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Combat de nègre et de chiens

© Gilles Le Mao

Texte Bernard-Marie Koltès – création collective, compagnie Kobal’tmise en scène Mathieu Boisliveau, vu à la Maison des Arts de Créteil.

Quelques gradins sur scène ferment l’arène où se déroule l’action, un chantier de travaux publics. On est dans un pays d’Afrique de l’Ouest, sorte de lieu indéfini, dans une cité « entourée de palissades et de miradors, où vivent les cadres et où est entreposé le matériel » où tournent les ventilateurs. L’ambiance est FrançAfricaine, même si l’objet de la pièce n’est pas de parler de néocolonialisme ni de question raciale, comme le précise l’auteur. Bernard-Marie Koltès (1948/1989) met en jeu de façon métaphorique la révolte, la violence, la confrontation avec l’autre, l’altérité, et se situe du côté de Conrad ou de Faulkner « au point de jonction entre la langue française et le blues. » La pièce est écrite et publiée en 1979, Koltès en a déjà une huitaine à son actif, il a voyagé les années précédentes au Nigéria, au Mali et en Côte d’Ivoire. Créée en 1982, au théâtre de La Mama de New York dans une mise en scène de Françoise Kourilsky, elle est mise en scène en 1983 au Théâtre des Amandiers de Nanterre par Patrice Chéreau – qui montera les principales pièces de Koltès –  dans une impressionnante distribution : Sidi Bakaba, Myriam Boyer, Philippe Léotard et Michel Piccoli.  Parlant de Koltès, Chéreau disait : « Il a été une météorite qui a traversé notre ciel avec violence dans une grande solitude de pensée et avec une incroyable force, à laquelle il était parfois difficile d’avoir accès. »

Combat de nègre et de chiens met en jeu quatre personnages : Horn (Pierre-Stefan Montagnier), âgé de soixante ans, chef d’un chantier qui doit bientôt fermer, travaille, boit des whiskys et joue pour de l’argent avec Cal (Thibault Perrenoud), ingénieur de trente ans. Passionné de feux d’artifice, Horn vient d’accueillir Léone (Chloé Chevalier), anciennement femme de chambre dans un hôtel, appelée à devenir son épouse. Drôle d’ambiance, plutôt beauf, jusqu’à ce que le jardin frissonne. Un Noir, Alboury (Denis Mpunga) –  portant le nom d’un roi de Douiloff (Ouolof) qui s’opposa à la pénétration blanche, au XIXème siècle – s’est introduit dans l’espace européen et vient réclamer le corps de son frère Nouofia – qui signifie conçu dans le désert – ouvrier journalier, mort sur le chantier. « Souvent les petites gens veulent une petite chose, très simple… » justifie-t-il. Il reviendra à plusieurs reprises, mais en vain. Des échanges entre Horn et Cal on apprend de ce dernier qu’il a tué l’ouvrier pour raison, plaide-t-il, d’arrogance, son corps jeté dans les égouts : « Moi, je flingue un boubou s’il me crache dessus, et j’ai raison, moi, bordel… »

Quand Léone entre en piste, elle brasse la légèreté du stéréotype européen et décline mollement la proposition grossière de Cal avant de croiser amoureusement Alboury qui lui transmet un peu de sa chaleur et de sa sagesse. Chacun parle sa langue dans une première scène, elle, lui déclare son amour – devant Horn – dans une seconde scène, puis elle se fait violemment éconduire quand elle propose un compromis pour acheter la paix, jusqu’à recevoir d’Alboury le même crachat que celui que Nouofia avait jeté au contremaître et qui lui avait valu d’être tué. Se met alors en place, entre Horn et Cal, une machination machiavélique de mise à mort visant à effacer définitivement Alboury et sa demande. Contre toute attente, la révolte d’Alboury sera plus forte et c’est Cal qui se fera tirer dessus par les gardes, du haut du mirador. Léone disqualifiée de tous se scarifie le visage avec un tesson de bouteille, à l’image des marques tribales d’Alboury et sera raccompagnée là d’où elle vient.

© Gilles Le Mao

La pièce débute presque comme un drame petit-bourgeois et la première partie s’interprète ici au premier degré. Passé la surprise du jeu néo-réaliste des personnages européens, on s’enfonce petit à petit dans le doute et l’ambiguïté, dans la densité poétique du texte où dialogues et monologues se succèdent, dans un art du récit et de la conversation propre à Koltès. Comme dans toutes ses pièces, le personnage Noir, ici Alboury, est au centre, dans tout son mystère, sa force d’attraction et sa pulsion de vie. S’opère alors, comme le dit Hervé Guibert, « un glissement entre la lutte des classes et une lutte des races. »

Fondée en 2010 par Mathieu Boisliveau, Thibault Perrenoud et Guillaume Motte, la compagnie Kobal’t a traversé les grands classiques dont Molière, Tchekhov et Shakespeare, avant d’affronter Koltès, monté par Mathieu Boisliveau. La mise à distance des personnages n’y est pas toujours, notamment dans la première partie mais leur volte-face, celle de Léone notamment – qui, de couleur fuchsia ressemble aux bougainvilliers du plateau dans les costumes de Laure Mahéo – ouvre sur la profondeur du texte. La scénographie de Christian Tirole sert bien ce propos de l’enfermement et les signes du contexte africain, éclairée par Claire Gondrexon. On s’enfonce petit à petit dans la solitude et le silence, le meneur de jeu devenant le personnage le plus secret, Alboury, dans sa vengeance accomplie par la mort de celui qui a tué.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2022

Avec Chloé Chevalier, Pierre-Stefan Montagnier, Denis Mpunga et Thibault Perrenoud – Collaboration artistique Thibault Perrenoud et Guillaume Motte – assistant à la mise en scène Guillaume Motte – dramaturgie Clément Camar-Mercier – scénographie Christian Tirole lumière Claire Gondrexon – costumes Laure Mahéo – régie générale et son Raphaël Barani – régie plateau Benjamin Dupuis.

Vu à la Maison des Arts de Créteil le 6 octobre 2022. Prochaines représentations : 8 novembre au 2 décembre 2022, Théâtre de la Bastille, Paris – site : theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 – En tournée : 27 et 28 mars 2023, Halles aux Grains, scène nationale de Blois – 25 au 29 avril 2023, Théâtre des Célestins à Lyon, 4 et 5 mai 2023, MCB / Scène nationale de Bourges – 10 au 12 mai 2023, Théâtre Sorano, scène conventionnée de Toulouse – 16 mai 2023, ACB/Scène nationale de Bar-le-Duc.

 

Vanish

© Alban Van Wassenhove

D’après Océanisé.e.s de Marie Dilasser – adaptation Lucie Berelowitsch et Marie Dilasser – mise en scène Lucie Berelowitsch, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes.

Le titre est un mot clé, vanish. Traduit de l’anglais il signifie disparaître. Nous sommes sur l’océan. Tout est dit. Le récit se construit autour de Rodolphe, marin d’une cinquantaine d’années, aguerri, qui se prépare à partir en mer pour un tour du monde en solitaire sur son voilier. Amoureux fou de la mer, pour lui « l’océan vient du ciel. » Il s’affaire avec son ami et sa femme, Nadja, entre cordages, passerelles, agrès mobiles et machinerie, check-list de ce qui reste à faire et passe une dernière soirée chez lui. Sa femme lui offre un confortable ciré et ses recommandations : « Attache-toi ! » Derniers instants de haute tension. « C’est toujours au moment où vous êtes prêts à partir que les gens veulent vous retenir. Les derniers instants ne devraient pas exister. Il va falloir dire les derniers mots, faire les derniers gestes, échanger les derniers regards… » Dans sa tête, Rodolphe est déjà loin, il a décidé de ne pas revenir. Il se raconte.

© Alban Van Wassenhove

Tombé dans le piège et l’amour de la mer, il avait débuté avec un petit bateau, puis en a pris un plus grand, puis un autre encore plus grand et il est devenu accro. On le suit dans son voyage, physique autant que mental et peut-être métaphysique, dans son journal de bord, luttant contre les éléments et la fatigue, perdant pied avec la réalité. « Se sentir vivant… » Les champs magnétiques se brouillent, les voix s’éloignent, la communication se dérobe, les instruments ne répondent plus. Joshua, son fils, – dont le nom signifie Dieu sauvera – dessine la mer et invente son père. « Joshua, tu es de l’autre côté, du côté de la terre ferme ! Joshua me reverra… »

Autour de Rodolphe tout devient abstraction, la terre se dissout, la météo se dérègle, il est envahi d’hallucinations et divague. On le suit dans sa recherche des extrêmes où il perd pied et jusqu’à la raison, manquant d’eau et de sommeil, dans la solitude du bleu translucide et d’éléments déchaînés. Au cœur des 40èmes Rugissants il engage sa dernière bataille contre les éléments, hissant le foc, contrôlant la grand-voile. Grand vent sur l’échelle de Beaufort ! La cabine est à sac, le bateau ouvert en deux. « Je suis traversé de part en part. La porte de la cabine s’ouvre, tout vole. » Dans ses pensées défilent toute la Patagonie, la référence aux grands explorateurs, les indigènes, mirage illustré par deux figures lunaires tombées de nulle part, jeteurs de sort : « Tu as des écailles sur les épaules » lui disent-ils.

© Alban Van Wassenhove

Témoins de ses brumes qui l’enveloppent tout entier et de ses visions, on assiste au naufrage. Dernière adresse à la famille, sa femme sait qu’elle ne le reverra pas et pourtant selon elle « le continent n’est pas moins hostile que la plupart des océans. » Le sens du temps devient aléatoire et se mesure à la longueur des cheveux. Passé, présent et futur se mélangent. Au final toutes les voiles recouvrent le plateau, comme un immense linceul.

Le texte est né de rencontres. Au point de départ celle de Lucie Berelowitsch, metteure en scène et directrice du Préau/CDN de Normandie-Vire avec Rodolphe Poulain, comédien et amoureux de la mer, navigateur à ses heures et vivant en Bretagne. Ils se connaissent et ont les mêmes passions, il a travaillé sous sa direction notamment dans Lucrèce Borgia. Il est ce personnage submergé de l’envie de partir qui plonge sans concession dans la partition très physique du marin en perdition. Najda Bourgeois, de l’équipe des comédiens permanents au Préau est son épouse, avec une grande justesse et détermination. Guillaume Bachelé, ami de Rodolphe, construit l’environnement musical.

Rencontre avec l’auteure, Marie Dilasser, née à Brest, dont la langue, à la fois réaliste et poétique, dit l’étendue de l’océan et la lumière changeante, le bateau qui s’écrase. « Le bateau ballote, tangue, pique du nez, s’écrase, plonge, tape, roule, grince, gémit, tu te cramponnes, t’agrippes, te retiens, t’affales, te cramponnes à nouveau, te relèves entre deux rafales, chutes encore… » Elle ouvre sur l’oralité des marins et leurs légendes, évoquant entre autres le rituel de la Proella d’Ouessant, où l’on rend hommage aux morts de la mer en portant une petite croix du domicile jusqu’au cimetière, elle nous mène à la frontière du fantastique.

Rencontre avec le scénographe Hervé Cherblanc, qui a rendu possible la représentation sur le petit plateau du Théâtre de la Tempête par l’inventivité de sa construction, composée de passerelles, échelles, plateformes qui roulent, d’un bunker-maison aussi petit qu’une cabine de bateau, de cordages. Sur mer, les gestes vont à l’essentiel, la scénographie est une évocation de l’univers de Rodolphe qui permet l’illusion de la gîte du bateau et du vent tourbillonnant dans les voiles. Tout roule et tangue. Côté cour un pupitre et un guitariste-chanteur, l’ami de Rodolphe, Guillaume Bachelé, avec la sonorisation de Mikaël Kandelman. Côté jardin, un gros cube transparent rempli d’eau, dans lequel les personnages plongent en apnée comme en caméra subjective. Les lumières sont de Christian Dubet qui lui aussi connaît la mer pour avoir grandi au pied du phare du Créac’h où son père était maître de phare, et qui a lui-même pratiqué ce métier de gardien de phare.

Alors avec cette belle équipe et sa capitaine, Lucie Berelowitsch, on largue les amarres et on s’interroge sur le paradoxe qui a saisi Rodolphe entre l’envie de disparaître et l’espoir qu’on le retrouve ; entre sa mise en abyme et le merveilleux qu’il recrée, par son imaginaire solitaire ; entre sa rugosité et sa fragilité. C’est une bouteille à la mer et l’énigme de l’humain qui garde son mystère.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2022

Avec : Guillaume Bachelé, Najda Bourgeois, Rodolphe Poulain – collaboration artistique Sylvain Jacques – assistanat à la mise en scène Elise Douyère – musique Guillaume Bachelé – scénographie Hervé Cherblanc – lumières Christian Dubet – sonorisation Mikaël Kandelman – costumes Suzanne Veiga Gomes, assistée de Cécile Box – décor Les Ateliers du Préau – Régie plateau Hervé Cherblanc  et en alternance Cyril Flochinger et Arthur Michel – habilleuse Nadia Ménenger – régie Jean-Louis Portail, Yann Nédélec – Le texte Océanisé.e.s est publié aux Solitaires Intempestifs.

Du 23 septembre au 23 octobre 2022, du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 16h30 – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ-de-Manœuvre, 75012. Paris. – tél : 01 43 28 36 36 – site : www.theatredelatempete.fr – En tournée : 1er et 2 décembre, Comédie de Colmar/CDN Grand Est Alsace – 13, 14, 15 décembre, Théâtre des Cordes de la Comédie de Caen/CDN de Normandie – 28 février 2023 L’Archipel, Granville – 2 mars, Théâtre de la ville, Saint-Lô – 7 mars, Dieppe/Scène Nationale.

Au Mauvais Endroit, au Mauvais Moment

© Fabien Debrabendere

MEMM – Texte et mise en scène Alice Barraud, Raphaël de Pressigny, Sky de Sela – Jeu, Alice Barraud – Musique Raphaël de Pressigny – au Théâtre de la Cité internationale Universitaire, dans le cadre du Festival Village de Cirque # 18, avec la coopérative de Rue et de Cirque (2r2c).

C’est à une re-naissance que nous convie Alice Barraud, voltigeuse de portés acrobatiques – portique coréen, la sienne. Blessée à la terrasse du Petit Cambodge un certain 13 novembre de l’année 2015, son bras gauche transpercé d’une balle qui avait fait voler en éclats ses os, ceux du bras et de la main. Pronostic négatif quant à son métier, qu’elle vivait avec passion, avec risque d’amputation et menace de septicémie par les plumes de sa parka qui s’était frayées un passage jusqu’à la blessure. « Trou de balle dans le bras ! » comme elle le dit en cultivant la distance avec un brin d’humour. Cinq opérations, deux ans d’hôpital et pendant cinq ans des notes qu’elle prend et qui l’aident à conjurer le mal en y posant les mots de sa souffrance. « J’étais devenue un paradoxe, dit-elle, comme une guitare qui a explosé, une vieille chaise cassée. » Elle s’est armée de courage et de patience pour retrouver la scène et dit les avoir puisés en prenant pour leçon de vie celle de grands artistes comme Ray Charles, cette figure majeure de la musique afro-américaine perdant la vue à l’âge de sept ans, ou Django Reinhardt déjà virtuose de la guitare perdant à dix-huit ans l’usage de deux doigts dans l’incendie de sa roulotte. Alice Barraud est, magnifiquement vivante et talentueuse, tant qu’à la regarder on oublierait le traumatisme si elle ne l’illustrait d’objets de l’hôpital qu’elle prend pour partenaires.

