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Les Forteresses

© Agnès Mellon

Texte et mise en scène Gurshad Shaheman – Compagnie La Ligne d’Ombre – à la MC93 Bobigny Maison de la culture de Seine-Saint-Denis.

Il ne s’agit pas des Trois Sœurs de Tchekhov et nous ne sommes pas dans la campagne profonde de Russie où une famille s’ennuie. Pourtant, dans le récit de ces trois sœurs-là, on nous parle d’un pays, l’Iran, où les destins individuels se superposent à la mémoire collective, dans un pays qui ne permet pas de vivre librement et où la femme n’a guère droit de cité.

Né en Iran et de culture azéri(e) Gurshad Shaheman a collecté la parole familiale de sa mère, Jey­ran, et de ses deux tantes, Shady et Homi­naz, nées toutes trois dans les années 60, dans une petite ville de l’Azerbaïdjan iranien, Mianeh. Issues d’une famille progressiste qui leur avait permis d’étudier, elles ont connu la fin de la dernière monarchie, celle du Shah Reza et de la dynastie Pahlavi qui, renversé par la révolution iranienne, prit fin en 1979. La suite ne permit pas au pays de reprendre souffle ni d’installer une démocratie. Chapour Bakhtiar, dirigeant de la dissidence choisi par le Shah par défaut pour aider à la création d’un gouvernement civil quand la monarchie battait de l’aile, ne resta qu’un court laps de temps. C’était compter sans l’arrivée de l’ayatollah Khomeini en 1979, de retour après quatorze ans d’exil en Iraq puis en France, bientôt suivi de la guerre Iran-Iraq pendant dix ans, de 1980 à 1988. Les luttes étudiantes racontées par l’une des sœurs avaient apporté de l’espoir, elles furent vite réprimées et le Guide suprême n’eut de cesse, jusqu’à sa mort en 1989, d’isoler l’Iran du reste du monde et d’effacer toutes traces d’occidentalisation. Le retour en arrière sur la question des libertés individuelles fut spectaculaire et notamment sur les droits des femmes, grande désillusion avec l’islamisation du pays.

Alors, comment vivre dans un tel contexte ? Les trois sœurs se racontent et leurs trois monologues s’entrelacent : la mère de Gurshad, l’aînée des trois, s’est exilée en France en 1990. La plus jeune a fui le pays avec ses deux enfants et s’est réfugiée là où elle pouvait espérer obtenir un statut : après les camps de transit et leur cortège d’humiliations, ce fut Leipzig en ex-République Démocratique d’Allemagne, un long parcours de réfugiée avant une plongée dans le système de l’ex-URSS, autre traumatisme et la survie à travers divers boulots qu’elle a aimés, malgré les conditions. La troisième est restée en Iran.

Les trois sœurs s’adressent à Gurshad et sont présentes sur le plateau, aussi éclaté que le pays, avec des praticables recouverts de tapis où certains spectateurs sont invités à s’installer (scénographie Mathieu Lorry-Dupuy). Elles commentent et accompagnent de leur présence, leur gestuelle ou leur silence, la parole restituée par trois actrices, Mina Kavani, Guilda Chahverdi et Shady Nafar, assises sur une chaise, chacune sur un podium, de part et d’autre du dispositif. Ces actrices, admirables, sont leurs voix et habitent leur histoire, sans bouger, sauf à tourner et changer de podium entre chacun des trois chapitres, montrant, sans complaisance, du prologue à l’épilogue, que chez l’une comme chez l’autre, l’histoire est la même et d’une violence inouïe. Dans le labyrinthe des praticables et sur les deux podiums servant de table, de chaque côté de l’espace scénique, les trois soeurs sont les témoins de l’Histoire. Tout est chorégraphié et convivial, et plus l’on s’enfonce dans le récit plus la nuit tombe sur le plateau et les vibrations se font écho dans le public. La création sonore de Lucien Gaudion accompagne ces différents moments traversés.

© Agnès Mellon

Le Prologue nous place au cœur du sujet et de l’un des paramètres de la société iranienne, la religion : « Ne jamais rien reprocher à Dieu » est une maxime intégrée qui s’illustre autour du ramadan, de la prière ou parfois de son simulacre quand on est enfant, les tapis et tchadors à fleurs, beaux ensembles coordonnés, les larmes qui se transforment en perles et les croyances en l’au-delà, le regard de l’homme sur la femme qui a valeur de péché mortel, une liturgie des mensonges. Dans le premier chapitre, Le monde à portée de mains, chacune raconte son projet de vie et les barrages qui se sont immédiatement mis en place, obligeant au renoncement. « Cet avenir radieux tant attendu s’est échappé petit à petit » dit Jeuran. La liste des interdits est longue sur les libertés de ces femmes : ne pas envisager le métier choisi et à juste titre espéré – ingénieur, juge ou médecin – accepter le mariage arrangé, y compris par la grand-mère aimée, Khâm-maman, qui se transforme en garde du corps et ne peut raisonner en termes de bonheur. Se marier jeune. S’effacer du monde « Tu ne seras jamais rien » dit-on à longueur de ritournelle à l’une des trois sœurs. Le second chapitre s’intitule Au gré de la rou­tine instable et le troisième À Choi­sir sa pri­son. On y traverse sans complaisance ni pathos les horreurs de la dictature, les dif­fi­cul­tés ren­con­trées tout au long des parcours, les dés­illu­sions en arri­vant sur le sol euro­péen, la sépa­ra­tion, l’éloignement. « Je voudrais tout te raconter Gurshad. Mais mon cœur est une forteresse de larmes et je ne peux pas l’ouvrir » lui dit sa mère. 

Et les trois sœurs convoquent, toujours par la voix des actrices, les événements auxquels elles ont fait face : l’emprisonnement de l’une avec quarante autres jeunes filles, un rapt en pleine nuit depuis leur internat, et les brutalités qui ont suivi, la prison, les brimades, la sophistication de la torture. L’une évoque ces trois jeunes femmes kurdes incarcérées dans la cellule d’en face, les hauts parleurs diffusant en permanence les pleurs et chagrins d’un de leurs enfants appelant sa mère désespérément, femmes un jour disparues, jamais revues. La bombe dans la cour d’un collège et les centaines de tombes alignées, seules traces des élèves sacrifiés. Le rapport à l’argent, la violence domestique envers les femmes, la violence tout court à l’égard des enfants, l’accouchement du second enfant d’une des sœurs, réalisé avec négligence, la santé délaissée. Les violentes répressions lors des manifestions. La traque, la surveillance permanente. Le tampon rouge des étudiantes sous contrôle, le mari qui piste l’épouse jusqu’à l’université et ne la lâche jamais. La place de la lapidation. La prostitution. La mort du père. L’immensité de la distance et de la solitude, la destruction. Avec ces conditions de vie « les enfants ont poussé comme ils ont pu » justifie l’une d’elle.

© Agnès Mellon

Comme en rewind, Gurshad éparpille les bandes magnétiques de la mémoire, au sens propre du terme et revient à chaque fin de chapitre, fringant et brillant, donner une chanson traditionnelle en azéri, sa langue maternelle et langue de résistance. Cette ode au pays, pleine de douceur rythmée et dansée avec sa mère et ses tantes dont l’une s’intitule Je reviendrai à la vie et une autre la For­te­resse, tandis qu’une boule à facettes éclabousse l’espace de sa lumière, fait penser aux comédies musicales égyptiennes du début du XXème. Il y a de temps en temps de l’humour derrière la tragédie, comme dans la scène du chevreau et du bidon de lait avec les nomades et leurs enfants aux yeux cernés de khôl qui protège du sable et du soleil, avec les esprits du désert. Il y a quelques petits bonheurs pour l’une des sœurs comme ces quelques mois où, cachée dans les montagnes, elle eut le plaisir d’apprendre à faire le pain et le fromage avec les villageoises, comme elle le fait sur scène.

L’Épilogue apporte une grande force poétique et d’humanité au spectacle : les trois sœurs prennent place, chacune auprès de l’actrice qui a porté sa voix et donnent quelques mots dans leur langue originale. Chaque actrice traduit. Après cette dissociation entre la voix du récit et la femme qui a traversé la tragédie, chacune se reconstruit. Et le sens de l’Histoire se referme sur ces destins individuels par la transmission faite auprès de Gurshad. Présent sur le plateau tout au long du spectacle, Gurshad Shaheman, acteur, metteur en scène et interprète, écoute l’histoire familiale. Les récits qu’il a collectés et qui sont si bien restitués par les trois actrices/voix rendent hommage à sa mère et à ses tantes, à son pays.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2022

Avec : les Voix – Mina Kavani, Shady Nafar, Guilda Chahverdi. Jeu – Gurshad Shaheman et les femmes de sa famille – assistant à la mise en scène Saeed Mirzaei Fard – création sonore : Lucien Gaudion – scénographie Mathieu Lorry-Dupuy – lumières : Jérémie Papin – dramaturgie Youness Anzane – régie générale Pierre-Éric Vives – costumes Nina Langhammer – régie plateau et accessoires Jérémy Meysen – maquilleuse Sophie Allégatière – coach vocal Jean Fürst. Le texte de Gurshad Shaheman est édité aux Solitaires intempestifs. Le spectacle a été créé en août 2021 au Mucem de Marseille.

 Du vendredi 3 au samedi 11 juin 2022, MC93 Bobigny, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, 93000. Bobigny. Site : www.mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72 – Tournée 2022/2023 : 2 au 4 janvier 2023, Le Maillon Strasbourg – 7 au 9 mars 2023, Théâtre de l’Union, Limoges – 16 mars 2023, La Faïencerie de Creil – 18 mars 2023, Théâtre de Chelles – 24 et 25 mars 2023, Le Bateau Feu, Dunkerque – 31 mars 2023, Théâtre de Châtillon – 4 avril 2023, Théâtre d’Angoulême – 24 et 25 mai 2023, La Comédie de Valence – 30 mai au 1er juin 2023, Théâtre du Nord, en partenariat avec la Rose des Vents, Lille.

Angela Davis, une histoire des États-Unis

© Jérémie Lévy

Texte de Faustine Noguès, mise en scène et scénographie Paul Desveaux, avec Astrid Bayiha – compagnie L’héliotrope, au Théâtre Paris-Villette.

C’est un portrait de femme, militante communiste, pacifiste et féministe, professeure de philosophie, qui dès sa jeunesse défend ardemment les droits humains, particulièrement ceux des minorités. Née en 1944 à Birmingham, en Alabama, dans un quartier où le Ku Klux Klan pose fréquemment des bombes, Angela Davis entre au cœur des discriminations raciales dès l’école primaire qu’elle fréquente, réservée aux Noirs et moins dotée que l’école des Blancs. Elle passera sa vie à s’interroger sur les raisons des discriminations, d’autant quand elle part dans une école secondaire privée de New-York située à Greenwich Village et basée sur les principes de l’éducation nouvelle. Dès lors elle entend parler de communisme et commence à militer dans une organisation de jeunesse marxiste-léniniste.

Le montage du texte, Angela Davis, une histoire des États-Unis s’appuie sur l’autobiographie qu’Angela Davis a rédigé, certains de ses discours, des archives vidéo et l’écrit de Faustine Noguès. Le spectacle débute par la référence à la violence policière américaine qui a mené à la mort de Georges Floyd, devenu figure emblématique, cet « homicide justifié » comme certains le nomme. Suivent quelques images d’une interview fictive réalisée par Paul Desveaux le metteur en scène interrogeant l’actrice, Astrid Bayiha, qui incarne brillamment Angela Davis et parle de ses prises de position et de la non-violence qu’elle défend.

Elle est pourtant très vite surveillée par le FBI et poursuivie par la justice suite à la tentative d’évasion de trois prisonniers qui prennent un juge en otage et se conclut par sa mort, en août 1970, tué par l’un des fusils qu’elle avait achetés deux jours auparavant. Emprisonnée pendant plus de seize mois après une courte cavale malgré la réprobation des intellectuels du monde entier, elle sera ensuite acquittée et poursuivra une carrière universitaire basée sur la philosophie féministe et les études afro-américaines. « Je théorise la lutte » dit-elle dans son envie de transformer le monde et sa rencontre avec les textes entre autres de Marx, Sartre et Marcuse.

De l’écran au plateau l’actrice défend avec conviction les étapes de l’engagement de son personnage : son activisme au sein du Black Panter party, sa lutte contre les inégalités et discriminations aux États-Unis, la violence et les injustices. C’est de France où elle séjourne qu’elle est informée, en septembre 1963, d’un attentat qui a frappé l’église baptiste de sa ville de Birmingham. Quatre jeunes filles ont été tuées, elle en connaissait trois. La révolte gronde pour elle. Cette révolte est aussi portée par celle de Rosa Parks évoquée dans le spectacle qui, petite n’avait pas accès aux transports scolaires, interdits aux enfants de couleur et regardait passer les bus chargés des élèves blancs. Plus tard, adulte, elle eut une violente altercation pour avoir refusé sa place à un Blanc et elle commente « J’avais 42 ans. Mais s’il y avait bien une chose qui me fatiguait, c’était de courber l’échine. » La ségrégation battait son plein. La liste des brimades quotidiennes est longue.

© Jérémie Lévy

Sur scène, l’actrice incarne Angela Davis dans tous ses combats, elle qui reconnaît porter la triple peine qu’elle énonce : être noire, communiste et femme. Elle est son propre chef d’orchestre et, micro en main, navigue du pupitre-son placé à côté d’elle au récit, au slam et au chant avec beaucoup d’aisance et de talent. Sa voix jazzy, son balancement et sa détermination apportent les variations d’ombre et de lumière aux situations, au personnage. Elle est accompagnée dans la démarche musicale de Blade MC Alimbaye, poète, slameur et rappeur et c’est très réussi. Angela Davis, une histoire des États-Unis est un travail courageux sur la défense des droits civiques et de l’égalité pour tous, porté par une équipe. La dernière image repart sur l’interview du début, fermant ainsi le spectacle mais laisse ouvert les vigilances à garder et les combats à mener.

