Archives de catégorie : Arts de la scène

Mille Miles

© Youness Aboulakoul

Conception, chorégraphie Youness Aboulakoul, compagnie Ayoun – au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

Le bruit assourdissant d’un avion au-dessus de nos têtes, pendant un long moment, dans le noir, suivi de celui d’un froissement de feuilles et de pépiements d’oiseaux. Une silhouette entre, au milieu de vagues de brouillard, le visage caché par un grand chapeau-bouclier. Seule la courbe du corps nous guide. On se croirait dans une rizière où le geste est lent et répété, où le signe est sémaphore.

Soudain une accélération et l’entrée de quatre autres danseurs dont on ne voit pas le visage. On ne le verra pas du spectacle ils portent des cagoules noires, comme leurs pantalons et tee-shirts. Au fond un cyclo, barré d’un néon qui fait toute sa largeur et qui monte ensuite pour s’effacer, laissant d’autres néons aux quatre coins du plateau, horizontaux ou verticaux. Les danseurs forment des figures comme tourniquets et tourbillons, on dirait des insectes. Ils entrent comme en clandestinité. La danse individualisée tisse l’œuvre collective puis laisse place à un rituel de mort, une sortie de masques, des corps abandonnés.

Après une séquence en solo et un lent duo les danseurs déplient des bandes de tissus d’or, comme s’ils préparaient un sacrifice, tissus qu’ils posent majestueusement en plusieurs endroits du plateau sur un support néon vertical. On dirait des pierres tombales. Ils s’affrontent en des combats félins, comme des gladiateurs ou des samouraïs, forment des figures en solidarités, sans se lâcher, se regroupent au sol, tracent des jeux. Les lignes sont courbes, il y a une construction savante et une grande fluidité dans la chorégraphie, tant dans le geste que dans l’environnement sonore qui guide les danseurs. Il y a de la grâce.

Quatre d’entre eux portent un cadavre, une couverture de survie se déroule. On voit des corps échoués, des âmes mortes. Puis côte à côte et de dos dans une diagonale, lumière en contre, ils s’éloignent au son des cordes frappées et des lointaines percussions.

Le langage chorégraphique de Youness Aboulakoul est précis, habité, très maîtrisé. Il y a dans sa proposition quelque chose de lancinant et de méditatif qui s’inscrit dans une démarche esthétique en même temps que philosophique. L’environnement lumière et son, la façon dont les danseurs habitent l’espace et le sculptent, ouvrent sur une subtile poétique du geste au style pluriel : traditionnel, signe de son pays d’origine, le Maroc, contemporain par ses expériences sédimentées de danseur et chorégraphe, en France et en Europe.

Mille Miles est peut-être cette distance que franchit l’exilé dans sa ligne de survie, dans sa rencontre avec d’autres, dans sa lecture de la mort qui rôde. Le spectacle ouvre sur une  notion de contemplation-réflexion qui donne le vertige des seuils, frontières et territoires.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2022

Avec : Alexandre Bachelard, Mathieu Calmelet, Pep Garrigues, Yannick Hugron, Jean-Yves Phuong – assistante artistique Ariane Guitton – création son Atbane Zouheir – lumières Shani Breton et Jéronimo Roé – costume Audrey Gendre – création médias Jéronimo Roé – production et diffusion Kumquat performing arts – administration Saül Dovin.

Vu le 19 Avril 2022 au Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine – site : www.theatrejeanvilar.com et compagnie Ayoun : www.younessaboulakoul.com

La nuit sera blanche

© Pascal Victor

D’après La Douce de Fédor Dostoïevski – traduction André Markowicz – direction artistique Lionel González – au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

Dans le Journal d’un écrivain – chronique tenue pendant huit ans par Fédor Dostoïevski – dans lequel il avait regroupé différents textes, figurait La Douce, une courte nouvelle publiée en 1876. Dans son avant-propos, l’auteur résumait le scénario : « Imaginez un mari dont la femme s’est tuée en se jetant quelques heures auparavant par la fenêtre, et qui est là, étendue sur la table. Il est bouleversé et n’a pu encore rassembler ses idées. Il erre à travers les chambres et s’efforce de découvrir un sens à ce qui vient de se passer. » Robert Bresson avait réalisé un film superbe en 1969 à partir de la nouvelle, Dominique Sanda en tenait le rôle principal.

Hanté par la question du suicide, ce texte nous place dans le long monologue du mari (Lionel González) qui refait le parcours de sa rencontre avec cette femme, étendue, inerte et restée mystérieuse pour lui, sur le malentendu de leur vie commune : « Je vais faire quoi, moi ? » sont ses premiers mots. Et il se raconte autant qu’il la raconte. Il parle de sa boutique de prêteur sur gage et d’un métier sans reconnaissance, dévalué même, de la relation qu’il tisse, lentement, avec elle qui apportait en dépôt des objets sans grande valeur. Il se souvient de cette Vierge à l’enfant qu’elle déposa contre quelques roubles, « objet qu’on se promet de ne jamais apporter », une icône qu’elle tenait dans les mains au moment de son geste désespéré. Il se souvient de sa soudaine demande en mariage faite auprès d’elle et de l’accord qu’elle lui donna sous réserve de l’épouser selon les règles classiques ; des deux tantes qui l’avaient élevée depuis l’âge de quinze ans, moment où elle était devenue orpheline, tantes détestables qui l’exploitaient et qui la battaient.

Dans les sous-sols du Théâtre Gérard Philipe un lieu énigmatique, le Terrier, parle de lui-même et va bien à Dostoïevski. Côté jardin, un piano caché derrière un gros pilier. Côté cour, un territoire musical avec une guitare, un psaltérion et des objets détournés qui entrent dans la création musicale proposée par Thibault Pierrard installé au milieu d’un frigo, un téléphone, une échelle, un projecteur à diapositives. Dans l’arrière fond de l’espace, au loin, une grande cuisine, le domaine de Loukeria la servante (Jeanne Candel), témoin de la vie du couple, ici silencieuse. Elle apparaît de temps en temps, vaquant à ses occupations, faisant ses ablutions, préparant le samovar et par ses gestes rituels devient aussi la femme emblématique en même temps que le fantôme de la morte, quand elle s’enroule de bandelettes de papier blanc. A l’arrière de cette cuisine et jouant sur l’extrême profondeur de champ, quelques bougies signalent la chambre ardente où repose la femme (une scénographie signée de Lisa Navarro, des lumières de Fabrice Ollivier).

L’homme décline ses interrogations sur le féminin et ses inquiétudes sur l’avenir, passant par toute la palette des couleurs : tristesse, nostalgie, colère, agressivité, tendresse, désarroi, dévastation. Il a un secret qu’il finira par dévoiler, alors qu’elle, l’avait découvert, par l’extérieur. « J’aurais voulu qu’elle s’approche de moi et me questionne » dit-il mais elle s’était fermée dès le mariage, avant qu’un silence assourdissant ne s’installe entre eux. Face au bilan qu’il est en train de faire et à l’introspection qui en découle, il met en jeu sa culpabilité et sonde les profondeurs de l’âme humaine. L’environnement sonore accompagne les variations de ses sentiments.

Acteur et metteur en scène, Lionel González a co-fondé la compagnie Le Balagan retrouvé, en 2016, après avoir créé une première compagnie en 2000. Il s’est confronté à Dostoïevski la même année en montant Demain, tout sera fini, une adaptation du Joueur. Dans La nuit sera blanche, son interprétation de l’homme, ancien militaire de l’armée – son secret – la solitude, sa maladresse et son désespoir reflètent la complexité de la conscience et de la pensée. Le travail collégial qui s’est construit entre Lionel González et Jeanne Candel – dont une référence commune est le travail du metteur en scène polonais Krzystian Lupa – ainsi que la créativité musicale et sonore de Thibault Pierrard, font émerger la vérité du personnage autant que ses doutes, dans une grande intensité.

Brigitte Rémer, le 20 avril 2022

Conception et jeu Jeanne Candel, Lionel González, Thibault Perriard – scénographie Lisa Navarro – lumière Fabrice Ollivier – costumes Élisabeth Cerqueira – collaboration artistique Chloé Giraud

Théâtre Gérard Philipe/CDN de Saint-Denis, 59, boulevard Jules-Guesde, Saint-Denis, jusqu’au 22 avril 2022, lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h – site : www.theatregerardphilipe.com

Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires

© Giovanni Cittadini Cesi

Conception et mise en scène Élise Vigier – texte Kevin Keiss, Elise Vigier, librement inspiré d’essais et d’interviews – avec Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly – au Théâtre du Rond-Point.

C’est un magnifique duo rêvé, entre l’auteur activiste James Baldwin, né dans le quartier de Harlem, qui s’exile en France à l’âge de vingt-quatre ans pour fuir le racisme et vivre son homosexualité, et le photographe américain d’origine juive russe, Richard Avedon, photographe de mode.

Issu d’un milieu chrétien très pratiquant, Baldwin écrit son premier roman, semi-autobiographique, La Conversion, en 1953 ; puis des nouvelles dont Blues pour Sonny publié dans Face à l’homme blanc, en 1965 ; des essais dont Chronique d’un pays natal dans lequel il exprime le rejet familial et social qu’il a vécu et La Prochaine Fois, le Feu, en 1963 qui explore les non-dits et les tensions autour des distinctions raciales, sexuelles et de classe, dans l’Amérique du milieu du XXe siècle. Il se pose à Saint-Paul-de-Vence à partir de 1970. Avedon lui, au-delà des photographies de mode et de ses contrats avec Life et Vogue dans lesquels il retranscrit l’énergie, la liberté et l’érotisme de l’époque, se reconnaît dans un travail plus profond qu’il qualifie de photographies de portraits. Tous deux ont publié ensemble en 1964 un ouvrage polémique de la contre-culture, Nothing Personal, recueil de portraits où se côtoient figures célèbres, prisonniers et citoyens ordinaires, ouvrage subversif avec des textes au vitriol et des clichés saisissants qui dressent le portrait d’une Amérique impérialiste controversée.

Partant de ces deux parcours chargés, dans le contexte américain des années 1950, Elise Vigier et Kevin Keiss ont bâti un scénario-portrait des artistes à partir d’entretiens imaginaires. Marcial Di Fonzo Bo, argentin d’origine, interprète Avedon, Jean-Christophe Folly, originaire du Togo est Baldwin. Amis d’enfance dans un lycée du Bronx, ils se retrouvent dans un éclat de rire, posent ensemble devant l’appareil photo de Richard et imaginent un projet de livre. On les suit dans l’élaboration de leur œuvre commune, rassemblant photos et textes, chacun avec sa personnalité et son identité. Les deux acteurs habitent magnifiquement leur personnage, tissant une belle complicité et faisant émerger une créativité pleine de tendresse et d’humour. Richard Avedon demande à James Baldwin : « Comment s’est passé le moment où quelqu’un t’a expliqué que tu étais noir ? » Réponse de Baldwin : « On m’a pas expliqué que j’étais noir. J’étais en train de me bagarrer avec des blancs parce que eux, ils savaient que j’étais noir mais moi je savais pas. Et comme tous les garçons noirs on demande aux parents, à sa mère, son père. On demande pas pourquoi on m’appelle nègre on demande qu’est-ce que ça veut dire sale nègre. »

Le concept du Portrait a été mis en place par Marcial Di Fonzo Bo à son arrivée à la direction de la Comédie de Caen en 2015, l’idée étant de concevoir des entretiens imaginaires entre deux artistes, intellectuels ou figures majeures de notre temps. Plusieurs propositions ont ainsi été faites, plusieurs spectacles réalisés. Letzlove-portrait(s) Foucault mis en scène par Pierre Maillet ; Portrait de Raoul de Philippe Minyana mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo ; Ludmilla en Nina Simone écrit et mis en scène par David Lescot ; Portrait d’Amakoé de Souza/salade, tomates, oignons écrit et mis en scène par Jean-Christophe Folly, ici acteur et qui monte en puissance sur les plateaux, à juste titre ; Portrait Bourdieu écrit et mis en scène par Guillermo Pisani. Autant de portraits autant de démarches et d’entretiens imaginaires, tous aussi riches les uns que les autres.

© Giovanni Cittadini Cesi

Dans ce Portrait Avedon-Baldwin c’est Élise Vigier qui met en scène une heure pétillante de spectacle. Après avoir été formée à l’Ecole Nationale de Bretagne, de 1991 à 1994 elle fut de l’aventure des Lucioles – tout comme Marcial Di Fonzo Bo – collectif qu’elle co-fonda en 1994. Artiste associée à la direction de la Comédie de Caen, elle a mis en scène en 2020 une adaptation du roman de Baldwin réalisée par Kevin Keiss, Just above my Head, écrit en 1979 et traduit sous le titre de Harlem Quartet, elle connaît donc bien l’auteur. Elle prépare pour le Festival d’Avignon un nouveau portrait, Anaïs Nin au miroir, sur un texte d’Agnès Desarthe.

Dans une grande complicité les deux acteurs, Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly, dessinent ici le portrait de deux artistes chaleureux, sensibles, créatifs et extravagants chacun dans son domaine artistique, s’inscrivant entre l’intime et le politique, nous plongeant dans l’univers de ségrégation et d’intolérance de l’Amérique des années 50, en pleine crise identitaire. De l’univers de la mode dans lequel il fut longtemps investi, Avedon s’éloigna pour photographier notamment les militants investis dans la défense des droits de l’homme ; Baldwin, du sud de la France, s’interrogea sur la défense des droits civiques et la difficulté de vivre. Leur amitié est un précieux cadeau. Le scénario se termine par la visite d’Avedon au réalisateur Jean Renoir, qui travaillera aux États-Unis de 1941 à 1949.