Un prologue musical piano clarinette, de son complice Raphaël de Pressigny batteur du groupe Feu ! Chatterton présent côté jardin, la propulse sur scène où se trouve un fauteuil qui se brisera ; une perfusion qu’elle baladera avant de chuter ; un lit d’hôpital – dans lequel elle aura subi toutes les angoisses de l’incertitude – sur lequel elle trouve ici la force du ludique et de la distance, de l’humour et du pied de nez. Derrière la gravité du récit, Alice Barraud fait des échappées dans le burlesque, dignes de Chaplin ou de Keaton avec ce lit qui monte et qui descend, où tête et pied se referment et la coincent, faisant valser le plateau repas où, avec la potence qui lui sert à se redresser dans le lit, elle se prend la tête, au sens propre comme au figuré. Alice Barraud passe de la gouaille aux larmes, du raisonnement à la folie, monte une dramaturgie de la scène à partir de sa tragédie personnelle inscrite dans un drame collectif et gère l’ensemble avec la précision et l’habileté du fildefériste.

En chemin elle parle de son petit frère qui tout jeune adorait faire claquer des pétards, blessé aussi ce même jour de novembre pour avoir tenté de la protéger et va jusqu’à en faire claquer elle-même à la fin du spectacle ; elle évoque le traumatisme qui lui fait redouter à tout moment l’intervention d’agresseurs : « Je les attends tout le temps… » ; tente de faire marcher ses doigts derrière le drap de l’hôpital qui lui permet des jeux d’ombres ; esquisse la  numérologie – dont l’hôpital est perclus – selon laquelle 6 serait le chiffre du diable ; se dirige vers le musicien, qui la prend dans les bras et la porte, comme dans un numéro de main à main acrobatique.

© Jérôme Heymans

Avant le cirque, Alice Barraud avait rencontré la danse qu’elle avait pratiquée depuis l’enfance en ses différentes formes. Elle maîtrise magnifiquement son corps au fil de ses numéros réalisés sur lit, au sol et au final, dans les airs. La fin du spectacle est terriblement émouvante et pleine de poésie. Émouvante, quand des cintres tombe un trapèze en triangle et qu’elle s’y accroche, d’abord d’une main, la droite, à partir du lit, puis des deux mains avec le sol pour tremplin, en voltige accélérée, car elle vole ; pleine de poésie, quand des plumes – référence à sa parka – tombent du ciel comme flocons de neige et qu’elle virevolte et s’enroule dedans, en pirouette.

Attirée très jeune par le cirque, Alice Barraud a été formée par Mahmoud Louertani et Abdel Senadji de la compagnie XY. Elle a travaillé avec l’équipe du Prato, à Lille et a toujours cherché le lien entre le corps et le rire. Elle a repris sa place dans la compagnie P’tit Cirk présentant son spectacle Les Dodos, du nom de cet oiseau trop gros pour voler, à l’opposé de l’acrobate, ainsi que Piano Sur le Fil, un concert-cirque de Gaëtan Levêque avec Bachar Mar Khalifé, dans lequel elle navigue entre danse et voltige avec une équipe circassienne.

Pour oser dire l’indicible à travers son récit de vie et le spectacle MEMM Au Mauvais Endroit, au Mauvais Moment, Alice Barraud a organisé sa pensée à partir de ses notes, aidée de Sky de Sela, également trapéziste et de Raphaël de Pressigny, batteur et clarinettiste qui suit avec précision sur scène son souffle et ses rythmes. Tous trois ont construit un spectacle très personnel où elle se raconte sans concession, en mots et en états de grâce, dans tous les sens du terme.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Création lumière Jérémie Cusenier – régie lumière Jérémie Cusenier et Thomas Kirkyacharian – régie son Wilfried Simean et Hugo Barré – régie accroches Fred Sintomer – costumes Anouk Cazin – constructeur/ingénieur Robert Kieffer.

Du 22 au 24 septembre 2022, Théâtre de la Cité internationale Universitaire, 17, bd Jourdan, 75014, Paris. tél. : 01 85 53 53 85 – site theatredelacite.com – En tournée : 3 et 4 octobre, La Comédi /Scène Nationale de Clermont-Ferrand – 14 (scolaire) et 15 octobre, Le Boulon/CNAREP, Vieux Condé – 27 janvier 2023, Espace Germinal, Scènes de l’Est Valdoisien, Fosses – 31 janvier, Théâtre de Jouy /Direction de la Culture, Jouy-le-Moutier – 3 février, ECAM, Espace Culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre – 10, 11, 12 février, Le Mans Fait son Cirque – 2 et 3 mars, Halle aux Grains/Scène Nationale, Blois – 10 mars, Gallia Théâtre, Scène conventionnée, Saintes – 31 mars, Jeliote/Centre National de la Marionnette, Oloron-Sainte-Marie – 4 et 5 avril, Scène Nationale Carré Colonne, Saint-Médard-en-Jalles – 8 ou 9 avril, La Piste aux espoirs, Tournai (Belgique) – 18 avril, Espace Culturel A. Poher/Les Bords de Scène, Ablon-sur-Seine – 21 avril, Théâtre Jean Arp, Clamart. En attente : 26, 27 mai, Cirque Théâtre, Pôle National Cirque Normandie, Elbeuf – 31 mai, 1er et 2 juin, Festival Les Utopistes / Théâtre de La Croix Rousse, Lyon.

 

Le Sacre du Printemps

© Maarten Vanden Abeele

Chorégraphie de Pina Bausch, précédé de Common Ground(s) de Germaine Acogny et Malou Auraudo – coproduction Pina Bausch Foundation, École du Sable, Sadler’s Wells – La Villette, espace Chapiteaux, Théâtre de la Ville hors les murs.

Deux parties composent cette soirée danse qui ont pour point commun Pina Bausch et le Tanztheater de Wuppertal, Germaine Acogny et l’École des Sables. Cette confrontation artistique prend deux formes. En première partie, Common Ground(s) met en espace la gestuelle ritualisée de deux danseuses : d’une part Malou Airaudo, danseuse au long parcours artistique avec Pina Bausch et créatrice de rôles majeurs au Wuppertal Tanztheater – notamment dans Iphigénie en Tauride (1974), Orphée et Eurydice (1975), Café Müller (1978) et bien d’autres – et qui fut aussi l’élue du Sacre du Printemps.

D’autre part Germaine Acogny, danseuse et chorégraphe, fondatrice et directrice de Mudra Afrique de 1977 à 1982, école pensée sur le modèle de Mudra Bruxelles créée par Béjart, qu’elle avait rencontré. Elle a ensuite créé à Toulouse en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde, tout en présentant des chorégraphies et en dansant. De retour au Sénégal en 1995 elle fonde le Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu de formation et d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, puis poursuit son travail de transmission en même temps que de création avec L’École des Sables qu’elle créée en 2004, à Toubab Dialaw au sud de Dakar (cf. notre article du 22 février 2021).

Common ground[s] présenté en première partie de soirée est nourri de ce syncrétisme recherché entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine. Malou Airaudo et Germaine Acogny fondent leurs alphabets l’un dans l’autre dans une quête d’espace physique et mental et à travers quelques objets transitionnels sacrés et magiques qui habitent leurs univers. Cette courte pièce (30’) est suivie d’un entracte de même durée pour laisser le temps aux techniciens d’installer la tourbe du Sacre du Printemps, chorégraphie technique des plus précises.

Reprise pour 35’ d’un Sacre du Printemps interprété par trente-quatre danseuses et danseurs africains choisis parmi une centaine venant de toute l’Afrique. Célèbre composition musicale en deux tableaux : L’Adoration de la Terre où s’exprime la joie d’une terre féconde et Le Sacrifice où l’élue sera livrée et sacrifiée aux dieux. Pina Bausch l’avait chorégraphiée en 1975. Le passage de témoin s’est fait entre les deux continents et les deux compagnies, au cours de six semaines de répétitions et de transmission, sous la direction artistique de trois danseurs emblématiques du Wuppertal Tanztheater – Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta et Clémentine Deluy. Le résultat est bouleversant dans l’énergie, le don de soi, l’explosion de joie puis de douleur, le statut de l’élue en robe rouge, vibrante d’une peur majuscule, à juste titre (Luciény Kaabral).

© Maarten Vanden Abeele

La pièce vient de si loin ! Chorégraphiée par Vaslav Nijinski pour les Ballets Russes et dansée en1913 au Théâtre des Champs-Élysées, tous les grands chorégraphes s’y sont intéressés, de Maurice Béjart en 1959 à Sasha Waltz en 2013, passant par Angelin Preljocaj en 2001, Emmanuel Gat en 2004, Jean-Claude Gallotta en 2011 pour n’en citer que quelques-uns, chacun avec sa sensibilité et son regard singulier l’a rêvé puis réalisé. Heddy Maalem chorégraphe franco-algérien a présenté la pièce en 2004 avec quatorze danseurs d’Afrique de l’Ouest. D’une musique lente et calme, parfois répétitive parfois affolée se lève le vent de sable jusqu’au cataclysme. Les danseurs montent en tension et en tremblements, en puissance, se séparent et se retrouvent, se placent en cortège, au son des clarinettes, cuivres, percussions et cordes. Le solo du basson revient en boucle, comme ces rondes de mélodies populaires.

© Maarten Vanden Abeele

De la dissonance à la montée rythmique et frénétique de la musique, comme des danseurs au cours de l’évocation des ancêtres et de leur action rituelle, se met en place la danse sacrée du sacrifice qui se fermera par un coup de timbale final. Les danseurs donnent toute leur énergie et font corps, face à la fragilité de l’élue. Tous sont à féliciter, ils habitent l’œuvre et sont en tension et à l’écoute du collectif dans leurs errances. Leur traversée chorégraphique est puissante et belle.

L’idée de cette transmission du Wuppertal Tanztheater aux danseurs de l’École des Sables pilotée par Germaine Acogny est un geste artistique autant que symbolique que Pina Bausch aurait sûrement apprécié!

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Common Groups – Chorégraphie et interprétation Germaine Acogny et Malou Auraudo – composition musicale Fabrice Bouillon Laforest, musique enregistrée sous la baguette de Prof. Werner Dickel, ingénieur du son Christophe Sapp – costumes Petra Leidner – lumière Zeynep Kepekli – dramaturgie Sophiatou Kossoko.

Le Sacre du Printemps – Chorégraphie Pina Bausch – musique Igor Stravinsky – scénographie et costumes Rolf Borzik – collaboration Hans Pop. Direction artistique Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta, Clémentine Deluy – direction des répétitions Çağdaş Ermiş, Ditta Miranda Jasjfi, Barbara Kaufmann, Julie Shanahan, Kenji Takagi. Avec : Rodolphe Allui, Sahadatou Ami Touré, Anique Ayiboe, D’Aquin Evrard Élisée Bekoin, Gloria Ugwarelojo Biachi, Khadija Cissé, Sonia Zandile Constable, Rokhaya Coulibaly, Inas Dasylva, Astou Diop, Serge Arthur Dodo, Franne Christie Dossou, Estelle Foli, Aoufice Junior Gouri, Luciény Kaabral, Zadi Landry Kipre, Bazoumana Kouyaté, Profit Lucky, Babacar Mané, Vasco Pedro Mirine, Stéphanie Mwamba, Florent Nikiéma, Shelly Ohene-Nyako, Brian Otieno Oloo, Harivola Rakotondrasoa, Oliva Randrianasolo (Nanie), Asanda Ruda, Amy Collé Seck, Pacôme Landry Seka, Gueassa Eva Sibi, Carmelita Siwa, Amadou Lamine Sow, Didja Tiemanta, Aziz Zoundi.

Du 19 au 30 septembre 2022 à 20h, samedi et dimanche à 19h – Programmation du Théâtre de la Ville hors les murs, site : www.theatredelaville-paris.com, à La Villette, espace Chapiteaux site : www.lavillette.com, métro : Porte de Pantin.

Roméo et Juliette

© LA Dance Project

Chorégraphie de Benjamin Millepied avec le Los Angeles Dance Project, musique Sergueï Prokofiev, collaboration artistique Olivier Simola, à la Seine Musicale.

Sur un tapis de danse rouge vermeil placé au centre de la grande Seine de quatre mille places, à la Seine Musicale et surmonté d’un écran, scénographie magnifiquement dépouillée, le danseur et chorégraphe Benjamin Millepied – ancien danseur-phare du New York City Ballet puis directeur de la danse au Ballet de l’Opéra national de Paris, de 2014 à 2016 – revient en France.  Il présente en création mondiale avec sa compagnie fondée il y a une dizaine d’années, Los Angeles Dance Project, sa lecture de Roméo et Juliette. Pendant deux ans le spectacle a été différé en raison de l’épidémie de covid, Benjamin Millepied l’a enfin donné aux Nuits de Fourvière, à Lyon, à la fin du mois de juillet, avant de le présenter à la Seine Musicale, coproductrice de l’événement.

© LA Dance Project

Guidé par la foisonnante composition de Sergueï Prokofiev écrite en 1935 pour le Kirov puis le Bolchoï dont Benjamin Millepied extrait les moments-clés, le chorégraphe fait récit en danse, théâtre et images du mythique duo-duel entre les Montaigu famille de Roméo et les Capulet famille de Juliette, rivalité qui les mènera l’un et l’autre de l’amour à la mort. Il n’est pas simple dans sa proposition d’identifier les personnages, certains soir deux hommes tiennent les rôles titres, d’autres soirs ce sont deux femmes, parfois un homme et une femme. Le soir de la représentation à laquelle j’ai assisté David Adrian Freeland Jr. était Roméo et Mario Gonzalez, Juliette et à entendre quelques commentaires à la sortie du spectacle, certains spectateurs ont cherché pendant tout le spectacle qui pouvait bien être Juliette. Nous sommes à Vérone dans une intrigue relativement simplifiée pour ne pas dire pointilliste, une partie de l’action se passe hors plateau, filmée en direct et nous revient via l’écran. Frank Castorf pour Les Frère Karamazov en 2016 avait par cette technique, créé une nouvelle et passionnante écriture scénique. L’image a donc le statut de narrateur.

Nous suivons les danseurs en coulisses où entre autres se déroule, lointainement, le bal, symbolisé par des masques posés sur les visages ; nous les suivons dans les couloirs du théâtre, s’entrechoquant et jusqu’à l’extérieur, où se joue la scène de déclaration d’amour entre Roméo et Juliette, suivie par la caméra sur la dalle, devant le théâtre, les corps entremêlés avec gros plan sur leur baiser hollywoodien. Au loin, dans la nuit, les phares des voitures.

© LA Dance Project

Le principe du spectacle repose sur ce va et vient entre le plateau – où l’on discerne à peine, de part et d’autres, les pentes douces permettant la libre circulation des danseurs et du caméraman – et l’image captée au plus près puis projetée, sous la direction du danseur et créateur vidéo, Olivier Simola, apportant à la fois de l’intime et du réalisme, de la modernité et de l’émotion. Certains effets montrent sur un mode loufoque des objets à l’envers, comme ce canapé renversé dans lequel le danseur est assis, par un jeu de miroir et de vis-à-vis entre le plateau et l’écran. Les images sont particulièrement réussies pour les ensembles, prises du dessus et donnant sur écran l’impression de danseurs « tombés du ciel » selon l’expression de Jacques Higelin, avec les jupes noires des femmes qui volent.

Dans notre recherche du personnage, Tybalt, cousin de Juliette (Vinicius Silva), provoque Roméo en duel, qui décline la proposition. Son ami Mercutio (Shu Kinouchi) décide de le remplacer mais se fait tuer lors du duel. Roméo venge sa mort en exécutant à son tour Tybalt. Banni et contraint de s’exiler, on connaît le tragique enchaînement des faits qui suivent : pour repousser un mariage arrangé précipitamment par le père de Juliette, avec l’aide de frère Laurent elle boit un philtre qui lui donne l’apparence de la mort durant quarante heures. Retrouvée inanimée par sa nourrice, tout le monde la pleure et on la place dans le tombeau des Capulet. Frère Laurent n’a pas le temps de prévenir Roméo du stratagème. Informé directement de la mort de sa bien-aimée il se précipite à Vérone bien décidé à la rejoindre dans la mort et boit, à ses pieds, le poison dont il s’est saisi. Quand Juliette se réveille et découvre à ses côtés son bien-aimé sans vie, elle prend sa dague et se perce le cœur. La fin, comme l’ensemble du déroulé de l’histoire, est, dans la version Millepied, relativement esquivée.