Brigitte Rémer, le 5 juin 2022

Avec : Astrid Bayiha, en alternance avec Flora Chéreau – spectacle réalisé sur une idée originale de Paul Desveaux et Véronique Felenbok – assistante à la mise en scène Ada Harb – création musicale et coaching chansons Blade AliMBaye – lumière Laurent Schneegans – images Jérémie Lévy – régie générale Johan Allanic.

Du 31 mai au 4 juin 2022 au Théâtre Paris-Villette. Sites : www.theatre-paris-villette.fr et www.heliotrope-cie.com En tournée : 7 au 31 juillet 2022, Théâtre des Halles, Avignon –  20 et 21 septembre 2022, Princeton (États-Unis) – 30 septembre au 4 octobre 2022, Massachusetts International Festival of the Arts (États-Unis).

L’Empire des lumières

© NAH INU National Theater Company of Korea

D’après le roman de Kim Young-ha, adaptation Valérie Mréjen et Arthur Nauzyciel,  mise en scène Arthur Nauzyciel, à la MC 93 Bobigny – National Theater Company of Koreaen, en coréen surtitré en français.

C’est une plongée au cœur des ténèbres dans un Empire dit des lumières qui n’est que pure fiction. On savait le monde divisé, ce voyage en Corée nous place à la fracture du Sud, société démocratique et du Nord, société totalitaire, avec une grande violence. C’est glaçant !

Le roman de Kim Young-ha, l’un des chefs de file de la nouvelle littérature sud-coréenne né en 1968, nous conduit dans les réseaux d’espionnage entre le Nord et le Sud. Le récit nous mène sur les traces de Kim Kiyeong à Séoul, à travers son travail et sa vie familiale, parcours qui, tout-à-coup se brise. Importateur de films étrangers et père de famille banal, cet homme reçoit un message codé sous forme d’un haïku du célèbre poète japonais du XVIIème siècle, Bashô : « Au fond de la jarre/sous la lune d’été/une pieuvre rêve. » Ce message, Ordre numéro 4, le plonge dans un profond désarroi et un lointain passé. Il comprend qu’il est rappelé en Corée du Nord d’où il vient, après vingt ans d’une vie au Sud, un peu flottante, avec un travail qu’il a développé, une femme qu’il a épousée et dont il a eu une fille. Le compte à rebours se met en marche, il a vingt-quatre heures pour faire ses bagages et partir.

On remonte avec lui le fil du temps et son passé nous est livré par bribes. Au Sud, tout le monde ignore qu’il est un espion dormant, comme oublié du Nord, un transfuge, y compris sa propre femme à qui il est contraint de se raconter, avant de partir. « Dans mon activité il faut savoir passer inaperçu » confie-t-il. L’heure de vérité est bouleversante. Il passe aux aveux et décline sa véritable identité, sa jeunesse dans un appartement sommaire de Corée du Nord, l’enrôlement dans les services secrets pour s’infiltrer dans la vie ordinaire de Corée du Sud dans un processus de dépersonnalisation et de dualité, après une formation des plus surréalistes et un certain conditionnement. Pour elle, qui en quelques secondes, refait le parcours, elle qui ne comprenait pas son absence d’émotion et un certain manque d’affect, qui trouvait en lui quelque chose d’un peu lisse, la distance et le détachement sont déjà à l’œuvre. Elle prend maintenant acte de quinze ans de mensonges. « Tu ne te connais même pas toi-même. Commence donc par te comporter en espion digne de ce nom. Ta république t’appelle, non ? » Pour lui c’est le destin d’un homme qui s’écroule alors qu’il prétendait changer le monde et oscillait entre fidélité et trahison. Il ne lui reste que cet arbitrage : partir ou rester, mais ici ou là-bas, c’est la mort certaine. En fait, personne ne rentre au Nord, comprend-il. Et il saisit qu’autour de lui et parmi ses plus proches collaborateurs, il n’avait cessé d’être observé et au final, trahi. On entre dans les réseaux de délation où tout le monde est une potentielle balance, dans les exécutions et les meurtres, y compris de ceux que l’on croyait des amis.

© NAH INU

L’adaptation et le chemin théâtral proposés par Arthur Nauzyciel – qui a monté le spectacle à Séoul et l’a présenté au National Theater Company of Korea (NTCK) en 2016 dans le cadre de l’année France-Corée – sont remarquables, ainsi que l’équipe d’acteurs coréens qu’il a guidée. Au roman de Kim Young-ha ont été ajoutées certaines séquences à partir de leurs histoires et souvenirs personnels. Au-delà de la partition entre le Nord et le Sud et de sa dimension historique et politique, l’étrangeté qui s’immisce entre les êtres et la déchirure, au plan personnel, intime et familial, se renforce et il y a une grande détresse.

Le metteur en scène s’appuie sur l’image, comme dialogue essentiel avec l’action du plateau, à partir de deux écrans à angle droit où les scènes se répondent et se prolongent, où elles relaient le propos. Cela le sert, et c’est si bien réalisé qu’on a l’impression d’un ensemble qui se complète (conception et réalisation Ingi Bekk et Pierre-Alain Giraud). Ainsi la gravité du visage de Mari quand elle se raconte sur scène et que s’affiche un long plan fixe, les images à l’envers où l’on marche au plafond, significatives, l’hôtel et les caméras dans chaque chambre, le Livre de la Jungle en quelques séquences pour offrir un peu de distance.

La scénographie (Riccardo Hernández) met autour d’une table-bureau deux actrices et six acteurs côté jardin. À certains moments, chacun devient narrateur mais surtout chacun est en permanence sous le regard des autres et on ne sait plus qui surveille qui. Côté jardin un canapé, équilibre l’espace. L’image presque finale, après les aveux de Kim Kiyeong est forte : Mari (Moon So-ri) y est allongée, Kim Kiyeong aussi (Hyunjun Ji), mais un étage plus bas, sur le sol, comme pour un pardon. Leur interprétation, à l’un comme à l’autre, est remarquable. La suite et fin du spectacle le montre en train de partir et sur des images où il semble se noyer. Une lampe de poche telle un fusil lui est remise, dont il braque le faisceau sur les spectateurs. Solitude extrême. Dans la salle, le public est concentré, l’émotion est là et on sort sonnés de ces moments crépusculaires.

Dans le roman de Kim Young-ha comme sur scène, le socialisme rêvé fait œuvre de destruction non seulement de la société mais des individus. La déconstruction qui l’accompagne dans le parti-pris d’Arthur Nauczyciel – metteur en scène formé aux arts plastiques, au cinéma et au théâtre, actuellement directeur du Théâtre National de Bretagne – en est la lecture subtile et rigoureuse amenant à une vision critique et mélancolique de la Corée du Sud.

Brigitte Rémer, le 4 juin 2022

Avec :  Ji Hyun-jun, Lim Yun-bi, Jung Seung-kil, Yang Dong-tak, Yang Savine, Kim Han, Kim Jung-hoon, Lee Hong-jae. Décor Riccardo Hernández – lumière et design vidéo Ingi Bekk – réalisation, image et montage vidéo Pierre-Alain Giraud – son Xavier Jacquot – costumes Gaspard Yurkievich – maquillage et coiffure Baek Ji-young – assistanat à la mise en scène Raphaël Haberberg – régie générale Sylvain Saysana – régie plateau Éric Becdelièvre  – régie lumière Christophe Delarue – régie son Xavier Jacquot – régie vidéo Pierre-Alain Giraud – collaboration artistique Lee Hyun-joo – assistanat à la scénographie Jung-ah Han

Du 2 au 5 juin 2022 à la MC 93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis. 9 Bd Lénine, Bobigny. site : www.mc93.com et www.t-n-b.fr Spectacle créé du 4 au 27 mars 2016 au National Theater Company of Korea (NTCK) – Production Théâtre National de Bretagne, National Theater Company of Korea (NTCK) – Coproduction CDN Orléans/Centre-Val de Loire dans le cadre de l’année France-Corée 2015-2016 – Avec le soutien du Centre Culturel Coréen à Paris et du Service culturel de l’Ambassade de France en Corée – Traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Françoise Nagel, L’Empire des lumières est publié aux éditions Philippe Picquier.

The Interrogation

© Tuong-Vi Nguyen

Texte Édouard Louis et Milo Rau, mise en scène Milo Rau, avec Arne de Tremerie – à La Colline Théâtre National – spectacle en néerlandais surtitré en français.

C’est un étrange objet théâtral où se superposent les visages d’Edouard Louis, l’auteur et de Arne de Tremerie, acteur du NTGent. La ressemblance est troublante, même yeux clairs, baskets et sweats blancs, jean et sac à dos, les deux hommes sont purs sosies, impression renforcée par le dialogue qui s’installe entre le plateau et la vidéo, ce questionnement de l’acteur à l’auteur, de l’auteur au metteur en scène.

Préparant un spectacle avec Milo Rau, Édouard Louis aurait pu être sur scène mais pris de panique, se désiste et lui écrit, ce sont les premiers mots du spectacle : « Je ne serai pas là. » Il mène son combat d’artiste entre l’écriture et le jeu avec lequel il a eu une première expérience, dans Qui a tué mon père – publié en 2018 et mis en scène par Thomas Ostermeier deux ans plus tard – il choisit l’écriture. « J’ai échoué avec le bonheur, une fois de plus » dit-il.

À la frontière du théâtre et du réel, on entre dans le trouble du récit de vie qu’il donne sous le regard créatif de Milo Rau. De leur échange est née L’Interrogation, qui touche au doute, à l’échec et à la vulnérabilité. « Je pense que notre pièce navigue entre ces deux réalités : l’impuissance et le pouvoir de l’art, de la performance, de changer une réalité individuelle et collective. »

Entrelacé dans l’autobiographie et les blessures de l’enfance et au-delà des auto-citations, Édouard Louis parle de ses références, de Tintin au pays de l’or noir à Bourdieu, de Purcell à Sarah Kane, de Didier Éribon son mentor, auteur de Retour à Reims à Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce. Il parle de son enfance douloureuse d’Hallencourt et des provocations permanentes dans la cour du collège, des cours de théâtre qui lui ont sauvé la vie et de Gérard son professeur qu’il croise dans le métro par hasard, d’une interview sous un abribus, de la lecture à outrance qui a vengé son enfance, de sa liberté retrouvée : « Maintenant, j’existe » dit-il.

Édouard Louis utilise sa propre vie et interroge sa biographie pour comprendre notre époque. Il l’a fait en 2014 dans En finir avec Eddy Bellegueule qui parle de l’enfance et de l’adolescence, de l’éveil à l’homosexualité et par là-même de l’agressivité des autres et du rejet ; en 2016 avec Histoire de la violence qui évoque le viol ; en 2021 avec Combats et métamorphoses d’une femme, hommage à sa mère. Il a traduit l’écrivaine canadienne, Anne Carson, et entre autres son livre Antigonick. Il mène ses combats intérieurs par la plume. Sa rencontre artistique avec Milo Rau, dramaturge suisse, directeur artistique de l’Ensemble NT Gent, à Gand, ouvre sur un spectacle relativement iconoclaste où ce qu’il a livré dans ses écrits précédents se retrouve. Porté par Arne de Tremerie dans un effet miroir troublant et pertinent, tout questionne le théâtre et son double avec intelligence, sensibilité et élégance. « Le cœur du théâtre est le même que celui de la littérature : montrer ce qui est difficile à montrer. Le théâtre ne devrait pas être un endroit sûr » dit Édouard Louis parlant de ce travail avec Milo Rau.

Il neige sur Hallencourt comme sur le plateau de la Colline où Édouard Louis, Milo Rau et Arne de Tremerie déposent leur vérité partagée, provoquant chez le spectateur questionnement et réflexion.

 Brigitte Rémer, le 27 mai 2022

Dramaturgie Carmen Hornbostel – lumières Ulrich Kellermann – assistant à la mise en scène Giacomo Bisordi – direction technique Jens Baudisch – direction de production Mascha Euchner – Martinez – traduction Erik Borgman et Kaatje De Geest.

De 18 à 24 mai 2022 à 20h – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – tél. : 01 44 62 52 52 – www.colline.fr

Brazza – Ouidah – Saint-Denis 

© Jérémie Levy

Texte et mise en scène Alice Carré, Compagnie Eia ! Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, dispositif Premiers Printemps.

Après Et le cœur fume encore qu’elle présentait il y a deux ans dans ce même Théâtre Gérard Philipe sur le thème de la guerre d’Algérie, Alice Carré s’attaque à d’autres vérités cachées, à d’autres non-dits, la relation de la France avec les tirailleurs dits Sénégalais, qui venaient en fait de différents pays d’Afrique – Congo, Gabon, République Centrafricaine autrefois Oubangui-Chari, Bénin. Ils auraient été 400 000 enrôlés par l’armée française dont 40 000 envoyés sur le front français. Partant de ces données et malgré les contradictions des historiens, Alice Carré a élaboré un scénario basé sur les matériaux d’archives et sur les témoignages d’anciens combattants et de leurs descendants. Comme souvent ils avaient enfoui au plus profond leur histoire, les jeunes générations se mettent en quête de leur identité et questionnent parents et grands-parents.