Un spectacle sensible et intelligent, judicieusement mis en scène, conduit et porté de mains de maîtres !

Brigitte Rémer, le 15 avril 2022

Spectacle créé à la Comédie de Caen le 13 juin 2019, production Comédie de Caen/CDN de Normandie – Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 17 avril 2022, avenue Franklin D. Roosevelt. 75008. Métro : Rond-Point des Champs-Élysées – site : theatredurondpoint.fr – site Comédie de Caen : comediedecaen.com

De Kaboul à Bamako

© Thy Collet

Avec Mamani Keïta, Mali, à la voix ; Aïda Nosrat, Iran, voix et violon ; Sogol Mirzaei, Iran, târ ; Siar Hashimi, Afghanistan, voix, tablas, daf ; Rusan Filiztek, Kurdistan, voix, saz, oud, daf ; le sextuor français Arat Kilo avec Fabien Girard guitare électrique, Gérald Bonnegrace percussions, Aristide Goncalves claviers et trompette, Michaël Harvard saxophones et flûte traversière, Samuel Hirsch basse électrique, Florent Berteau batterie – production Alexandre Debuchy) – au 360 Paris Music Factory.

Après le Trianon en février dans le cadre du festival Au fil des voix, c’est au 360 que le public est invité à voyager De Kaboul à Bamako où se fédèrent des musiciens de différentes cultures. Sowal Diabi est au départ un évènement, créé en Belgique en 2019 sous l’impulsion de Saïd Assadi, autour d’une réflexion sur l’apport des réfugiés. Sowal signifie question en persan et Diabi, se traduit par réponse en bambara.

© Thy Collet

Avant d’être musical, le projet De Kaboul à Bamako est une philosophie de vie qui se tisse entre des hommes et des femmes des quatre coins de la planète qui ont dû fuir leurs pays et la guerre pour se mettre à l’abri, c’est une utopie, un partage. Exilés, ils reconstruisent des mondes en même temps que leur identité. Sur scène, comme dans l’album qu’ils ont gravé et qui est récemment sorti, ils échangent leurs sonorités et compositions, leur virtuosité, leur amitié.

Une douzaine de musiciens/musiciennes sont sur scène, avec des instruments à cordes comme le târ, le oud et les guitares ; des percussions comme le daf, la darbuka, les tablas, les riq et bendir ; des instruments à vent comme la flûte traversière, la trompette et le saxophone ; des claviers. On se laisse emporter par les voix : la voix malienne de Mamani Keïta, profonde, puissante, aux mille couleurs et la voix iranienne éloquente d’Aïda Nosrat, qui parfois saisit aussi son violon et en joue avec passion. Leur dialogue vocal est éblouissant, ludique et généreux, dans une remarquable amplitude des tessitures. La voix de Rusan Filiztek qui s’accompagne au saz et au oud et parle du désert kurdistan (cf. notre article du 27 février 2022) ; celle de Sogol Mirzaei jouant de son târ iranien, ce fragile instrument des temps immémoriaux qu’il faut accorder entre chaque morceau et qui sait aussi dialoguer avec la trompette ; la maestria de l’Afghan Siar Hashimi, battant le daf et les tablas y ajoutant la voix. Il y a Arat Kilo, cette rencontre de musiciens parisiens avec la fascinante richesse des musiques éthiopiennes et l’hommage au compositeur et interprète Guillaume Renaud, guitariste et percussionniste, joueur de tabla, trop tôt disparu. Il y a le brio de chaque instrumentiste jouant de petits moments solos ; il y a l’ensemble avec ses chants rythmés, ses claviers, ses vents et ses voix qui déchirent l’espace et le temps. Il y a le public, debout, ou assis et les lumières qui sculptent l’espace. Il y a l’art au-delà des frontières et des guerres avec ses chants de pleurs et les gestes d’un monde qui, à certains endroits, disparaît, quand certains effacent les traces des civilisations et des cultures : ainsi les mausolées de Tombouctou ou la destruction des Bouddhas de Bâmiyân ; ou encore les musiciens de Kaboul à l’heure des talibans, enterrant leurs instruments pour tenter de les préserver.

© Thy Collet

Au 360 Paris Music Factory se construit un espace de rencontres et de convivialité et se réalise un extraordinaire travail musical, sur scène en même temps que dans les studios d’enregistrement. Les musiciens De Kaboul à Bamako s’y sont rencontrés à trois reprises pour des temps de résidence et y ont enregistré treize titres (dans une réalisation de Alexandre Debuchy) dominés tantôt par les sons du Mali tantôt par les sonorités des Balkans ou du Moyen Orient. Avec eux, on voyage, dans les musiques comme dans la tête.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2022

© Thy Collet

De Kaboul à Bamako, concert du 22 mars 2022 – Le 360, 32 rue Myrha. 75018. Paris. Métro : Château Rouge – site www. le360paris.com – tél. : 01 47 53 68 67 – Album Accords croisés – www.accords-croises.com

Album Sowal DiabiDe Kaboul à Bamako – Titres : Désert, Solila, Master Gui, Kera Kera, Dalila, Écoute le Ney, Layli Jan, Dia Barani, Drum Talk, Râhé Nour, Snow in Addis, Zolf Porayshan, Mirage (ouverture), Mirage.

Au bord

© Jean-Louis Fernandez

Texte Claudine Galea – mise en scène Stanislas Nordey – avec Cécile Brune – au Théâtre national de la Colline.

C’est un texte radical, ni pièce ni poème, un monologue écrit sans ponctuation, en 2005, publié en 2010, qui a obtenu le Grand Prix de littérature dramatique 2011. Claudine Galea part d’une photo publiée dans le Washington Post le 21mai 2004 où l’on voit une jeune soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, nu et à terre, dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. La photo a fait scandale et servi de preuve aux exactions américaines : onze militaires dont la soldate ont été condamnés par des cours martiales.

Claudine Galea découvre cette photo en 2004 alors qu’elle a commencé à écrire Au bord et qu’elle ne réussit pas à avancer. Elle est sous le choc et l’épingle sur le mur, face à sa table de travail, c’est cette photo qui joue pour elle le rôle de déclencheur. Loin de l’archétype du bourreau, la soldate provoque chez elle fascination et sidération : une jeune femme blanche, petite et frêle abuse du pouvoir qu’elle se donne face à un homme arabe torturé. L’auteure construit autour d’elle un personnage dans lequel se mêlent sexualité, homosexualité et désir. Elle s’identifie et se regarde dedans. « J’ai dépunaisé la photo. L’image enfante d’autres images. Je suis cette laisse en vérité / elle est cette laisse en vérité… Je suis cette laisse et cette fille ».  Réminiscences, récurrences.

Le texte prend forme quand elle découvre le 21 août 2005 le livre intitulé En laisse, de Dominique Fourcade, écrivain et poète, second déclencheur à sa reprise de l’écriture. Ces mots résonnent, elle s’en empare dès le début de la pièce et le répète à l’infini : « Je suis cette laisse en vérité ». Cela devient un leitmotiv. Au bout de la laisse un homme torturé, relégué au rang d’animal, ou d’objet, au rang de sous-homme, dans les mains d’une femme, soldate sans scrupule. Autre récurrence, l’enfance du personnage et son rapport à une mère ni aimante ni aimée, humiliante même ; la sexualité, le désir face à la soldate : « Je la veux, c’est elle que je regarde. C’est elle que je veux. » Elle lui donne vie et s’invite : « Regarde-moi dit la fille. »

Le propos est étrange quand, d’une image de pure tragédie, on glisse dans la sphère de la sexualité, passant du collectif – la guerre et la torture – au privé, avec une certaine impudeur, ou provocation. La première partie du texte est formée de bribes où des images de femmes se superposent : l’auteure, ses amoureuses, sa mère, la soldate. S’enchaîne une sorte de monologue final – six pages sur vingt-sept – où l’écriture est plus construite et se cimente autour des mêmes obsessions : le féminin/le masculin ; ce qu’apporte pour elle l’homme comparé à ce qu’apporte la femme ; sa mère qu’elle identifie aussi au bourreau, à cette soldate et les aller-retours à l’enfance ; la fin de vie ; la chronologie de son écriture. Elle termine en mettant la focale sur trois femmes qui la hantent : sa mère juste avant sa mort, la soldate dans laquelle elle décèle agressivité et fragilité, son amoureuse. On peut alors se demander si la photo ne serait pas que prétexte pour parler d’elle, de ses désirs, de ses amours. Placée au centre du plateau, l’actrice donne le texte en des-crescendo, allant jusqu’au murmure, alors que la lumière descend.

Au plan scénique, tout repose sur Cécile Brune, l’actrice, grande professionnelle issue de vingt ans de Comédie Française, remarquable pour porter un texte fait de ressassements et d’inhumanité à peine troublé par quelques notes de piano. La mise en scène de Stanislas Nordey, directeur du TNS de Strasbourg est minimaliste. Des lumières quasiment fixes et un décor oppressant, lieu clos de type mastaba, tombeau, matrice, bunker ou prison, décor bleu clair parsemé de dessins comme de petits crochets. Rien de lisible, rien d’indispensable. Un vague carton blanc négligemment posé représente la photo, trace de ce qui a eu lieu, ce pourrait être aussi un miroir. Cette photo apparait sur le rideau de scène avant ouverture, en image inversée/ positif-négatif. Ne reste ensuite que son ombre reflétée sur le plateau et qui s’estompe jusqu’à progressivement s’effacer.

Au-delà du théâtre, restent les questions, comme les pose la philosophe Marie-José Mondzain : « Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que dire ce que l’on voit ?  Qu’est-ce que faire voir ? Qui dit ce qu’il faut voir ? » On peut penser à la photo de Robert Capa Mort d’un soldat républicain prise en septembre 1936 pendant la guerre d’Espagne, une des premières photos montrant un combattant tombant à la renverse, la main encore posée sur son fusil, un ciel immense derrière lui. On peut penser à la photo de l’enfant kurde mort de la guerre en Syrie à l’âge de 3 ans, Aylan Kurdi, échoué sur une plage de Turquie, le 2 septembre 2015 qui a modifié le regard porté sur les réfugiés. « Quel est le lieu même où commence l’art ? » demande Roland Barthes. Et il  poursuit : « Il ne suffit pas au photographe de nous signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions. » Qu’est-ce que la réalité ? Celle d’aujourd’hui s’appelle Ukraine et crimes contre l’humanité, signés Poutine. L’actualité rattrape la pièce.

Dans Au bord, le public, comme l’auteure, grave dans sa tête la photo de la soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, nu et à terre, dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Dans ce retour du tragique il reste au bord de l’indicible, de la violence, de la brutalité, de la vie, de la mort, de l’écriture.

Brigitte Rémer, le 4 avril 2022

Du 15 mars au 9 avril 2022, du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h – Théâtre national de la Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020 – tél. : 01 44 62 52 52- site : www.colline.fr – Avec Cécile Brune – collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau, scénographie Emmanuel Clolus, lumières Stéphanie Daniel, costumes Raoul Fernandez – Le texte est publié aux éditions Espaces 34.

On dirait que kékchose se passe

© Marika Boutou, Espace Mendès France, Poitiers

Avec : Daphnélia Mortazavi et Fardin Mortazavi – mise en scène Christian Rémer – compagnie, CyberOmbre – à la Maison du Geste et de l’Image.

Originaire d’Iran, Fardin Mortazavi a longtemps travaillé comme ingénieur de recherche sur le langage entre l’homme et la machine. Homme de théâtre, marionnettiste et musicien, il a de nombreuses expériences à son actif. La compagnie, CyberOmbre qu’il a créée travaille à la recherche d’un langage scénique, espace de réflexion dans le champ du numérique. Il croise les langages entre objets, ombre, encre, récit, musique et s’ancre dans plusieurs domaines de recherche entre sciences sociales et recherche théâtrale.

CyberOmbre a présenté en février à la Maison du Geste et de l’Image, à Paris, une petite forme intitulée : On dirait que kékchose se passe, en empruntant à Raymond Queneau, ces quelques mots, issus de L’Instant fatal. La dramaturgie est née des lectures d’auteurs, peintres, poètes et musiciens, composée par Christian Rémer pour CyberOmbre, on y trouve : Raymond Queneau, co-fondateur de l’Oulipo après sa rupture d’avec André Breton ; la dérision de Javier Tomeo, « des jours meilleurs viendront » ; L’amour à la robote de Jacques Prévert, tandis que le profil d’une jeune femme apparaît dans l’ombre de la lune « un homme écrit à la machine une lettre d’amour et la machine répond à l’homme et à la main, à la place de la destinataire » ; l’impatience de Tadeusz Kantor, plasticien et homme de théâtre, qui laisse le cadre vide : « J’en ai assez d’être assis dans le cadre, je sors ! » On trouve aussi scéniquement la main gantée de la marionnette à gaine, comme emprisonnée et la corde de Pozzo et Lucky, référence à Samuel Beckett. On trouve une démultiplication du mouvement et du signe théâtral mis en mouvement par la main, à la manière d’un roman photo : « Vous, je ne vous regarde pas ! »

C’est dans ce contexte que le spectacle a été accueilli à la Maison du Geste et de l’Image, lieu unique en son genre, dédié à la pratique artistique individuelle et collective des arts visuels et des arts de la scène, lieu dirigé par Marie Stutz, assistée de Myriam Cassan comme responsable pour le théâtre. Service public lié à la Ville de Paris, la MGI est une Maison commune des artistes, des enseignants, des élèves et des chercheurs. CyberOmbre y a trouvé sa place le temps d’une soirée, pour présenter On dirait que kékchose se passe et y animer un atelier avec des élèves de classes de 5ème.