Au demeurant les moments dansés sont d’une grande fluidité, dans un vocabulaire plutôt classique. Les solos, duos, trios, mouvements d’ensemble alternent avec grâce et perfection entre sauts et battements, jetés et cabrioles, arabesques. Les tableaux se succèdent, sur écran ou sur scène, certains ensembles dans leur modernité font aussi penser par un côté ludique, sensuel et vivant, à West Side Story. Vives ou sépulcrales, les lumières voyagent par des néons nomades et offrent ces jeux de reflets miroirs dans la salle.

S’affronter à Roméo et Juliette fait partie pour les chorégraphes du parcours initiatique. Benjamin Millepied  y cultive son originalité en dé-genrant les rôles et en introduisant de manière massive des images en direct, laissant à de nombreux moments le spectateur devant un plateau déserté. Il apporte en revanche un angle de vue saillant en tant que chorégraphe et son regard de chef opérateur. C’est un pari singulier, mais réussi.

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2022

du 15 au 25 septembre 2022, à la Seine Musicale, Île Seguin, Boulogne-Billancourt. Métro : Pont de Sèvres – site : www. laseinemusicale.com – tél. : 01 74 34 53 53.

Avec : Roméo David Adrian Freeland Jr., Juliette Mario Gonzalez, Tybalt Vinicius Silva, Mercutio Shu Kinouchi – et avec Doug Baum, Marissa Brown, Lorrin Brubaker, Jeremy Coachman, Courtney Conovan, Daphne Fernberger, Oliver Greene-Cramer, Sierra Herrera, Leo Hishikawa, Payton Johnson, Peter Mazurowski, Nayomi Van Brunt. Collaboration artistique Olivier Simola –

Scénographie et lumières François-Pierre Couture – directrice lumières Avery Reagan – costumes Camille Assaf – opérateur Steadicam Sébastien Marcovici – musique Sergei Prokofiev interprétée par le London Symphony Orchestra sous la direction de Valery Gergiev.

et aussi du 13 au 16 octobre, au Théâtre du Châtelet, Paris, Programme I et II de Benjamin Millepied, dont Be Here Now – site : www.chatelet.com

Tropique de la violence

© Victor Tonelli

D’après le roman de Nathacha Appanah – adaptation et mise en scène Alexandre Zeff, compagnie La Camera Oscura. Théâtre 13/Bibliothèque.

Sa mère venait des Comores. Destination Mayotte à bord d’une barque précaire. A l’arrivée, elle dépose son bébé, Moïse, l’enfant à l’œil vert et noir de peau, auprès de Marie, infirmière à la peau blanche qui n’ayant pu avoir d’enfant, veillera sur lui. Pourtant c’est une béance qui s’ouvre et une incessante quête d’identité.

On retrouve Moïse en prison où il est enfermé pour une quinzaine d’années et l’on remonte le cours de son histoire… Marie meurt brutalement quand Moïse a tout juste quinze ans. Il se met à fréquenter le bidonville qu’on appelle Gaza, une zone de non-droit où vivent plus de trois mille mineurs isolés, organisés en bandes qui commercent et se défoncent.

© Victor Tonelli

« Rien de positif, le pays ressemble à une poussière incandescente » dit le texte. Le cercle bien connu chômage, misère, délinquance, drogue, violences semble inéluctable, et pour Moïse, dit Mo la cicatrice, l’errance et la peur, le racisme. Bruce, autoproclamé le roi de Gaza, le prend d’abord sous son aile et assure son initiation. Puis le vent tourne et le caïd met en œuvre à son encontre mépris, humiliations, harcèlement, viols répétés et jusqu’à la torture, piétinant ses quinze premières années protégées.

Deux autres discours s’entrelacent, celui d’un humanitaire du mouvement Pour une alternative non violente qui après avoir tenté d’accompagner les jeunes, jette l’éponge suite à de nombreux heurts et à la mise à sac de son local, celui d’un flic tout aussi pessimiste. Derrière la carte postale du plus beau lagon du monde aux vastes massifs coralliens, Mayotte endroit délaissé, montre une nature défaillante, une terre fracturée, des éléments qui parfois se déchaînent, entre pluies, vents et tonnerre, une violence exacerbée et extrême.

C’est ce que donne à voir le spectacle dans une démarche artistique pluridisciplinaire où l’image se mêle à la musique, où l’acteur fait corps avec une nature inhospitalière, portant le texte d’une grande poésie. Quand la mère apparaît à l’écran et chante elle apporte l’émotion, la sienne et la nôtre « Les mots sont une prière ». Quand le batteur-oiseau perché sur le flamboyant sonne le tocsin et la révolte au moment où Moïse s’écroule dans la lagune, pourtant la vie se poursuit. Quand le caïd grimpe tout en haut du théâtre, et jusqu’au gril, il déploie sa toute-puissance, prêt à « cogner la vie » et à « crever sans regret. »

Journaliste et romancière, Nathacha Appanah est née à l’Île Maurice en 1973, elle est arrivée en France à l’âge de vingt-cinq ans. Publié en 2016, Tropique de la violence a reçu de nombreuses récompenses, comme ses précédents romans, Les Rochers de Poudre d’Or, en 2003 et Dernier Frère en 2007. Alexandre Zeff s’est emparé de son écriture métaphorique et a composé un univers aussi sombre que l’est l’ouvrage, dans sa désespérance. La violence est partout pour Moïse, balloté au fil des rencontres, dans une société qui se délite : dans la mère d’abandon puis la mère d’adoption très tôt disparue, dans un pays laissé pour compte, dans une jeunesse perdue et les bandes qui la pervertissent, dans le racisme où paroles blanches et peau noire se contredisent.

– © Victor Tonelli

Sur le plateau la violence est, le metteur en scène réussit à la maîtriser autour du parcours chaotique de Moïse (Alexis Tieno), rongé par la peur, la faim, la marche et les cauchemars et autour de la provocation incessante de Bruce-le-caïd (Mexianu Medenou) couronnée par leur corps-à-corps allant jusqu’à la mort. Tous deux portent le spectacle avec talent, accompagnés des acteurs Thomas Durand et Assane Timbo, de l’actrice-chanteuse-guitariste Mia Delmaë, de la percussionniste japonaise Yuko Oshima en alternance avec Blanche Lafuente. La mise en images, dans une création vidéo de Muriel Habrard et Alexandre Zeff est puissante, la scénographie et les lumières de Benjamin Gabrié élaborent des espaces sensibles mettant en action cette tragédie d’un quotidien aux vies brisées.

Investi dans des programmes dits de cohésion sociale, Alexandre Zeff développe son écriture théâtrale avec justesse en dessinant les contours d’une géographie incertaine, entre les Comores et Mayotte, territoire français. Dans le déplacement des populations auquel le texte fait référence, le metteur en scène s’empare en arrière-plan de la question de l’inégalité des chances et du décalage entre rêve et réalité, sans en altérer le souffle poétique.

Brigitte Rémer, le 21 septembre 2022

Avec : Mia Delmaë, Thomas Durand, Mexianu Medenou, Alexis Tieno, Assane Timbo – percussionniste Yuko Oshima et Blanche Lafuente en alternance – scénographie et lumière Benjamin Gabrié – collaboration artistique Claudia Dimier – dramaturgie Noémie Regnaut – création vidéo Muriel Habrard, Alexandre Zeff – assistants vidéo Jules Beautemps, Sara Jehane Hedef – création musique et son Mia Delmaë, Yuko Oshima, Guillaume Callier, Vincent Robert – régie plateau et coordination Damien Rivalland – assistante à la mise en scène et dramaturgie Leslie Menahem – assistante à la mise en scène et coordinatrice Cécile Cournelle – assistante à Mayotte Anne-Laure Mouchette – stagiaire mise en scène Adèle Sierra – régisseur général Sylvain Bitor – régisseur son François Vatin – costumes Sylvette Dequest – maquillage et effet spéciaux Sylvie Cailler – collaboratrice chant Anaël Ben Soussan – chorégraphie de combat Karim Hocini – dressage animalier Victorine Reinewald – construction décor Suzanne Barbaud, Yohan Chemmoul, Benjamin Gabrié.

Du 14 au 30 septembre 2022, Théâtre 13/Bibliothèque, 30 rue du Chevaleret. 75013. Paris – du lundi au samedi à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche. En tournée : Espace BM. Koltès, Metz, 13 et 14 octobre – Théâtre de Chelles, 21 octobre, Célestins Théâtre de Lyon, 23 au 27 novembre – Le Théâtre, Laval, 8 décembre – Centre Duhamel, Vitré, 5 janvier 2023 – Théâtre Jean Arp, Clamart, 12 et 13 janvier 2023 – Le Carré Magique, Lannion, 2 mars 2023 – Théâtre Sénart, 22 au 24 mars 2023.

Le grand Chœur du Canto General à la Fête de l’Humanité

© BR

Oratorio composé par Mikis Theodorákis sur les poèmes de Pablo Neruda – direction musicale Jean Golgevit – avec le Grand Chœur de Bretagne et d’Occitanie – solistes, Gabriela Barrenechea mezzo-soprano, Jean-Luc Kerouanton, baryton.

Le peuple en majesté titrait le journal « L’Humanité » au lendemain de la 87ème Fête de l’Huma qui s’est déroulée du 9 au 11 septembre et d’un virage à 360° obligé, que les organisateurs ont pris avec philosophie et dans un immense travail réalisé. Après deux ans d’interruption due à l’épidémie de Covid et à un changement géographique imposé par les travaux liés aux Jeux Olympiques de 2024 qui ont mangé le terrain de La Courneuve où se déroulait l’événement, la Fête a migré vers le sud de Paris. Elle s’est installée au Plessis-Pâté non loin de Brétigny/Orge, sur l’ancienne base aérienne 217, un événement en soi.

© BR

Malgré cette inconnue, les participants sont venus nombreux, en dépit du temps bien incertain du week-end. Cet immense espace de soixante hectares avait été magistralement réinterprété autour de différents villages : Livre, Famille, Territoires solidaires, Village du monde, et autour des mêmes espaces artistiques : La grande scène Angela Davis, la scène Joséphine Baker, la scène Zebrock Nina Simone. L’espace Jack Ralite y accueillait spectacles et projections de cinéma. Une multiplicité de stands donnait la vedette à chaque territoire et aux entreprises publiques. Il régnait dans les allées beaucoup de bienveillance, de fraternité, d’ouverture et de liberté et sous les slogans aussi poétiques qu’incitatifs se goûtaient les bons vins, se rencontraient les amis, s’écoutaient les discours. Toute la gauche y fut présente.

Si les débats sont allés bon train d’un bout à l’autre de la Fête et dans des formats divers et variés, la programmation musicale a mis à l’honneur des artistes de tous bords, en mélangeant les genres avec intelligence : rap, rock, soul, jazz se sont exprimés sur les différentes scènes. Pour ne citer que quelques groupes, mais il y en eut de nombreux comme Sniper, les Wampas, Camélia Jordana, Odezenne, Sexion d’Assaut et tant d’autres…

© BR

C’est dans ce cadre enjoué et stimulant que s’est produit sur la grande scène Angela Davis, entre Benjamin Biolay et Dutronc&Dutronc, le Grand Chœur du Canto composé du Chœur du Canto de Bretagne et des Voix du Canto d’Occitanie, fédérés par Jean Golgevit à la direction musicale. Violoniste à l’origine, compositeur et brillant pédagogue, ce chef de chœur hors pair approfondit depuis de nombreuses années l’œuvre de ces deux immenses artistes que sont Neruda et Theodorákis. La créativité poétique du premier, Pablo Neruda (1904/1975), l’univers musical du second, Mikis Theodorákis (1925/2021) – deux artistes engagés, l’un au Chili, l’autre en Grèce – sont purs joyaux.  « Deux pays, deux trajectoires similaires » comme le dit la soliste Gabriela Barrenechea.

© BR

El Canto General est une fresque lyrique et épique sur l’histoire et les destinées des peuples d’Amérique Latine écrite par Neruda à partir de 1938, éditée au Mexique en 1943. L’exécution de son ami, le poète Federico García Lorca en 1936, en Espagne, avait marqué son entrée en résistance et en militance. Dans ces quinze sections et plus de quinze mille vers s’expriment de manière directe ou métaphorique l’oppression, la révolte, les espoirs et les utopies. Défenseur des droits de l’homme, Neruda – Prix Staline de la Paix en 1950, Prix Nobel de Littérature en 1971- appelait à la prise de conscience collective. En 1969, le parti communiste l’avait désigné comme candidat à l’élection présidentielle, mais il s’était désisté en faveur d’Allende comme candidat unique de l’Unité Populaire. Ce dernier présida aux destinées du pays à partir du 4 septembre 1970 et jusqu’au 11 septembre 1973, date du coup d’état par Pinochet et de son assassinat.

Mikis Theodorákis avait commencé à travailler sur le Canto General dont on entendra certaines sections dans ce concert, notamment Vegetaciones, Los Libertadores, Voy a vivir, La United Fruit Company, America insurrecta, Requiem pour Neruda, composé suite à la mort du poète brutalement survenue dans des conditions restées suspectes, dix jours après l’assassinat du Président Allende.

© BR

Le grand Chœur de Bretagne et d’Occitanie l’a fait vibrer sur cette immense scène de la Fête de l’Humanité, images reprises sur deux écrans géants de part et d’autre du plateau. Dans l’histoire mouvementée de son pays, la Grèce, Theodorákis fut un militant communiste et résistant de la première heure durant la guerre civile et la toute-puissance des colonels.  Il fut emprisonné, déporté, torturé et plus tard dut s’exiler. De France, il créa le Conseil national de la résistance. Il eut la musique pour combat. Le monde entier le connaît sous l’angle de la musique populaire, par le sirtaki composé pour le film de Michael Cacoyannis, Zorba le Grec, petit clin d’œil avec quelques notes esquissées ici par le joueur de bouzouki. Bien au-delà, Theodorákis a écrit de nombreux opéras et oratorios, des musiques de chambre. Sa composition musicale pour El Canto General est d’une immense richesse dans les rythmes, les scansions, les chuchotements et crescendos. Il avait lui-même dirigé l’œuvre pour la Fête de l’Huma en septembre 1974, un an après l’assassinat d’Allende. Quarante-huit ans plus tard, sous la baguette de Jean Golgevit, le Chœur du Canto et les Voix du Canto se produisent en cette date du 11 septembre, emblématique pour le Chili.

Au salut final © BR

Sur scène, accompagnant les soixante choristes, deux solistes : l’éblouissante mezzo-soprano, Gabriela Barrenechea, originaire du Chili et fière de l’être, qui a de nombreuses cordes à son arc. Elle avait quinze ans lors du coup d’État et a vécu cachée, avant de s’exiler ; la tessiture de sa voix recouvre exactement la couleur de l’œuvre ; Jean-Luc Kerouanton, baryton et également récitant ; Pascal Keller, pianiste ; Dimitris Mastrogioglou, bouzoukiste ; et trois percussionnistes, Bérangère Le Meur, Maxime Chatal et Florent Bigoin qui donnent toute l’amplitude à l’œuvre. Le moment est sublime, le parvis s’est rempli d’un public multiforme, les écrans rapportent de magnifiques images, chacun des choristes et des musiciens donne ce qu’il a de meilleur, le chef de chœur est au gouvernail. Chapeau bas ! « Je suis venu pour chanter et pour que tu chantes avec moi » dit Neruda, « J’ai toujours aimé me trouver là où le tourbillon s’empare de l’humanité » dit Mikis Theodorákis. La Fête de l’Huma bat son plein.