Plusieurs histoires familiales se croisent ici, de soldats africains exposés aux avant-postes, face à une France dans le déni, l’absence et l’oubli. Mais « Brazza la verte se souvient de tout » nous dit-on. La ville avait été déclarée capitale de la France Libre, le 26 octobre 1940. On nous parle de Bacongo, l’un des plus anciens quartiers de Brazzaville où les Sapeurs défilent sur l’avenue Matsoua dans leurs élégances excentriques, toutes couleurs dehors. On nous parle surtout de la souffrance des soldats dans le froid et des luttes pour les indépendances. Le massacre de Thiaroye dans un camp militaire de la périphérie de Dakar, le 1er décembre 1944, est emblématique du déni français : des troupes coloniales et gendarmes français avaient mitraillé les tirailleurs, ces anciens prisonniers rapatriés à qui la France devait de l’argent, et qui ce jour-là manifestaient pour toucher leurs indemnités et le versement de leur pécule. Les historiens ne se sont jamais entendus sur le nombre de morts à Thiaroye, mais ils furent nombreux.

Alice Carré tisse la toile d’une histoire peu glorieuse pour la France, pour ne pas dire odieuse et place deux petites filles de soldats, Luz et Melika, comme protagonistes en quête de la vérité. Luz part à Brazzaville faire des recherches, Melika, française d’origine béninoise, taraude son père et questionne les albums photos familiaux. Pourtant, l’écriture narrative prend parfois une tournure un peu romanesque qui perturbe l’intensité du récit et quitte le documentaire pour une fiction plus légère. Ainsi l’amourette entre la jeune Française en quête de vérité et le jeune Africain dont l’ancêtre a combattu, ainsi l’enfant né de la liaison entre la marraine de guerre et le soldat dont elle organise l’évasion, diluent l’âpreté du témoignage brut et de la réelle problématique de colonisation. Dans la 1ère Division Blindée, Zola fut engagé volontaire et avait reçu des Américains une courte formation. Il avait horriblement souffert de la neige et du froid. On voit des cartes militaires, entrées tant bien que mal dans la mémoire, on est face au fleuve Congo séparant Brazza de Kinshasa, on suit l’achat d’un terrain à Ouidah, au Bénin, berceau de la culture vaudou. Des images apparaissent et disparaissent comme le port de Morlaix, les camps de prisonniers, le récit du massacre, la caricature de jugement pour les soldats français impliqués, car il n’y a pas eu de véritable procès, à peine quelques dégradations militaires et condamnations en guise de réponse. Tout cela est un peu éclaté car le sujet est vaste et anguleux.

Au-delà de la dissimulation et de la manipulation des archives, Alice Carré et son équipe ont eu accès à de vrais documents, ont repéré la trace des monuments-hommages aux soldats tombés, à Douala, à Brazza. L’équipe s’est appuyée sur les écrits de l’historien Martin Mourre dont Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, « métaphore de la violence et de l’injustice coloniale » et sur ceux d’Armelle Mabon qui, avec Prisonniers de guerre « indigènes » parle de ces visages oubliés de la France occupée et démonte la thèse de la mutinerie.

Brazza – Ouidah – Saint-Denis est un énorme chantier qu’a ouvert Alice Carré et une boîte de Pandore, difficile à maîtriser dans les méandres de la mémoire collective, car elle engage le politique et bien en amont les ravages de la colonisation. C’est ambitieux et généreux. Entrecroiser ce passé et le présent, et théâtraliser le récit, n’est pas simple, tout n’est pas abouti en termes de langage scénique. Les six acteurs interprètent plusieurs rôles et composent parfois avec le décalage des générations dans une incarnation complexe : une vieille femme congolaise, une autre, plus jeune, ignorant ses origines, un fils de tirailleur, un soldat français vichyiste, les jeunes femmes en quête de leurs origines, l’homme de loi. Ils ont travaillé sur l’écriture des corps avec la chorégraphe Ingrid Estarque. La scénographie (Charlotte Gauthier Van Tour) se compose de toiles qui donnent une fluidité à la création d’espaces menant d’Afrique en France. Lumière et son (Mariam Rency et Pierre-Jean Rigal) participent de l’écriture scénique apportant ses climats et ses troubles. Et l’esprit voyage douloureusement face à l’amnésie d’un pays devenu grand par les contributions souvent forcées d’autres pays.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2022

Avec :  Loup Balthazar, Claire Boust, Eliott Lerner, Josué Ndofusu, Kaïnana Ramadani, Basile Yawanke et les témoignages de Armelle Abibou, Yves Abibou, Monsieur Balossa, Malonga Mungabio, Orchy Nzaba – chorégraphie Ingrid Estarque – collaboration à la mise en scène Marie Demesy – scénographie Charlotte Gauthier Van Tour – regard dramaturgique Loup Balthazar, Marie Demesy – lumière Mariam Rency – son Pierre-Jean Rigal – costumes Anaïs Heureaux – régie lumière Madeleine Campa.

Du 19 au 23 mai 2022, au Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Bd Jules Guesde, 93200. Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 – site : www.theatregerardphilipe.com

Les Yeux Fermés

© Thomas Badreau

Chorégraphie de Mickaël Le Mer, compositeur David Charrier – Compagnie S’Poart – Les Gémeaux Scène nationale de Sceaux.

C’est un magnifique spectacle que propose la compagnie S’Poart – prononcer Espoir – qui traduit l’émotion de son chorégraphe Mickaël Le Mer devant l’oeuvre de l’artiste peintre Pierre Soulages, et qui partage son choc esthétique avec le public. Soulages vient de passer plus d’un siècle à cultiver son Outrenoir, qu’il appelle aussi Noir-lumière dans ses différentes variations : « Au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un autre champ mental que celui du simple noir. »

La quête poétique menée par le chorégraphe et ses huit artistes – quatre danseuses et quatre danseurs – traduisent l’épaisseur de la matière et leur recherche de la lumière. Partant de l’obscurité ils prennent possession du plateau et célèbrent la vie. A partir de leur formation hip hop ils se fondent ici dans l’abstraction du tableau. Seuls les visages et les avant-bras émergent de l’outre-noir et guident les signes du mouvement. Un tapis noir brillant où se reflètent les figures provoque l’illusion et la démultiplication. On est dans le noir-silence et le contre-jour jusqu’à ce qu’un incendie embrase la structure du fond de scène qui se transforme en rideau d’or. On entre alors dans l’alchimie de la métamorphose.

Solos, duos et mouvements d’ensemble se succèdent avec virtuosité et précision en même temps qu’avec beaucoup de liberté, celle de l’alphabet hip hop en ses diverses expressions. Les ensembles sont d’une grande fluidité et maîtrise, de toute beauté. Le collectif est imprégné d’humanité et de partage et chaque danseur/danseuse évolue avec cohésion et construit son espace, seul, et avec les autres. On se croirait dans un milieu aquatique parfaitement harmonieux où chacun se sent bien, les corps se sculptent. Le compositeur, David Charrier, a accompagné la démarche de Mickaël Le Mer, « il dessinait ses propositions musicales », dit le chorégraphe. Le tout forme une œuvre chorégraphique superbement réussie, Les yeux fermés, reportée maintes fois pour raison de Covid et présentée en janvier 2022 au Festival de Suresnes.

L’aventure de la compagnie débute pour Mickaël Le Mer en 1996 par des collaborations artistiques avec les compagnies Käfig et Accrorap avant de se professionnaliser en 2001 avec son spectacle Extra Luna. De nombreuses pièces suivent, faisant évoluer la compagnie de création en création, dont In Vivo en 2007, Na Grani en 2010 dans le cadre de l’années croisée France-Russie, Instable en 2012, Rock it Daddy et Una en 2013, Rouge en 2014, Traces et R en 2015, Crossover en 2017, Butterfly en 2019 qui sera recréé en fin d’année 2022, Trace et Me Myself and I en 2020, ainsi que le solo Rage The Flower Thrower.

Mickaël Le Mer élabore une écriture chorégraphique exigeante qui s’appuie sur l’expérience personnelle des danseurs et maîtrise parfaitement l’espace scénique et les autres composantes du spectacle – lumière, scénographie et musique -. Il convie le spectateur à une célébration de la vie à partir du rite initiatique lié à la peinture de Pierre Soulages, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer le 30 mai 2022

© Thomas Badreau

Avec : Elie Tremblay, Dylan Gangnant, Dara You, Teddy Verardo, Fanny, Bouddavong,  Jeanne Azoulay, Agnès Sales Martin, Audrey Lambert. Scénographie Guillaume Cousin – création costumes Elodie Gaillard – regard extérieur Laurent Brethome – régisseur lumière Nicolas Tallec – régisseurs plateau William Languillat – David Normand.

Samedi 21 mai 2022, Les Gémeaux / scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – tél. 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.comwww.spoart.fr – En tournée 2022/23 : 17 novembre 2022 Libourne – 22 novembre 2022 Saint Etienne du Rouvray – 27 novembre 2022 Cannes (Festival de danse) – 9 et 10 décembre 2022 Rennes – 2 février 2023 Niort – 7 février 2023 Beaupréau – 9 février 2023 Pontchâteau – 14 et 16 mars 2023 Nantes – 23 mars 2023 La-Ferté-Bernard – 4 avril 2023 Vesoul.

La Petite dans la forêt profonde

© Domniki Mitropoulou

Texte Philippe Minyana, dans une libre adaptation des Métamorphoses d’Ovide – traduction Dimitra Kondylaki mise en scène Pantelis Dentakis – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Espace Cardin – spectacle en grec, surtitré en français.

La forêt est profonde la cruauté l’est tout autant. Le castelet est petit car le jeu passe par de minuscules figurines-sculptures reprise en images sur écran, les acteurs semblent donc géants. Ils sont deux à donner vie au mythe sanglant de Procné et Philomèle, magnifiques Katerina Louvari-Fasoi et Polydoros Vogiatzis.

Philippe Minyana suit Ovide et nous mène à l’orée de la forêt avec Philomèle accompagnée du roi de Thrace, Térée son beau-frère, chargé de l’amener à bon port pour rendre visite à sa sœur, Procné. Parti d’Athènes celui-ci détourne leur chemin, traverse la clairière et la conduit dans une bergerie. Quand elle comprend ce qui va lui arriver elle se débat de toutes ses forces, mais il est déterminé et la viole. Face à la bestialité, l’innocence. « Tu n’as pas l’air d’un Roi tu as l’air d’un chien » lui jette la jeune fille, et il redouble d’agressivité, lui coupe la langue puis l’abandonne. De retour au Palais auprès de son épouse, il lui fait croire que sa soeur est morte pendant le voyage. « La petite est morte je crois que je suis morte aussi » pleure la Reine portant un voile de deuil.

Apparaît une vieille femme portant une toile enroulée sur laquelle Philomèle a tissé ce qui lui était advenu et demande vengeance. Anéantie mais profitant de la fête des Dieux, la Reine se déguise et part à la rencontre de sa sœur. « Qui vais-je trouver ? Un oiseau blessé une demi-morte ? » Les deux sœurs se retrouvent, Philomèle se raconte, toutes deux rentrent au Palais et fomentent une réponse au Roi, Procné s’arme d’un poignard et tue ce qu’elle a de plus cher, leur fils, Itys. « Il faut que le monde se souvienne de ce crime » dit-elle cherchant à se raisonner. Et le Roi se faisant servir le repas ignore que cette viande si tendre n’est autre que son fils, jusqu’à ce qu’on lui en présente la tête. Transporté de rage Térée tente de poursuivre les deux femmes qui s’envolent dans le ciel, Procné devient hirondelle et Philomèle rossignol. Tandis qu’à l’autre bout, Térée « devient aussi oiseau avec un bec immense et démesuré. »

De chaque côté du petit castelet où se déroule le drame les acteurs, concentrés et dans une grande intensité, livrent leur combat. Debout, ils guident les figurines avec une extraordinaire finesse et habitent chacun plusieurs des personnages. Polydoros Vogiatzis est ainsi le Roi sanguinaire avant de devenir la jeune fille pleine d’innocence, comble du trouble et Katerina Louvari-Fasoi, de Philomèle devient ensuite sa sœur Procné. Ils sont aussi tour à tour la vieille femme et Itys, fils du Roi. Face à face on a l’impression d’une partie d’échecs menée passionnément ou d’un sévère duel. Les deux acteurs sont habités de leurs rôles et créent une atmosphère on ne peut plus sombre qui se développe tout au long de l’histoire et terrifie le spectateur.

Les figurines sculptures finement ouvragées qu’ils manipulent avec délicatesse, réalisées par Kleio Gizeli, sont elles-mêmes porteuses de mystère. Entourées d’une sorte de halo on les dirait en cire. Elles mettent un peu de distance face à tant de cruauté, même si, reprises sur écran, elles affichent une toute-puissance. Le metteur en scène, Pantelis Dentakis, a su jouer de ces effets d’échelle et fait osciller le spectateur entre la cruauté et l’innocence, l’horreur et le merveilleux.

 Brigitte Rémer, le 30 mai 2022

Avec Katerina Louvari-Fasoi, Polydoros Vogiatzis. Assistanat à la mise en scène Yorgos Kritharas – sculptures Kleio Gizeli – vidéo et lumières Apostolis Koutsianikoulis – scénographie Nikos Dentakis – costumes Kiki Grammatikopoulou – musique Stavros Gasparatos en collaboration avec Yorgos Mizithras – conseiller technique Panagiotis Fourtounis – La Petite dans la forêt profonde de Philippe Minyana est publié chez l’Arche Éditeur.

Du 23 au 25 mai 2022, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

L’Odyssée – Une histoire pour Hollywood 

© Magda Hueckel

D’après l’Odyssée d’Homère – Le Roi de coeur et Les Retours de la mémoire d’Hanna Krall – texte Krzysztof Warlikowski et Piotr Gruszczynski, co-auteur Adam Radecki, collaboration Szczepan Orłowski, Jacek Poniedziałek – mise en scène Krzysztof Warlikowski – Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais, à La Colline Théâtre National.