Ce spectacle met en vis-à-vis et en tension deux réalités de vie : une réalité physique, lente, matérielle, bruyante, incertaine et complexe et une réalité numérique rapide, immatérielle, silencieuse, affirmée et synthétique. La représentation est toujours suivie d’un échange avec le public qu’anime Fardin Mortazavi, sur les expériences de chacun  avec le numérique

La Compagnie mène à Poitiers des actions pédagogiques depuis une dizaine d’années, notamment avec des écoliers, collégiens, lycéens et étudiants de l’université. Elle pilote des ateliers d’écriture scénique autour de la marionnette et pour repenser le numérique, des ateliers d’éducation critique aux médias, et des ateliers d’initiation musicale en lien avec une multiplicité de formes théâtrales.

 Brigitte Rémer, le 2 avril 2022

À la Maison du Geste et de l’Image, 42 rue Saint-Denis. 75001. Paris – site : mgi-paris.org. et Fardin Mortazavi : site – www.cyberombre.org et www.maisonpersane.fr

On dirait que kékchose se passe a été présenté le mois dernier au LEM de Nancy (dirigé par Laurent Michelin) et à l’Espace Mendès France de Poitiers (dirigé par Patrick Treguer) pour des représentations scolaires ouvertes au public – Prochaine activité proposée par CyberOmbre : un Atelier de musique persane ouvert aux débutants et amateurs à partir de 6 ans, avec le Tombak (Zarb), Târ, Kamâncheh et Daf, à Poitiers, du 16 au 18 avril 2022.

Festival d’Avignon 2022 – 76ème édition

© Jean Couturier

La soixante-seizième édition du Festival d’Avignon se tiendra du 7 au 26 juillet 2022, dernière édition pilotée par l’équipe en place, Olivier Py directeur et Paul Rondin directeur délégué annoncent le programme en conférence de presse. Pour cette dernière édition qu’il pilote après deux mandats de cinq ans, le directeur du Festival d’Avignon remercie les tutelles engagées dans son financement – ministère de la Culture, ville d’Avignon, Communauté d’Agglomération du Grand-Avignon, Région et DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, département et préfecture du Vaucluse, ministère de la Justice, ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports notamment par les collèges et lycées de la ville.

Il remercie ensuite les publics qui lui ont fait confiance et égrène la liste de ses collaborateurs – dont les 750 saisonniers chaque année – et celle des partenaires qui l’ont accompagné dans sa mission de direction depuis dix ans. « Je n’ai tenu en rien à faire un Festival récapitulatif ou commémoratif » prévient-il d’emblée. Il garde la ligne définie dans les autres éditions et son engagement, le travail mené pour défendre la place des femmes et leur identité, l’intérêt qu’il a toujours manifesté pour d’autres cultures, notamment le Moyen-Orient et l’Afrique, l’ouverture vers le jeune public et la décentralisation du Festival à travers le territoire.

L’édition 2022 s’étend sur 20 jours, présente 46 spectacles et prévoit 270 levers de rideau, 120 000 billets à la vente et 25 000 entrées libres. En comptant lectures et débats ce sont plus de 400 rendez-vous, qui sont proposés aux festivaliers dans les différents lieux de la ville dont l’opéra rénové qui ré-ouvre cette année avec Iphigénie, de Tiago Rodrigues qui succédera en 2023 à Olivier Py, spectacle mis en scène par Anne Théron (7 au 13 juillet).

Beaucoup de découvertes, fidélités et retrouvailles sont à l’affiche. Le Moine noir, d’après Anton Tchékhov du metteur en scène russe Kirill Serebrennikov ouvre le Festival dans la Cour d’honneur du Palais des papes (7 au 15 juillet), Miss Knife et ses sœurs d’Olivier Py le clôture le 26 juillet sur la scène de l’Opéra d’Avignon en compagnie des Dakh Daughters, artistes ukrainiennes et d’Angélique Kidjo. Olivier Py met aussi en scène Ma Jeunesse exaltée, dialogue entre deux générations, au Gymnase Aubanel (8 au 15 juillet) tandis que dans la Cour d’Honneur, Jan Martens présente Futur proche avec le Ballet de Flandres (19 au 24 juillet) et Kae Tempest un spectacle de poésie et musique, The line is a curve (le 26 juillet).

Survivre au chaos du monde est un thème que défend Olivier Py, autour de la résilience. En transit, d’Amir Reza Koohestani, d’après Anna Seghers, témoigne de la déportation (7 au 14 juillet, au Gymnase du Lycée Mistral) ; Via Injabulo, spectacle de danse raconte les townships d’Afrique du Sud (10 au 17 juillet, Cour minérale de l’Université). Quatre spectacles du Moyen-Orient sont programmés : de Palestine, Milk de Bashar Murkus (10 au 16 juillet, à Vedene, l’autre scène du Grand Avignon), Et la terre se transmet comme la langue, d’après Mahmoud Darwich (14 juillet, cour du Collège Joseph Vernet), Elias Sanbar son traducteur et ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco en est le récitant, des musiciens l’accompagnent dont le compositeur de jazz et vibraphoniste Franck Tortiller ; quatre poétesses de différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient sont présentées par Henri Jules-Julien dans un spectacle intitulé Shaeirat (16 au 19 juillet, Gymnase et Jardin du Lycée Saint-Joseph) ; Ali Chahrour de Beyrouth dansera Du temps où ma mère racontait (21 au 26 juillet, Cour minérale de l’Université).

Plusieurs spectacles évoquent la nature, l’écologie et le rapport au cosmos comme A l’orée du bois de Pierre-Yves Chapalain (8 au 26 juillet, dans treize communes du Grand Avignon) et Dans ce jardin qu’on aimait, d’après Pascal Quignard et Siméon Pease Cheney, mis en scène de Marie Vialle (9 au 16 juillet, Cloitre des Célestins). Beaucoup d’autres spectacles sont à l’affiche, drôles, parfois cruels, pour jeune public, en interdisciplinarité, propositions en danse, musique, théâtre et performance. La programmation est riche et pour toutes les sensibilités, tous les goûts.

Deux grandes expositions s’inscrivent dans cette soixante-seizième édition : First but not last time in America de Kubra Khademi, réfugiée afghane qui a dessiné l’affiche, à la Fondation Lambert ; les photographies de Christophe Raynaud de Lage, L’œil présent/ photographier le Festival d’Avignon au risque de l’instant suspendu, à la Maison Jean Vilar. De nombreux événements, rencontres et débats apportent au Festival une dimension sociale, poétique et intellectuelle dont le cinéma à l’Utopia, les activités de la Maison Jean Vilar, France Culture et la Grande Table, les conversations du Syndicat de la critique, les Ateliers de la pensée, des dialogues acteurs/spectateurs aux CEMEA, Artistes en exil et Amnesty International…

« C’est cela le théâtre populaire, la connaissance de ce désir du peuple d’être plus grand que les étiquettes qui lui sont collées sur le front. Il n’y a pas de Démocratie il n’y a pas de Liberté, il n’y a pas d’Égalité sans l’éducation et la culture… » écrit Olivier Py dans son éditorial, lui qui, après Vilar, créateur du Festival en 1947, fut le premier artiste à le diriger. Il le quittera à la fin juillet 2022 et d’ores et déjà lui souhaite « d’être toujours le lieu de la jeunesse, de la parole et de ce qui vient. »

Brigitte Rémer, le 3 avril 2022

Festival d’Avignon, Cloître Saint-Louis, 20 rue du Portail Boquier, 84000 Avignon – tél. : 33 (0) 4 90 27 66 50 – site : festival-avignon.com – Ouverture de la billetterie par internet le 21 mai 2022 à 14h, 10 000 places mises à la vente, le 7 juin par téléphone, le 11 juin aux guichets.

La nuit juste avant les forêts

© Jean-Louis Fernandez

Texte Bernard-Marie Koltès, mise en scène Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly, au Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Bernard-Marie Koltès (1948-1989) écrit la pièce en 1977, c’est l’un des auteurs dramatiques les plus importants de la fin du XXe siècle. La nuit juste avant les forêts précède la série de ses pièces les plus connues, les plus jouées : Combat de nègre et de chien (1979), Quai Ouest et Dans la solitude des champs de coton (1985), Le Retour au désert et Roberto Zucco (1988). Il désavouait les précédentes.

La nuit est son thème central, là où se perdent les références et ce qui pour lui, accompagne la nuit : la solitude, l’inconnu, la marginalité, l’étranger, la confrontation avec l’autre, la peur, l’échange et le troc, la difficulté de communiquer. Les lieux, dates, langue, temps sont les stigmates de sa nuit radicale. Patrice Chéreau, à partir de 1983, donnait lecture de ses textes et créait au théâtre Nanterre-Amandiers dont il assurait la direction, la plupart de ses pièces.

« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé… » Il cherche du feu pour allumer sa cigarette, puis une chambre, parlant à ce tu imaginaire, à s’étourdir et se noyer. Il  évoque le travail, l’usine, la ville, les mères, les syndicats, les airs d’opéra, le social et le politique, les filles, les cafés et le verre de bière, les tueurs, l’amour, les flics, le temps qu’il fait, les cons, le Nicaragua, le métro. Il esquisse quelques personnages, dans l’ombre de la nuit. La violence intérieure monte, la solitude est vertigineuse et l’imaginaire travaille : « Les colombes s’envolent au-dessus de la forêt et les soldats les tirent… »

Jean-Christophe Folly, cet acteur de la nuit dans la mise en scène de Matthieu Cruciani colle au texte avec une évidence et une justesse ténébreuse et incandescente. Il trace la topographie des lieux, son territoire, accompagné du violon de Carla Pallone qui tire ses accords vers l’infini. : « Ici les mecs gueulent beaucoup, mais ils mettent du temps à se taper sur la gueule, – chez moi on se tape tout de suite, sans gueuler, on n’est pas le genre timide, alors qu’ici on te pose des kilomètres de questions… » Au-delà de la musique, le metteur en scène s’est entouré de talentueux compagnons pour la scénographie et la lumière (Nicolas Marie et Kelig Le Bars), pour les costumes en couches successives et ce jaune dans la nuit (Marie La Rocca). Il a aussi accompagné l’acteur dans ses intempéries, traçant avec lui quelques lumineux sentiers dans les sous-bois d’un monologue-fleuve et d’un texte mythique. La rythmique intérieure donnée par Jean-Christophe Folly reflète ainsi toute l’intensité et la pensée de l’auteur à travers la violence de la langue, le poème.

Jean-Christophe Folly s’est formé à l’école Claude Mathieu puis au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Il travaille au théâtre depuis 2008, entre autres avec Jean Bellorini, Elise Vigier, Jean-René Lemoine et il a une belle filmographie. Acteur et metteur en scène formé à l’école du Théâtre national de Chaillot et à l’école de la Comédie de Saint-Étienne, Matthieu Cruciani co-dirige depuis 2019 la Comédie de Colmar avec Emilie Capliez avec qui il avait fondé huit ans auparavant la compagnie The Party. Il a depuis mis en scène en 2020 Piscine(s) de François Bégaudeau avant de créer La nuit juste avant les forêts. La rencontre entre les deux, par ce spectacle, hypnotise le spectateur.

Brigitte Rémer, le 3 avril 2022

Avec Jean-Christophe Folly – assistante à la mise en scène Maëlle Dequiedt – scénographie Nicolas Marie – création musicale Carla Pallone – costumes Marie La Rocca – création lumières Kelig Le Bars – Le texte est publié aux Éditions de Minuit.

Du 22 au 25 mars 2022, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1, place Charles Gosnat, Ivry-sur-Seine, site : theatre-quartiers-ivry.com – tél. : 01 43 90 11 11 – Prochaine représentation, le 3 mai 2022 /Les Scènes du Jura, à Dole.

Gilgamesh

© Xavier Pierre, Shizuoka Performing Arts Center

Une création de Miyagi Satoshi et le Shizuoka Performing Arts Center – au Théâtre Claude Lévi-Strauss/musée du Quai Branly-Jacques Chirac – spectacle en japonais surtitré en français

C’est autour de la grande épopée sumérienne, Gilgamesh, que s’articule la nouvelle création de Miyagi Satoshi, donnée en première mondiale au Musée du Quai Branly. Le metteur en scène japonais connait bien l’endroit, il y avait créé en 2016 le Lièvre blanc d’Inaba et des Navajos pour les dix ans du musée, à partir des écrits posthumes sur le Japon de Claude Lévi-Strauss qui établissait des correspondances entre certains mythes d’Asie et des cultures amérindiennes.

Gilgamesh est un récit d’apprentissage sur l’éveil de son héros à la sagesse. Demi-dieu doté d’une énergie hors du commun et d’une certaine arrogance, il n’est pas bienveillant à l’égard de son peuple qui s’en plaint aux dieux. Ces derniers envoient à ses côtés une créature douée de la même force physique que lui, Enkidu, pour contrer son attitude. Se noue entre eux une amitié indéfectible à travers leurs exploits communs. Gilgamesh voudrait transformer la cité d’Uruk, son royaume, en état de grande magnificence, mais pour construire la cité une énorme quantité de bois est nécessaire. Tous deux partent donc en direction de la Forêt des Cèdres, gardée par le géant Humbaba, chargé par les dieux de protéger les arbres. Ensemble, ils triomphent de lui, transgressant le caractère sacré de la montagne, puis écrasent le Taureau céleste envoyé par la déesse Ishtar pour se venger d’avoir été éconduite par Gilgamesh. Pour les punir du meurtre de Humbaba, les dieux décident de la mort d’Enkidu. Face à la solitude, Gilgamesh se sent prêt à vaincre la nature et se lance dans la quête de l’immortalité. On le suit à l’autre bout du monde où il rencontre l’immortel Utanapishti, héros du Déluge, qui lui dit où trouver la plante d’immortalité qu’il recherche.

