Archives de l’auteur : Brigitte REMER

Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? 

Texte de Jeanne Diama, avec un extrait de Marie-Charlotte Siokos – adaptation et mise en scène Assitan Tangara – compagnie Anw Jigi Art (Mali) – au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du Paris Globe Festival*

© Christophe Pean

Des nattes sont disposées au sol, des pagnes toutes couleurs pendent sur les fils à linge. Devant, quelques objets du quotidien. Une jeune femme se lave et se coiffe, aidée d’une autre en des gestes rituels et obsessionnels. Des chants traversent l’atmosphère entre les cris et les silences, des voix se superposent et font récit. « Pourquoi je parle aujourd’hui » dit l’actrice en robe blanche, Jeanne Diama, qui est aussi l’auteure, entourée de ses sœurs, mère et grand-mère, et qui font chœur dans cette transmission de génération à génération et les tensions qui vont avec si l’on parle d’excision et d’infibulation, dont elles se rendent complices. « On nous enseigne… »

© Christophe Pean

Ici se brisent les tabous, entre femmes, et se déverse comme un fleuve en furie, l’inavouable. C’est une ode à la femme se réappropriant son corps, sa vie, son indépendance, ses libertés dans un écosystème où l’homme est encore roi. Vous avez dit résilience ?  « D’où vient ma peur » se questionne-t-elle. « J’ai vingt-cinq ans et tout le monde veut que je me marie » faute de quoi affluent les reproches et les indignations : « On t’a jeté un sort… Je purifie ma maison tous les jours… Personne ne veut de toi ! » Les corps, les regards, les non-dits, les gestes, parlent. Les mères conseillent, toujours dans le même sens, celui de la soumission : « Prends du poids. Frotte ta peau avec du lait… » Face à la sagesse des aînés, elle doit se taire, et comment échapper à la tradition sans blesser ni désavouer ?  « Je n’aime pas faire l’amour, il s’y prend mal » reconnaît l’une, pourtant. « C’est la vie » s’entendent-elles répondre. « Sois une femme. Une vraie ! »

Et on pénètre au plus profond de l’intime où de manière intrusive tout le monde y va de son couplet, la mère, le père, la tante, les cousines et bientôt le village. Des saynètes sur la place de la femme sans le respect des hommes comme dans certains contextes, professionnel entre autres. « Chez moi l’homme est le soleil. Il vous brûle souvent » pleure-t-elle. « Buvez-nous en plus de nous bouffer ! » s’insurge-t-elle. Quelle est la place des femmes si ce n’est aux courses, aux écoles et à la cuisine, sans oublier la dot qu’il lui faut trouver ? Elle est sifflée dans la rue, couronnée du mot de pute surtout si elle se maquille, traitée de poubelle du quartier. La violence des mots et des situations fuse. Doit-elle jouer les suppliantes pour éviter les coups et qu’on la laisse exister ?

© Christophe Pean

La narratrice s’interroge sur elle-même, sur la femme comme métaphore de toutes les femmes. Victimes ou coupables ? L’une d’entre elle essaie de s’enlaidir en s’empaquetant le visage, comme un objet qu’elle entoure de ficelle, preuve aussi qu’on la musèle, l’image est forte. « D’où viennent ma peur et ma soumission ? » Et elle donne sa réponse : « de cerveaux endoctrinés. » La pièce, comme un pamphlet, inverse le rapport de force et se transforme en Manifeste pour la liberté de la femme, notamment celle de faire des enfants si et quand elle le veut, pour la rébellion contre ce rôle qui leur fut/qui leur est, imparti. « Tu as tué ma vie. Tu dois payer ! » C’est un courageux brûlot. Les femmes africaines se lèvent et énoncent leurs revendications, reprenant le contrôle de leurs vies. « Nous sommes la force, à nous de régner. » Elles dessinent l’espoir de générations futures pour « ne plus jamais laisser faire. »

© Christophe Pean

L’association artistique et culturelle malienne, Anw Jigi Art s’engage, par le conte et la narration, sur les sentiers escarpés des sujets interdits, inviolables, en Afrique, particulièrement sur ce thème majeur des inégalités entre hommes et femmes, leur barrant la route de l’émancipation et du développement au plan professionnel, économique, familial et social. Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? est traversé par le chant et chacune joue sa partition, avec de puissants ensembles et de très beaux solos de Niaka Sacko. La kora apporte sa douceur et son esprit. Les mots, sans filtre, deviennent refuge. La gestuelle apporte la grâce malgré la pesanteur du thème. La Pesanteur et la grâce dans l’entière acception du mot, comme la philosophe Simone Weil en avait témoigné. Ici le thème leur est vital et elle le partage.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2024

Avec : Tassala Tata Bamouni, Jeanne Diama, Awa Diassana, Niaka Sacko – scénographie et costumes Patrick Janvier assisté de Gaoussou Lamine Diallo – régie lumière et son Gaoussou Lamine Diallo assisté de Patrick Janvier – vidéo Clément Simon – montage Kassim Diallo – chorégraphie Djibril Ouattara – musique Niaka Sacko et Lamine Soumano.

