europe, princesse Phénicienne dont s’éprend Zeus travesti en taureau pour ne pas s’attirer les foudres de son épouse, scène maintes fois représentée par les peintres dont Titien, Véronèse et Rembrandt. Son alter-ego masculin dans une même nudité apporte l’eau, monte à cru et s’agrippe. Les brumes de la peinture guident le geste chorégraphique et troublent le dessin à l’échelle des personnages et de l’environnement scénique.

Solos, duos ou déplacements d’ensembles répliquent à ce combat entre l’homme et la bête sous l’œil d’un projecteur placé sur roulettes qui parfois balaie la salle et ouvre sur des jeux d’ombres des plus élaborés qui distillent leurs visions magiques. Un homme sirène passe, une femme nue, de bonne corpulence, traverse, il tombe des hommes qui se cachent derrière d’étroites planches, des pierres qui craquent comme le polystyrène, dévalent et envahissent l’espace où seul Sisyphe résiste, dans sa détermination. Des figures à deux têtes et aux jambes multiples se déplacent, les lits de fer se replient et encagent, la tête du Minotaure est brandie telle un Saint-Jean Baptiste, les seaux d’eau se remplissent, la Vénus de Botticelli, vierge aux longs cheveux sauvages au fond d’un coquillage ouvert, met au monde l’enfant dont le placenta s’écoule et qui se métamorphose en image de mort.

A la fin de cette Odyssée pleine de magie et d’alchimie tous les objets flottent – cordes, échelles, seaux, cercle – images insolites d’encombrements, de jeux des corps, de perles et d’eaux. La fresque de Dimitris Papaioannou, plasticien des corps et de l’espace, croise l’absurde et le surréalisme, l’homme contemporain et les mythes ancestraux tels Minotaure et Thésée, Ariane, Dédale et autre. Dans un rapport singulier entre le danseur et l’objet, l’humour et la poésie, le geste est millimétré en même temps qu’il jaillit du plus profond de la mythologie, revue et corrigée par l’imaginaire du chorégraphe et les images.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2021

Avec : Damiano Ottavio Bigi, šuka Horn, Jan Möllmer, Breanna O’Mara, Tina Papanikolaou, Lukasz Przytarski, Christos Strinopoulos, Michalis Theophanous. Musique Antonio Vivaldi – décors Tina Tzoka, Loukas Bakas – design sonore Coti K. – costumes Aggelos Mendis – lumières  et conseil musical Stephanos Droussiotis – sculptures, constructions spéciales et accessoires Nectarios Dionysatos – inventions mécaniques Dimitris Korres.

Du 7 au 11 septembre 2021 – Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet. 75001. Paris – Métro : Châtelet. Site : www.theatredelaville-paris.com

D’un bleu très noir, Angélique Ionatos

© photo de sa page Facebook

Née à Athènes en 1954, Angélique Ionatos s’est éteinte le 5 juillet 2021 des suites d’une longue maladie. C’était une éblouissante auteure, compositrice, chanteuse et guitariste.

Elle avait quitté sa Grèce natale avec sa famille à l’âge de 15 ans, en 1969, fuyant la dictature des colonels. Son premier choc musical fut lié au concert donné par Mikis Theodorakis lors d’une tournée mondiale en Belgique, pays où elle avait d’abord résidé. Theodorakis si populaire en Grèce avait été censuré et interdit dans son pays, pendant la dictature militaire. « Quand il est monté sur scène et a ouvert ses bras pour diriger l’orchestre, on aurait dit un aigle immense qui allait s’envoler… » Ce fut pour elle une révélation. Des années plus tard, en 1994, en signe de remerciements elle adapte quinze courtes pièces qu’il avait composées à partir des poèmes de Dimitra Manda, sur le cycle de l’eau, Mia Thalassa/Une Mer, suivi en 1999 du Sanglot des Anges sur une autre de ses compositions et un poème de Dyonissis Karatzas : « As-tu entendu le sanglot des anges un lundi matin à l’aube, ils pleurent sous ta fenêtre close ? »

C’est avec son frère Photis qu’elle enregistre ses premiers albums dont il co-signe paroles et musique : Résurrection obtient le Grand Prix du disque de l’Académie Charles Cros en 1972, ainsi que Les oiseaux, en 1973. Avec I Palami Sou le même Prix lui est attribué, en 1978.