De ce récit épique de Mésopotamie, une des œuvres les plus anciennes de l’humanité datant du deuxième millénaire avant JC, Miyagi Satoshi a retenu deux épisodes : le saccage de la Forêt des Cèdres et le voyage vers l’immortalité. Il a construit le spectacle en deux actes et partant de la transcription en écriture cunéiforme sur des tablettes d’argile, a travaillé la musicalité de l’oralité et mêlé le texte aux ponctuations musicales.

Vêtus de somptueux costumes d’un bleu moiré, les musiciens sont installés côté jardin dans une grande solennité, concentrés sur leurs percussions et instruments à vent, des plus petites clochettes aux xylophones et tambours. Sur scène, côté cour, les diseurs-conteurs en demi-cercle vêtus de ce même bleu chatoyant portent le texte et la psalmodie du récit. Ils sont la voix des personnages qui miment et dansent l’action. Des paravents or et argent font des va-et-vient et créent de micro-espaces scéniques et les éléments du fantastique. La légende est ponctuée de l’imagerie accompagnant le récit : les gazelles, le point d’eau, le chasseur, la danse de la séduction, le rêve de Gilgamesh. Il y a des séquences d’ombres chinoises, de mime, de danse, des duels et combats, des tissus et figurines. Humbaba est une marionnette géante à trois têtes qui se déploie dans son gigantisme, manipulée par huit acteurs cachés sous des mètres de tissus. Il y a d’extraordinaires jeux d’ombre et de lumière, de riches costumes, des hommes scorpions, du rouge cardinal car la mort rôde partout. La plante trouvée, le serpent vole, la marche continue, Gilgamesh rentre à Uruk.

Récit sur la destinée, sur la vie et la mort, sur l’amitié, en même temps que conte fantastique et affrontement entre les hommes et les dieux, Gilgamesh est plein de rebondissements, la sagesse au bout de la route. Les chapitres sont annoncés par sur-titrage : première tablette d’argile, seconde tablette, et jusqu’à la septième. Miyagi Satoshi construit un univers visuel et sonore de toute beauté. Le metteur en scène a étudié l’esthétique à l’Université de Tokyo et présenté dès 1986 de nombreuses performances en solo où il lie de grands récits à une méthode corporelle proche de la danse et du clown. Il fonde la compagnie Ku Na’uka en 1990 et développe une méthode basée sur la gymnastique orientale de même qu’une technique d’interprétation où deux acteurs interprètent un personnage : l’un conte, tandis que l’autre évolue sur scène au fil de la narration. Les textes qu’il met en scène sont de nature très différente, des oeuvres antiques et classiques, européennes aux auteurs japonais modernes, ses spectacles tournent dans le monde. Il a adapté et mis en scène en 2006 un épisode du Mahabharata qu’il a recréé en 2014 et présenté au Festival d’Avignon, dans la carrière Boulbon. Il est revenu en 2017 dans la Cour du Palais des Papes, avec Antigone de Sophocle et a présenté Révélation Red in blue trilogie, de Léonora Miano en 2018, au Théâtre national de la Colline. Il est directeur artistique depuis 2007 du Shizuoka Performing Arts Center, ayant succédé à Tadashi Suzuki.

Gilgamesh, que présente Miyagi Satoshi, est programmé dans le cadre d’un cycle sur L’Épopée et le thème Héros, Héroïnes élaboré par le musée du Quai Branly – dont la mission est de « créer des ponts entre les cultures. » L’objectif du metteur en scène et du Shizuoka Performing Arts Center, dont les acteurs et musiciens sont à féliciter, convient bien, car pour lui « Le Théâtre est une fenêtre pour regarder le monde. »

Brigitte Rémer, le 4 avril 2022

Avec les acteurs, musiciens et équipes techniques du Shizuoka Performing Arts Center – du 24 au 27 mars 2022, Théâtre Claude Lévi-Strauss, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 37 quai Branly. 75007. Paris. Site : www.quaibranly.fr – tél. : 01 56 61 70 00.

Pinocchio (live) #2

© Christophe Raynaud de Lage

Conception et mise en scène Alice Laloy, composition sonore Eric Recordier, chorégraphie Cécile Laloy assistée de Claire Hurpeau – Compagnie S’appelle Reviens – Avec les enfants-danseurs du Centre Chorégraphique de Strasbourg et les étudiants de la classe d’art dramatique du Conservatoire de Colmar – au Théâtre 71 de Malakoff, dans le cadre du Festival Marto.

C’est un singulier projet né d’un long cheminement sur lequel Alice Laloy travaille depuis une huitaine d’années, une recherche. Troublée par le rapport entre l’objet inanimé et le vivant, elle débute par une recherche photographique autour du personnage de Pinocchio qui lui semble le plus approprié à répondre à ses questionnements. Gepetto en effet engendre Pinocchio la marionnette, sous la plume de Carlo Collodi, pantin qui parle, pleure et rit comme un enfant. A partir de ce mythe de Pinocchio, la plasticienne réfléchit à ce moment de bascule entre mobilité et immobilité. Le programme Hors- les-murs de l’Institut Français lui permet de se poser un temps en Mongolie, en 2017 et d’observer la contorsion, un art ancestral du pays. Elle travaille sur l’articulation et la désarticulation des corps.

Après l’exposition de son travail s’ensuit une première version d’un Pinocchio scénique, Pinocchio(s) qu’elle travaille entre 2017 et 2019, Alice Laloy s’est en effet formée aux arts de la scène à l’école du TNS de Strasbourg, en section scénographie et costumes. Le projet évolue en Pinocchio(live)#1 qu’elle créée pour l’ouverture de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette à Paris, en mai 2019, performance pour vingt-six interprètes amateurs – treize enfants danseurs et treize jeunes adultes acteurs-manipulateurs. Elle poursuit sa recherche et créée Pinocchio (live) #2 qu’elle présente au Festival d’Avignon 2021, avant une grande tournée.

Sa lecture de Pinocchio nous convie à une expérience des plus troublantes car elle inverse la logique de Collodi. Alice Laloy part du vivant et nous mène vers le corps inanimé, la marionnette, en différentes étapes, sans texte, au rythme de percussions. Dix enfants pleins de vie ouvrent le spectacle et comme tous les enfants du monde, chahutent. Après leur sortie de plateau dix jeunes manipulateurs vêtus de blouses grises transforment la scène en atelier et installent leurs établis. Ils seront chargés de créer chacun sa marionnette, partant du vivant, de l’enfant, au pantin. On pénètre alors dans un univers fantasmatique au retour des enfants, vêtus d’une sorte de short, pieds et bras nus et qui s’étendent chacun sur un établi, s’abandonnant totalement aux mains des officiants.

Le rituel commence, avec délicatesse et précision, comme dans une salle d’opération, préparant leur métamorphose. Ils vont être maquillés, visage, jambes et bras recouverts d’une peinture blanche, bouches cerise, yeux irréels, décalés selon la méthode qu’avait appliquée Cocteau dans Le Testament d’Orphée – peindre des yeux sur des paupières fermées – ou comme L’œil cacodylate, tableau de Francis Picabia en sa période dadaïste. Bientôt ces yeux vont nous regarder fixement. Les enfants par ailleurs auront, à chaque articulation, comme des fils conducteurs, à l’égal d’une marionnette à fils.

Quand le cérémonial s’achève, les enfants devenus marionnettes tentent la marche et la danse. Ils s’asseyent sur des chaises installées en rond, à la recherche de l’immobilité. Comme l’oiseau quittant le nid, ils ont des ratés dans leur nouveau corps sculpté, glissent de leur chaise, chutent et se relèvent, cherchent à habiter l’espace, à prendre leur souffle. Dans leurs tentatives vaines, pleine de trouble et d’émotion pour le public, ils sont dans un total abandon. Au final, chacun retrouve son créateur qui lui redonne vie, qui le démaquille et le renvoie à son statut d’enfant.

Il n’y a aucun frisson dans la transformation de l’enfant en pantin, seule la confiance et la précision dans la posture et le geste de chacun, une émotion chez le spectateur, aucune insurrection. Les enfants choisis dans le cadre de cette expérience et spectacle sont remarquables dans leur maîtrise gestuelle, on est au théâtre, ils sont des interprètes, tous enfants-danseurs du Centre Chorégraphique de Strasbourg, et les manipulateurs sont étudiants de la classe d’art dramatique du Conservatoire de Colmar. On ne peut que chaleureusement les féliciter, tous, et dire Chapeau bas !

Alice Laloy a construit avec eux comme un objet magique, complexe, où la vie vient et la vie s’en va en un objet théâtral finement élaboré, à la frontière de l’humain et de l’objet-marionnette. Ella a écrit plusieurs spectacles pour jeune public où la musique est très présente et vient de créer Death breath Orchestra avec musiciens et pantins. Elle poursuit ses expériences poétiques vers les sommets de l’extrême.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2022

Avec les enfants-danseurs du Centre Chorégraphique de Strasbourg Pierre Battaglia, Stefania Gkolapi, Martha Havlicek, Romane Lacroix, Maxime Levytskyy, Rose Maillot, Nilsu Ozgun, Anaïs Rey-Tregan, Edgar Ruiz Suri, Sarah Steffanus, Nayla Sayde – et avec les étudiants comédiens du Cycle d’Orientation Professionnelle du Conservatoire à rayonnement départemental de Colmar Alice Amalbert, Jeanne Bouscarle, Quentin Brucker, Esther Gillet, Leon Leckler, Mathilde Louazel, Antonio Maïka, Louise Miran, Valentina Papic, Nina Roth, Raphaël Willems, accompagnés par Norah Durieux et Elliott Sauvion Laloy.

Scénographie Jane Joyet – costumes Oria Steenkiste, Cathy Launois, Maya-Lune Thieblemont – accessoires Benjamin Hautin, Maya-Lune Thieblemont, Antonin Bouvret – conseil et regard contorsion Lise Pauton et Lucille Chalopin – régie générale et lumière Julienne Rochereau – régie son Lucas Chasseré – construction des établis/Atelier de construction du TNP de Villeurbanne – confection des costumes/étudiants du Lycée Paul Poiret de Paris, classe de Véronique Coquard et Maryse Alexandre – coréalisation Malakoff scène nationale, Théâtre de Châtillon, Théâtre Jean Arp/Clamart, Les Gémeaux/scène nationale de Sceaux.

Vu au Théâtre 71 Malakoff, scène nationale (vendredi 18 mars, samedi 19 mars 2022) – Prochaines représentations, du 12 au 16 avril, au Théâtre National Populaire de Villeurbanne. Site : www.tnp-villeurbanne.com – tél. : 04 78 03 30 00.

Le Jeu des Ombres

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Valère Novarina – mise en scène Jean Bellorini, TNP de Villeurbanne – collaboration artistique Thierry Thieû Niang – musique / extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi, direction musicale Sébastien Trouvé, en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot – aux Gémeaux scène nationale de Sceaux.

Un environnement de pianos droits, à queues ou demi-queues, décomposés, clavecins et orgues, euphonium et tambourin semblable à un bendir, donnent, par la scénographie, le ton de la liberté et de l’extravagance. Quelques personnages sont assis comme sur des bancs d‘église, côté jardin, d’autres arrivent et s’installent, tour à tour, sept musiciens apparaissent. Tous portent des habits aux couleurs vives, savamment dépareillées. On entre par une porte dérobée dans le mythe d’Orphée et Eurydice qui habite Le Jeu des Ombres signé Valère Novarina, une demande du metteur en scène Jean Bellorini, à l’auteur.

Quelques vers des Métamorphoses d’Ovide lus par Hélène Patarot ouvrent le spectacle. Puis le fil narratif se construit autour de la mythologie – la rencontre et les noces d’Orphée et Eurydice (François Deblock et Karyll Elgrichi), la mort d’Eurydice, la descente aux enfers d’Orphée pour la retrouver – « le malheureux parcourt les champs de la mort » – le geste interdit / se retourner / mais accompli, la perte de l’être aimé, le désespoir. À ce récit servant de trame, se mêlent la langue de Valère Novarina et sa profération, la théâtralité de Jean Bellorini, des actions musicales inattendues – chansons de rue, chambres d’écho, continuo, cuivres, chœur qui murmure « monde qui tombe au crépuscule, monde qui git, si grand, tout à la ronde » – en même temps que le chant classique de l’Orfeo de Monteverdi, composé en 1607, frontière entre Renaissance et époque Baroque. Sébastien Trouvé et Jérémie Poirier-Quinot ont structuré l’œuvre musicale dans ses différentes formes, entre les instruments et les chanteurs, l’hier et l’aujourd’hui.

En écho au verbe de Valère Novarina, quelques mots d’Alessandro Striggio librettiste de Claudio Monteverdi, s’impriment parfois sur l’écran, comme ce bel aveu : « Le premier instant dure toujours… » Chez Novarina la langue est en rupture, « en chute libre » comme le dit le metteur en scène pour en qualifier l’exubérance et la densité. Bellorini avait rencontré cette langue en 2007, en mettant en scène un acte de l’Opérette imaginaire de Novarina, de même qu’il avait monté, en 2017, l’Orfeo de Monteverdi à la Basilique de Saint-Denis, dans le cadre du Festival de la ville, alors qu’il dirigeait dans cette même ville le Théâtre Gérard Philipe.