Brigitte Rémer, le 19 septembre 2022

Avec les choristes – Chœur du Canto / Bretagne : Frédérique Aguillon, Christiane Bost, Madeleine Castel, Jean Chalm, Gwénaëlle Clément, Yvonne Cloâtre, Claude Conas, Cécilia Delaunay, Marie-Aline Demortain, Antoine Egea, Danielle Estrade, Michel Fontaine, Joëlle Grison, Marie-Noëlle Guerineau, Joëlle Guilcher, Patricia Guitteny, Yves Guitton, Jean-Luc Kerouanton (chanteur et soliste), Anne Marie Kerveadou, Bernadette Le Duff, Ghislaine Le Floch, Armelle Le Goff Derien, Robert Le Crann, Merwen Le Mentec, Alain Loison, Joëlle Marchand, Lambert Masson, Sylvie Masson, Lydiane Quere, Françoise Quittos, Agnès Sagot, Yves Sanson, Hervé Tilly.

Jean Golgevit, direction musicale © Christian Crochet

Voix du Canto / Occitanie : Anne Armagnat, Corinne Canonge, Olivier Canonge, Monique Carton, Françoise Chambon, Régis Couder, Marie-Odile Crochet, Marie-Suzanne Dubray, Florence Evrard, Françoise Faivre, Lionel Faivre, Louis Fourestier, Corinne Glain, Georges-Henri Grau, Myrèse Grau, Émilie Martin, Chantou Marty, Sylvie Raynal, Jacques Rouveyrol, Jacqueline Suquet, Martine Teirlinck.

Dimanche 11 septembre 2022, Fête de l’Humanité, Grande Scène Angela Davis, Base 217, Le Plessis-Pâté/Brétigny-sur-Orge – Sites : www.lescheminsdelavoix.free.fr (Chœur du Canto/Bretagne) – www.les-voix-du-canto.org (Choeur Les Voix du Canto/Occitanie – Direction musicale, Jean Golgevit – Site : www.jean-golgevit.weebly.com

Out of the blue

© Théâtre de la Ville

Par et avec Silke Huysmans et Hannes Dereere – production Campo – en anglais et néerlandais, surtitré en français, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, dans le cadre du Festival d’Automne.

L’objet présenté est singulier. Il traite d’un sujet de société devenu une des priorités mondiales, le non-respect de l’environnement et la destruction de la planète, ici des fonds sous-marins. Peut-être s’apparente-t-il davantage à une conférence scientifique qu’à un spectacle, peu importe il est d’utilité publique. À partir de techniques journalistiques, Silke Huysmans et Hannes Dereere transposent une problématique qu’ils reconstituent artistiquement. Leurs deux précédents spectacles traitaient, le premier, du désastre minier de 2015 au Brésil, avec Mining stories, le second de l’extractivisme qui a détruit l’Île de Nauru dans le Pacifique au cours du XXème siècle, avec Pleasant Island.

Avec Out of the blue, en entrant dans la salle le spectateur fait face à huit écrans collés les uns aux autres, deux ordinateurs posés sur une grande table. Les deux acteurs-intervenants s’assiéront devant, dos au public, et gèreront l’informatique en véritables chefs d’orchestre, tapant parfois le texte sur leurs claviers in-situ et gérant la chorégraphie des images et de la musique. On ne verra leur visage qu’au salut. Ils ne sont pas le cœur du sujet, leur démarche l’est. C’est une démarche d’observation sur les forages en eaux profondes, dans le Pacifique, à l’ouest du Mexique et les risques qu’ils entraînent.

Au printemps 2021, Silke Huysmans et Hannes Dereere sont connectés par satellite depuis chez eux, la Belgique, avec trois bateaux stationnés dans l’océan Pacifique : l’un appartient à une compagnie belge d’extraction minière en train d’explorer les fonds marins abyssaux à l’aide d’un robot, l’autre accueille les scientifiques qui observent l’opération en cours, le troisième n’est autre que le navire amiral des militants de Greenpeace qui deviennent lanceurs d’alerte, le Rainbow Warrior.

Le Prologue est suivi des différentes interviews avec les scientifiques marins de ces navires et les militants de Greenpeace. Les points de vue sont contradictoires et si le monde est cartographié, seulement 10% des fonds marins le sont, remarque le commentaire. Le voyage visuel proposé dans ces fonds silencieux repose sur de remarquables images. La faune et la flore y sont pure poésie, et l’on voit des bancs de poissons délicats et gracieux s’enrouler dans le mouvement de l’eau, des poulpes du sud aux grandes ailes, fines comme des dentelles, voler sous l’eau.

Moins poétiques, les pilleurs d’océan à la recherche de cuivre, zinc, manganèse et cobalt, tous minerais nécessaires aux sociétés pour stocker l’énergie, sont aux aguets. Pourtant dès 1967 l’Ambassadeur de Malte, M. Arvid Pardo, appelait à l’instauration d’un régime international efficace du fonds des mers et des océans. Signée en 1982, la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer fut adoptée. Douze ans plus tard, en 1996, elle est entrée en vigueur et les fonds marins ont été déclarés Patrimoine mondial de l’humanité. Le temps politique est un temps si long…

Comme des capitaines à la barre, et les acteurs-observateurs-rapporteurs Silke Huysmans et Hannes Dereere le précisent bien, il ne s’agit pas ici d’un problème à traiter mais d’un cycle en mouvement, celui du vivant et de l’humain. La recherche d’une solution ne saurait être que collective. Vers la fin du spectacle ils nous font voyager vers d’autres abysses, dans le cosmos, à l’autre extrémité, entre mars et vénus. Des deux côtés on reste suspendus entre l’immensité et l’infini, dans une solitude vertigineuse, au sein d’une nature sacrée et d’un certain vague à l’âme. L’échelle de nos perceptions se décale face à un écosystème qu’on altère avant même de le connaître.

L’épilogue est peu réjouissant même si les scientifiques ont demandé un moratoire. Vingt-sept pays ont désormais un contrat de forage pour les fonds marins abyssaux dont l’Allemagne, le Japon et la Russie et la prochaine expédition est programmée à l’automne 2022. Dans Out of the blue il y a un grand écart entre le calme avec lequel se fait devant nous cette démonstration fine et feutrée d’une biodiversité en danger et le tumulte du propos. On est avenue Gabriel, à deux pas de l’Élysée, on a envie de dire : traversez la rue et montrez votre travail aux politiques qui surfent sur les vagues sans s’attaquer réellement aux problèmes d’un univers qui, à grande vitesse, se détruit et dont Silke Huysmans et Hannes Dereere font récit.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2022

Du 12 au 15 septembre à 20h, Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris. tél. 01 42 74 22 77 et www.festival-automne.com

Coriolan

© Victor Tonelli

Texte William Shakespeare, traduction Jean-Michel Déprats, mise en scène François Orsoni, au Théâtre de la Bastille.

Après La Mort de Danton de Georg Büchner montée en 2016, puis Monsieur le député de Leonardo Sciascia, présenté en 2018, François Orsoni rembobine le temps et nous mène de Plutarque avec ses Vies des hommes illustres au Vème siècle avant JC, jusqu’au XVIème siècle de Shakespeare. La question du pouvoir et de la démocratie, l’intéresse.

Quand on entre dans la salle du Théâtre de la Bastille on se trouve face à l’Acropol(e) et les acteurs sont en place. La caste patricienne est lascivement installée sur les marches, face au public : telle une Athéna en majesté, la mère de Caius Marcius (Estelle Meyer) surnommé Coriolanus après la prise de la ville de Corioles, appartenant aux Volsques ; Coriolan donc, son fils (Alban Guyon) héros coléreux et violent, dur et hautain, qui a le goût des armes et fut de toutes les guerres que Rome mena contre ses voisins ; Ménésius, (Thomas Landbo) conciliateur pour le sénat, tentant de raisonner le peuple, miséreux, qui leur fait face : deux acteurs dans la salle, assis au même niveau que les spectateurs, l’un côté cour, l’autre côté jardin, qui apostrophent le public (Jean-Louis Coulloc’h et Pascal Tagnati).

Après hésitations et tergiversations Marcius présente sa candidature au consulat et convoite ce sommet de la hiérarchie des magistrats. Il échoue car les citoyens se rebellent, craignant que leurs droits nouvellement acquis leur soient retirés. Chassé par le peuple pour avoir souhaité la disparition du tribunal de la plèbe qui au Sénat représente leurs droits, Marcius/Coriolan est condamné à l’exil, malgré le simulacre de séduction auquel il se prête et la toge d’humilité qu’il revêt. Il change alors de direction et met ses capacités de stratège au service de ses anciens ennemis, les Volsques, se plaçant sous leur protection, avant de revenir mettre le siège devant Rome. Une délégation de femmes menée par sa mère le ramène à la raison, il entend leurs supplications et raccompagne ses troupes aux frontières du territoire romain, retournant chez les Volsques où il est finalement assassiné par une bande de conjurés.

Pièce historique ou bien tragédie, le texte met en exergue l’amour filial et la vertu des héros. C’est une pièce bavarde, qui laisse peu de place à la rêverie et au vagabondage. Les metteurs en scène ne s’y attardent guère. Christian Schiaretti l’avait mise en scène en 2006, plaçant la focale sur l’intemporalité du sujet. Ici les manœuvres politiciennes et l’hostilité du peuple qui sont au cœur de l’histoire en cette époque romaine, nous semblent lointaines, alors qu’elles pourraient nous renvoyer à nos démocraties chancelantes et nos politiques incertains.

Si les acteurs, toujours à vue, tirent leur épingle du jeu, la contemporanéité s’absente et la mise en scène de François Orsoni propose des images datées. Alors, pourquoi ne pas pousser le jeu à l’extrême, dans un grand péplum où ce héros militaire pourrait régner et douter dans sa Rome archaïque, en nous amusant un tout petit peu ?

Brigitte Rémer, le 14 septembre 2022

Avec : Jean-Louis Coulloc’h, Alban Guyon, Thomas Landbo, Estelle Meyer, Pascal Tagnati – bruitage Éléonore Mallo – lumières François Orsoni, Antoine Seigneur-Guerrini – scénographie et costumes Natalia Brilli – photographie François Prost After Party 2018 – régie générale Antoine Seigneur-Guerrini, François Burelli – création sonore et régie son Valentin Chancelle – régie Bastille Erwann Petit.

Du 12 septembre au 7 octobre 2022 à 20h, relâche les dimanches et le jeudi 15 septembre – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011. Paris – site : www.theatre-bastille.com et www.neneka.fr – tél. : 01 43 57 42 14.

Le Marteau et la Faucille

© Paris l’été

Texte Don DeLillo, traduction Marianne Véron – Adaptation et mise en scène Julien Gosselin – Jeu  Joseph Drouet – au Théâtre Paris Villette, dans le cadre de Paris L’été.

L’homme est seul en scène, assis devant une caméra face au public, dans un dispositif blanc, clinique – tapis et praticables. Derrière lui, en gros plan, s’affiche sur grand écran chacune de ses expressions, chaque respiration. Il est entouré de néons rouge, couleur d’incendie qui accompagne le spectacle.

C’est un narrateur qui commence son récit calmement pour le porter dans une montée dramatique d’une heure à laquelle la musique participe, avec un fort mouvement crescendo. L’expression de son stress et d’une grande nervosité s’exprime par de petits gestes qui se répètent et s’accélèrent – comme se toucher le visage, ou le bras… Nous sommes entre le réel, le présent et une sorte de déréalisation qui serait le passé.

Le Marteau et la Faucille, l’un des écrits les plus récents de Don DeLillo, présente un réel totalement déréglé et proche de l’absurde, celui du monde des affaires et de la crise financière de 2007 reflétant une certaine angoisse du monde. Ainsi, le programme d’informations économiques présenté par des enfants vide les mots de leur sens ; un détenu purge sa peine pour malversation, son montage financier ayant causé la chute de deux gouvernements et la faillite de plusieurs multinationales, il écope de sept cent vingt ans de réclusion.

Julien Gosselin s’intéresse aux romans pour leur faire prendre corps et développe souvent ses sujets sur de longs spectacles, de dix à onze heures. Il crée entre autres Les Particules élémentaires d’après Michel Houellebecq en 2013 à Avignon, 2666, le roman-fleuve du Chilien Roberto Bolaño, Le Passé, montage de textes de différentes natures du Russe Léonid Andreïev. De Don DeLilo il a présenté en 2018 un spectacle de dix heures, transposition scénique de trois de ses romans – Joueurs, Mao II, les Noms.

Sans bouger de sa chaise et avec une parfaite maîtrise du texte et des rôles qu’il porte Joseph Drouet a une présence magnétique et nous attrape dans sa sphère de l’argent et des affaires qu’il dessine avec les mots de Don DeLilo. Il nous conduit dans l’irrationnel. Son trouble et son angoisse affleurent et il crée une spirale d’accélération qui pourrait bien l’aspirer, où la mort rôde. Est-il en interrogatoire, fait-il une confession ? Il nous mène dans un monde glacé, celui d’une disparition annoncée, dans un regard à partager entre la scène et l’écran. Son personnage contourne la disparition, l’acteur est magistral. Avec Le Marteau et la Faucille Julien Gosselin propose, en quelques touches choisies et appropriées un spectacle court, efficace et de forte intensité.

Brigitte Rémer, le 29 juillet 2022

Du 26 au 28 juillet 2022 à 20h. Théâtre Paris-Villette, 211 avenue Jean-Jaurès, 75019. Paris – métro Porte de Pantin – site : www.parislete.fr – tél. : 01 44 94 98 00

Danse macabre

© Oleksandr Kosmach

Cabaret engagé mise en scène Vlad Troitskyi avec les Dakh Daughters et Tetiana Troitska – Les Soirées Nomades de la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

Elles ont fui leur pays en guerre, l’Ukraine, il y a plusieurs mois, les Dakh Daughters, groupe théâtral et musical constitué en 2012 et qui depuis travaille avec Vlad Troitskyi qui fut leur professeur au conservatoire de Kiev il y a une vingtaine d’années. Lui, a fondé en 1994 le tout premier théâtre indépendant du pays, qu’il a nommé Dakh/LeToit, c’est un talentueux entrepreneur culturel en même temps qu’un metteur en scène rare et singulier. Pour lui « le théâtre, c’est créer un monde, créer le monde et le partager avec les gens. » Ensemble, ils ont pris la décision de quitter leur pays sous les bombes, pour faire vivre un front de résistance, depuis l’extérieur. Les soldats se battent sur le territoire et défendent les frontières, elles, se battent avec leurs armes, le théâtre et la musique et défendent la démocratie et la liberté pour tous.

© Oleksandr Kosmach

Le Préau-Centre dramatique national de Normandie-Vire leur a ouvert grand les portes. Sa directrice, Lucie Berelowitsch, de double culture, française et russe, les connaissait pour les avoir rencontrées à Kiev peu de temps après la révolution de Maïdan et avait monté avec elles en 2015, Antigone d’après Sophocle. Joué en français, russe et ukrainien dans le cadre du Printemps français à Kiev, puis en tournée à Cherbourg, Vire, Bordeaux et Toulon, les Dakh Daughters – actrices, chanteuses et musiciennes – y tenaient entre autres le rôle du choeur. Elles sont aujourd’hui pour nous le cœur de l’Ukraine qui bat, avec ce besoin vital de créer dans une extrême urgence, pour dire au monde et témoigner.  

Le groupe a récemment présenté un premier spectacle sur l’invasion russe et la guerre, Ukraine Fire au Théâtre Monfort dans le cadre de « Paris l’été » (cf. notre article du 16 juillet). Saisies par la nécessité impérieuse de parler de cette guerre, en ce moment et alors même qu’elle se déroule, notre guerre à tous, elles continuent de dire et de faire front. Elles ont créé Danse Macabre dans une nécessité absolue, au Préau, dans la mise en scène de Vlad Troitskyi avant de le présenter un soir dans le jardin de la Fondation Cartier et de le reprendre en tournée. Elles avaient commencé à l’élaborer avant même de quitter l’Ukraine, elles l’ont fait évoluer en France, au regard des événements et du tragique, montrant ce face à face avec la mort, qu’elles expérimentent chaque jour depuis cinq mois.