Tout son parcours se construit sous le signe des poètes grecs et de la Méditerranée, qu’elle chante en version originale. « Dans notre monde soumis à une nouvelle barbarie, il faut interroger les poètes pour retrouver la mémoire et l’utopie dit-elle. » Odysseus Elytis, prix Nobel de littérature en 1979 fut pour elle une source d’inspiration majeure. « Belle et étrange patrie comme celle que j’ai reçue jamais je n’ai vu », écrit-il dans Marie des Brumes. Cet hymne, composé en 1984, fut présenté dans une coproduction du Théâtre de la Ville et du Théâtre de Sartrouville où elle avait été artiste associée de nombreuses années, à partir de 1989. Elle y était accompagnée de quelques-uns de ses musiciens-complices, Katherina Fotinaki, voix, guitare, Cesar Stroscio, bandonéon, Idriss Agnel et Henri Agnel, percussions. Le poète répond à Marie, qui se révolte. Elle obtient pour cette composition et interprétation le Grand Prix Audiovisuel de l’Europe, qu’elle recevra à nouveau en 1987 pour Le Monogramme, sur un texte d’Elytis : « Je pleure le soleil et je pleure les années à venir sans nous et je chante les autres passées au travers… Au paradis, j’ai aperçu une île Semblable à toi et une maison au bord de la mer… »

De sa rencontre avec Katerina Fotinaki elle dit : « Je ne crois pas que les chemins se croisent par hasard. Je ne crois pas au hasard. Je crois à la chance. Et aux rencontres qui viennent à l’heure juste. Lorsque le temps y consent. » Elles présentent en duo vocal et guitare Comme un jardin la nuit, à partir de l’adaptation musicale du texte d’Elytis qu’elle retraduit et publie sous le titre Le soleil sait, une anthologie vagabonde : « J’ai quelque chose à dire de transparent, j’ai quelque chose à dire d’inconcevable, comme le chant d’un oiseau en plein champ de bataille. » Avec Katerina, elles retrouvent ensemble ce plaisir du chant en duo et de la guitare par le récital Anatoli – qui se traduit à la fois par l’Orient et le Lever du soleil – en 2009. « Nous élèverons nos enfants sans vous, malgré vous, contre vous… leur vice sera la tendresse. Nous élèverons des enfants éternels. Nous élèverons nos enfants dans les ruines, car c’en est fini des mille et un contes qui cousent leur sommeil. Nous leur lirons, au bord du lit, l’histoire d’un siècle mille et mille fois assassiné, pour que chacun de leurs rêves soit un combat, un combat contre la corne de la mort… »

Elle fait une autre belle rencontre avec Sappho de Mytilène, la première femme poète ayant composé des vers sur l’amour et le désir, au VIIe siècle avant JC. « J’ai servi la beauté. Était-il en effet pour moi quelque chose de plus grand ? » écrivait Sappho. Angélique Ionatos la chante à partir de 1991, accompagnée de Nena Venetsanou, à Sartrouville, puis au Théâtre des Bouffes du Nord. Elle remporte un immense succès et plusieurs années de tournée, ainsi que le Grand Prix de l’Académie Charles-Cros. O Erotas poème de Sappho adapté en grec moderne par Elytis, est présenté à l’Olympia en mars 1993.

À côté de productions plus importantes Angélique Ionatos garde toujours l’envie de jouer en solo : « La scène est le plus beau des navires. C’est parce que nos questions restent sans réponse que nous continuons de voyager » dit-elle. Elle continue à porter la poésie grecque, qu’elle met en musique : Dyonissis Karatzas, Attik, Nikos Papazoglou : « Ici personne ne chante personne ne danse, on écoute juste la musique et notre imagination voyage » ; Arletta : « Tu es le vent du sud et moi un oiseau perdu, tu m’amènes là où toi tu veux, tu es le vent du nord tu glaces mes ailes et puis avec un seul baiser tu me lances très haut » ; Yannis Ritsos, Dimitris Mortoyas : « Et si l’arbre brûle reste la cendre et la lumière, dans le désert les cactus prennent racine » ;  Kostas Karyotakis dans Amandier « Là dans mon jardin un amandier grandit, il est si délicat qu’il a juste un souffle de vie… »