Hommage au texte, à la musique, aux couleurs, à la vie en même temps qu’aux âmes mortes, c’est une joyeuse débandade aux traits bouffons et de cirque à certains moments en même temps qu’un spectacle de grande précision porté par chanteurs et acteurs de différentes générations. Certains viennent de la troupe qui accompagne Jean Bellorini depuis une quinzaine d’années, d’autres sont issus de la troupe éphémère qu’il a créée en 2021 au TNP, dans le cadre de la transmission aux jeunes amateurs de théâtre, une actrice vient du Berliner Ensemble et Bellorini fédère l’ensemble avec virtuosité. Le Jeu des Ombres apporte ses bouquets de mots et de fulgurance et son lot de présences-absences. Il repose sur une rythmique savamment maîtrisée, une théâtralité du rythme et de la lumière, des crescendos, des ruptures, jusqu’aux arias finales. Sur scène, un défilé de pianos morts au son de l’euphonium, une rampe de flammes dans sa diagonale, qui éclaire et célèbre le chant de la mezzo-soprano « Je t’annonce ma mort… » Des lampes sentinelles réparties sur le plateau et qui entoureront Eurydice, des variations théâtrales et musicales, des voix jouées, chantées et psalmodiées, de superbes images. Tel est le spectacle proposé.

© Christophe Raynaud de Lage

Cette célébration théâtrale très réussie a eu du mal à voir le jour, elle était programmée dans la Cour du Palais des Papes en 2020, édition du festival annulée en raison de la pandémie. Une captation au TNP que dirige Jean Bellorini a permis au spectacle d’exister, d’abord sur écran, jusqu’à sa présentation sur scène à la FabricA d’Avignon lors de la Semaine d’art, en octobre 2021, avant d’être montrée, en janvier 2022, au TNP de Villeurbanne, et de partir en tournée. Le dialogue entre la parole et la musique, les espaces de lumière, la langue des neuf acteurs, sept musiciens et deux chanteurs, les corps qui vibrent ensemble, transfigure la scène en musique, rythme, souffle. Les univers de Novarina et Bellorini, métaphysique et volcanique pour le premier, organique et cristallin pour le second, se rencontrent et éclairent le mythe d’Orphée d’une manière insolite. « Qui est dessous ? En dessous de tout ? – Le langage, le verbe, la parole. – Qui est descendu aux Enfers ? – Orphée, Mahomet, Dante, le Christ » pose le premier. « C’est un voyage à travers la langue et la musique. La musique qui pense le monde, soigne, apaise » pose le second, qui ajoute : « J’aime l’idée que l’on puisse écouter la langue de Novarina comme une sonate. »

Le duo, porté par une équipe aux aguets et une conduite musicale pleine d’inventivité, ouvre sur un théâtre du sensible, de la puissance verbale et instrumentale, de l’imaginaire et de la rupture.

Brigitte Rémer, le 30 mars 2022

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Aliénor Feix en alternance avec Isabelle Savigny, Jacques Hadjaje, en alternance avec Julien Gaspar-Oliveri, Clara Mayer, Laurence Mayor en alternance avec Hélène Patarot, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Ulrich Verdoni – Euphonium Anthony Caillet – piano, Clément Griffault en alternance avec Guilhem Fabre – violoncelle Barbara Le Liepvre en alternance avec Clotilde Lacroix – percussions Benoit Prisset.

Musique : extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi – Direction musicale Sébastien Trouvé, en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot – collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Jean Bellorini, Véronique Chazal – lumière Jean Bellorini, Luc Muscillo – costumes Macha Makeïeff – vidéo Léo Rossi-Roth – coiffure et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – Le texte de Valère Novarina est publié aux éditions POL.

Du 9 au 20 mars 2022, Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – site www.lesgemeaux.com – les 20 et 21 avril à 20h, à l’Opéra de Massy, 1 place de France. 91300. Massy – site : www.opera-massy.com

mauvaise

© Christophe Raynaud de Lage

Texte de debbie tucker green, traduit de l’anglais par Gisèle Joly, Sophie Magnaud, Sarah Vermande, mise en scène Sébastien Derrey. Vu à la MC93 Bobigny. À voir, du 5 au 15 avril 2022, au T2G Théâtre de Gennevilliers.

On entre au cœur du psychodrame familial par un psaume fredonné de type gospel, puis de plein fouet dans la brutalité du langage. Une jeune femme se déchaîne (Lorry Hardel) contre sa mère (Nicole Dogué) et l’insulte. La scène est d’une violence inouïe, immédiate et rythmée. A l’arrière, en retrait, le père, assis sur une chaise, figé et comme absent. « Dis-le ! » lui hurle-t-elle. On comprend vite ce déchaînement dont le protagoniste étrangement restera l’outsider (Jean-René Lemoine). D’ailleurs, pourquoi ne pas titrer la pièce « mauvais » puisque le masculin l‘emporte si facilement et que ce père, implicitement, est désigné coupable.

© Christophe Raynaud de Lage

Le mot – inceste – n’est pourtant jamais prononcé, car la loi du silence a permis l’accomplissement de l’acte. On assiste à l’affrontement de Fille face à chacun et face à elle-même, ainsi qu’au délitement de la famille nucléaire dans laquelle les choses ne sont jamais énoncées, encore moins reconnues. La mère est donc désignée comme coupable par sa fille, car la jeune femme imagine qu’elle savait. Elle encaissera sans mot dire ou presque, s’enfonçant de plus en plus dans sa chaise. De mère, elle change de statut et devient complice du crime. « Regarde-moi, chienne ! » dit la fille à la mère. Le rythme de la langue est celui de la rue, le mot est autoritaire et tranchant. On dirait un morceau de jazz escarpé, entrecoupé de silences, lourds, formant comme autant de plaques tectoniques qui se disjoignent. Chaque séquence est séparée de la suivante par un noir de quelques secondes. Au fil des séquences, petit à petit, apparaît un personnage complémentaire. Il y en aura six en tout, une fois en scène ils ne quittent plus le plateau.

Dans la fratrie, deux sœurs qui se désolidarisent de la troisième, l’aînée (Fille). L’une est atteinte de religiosité aigüe, l’autre d’un ardent déni. Dans cet huis-clos d’une famille malade où le jeu des regards pèse plus que les mots qui ne viennent pas, apparaît le frère, dernier atout d’un jeu de massacre qui à son tour passe aux aveux : la révélation d’avoir, lui aussi, été abusé tout en étant le protégé de la mère. La stupeur est immense, la blessure aussi. La place de chacun dans le regard des parents, se cherche. Une scène reste floue et ambigüe, ce moment où Fille vient s’asseoir sur le sol, devant son père : affrontement ou provocation ? On reste dans les non-dits.

Dramaturge, scénariste et réalisatrice afro-carribéo-britannique, debbie tucker green – qui épelle son nom ainsi que le titre de la pièce, en minuscules – écrit le plus souvent pour des acteurs/actrices noirs(es) et fait partie de l’avant-garde anglaise. En plus de vingt ans, elle a écrit une douzaine de pièces dont born bad (mal née), pour laquelle elle a remporté l’Olivier Award for Most Promising Newcomer, en 2004. Avec mauvaise c’est la première fois qu’une de ses pièces est jouée en France et, compte-tenu de la forme très parlée de l’écriture et des accents voulus, la traduction semble complexe. Quelques mots sur la forme comme entrée en matière dans la pièce publiée, donne quelques clés : « Bref, il s’agit de parler. Et de ne pas parler. Et de la façon dont ces personnages le font… » écrit-elle. On trouve dans son style la violence d’une Sarah Kane.

Sébastien Derrey, qui fut assistant de Marc François et dramaturge de Claude Régy pendant plus d’une dizaine d’années, la met en scène. Il a choisi de tourner le dos à tout réalisme et joue l’abstraction. Par la scénographie dépouillée autant que par le jeu des acteurs et leurs relations intrafamiliales, cela permet au spectateur de garder la distance. Lorry Hardel mène l’enquête sur ces jeux interdits qui l’ont détruite et sur le silence familial. Droit dans les yeux elle voudrait exhorter la fratrie à parler, mais en vain, elle fait face à la lâcheté du père et à l’effacement de la mère. Et quand Frère arrive, c’est un nouvel uppercut qu’elle reçoit. On est dans la poésie du traumatisme et sur des chemins où chacun semble avoir fait « le mauvais choix. » La suite reste à écrire.

Brigitte Rémer, le 17 mars 2022

Avec : Cindy Almeida de Brito (en alternance avec Océane Caïraty au T2G) Nicole Dogué, Lorry Hardel, Jean-René Lemoine, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu Mbemba – collaboration artistique Nathalie Pivain – création sonore Isabelle Surel – lumière Christian Dubet – scénographie Olivier Brichet – costumes Elise Garraud – coaching vocal Emilie Pie – régie générale Christophe Delarue – administration Silvia Mammano – le texte est publié aux éditions Théâtrales, avec le soutien du programme Scènes étrangères de la Maison Antoine Vitez.

Du 12 au 18 mars 2022 à la MC93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny – Du 23 au 31 mars 2022 au TNS de Strasbourg – Du 5 au 15 avril 2022, au T2G Théâtre de Gennevilliers, CDN (du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h, relâches les jeudi 7 et mardi 12 avril) 41 rue des Grésillons. 92230 Gennevilliers – métro ligne 13, station Gabriel Péri.

Wozzeck

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Opéra en trois actes, musique et livret Alban Berg, d’après Woyzeck, pièce de Georg Büchner – mise en scène William Kentridge, co-mise en scène Luc de Wit – direction musicale Susanna Mälkki, avec l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris, la Maîtrise des Hauts-de-Seine, le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris – en langue allemande, surtitrage en français et en anglais – à l’Opéra-Bastille.

Quand on pénètre dans cette imposante salle de l’Opéra Bastille où le rideau de scène est levé, on est saisi par l’environnement scénographique composé de passerelles de bois, instables tels des ponts suspendus, de tortueux escaliers de guingois, de plateformes en équilibre, de portes dérobées. Sur le cyclorama du fond de scène l’évocation de la guerre par les dessins de William Kentridge pénètre la construction labyrinthique. L’œuvre est parsemée de croix rappelant l’art poétique du peintre Antoni Tàpies hanté par la guerre civile de son pays, l’Espagne et par la seconde guerre mondiale, elle fait aussi penser aux maisons obliques de Marc Chagall dans La Pluie (1911) ou La Maison bleue (1920), ou à la gravure de Paul Klee, The Magician in April (1928). William Kentridge, créateur visuel sud-africain au parcours éblouissant et singulier mêlant gravure, sculpture, théâtre et image animée, construit une œuvre théâtrale et poétique en même temps que politique. L’univers de Büchner va bien à ce magicien de l’image qui travaille depuis plus de vingt ans sur l’histoire africaine, l’apartheid et la décolonisation.

Fragmentaire et restée inachevée, la pièce de Georg Büchner (1813-1837), Woyzeck, servant d’argument au livret conçu par Alban Berg, date de 1836. Il l’écrit un an avant sa mort, frappé par le typhus à vingt-trois ans et laisse trois autres pièces qui, elles aussi, feront date :  Lenz, La Mort de Danton et Léonce et Léna. Büchner s’inspire d’un fait divers survenu à Leipzig en 1821, c’est la lecture de l’expertise psychiatrique à laquelle il eut accès qui lui a donné l’idée de la pièce. Sont en jeu les drames des petites gens et les différences sociales, la confusion mentale et la vie militaire. Büchner est un homme engagé. Pour lui « le rapport entre pauvres et riches est le seul élément révolutionnaire au monde » écrit Michel Cadot en introduction à la traduction de la pièce. Ainsi suit-on Woyzeck dans la pièce comme dans l’opéra de Berg, simple soldat servant de petite main à son capitaine de garnison, Hauptmann qui joue de son pouvoir et se moque de lui ; puis en compagnie d’Andrès son camarade de chambrée témoin de ses délires et obsessions :« Dis quelque chose Andrès ! Comme il fait clair ! Un feu tournoie dans le ciel, il vient de là-haut comme un fracas de trompettes. Comme ça monte ! Allons-nous-en. Ne regarde pas derrière toi » ; Woyzeck en blouse verte d’hôpital, face au docteur fantoche qui l’examine, stéthoscope en bandoulière et rétroviseur au chapeau, plus tortionnaire que médecin et qui fait sur lui des expériences contre un peu d’argent – l’espace de soins vu par William Kentridge ressemble étonnamment aux chambres à gaz de Birkenau -. Des conditions d’existence difficiles, une fiancée infidèle, Marie et leur enfant en bas-âge, la jalousie, la provocation de l’amant, Tambour-major, le meurtre de l’aimée. Telle est la trame du drame. « Rien, rien que le silence comme si le monde était mort » dit Woyzeck, cachant l’instrument du meurtre, son couteau.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Alban Berg, compositeur autrichien (1885-1935), découvre la pièce au début de l’année 1914 au cours d’une représentation et composera son opéra entre 1917 et 1922. Entre-temps il rencontre la réalité militaire sous les drapeaux lors de la Première Guerre Mondiale, avant d’être assigné au ministère de la guerre, à Vienne, pour raison de santé. Auparavant il avait fait partie du mouvement d’avant-garde artistique du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) qui regroupait entre autres les peintres Franz Marc, August Macke et Vassily Kandinsky, groupe qui avait créé en 1912 un Almanach basé sur le décloisonnement des arts et l’élaboration d’un chemin vers l’abstraction. Musicalement, Arnold Schönberg – avec la création en 1909 de son opéra en un acte, Erwartung – son élève, Alban Berg ainsi que Richard Strauss, compositeur notamment d’Elektra en 1909, se sont inscrits dans cette révolution de l’expressionnisme musical. A cette même époque les recherches de Freud sont sur le devant de la scène : en 1910, il publie ses Cinq leçons sur la psychanalyse.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Quand Wozzeck est présenté au public le 14 décembre 1925, à Berlin, Alban Berg remporte un vif succès et assied sa renommée comme compositeur. Schönberg lui-même écrit, non sans jalousie, que ce fut « l’un des plus grands succès qu’ait connu l’opéra. » Tout en restant attaché au passé, gardant certains traits d’une esthétique néo-classique, Alban Berg ouvre les voies d’une musique nouvelle et joue de formes musicales diverses, travaillant entre autres sur le leitmotiv, au gré de l’avancée et de la tension dramatiques. Le compositeur construit son œuvre en trois parties, brillamment interprétées par l’Orchestre, les Chœurs et le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris ainsi que la Maîtrise des Hauts-de-Seine, sous l’exceptionnelle direction musicale de Susanna Mälkki, violoncelliste et cheffe d’orchestre finlandaise, très active dans le domaine de l’opéra contemporain et qui fut entre autres, directrice musicale de l’Ensemble Intercontemporain qui se consacre à la diffusion des œuvres du XXe siècle à aujourd’hui.