C’est une grande fresque où se superposent l’histoire grecque ancienne – celle de l’Odyssée d’Homère et l’Histoire récente de l’Holocauste, en 1939/1945. Au-delà de la mythologie, Krzysztof Warlikowski, directeur du Nowy Teatr de Varsovie, choisit de parler de l’extermination des juifs à travers le personnage d’Izolda Regensberg. Partie à la recherche de son mari, celle-ci fut arrêtée à Vienne alors qu’elle se dirigeait vers Mauthausen où il était emprisonné, et fut elle-même déportée à Auschwitz, puis à Bergen Belsen. En 1980 Izolda Regensberg demanda à Hanna Krall, journaliste, dramaturge polonaise née en 1937 à Varsovie et scénariste du réalisateur Krzysztof Kieslowski, d’écrire son histoire. Elle avait pour projet de le faire adapter ensuite pour le cinéma hollywoodien, avec pour casting Elizabeth Taylor dans son propre rôle.

Hanna Krall et Izolda Regensberg se sont longuement rencontrées au fil de ces années, à Haïfa où vit Izolda ainsi qu’à Varsovie. Il y eut un premier texte s’intitulant Wygrana wojna Izoldy R. La Guerre gagnée par Izolda R. que la protagoniste n’a pas reconnu suivi d’une seconde mouture, Le Roi de cœur, qui ne répondait toujours pas à ses attentes. Izolda voulait du flamboyant, Hanna Krall répondait dans la force de la simplicité. Dans l’interview donnée à Piotr Gruszczynski l’auteure dit : « Je lui ai répondu que plus il y avait de désespoir, moins il fallait de mots. » De cette écriture est né le spectacle où les fils des deux destins s’enchevêtrent, celui d’Ulysse et celui d’Izolda, une façon pour Krzysztof Warlikowski de travailler sur l’errance en élaborant des constructions imaginaires, de lutter contre l’oubli et d’interroger la mémoire.

Le spectacle débute avec le retour d’Ulysse. Le vieil homme rentre après la guerre de Troie, sa famille l’attend à l’aéroport, entre autres son épouse, Pénélope et son fils, Télémaque. La représentation du héros grec est parfaitement contemporaine. « Je m’appelle Personne » se présente-t-il, et il n’est pas forcément le bienvenu après vingt ans passés sur ce chemin du retour aux multiples rencontres dont le Cyclope qu’il combat et ses ébats avec Calypso qu’il narre de manière crue, donc cruelle. Il se raconte et appelle la mythologie, évoquant l’immortalité que lui offrait la Nymphe des mers et qu’il avait refusée. Et l’on glisse d’une époque à l’autre, rattrapant le destin d’Izolda, montrant son numéro tatoué, marquage de son passage à Auschwitz.

Sur fond d’angoisses universelles et contemporaines et à travers un jeu surprenant d’analogies on entre dans l’histoire-archétype de l’aventure humaine. Krzysztof Warlikowski emprunte la voie de l’univers hollywoodien et nous donne les clés pour y entrer. Aux textes des acteurs présents sur scène il juxtapose des séquences vidéo sur grand écran et compresse le temps. Roman Polanski, signataire du Pianiste sur le ghetto de Varsovie, en sera le réalisateur, le producteur Robert Evans son ami, l’accompagnera, Liz Taylor en sera l’interprète, tous sont prêts à jouer le jeu d’un film pourtant déclaré peu commercial et qui finalement ne se fera pas.

© Magda Hueckel

On dérive, de séquence en séquence, partant de Télémaque cherchant un jean à sa taille et en essayant une vingtaine, à un pique-nique savoureux en Forêt Noire, plus privé que professionnel entre les ex-amants Hannah Arendt et Martin Heidegger, ce dernier montré du doigt pour avoir collaboré avec le nazisme, rencontre qui a réellement eu lieu, en 1950. Vêtue d’un tailleur blanc jupe plissée, Hannah devise sur le visible et l’invisible, sur Paul Celan le poète, tandis que lui, pantalon de golf et costume forestier, lui transmet les salutations de sa femme Elfriede… Passant par là un moine bouddhiste des plus bavards se joint à eux pour la cérémonie du thé… Il se met à neiger. Fin de la séquence.  On passe ensuite du royaume d’Hadès et des Enfers au dibbouk, cet esprit malin de la mythologie juive qui hante les lieux de mémoire. On croise aussi Claude Lanzmann par une séquence de son film Shoah, qui montre aussi la difficulté, pour les rescapés, de parler.

Un chassé-croisé de séquences et différents niveaux de récits se succèdent, sans rapport immédiat les uns avec les autres. Réalité et fiction se mêlent, pourtant le fil rouge conducteur du spectacle nous ramène toujours au cœur du sujet, ce thème du retour. Krzysztof Warlikowski crée avec brio l’enveloppe de tous ces récits et les acteurs, tous brillants dans les univers dont ils témoignent, sont dirigés de main de maître. La scénographie, lourde et mobile, ressemble à une vaste cage et voyage latéralement de cour à jardin, elle enferme entre autres l’indicible par ces scènes de torture d’un SS sur une femme. Elle délimite aussi le front russe à la Libération et la zone occupée.

On connaît la complexité du travail de Krzysztof Warlikowski et sa virtuosité pour les grandes fresques, nombre de ses spectacles ont été présentés en France et dans les festivals européens. Depuis 2016 il est le directeur artistique du Nowy Teatr de Varsovie centre international de culture installé dans d’anciens bâtiments industriels remarquablement réaménagés, entouré de Piotr Gruszczynski, directeur littéraire et de Karolina Ochab, directrice générale. Dans L’Odyssée – Une histoire pour Hollywood il construit un voyage autour de libres associations partant de l’Éros d’Ulysse, sa vieillesse et sa solitude, jusqu’aux dérives de l’humanité à travers Izolda parlant des absents, du retour, de la mémoire et de l’oubli.

Brigitte Rémer, le 19 mai 2022

© Magda Hueckel

Avec : Mariusz Bonaszewski, Stanisław Brudny, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Popławska, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil.

À l’image : Maja Komorowska et Krystyna Zachwatowicz-Wajda – Collaboration artistique Claude Bardouil – scénographie et costumes Malgorzata Szczesniak – dramaturgie Piotr Gruszczynski en collaboration avec Anna Lewandowska – musique Pawel Mykietyn – lumières Felice Ross – vidéo et animations Kamil Polak – assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz – réalisation du film de l’interrogatoire Paweł Edelman – maquillage et perruques Monika Kaleta – traduction du texte en français Margot Carlier – traduction du texte en anglais Artur Zapałowski – régie des surtitres Zofia Szymanowska.

Du 12 au 21 mai 2022, du mardi au samedi à 19h30 – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www.colline.fr

Interno / Esterno

© Filippo Manzini-Risol

D’après Intérieur de Maurice Maerterlinck – texte et mise en scène Charles Chemin – Teatro della Pergola/Florence (Italie) – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Espace Cardin – spectacle en italien, anglais et français surtitré.

Douze jeunes acteurs issus de l’école Orazio Costa du Teatro della Pergola à Florence devaient préparer leur spectacle de sortie d’école avant de se lancer dans la vie professionnelle. Mais le Covid s’est invité, suspendant leur projet. Avec leur professeur, Charles Chemin, ils se sont inventés d’autres méthodes de travail par écrans interposés – écrits, images et vidéos. Ainsi est né le spectacle Interno / Esterno, entre théâtre, danse et arts visuels où, au-delà de l’adaptation du texte de Maeterlinck et l’enserrant, se joue une part d’improvisation-audition à travers un long prologue et un épilogue.

C’est en 1894 que l’auteur belge d’expression française, Maurice Maeterlink écrit cette courte pièce, d’abord conçue pour marionnettes. Une atmosphère lourde qu’on connaît par ses autres drames comme Pelléas et Mélisande, Les Aveugles, L’Oiseau bleu, La Mort de Tintagiles, somptueusement montés par Claude Régy et laissant une impression de songe. Dans Intérieur un vieil homme vient de sortir de l’eau une jeune femme morte, noyée. Il se tient dans l’ombre du jardin de la maison où il lui revient d’annoncer la terrible nouvelle à la famille, mais bute et n’ose entrer. Il reste un long temps comme sidéré, à observer les mouvements de la maison éclairée : le père assis au coin du feu, la mère un jeune enfant endormi dans les bras, les deux soeurs vêtues de blanc brodant sous la lampe.

Ici le texte se répartit entre les jeunes acteurs dont les hésitations et points de vue s’expriment entre le fait de devoir annoncer cette mort, telle celle d’Ophélie et la nécessité d’attendre afin de reculer le moment où la famille va entrer dans le chagrin et peut-être se désintégrer. On est entre la vie et la mort, la nuit et la lumière, le rêve et le cauchemar. L’étrangeté et la distance sont marquées par le contraste entre la pénombre du jardin et des séquences aux couleurs irréelles, violet, bleu, rose contrastant avec le sombre de la nouvelle à annoncer.

Depuis 2008 Charles Chemin construit ses spectacles en dialogue avec des plasticiens et des compositeurs. Son travail passe par une rencontre fondamentale avec Robert Wilson avec qui il a été interprète et co-metteur en scène. Ici chaque jeune comédien trace le chemin d’un personnage qu’il s’invente, le geste est chorégraphié et choral, esquissé ou tracé à gros traits dans l’autodérision et le loufoque de l’introduction et de la conclusion d’un spectacle où, au-delà de Maeterlinck, s’écrit le paradoxe du théâtre.

Au moment de se jeter dans la vie professionnelle, après un temps de suspension dû à la pandémie, on comprend les peurs et les rêves, la solitude, les fragilités et les doutes, le sentiment de la mort et l’appétit de créer.

 Brigitte Rémer, le 23 mai 2022

Co-écrit et interprété par Maria Casamonti, Pietro Lancello, Annalisa Limardi, Giacomo Lorenzoni, Alberto Macherelli Bianchini, Costanza Maestripieri, Sofia Menci, Elena Meoni, Giovanna Chiara Pasini, Marco Santi, Federico Serafini, Emanuele Taddei – Commaboration artistique Marcello Lumaca – environnement sonore Dario Felli – collaboration aux lumières Samuele Batistoni – costumes Elena Bianchini – habilleuse Eleonora Sgherri – répétiteur vocal Marco Toloni.

18 et 19 mai 2022, Théâtre de la Ville / Espace Cardin – 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com tél. : 01 42 74 22 77.

Eastern loves

© Tom Dachs

Création André Amálio et Tereza Havlíčková, compagnie Hôtel Europa, Portugal – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Les Abbesses – Spectacle surtitré en français.

On entre dans le registre du théâtre documentaire à partir de témoignages sur la vie au temps du rideau de fer. L’angle de vue est posé à partir du dialogue portugo-tchèque mené par les fondateurs de la compagnie Hôtel Europa – André Amálio, Portugais et Tereza Havlíčková, d’origine Tchécoslovaque – qui conduisent la troupe et le public entre l’Europe de l’Est, le Portugal et ses anciennes colonies africaines – Angola, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, São Tomé-et- Príncipe.

Un narrateur raconte, à partir des témoignages d’anciens militants communistes et de personnes qui fuyaient la guerre et l’oppression, leur vie, de l’autre côté du rideau de fer. Les narrateurs tournent et racontent les anecdotes de la vie quotidienne, chacun à leur tour, dessinant la complexité géopolitique de l’Europe, avant l’effondrement de l’URSS et le contexte de colonisation du Portugal. Les ressortissants des anciennes colonies luttant contre la dictature et pour l’indépendance de leurs pays, furent accueillis dans les pays d’Europe de l’Est pour y recevoir des formations, et espérer construire un monde meilleur, libre et juste. Ils apportaient avec eux leurs traditions et leurs cultures, leurs musiques, danses, traditions culinaires etc. Pourtant le racisme y était virulent, violent et destructeur. Ils se sont parfois retrouvés à travailler dans des usines, à être surexploités, au bout du compte vidés, floués, comme ces Mozambicains dont on nous raconte le parcours.

Après la chute du mur, en 1989, certaines familles ont vécu des situations absurdes et tragiques de séparation géographiques obligées, menant à leur déstructuration. Le spectacle interroge l’évolution de leur regard sur le monde et ce qu’ils ont compris ou supporté du socialisme version soviétique.

Se mêlent ici des histoires de vie dans une variation de couleurs et de thèmes sur l’amour, les liens familiaux, le politique. On y trouve des pépites, toutes basées sur l’expérience et la réalité. Certaines séquences témoignent avec humour de l’absurdité et de l’injustice, de l’inconcevable et du burlesque de la situation, lue et interprétée par le filtre de jeunes artistes. Ils n’ont pas connus l’époque et la traduisent en images, à partir des récits entendus de leurs aînés : le foulard rouge jupe blanche des manifestations populaires, la séquence des gymnastes enrégimenté(e)s dès leur plus jeune âge et devenant symbole national du bonheur, celle des bananes, absentes, dans les pays de l’est, la ferveur obligatoire du 1er mai, les slogans d’amour à la patrie, les produits qui ne franchissent pas le rideau de fer notamment les marques et vêtements dont les jeans, l’évocation des chars russes en août 1968 etc…

Dans la forme, l’humour l’emporte souvent et situe le spectacle entre comédie et tragédie, lutte et incompréhension, paroles et musique, ici celle de Mbalango, du Mozambique. On nous parle d’un temps à la fois très proche et très lointain, celui du Rideau de fer et de ses dictatures, compromissions et agressions, et qui se rappelle cycliquement au monde, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’invasion de l’armée russe en Ukraine.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2022

Avec : André Amálio, Jorge Cabral, Beatrice Cordier, Andreia Galvão, Tereza Havlíčková, Mbalango – assistante à la mise en scène Cheila Lima – scénographie Ana Paula Rocha – assistante à la scénographie Aurora dos Campos – création et régie lumières Joaquim Madaíl – vidéo Marta Salazar – musique Mbalango

Du 16 au 18 mai 2022- Théâtre de la Ville / Les Abbesses – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Amour Amer et Tarentelle – Maria Mazzotta

© Théâtre de la Ville

Récital, Maria Mazzotta, voix et tamburello – Antonino de Luca, accordéon, dans le cadre des Chantiers d’Europe – Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Maria Mazzotta est originaire des Pouilles, région du sud de l’Italie riche en traditions, aux villes blanchies à la chaux, aux immenses et ancestrales terres agricoles, au long littoral qui s’étire sur des centaines de kilomètres. Figure iconique de sa région elle est imprégnée de sa culture, accueillante et âpre. Son chant, puissant et chaud, est consolation, catharsis et remède comme elle le dit sur scène entre deux chants et sa palette est large, allant de la berceuse à la danse, de la mélancolie à l’intranquillité. Elle parle d’amour et de tarentelle, crée et recrée à sa manière une musique de transe et de danse au style pizzica, traditionnellement jouée pour guérir. Elle est accompagnée de manière virtuose par l’accordéoniste Antonino de Luca.