Vu au Théâtre de la Concorde, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette programmé du 21 au 31 mai 2024 – Site : www.parisglobe.fr

*Se sont associés au Théâtre Paris-Villette le Théâtre 13 et le Théâtre 14, le Théâtre Silvia Monfort, les Plateaux Sauvages, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Concorde ex. Espace Cardin pour accueillir des spectacles venant d’Angleterre, Cameroun, Chili, Espagne, Hongrie, Italie, Liban, Mali, Québec, Royaume-Uni, Ukraine – Voir aussi nos articles sur Jogging, de Hanane Hajj Ali (Liban) et Minga de una casa en ruinas de Ébana Garín Coronel, du Colectivo Cuerpo Sur (Chili).

Minga de una casa en ruinas

Mise en scène et recherche Ébana Garín Coronel, Luis Guenel Soto, Colectivo Cuerpo Sur (Chili) – en espagnol surtitré en français – au Théâtre Paris Villette – dans le cadre du Paris Globe Festival.*

@ Thomas Lenden

L’histoire est inspirée d’une tradition de l’île chilienne de Chiloé dans la région des lacs aux portes de la Patagonie, où beaucoup de maisons aux couleurs vives sont sur pilotis. La mythologie de l’île entourée de l’Océan Pacifique, conduit au syncrétisme entre les traditions chamaniques, le polythéisme des indiens Mapuche et le catholicisme espagnol : on s’amourache au premier regard de la pincoya, le cheval marin mi-hippocampe mi-cheval fait fantasmer, et les vaisseaux fantômes protègent les personnes disparues en mer.

Dans ce registre, la Minga est une tradition précolombienne qui vise à un rassemblement communautaire pour aider l’un de ses membres au transfert de sa maison. Le jour J, tout le monde se rassemble, déconstruit la maison de bois et la fait glisser de ses fondations, sur des rondins, après l’avoir descellée, jusqu’à son nouveau lieu d’appartenance. Le transfert se fait parfois aussi par la mer. L’événement, au demeurant peu courant, se transforme en grande fête collective.

@ Thomas Lenden

Partant de ce geste, le Colectivo Cuerpo Sur auquel appartiennent Ébana Garín Coronel et Luis Guenel Soto, concepteurs du spectacle, imagine un scénario où la maison déconstruite, planche après planche, est portée et traînée par l’actrice (Ébana Garín Coronel). Seule en scène elle devient le passeur des émotions du propriétaire qui l’avait construite de ses mains et qui accepte, pourvu qu’on « ne lui vole pas son âme » ; celles de sa mère contrainte à l’exil quand elle a quatre ans – il lui revient des expressions comme prendre la lune avec ses dents qui signifie quand reviendrons-nous ? et celles d’un couple face au symbole de leur foyer en miettes.

On entre dans l’histoire par une image montrant une maison submergée tandis que l’actrice attaque à la hache la destruction de la sienne. Elle se souvient de sa mère abattant leur maison pour partir en Équateur et tenter de se réinventer une vie. Là-bas, « le pays n’a pas la même lumière… » se souvient la petite fille, alors âgée de six ans.

@ Thomas Lenden

Peu bavard, le spectacle laisse place au silence et à une sorte de contemplation de la déconstruction, une méditation sur l’art d’habiter, sur soi. L’actrice, étape par étape, recense les pièces de bois qu’elle aligne, les suspend tel un mobile entre lequel le vent s’engouffre, porte sur la tête son fardeau encombrant. La scénographie, simple et vivante par ce matériau, le bois, et la fluidité qu’elle donne pour la mobilité de l’actrice-ouvrière, dessine le spectacle : on la voit pousser les planches, les entasser, les sécher, les déplacer sur des palettes, les porter, une chorégraphie en soi. La puissance et la beauté des gestes donnent un grand charme et un trouble certain malgré les tragédies personnelles qui se cachent derrière et la colère qui sourd parfois.