© Oleksandr Kosmach

Danse macabre... Nous ne sommes ni chez Baudelaire, obsédé par la mort et qui utilise ce même titre pour l’un de ses poèmes des « Fleurs du mal », ni chez Saint-Saëns qui dans son poème symphonique met en scène Satan, l’accusateur, personnification du mal et de la tentation, et qui conduit le bal quand sonnent les douze coups de minuit. La nuit recouvre l’Ukraine où il est minuit, en permanence. Les Dakh Daughters s’inspirent du Livre de Job portant sur le problème du Mal dans l’Ancien Testament et qui fait dialoguer Dieu et Satan. Elles tissent à partir de cette figure mythique et biblique un scénario fait de chansons et de récits de guerre sur ce qu’elles vivent au quotidien et qui atteste de la perversion et de la folie de la destruction, physique et mentale, chez l’agresseur russe.

© Oleksandr Kosmach

Les cinq actrices scandent de leurs instruments – guitare, violon et violoncelle, contrebasse et piano – des rythmes obstinés jusqu’à ce qu’une sirène hurle, celle qui donne le signal de descendre se protéger dans les caves. Elles quittent leurs tutus noirs, ceux-là même qu’elles portaient dans Ukraine Fire, faisant la jonction entre les deux spectacles, tous deux traitant de la guerre, se démaquillent et revêtent des imperméables gris. « Je suis en sécurité, en sécurité… dit l’une d’elle, hébétée, pour un temps certes je suis en sécurité, mais c’est comme si mon corps avait été déraciné… les jambes sont comme des racines desséchées et fragiles, hors sol, sans eau, sans la terre des ancêtres et sans l’eau de la maison, sans la flamme. » Puis elles pénètrent dans leur réalité, celle de l’exil, faisant rouler les valises dans un élan de panique et suspendues à leurs mobiles en quête des dernières nouvelles. Les valises, habillées de façades aux fenêtres allumées, ressemblent à de petits immeubles, au début du spectacle. On entre dans leur récit et on les accompagne dans la frénésie de la gare, ou de l’aéroport. Départs, déplacements. Où partir ? Qu’ont-elles mis dans leurs valises d’alerte faites sans même y réfléchir faute de temps ? Comment emmener sa maison, toute une vie… ? « On n’a finalement pas besoin de grand-chose même si l’on comprend qu’on ne reviendra peut-être pas, ou que si l’on revient, tout peut être détruit… »  Ballet de valises, mur de valises. Dans les bras, un enfant-poupée de chiffon qu’on berce puis qu’on dépose sur une valise comme sur un cercueil… « Souviens-toi que la vie n’est qu’un souffle. » La danse autour de l’enfant… Ce personnage qui se détache et tourne sur elle-même comme un derviche, ou comme la conscience.

© Oleksandr Kosmach

Incantations, polyphonies, notes envolées, musiques lancinantes, Rozy/Donbass-Des roses pour le Donbass cette célèbre chanson scandée sur le Maïdan aux heures les plus sombres de la révolution, tocsin, plainte du piano là où l’infiniment petit croise l’infiniment grand. Les compteurs tournent épelant le nombre de morts, les maris tués sous les yeux de leurs épouses, les femmes violées devant leurs enfants, récits de pure destruction, témoignages insoutenables. « J’attendais le bonheur, le malheur est arrivé » dit l’une d’elles portant un falot à la faible lueur comme un ultime appel au secours. Une petite fille rêve, « ne pleure pas maman » dit-elle doucement. La sidération s’empare des spectateurs, car pour elles comme pour nous « en un instant tout a perdu son sens. »

Des bougies plein les bras elles ouvrent leurs valises posées à la verticale laissant paraître de petits autels semblables à des reposoirs, blottis au fond de leur bagage. Ce coin sacré de la maison est devenu nomade mais il reste sacré : « Ta petite maison est là où tu es, cela donne de la force » dit une autre. Parler, se taire… « Il faut vivre si on a la chance de ne pas perdre la raison. » À nouveau la sirène retentit et le plateau se vide. « Si je ne brûle pas, je ne vis pas. Si je n’aime pas, je ne chante pas. Mais je ne le sais pas encore Car je suis là Toujours en flammes Car je suis là Toujours en flammes » dit le texte. Avec Danse macabre, la frontière s’efface entre la vie et le théâtre, et nous sommes bien au-delà du théâtre.

  Brigitte Rémer, le 24 juillet 2022

Avec Tetiana Troitska et les Dakh Daughters : Natacha Charpe, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomia Melnyk et Anna Nikitina – création lumières Astkhik Hryhorian – traduction Irina Dmytrychyn. Production déléguée Le Préau CDN de Normandie-Vire – Avec le soutien du Ministère de la Culture/DRAC Normandie, de la Fonderie au Mans et du Dakh Theatre, Kyiv, Ukraine – Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris – Théâtre National de Strasbourg – Théâtre de Vidy-Lausanne, Suisse – Les Quinconces et L’Espal / Scène nationale du Mans – Théâtres de la Ville de Luxembourg. La recette de la soirée sera reversée à l’association France-Ukraine.

Le 21 juillet 2022, à la Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail, 75014. Paris – métro : Raspail ou Denfert-Rochereau – tél. : 01 42 18 56 72 – site : www. fondation.cartier.com – En tournée : 26 et 27 septembre 2022 Festival International de Tbilissi (Géorgie) | 6 octobre 2022, Le Préau CDN de Normandie-Vire.

Ukraine Fire

Oleksand R. Kosmach

Avec les Dakh Daughters – direction artistique Vlad Troitskyi – spectacle en ukrainien surtitré – Théâtre Le Monfort, dans le cadre du Festival Paris l’été.

C’est un spectacle coup de poing tant par son contenu que par sa forme. Son contenu est fait de l’actualité, tragique, la guerre en Ukraine. D’une grande densité, inventivité et virtuosité, sa forme relève du cabaret et mêle musique, danse, texte et images.

Le spectacle est porté par cinq musiciennes-actrices qui ont écrit des fragments, lambeaux de sensations, sentiments, couleurs et réactions face à la réalité de la violence russe qui les oblige à l’exil. « Chaque jour je suis dans une autre ville. Dans une autre ville, je suis différente… » dit l’une. Chaque mot est un projectile qui touche en plein cœur de cible, réaliste en même temps que poétique, qu’il soit chant ou psalmodie, récitatif ou mélopée. Les Dakh Daughters en maitrisent les différentes techniques et enluminent la parole de ponctuations musicales virtuoses, des plus graves aux plus débridées, dans un éventail de techniques allant des musiques traditionnelles au rock, des rythmes orientaux au slam et au punk. Chacune est dans son propre espace, scénographique, musical et mental : côté jardin, le violoncelle et les percussions ; côté cour, à l’arrière-plan sur une estrade, la contrebasse, devant, le violon et la guitare. Des images vidéo, réalistes ou fantasmatiques selon les séquences, donnent aussi le rythme dont elles s’emparent en une montée volcanique et un défi guerrier ouvrant sur la révolte des percussions et la déstructuration finale, comme une provocation magistrale.

Groupe théâtral et musical formé en 2012, on connaît les Dakh Daughters en France depuis leur présentation de Freak Cabaret création collective mise en scène par Vlad Troitskyi en 2014, qui déjà faisait valoir leur capacité de dérision et force de résistance. Plus qu’un metteur en scène, Vlad Troitskyi est un mentor qui en 1994 fonde le théâtre indépendant et centre d’Art contemporain Dakh – qui se traduit par le toit – dont il devient le directeur artistique, au rez-de-chaussée d’un immeuble résidentiel situé à un croisement de rues dans le centre de Kiev. Il y crée le groupe musical DakhaBrakha qui, partant des musiques traditionnelles, les revisite et travaille sur la polyphonie – certaines musiciennes des Dakh Daughters en font partie – et en 2007 donne le coup d’envoi du GogolFest, festival annuel multidisciplinaire international d’art contemporain et de cinéma. La mouvance artistique d’avant-garde qui règne au Dakh repose sur son seul maître-mot : liberté.

Les Dakh Daughters sont entrées en contestation et résistance dès décembre 2013 lors des manifestations pro-européennes ukrainiennes de la place de l’Indépendance / Place Maïdan, en réalisant un clip. Si, au départ, elles n’étaient pas particulièrement engagées, dès la création de leur compagnie artistique, l’Histoire les a rattrapées. C’est dans une grande spontanéité qu’elles développent un esprit révolutionnaire, luttant contre le désenchantement, à travers le théâtre et la musique. Elles s’appuient aussi sur des textes puissants issus entre autres de Shakespeare, Bukowski, du poète russe d’avant-garde Alexandre Vvedenski ou encore du grand poète romantique ukrainien Taras Chevtchenko auteur de Notre âme ne peut pas mourir.

Oleksand R. Kosmach

Dans Ukraine Fire le début du spectacle est saisissant et hypnotise les spectateurs, images de guerre et de destruction d’une violence inouïe vues dans l’actualité mais reprises en fondu enchaîné de manière démultipliée et superposée. Sur scène, la vie est comme arrêtée : les cinq actrices-musiciennes sont assises en contrebas, dans le noir, maquillées de blanc telles des âmes mortes, on les devine à peine dans le contre-jour, vêtues de leurs tutus noirs et guêpières, portant des tee-shirt noirs à leur effigie. Les mots qu’elles lancent sont autant de poignards. « Pourquoi y a-t-il la culture du mal, sur terre ? » posent-elles, plaçant l’art au rang de témoignage. Tout au long du spectacle elles dialoguent et commentent en musique, en chants et en mots ce qui s’affiche sur l’écran, chacune dans son espace musical et avec sa personnalité, de l’exhortation au plaidoyer. « Ce n’est pas une vague, juste des gens… » chuchotent-t-elles. Elles sont archi-douées en leur présence fantasmatique et respectueuse, pleine de bruit et de fureur en même temps que de grâce et font se rencontrer poésie et subversion. Apparaissent à l’écran Jérôme Bosch et Hitler jusqu’à l’Armageddon où se livre l’ultime combat entre le bien et les forces du mal.

Ukraine Fire est un message de lutte et d’espoir qui par sa force lyrique s’apparente à un oratorio, par son tragique à une Passion, par son récit-hommage aux morts, au peuple et aux combattants, à une chanson de la Geste ukrainienne. En même temps qu’imaginatif et fantaisiste, porté par l’esprit frondeur des Dakh Daughters, c’est un poème musical qui parle de la mer et des cendres, un cri pour la paix. « Ô mon destin…»

Brigitte Rémer, le 16 juillet 2022

Avec : Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk,Anna Nikitina, Nataliia Zozul, et la participation de Tetiana Troitska, comédienne – lumières, mapping vidéo Mariia Volkova – son Mickael Kandelman, Bruno Ralle.

 Jeudi 14 juillet à 20h – Le Monfort, 106 Rue Brancion, 75015 Paris – métro : Porte de Vanves, tramway : Brancion – Une partie de la billetterie sera reversée à des associations locales pour l’Ukraine.

Je me souviens

© Chloé Signès.

ou la fresque sociale d’un village menacé par la disparition – texte et mise en scène Paul Platel, Théâtre des Évadés – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

Le titre du spectacle, Je me souviens, amène tout droit à l’écrivain Georges Pérec dont les minuscules fragments de la vie quotidienne collectés entre 1946 et 1961, de sa dixième à sa vingt-cinquième année, portaient ce même titre pour évoquer Paris, le métro, les slogans publicitaires, le cinéma, les spectacles etc… Sami Frey l’avait majestueusement mis en scène et interprété. Ce titre nous mène aussi jusqu’au Québec dont la devise est Je me souviens et que l’on trouve là-bas sur les frontons de pierre des bâtiments publics et les plaques minéralogiques. Céline Dion, l’une des stars du spectacle, d’origine québécoise, fait le lien.

 Aujourd’hui c’est un autre Je me souviens qui nous appelle au Théâtre du Soleil, signé Paul Platel, jeune auteur qui n’a pas trente ans, metteur en scène et acteur dans le spectacle. Il évoque un village menacé de disparition dans le sud-est de la France où les gens n’ont pas la langue dans leur poche, son village d’enfance peut-être – lui est de l’arrière-pays niçois.

Se retrouve ici un condensé de ce qui fait la vie, pas forcément dans le registre le plus optimiste mais qu’il a observé tel un entomologiste et qu’il a sans doute connu. On y trouve une certaine typologie de la France populaire où la vie n’est ni meilleure ni pire qu’ailleurs mais où, comme partout, elle ne fait pas de cadeau : la seule usine de l’endroit va fermer pour raison de délocalisation, les ouvriers licenciés ne s’en sortiront pas ; la jolie jeune femme à l’image flétrie, Annick, surnommée Miss Camping, attend le retour d’un fils qu’elle a eu à seize ans et qui sort de prison ; à son arrivée, ce dernier n’aura de cesse de connaître l’identité de son père sous une pluie d’allusions et  commentaires de certains villageois ; la famille père-fils-et petit-fils n’est pas brillante : un vieil homme rugueux et taciturne qui critique et braille en permanence ou alors cherche refuge à l’église auprès de la bonne mère, assez sexy il est vrai – un acteur tient le rôle et joue les apparitions-disparitions – ; son fils, qui occupe beaucoup d’espace, parfait portrait de la grande gueule ; le petit-fils qui se prend des taloches ; il y a aussi Rosette passionnée de Céline Dion qui vend sa Céline à qui veut bien l’entendre, grande organisatrice de la fête au village ; l’ex-jeune fille  qui tient le café et fonctionne à coups de préjugés ; il y a les copains d’enfance et leur radio locale dont l’un d’eux qui ne trouve pas sa place et se rétrécit de plus en plus. Bref des esquisses de personnages avec leurs espoirs et désespoirs, le colportage des ragots mi-fenêtre sur cour mi-clochemerle satirique, empathique et mélodramatique, parfois à la limite du stéréotype et de la caricature.

© Chloé Signès.

Les tableaux se succèdent dans leur hétérogénéité avec changements de décors à vue. Tantôt pétillants tantôt sombres les acteurs habitent chacun leur personnage dans les différents styles auxquels ils sont assignés, où s’entrechoquent comédie, drame, burlesque et pathétique. Les chants traditionnels de la chorale du village côtoient la pop et Céline Dion qui alimente l’imaginaire individuel puis collectif. Ça donne un petit côté décousu aux courtes séquences qui se suivent et l’entracte plombe un peu la dynamique, du moins celle du spectateur.

Sorte de chronique de la vie ordinaire, Je me souviens est le premier spectacle écrit et mis en scène par Paul Platel. Créé il y a deux ans, il brosse le tableau d’un village qui se délite et les réponses qu’apportent chacun des personnages à leurs rêves qui s’éloignent et s’effacent. Pour le passage à la scène l’auteur-metteur en scène avait rassemblé des acteurs de générations différentes dont la plupart ont été formés comme lui à l’EDT 91, dans le but de constituer une troupe.

© Chloé Signès.

C’est avec cette même troupe et juste avant la reprise de Je me souviens que le metteur en scène a présenté dans ce même lieu du Théâtre du Soleil son second spectacle, Pardon Abel – l’histoire de deux frères aux parcours et sensibilités bien différentes – mis en répétition en octobre-novembre 2021 après des temps de résidence de la compagnie au Théâtre 55 de la ville de Mougins et au Théâtre National de Nice, puis dans les ateliers du Théâtre du Soleil. Attentive aux jeunes compagnies, Ariane Mnouchkine leur a ouvert les portes. Ce temps de travail s’est achevé par une série de représentations au Soleil.