Le parcours musical de Maria Mazzotta est riche. De formation classique en harpe et en piano, elle a appris le chant lyrique, la polyphonie et le chant traditionnel du Salento, petit bout de terre au sud-est de l’Italie où se sont mêlées les communautés italiennes, grecques et albanaises. Elle se passionne pour la musique des Balkans et oriente ses recherches musicales notamment vers la Grèce, l’Albanie, la Macédoine, la Croatie, la Bulgarie, la culture Tsigane. Elle collabore avec différents groupes dont l’Ensemble Canzoniere Grecanico Salentino, croise le chemin musical du compositeur Goran Bregović né à Sarajevo, du violoncelliste albanais Redi Hasa et de l’accordéoniste malgache Bruno Galleone avec lequel elle enregistre son dernier disque. Elle a chanté avec le quatuor toulousain Pulcinella, collaboré avec Ibrahim Maalouf et sa trompette franco-libanaise, et avec Bobby Mc Ferrin, chanteur, vocaliste et chef d’orchestre américain, lors de l’édition 2008 du Bari in Jazz.

« Dans nos régions du sud, des pays rudes, souvent pauvres, la musique populaire et les chants, les danses traditionnelles, ont une fonction sociale : celle de rassembler et de raconter mais aussi de se libérer, de lâcher l’énergie ensemble. Cette musique populaire est présente dans toutes les circonstances de la vie, où on voit par exemple les bandas (fanfares) accompagner toutes sortes d’événements ; cette musique est vivante parce qu’on en a besoin » dit Maria Mazzotta dont la présence sur scène est chaleureuse, un brin espiègle, habitée et passionnée. Elle immerge le spectateur dans des mélodies qui l’enveloppent, dans sa virtuosité vocale et dans l’interprétation personnelle des chants traditionnels qu’elle recrée, tant en italien qu’en grec ancien.

Sa voix pudique, intense et déchirante décline les visages de l’amour, passionnel, tendre ou désespéré, parfois destructeur, les émotions. L’album qu’elle vient d’éditer, Amoreamaro en témoigne, enregistré avec Bruno Galleone à l’accordéon, avec Bijan Cheminari au zarb et percussions pour le morceau Tore Tore et avec Andrea Presa au didgeridoo – instrument à vent – pour le morceau Amoreamaro qui a donné son titre à l’album.

« Je chante pour oublier et pour retrouver, pour me retrouver sans jugement et sans critères, belle et laide à la fois pour oublier ce que moche et beau signifient, me perdre et me retrouver, pour savoir qui je suis, avec qui je suis et de quel côté je suis. Je chante les doutes et les espoirs, le courage et les absences, une confession profane qui me rappelle ce qui est réellement sacré… »  écrit-elle dans la présentation de cet album dans lequel elle chante aussi dans le dialecte de la région du Salento.

Brigitte Rémer, le 19 mai 2022

Le 14 mai 2022, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

En tournée : le 26 mai 2022 à Bruges (Belgique) – le 1er juin à Groningen (Pays-Bas) – le 2 juin à Amsterdam (Pays-Bas) – Le 17 septembre à Lich (Allemagne)

Dis_Sylphide

© Théâtre de la Ville

Spectacle de danse, concept et direction artistique Saša Asentić and collaborators, Serbie, Allemagne – dans le cadre des Chantiers d’Europe/Jeunes créateurs-temps fort – Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

C’est un curieux objet artistique qui se présente sous forme d’un atelier et fait des va-et-vient entre la discussion, la prise de décision et la représentation, à partir de moments de danse-théâtre. Une actrice explique la règle du jeu et le déroulement de la soirée au cours de laquelle, prenant le public à témoins, l’ordre des scènes se décide. Trois grands artistes inspirent la troupe : Mary Wigman et sa Danse de la sorcière, Pina Bausch avec Kontakthof et Xavier Leroy avec Self Unfinished.

Les dix acteurs sont assis en fond de scène, en ligne, face au public. Natalija Vladisavljević sort du rang et s’installe au sol, dans sa belle robe de satin rouge. Elle se glisse dans l’esprit et les gestes de la Danse de la sorcière, dans une succession de mouvements aux gestes saccadés, au corps courbé, aux bras tendus, accompagnés de percussions et de la voix. Cette pièce, présentée en 1926 par Mary Wigman, premier solo composé et interprété par une femme, est un véritable « manifeste pour la danse d’expression, manifeste artistique, pédagogique, politique et féministe » comme l’écrit Isabelle Launay, analyste pour la danse.

La seconde référence et source d’inspiration pour la troupe repose sur la pièce culte de Pina Bausch, Kontakthof. La chorégraphe en avait donné plusieurs variations, notamment une « pour dames et messieurs de plus de soixante-cinq ans. » La pièce évoque la séduction et passe de la tendresse et du désir à l’affrontement. Sur un même tango, les acteurs-danseurs travaillent ici entre improvisation et jeu de la vérité, cherchant leur propre théâtralité. Il y est question de la culpabilité de l’Histoire et des rapports entre la société et l’Histoire. Ils échangent entre eux, dans leur langue, le serbe, et questionnent Pina Bausch sur ses intentions. Une actrice en fait la traduction pour le public. La femme à la belle robe blanche est manipulée comme une marionnette. Une scène du rire devient violence et le travail sur les points de contact, négatifs parfois et inappropriés, marque la complexité des relations. Dans une succession de petites scènes, les acteurs-danseurs font appel au public, emmènent quelques hommes et femmes sur scène et les font danser.

Le célèbre solo de Xavier Leroy, Self Unfinished, est la troisième source d’inspiration de la troupe. C’est un jeu des métamorphoses qui s’appuie sur la tension, la torsion et les plis, avec un danseur spécialiste des expériences et de la recherche de nouveaux langages. Ici la recherche de l’état animal, la mue et la métamorphose sont au cœur du travail. Entre reptiles et insectes, les acteurs-danseurs se relaient pour re-créer des figures, visages cachés, gestes robotiques sur bruits d’usine. On pénètre dans un univers d’étrangeté où tout est parfaitement maîtrisé et ordonnancé.

Artiste de performance et chorégraphe, Saša Asentić a créé en Serbie, en 1999, Per Art, une organisation indépendante dont le programme Art et inclusion rassemble des artistes avec et sans troubles des apprentissages. Ensemble ils conçoivent des projets artistiques et en sont les interprètes. La démarche de Saša Asentić est de lutter contre les préjugés face à la différence. Ce spectacle de haute tenue artistique en témoigne. On y voit des acteurs-danseurs entrant dans des registres artistiques et langages scéniques et construisant une théâtralité singulière qui offre de multiples pistes de réflexion. Ils sont à féliciter, dans l’implication et la maitrise de ce qu’ils font, de ce qu’ils donnent, et si la beauté est dissidente, la beauté est, autour de ces trois oeuvres choisies qui ont changé le regard sur la danse, chacune à sa façon et en son temps.

Brigitte Rémer, le 19 mai 2022

Avec : Natalija Vladisavljević, Jelena Stefanoska, Snežana Bulatović, Dalibor Šandor, Marko Bašica, Frosina Dimovska, Dunja Crnjanski, Alexandre Achour, Olivera Kovačević Crnjanski, Saša Asentić – Chorégraphie et collaboration artistique : Natalija Vladisavljević, Alexandre Achour, Olivera Kovačević Crnjanski – livret Witch Dance at Poèmes Natalija Vladisavljević – consultant dramaturgie Marcel Bugiel – assistante artistique Frosina Dimovska – conseil costumes Marina Sremac.

Du 9 au 12 mai 2022 – Théâtre de la Ville/Espace Cardin, avenue Gabriel, 75001. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com tél. : 01 42 74 22 77.

The Examination

© Lucas Truffarelli

Spectacle présenté par la Compagnie Brokentalkers, d’Irlande, dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Les Abbesses – Spectacle surtitré en français.

On est en milieu carcéral et deux points de vue s’affrontent sur les conditions de vie en prison, celui d’un détenu et celui d’un examinateur.

Côté jardin, un écran en forme de maison capitonnée. Devant, l’examinateur fait une conférence. Il montre le visage d’un détenu et tient un discours scientifique sur les caractéristiques de la figure du criminel. « Certains visages font peur » démontre-t-il en disséquant les traits et en montrant que la prédestination criminelle y serait inscrite. On pense à Stanley Milgram et à ses recherches sur la soumission à l’autorité. Début didactique, tandis que côté cour, un homme-gorille, vraisemblablement l’objet de cette observation, est assis à la table. L’examinateur s’en approche. L’homme-gorille quitte sa cagoule animale et son visage apparaît. Un visage, comme tous les visages. Il prend la parole.

S’engage alors un duo-duel entre les deux où la fouille à corps est d’une grande violence verbale sur les gestes obligés et la dignité qui s’absente. « Déshabille-toi ! » hurle l’examinateur devenu maton, inversant ici les rôles et le langage, le gorille étant une autre désignation du gardien de prison. « La prison doit être dissuasive » continue placidement le chercheur-examinateur-maton et plus tard psychiatre. L’identité se résume en un matricule, l’eau froide est en hiver et le rasage aléatoire, les lingettes demandées jamais obtenues, toutes choses concrètes de la vie quotidienne en milieu fermé, sujettes à caution.

Retour sur les conditions d’incarcération en 1830, de l’isolement. Une sonnerie perce les discussions, comme une fin de parloir. Le détenu dénonce le bruit perpétuel à devenir fou, les listes interminables et l’appel des prisonniers rythmant les journées, les odeurs repoussantes, les mouches, la détresse, l’absence des droits humains de base, la régression jusqu’à l’état animal – transfigurée ici par le gorille – les tatouages assimilés à des signes de criminalité, les violences contre soi-même, la dépossession. Sur l’écran reprend le discours scientifique et distant, démonstration sur le cerveau.

La vie carcérale passe aussi par des périodes de crises, notamment crise psychotique pour certains détenus. Quand les soins de base sont souvent absents, le médical soudainement se déploie, la cellule se capitonne et la liste des médicaments s’allonge. Il perd ses forces et telle une marionnette fait ce qu’on attend de lui. Retour sur le gorille tel un animal de cirque dans le cercle de lumière et objet d’examen, le face à face avec un psychiatre qui vous classe dans une colonne, son diagnostic incontrôlable.

Dans la machine judiciaire on trouve, au-delà des traits dessinés par certaines branches mandarinales de la science, les vulnérables et les opprimés dit une voix enregistrée. « On a aussi de la bonté » reconnait le détenu dans sa recherche d’alternative à la violence et « une chance de montrer qu’on a changé. » En fin de spectacle cette même voix parle du milieu social dont sont issus les prisonniers – le bas de l’échelle – et de l’histoire familiale basée sur la loi du plus fou ;  de l’importance de lutter contre la pauvreté. « Il y a de l’espoir, pour tout le monde » ajoute-t-elle.

Le travail proposé par les Brokentalkers, est fascinant, la forme théâtrale très élaborée – lumières, scénographie, jeu – le texte, issu de recherches historiques, se base aussi sur de nombreux entretiens menés avec des détenus condamnés à perpétuité, dans les prisons irlandaises. Les deux acteurs, Gary Keegan et Willie White sèment le trouble dans ce jeu larvé de la vérité. Gary Keegan est le cofondateur, avec Feidlim Cannon, de la Compagnie Brokentalkers en 2001, qui expérimente des méthodes de travail singulières à partir d’un processus collaboratif et parle du monde d’aujourd’hui. Connue au plan international, elle met en jeu les expériences de personnes de tous horizons et de toutes disciplines, artistes et non-artistes. Brokentalkers a obtenu pour The Examination, lors du Dublin Fringe Festival 2019, le Prix de la Meilleure Production et celui du Meilleur Interprète pour Willie White qui tient le rôle du détenu. Le parcours de cet acteur, très reconnu en Irlande, a valeur d’exemplarité car dans sa jeunesse il est lui-même passé par la case prison.

La cruauté et la violence de la situation retiennent le spectateur et le parcours de Jean Genêt refait surface avec ses mots pleins d’humanité, écrits dans le Journal du voleur : « Je me suis voulu traître, voleur, pillard, délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche. À coup de hache et de cris, je coupais les cordes qui me retenaient au monde de l’habituelle morale, parfois j’en défaisais méthodiquement les nœuds. Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise. » Brokentalkers honore ici la fonction du théâtre, par l’invitation à réflexion en termes de justice sociale et de citoyenneté.

Brigitte Rémer, le 15 mai 2022

Avec Gary Keegan et Willie White – direction artistique Feidlim Cannon et Gary Keegan – collaboration artistique Rachel Bergin – collaboration scientifique Professeure Catherine Cox – décor et construction Ger Clancy – lumières Stephen Dodd – costumes Sarah Foley – animation Gareth Gowran – composition musicale et son Denis Clohessy – collaboration aux mouvements Eddie Kay – directeur de production Anthony Hanley – régie plateau Grace Donnery – régie lumières Dara Hoban.