Le son habite le spectacle, avec le vent, les grincements, les vitres qui tremblent et se fracassent, les errements du bois qui parle, les éléments qui se déchaînent (composition, conception sonore Damián Noguera Llanes). Les lumières tamisent les espaces entre terre, ciel et mer, les ombres planent apportant de l’inquiétude. Il y a toute une dramaturgie de l’environnement. « La terre m’engloutit… » Quand le retour au pays s’annonce après la renaissance de la démocratie au Chili, les valises ne peuvent contenir cette part de vie reconstruite ailleurs et les tableaux de la mère qui lui ont permis la survie. Elles en font un feu de joie. « Peut-être devons-nous laisser mourir quelque chose pour laisser place à d’autres choses… » L’actrice fait face à la reconstruction de la maison, qu’elle filme, mais « comment reconstruire une maison qui s’est effondrée ? »

Minga de una casa en ruinas est un objet délicat, raffiné, et porteur de sens, une enluminure. Il n’y a pas de montée dramatique spectaculaire, les images bien dosées, sans abus, participent du langage scénique et nous placent au cœur de la forêt et du sujet : le déclassement, l’exil, la vie et la survie, l’environnement et la nature.

@ Thomas Lenden

Comme un son répétitif au sens musical du terme et une sorte de minimalisme dans le style, le spectacle parle de la maison et de ses représentations, symbole de soi, de l’identité et de la vie. Le thème est fort et ardent, il touche à l’intégrité de la personne. Et l’on pense à d’autres peuples, dans d’autres régions du monde, la Palestine pour ne pas la citer, qui se font confisquer la leur.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2024

Dramaturgie, interprétation Ébana Garín Coronel – conception intégrale Ricardo Romero Pérez -composition, conception sonore Damián Noguera Llanes – assistant Nicolas Zapata – agent, représentant international Loreto Araya.

Vu au Théâtre Paris-Villette. 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette programmé du 21 au 31 mai 2024 – Site : www.parisglobe.fr

*Se sont associés au Théâtre Paris-Villette le Théâtre 13 et le Théâtre 14, le Théâtre Silvia Monfort, les Plateaux Sauvages, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Concorde ex. Espace Cardin pour accueillir des spectacles venant d’Angleterre, Cameroun, Chili, Espagne, Hongrie, Italie, Liban, Mali, Québec, Royaume-Uni, Ukraine – Voir aussi nos articles sur Jogging, de Hanane Hajj Ali (Liban) et Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? de la compagnie Anw Jigi Art (Mali).

Jogging

@ Marwan Tahtah

Théâtre en chantier, une performance écrite, conçue et jouée par Hanane Hajj Ali (Liban) – direction artistique et scénographie Eric Deniaud – dramaturgie Abdullah Alkafri – spectacle en langue arabe surtitré en français et en anglais – au Théâtre Silvia Monfort, dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette.

Sept théâtres parisiens se sont fédérés pour ouvrir leurs portes aux nouvelles scènes du monde. Une douzaine de spectacles ont ainsi été diffusés pendant dix jours, venant de différents continents*.

Avec Hanane Hajj Ali, grande figure du théâtre libanais qu’on a vue à l’œuvre notamment dans Augures présenté à la MC93 de Bobigny où elle était en duo avec Randa Asmar (cf. notre article du 18 mai 2023) on s’attend à tout car elle déborde de vie, d’humour et d’audace, apostrophe le public et le prend à témoin, évoque des tragédies.

Survêtement et cagoule noirs, elle est déjà sur scène et s’échauffe – le corps et la voix – quand on pénètre dans le théâtre, musclant les abdominaux et déclinant les gutturales de la langue arabe. Hanane Hajj Ali porte Jogging, dans tous les sens du terme, seule en scène. Elle est femme, épouse et mère et s’apprête comme tous les jours, à courir, histoire de se cogner à la rue et aux espaces ouverts de Beyrouth tout en se promenant dans son espace intérieur. Le destin de Médée la hante, elle y superpose celui de plusieurs femmes infanticides, comme elle, et devient chacune de ces femmes, faisant référence, au fil du spectacle, non seulement à Euripide mais aussi à Heiner Müller dans son Médée-Matériau, Pasolini et Shakespeare.