Ces trois parties déterminent des styles et mouvements musicaux divers, soulignant la richesse de l’Opéra de Berg : l’Exposition, avec cinq pièces de caractère – suite, rapsodie, marche militaire, berceuse, passacaille et rondo ; Péripétie, symphonie dramatique où se développent sonate, fantaisie et fugue, mouvement lent, scherzo et rondo ; la Catastrophe qui lance six inventions : sur un thème, sur une note, sur un rythme, sur un accord, sur une tonalité, sur un mouvement de quartes. Tous les contraires se trouvent dans la partition suivant le développement de la pièce. Le parler et le chanter alternent. On y trouve des motifs, des archétypes comme la marche militaire, la chanson populaire d’Andrès ou la berceuse de Marie. Le contexte de l’œuvre est atonal, l’atonalité étant une spécificité de l’École de Vienne qui utilise toutes les ressources de la gamme chromatique, suspendant les fonctions et les lois tonales sur lesquelles reposait la musique occidentale, depuis les précurseurs de Bach. La paternité en revient à Schönberg et précède son système dodécaphonique.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

La lecture que fait William Kentridge de l’Opéra d’Alban Berg est d’une extraordinaire intelligence et densité. Il prend la guerre pour angle de vue en référence à la Grande Guerre traversée par le compositeur au moment où il écrit son Opéra. Cette version de Wozzeck a été créée au Festival de Salzbourg en 2017, la guerre en Ukraine donne aujourd’hui une autre intensité au propos qui résonne avec encore plus de force. Les dessins réalisés par le metteur en scène-artiste visuel sont projetés et recouvrent entièrement la structure scénographique et le cyclorama. D’une grande puissance dramatique ils accompagnent l’action, les voix et les tempos de l’opéra, et placent le spectateur au milieu des militaires et des blessés, sur le champ de bataille – champs de ruines, fumées et masques à gaz, chute d’avions, destruction et désarroi, gueules cassées et enfants soldats -, ils recouvrent même les gens du village assemblés à l’auberge, pour un temps qui aurait dû être festif. Parfois des dessins tombent du ciel comme tombent les bombes et se superposent aux autres images. Parfois, les lumières soulignent le texte et trouent l’écran comme autant de tirs de snipers. L’expression est dramatique, la construction formelle, le style expressionniste. William Kentridge excelle dans les différentes techniques des arts plastiques, graphiques et du théâtre dont le théâtre d’ombres – une fanfare et un défilé d’ombres, la marionnette/représentation de l’enfant de Marie et Wozzeck au visage recouvert d’un masque à gaz, cruelle métaphore de la guerre, les fusains, les dessins et peintures, une technique cinématographique singulière que le metteur en scène appelle l’animation du pauvre.

Dès la première scène, Wozzeck, simple soldat (Johan Reuter baryton-basse) tourne manuellement le projecteur de films en celluloïd qu’il visionne sur sa vie, sa compagne Marie et leur fils et quand Hauptmann son capitaine, arrive, vareuse bordeaux et haut bonnet à poils (Gerhard Siegel, ténor) ce dernier le provoque. Andrès (Tansel Akseybek, ténor) essaie de le distraire mais Wozzeck est en errance et habité de fantasmes. Quand il rend visite à Marie (Eva-Maria Westbroekue magnifique soprano), vêtue d’une robe au beau rouge fané, pris dans ses hallucinations il ne s’intéresse pas à leur fils et se le fait reprocher.

Margret, une voisine, chante une berceuse ((Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, mezzo-soprano) et Marie regarde passer la parade militaire. Le Tambour-major (John Daszak, ténor) lui fait des avances par son chant qui séduit. Après avoir décliné la proposition, Marie se laisse glisser dans ses bras. Trahie par les scintillantes boucles d’oreille qu’elle porte et le bouche-à-oreille qui va bon train au village, son destin est scellé, tandis que Hauptmann et le Docteur complotent et préparent la mise à mort psychologique de Wozzeck. Dans les reliefs de la scénographie se jouent les rapports de force tandis qu’un mouvement de foule conduit ouvriers et soldats portant masques à gaz sur le visage, chaises ou béquilles dans les mains, à se rassembler pour faire la fête à la taverne du village.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Les personnages se fondent dans les images de l’écran. L’orchestre joue, surplombant la foule où Marie est vue par Wozzeck, dansant avec le Tambour-major : deux violons, une guitare, un accordéon, un cor sont sur scène, la force du chœur et le chant des soldats accompagnent la montée dramatique. Suit une courte rencontre entre Marie aux cheveux dénoués et portant un beau collier rouge et Wozzeck aux gestes flous. Il accuse, elle fait face et se défend, il repart. La fête se mêle au drame. Le cyclo se remplit de cartes et de points cardinaux, quelques étoiles clignotent. Il revient quelques instants plus tard pour une ultime rencontre, tous deux sont côte à côte dans un grand silence glacé, et le temps se suspend. Calmement et sous la montée des cuivres, Wozzeck sort son couteau de la poche, se retourne et le plante dans le ventre de Marie. Tout est finement dessiné par la mise en scène sous le crescendo des percussions. Les images d’une forêt morte, aux arbres à la cime dévastée envahissent l’écran tandis que Wozzeck, la tête envahie du bruit des soldats en mouvement, agonise du côté de l’étang, cherchant encore son couteau. Le corps de Marie dans sa robe rouge, au loin, reste perceptible sous un chaos musical. Reste l’enfant-marionnette sur le devant de la scène, assis sur une béquille qu’il chevauche comme pour s’envoler ou pour rêver et déjà les autres enfants le questionnent sur sa mère et se moquent.

Tout au long de la représentation de l’opéra d’Alban Berg les instruments dialoguent avec les solistes ou les accompagnent. Une véritable écoute se construit entre eux sous la baguette de Susanna Mälkki. Wozzeck est une extraordinaire proposition tant musicale que visuelle, de mise en scène et d’interprétation. Tous ceux qui y participent peuvent être chaleureusement félicités, solistes, chœurs, acteurs, chanteurs, créateurs techniques et techniciens. On trouve dans l’œuvre tout ce qui a fait le XXème siècle et surtout la guerre ; la figure de l’enfant, récurrente, avec cet enfant-soldat dans la neige, marchant au pas de l’oie sur des barbelés ; le subconscient et la psychanalyse freudienne, nouvelle découverte, dans la folie de Wozzeck. Büchner en quelques mots résume sa pièce dans l’acte II scène 3 : « L’homme est un abîme, la tête vous tourne quand vous regardez dedans. »

Brigitte Rémer, le 25 mars 2022

Avec : Wozzeck, Johan Reuter – Tambourmajor, John Daszak – Andrès, Tansel Akzeybek – Hauptmann le capitaine, Gerhard Siegel – Doktor, Falk Struckmann – Erster Handwerksbursch,  Mikhail Timoshenko – Zweiter Handwerksbursch, Tobias Westman – Der Narr, Heinz Göhrig – Marie, Eva-Maria Westbroek – Margret, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur – Ein Soldat, Vincent Morell et les comédiens : Nathalie Baunaure, Fitzgerald Berthon, Andrea Fabi, Manon Lheureux.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Direction musicale Susanna Mälkki – mise en scène William Kentridge – co-mise en scène Luc De Wit – création vidéo Catherine Meyburgh – décors Sabine Theunissen – costumes Greta Goiris – lumières Urs Schönebaum – opératrice vidéo Kim Gunning – cheffe des Chœurs/Opéra national de Paris Ching-Lien Wu – directeur de la Maîtrise, Gaël Darchen/Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris – Production Salzburger Festspiele, Metropolitan Opéra de New-York, Canadian Opéra Company de Toronto, Opéra Australia.

Opéra national de Paris/Opéra Bastille, les 10, 16, 19, 24, 30  mars à 20h – les 13 et 27 mars à 14h30 – Place de la Bastille 75012 Paris – métro : Bastille (lignes 1, 5 et 8), Gare de Lyon (RER) Bus : 20, 29, 65, 69, 76, 86, 87, 91 – parking : Q-Park Opéra Bastille – 34 rue de Lyon 75012 Paris – site : operadeparis.fr/en – tél. : +33 1 71 25 24 23. – Les sept représentations de Wozzeck données à l’Opéra-Bastille sont dédiés aux victimes de la guerre en Ukraine.

Le jour se rêve

© Giovanni Cittadini Cesi

Chorégraphie Jean-Claude Gallotta, avec les danseurs du groupe Émile Dubois – musique Rodolphe Burger.

C’est une pièce pour dix danseurs qui rend hommage à Merce Cunningham, l’un des maîtres avec qui Jean-Claude Gallotta a travaillé à New-York dans les années soixante-dix, et qui inscrivait ses recherches chorégraphiques entre danse, théâtre et musique. Un spectacle pétillant de gaieté, de couleurs et d’humour, conduit par la voix de velours de Rodolphe Burger et construit en trois temps et deux apparitions magiques du chorégraphe, en solo.

Pour entrer dans la danse il suffit de lâcher prise et de se laisser glisser dans l’énergie mobile et l’abstraction des mouvements et compositions rythmiques, renforcées par les costumes de la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster. Le geste chorégraphique est ludique, sympathique et magnétique, il est une ode à la vie, à la fantaisie, à l’ironie. Jean-Claude Gallotta n’est certes pas un novice, il a à son actif plus de quatre-vingts pièces mais la décontraction et l’invention des danseurs et de la recherche gestuelle demeurent. Il a fondé en 1979 à Grenoble le Groupe Émile Dubois, devenu en 1984 l’un des premiers centres chorégraphiques nationaux. Sa troupe a alors ses studios dans la Maison de la culture de Grenoble dont il devient le directeur de 1986 à 1988.

Artiste associé au Théâtre du Rond-Point depuis plusieurs années, Jean-Claude Gallotta y inscrit sa démarche d’ouverture aux autres arts, dont la musique et la voix. Il y a présenté une trilogie autour du rock : My Rock rapprochait deux géants américains issus de deux univers totalement différents, Elvis Presley et Merce Cunningham. Avec My Ladies Rock il faisait danser son équipe sur quatorze morceaux emblématiques de femmes rockeuses dont Aretha Franklin, Marianne Faithfull et Janis Joplin. Dans L’Homme à tête de chou il superposait les voix de Serge Gainsbourg à qui il rendait hommage et d’Alain Bashung qui n’avait pas eu le temps d’accompagner le projet jusqu’au bout mais était resté présent par les chansons enregistrées avant sa disparition.

Le titre du spectacle, Le jour se rêve, pastiche le titre du célèbre film de Marcel Carné et Jacques Prévert sorti en 1939, Le jour se lève, beaucoup plus noir que la chorégraphie gentiment insolente de Jean-Claude Gallotta. Chez le chorégraphe tout est dans la mobilité. Il part des danseurs, de leur potentiel et de leur fluidité puis écrit les séquences comme un film se construit au montage. « L’expression est dans le rythme » disait Cunningham, qu’il cite.

Dans la pièce, trois chorégraphies s’emboîtent les unes dans les autres et donnent des couleurs différentes : la première, en harmonie avec la nature, s’inscrit dans un esprit chamanique ; la seconde est urbaine et témoigne d’un peu de la folie et des lumières de la ville ; la troisième lance ses rythmes pied à pied avec les chansons de Rodolphe Burger, fondateur du groupe Kat Onoma, qui travaille à la frontière de textes dramatiques et philosophiques, et développe depuis plus d’une douzaine d’années de nombreuses créations de spectacles. Dans les entre-deux de ces parties, l’apparition de Gallotta danseur semble sortir tout droit de chez Chaplin, Man Ray ou Picabia.

Ensemble, Jean-Claude Gallotta et Rodolphe Burger ont dessiné dans Le jour se rêve de nouveaux espaces sonores, spatiaux et poétiques où se croisent musiques et théâtres, singularités et ritournelles, exploration et alchimie, rigueur et improvisation. Les danseurs habitent ces espaces chacun avec sa personnalité donnant à la pièce un air à la fois profond et léger, dense et gai, inventif et fantaisiste.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2022

Avec : Axelle André, Naïs Arlaud, Ximena Figueroa, Ibrahim Guétissi, Georgia Ives, Fuxi Li, Bernardita Moya Alcalde, Jérémy Silvetti, Gaetano Vaccaro, Thierry Verger, Jean-Claude Gallotta. Assistanat à la chorégraphie Mathilde Altaraz – dramaturgie : Claude-Henri Buffard – textiles et couleurs Dominique Gonzalez-Foerster – assistanat aux costumes Anne Jonathan, Chiraz Sedouga – lumière : Manuel Bernard

Création le 6 octobre 2020 au Manège/Scène nationale de Maubeuge – Vu au Théâtre du Rond-Point/ Paris en février 2022 – Prochaines représentations les 12 et 13 avril 2022 à l’Espace Malraux/Scène nationale de Savoie, Chambéry.