On trouve dans Je me souviens une forte tension entre la solitude des personnages et l’image sociale de chacun au sein du collectif, le village, terrain sur lequel s’entrecroisent des destins et des histoires de vie. Les fils de l’écheveau parfois se perdent un peu entre les personnages – ils sont dix – et se diluent, mais après tout, dans un village, il y a ceux que l’on voit et il y a ceux qui, plus à l’écart, gardent leur mystère. Avec son enthousiasme et son esprit, le Théâtre des Évadés est une troupe à suivre, qui commence tout juste son parcours.

Brigitte Rémer, le 15 juillet 2022

Avec Manon Falippou, Marianne Giraud, Estelle Gaglio-Mastorakis, Christian Jéhanin, Vincent Martin, Willy Maupetit, Jean-Paul Mura, Gaétan Poubangui, Jason Marcelin-Gabriel, Paul Platel. Collaboration artistique et aide à l’écriture Nicolas Katsiapis – création lumière Ugo Perez – création sonore Louise Prieur.

Du 1er au 10 juillet 2022 – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 75012. Paris – métro : Château de Vincennes, puis navette gratuite ou bus 112 – site : www.theatredusoleil.fr

Tchiloli

© Théâtre de la Ville

La Tragédie du Marquis de Mantoue et de l’Empereur Charlemagne par la compagnie Formiguinha de Boa Morte (São Tomé) – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, dans le cadre de la Saison France-Portugal et de la coopération Afrique-Europe – spectacle en portugais ancien, surtitré en français.

Née au Portugal au XVIᵉ siècle, cette geste théâtrale, musicale et dansée, le Tchiloli, introduite à São Tomé par les maîtres sucriers, vient de loin, tant géographiquement que dans la traversée du temps. Au large de la Guinée Équatoriale et du Gabon, São Tomé – île principale de São Tomé-et-Príncipe – perpétue ce rituel interprété en langue portugaise uniquement par des hommes, alors esclaves et métis locaux, masqués et costumés à l’européenne. Le Tchiloli interroge la tradition et la justice, il mêle subversivité et syncrétisme. Les représentations peuvent durer entre cinq et huit heures, le prologue se passe dans la forêt. C’est dans les années 70 que le groupe Formiguinha de Boa Morte s’est rendu pour la première fois en Europe, au Portugal, suite à l’invitation de la Fondation Calouste Gulbenkian et qu’il continue de faire vivre cette expression de sa culture.

L’argument : au cours d’une partie de chasse, le prince Charles, fils de Charlemagne-maître protecteur, assassine le neveu du duc de Mantoue, s’étant épris de sa femme. Les Mantoue réclament justice. L’Empereur oscille entre sentiments paternels et raison d’État. Cette dernière l’emportera, le fils sera sacrifié. Une trentaine d’acteurs aux rôles d’importance inégale dont ici six musiciens portant grand et petit tambours, hochets et flûtes en bambou, introduisent l’histoire. Les musiciens appellent le public à l’extérieur du théâtre et commencent à jouer sur le plateau circulaire installé devant. Ils invitent ensuite à les suivre dans les allées du jardin. Au loin, la troupe est en action, en danse et mimodrame, jusqu’à la simulation du meurtre du duc de Mantoue. Acteurs et musiciens entrainent les spectateurs sur le chemin du retour et regagnent la scène, les spectateurs leur place.

Au centre du plateau, un cercueil miniature dans lequel est censé se trouver le Prince héritier Charles, centre de gravité du Tchiloli, en rappelle la dimension tragique et divise l’espace où se tient côté jardin sur une petite estrade, la Haute Cour – l’Empereur, son épouse et sa famille, l’archevêque et quelques intrigants – de l’autre côté, la Cour Basse, résidence du marquis de Mantoue. Cette famille, notamment la mère de la victime et sa veuve portant de longues mantilles noires et vêtues d’amples jupes noires à volants qui se soulèvent et tournent dans la danse, sont assistées d‘un avocat. Neveux, émissaires, éminences grises, ducs et ambassadeurs font cercle et attendent leur heure de gloire. Les musiciens sont ici placés derrière, le plateau de l’Espace Cardin n’étant pas si grand et les personnages, nombreux.

Les costumes et masques sont remarquables – costumes d’inspiration européenne, africanisés et somptueusement artisanaux, reposant sur l’inventivité de chaque acteur. Des matériaux de haute valeur symbolique sont recyclé, jouant sur l’ironie ou contribuant à la transmission de messages plus politiques : uniformes militaires, fracs, cannes à pommeau, gants blancs, épées de bois, capes de velours, couronnes de bric et de broc, bas noirs etc. De petits fragments de miroirs se nichent dans les coiffes et costumes comme autant de grigris de protection et de retour à l’envoyeur des mauvais sorts qui pourraient être déversés. De longs rubans colorés tombent d’une cocarde accrochée à hauteur du cœur sur les costumes masculins, l’acteur les écarte avec élégance quand il s’apprête à prendre la parole.

Les acteurs du Tchiloli portent des masques clairs, sorte de seconde peau qui permet de résister aux mauvais sorts, de brouiller les pistes pour ne pas être reconnus et de parler avec l’au-delà en dialoguant avec les ancêtres. En effet les acteurs sont Noirs et jouent un drame de Blancs. Ces masques, porteurs de la puissance symbolique africaine, sont faits de fin grillage façonné. Un trait de peinture y marque les yeux et la bouche. En toute liberté, des costumes trois-pièces, cravates, téléphones portables, lunettes de soleil, côtoient les vêtements de la tradition. La saveur du spectacle vient aussi de ces contrastes et anachronismes où tout est généralement codifié.

Au pays, le Tchiloli se célèbre dans des lieux de plein air lors de la saison sèche, en différents points de l’île. Les spectateurs se placent debout, autour d’une aire centrale rectangulaire nommée kinté, délimitée par des cordes fixées aux arbres. C’est la flûte, instrument principal, qui détermine la figure à exécuter. La scène est toujours en mouvement, l’entrée des personnages-clés ou leur déplacement étant ponctué par des suites de danses s’inspirant de pavanes et gavottes, contredanses et sardanes, menuets et quadrilles dont les interprètes s’emparent au gré de leur tempérament.

Implanté dans le quartier de Boa Morte à São Tomé, la compagnie Formiguinha de Boa Morte, exclusivement composée d’hommes, défend depuis 1956 l’héritage traditionnel du Tchiloli qu’il se transmet de père en fils. Comme le sociologue Jean Duvignaud le disait en parlant de la transmission des spectacles, du métissage des cultures et du rapport dominants-dominés, « il est malaisé de savoir ce qu’elles (les cultures) se doivent entre elles, par un jeu de provocations réciproques. » La venue du Tchiloli au Théâtre de la Ville renvoie aux thèmes de l’esclavage et des indépendances à travers cette pseudo cérémonie funéraire et la réparation, par la justice, quel que soit le prix à verser. La sophistication de cette forme théâtrale ancestrale et sa codification nous parle bien d’aujourd’hui et de décolonisation culturelle, au même titre que les autos-sacramentales importées par l’Espagne en Amérique Latine ou encore à travers le temps, les rituels des Mystères où se côtoyaient surnaturel et réalisme. Le Tchiloli est une forme où se mêlent le pouvoir et le sacré, magnifiquement porté par le groupe Formiguinha de Boa Morte.

Brigitte Rémer, le 6 juillet 2022

Avec : La Haute Cour – Empereur Charlemagne : Manuel Do Nascimento Alves Costa Carvalho – Impératrice : Olinto Vila Novas Soares – Prince Charles :Alvaro José Da Costa Bonfim – Évêque conseiller : Jurciley Quinta – ministre : Augusto Pires Lopes Cravid – Secrétaire : José Manuel D’Abreu Alves Carvalho – Dame de Cour : Roualder Lumungo Da Costa Afonso – Ganelon : Edilane Da Costa Dias Mendes – Comte Avocat Anderson et Valdevinos : Hodair Da Costa Alves de Carvalho – Notaire : Danilson Do Espirito Santo Oliveiras Viegas.  La Cour Basse – Marquis de Mantoue : Edjaimir quaresma Alves De Carvalho – Sybille : Mauro Sousa Pontes – Ermeline : Hortensio Pereira Santana – Duc Aymon : Eliude Das Neves Lopes Rita – Renaud de Montauban : Tiazgo Luis Do Espiritu Santo – Capitaine de Montauban : Edson Bragança Viegas D’Alva – Avocat Marques de Manta : Lusugénio Silvio Carvalho Neto Da Costa – Don Bertrand : Gilmar Menezes Afonso Neto – Don Roldão : Cardio Da Cruz De Carvalho – Page (le petit garçon) : Holdemir José Lourenço De Sousa. Les Musiciens – Grand tambour : Gilmar Mónica Santana – Petit tambour : Hortêncio Sousa Coelho Santana – Flûtes : Damião Vaz da Trindade, Marcos Lázaro de Carvalho – Joueurs de hochet : Manuel Dos Ramos Santana Ferreira Neto, Oscar de Almeida Lopes.  Direction artistique : Vincent Mambachaka, Alvaro José Da Costa Bonfim, Damião Vaz Da Trinidade – Scénographie : Yves Collet – Lumières et Son : Konongo Cleophas – Traduction : Marie Laroche, Gabriel Pires Dos Santos – Surtitrage : Bernardo Haumont.

Du 30 juin au 2 juillet 2022, Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris métro : Concorde – site : www.theatredelaville-paris.com

Mozart, une journée particulière

© Seine Musicale

Librement adapté du livre de H. C. Robbins Landon sur une idée de Paul Krawczyk, compositeur – livret et mise en scène David Lescot, en collaboration avec la compagnie Kairos – extraits d’œuvres de Wolfgang Amadeus Mozart, Johann Sebastian Bach, Joseph Haydn – Insula Orchestra, direction Laurence Equilbey – dans le cadre du festival Mozart Maximum – à La Seine Musicale.

C’est une création scénique qui mêle musiciens, comédiens et dessins, pour faire vivre la dernière journée de Mozart avant qu’il ne s’alite définitivement, le 12 novembre 1791. Des années de surmenage et une santé fragile ont eu raison de lui. Complétant l’univers musical de l’époque, l’univers visuel s’inscrit comme un livre d’images sur un tulle derrière lequel se trouve l’orchestre. Les acteurs-chanteurs nous mènent ainsi à travers les rues de Vienne, les salons bourgeois, les théâtres, la maison où Mozart compose encore de manière acharnée, en présence de Constance, son épouse. Par le récit, émergent aussi ses doutes et incertitudes, ses dettes, sa vulnérabilité.

À partir de 1788, pour Mozart le monde est devenu plus pesant après la perte de sa fille âgée de quelques mois. Par ailleurs sa situation financière peu brillante l’oblige à déménager dans un faubourg de Vienne. C’est pourtant au cours de ces années-là qu’il compose des œuvres d’une grande maturité : ses dernières symphonies dont la n° 39 qualifiée de maçonnique, son Concerto pour piano n° 27 et ses deux derniers opéras, La Flûte enchantée et La Clémence de Titus. Il était franc-maçon et pour ses frères de loge écrivit une cantate qu’il dirigea le 18 novembre 1891, ce qui contredit les informations sur son Requiem, resté inachevé et donné comme la dernière œuvre à laquelle il se serait consacré.

Le récit que situe H. C. Robbins Landon autour de la date du 12 novembre 1791 nous parle du musicien autant que de l’homme et serait donc un récit de fiction, car les dates se chevauchent et les informations divergent. Autour de Mozart – magnifiquement interprété par le pianiste Thomas Enhco – se dessine une galerie de portraits : Constance son épouse (Antoinette Dennefeld, mezzo-soprano)  ; Salieri, compositeur italien avec qui, malgré les rumeurs, il entretenait des relations respectueuses ; von Schloissnigg, conseiller de l’empereur Joseph II ; von Kees, conseiller viennois chargé de la diffusion de la musique et de l’organisation de concerts ; Maria Anna von Genzinger, amie de Mozart autant que de Haydn, lui-même ami intime de Mozart (Florie Valiquette, soprano) ; Galitzine, ambassadeur de Russie à Vienne durant le règne de Catherine la Grande, grand ami et mécène de Mozart (Mikhail Timoshenko, basse).

Auteur, metteur en scène associé au Théâtre de la Ville à Paris et musicien, David Lescot mêle l’écriture à la musique et au mouvement. Parmi ses nombreuses mises en scène il a monté deux opéras de Mozart, La Finta Giardiniera et La Flûte enchantée mais aussi Il Mondo Della Luna de Haydn. Il a réalisé ce Mozart, Une journée particulière collégialement avec Sagar Forniés, artiste issu de la bande dessinée et son collaborateur Jordi Gastó pour la recherche d’illustrations. Il neige sur Vienne, une passée d’oiseaux s’envolent, lustres et intérieurs aristocratiques sont d’une grande précision.

© Seine Musicale

L’habileté du metteur en scène a été de mêler les personnages réels aux dessins et de faire apparaître et disparaitre l’orchestre derrière le rideau de tulle. Le dispositif fonctionne avec des dessins qui oeuvrent aussi à la narration et restituent cette fin XVIIIè mêlant fraîcheur, naïveté et informations données et qui font le lien entre l’orchestre à l’arrière-plan et les acteurs. Ces derniers, chanteurs également, naviguent avec une grande fluidité de l’avant à l’arrière-scène, à commencer par Thomas Enhco, pianiste et compositeur de jazz et de musique classique interprétant Mozart, que l’on ne peut que féliciter pour sa prouesse. Sous la remarquable baguette de Laurence Equilbey, directrice musicale d’Insula Orchestra et artiste associée au Grand Théâtre d’Aix-en-Provence, tous, musiciens jouant sur des instruments d’époque et chanteurs, participent de cette réussite. Des voix très pleines et maitrisées aux couleurs savantes, et des instruments qui sonnent avec majesté dans ce grand vaisseau de La Seine Musicale, restituent l’acte artistique accompli par Mozart – la composition – comme un acte vital de création.

Brigitte Rémer, le 29 juin 2022

Avec : Thomas Enhco : Wolfgang Amadeus Mozart – Florie Valiquette : Ana Maria Von Genzinger et Mlle de Destary – Antoinette Dennefeld : Constanze – Mikhail Timoshenko : Galitzine – Jacques Verzier : van Swieten, Schloissnigg et Schikaneder – Yoann Le Lan : Kees, le messager et l’assistant – Insula orchestra : Laurence Equilbey, direction – Martynas Stakionis : chef assistant –  Sagar Forniés et Jordi Gastó : incidental illustration – Fabio Castro, Igor Sarralde : additional designs – David Cremnitzer : animation vidéo – Alwyne de Dardel : scénographie – Paul Beaurelles : lumières – Linda Blanchet : collaboratrice artistique – Mariane Delayre : costumière – Catherine Saint Sever : maquillages et coiffures – Régisseur général : Christophe Poux.

Du 23 au 25 juin 2022, à La Seine Musicale, Île Seguin, 92100 Boulogne-Billancourt – métro Pont de Sèvres – tél. : 01 74 34 53 53 – sites : www.laseinemusicale.com et insulaorchestra.fr

Dialaw Project

© Joseph Banderet

Textes de Sinzo Aanza, Hamidou Anne, Ian de Toffoli et Le Fluide Ensemble – mise en scène Mikaël Serre – Spectacle en français et en wolof – au Monfort Théâtre.

C’est un work in progress construit autour de la figure emblématique de Germaine Acogny, danseuse, chorégraphe, fondatrice de l’École des Sables à Toubab Dialaw, près de Dakar, au Sénégal, réalisé par Mikaël Serre, metteur en scène franco-allemand.