Du 11 au 13 mai 2022 – Théâtre de la Ville / Les Abbesses – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Face à la mère

© Gabrielle Voinot

Texte Jean-René Lemoine – mise en scène Alexandra Tobelaim – création musicale Olivier Mellano – au Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes

L’auteur donne rendez-vous à sa mère, assassinée, dans un pays qu’il ne nomme pas mais qui est aussi le sien, Haïti. Un rendez-vous pour tout ce qu’ils ne se sont pas dit. « Voici venu le moment de me présenter à vous pour cet entretien si longtemps différé. » Le parcours d’enfance ne fut pas si simple entre ce pays quitté, l’exode à Léopoldville aujourd’hui Kinshasa, l’adolescence en Belgique pour des « années pluvieuses, neigeuses, brièvement éclairées par la lumière de l’Afrique où, pendant les grandes vacances, nous allions rejoindre mon père pour un simulacre de vie familiale. » Puis l’envol vers d’autres horizons où la perfection, enfin, n’est plus obligatoire.

Écrit en trois mouvements, trois moments, précédé d’un prologue et fermé d’un épilogue, Face à la mère commence, sur scène, par le bruit du ressac, celui de l’Atlantique ou de la mer des Antilles, celui de l’ambivalence. Dans ce récitatif où se tissent douceur, douleur et pudeur apparaît le portrait contrasté d’une mère, institutrice, qui pour ses enfants recherchait l’excellence et ne savait donner le geste tendre tant attendu. Et pourtant, « Vous me manquez » écrit-il dans cette lettre qu’il lui adresse, comme une sonate au clair de lune. Et il refait le parcours : « Où sont les chemins de mon enfance ? »

Dans le premier mouvement la nouvelle qui tombe, en pleine répétition, par un coup de fil de la sœur, le retour précipité avec elle pour accompagner le dernier voyage et vider la maison. « La mère portait une jupe blanche aux mille plis et cette jupe était un conte de fée aux histoires infinies » cette même jupe avec laquelle elle est partie. « Prendre son souffle », laisser les pensées s’évader sur l’esprit des lieux, les années passées sans se voir, les questions qu’il lui pose : « A quoi pensiez-vous en quittant ce pays ? Avez-vous été heureuse à Coquillatville puis à Léopoldville… ? »

« Si je me souviens bien, jusqu’à l’âge de vingt ans j’ai été votre fils, le meilleur, puis le pire » ainsi commence le second mouvement dans lequel Jean-René Lemoine va « gratter la mémoire jusqu’à l’os » en faisant émerger les moments de difficulté, puis de cruauté. « Le premier jour de septembre vous m’avez laissé dans une cour de récréation grande comme un champ de bataille au milieu d’enfants pâles qui me dévisageaient… » La vie quotidienne s’est écoulée, l’enfant était sage comme une image et travaillait bien, pour faire plaisir. Jusqu’à ce qu’il apprenne à dire non.  « Nous étions confinés dans la cale d’un navire définitivement à quai. J’attendais que le sablier se vide pour tracer mon sillon dans des terres plus clémentes. » A l’adolescence, l’auteur apprend la solitude, l’absence, la frustration. « Je voudrais que quelqu’un caresse mon épaule. » La tension fut extrême, « nous cherchions tous les deux le mot définitif qui allait briser l’autre. »

Dans le troisième mouvement le déroulé de l’acte, l’assassinat, le taraude. « Mille fois j’ai inventé pour elle une mort un peu moins inhumaine. » Puis il fait le compte des violences et des atrocités du pays pour un triste constat : « Votre pays ne va pas bien. Votre pays se meurt depuis votre départ. » Certains mots, quelques phrases, reviennent frapper, comme le mouvement de la mer, sorte de leitmotiv musical. « Où sont les chemins de mon enfance ? »  On voudrait retenir chaque mot de cette lettre écrite « par-delà les mers et par-delà le temps », poignant monologue intérieur. « Votre main sur mes yeux » devient en juste retour « ma main sur tes yeux… »

Faire théâtre d’un texte, si vrai et si fort, est loin d’être simple. La voix de l’auteur est ici portée par trois acteurs – Stéphane Brouleaux, Geoffrey Mandon, Olivier Veillon – qui le vocalisent comme une partition de chant choral, décalent les mots en écho, ou en canon, ou les donnent à l’unisson, apportent leurs nuances et dessinent chacun une facette du fils face à la mère (travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq). Un praticable les rapproche du public et les pendrions clairs s’écrouleront, comme s’écroulent les illusions du fils (scénographie Olivier Thomas, lumières Alexandre Martre). Trois musiciens commentent et rythment les événements (Yoann Buffeteau à la batterie, Vincent Ferrand à la contrebasse, Lionel Laquerrière à la guitare et à la voix). Olivier Mellano violoniste et guitariste, qui rassemble des artistes pour des créations musicales dans de nombreux festivals et travaille pour le théâtre, a composé la partition. Le parti-pris de mise en scène posé par Alexandra Tobelaim – directrice du NEST/Centre dramatique national transfrontalier de Thionville-Grand-Est, à la recherche de formes singulières pour le passage du langage verbal au langage scénique – est très judicieux. La démultiplication du personnage et la sobriété du plateau donnent au texte toute sa puissance poétique et affective et place la relation du fils à la mère dans une dimension archétypale et universelle.

L’écriture de Jean-René Lemoine auteur, metteur en scène et acteur, bouleverse. Il avait présenté il y a quelques années une Médée, poème enragé qu’il avait écrit et qu’il interprétait avec beaucoup de subtilité et de poésie déjà, spectacle repris au Théâtre de la Ville. Il a reçu plusieurs prix pour l’écriture dont celui de la SACD pour L’Odeur du Noir et celui du Grand Prix de la Critique pour Scarlett O’Hara. Erzuli Dahomey est entré au répertoire de la Comédie Française en 2012 et Vents contraires a été créé en 2019 à la MC93 Bobigny. Son travail est à suivre très attentivement.

Brigitte Rémer, le 13 mai 2022

Avec les acteurs : Stéphane Brouleaux, Geoffrey Mandon, Olivier Veillon – avec les musiciens : Yoann Buffeteau à la batterie, Vincent Ferrand à la contrebasse, Lionel Laquerrière à la guitare et à la voix) – création musicale Olivier Mellano – scénographie Olivier Thomas – lumières Alexandre Martre – costumes Joëlle Grossi – travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq – son Émile Wacquiez

Du 5 au 15 mai 2022 au Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre, 75012 – site : la-tempete.fr – tél. : 01 43 28 36 36

C’est tout !

© MC93 Bobigny

Spectacle de danse/théâtre conçu par Thierry Thieû Niang, Marie Vialle, Jimmy Boury, à la MC93 Bobigny.

D’un vieux poste de radio éclairé posé à même le sol côté cour, émerge la voix de Marguerite Duras s’entretenant avec des enfants, dans les années 70. L’émission Marguerite Duras dialogue avec des enfants leur donnait la parole. Moment suspendu aux mots qu’ils posent, si frais et si vrais, sur de nombreux sujets comme la lune ou le temps qui passe, les baleines ou les papillons. Moment magique et émouvant.

Thierry Thieû Niang, chorégraphe et metteur en scène, Marie Vialle, comédienne, et Jimmy Boury, éclairagiste, ont souhaité poursuivre dans cette même veine le dialogue intergénérationnel, sorte de cousinage entre tous. Avec les jeunes d’aujourd’hui, âgés de huit à dix-neuf ans, ils dialoguent sur le changement du monde, le progrès, la nature et tant d’autres sujets. Autre génération, autres questions, autres lieux. Ceux d’ici habitent en Seine-Saint-Denis et parlent des camions, du monde, des ponts, des personnes âgées, des cailloux. C’est tout ! comme ils disent souvent à la fin de leur phrase pour clôturer la discussion et sceller comme un pacte avec l’adulte, expression qu’on retrouve dans le titre du spectacle ; c’est aussi le dernier livre de Marguerite Duras. Une vingtaine d’enfants et d’adolescents dans laquelle se glissent quelques adultes prennent alors possession du plateau.

Depuis plusieurs années Thierry Thieû Niang rencontre de jeunes amateurs, en Seine-Saint-Denis, et ailleurs, et les initie au mouvement. Après sept ans de travail il avait présenté à Avignon puis au Théâtre de la Ville en 2012 Le Sacre du Printemps, avec une trentaine de danseurs entre 60 et 87 ans, sous le titre … du printemps ; puis Ses majestés au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en 2017, avec des amateurs, engagés notamment dans la vie associative artistique. Il vient de publier un livre relatant son travail au sein des services d’oncologie et d’hématologie à l’hôpital Avicenne de Bobigny, où il accompagne en dansant les patients hospitalisés.

Dans C’est tout ! la réponse du collectif s’exprime en mots, gestes et danse. « Je me suis retrouvée clouée : tout d’un coup j’ai eu devant moi la création de l’univers… » dit l’une. « J’ai regardé comment une mouche, ça mourait, ça a été long, ça a peut-être duré entre dix et quinze minutes et puis ça s’est arrêté. La vie s’est arrêtée » dit un autre. Tous tiennent un livre et se plongent dedans avant de le déplacer et de les rassembler en dessinant au sol de mystérieux signes. Le spectacle est né du travail des artistes réalisé avec les jeunes en six temps d’ateliers de pratique artistique à la MC93, pendant des week-ends et les vacances scolaires, de janvier à mai 2022. Il avait été créé au TNP de Villeurbanne, il est repris ici avec une nouvelle troupe. Le chorégraphe a invité Marie Vialle, comédienne et metteure en scène et Jimmy Boury, créateur lumière et son à le rejoindre pour enrichir la diversité des langages et techniques artistiques, ouvrant l’éventail du questionnement sur la nature, le climat, la tolérance, la paix. Ensemble, ils créent leur propre écriture, sensible et poétique, construisant, comme le font les architectes-artisans.

Des enfants, ils tirent leur inspiration et naît le spectacle. Une petite fille parle « de la création et de la terre qui tourne » une autre évoque « les mots, si petits » et la difficulté d’apprendre à les lire et à les décoder. On nous parle de fourmis rouges, d’un petit loir, d’une grande ourse, de chat et de mouche, de violon. Il pleut à Vitry et le marchand à la sauvette se pose au bord de l’autoroute. On entend des chansons, on voit des voiliers et des enfants aux cerfs-volants. L’histoire du pape d’Avignon perdu dans les cent vingt et une pièces de son palais, et celle des petits pieds obligatoires des femmes chinoises, se déclinent, comme la mort, la mer, le paradis et le théâtre de la pluie. Les jeunes vont et viennent, bougent et dansent avec ardeur, simplicité et plaisir.

Le spectacle se termine sur des questions, comme il a commencé, après une référence aux pierres du Barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras. On quitte à regret ce moment de vie, d’enfance et de danse partagé, ce moment ré-enchanté.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2022

Avec Carmis Adélaïde, Elyna Boutray-Itela, Salomé Bureau, Gabrielle Bureau, Sara Chatir, Tinoé Chavanel, Cyane-l’or Olivier, Maëlice Joyce Denis, Lizzie Gnandji-Panzovski, Kenny Gnandji-Panzovski, Naomie Gnandji-Panzovski, Louise Gontier, Hippolyte Hebert, Marilou Moreau-Eloy, Kadidja Nimaga, Taïlliss Nivault, Manon Roux et Livan Essoumba – et avec Louise Desmaret, Elsa Fillaudeau, Ethan Lissillour, Ruben Rodrigues de la Troupe Ephémère du TNP – musique originale Ilia Osokin – dessins Florian Sông Nguyen – régie générale Lionel Lecœur et l’équipe technique de la MC93

Représentations les 6, 7 et 8 mai 2022 à la MC93, maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 bd Lénine, Bobigny – site : mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72

Queen Blood

© Timothée Lejolivet

Chorégraphie Ousmane Sy, Théâtre de la Ville hors les murs, au Théâtre du Rond-Point.

Elles ont une superbe énergie ces jeunes femmes tout en musiques et en danses, et semblent infatigables. Elles forment l’équipe du Paradoxe-Sal, groupe afro-house entièrement féminin créé en 2012 par Ousmane Sy, chorégraphe, co-directeur du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne, brutalement décédé à quarante-cinq ans, en décembre 2020.

D’origine malienne et sénégalaise, et partant du football, Ousmane Sy – appelé Babson ou encore Baba – était au carrefour d’univers décalés qui l’avaient influencé et de différents styles de danse alliant danse traditionnelle et danse underground, hip hop, capoeira, etc. Ambassadeur de la house dance en France – qui rassemble de multiples variantes – il s’était emparé de cette danse de rue et danse sociale très libre ayant ses racines dans la scène musicale underground de Chicago et de New York, pour construire son langage chorégraphique. « Je me suis inspiré de tout le monde pour ne ressembler à personne » disait-il.

Les musiques électroniques de ses spectacles se situaient dans ce même syncrétisme entre soul et salsa, rock et pop, le tout mixé pour déboucher sur son style propre, à partir du clubbing dans lequel il se reconnaissait. Le grand artiste nigérian, précurseur de l’afrobeat, Fela Kuti, et l’extraordinaire Nina Simone avec Four Women font partie du voyage musical. Au-delà de la fête, le clubbing était pour Ousmane Sy un « esprit de rassemblement, de retrouvailles et de rencontres… une musique pour toutes les danses, et une maison pour toutes les cultures » comme il aimait à le définir. Danser pour quitter ses chagrins, pour oublier et pour survivre à partir d’une technique, précise, puissante et androgyne.