Le Kiev City Ballet au Théâtre du Châtelet

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

Soirée exceptionnelle en soutien au peuple ukrainien avec le Kiev City Ballet et des danseurs de l’Opéra national de Paris – au Théâtre du Châtelet, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Vingt-cinq danseuses et danseurs du Kiev City Ballet dirigé par Ekaterina Kozlova et Ivan Kozlov étaient en tournée en France, à l’annonce de la guerre dans leur pays, l’Ukraine. Ils présentaient entre autres Casse-Noisette pour le jeune public, certains danseurs sont particulièrement jeunes. Outre l’inquiétude et le chagrin, ils font face à l’impossibilité de rentrer.

La salle est archi-pleine et l’objectif de la soirée donné par Anne Hidalgo. La Maire de Paris annonce qu’au-delà de cette soirée, le Théâtre du Châtelet accueillerait le Kiev City Ballet en résidence à long terme. Il nous faut « poser la culture comme une arme pacifique » dit-elle. Par ailleurs un appel a été lancé aux centres chorégraphiques et ballets de France pour partager leur outil de travail.

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

Structuré en deux temps, la première partie de la soirée prend la forme d’une classe donnée à tour de rôle par Aurélie Dupont, directrice de la danse de l’Opéra de Paris et Bruno Bouché, directeur du Ballet du Rhin. Plus de soixante danseurs des deux formations mêlées font ensemble leurs exercices d’assouplissement puis leurs entrainements aux rythmes du pianiste-accompagnateur du Ballet de l’Opéra de Paris, Louis Lancien. Pour Aurélie Dupont qui se prête à l’exercice avec professionnalisme et gentillesse en anglais et en français, « toute danse est un pas fait vers l’autre. » Bruno Bouché lui emboîte le pas apportant, pour détendre l’atmosphère, une pointe d’humour. Certains danseurs du Kiev City Ballet ont la timidité du grand plateau parisien.

Fondée en 2014 par Ivan Kozlov, ancien Principal du Théâtre Mariinsky – autrefois le Kirov de Saint-Pétersbourg – le Kiev City Ballet a présenté en seconde partie des extraits de son répertoire.: Le Lac des Cygnes, d’après Marius Petipa/ Pas de deux et Pas de trois. En quelques répétitions le danseur étoile de l’Opéra de Paris, Paul Marque et Olga Posternak, du Kiev City Ballet donnent l’impression d’avoir toujours dansé ensemble ; Taras Bulba/Variation d’Ostap, dans une chorégraphie de Fedor Lopoukhov ; Flammes de Paris/Variation de Jeanne, chorégraphie d’après Vassili Vainonen ; Casse-Noisette/Danse des Mirlitons, Pas de trois, d’après Marius Petipa ; Composition de Vladyslav Dbshynskyi ; Men From Kiev, en tee-shirt jaune et bleu, aux couleurs du pays, dans une chorégraphie de Pavlo Virsky ; Défilé du Kiev City Ballet Marche des cosaques zaporogues portant pantalons de satin rouge.

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

En guise de final l’Hymne ukrainien, joué par la pianiste Katia Buniatishvili et l’Orchestre de chambre de Paris, sous la direction de Victor Jacob, en vidéo, fut un moment de grande émotion, danseurs la main sur la poitrine.

Une grande ferveur était dans la salle, l’ovation rendue fut à la hauteur du désarroi général.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2022

La recette de la billetterie est intégralement reversée à Acted, ONG de solidarité internationale et à La Croix Rouge.

 

L’Île d’Or

© Michèle Laurent

Une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine – musique de Jean-Jacques Lemêtre – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

C’est entre la tradition et le monde d’aujourd’hui que s’écrit le spectacle d’Ariane Mnouchkine, à la manière d’un conte japonais. Un kuroko, assistant de noir vêtu issu du kabuki, ouvre malicieusement la soirée, entre salle et scène.

On pénètre dans l’histoire par Cornélia, l’Astrid d’Une chambre en Inde, précédent spectacle du Théâtre du Soleil. Clouée ici au fond d’un lit-cage à roulettes, aux mains d’un ange gardien-infirmier qui la fait voyager de part et d’autre du plateau, elle rêve de Japon et de festival – à moins qu’elle ne délire : elle s’imagine à l’autre bout du monde, dans un endroit magique et purement imaginaire, nommé L’Île d’Or, Kanemu-jima. C’est par le philtre de son regard perdu que se déroule l’action.

© Michèle Laurent

Cette invention, fil rouge de la dramaturgie, permet recherche esthétique et création d’images, changements de décors et traductions musicales. C’est aussi un prétexte pour que les arts traditionnels du Japon y côtoient la modernité. « Une île, c’est-à-dire au théâtre, le monde. Voilà déjà ce dont je suis sûre » dit la maitresse de cérémonie. Et même si l’argument reste un peu flou, avec Ariane Mnouchkine et sa trentaine de comédiens, le voyage s’annonce plein d’imprévus, tout y est invention, action, chorégraphie et poésie. Le travail devait emmener la troupe du Théâtre du Soleil dans l’Île de Sado-Gachima lieu de haute culture héritée du passé – où fut relégué Zeami, grand dramaturge et acteur du théâtre Nô au XIVème/XVème siècle – car la troupe aime à travailler in situ et à échanger avec les équipes artistiques locales. La pandémie en a décidé autrement.

Dans L’Île d’Or, des artistes et leurs troupes venant des quatre coins du monde dont l’Afghanistan, le Brésil, Israël et la Palestine, Hong Kong et tous pays où la liberté est en souffrance, sont attendus par le Maire de Kanemu-Jima, mais dans l’Île, certains opposants guettent. Ils ont pour objectif de renverser le pouvoir en place, détruire le hangar qui doitt héberger le festival de théâtre et transformer l’Île en paradis artificiel et lucratif. La corruption est là. Le lieu devient une métaphore du monde, comme l’est le Théâtre du Soleil. Comme toujours dans le travail d’Ariane Mnouchkine, derrière la fable se trouve l’exil, l’exploitation, l’engagement et la résistance. Différentes langues comme le japonais, l’arabe, l’hindi, l’hébreu, le russe et le persan d’Afghanistan traversent le spectacle et la langue française se construit à l’envers, plaçant le verbe en fin de phrase à la manière japonaise, accentuant encore son côté poétique.

Le cadre et l’argument posés, la mise en œuvre de cette philosophie politique passe, au Théâtre du Soleil, par les comédiens et leur environnement, toujours en mouvement. Des tréteaux de bois sur roulettes construisent et déconstruisent l’espace de jeu et le métamorphosent d’auberge en sauna, et de chambre en place de village. Les images se construisent en direct. Des tissus se gonflent et se transforment en mer du Japon, une tempête guette, de petites lanternes s’allument, au loin derrière de grandes baies vitrées où l’on voit des paysages à la Hokusai et la lune à travers la fenêtre. Des personnages masqués, une troupe ambulante qui porte son maigre bagage et arrive dans les brumes du matin. Une taverne tapissée de bois, un personnage perché en haut d’un long mât, un grand frigo, des bleus, des crépuscules, de grands arbres et de petits matins blêmes, un hélicoptère, des conversations dans un sauna embué, des pommiers en fleurs, un vizir passant à dos de chameaux, silhouettes de contre-plaqué, le docteur Li Wenliang, lanceur d’alerte au début de l’épidémie coronavirus en Chine, en 2020 et qui en est mort peu de temps après, représenté par une figurine. Fiction et réalité se mêlent et s’entrechoquent. Un final où de grandes aigrettes ou grues cendrées, acteurs perchés sur échasses, enjambent un fond de nuages satinés, où une danse des éventails savamment maitrisée, rassemble l’ensemble de la troupe avec grâce et majesté.

© Michèle Laurent

On retient son souffle. Dans L’Île d’Or gravité et rire se côtoient. Le jeu des comédiens, le travail de la lumière, les masques, le texte écrit en harmonie avec Hélène Cixous, la musique de Jean-Jacques Lemêtre, les toiles peintes, les ombres et figurines sont autant de couleurs qui forment le tableau. Sens, énergie, magie, rythmes, beauté, sont les maîtres-mots du spectacle. Les comédiens ont travaillé le kyôgen pour les postures et séquences comiques des intermèdes, le nô et le kabuki. L’intérêt du Théâtre du Soleil pour les arts asiatiques n’est pas récent, plusieurs spectacles ont puisé dans les cultures de ces pays, et c’est une immersion complète qui nous est proposée.

Dès l’entrée, dans ce bel endroit de la Cartoucherie qui n’a jamais perdu son âme, l’environnement saisit, aujourd’hui sur le thème du Japon, l’accueil y est exceptionnel, unique, Ariane Mnouchkine toujours présente et prête à intervenir, saluer, sourire, de même que ceux qui l’entourent. Lanternes japonaises et soupes du pays, l’atmosphère est au Japon. Tambours qui frappent et se répondent avec énergie, cadeau d’après le spectacle, plaisir de ne pas partir tout de suite, de se trouver dans cette communauté d’esprit qui parle du monde et du réel dans sa complexité, qui réfléchit à l’art du théâtre, dans son travail infini et ses recherches, ses écritures et inventions, ses libertés. Soleil !

Brigitte Rémer, le 8 mars 2022

Avec : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Aline Borsari, Sébastien Brottet-Michel, Juliana Carneiro da Cunha, Hélène Cinque, Marie-Jasmine Cocito, Eve Doe Bruce, Maurice Durozier, M. W. Brottet, Farid Gul Ahmad, Sayed Ahmad Hashimi, Samir Abdul Jabbar Saed, Martial Jacques, Dominique Jambert, Judit Jancso, Shafiq Kohi, Agustin Letelier, Vincent Mangado, Andrea Marchant, Julia Marini, Alice Milléquant, Taher Mohd Akbar, Nirupama Nityanandan, Miguel Nogueira Da Gama, Seietsu Onochi, Vijayan Panikkaveettil, Ghulam Reza Rajabi, Omid Rawendah, Xevi Ribas, Arman Saribekyan, Thérèse Spirli – Musiciens : Jean-Jacques Lemêtre, assisté de Marie-Jasmine Cocito en alternance avec Clémence Fougea, et Ya-Hui Liang – lumières Virginie Le Coënt, Lila Meynard  – vidéo Diane Hequet – marionnettes Erhard Stiefel, avec l’aide de Simona Grassano – costumes Marie-Hélène Bouvet, Nathalie Thomas, Annie Tran, avec l’aide de Haroon Amani – perruques et coiffures Jean-Sébastien Merle – accessoires Xevi Ribas, assisté par Luca Botté-Luce et Cécile Carbonel – sons Thérèse Spirli.

Une coproduction Théâtre du Soleil, TNP/Villeurbanne, Maison de la Culture d’Amiens – avec le soutien de la Fondation Inamori (Kyoto) et de Park Avenue Armory (New York) – En tournée : 2022, TNP/Villeurbanne (9 au 26 juin 2022), Maison de la Culture d’Amiens, Théâtre de la Cité/ Toulouse – 2023, TMT/Tokyo, Rohm Theatre/Kyoto – Création le 3 novembre 2021 à la Cartoucherie de Vincennes où le spectacle se poursuit.

Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre, 75012 – site : theatre-du-soleil.fr – tél. : 01 43 74 24 08 – du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 15h, le dimanche à 13h30, durée 3h15 avec entracte.

Pour l’Ukraine – L’appel du monde culturel français


Drapeau ukrainien © DR

 

Plus de quatre-vingts professionnels du domaine de l’art et de la culture ont en quelques heures signé le message ci-dessous, assurant leurs alter-ego d’Ukraine de leur solidarité. Bien d’autres ne tarderont pas à les rejoindre.

 

Nous, directrices et directeurs de lieux culturels en France, nous exprimons par ce message notre solidarité au peuple ukrainien et aux artistes ukrainiennes et ukrainiens.

Nous sommes, face à l’urgence et aux dangers encourus par des artistes contraints de fuir la guerre, prêts à nous mobiliser, à contribuer à les accueillir en France afin qu’ils puissent continuer leur activité et ainsi préserver la libre expression de la culture ukrainienne.

Drapeau ukrainien © DR

 

A vous, Oxana, Ludmila, Nina, Tarass, toutes nos pensées de fraternité et d’amitié.

 

 

 

 

Ruşan Filiztek, de l’Anatolie à la Mésopotamie

© Hugo Gester

Concert-récital de Ruşan Filiztek, chant, saz et oud, avec François Aria guitare flamenca, Artyom Minasyan duduk – au 360 Music Factory, dans le cadre du Festival Au fil des Voix.

Sur le petit plateau du 360 Paris Music Factory sont posés les différents saz du musicien et chanteur kurde Ruşan Filiztek, élégants luths à cordes pincées de différentes tailles, au manche fin et long. On y trouve aussi son oud, ainsi que la guitare flamenca de François Aria et les duduk de Artyom Minasyan, musiciens qui le rejoindront après sa longue introduction musicale.

 Ruşan Filiztek fête son premier album en solo sorti sous le label Accords Croisés, nous le fêtons avec lui. Le saz qu’il fait sonner avec tant de dextérité, le plus ancien instrument d’Anatolie attesté depuis deux mille ans, est un instrument qui s’est déplacé sur les grands espaces des nomades de la steppe. On le trouve en Iran, en Irak du Nord, au Caucase, en Crimée chez les Tatars, en Grèce, et dans une partie des Balkans. Il entre aussi dans certains rituels sacrés et, dans la culture kurde, accompagne le poète et le barde ainsi que les chansons populaires traditionnelles.