Mère de la danse africaine contemporaine comme on aime à la nommer, Germaine Acogny a embarqué dans une aventure artistique unique dans le sillage de Maurice Béjart qu’elle a côtoyé et avec le soutien du président Léopold Sedar Senghor : la création de Mudra Afrique au Sénégal, une réplique de Mudra Bruxelles adaptée au contexte africain, qui a vu le jour en 2004. Secondée par Helmut Vogt, son époux, L’École des Sables – centre international de danses traditionnelles et contemporaines d’Afrique – est devenue un lieu d’échange et de formation professionnelle pour les danseurs africains et ceux du monde entier. Elle est l’incubateur de nombreux jeunes talents de la danse africaine.

© Joseph Banderet

Or l’inquiétude règne à Toubab Dialaw anciennement port colonial où la construction d’un nouveau port a commencé face à l’École des Sables, suscitant une vive réaction au sein de la population. C’est dans ce contexte que Dialaw Project, est né, de la collaboration entre Germaine Acogny et Mikaël Serre. Différentes étapes de création se sont mises en place à partir de 2021 à l’École des Sables, puis au Centquatre à Paris, suivi d’un temps de résidence en juin au Monfort Théâtre où le résultat du travail est montré, en une première version. La forme finale y sera présentée à la fin du mois d’août, après une dernière étape de résidence élaborée en présence de la chorégraphe.

Dialaw Project est un spectacle pluridisciplinaire qui mêle théâtre, danse et arts visuels. Son thème central en est l’impact du projet mégalomane de construction d’un port en eau profonde, signé entre le gouvernement sénégalais et la puissante société émirati Dubai Port World. Ce projet fera disparaître la côte et ensevelira une terre sous des kilomètres de béton. Face à cette catastrophe écologique et aux bouleversements géopolitiques qui suivront, face à cette négation philosophique et humaine, artistes et intellectuels de différents pays – Allemagne, Congo, France, Luxembourg et Sénégal – se sont mobilisés autour d’un projet théâtral. Ils questionnent la notion de développement et de responsabilité collective, chacun partant de son expérience personnelle en termes de perte de repères et d’exil.

© Joseph Banderet

Mikaël Serre et Germaine Acogny collaborent depuis 2015. Dans un premier solo intitulé À un endroit du début, sous le regard de Mikaël Serre – metteur en scène, acteur, performer, formé aux Beaux-Arts de Saint-Étienne et à l’École Jacques Lecoq, traducteur franco-allemand – la danseuse et chorégraphe remontait à ses origines et identités multiples, à ses ancêtres. Repartant du même point, Dialaw Project rappelle, de domination en domination, les anciennes puissances coloniales et nous mène jusqu’au développement économique à outrance et à la globalisation.

Au début du spectacle, par écran interposé, Germaine Acogny parle de sa cohabitation avec les esprits, les pierres, le sable, puis on entre dans le vif du sujet : la démonstration technique par un PowerPoint austère du Plan sénégalais émergeant 2014/2035 qui mêle discours technocratiques et états de droit, discours démagogiques reléguant les démarches solidaires au rang de lointaines utopies. Diverses communautés se partagent le territoire sénégalais – Toutcouleurs, Wolofs, Lébous entre autres – ces derniers étant implantés à Dialaw quand la ville était aux mains des Portugais. L’un questionne son père, le second est sur la réserve, « Tu sais jamais comment l’autre va t’accueillir. » Le troisième doute. Des images à l’écran complètent la causerie. Le spectacle s’est construit avec des textes de différentes natures et un travail documentaire approfondi : interviews et réactions face au projet du nouveau port, apostrophe au président, histoires de vie, odes au soleil et à la lune, au balafon et à la kora, à la danse, textes d’auteurs actifs sur la scène intellectuelle et artistique d’Afrique et d’Europe. Avec sa construction face à Toubab Dialaw se posent de nombreuses questions : Où va s’évaporer le sel, où se perdre la pêche ? Comment imaginer la disparition des pirogues ? Pourquoi oublier les ancêtres – eux bien présents jusque dans le vent – et piétiner les symboles ? « Si tu n’as pas de racines, comment veux-tu grandir ? » questionne le texte.

Germaine Acogny parlant d’elle disait en 2015 : « Ma vie a souvent été un mouvement, je suis de quelque part et quand je m’en éloigne, je n’échappe pas à mon histoire, c’est que je suis revenu, en moi peut être, à un endroit du début, à l’endroit d’où je viens, aux ancêtres, à ceux qui m’accompagnent. » Ses mots résument sa démarche et l’objectif du spectacle : questionner nos sociétés et notre Histoire partagée ; respecter les traditions qui traversent les âges ; imaginer l’avenir de nos relations économiques, politiques et humaines ; danser la vie.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2022

Avec Germaine Acogny (en vidéo), Hamidou Anne, Aicha Dème (guest), Anne-Elodie Sorlin, Pascal Beugré-Tellier, Asssane Timbo. Dramaturgie Jens Hillje – scénographie John Carroll, Mikaël Serre – costumes Jah Gal Doulsy – vidéo Martin Mallon – musique Ibaaku, Antonin Leymarie – lumières et direction technique John Carroll – collaboration artistique Ninon Leclère – auteur et mythologue Ian de Toffoli – auteur et politologue Hamidou Anne – assistante à la mise en scène Anaïs Durand Mauptit.

Jusqu’au 25 juin 2022, cinq avant-premières au Monfort Théâtre à Paris, 106 Rue Brancion, 75015 Paris – tél. : 01 56 08 33 88 – site : lemonfort.fr – En tournée saison 2022/203 et suivante : 19 et 20 mai 2023, théâtres de la Ville du Luxembourg – 23 mai 2023, Théâtre et Cinéma de Choisy le roi – fin mai 2023, Scène nationale de Forbach dans le cadre du Festival Perspectives de Saarbrück – juin 2023 Africologne festival à Cologne (Allemagne) – septembre 2023, KunstFest de Weimar – novembre 2023 Festival EuroScene de Leipzig – novembre 2023 CDN Les 13 Vents àMontpellier.

Vestiges

© Jean-Michel Coubart

Carte blanche à Satchie Noro et la compagnie Furinkaï – Hôtel de Sully, en partenariat avec le Centre des Monuments nationaux et le Théâtre de Châtillon – Présenté par Art’R/Lieu de fabrique itinérant pour les arts de la rue à Paris et en Île-de-France.

Une première partie se tient au centre du jardin de l’Hôtel de Sully aux arbres centenaires, lieu magique s’il en est. Les Arpenteuses arrivent l’une après l’autre en flânant et s’installent nonchalamment sur les chaises de bois qui se trouvent là, comme dans tout jardin, de part et d’autre des bosquets. À tour de rôle et très tranquillement elles se lèvent et commencent à empiler ces chaises et à bâtir comme un jeu de construction, une installation. Elles se percheront dans les niches qu’elles aménagent tels des oiseaux dans leur nid, par ouverture et fermeture des chaises, jeu de pliage et dépliage.

© Jean-Michel Coubart

Entre Babel et Pise elles construisent de guingois leurs équilibres instables, leur chorégraphie solidaire est savante, sophistiquée et ludique, leur créativité malicieuse et d’une précision métronomique. Satchie Noro a pensé cette installation éphémère sur une conception-construction-agrès-chaises de Silvain Ohl avec qui elle travaille depuis plus d’une douzaine d’années et sur une musique de Carlos Canales. Natacha Kierbel, Fleuriane Cornet et Laure Wernly en sont les vestales, Les Arpenteuses. Cette pièce est une réécriture du projet Sillas, créé et interprété à l’origine par une équipe chilienne composée de Nicolàs Eyzaguirre, Juan Larenas et Carlos Canalès.

Le public est ensuite invité à changer de place et s’installe sur la terrasse où la scénographie de veStige l’attend, juste devant le bâtiment. Elle se compose d’une plate-forme de bois circulaire en rotation, entrainée par des moteurs permettant une grande variété de vitesse et d’accélération et l’engagement total du corps. Comme une trace laissée au sol, une empreinte, Satchie Noro s’élance et inscrit son alphabet entre sol, air, volume et, dans le cadre de l’Hôtel de Sully, pierre et nature.

Trois narrations composent veStiges : un solo où Satchie Noro joue d’abord avec un anneau de bois, avant de balayer l’air de deux morceaux de bois courbes – prolongement de ses mains – qui lui donnent l’équilibre du funambule, l’élégance de l’incertitude et la précision de l’écriture. Elle va chercher au plus profond d’elle-même une gestuelle qu’elle élabore et développe avec une grande fluidité ; un solo où deux corps apparaissent et disparaissent, se coordonnent ensuite et se complètent, construisent des volumes et entrecroisements, se superposent et se disjoignent sans jamais se toucher. Transparentes et invisibles l’une à l’autre, renvoyant fugacement les images réciproques de leurs réalités dissemblables, elles sont à l’intersection de plusieurs mondes. Yumi Rigout, danseuse et acrobate aérienne, fille de Satchie Noro, se révèle admirable dans cette pièce, elle y est tonique et inventive, se lance avec frénésie et contrôle, se drape dans un tissu noir fluide dans lequel elle sculpte des plis. Des roseaux séchés en fagots se répandent et la danse devient paysage, en milieu végétal ou minéral.

Une pièce musicale ferme le spectacle, troisième volet de veStiges qui inscrit ses pleins et ses déliés dans un langage scénique épuré et vibrant porté par la chanteuse et flûtiste franco-japonaise Maia Barouh et le percussionniste japonais Léo Komazawa. Les chants enracinés venant d’une île située au sud du Japon que porte la chanteuse, jusqu’aux sons les plus modernes qu’elle fait émerger en dialogue avec les percussions en métal et en bois, résonnent à travers l’Hôtel de Sully. L’harmonie de cette soirée ce sont aussi les costumes créés par la plasticienne Aurore Thibout, ses fibres de soie tissées aux couleurs rares parlent aussi de mémoire.

© Jean-Michel Coubart

Magicienne singulière et puissante, Satchie Noro voyage entre action et rémanence, et reprend inlassablement des rituels archaïques et hypnotiques où se mêlent des éléments de la nature. Elle avait fait ses premiers pas dans le dojo de son père, maître d’Aïkido, avant de s’investir dans la danse classique, puis d’apprendre les techniques aériennes. Elle décale les disciplines comme elle change de pays, passant de Berlin – où elle se frotte à la scène alternative et participe à de nombreuses performances – à New-York, avant de revenir en France où elle travaille dans différentes compagnies de danse. En 2002 elle fonde sa propre compagnie, Furinkaï, espace de création artistique et de recherche qui fête cette année ses vingt ans où elle crée une quinzaine d’événements de style et d’inspiration différentes – spectacles, performances, installations et films. Elle inscrit aussi son travail autour de la transmission ainsi que dans des actions à responsabilité sociale et élabore avec des publics dit empêchés des dispositifs artistiques.

Au croisement des disciplines et des esthétiques, veStiges explore ce qui tourne et s’inscrit dans un cercle, comme un tourbillon de la vie. La carte blanche dont s’est emparée Satchie Noro et son équipe dans ce contexte lumineux de l’Hôtel de Sully se décline avec liberté et poésie, dans l’amplitude et l’altitude de son chant des courbes.

Brigitte Rémer, le 21 juin 2022

Chorégraphie Satchie Noro – danse Satchie Noro et Yumi Rigout – scénographie et construction Silvain Ohl, Éric Noël – plasticienne et créatrice textile Aurore Thibout – musique Maïa Barouh, Léo Komazawa – création lumière Thierry Arlot – régie son Michael Sacchetti – accompagnement artistique Élise Ladoué, Jean-Marc Puissant – Les Arpenteuses, interprétation Natacha Kierbel, Fleuriane Cornet et Laure Wernly.

Les 16, 17 et 18 juin 2022 à 20h30, Hôtel de Sully, entrée par le 5 place des Vosges. 75004. Paris. Site : www. furinkaï.com

Chœur d’enfants Amwaj – de Palestine

© Fares S. Mansour

Opera from Palestine – Première européenne du spectacle musical Amal – Franchir le mur, d’après Le Secret de l’huile de Waleed Daqqa – Insula Orchestra, sous la direction de Mathilde Vittu – composition Camille van Lunen – livret Cornelia Köhler – mise en scène Marina Meinero – à La Seine Musicale, île Seguin.

Amwaj signifie ondes et ce sont bien des ondes poétiques et magnétiques que porte ce chœur d’enfants venus de loin. Il est rejoint par l’Orchestre des élèves du Conservatoire Issy-Vanves de Grand Paris Seine Ouest préparés par Gabriel Drossard ; par les élèves de l’École élémentaire pilote du numérique de Boulogne-Billancourt et par ceux de la classe à horaires aménagés Musique du Collège Alain Fournier de Clamart avec leurs professeurs du Conservatoire, chœurs préparés par Lucie Tronche et Sylviane Davené.

© Fares S. Mansour

Une trentaine de jeunes de Palestine, de noir vêtu, évoluent sur la scène, tandis que plus d’une centaine de choristes de France portant des tee-shirt vert s’installent dans les gradins, face au public. Trois niveaux de lecture sont en action du côté du public dans ce majestueux espace de la Grande Seine, aux courbes élégantes : au premier plan l’orchestre, puis le plateau où s’écrit l’histoire, plus loin les gradins de choristes habillés de vert. C’est impressionnant !

Face à Mathilde Vittu la cheffe d’orchestre, Youssef Hbeisch, originaire de Galilée, imprime le rythme de ses percussions et Saif Hammash les vibrations du kanoun. Elle est entourée d’un premier violon virtuose complété d’autres violons, de flûtes, de tous les instruments à cordes et à vents de l’orchestre. La violoncelliste-conteuse, Armance Quéro, voyage entre le centre de la scène et la fosse d’orchestre et fait magnifiquement le lien entre l’histoire et la musique, à partir d’un livret tiré du livre de Waleed Daqqa, The Oil’s Secret Tale, publié en 2018.

L’argument est une métaphore qui met en mouvement un mur séparant la terre en deux. Amal et ses frères et sœurs, Sabri, Rami et Faizah n’auront de cesse d’inventer des stratagèmes pour le traverser et rendre visite à leur père, en prison de l’autre côté. Amal lui écrit une lettre qui ne lui parviendra pas. Elle raconte : « Tous les jours Sabri te dessine sur le mur, Faizah est très triste, Rami t’a amené des fleurs. » Sur leur route ils rencontreront des animaux pleins de ruses, qui tenteront de les aider et le vieil Olivier de plus de deux mille ans d’Histoire se mettra à parler du déracinement imposé,  : « Deux mille ans, une très longue vie, mais jamais auparavant n’avais-je vu un mur… Deux mille ans, ils nous déracinent. » C’est finalement grâce à son huile magique que les enfants retrouveront leur père.

© Fares S. Mansour

L’affrontement des deux clans – ceux qui sont pour le mur, ceux qui sont contre – est chorégraphié, des slogans s’échangent. Les jeunes palestiniens, du plus petit (sept ans) au plus grand (vingt et un ans) miment et dansent les séquences du conte : une danse des foulards et châles de couleurs, le frappé des mains sur le corps qui rythment certaines mélodies, les fils de couleurs qui serpentent, il y a ceux qui bêchent, ceux qui complotent, il y a la peur quand s’avancent deux militaires en tenue de camouflage, il y a « les chiens épelant l’alphabet phonétique de l’OTAN : 1-2-3-4 ; A-B-C-D autour du Rêve et de l’Espoir. » Il y a le chant choral qui s’amplifie dans une belle intensité, auquel se joignent les bourdonnements et crépitements de la pluie et des orages.

© Fares S. Mansour

Sur le chemin des vents les oiseaux, plumes dans les cheveux, tentent de survoler le mur avec les enfants, les lapins tentent pour eux de creuser un tunnel, Khanfour le chat et sa bande, cherche des trous dans le mur permettant de les faire passer. Sifflements des flûtes, déchaînement des cordes, tremblements du tambourin aux cymbalettes et voix se répondent. Les chœurs dialoguent entre les verts dans les gradins et les noirs sur scène, de petits groupes pépient. Le chant traditionnel des filles-feuilles revient de manière récurrente : « Mes mains… comme elles sont belles tes montagnes, ô mon pays… » La solidarité des animaux permet à Amal et ses frères et sœurs de lutter contre l’injustice en retrouvant leur père. Son retour à la maison est fêté par des danses et farandoles, des chants en canon, des voix qui se décalent. Amal, Sabri, Rami et Faizah entourent la violoncelliste dans un délicat échange musical et les chœurs se déploient.