Queen Blood travaille sur la virtuosité technique, sur les figures féminines et la féminité et explore les influences afro-caribéennes et la danse de battles. La présence des danseuses sur le plateau – qui ressemble à un ring, cerné de nombreux projecteurs en carrés rasant le sol recouvert d’un tapis blanc – est quasi permanente. Elles s’échauffent déjà quand le spectateur s’installe, très concentrées et ondulantes. Puis le tempo s’accélère et elles construisent leurs parcours aux variations infinies et au vocabulaire commun où, du collectif naît l’individuel. « L’individualité au service de l’entité » est le leitmotiv. Chacune puise dans son propre registre tel que hip-hop, dancehall, locking, popping, krump et invente sa gestuelle en soli et duo, tout en gardant l’esprit corps de ballet et un langage commun, transmetteur d’émotions. Le freestyle est partie intégrante de la pièce, il constitue l’essence de cette culture du club signée du chorégraphe. La mobilité est féline, subtile et inépuisable, les pieds glissent, piétinent, se lèvent et s’ancrent dans le sol, le haut du corps ondule, les gestes sont pleins.

Queen Blood, titre choisi par Ousmane Sy, signifie en bambara sang noble. Ici la noblesse est aux femmes. Elles se glissent avec grâce et énergie dans ces rythmes et musiques et transforment l’héritage du chorégraphe en défi artistique, à partir de leurs forces vives et de leur fluidité. Ici, point de dramaturgie à proprement parler, chaque spectateur construit l’histoire qu‘il souhaite. La connexion entre les danseuses fonctionne magnifiquement, elle est une des clés de la réussite et le plus bel hommage offert au chorégraphe.

Brigitte Rémer, le 10 mai 2022

Sept interprètes en alternance : Allauné Blegbo, Cynthia Casimir, Megane Deprez, Selasi Dogbatse, Valentina Dragotta, Dominique Elenga, Nadia Gabrieli-Kalati, Linda Hayford, Nadiah Idris, Odile Lacides, Mwendwa Marchand, Audrey Minko, Anaïs Mpanda, Stéphanie Paruta. Assistante à la chorégraphie Odile Lacides – lumières Xavier Lescat – son et arrangements Adrien Kanter – costumes Hasnaa Smini – une création All 4 House.

3 au 7 mai 2022 à 20h30, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin Roosevelt. 75008. Paris. Métro : Franklin Roosevelt – sites : theatredurondpoint.fr et theatredelaville-paris.com.  En tournée : 10 mai à Cébazat (63), Le Sémaphore – 12 mai à Aurillac (15), Théâtre d’Aurillac – 17 et 18 mai au Petit-Quevilly (76), CDN de Normandie/Théâtre de la Foudre – 20 et 21 mai à Lieusaint (77), Théâtre Sénart/scène nationale – 25 mai à Sarzeau (56), Espace culturel L’Hermine – 18 juin à Roubaix (59), Le Colisée.

Cahier d’un retour au pays natal

© AKO – Audrey Knafo Ohnona

Texte Aimé Césaire – mise en scène et interprétation Jacques Martial – Compagnie de La Comédie Noire, au Théâtre de l’Épée de Bois.

« Au bout du petit matin… » premiers mots de ce grand poème d’Aimé Césaire (1913-2008), de retour à la Martinique, dans lequel il exprime sa révolte contre le colonialisme. Poète et grand intellectuel, Césaire est aussi homme politique et porte flambeau du mouvement littéraire de la négritude. Autour de lui ont fait cercle les écrivains francophones noirs de l’époque dont Léopold Sedar Senghor, poète et premier président de la République du Sénégal et Frantz Fanon, écrivain et psychiatre martiniquais également très engagé, qui eut Césaire pour professeur. Tous ont dénoncé le racisme et l’esclavagisme que Césaire, dans son Discours sur le colonialisme, exprimait avec force : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »

« Au bout du petit matin, cette ville plate, étalée… » Césaire redécouvre sa ville, Fort-de-France et publie pour la première fois en 1939 ce vibrant Cahier d’un retour au pays natal sur lequel il travaille depuis trois ans. En 1942, il adresse à André Breton, chef de file du mouvement surréaliste, un texte intitulé En guise de manifeste littéraire, qui éclaire un peu plus le Cahier : « Vous, ô vous qui vous bouchez les oreilles c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez  demain jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourires, pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où sommeillent les enfants de la peur, l’oblique chemin des fuites et des monstres. »  Dans sa préface à l’édition de 1947, André Breton écrit à son tour : « Ce qui à mes yeux rend cette dernière édition sans prix, c’est qu’elle transcende à tout instant l’angoisse qui s’attache, pour un Noir, au sort des Noirs dans la société moderne… »

Le message de Césaire au monde, est politique, social et philosophique. C’est aussi un poème d’une grande puissance incantatoire, aux métaphores tant violentes qu’élégantes. Jacques Martial s’en empare et le met en scène pour en livrer sa lecture, personnelle et artistique. Seul en scène, il rentre au pays plein de sacs et d’illusions passant les frontières matérialisées ici par un rideau décoré, plastique translucide pouvant évoquer pays et continents. Le bruit du voyage par le roulement d’un train ouvre le spectacle et le jette dans une nouvelle réalité, recréée, où la mémoire veille. « Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de mort. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. »

Le spectacle, tiré du Cahier d’un retour au pays natal, que Jacques Martial, né de parents guadeloupéens, a monté et joué à partir de 2003, qui a tourné dans le monde dont en Martinique et Guadeloupe, en Nouvelle Calédonie, en Australie et à Singapour, et qu’il recrée cycliquement, permet de rencontrer le texte. La première partie du spectacle est théâtralisée et l’on s’enfonce au fur et à mesure dans un récit de plus d’intensité encore, de dénuement et de violence où il jette les oripeaux d’un lourd passé. « Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous.»

Jacques Marial s’est formé comme acteur auprès de Sarah Sanders avec laquelle il a collaboré pendant plusieurs années. Acteur et metteur en scène, il travaille au cinéma comme au théâtre. Il a créé sa compagnie théâtrale en 2000, la Compagnie de la Comédie Noire et présenté L’Échange, de Claudel. Il a dirigé l’établissement public/Parc et Grande Halle de La Villette de 2006 à 2015. Depuis, il préside le Mémorial ACTe/Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage de Pointe-à-Pitre, situé sur le site de l’ancienne usine sucrière Darboussier et il est Conseiller délégué aux Outre-mer. Artiste et homme politique à son tour, il lance le texte avec conviction et passion et nous permet de l’entendre dans sa colère et dans sa poésie.

Brigitte Rémer, le 7 mai 2022

Scénographie Pierre Attrait – peinture Jérôme Boutterin – création lumière Jean-Claude Myrtil – accessoires Martine Feraud – assistanat mise en scène et traduction anglaise Tim Greacen – régisseurs Jean-Marc Feniou, Damien Patoux – En coproduction avec L’Artchipel/ Scène Nationale de la Guadeloupe et le Festival Ten Days on the Island, Hobart, Australie.

Du 5 au 15 mai 2022, du jeudi au samedi à 19h – samedi et dimanche à 14h30 – Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes. 75012. Paris – site : www.epeedebois.com – lacompagniedelacomedienoire@hotmail.com

Revisor

© Michaël Slobodian

Création de Crystal Pite et Jonathon Young – chorégraphie Crystal Pite, Kidd Pivot – écriture Jonathon Young, d’après Le Révizor de Nicolas Gogol – Théâtre de la Ville hors les murs, à la Grande Halle de La Villette.

Reconnu internationalement, le travail de Crystal Pite et de sa troupe, Kidd Pivot installée à Vancouver, sillonne le monde. La chorégraphe œuvre depuis trois décennies et creuse son sillon, ses dernières productions ont remporté un vif succès : Betroffenheit en 2015, en collaboration avec le metteur en scène Jonathon Young dans une coproduction avec Electric Company Theatre cherchait déjà entre la danse et le théâtre ; The Tempest Replica en 2011 avait pour source La Tempête de Shakespeare ; The You Show en 2010 se composait de quatre pièces et parlait d’amour ; Dark matters en 2009 avait deux parties, l’une, théâtrale, l’autre, chorégraphique. Avec le Ballet de l’Opéra National de Paris, Crystal Pite a présenté en 2016 The Seasons’ Canon, où dans une lumière d’orage les gestes se construisaient en écho et les rythmes en canon sur Les Quatre Saisons de Vivaldi, revisitées par Max Richter. La chorégraphe collabore notamment avec des artistes du Canada, des États-Unis et d’Europe, son inventivité et son style sont unanimement loués. Elle voyage et nous fait voyager entre éléments classiques et contemporains – elle a entre autres longtemps dansé avec le Ballet de Francfort, de William Forsythe – et dans une grande liberté d’improvisations, au final, toujours très maitrisées.

Invitée du Théâtre de la Ville, Crystal Pite présente Revisor cette année à Paris, six ans après sa création, en collaboration avec Jonathon Young. Ensemble, ils poursuivent leurs recherches entre le geste et la parole. La chorégraphe s’empare de la pièce satirique de Nicolas Gogol, Le Révizor, écrite en 1835, sur le thème du pouvoir et de la corruption, idée que lui avait soufflée Alexandre Pouchkine et qu’il n’a cessé de retoucher au fil des années. Véritable comédie humaine, l’humour corrosif de Gogol s’attaquait, en cinq actes, aux abus de l’administration : le bourgmestre et les bureaucrates d’une petite ville de la province russe attendent un inspecteur envoyé – incognito – par le gouvernement, un révizor. Ils se demandent bien pourquoi et sont aux abois, cherchant ce qu’on pourrait leur reprocher. Ils tentent de tout dissimuler soigneusement, organisent la tricherie, nettoient et s’apprêtent à mettre les petits plats dans les grands. Ils ne savent ni qui viendra, ni à quel moment.

Soudain, deux habitants l’annoncent, ils ont vu un jeune voyageur fraîchement arrivé à l’auberge, le Révizor est là ! Sans dessus dessous, tous lui réservent un accueil en tambours et trompettes, le couvrent d’honneurs et de flatteries, déploient complaisances et bassesses. On assiste au ridicule de situations de compromissions à outrance jusqu’à ce que la baudruche se dégonfle quand, au final, on leur fait savoir qu’ils se sont fourvoyés : « Un fonctionnaire arrivé de Pétersbourg sur ordre du gouvernement vous prie de vous rendre immédiatement chez lui.  Il est descendu à l’hôtel… » annonce un gendarme qui introduit cette fois l’arrivée du véritable Révizor. Le jeune voyageur qu’ils avaient accueilli en grande pompe ayant compris la méprise, s’était engouffré dans les sinuosités de la bêtise, tirant profit de la situation. Farce ou satire sociale, tous les administratifs de la ville, Gouverneur en tête, ont bel et bien été bernés, un grand éclat de rire pour le public. La pièce remporta un succès au goût de scandale, chacun en prenant pour son grade dans les hautes sphères du pouvoir, mais Nicolas Gogol garda un goût amer des critiques émises, lui qui aurait voulu être acteur et dont le père, d’origine ukrainienne, était auteur et metteur en scène.

Crystal Pite et les danseurs, qui habitent chacun un rôle et interprètent un personnage, s’emparent de la farce et poussent la dérision à l’extrême. Une première partie reprend le texte de Gogol, adapté par Jonathon Young ; les danseurs incarnent, dans leur gestuelle singulière les rôles de : Gouverneur, en uniforme, l’air pincé et grossier ; sa femme, la très ridicule Anna Andreievna, grande coquette de province ; un jeune homme très mode, Khlestakov, gratte-papier-type-bon-à-rien, au langage saccadé ; Ossip, un serviteur âgé et fûté ; deux petits costauds ventrus, Bobtchinski et Dobtchinski ; Le juge Liapkine-Tiapkine, assez inculte et plein de tics ; Ziemlianika, surveillant des établissements de bienfaisance, obséquieux, lourdaud  et intrigant ; le directeur des postes, un naïf de service ; le commissaire de police, le médecin, et encore beaucoup d’autres. C’est virtuose dans l’absurde et l’excès, tellement virtuose qu’on en supporte l’excès. On est pourtant à la lisière du grotesque et de la caricature mais on pense plutôt à l’expressionnisme, au cinéma muet, à la puissance du message tel que Chaplin lançait le sien avec Le Dictateur.

La scénographie se construit comme au théâtre, avec meubles sur roulettes, la porte qui s’ouvre et se ferme et qui recèle surprises et rebondissements, le bureau autour duquel se dilettantise l’administration et se distille la bêtise. La pièce a été préenregistrée avec neuf acteurs, à Vancouver, chaque danseur se voit assigner un personnage et réagit sur le texte, qu’il articule comme en playback, ce qui leur confère, dans certaines séquences, des attitudes assez marionnettiques. La seconde partie du spectacle tente de déconstruire la première et d’éloigner le texte au bénéfice du geste. Une auteure reprend son histoire, inlassablement, comme si elle orchestrait l’ensemble. Des mouvements de groupe reviennent épisodiquement apportant plus de fluidité, la danse reprend droit de cité sur la voix magnétique de la narratrice. L’élan vital des danseurs se déploie et l’environnement esthétique se modifie.

La sensibilité théâtrale et l’inventivité de Crystal Pite est fascinante, de même que l’extrême précision des danseurs et la déclinaison de leurs vocabulaires, styles et techniques différentes dans la même légèreté et perfection. Le travail réalisé pour Revisor est époustouflant et l’ovation du public, à la hauteur. Une belle entreprise artistique et programmation du Théâtre de la Ville à La Villette, en prise avec la réalité.

Brigitte Rémer, le 28 avril 2022

Avec : Doug Letheren, Rena Naruni, Matthew Peacock, David Raymond, Ella Rothschild, Cindy Salgado, Jermaine Spivey, Tiffany Tregarthen – swing René Sigourin – voix Kathleen Barr, Ryan Beil, Alessandro Juliani, Nicola Lipman, Scott McNeil, Gerard Plunkett, Meg Roe, Amy Rotherford, Jonathon Young – création musicale Owen Belton, Alessandro Juliani et Meg Roe – scénographie Jay Gower Taylor – construction de décors et d’accessoires Great Northern Way Scene Shop – création lumière Tom Visser – costumes Nancy Bryant – coordination costume et perruques Stevie Hale Jones – assistant des créateurs Éric Beauchesne – directeur technique Jeff Harrisson.