Né à Seyhan, près d’Adana au sud de la Turquie, de parents kurdes, Ruşan Filiztek apprend le saz, enfant, avec son père qui était musicien amateur. Il étudie ensuite la musique à l’Université de Sakarya, dans la ville turque du même nom et à l’Université de Marmara, à Istanbul où sa famille s’est installée quand il avait neuf ans. Il s’y initie à divers instruments comme le oud, le kumbust – instrument à cordes kurde, mélange de banjo et de oud – et le daf kurde. Avant son arrivée en France où il s’est posé en 2015, il a sillonné les pays où la culture kurde s’est enracinée. Au-delà de la Turquie, c’est en Syrie, Irak, Iran, Arménie et Géorgie qu’il a cherché les mélopées de ses origines.

© Hugo Gester

À son arrivée en France, Ruşan Filiztek étudie l’ethnomusicologie à la Sorbonne et se fait vite reconnaître par sa musicalité propre et ses compositions. Il chante dans de nombreuses langues y compris dans la langue araméenne du peuple assyro-chaldéen qu’il a découverte en s’intéressant à la minorité des chrétiens d’orient. Il a pris part à de nombreux projets dont Orpheus XXI, plateforme européenne d’intégration professionnelle et de promotion envers les musiciens réfugiés, de niveau professionnel, pilotée par le grand spécialiste de la musique baroque, Jordi Savall. Il collabore avec Solon Lekkas, chanteur traditionnel originaire de Lesbos, en Grèce, et y vivant, spécialiste des chansons dites Aman ou Amanede, des anciennes chansons Karsilamas et des Zeibekiko qu’il interprète en grec, kurde et turc ; avec le réalisateur Tony Gatlif dans son film Djam qui fait revivre le rebetiko, cette forme d’expression proche du blues, particulièrement populaire dans le milieu des exilés d’Asie mineure, dans la Grèce des années 1920 ; avec le groupe breton Kazut de Tyr qui au cours de ses déplacements, fait des recherches sur les sonorités d’Europe Centrale et du Moyen-Orient et après un voyage au Kurdistan d’Irak présente son nouvel album, Jorjuna, avec la participation de Rusan Filiztek. Ce dernier chante et joue dans de nombreux groupes et festivals, en France, en Europe et au Moyen-Orient, initie lui-même de nombreux projets musicaux. Il reçoit en 2019 le Prix des musiques d’ici, dédié aux artistes issus des diasporas et aux artistes français travaillant sur les répertoires musicaux des diasporas qu’ils côtoient.

Sur la scène du 360 Music Factory, pôle d’associations et d’entreprises culturelles, Ruşan Filiztek ce stranbej comme on le nomme, autrement dit diseur de mélodies passe de l’instrumental au vocal avec précision, profondeur et élégance et décline les chants et mélodies d’Anatolie et de Mésopotamie. Une voix douce et puissante, subtile et soutenue, enveloppe les chagrins autant que les espoirs. Il est entouré du guitariste de flamenco François Aria avec qui il a enregistré un album en duo et du joueur de duduk Artyom Minasyan, qui gonfle ses joues comme réservoir d’air pour jouer de cet instrument exigeant, à anche double et à la sonorité grave et nostalgique. Avec émotion, Ruşan Filiztek recompose son Orient et chante en kurde, turc, araméen, arménien, arabe, diversifie les langues et les régions du monde et s’il ne parle pas toutes ces langues il en interprète magnifiquement la musique.

© Hugo Gester

L’association Au fil des Voix dont l’objectif est de promouvoir les grandes voix du monde d’aujourd’hui représentantes d’une culture, et les créations musicales transculturelles, œuvre à la promotion de la diversité culturelle. Elle propose un rendez-vous annuel sous forme de festival. L’édition 2022 vient de se terminer au Trianon, par une soirée dédiée aux artistes afghans, De Kaboul à Bamako. Par la mutualisation des moyens avec d’autres professionnels, aujourd’hui le 360 Music Factory, Au fil des Voix met en relation les différents intervenants de l’industrie musicale, les concerts et les spectacles.

Ruşan Filiztek est aujourd’hui à l’honneur et vient de donner un magnifique récital-concert. Son premier album en solo, sorti en octobre dernier, s’intitule Sans Souci. Pour celui qui l’a minutieusement préparé, soigné, rêvé, un premier album est toujours une fête. Il est accompagné par le label Accords Croisés, bureau de concerts, maison de production et label, dont l’angle de vue et de travail sont basés sur le repérage et la promotion des grandes voix du monde représentatives d’une culture, d’une esthétique et d’un courant. Ici, avec le soutien du Centre National de la Musique, Ruşan Filiztek présente des chants et mélodies d’Anatolie, de Grèce et de Mésopotamie, des ballades, des extraits d’épopées de la montagne, de différents styles, des chansons d’amour, des chants festifs et des lamentations poignantes ainsi que des compositions personnelles. Le saz à sept cordes y est roi, et Artyom Minasyan au duduk y fait trois interventions.

Dans le livret qui accompagne l’album, Ruşan Filiztek commente : « Je voulais présenter d’où je viens et où je vais », et précise : « J’ai construit le répertoire de cet album avec toutes ces rencontres entre la Mésopotamie et la Grèce, entre le désert et la mer, et ici à Paris. » Sans souci est aussi le titre d’un chant qui vient de sa rencontre avec le répertoire traditionnel gallo faite au cours de festou-noz, en Bretagne, il l’accompagne d’un saz à trois cordes. « Quand je suis né, je suis né en automne, mon père et ma mère m’avaient toujours bien dit qu’en m’baptisant dans le jus de la tonne l’on m’a donné le nom de Sans souci » dit le poème.

Vibrations et mélancolies, traditions orales et cultures millénaires d’Asie Mineure sont portées par le saz et la voix de Ruşan Filiztek qui témoigne de la mémoire collective. Un album et un  parcours à écouter, et à suivre.

 brigitte rémer, le 20 février 2022

© Hugo Gester

“J’ai l’habitude de dire que la voix chantée est le miroir de l’âme. Le chant est un moyen d’expression essentiel qui touche l’humanité et la compassion en nous” dit Angélique Kidjo, marraine de la 15ème édition du Festival Au fil des voix : www.aufildesvoix.com – Album Sans souci, de Ruşan Filiztek, production Accords Croisés, dirigée par SaÏd Assadi, www.accords-croises.com – Vu le 15 février 2022, au 360 Paris Music Factory, 32 rue Myrha, 75018 Paris – tél. : 01 47 53 68 67, métro Château Rouge.

Ceux-qui-vont-contre-le-vent

© Christophe Raynaud de Lage

Conception, mise en scène et scénographie, Nathalie Béasse – au Théâtre de la Bastille.

On part de nulle part et on entre dans l’ailleurs pour arriver dans un jardin parsemé de pétales de fleurs de toutes couleurs jonchant le sol, dernière image du spectacle. Entre-temps le parcours se construit en lignes brisées, apparemment simples et évidentes, autour de trois fois rien. Mais que d’émotion ! On est au pays de l’enfance, du jeu sérieux comme quand on est petit, de l’hésitation, de l’expérimentation.

Les sept acteurs entrent par la même porte que le public, du fond de la salle, se hèlent et s’invectivent en différentes langues. Ils se plantent face aux spectateurs avant de monter sur le plateau, chargés d’une pile de linge. Ils la déplient et posent au sol ces vêtements dessinant au sol des bonhommes. Comme par magie les vêtements se déplacent tandis que les acteurs  se changent et s’habillent, chacun à sa manière.

Le spectacle se construit en séquences qui s’articulent les unes aux autres et croisent différents thèmes. Attitudes et mouvements, situations et contextes priment. Certains passages accrochent leurs mots, bien choisis, aux branches. Il y a la lettre adressée à l’absent à laquelle chacun s’essaie et que chacun lit, que certains déchirent préférant le silence plutôt que l’aveu ou la blessure. S’y mêlent la correspondance de Flaubert et les mots de Duras, Rilke, Dostoïevski, Falk Richter et Gertrude Stein.

Autour des mots le silence, l’équilibre et la chute, la perte et la mémoire. Un bouquet de fleurs blanches va et vient, et la grande nappe blanche recouvrant la table abrite les acteurs qui disparaissent, un à un, avant de réapparaître. Une actrice tombe de la table et s’évanouit dans les bras d’un garçon en un mouvement récurrent. Des fleurs de couleurs sont plantées dans le sol, comme on lance des fléchettes dans la cible. Puis les acteurs se regroupent et se couvrant d’un plastique, deviennent sculpture. Le thème de la disparition-apparition est présent dans toutes les images. Puis vient le moment des seaux d’eau, et d’acteurs qui dérapent et qui glissent, dans un amusement débridé. Un seau plein de sang, ici de peinture rouge, provoque un silence de mort et l’immobilité des acteurs. En tableau de conclusion, devant le nymphée souterrain de la villa Livia, référence à l’empereur Auguste, les actrices font éclater une armée de ballons de toutes couleurs avec la main, le pied, les fesses, laissant au sol ce qui ressemble à des pétales de fleurs.

Le titre du spectacle Ceux-qui-vont-contre-le-vent, du nom d’une tribu, est cité dans une anthologie de poèmes amérindiens, Partition rouge. On trouve ici beaucoup de références dont une à Pina Bausch. Il y a surtout un bel état d’esprit sur le plateau, inventif et drôle, un charme dû aux acteurs, de la magie.

Le travail sur la réminiscence habite Nathalie Béasse, formée aux Beaux-Arts et au théâtre, habituée du Théâtre de la Bastille où elle avait présenté quatre spectacles en 2019, sous le titre Occupation 3. Montré au Festival d’Avignon 2021, Ceux-qui-vont-contre-le-vent, au-delà des mots, joue sur le rythme, les respirations, les pleins et les déliés, l’espace vide et les silences.

Brigitte Rémer, le 15 février 2022

Avec : Mounira Barbouch, Estelle Delcambre, Karim Fatihi, Clément Goupille, Stéphane Imbert, Noémie Rimbert, Camille Trophème. Musique Julien Parsy – création lumière Nathalie Gallard, construction décor Stéphane Paillard.

Du 3 au 18 février 2022 à 20h – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – site : theatre-bastille.com

Une forme brève

© Martin Argyroglo

Chorégraphie et interprétation Rémy Héritier, à l’Atelier de Paris/CDCN.

Le danseur, Rémy Héritier, fait corps avec les pendrillons qui entourent le plateau. Il cherche à s’échapper mais en vain, glisse, tombe, se cache, fait des tentatives, sa main toujours rattrape le velours et ne peut s’en détacher. Au centre un cercle de lumière, sorte d’indice cabalistique, revient à différents moments.

Rémy Héritier dessine son labyrinthe, apparaît et disparaît, s’allonge, ébauche quelques gestes, traces toujours mystérieuses, un rien magiques, puis les efface. Il saisit une barre de métal, sorte de bâton qu’il mêle à sa gestuelle. À l’arrière-plan, côté jardin, une clôture presque invisible selon les éclairages, brouille la perception du spectateur. Plus tard, autre élément de ses installations, un plastique ni opaque ni transparent avec lequel il joue et dont il se pare, comme une âme morte.

Dans Une forme brève, le chorégraphe et danseur présente un flot ininterrompu d’actions, pas toujours décodables, qui se sculptent dans l’espace comme des installations in progress. Il inscrit sa recherche dans un cadre d’art conceptuel, quand les attitudes deviennent formes ou encore dans les zones de sensibilité picturale immatérielle d’Yves Klein. Rémy Héritier donne pour référence Roland Barthes et sa définition de la forme brève sur laquelle le philosophe s’est souvent interrogé, notamment dans La Rhétorique de l’image et Le Degré zéro de l’écriture ou dans les cours qu’il donnait au Collège de France, rassemblés dans La Préparation du roman. Barthes parle « d’acte minimal d’écriture qu’est la Notation, le Haïku » et entremêle le principe de l’image dénotée qui n’implique aucun code, les traits discontinus et la forme déviée.

Rémy Héritier est interprète, depuis 1999, de nombreux chorégraphes dont Boris Charmatz, Laurent Chétouane, Christophe Fiat, Philipp Gehmacher, Matthieu Kavyrchine, Jennifer Lacey, Mathilde Monnier, Laurent Pichaud, Sylvain Prunnenec et Loïc Touzé. Il crée ses propres pièces depuis 2005, en solo, duo ou formations diverses, diffusées en France et à l’étranger et enseigne dans différentes écoles d’art. Il est en perpétuelle recherche vers le déplacement des notions et de nouvelles poétiques du geste.

Dans Une forme brève, la danse est comme une expérience. Le chorégraphe travaille sur la ligne droite qu’il décale en courbes : « Avancer tout droit en inscrivant de la courbe, veut dire qu’il se passe quelque chose ailleurs de très léger mais de très puissant dans le haut de la tête, les épaules, le bassin » dit-il. La musique, la lumière, les interventions d’objets et la danse placent le spectateur sur le seuil du mouvement et du sens, et, définissant le point-limite, lui font perdre les références.

Brigitte Rémer, le 10 février 2022

Chorégraphie et interprétation Rémy Héritier. Musique Eric Yvelin. Lumière Ludovic Rivière. Costume Valentine Solé. Sculpture Gyan Panchal. Collaboration artistique Jean-Baptiste Veyret-Logerias (chant-voix), David Marques (regard extérieur)

Vu le 4 février 2022, à l’Atelier de Paris – CDCN, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre, 75012 – site : atelierdeparis.org – tél. : 01 41 74 17 07.