D’un bleu très noir fut le titre de l’un de ses concerts, donné au Théâtre de la Ville en 2000, enregistré et diffusé par Naïve, comme presque tous ses CD. C’est un bouquet de poésies où se croisent Constantin Cavafy, Christos Christofis, Dimitris Mortoyas, Odysseus Elytis, Dyonissis Karatzas. Angélique Ionatos y signe les paroles et la composition du morceau intitulé Yeux noirs : « Arrête, mon cœur, de souffrir. Cesse d’attendre. Deviens comme une pierre pour ne plus battre en vain… » Elle chante aussi Frida Kahlo en espagnol « Pies para que los quiero si tengo alas para volar / Des pieds, pour quoi faire si j’ai des ailes pour voler… » interprète des chants traditionnels et ses Chansons Nomades, accompagnée de l’un de ses fidèles, le musicien Henri Agnel. Elle compose un Stabat Mater Furiosa d’après le texte du poète et dramaturge Jean Pierre Siméon, qu’elle présente dans une mise en scène de Michel Bruzat, en 2014.

Avec Eros y Muerte, elle compose sur des textes en français d’Anna de Noailles et sur les poèmes en espagnol de Pablo Neruda, Cien sonetos de amor / La Centaine d’amour, écrits pour sa bien-aimée, Matilde Urrutia. Suivra l’enregistrement de l’album, en 2005 : « Ces trois langues sont en réalité les trois strates de ma culture : le grec en tant que langue maternelle, le français en tant que langue d’adoption et quant à l’espagnol elle est la première langue qui a fasciné l’enfant que j’étais. Je la chantais sans la comprendre pour imiter les chanteuses que j’écoutais sur les 33T que mon père, marin, ramenait de ses voyages en Amérique du Sud. C’était la langue du rêve. »

L’œuvre est immense, le parcours éclectique, la voix tendre et rocailleuse, les doigts virtuoses sur les cordes de la guitare, la présence incandescente. Quarante ans de carrière, une vingtaine d’albums, de nombreux concerts dont en 2015 au Café de la Danse, Reste la lumière, accompagnée de Katerina Fotinaki et de musiciens virtuoses comme Gaspar Claus au violoncelle et Cesar Stroscio au bandonéon. Son dernier concert fut donné en 2018 aux Lilas où elle habitait, au Triton-scène de musiques présentes.

Angélique Ionatos a porté les mots des plus grands poètes grecs dans la révolte de l’exil, et pour dépasser le sien. « Ce qui m’a aidé à supporter l’exil lorsqu’il devenait trop lourd, ce fut la poésie » disait-elle. Son univers est de tendresse et de sensualité, de singularité. Son élégance, sa présence, ses mélopées, vont nous manquer. « Ma langue est devenue ma patrie. La seule qu’on ne pouvait pas m’enlever. Il m’était devenu vital de l’aimer, la cultiver et la défendre. Paradoxalement c’est en apprenant le français que j’ai pu redécouvrir la beauté de ma langue maternelle. La distance (géographique et culturelle) m’a permis de réentendre sa musique. Et quelle musique ! »

 Brigitte Rémer, le 15 août 2021

Label Accords Croisés 2009 : Comme un jardin la nuit (en duo avec Katerina Fotinaki) – Label Naïve – 2008 : Album anniversaire (2CD/10 ans de Naïve ( Sappho de Mytilème – Parole de Juillet) – 2007 : Eros y muerte – 2004 : Anthologie (Compilation ) – 2003 : Alas Pa’ volar (Des ailes pour volerAngélique Ionatos canta Frida Kahlo – 2000 : D’un Bleu très noir – 1997 : Chansons nomades (avec Henri Agnel) – 1996 : Parole de juillet (Iouliou logos) – 1995 : De la Source à la mer (3 CD) – 1994 : Mia Thalassa (musiques de Mikis Théodorakis) – 1992: O Erotas – 1991 : Sappho de Mytilène – 1989 : Archipel (Compilation) – 1988 : Le Monogramme (Sept chants d’amour d’Odysseus Elytis) – 1984 : Marie des Brumes (Maria Nefeli, Odysseus Elytis) – 1983 : O Hélios O Héliatoras – 1981 : La Forêt des hommes (To dassos ton anthropon) – 1979 : I Palami sou – 1972 : Résurrection (avec Photis Ionatos).