Jusqu’au 24 avril 2022, Théâtre de la Ville hors les murs, à la Grande Halle de la Villette – vendredi à 20h, samedi à 19h et dimanche à 15h – métro : Porte de Pantin – En tournée : 29 et 30 avril 2022, Centre Culturel de Belém (Portugal) –  7 et 8 mai, Théâtre Fribourg (Allemagne) – 13 au 15 mai, DansenHus, Stockholm (Suède) –  20 mai, Opéra de Göteborg (Suède) –  26 au 28 mai, Théâtre international d’Amsterdam (Pays-Bas) – 2 au 4 juin, Théâtres du Canal, Madrid (Espagne)

L’Éden cinéma

© Jean-Louis Fernandez

Texte Marguerite Duras – mise en scène Christine Letailleur – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

L’action se passe en Indochine dans les années 1920. La mère, Marie Donnadieu, ancienne institutrice du nord de la France perd son mari trop tôt et reste seule avec ses deux enfants, Joseph, vingt ans et Suzanne, seize ans. Forte personnalité, elle joue du piano à l’Éden cinéma de Saigon pendant dix ans pour arrondir ses fins de mois. Ses enfants font son portrait et racontent, debout à l’avant-scène. C’est sur ce récit que débute le spectacle, avant que la mère n’apparaisse au piano, accompagnant les images de films muets projetés sur écran.

Avec ses quelques économies et après de multiples démarches auprès de l’administration, la mère acquiert une concession. Faute de pot-de-vin laissé à la Direction générale du cadastre, la concession s’annonce vite incultivable car les grandes marées du Pacifique détruisent chaque année ses cultures. Elle entreprend alors la conception de barrages qu’elle va s’acharner à construire et reconstruire pour protéger son bien, jusqu’à la faillite et le bord de la folie. Elle entraine dans sa chute sa famille et les paysans-constructeurs à qui elle avait promis un avenir radieux. Et pourtant, les enfants aiment leur mère, figure-totem obsédante, ici interprétée par Annie Mercier. Duras dit son attachement à cette mère par les mots suivants : « Ma vie est passée à travers ma mère, elle vivait en moi jusqu’à l’obsession… Je ne crois pas que je me sois remise depuis le jour où, il y a pas si longtemps, nous nous sommes quittées… »

C’est cette lutte insensée et cette détermination que décrit en 1950 Marguerite Duras dans Un Barrage contre le Pacifique, où elle dénonce la corruption de l’administration coloniale et le colonialisme dans tous ses abus : « À ce moment-là en Indochine française, pour avoir une concession fertile il fallait la payer deux fois. Une fois, ouvertement au gouvernement de la colonie, une deuxième fois, en sous-main, aux fonctionnaires chargés du lotissement… »  Elle parle aussi de ses premiers émois, ses premiers désirs. Elle revisite ensuite cette œuvre autobiographique sous forme de théâtre, sous le titre Éden cinéma. Claude Régy monta la pièce en 1977 au Théâtre d’Orsay, avec Madeleine Renaud dans le rôle de la mère, Bulle Ogier dans celui de Suzanne, Jean-Baptiste Malartre était Joseph.

Christine Letailleur s’intéresse depuis longtemps à Marguerite Duras, elle avait mis en scène en 2012 Hiroshima mon amour, tiré du scénario écrit par l’auteur pour Alain Resnais, en 1959. Hiroshi Ota et Valérie Lang en étaient les interprètes. On retrouve aujourd’hui dans L’Éden cinéma Hiroshi Ota qui tient le rôle de M. Jo, fils d’un riche spéculateur possédant des plantations de caoutchouc, follement amoureux de Suzanne et qui lui offre un gros diamant – qui s’avérera plus tard ne pas être à la hauteur estimée. Suzanne en joue et l’éconduit tout aussi follement, mettant en avant la valeur des choses, de manière très frontale et calculée. La brutalité coloniale là encore s’invite car en Indochine, une blanche ne pouvait fréquenter un local – autrement dit, un indigène – sans être montrée du doigt. Dans le cas de Suzanne, sa mère pousse au mariage, tandis que le père de M. Jo déshériterait son fils s’il se mariait. Et la cruelle idylle tourne court. Dans tous les cas Marguerite Duras est collée à son frère et le montre suffisamment, de manière provocante. Dans la vie réelle, Duras avait deux frères auxquels elle était attachée, nés à un an d’écart. Pierre, l’ainé, préféré de la mère et s’octroyant beaucoup de droits, Paul, le plus jeune, que Suzanne adorait. Dans le roman comme dans la pièce, Suzanne n’a qu’un frère, Joseph, omniprésent et auquel elle est littéralement collée, probablement la synthèse de ses deux frères. « Je cherche Joseph, mon petit frère. Mort. Que d’amour… » dit-elle, à plusieurs reprises. Puis Joseph rencontre une femme à L’Éden cinéma et s’apprête à partir. Avant, il se raconte à Suzanne : « Carmen me dit qu’il faut oublier la mère, qu’il faut nous rendre libres de cet amour, qu’il vaut mieux n’importe quel mariage… Mais elle, la quitter, la fuir, cette folle… ce monstre dévastateur la mère… Qu’est-ce qu’elle a fait croire aux paysans de la plaine ? Elle a détruit la paix de la plaine. » Joseph parti, ruinée, vaincue, après avoir tout tenté pour vaincre le Pacifique, la mère se détache de tout, la famille se défait. Une lettre, qu’elle avait rédigée quelques jours avant sa mort à l’attention des agents cadastraux, avait été retrouvée : « Cette lettre n’est jamais parvenue aux agents cadastraux de Kampot. Elle a été retrouvée près du corps de la mère avec la dernière mise en demeure du cadastre de Kam… »

Il y a trois parcours dans la pièce de Duras, celui de chacun des protagonistes : la mère, monolithique sur sa chaise, redoutable, combattante, abusive, rude et violente parfois avec Suzanne – interprétée par Annie Mercier, à la voix grave et à la présence perçante et glaciale ; Joseph, qui fait fonction de pater familias avant de trouver l’énergie de s’enfuir – Alain Fromager habite ce personnage versatile ; Suzanne, comme une petite musique, effrontée et provocatrice dans ses apprentissages amoureux, déplacée quand elle erre dans Saigon : « Je suis perdue. Ma robe me fait mal, ma robe de putain. Mon visage me fait mal ; mon cœur… Je n’ai plus de mère. Je n’ai plus de frère ; je vais tomber morte de honte… » – Caroline Proust tient le rôle et se glisse avec fluidité dans l’identité de la jeune fille de seize ans autant que dans celle de la femme plus mature et donne à son/ses personnage(s) une fragilité, autant qu’une intensité.

La complexité du passage au plateau pour mettre en scène L’Éden cinéma vient du fait que, dans le texte, les enfants passent par plusieurs époques, plusieurs âges. Ils sont enfants et adolescents, ils sont aussi adultes. Marguerite Duras l’écrit sous forme de voix de Joseph, voix de Suzanne, là où se construit le récit. Elle vient aussi de la disparité des lieux puisqu’on se trouve dans la plaine, dans le bungalow, au bord de la mer ou dans les rues de Saigon. La scénographie est ici judicieuse, un grand podium central sur lequel se trouve le bungalow, frontal, et en même temps très vietnamien, espace polyvalent aux portes coulissantes et translucides qui donne beaucoup de liberté dans les représentations et l’imaginaire des espaces (scénographie signée Emmanuel Clolus et Christine Letailleur, lumières Grégoire de Lafond et Philippe Berthomé).

Artiste associée au Théâtre national de Strasbourg après l’avoir été au Théâtre national de Bretagne, Christine Letailleur assure mise en scène et direction d’acteurs avec doigté et talent. Son travail est exigeant et soigné, on le connaît entre autres par ses mises en scène des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (2016) et de Baal de Bertolt Brecht (2017). Les auteurs et textes qu’elle choisit la placent sur des chemins de rigueur et de réflexion. Elle s’empare aujourd’hui de l’histoire de vie de Marguerite Duras – sous les traits de Suzanne –  qui, en deux textes de factures différentes, revient sur sa jeunesse en Indochine et un parcours, souvent douloureux.

Brigitte Rémer, le 25 avril 2022

Avec : Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust – scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumières Grégoire de Lafond, avec la complicité de Philippe Berthomé – son Emmanuel Léonard – vidéo Stéphane Pougnan – costumes Elisabeth Kinderderstuth – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat

15 au 23 avril 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris – En tournée : 10 au 14 mai, Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence – 20 mai, Châteauvallon-Liberté, Toulon. Site : www.theatredelaville.com – www.tns.fr – www.fabriktheatre.com

“Essaimées” au Lycée Paul-Éluard de Saint-Denis

© Les Musiques de la Boulangère

Nicolas Frize et les Musiques de la Boulangère en répétition avant la présentation d’un vaste programme musical dans tous les espaces du Lycée Paul-Éluard, les 13, 14 et 15 mai 2022.

Le compositeur Nicolas Frize aime les lieux singuliers et rencontres improbables où mêler ses recherches musicales teintées de positionnement artistique, politique et humain : usines, hôpitaux, prisons, écoles, bureaux, espace public.

C’est aujourd’hui dans le plus grand lycée de Saint-Denis, en région Ile-de-France, le Lycée Paul Eluard – accueillant plus de deux mille élèves, trois cents personnels dont deux cent dix professeurs – où il est en résidence depuis plus d’un an, que Nicolas Frize prépare ses prochaines interventions. Il y rencontre des élèves de différentes classes de seconde, première et terminale et des professeurs de toutes disciplines qui deviendront les interprètes de sa prochaine présentation-composition in-situ, intitulée Essaimée, à la mi-mai. Tous les espaces du Lycée seront musicaux et chantés : salles de cours et d’ateliers, gymnases, amphithéâtre, cafétéria, hall, cour extérieure. Il part des enseignements existants, des outils et objets pédagogiques pour les prolonger artistiquement et conceptuellement, exploitant leur dimension sensible.

Une observation en cours de travail permet de voir la confiance qui s’établit entre le maître de musique et les élèves, entre professionnels et amateurs. Ce jour-là, un petit groupe travaille sur les langues de différentes origines comme tamoul, portugais, roumain, lingala, arabe, bengali, en dialogue avec une soprano japonaise. Au-delà des timidités, les élèves dialoguent entre eux s’exprimant chacun dans sa/ses langues d’origine et se répondent au fil des intentions, des musicalités du langage et de la dynamique de chacun, sans recherche de traduction ni de volonté de compréhension, au mot pour mot. Le corps se met en mouvement : se déplacer, marcher, se regarder, se disputer, se regrouper. La soprano lance des propositions dans lesquelles s’interposent les élèves et auxquelles ils répondent. Lucie-Rose, congolaise, apporte son enthousiasme, les sri-lankaises Mathusha et Megha, de même langue tamoule, se donnent mutuellement du courage.

Nicolas Frize observe, stimule, régule, questionne, induit des reprises et de précieux moments à conserver, des inflexions à travailler, propose à chacun de se souvenir d’une berceuse de son enfance. Tout se fait dans l’écoute, l’esquisse, la proposition, la discussion. L’échange est fluide et respectueux, cherche entre le parler et le chanter et construit un conducteur qui deviendra la trame d’une séquence du spectacle.

La base du travail repose sur l’altérité, la découverte d’autres territoires, les nuances d’autres pensées, d’autres musicalités, d’autres rationalités. Une fraternité politique et poétique se construit sous le regard des autres, dans les intonations et gestes imaginés et proposés. Chacun a sa place, petite ou grande, selon sa personnalité et son désir, selon ce qu’il ose, ce qu’il se risque à échanger.

Ce jour-là c’est une professeure en histoire-géographie, en géo-politique, qui les accompagne, au sens physique comme moral et participatif. Toute l’année, ensemble, ils ont travaillé et échangé sur de grands thèmes transversaux comme la notion de frontière et d’exil. Demain ce sera peut-être le professeur de SVT (Sciences de la Vie et de la Terre), de chimie, de sport, de littérature ou de philo avec lesquels ils auront cheminé sur d’autres sujets, tous participant, par la transmission des connaissances, à la construction de leurs personnalités. Les relations entre l’écrit et l’oral et la résonance de certains mots comme le mot culture(s) sont au coeur des préoccupations du compositeur.

Lors de la phase concert, en mai, se retrouveront dans tous les espaces du lycée deux cents interprètes, élèves, professeurs, personnels administratifs et techniques, les élèves de cinq conservatoires de musique de Seine-Saint-Denis, les élèves de deux collèges professionnels, des musiciens et des chanteurs professionnels. Trente œuvres – de courte durée – seront jouées et chantées dans des compositions de Nicolas Frize mais aussi d’autres comme John Adams et les œuvres de deux jeunes compositrices auprès de qui Les Musiques de la Boulangère ont passé commande. Une scénographie s’élabore ainsi qu’une signalétique pour que les auditeurs-spectateurs itinérants, se repèrent. C’est une vaste œuvre collective intergénérationnelle et interculturelle à laquelle les publics sont conviés.

Brigitte Rémer, le 25 avril 2022

Concerts les vendredi 13 mai à 19h30, samedi 14 mai à 15h30 et 19h30, dimanche 15 mai à 15h30 – Lycée Paul-Eluard, 15-17, avenue Jean-Moulin, 93200 – Saint-Denis – métro Saint-Denis Basilique. Site : www.nicolasfrize.net – Entrée libre, réservation obligatoire : RESERVATION