Le chœur Amwaj de Palestine est un programme éducatif établi en 2015 à Hébron et Bethléem par Mathilde Vittu et Michele Cantoni. Il permet à une soixantaine de filles et garçons de sept à vingt et un ans de recevoir des cours de chant choral, technique vocale, langues étrangères, culture et formation musicale, initiation au piano et aux percussions, théâtre etc. Invité en 2018 par plusieurs institutions musicales à se produire dans différentes villes, dont à Paris à l’initiative de l’UNESCO, le chœur Amwaj est revenu en 2020, à l’invitation de la Philharmonie de Paris et poursuit ses échanges avec les chœurs d’enfants, en France. Des répétitions, ateliers et médiations en Palestine et en Europe permettent de se rencontrer et l’équipe Transmission et Innovation de Insula Orchestra met en place des partenariats et des échanges interculturels. C’est cette conjugaison d’énergies et de talents musicaux, à commencer par celui de Mathilde Vittu dans sa direction d’orchestre, qui permet de faire évoluer le regard que chacun porte sur l’Autre.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2022

Concert donné le 10 juin à La Seine Musicale, Île Seguin, 92100 Boulogne-Billancourt – tél. : 01 74 34 54 00 – site : www.laseinemusicale.com

Essaimées, de Nicolas Frize

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Partant des enseignements existants, des outils et objets pédagogiques, des espaces du lycée Paul Éluard de Saint-Denis qui s’étend sur un vaste territoire, le compositeur Nicolas Frize a imaginé un événement musical et visuel nomade au cours de trois journées portes ouvertes, au mois de mai, après une résidence de plus d’un an.

Ce projet artistique a pris forme au sein de l’établissement à partir d’un travail au corps à corps avec les élèves de classes et de niveaux différents et les équipes pédagogiques, administratives et techniques du Lycée. Nous avions rendu compte d’une étape de répétition dans un article du 25 avril dernier. Au-delà des timidités, les élèves dialoguaient en s’exprimant chacun dans sa langue d’origine et se répondaient

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Découvrir les bâtiments, les lieux et les compositions musicales qu’ils ont inspirées dans ce lycée de plus de deux mille élèves et deux cent cinquante professeurs – du gymnase au réfectoire, des salles de chimie à celles des sciences et vie de la terre, de l’amphithéâtre à la cour -, est une belle aventure. Plus de deux cents interprètes participent à l’événement autour de partitions de courte durée – entre 4 à 6 minutes – regroupées en styles d’écriture aux noms échevelés : musiques virtuoses, éperdues – musiques parlées et presque – musiques de tous côtés, musiques paysages (spatialisation) – musiques joueuses, espiègles – musiques battantes, ou trépignantes – musiques sages… et pas sages musiques intimes, ou à peine – musiques hésitantes, ou accidentées – musiques indociles, rebelles.

Le programme est vaste, une trentaine de pièces, concerts et installations présentés de façon simultanée : créations musicales de Nicolas Frize composées pendant la résidence, plusieurs œuvres de répertoire – entre autres de John Adams et Philip Glass -, deux commandes à de jeunes compositrices – Megumi Okuda, du Conservatoire national supérieur de danse et de musique de Paris et Tania Cortès de l’Université Paris 8, une invitation faite à l’artiste numérique Isabelle Delatouche. Le public se répartit en groupes, identifiés par une couleur. Chacun trace son propre itinéraire, parfois se croise, chacun reçoit ondes et émotions dans l’ordre et la posture proposée à son groupe, debout, assis, étendu etc. On est à la fois très libre et très encadré.

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Dans cette flânerie artistique les instruments appellent. Entre silences, voix et tempêtes d’instruments de toutes catégories, on traverse avec plaisir  beaucoup d’espaces musicaux singuliers et captivants où on reconnaît certains élèves rencontrés en répétition : set de cloches et xylophones, percussions en tous genres, trombone et chœurs, contrebasses et flûtes, trompettes et jeux d’ombre, alarmes, bandes enregistrées, crépitements, violon, pianos pour quatre mains, guitares et violoncelles, harpe, cors d’harmonie qui claquent dans le jardin. Le public est invité à entrer dans la danse et adhère avec détente et plaisir aux propositions : jeux de ballon, respirations, claquements de mains, formules magiques/formules chimiques, stridences, train, harmonies/dysharmonies, chœurs, réverbérations, chuchotements, jeux de mots et de langues étrangères. Le final se passe dans la cour, sur podium, tous les jeunes entourent la scène et se produisent à tour de rôle pour un tour de piste en chant, instrumental, boite à rythme, micro, impro… Chacun y va de son envie.

Le maître d’ouvrage, Nicolas Frize, se fait discret, écartelé entre les différents points de rencontre et de concerts, tandis que le cœur du lycée Paul Éluard bat la chamade au rythme des compositions musicales inattendues. Au long du parcours, musiques et sons croisent l’écrit et la calligraphie des notes et partitions, celle de petits signes et mots adressés. Des plasticiens – professeurs d’arts plastiques – réalisent leur œuvre devant le public. Essaimées est une belle alchimie de la rencontre entre ce lieu d’apprentissage qu’est le Lycée devenu pour un temps lieu d’appropriation culturelle et les jeunes qui l’habitent avec leur capacité créatrice et leur participation sensible et pleine de vie. C’est un geste de transmission dans un lieu potentiel de création où l’art et la culture ont droit de cité. Une vibrante initiative !

Brigitte Rémer, le 5 juin 2022

Les 13, 14 et 15 mai 2022, Lycée Paul Éluard de Saint-Denis, avenue Jean Moulin, 93200 – Entrée libre, sur réservation – Site : www.museboule.free.fr et www.nicolasfrize.net

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Les Forteresses

© Agnès Mellon

Texte et mise en scène Gurshad Shaheman – Compagnie La Ligne d’Ombre – à la MC93 Bobigny Maison de la culture de Seine-Saint-Denis.

Il ne s’agit pas des Trois Sœurs de Tchekhov et nous ne sommes pas dans la campagne profonde de Russie où une famille s’ennuie. Pourtant, dans le récit de ces trois sœurs-là, on nous parle d’un pays, l’Iran, où les destins individuels se superposent à la mémoire collective, dans un pays qui ne permet pas de vivre librement et où la femme n’a guère droit de cité.

Né en Iran et de culture azéri(e) Gurshad Shaheman a collecté la parole familiale de sa mère, Jey­ran, et de ses deux tantes, Shady et Homi­naz, nées toutes trois dans les années 60, dans une petite ville de l’Azerbaïdjan iranien, Mianeh. Issues d’une famille progressiste qui leur avait permis d’étudier, elles ont connu la fin de la dernière monarchie, celle du Shah Reza et de la dynastie Pahlavi qui, renversé par la révolution iranienne, prit fin en 1979. La suite ne permit pas au pays de reprendre souffle ni d’installer une démocratie. Chapour Bakhtiar, dirigeant de la dissidence choisi par le Shah par défaut pour aider à la création d’un gouvernement civil quand la monarchie battait de l’aile, ne resta qu’un court laps de temps. C’était compter sans l’arrivée de l’ayatollah Khomeini en 1979, de retour après quatorze ans d’exil en Iraq puis en France, bientôt suivi de la guerre Iran-Iraq pendant dix ans, de 1980 à 1988. Les luttes étudiantes racontées par l’une des sœurs avaient apporté de l’espoir, elles furent vite réprimées et le Guide suprême n’eut de cesse, jusqu’à sa mort en 1989, d’isoler l’Iran du reste du monde et d’effacer toutes traces d’occidentalisation. Le retour en arrière sur la question des libertés individuelles fut spectaculaire et notamment sur les droits des femmes, grande désillusion avec l’islamisation du pays.

Alors, comment vivre dans un tel contexte ? Les trois sœurs se racontent et leurs trois monologues s’entrelacent : la mère de Gurshad, l’aînée des trois, s’est exilée en France en 1990. La plus jeune a fui le pays avec ses deux enfants et s’est réfugiée là où elle pouvait espérer obtenir un statut : après les camps de transit et leur cortège d’humiliations, ce fut Leipzig en ex-République Démocratique d’Allemagne, un long parcours de réfugiée avant une plongée dans le système de l’ex-URSS, autre traumatisme et la survie à travers divers boulots qu’elle a aimés, malgré les conditions. La troisième est restée en Iran.

Les trois sœurs s’adressent à Gurshad et sont présentes sur le plateau, aussi éclaté que le pays, avec des praticables recouverts de tapis où certains spectateurs sont invités à s’installer (scénographie Mathieu Lorry-Dupuy). Elles commentent et accompagnent de leur présence, leur gestuelle ou leur silence, la parole restituée par trois actrices, Mina Kavani, Guilda Chahverdi et Shady Nafar, assises sur une chaise, chacune sur un podium, de part et d’autre du dispositif. Ces actrices, admirables, sont leurs voix et habitent leur histoire, sans bouger, sauf à tourner et changer de podium entre chacun des trois chapitres, montrant, sans complaisance, du prologue à l’épilogue, que chez l’une comme chez l’autre, l’histoire est la même et d’une violence inouïe. Dans le labyrinthe des praticables et sur les deux podiums servant de table, de chaque côté de l’espace scénique, les trois soeurs sont les témoins de l’Histoire. Tout est chorégraphié et convivial, et plus l’on s’enfonce dans le récit plus la nuit tombe sur le plateau et les vibrations se font écho dans le public. La création sonore de Lucien Gaudion accompagne ces différents moments traversés.

© Agnès Mellon

Le Prologue nous place au cœur du sujet et de l’un des paramètres de la société iranienne, la religion : « Ne jamais rien reprocher à Dieu » est une maxime intégrée qui s’illustre autour du ramadan, de la prière ou parfois de son simulacre quand on est enfant, les tapis et tchadors à fleurs, beaux ensembles coordonnés, les larmes qui se transforment en perles et les croyances en l’au-delà, le regard de l’homme sur la femme qui a valeur de péché mortel, une liturgie des mensonges. Dans le premier chapitre, Le monde à portée de mains, chacune raconte son projet de vie et les barrages qui se sont immédiatement mis en place, obligeant au renoncement. « Cet avenir radieux tant attendu s’est échappé petit à petit » dit Jeuran. La liste des interdits est longue sur les libertés de ces femmes : ne pas envisager le métier choisi et à juste titre espéré – ingénieur, juge ou médecin – accepter le mariage arrangé, y compris par la grand-mère aimée, Khâm-maman, qui se transforme en garde du corps et ne peut raisonner en termes de bonheur. Se marier jeune. S’effacer du monde « Tu ne seras jamais rien » dit-on à longueur de ritournelle à l’une des trois sœurs. Le second chapitre s’intitule Au gré de la rou­tine instable et le troisième À Choi­sir sa pri­son. On y traverse sans complaisance ni pathos les horreurs de la dictature, les dif­fi­cul­tés ren­con­trées tout au long des parcours, les dés­illu­sions en arri­vant sur le sol euro­péen, la sépa­ra­tion, l’éloignement. « Je voudrais tout te raconter Gurshad. Mais mon cœur est une forteresse de larmes et je ne peux pas l’ouvrir » lui dit sa mère. 

Et les trois sœurs convoquent, toujours par la voix des actrices, les événements auxquels elles ont fait face : l’emprisonnement de l’une avec quarante autres jeunes filles, un rapt en pleine nuit depuis leur internat, et les brutalités qui ont suivi, la prison, les brimades, la sophistication de la torture. L’une évoque ces trois jeunes femmes kurdes incarcérées dans la cellule d’en face, les hauts parleurs diffusant en permanence les pleurs et chagrins d’un de leurs enfants appelant sa mère désespérément, femmes un jour disparues, jamais revues. La bombe dans la cour d’un collège et les centaines de tombes alignées, seules traces des élèves sacrifiés. Le rapport à l’argent, la violence domestique envers les femmes, la violence tout court à l’égard des enfants, l’accouchement du second enfant d’une des sœurs, réalisé avec négligence, la santé délaissée. Les violentes répressions lors des manifestions. La traque, la surveillance permanente. Le tampon rouge des étudiantes sous contrôle, le mari qui piste l’épouse jusqu’à l’université et ne la lâche jamais. La place de la lapidation. La prostitution. La mort du père. L’immensité de la distance et de la solitude, la destruction. Avec ces conditions de vie « les enfants ont poussé comme ils ont pu » justifie l’une d’elle.

© Agnès Mellon

Comme en rewind, Gurshad éparpille les bandes magnétiques de la mémoire, au sens propre du terme et revient à chaque fin de chapitre, fringant et brillant, donner une chanson traditionnelle en azéri, sa langue maternelle et langue de résistance. Cette ode au pays, pleine de douceur rythmée et dansée avec sa mère et ses tantes dont l’une s’intitule Je reviendrai à la vie et une autre la For­te­resse, tandis qu’une boule à facettes éclabousse l’espace de sa lumière, fait penser aux comédies musicales égyptiennes du début du XXème. Il y a de temps en temps de l’humour derrière la tragédie, comme dans la scène du chevreau et du bidon de lait avec les nomades et leurs enfants aux yeux cernés de khôl qui protège du sable et du soleil, avec les esprits du désert. Il y a quelques petits bonheurs pour l’une des sœurs comme ces quelques mois où, cachée dans les montagnes, elle eut le plaisir d’apprendre à faire le pain et le fromage avec les villageoises, comme elle le fait sur scène.

L’Épilogue apporte une grande force poétique et d’humanité au spectacle : les trois sœurs prennent place, chacune auprès de l’actrice qui a porté sa voix et donnent quelques mots dans leur langue originale. Chaque actrice traduit. Après cette dissociation entre la voix du récit et la femme qui a traversé la tragédie, chacune se reconstruit. Et le sens de l’Histoire se referme sur ces destins individuels par la transmission faite auprès de Gurshad. Présent sur le plateau tout au long du spectacle, Gurshad Shaheman, acteur, metteur en scène et interprète, écoute l’histoire familiale. Les récits qu’il a collectés et qui sont si bien restitués par les trois actrices/voix rendent hommage à sa mère et à ses tantes, à son pays.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2022

Avec : les Voix – Mina Kavani, Shady Nafar, Guilda Chahverdi. Jeu – Gurshad Shaheman et les femmes de sa famille – assistant à la mise en scène Saeed Mirzaei Fard – création sonore : Lucien Gaudion – scénographie Mathieu Lorry-Dupuy – lumières : Jérémie Papin – dramaturgie Youness Anzane – régie générale Pierre-Éric Vives – costumes Nina Langhammer – régie plateau et accessoires Jérémy Meysen – maquilleuse Sophie Allégatière – coach vocal Jean Fürst. Le texte de Gurshad Shaheman est édité aux Solitaires intempestifs. Le spectacle a été créé en août 2021 au Mucem de Marseille.

 Du vendredi 3 au samedi 11 juin 2022, MC93 Bobigny, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, 93000. Bobigny. Site : www.mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72 – Tournée 2022/2023 : 2 au 4 janvier 2023, Le Maillon Strasbourg – 7 au 9 mars 2023, Théâtre de l’Union, Limoges – 16 mars 2023, La Faïencerie de Creil – 18 mars 2023, Théâtre de Chelles – 24 et 25 mars 2023, Le Bateau Feu, Dunkerque – 31 mars 2023, Théâtre de Châtillon – 4 avril 2023, Théâtre d’Angoulême – 24 et 25 mai 2023, La Comédie de Valence – 30 mai au 1er juin 2023, Théâtre du Nord, en partenariat avec la Rose des Vents, Lille.