@ Marwan Tahtah

Il y a Yvonne, une jeune femme d’une certaine classe, belle et instruite. Un peu de maquillage, une perruque, l’actrice se métamorphose. Dans sa vie apparemment épanouie Yvonne découvre la trahison de son époux, aux Émirats où il vit. Un monde s’écroule. Elle prépare une salade de fruits et empoisonne ses trois filles avant de mettre fin à ses jours. « Le film qu’elle a laissé a disparu dans les heures qui ont suivi » effaçant toute trace d’humanité et brisant la mémoire. Elle raconte avec douceur tout en découpant une banderole représentant trois petites filles et en chantant une berceuse, « Ma petite est comme l’eau, elle est comme l’eau vive… » avant de mettre le feu au papier comme Médée mit feu à la robe de Créuse. Puis elle passe un imperméable et donne lecture d’une lettre : « Mon amour, Je vais certainement devenir folle. Je ne pense pas que je guérirai cette fois… » Ce n’est pas Yvonne écrivant à son mari, c’est la lettre qu’a laissée Virginia Woolf au sien avant de s’enfoncer dans la rivière, les poches pleines de cailloux. Hanane Hajj Ali se plait à nous mettre sur de fausses pistes, à mêler mythe et réalité, c’est sa signature, une forme de théâtralité et son art de tourner les talons.

@ Marwan Tahtah

Zahra est une autre figure évoquée par Hanane Hajj Ali et qu’elle a connue, femme de gauche et journaliste à la force du poignet après avoir été autodidacte. Avec un mariage arrangé par ses parents à l’âge de quinze ans, plus tard un divorce pour épouser l’amour de sa vie, Mohammad et mettre au monde trois fils. Mais la romance tourne court, et elle s’enferme sur elle-même avec pour exutoire un embrigadement religieux, au point de souhaiter, pour courtiser son Dieu, que ses fils meurent en martyrs. Ce fut le cas pour deux d’entre eux. Le troisième fait vaciller sa foi par une lettre envoyée, où elle comprend qu’il est aux mains du Hezbollah et qu’il aurait été torturé pour avoir refusé de tuer des femmes et des enfants, en Syrie. Et il lui demande, au nom de la vérité, de ne pas le célébrer en martyr, ébranlant le champ de ses croyances. « Maman. Mon heure a sonné. J’ai beaucoup hésité avant de t’écrire. Tu m’as appris à toujours dire la vérité. Ça m’a d’ailleurs coûté la vie… »

Et devisant sur ces destins de femmes et sur sa propre vie, Hanane Hajj Ali évoque Home, le poème de Warsan Shire, fille de migrants née au Kenya de parents somaliens, arrivée en Grande Bretagne à l’âge d’un an, aujourd’hui diplômée d’un Bachelor of Arts in Creative Writing : « Personne ne quitte sa maison A moins d’habiter dans la gueule d’un requin. Tu ne t’enfuis vers la frontière Que lorsque toute la ville s’enfuit comme toi… Je veux rentrer à la maison Mais ma maison est la gueule d’un requin Ma maison est le canon d’un fusil. Et personne ne voudrait quitter sa maison A moins d’en être chassé jusqu’au rivage A moins que ta propre maison te dise : Cours plus vite Laisse tes vêtements derrière toi Rampe dans le désert Patauge dans les océans Noie-toi Sauve-toi Meurs de faim Mendie Oublie ta fierté Ta survie importe plus que tout. »

@ Marwan Tahtah

De là, Hanane Hajj Ali dérive avec toutes les barques du monde qui amènent ces mineurs déposés par leurs mères et qui tentent de franchir la Méditerranée au péril de leur vie. Car c’est la figure de la mère qui la taraude, la figure de Médée. Elle se dévoile au sens littéral du terme, sort de sa valise une étoffe rouge-sang dans laquelle elle s’enroule, se métamorphosant d’une femme l’autre, désamorce les clichés de la femme arabe et reprend les imprécations de Médée. Le spectacle est d’une grande force, imprévisible au point de départ. Hanane Hajj Ali nous mène sur les pentes abruptes de sa narration et dans une succession de drames qu’elle décline, comme si elle nous invitait, dans sa cuisine, à préparer le repas avec elle. Sa présence est en soi théâtralité.

Dans le débat qui a suivi la représentation Hanane Hajj Ali a parlé des conditions de la création au Liban où seuls peuvent exister des espaces alternatifs, où les pièces passent par la censure. Elle évoque les mutations de Beyrouth où « l’on détruit pour reconstruire, où l’on construit pour détruire », la spéculation et la corruption, tout en se sachant, comme tous, « condamnés à l’espoir. »

Brigitte Rémer, le 8 juin 2024

Texte et conception Hanane Hajj Ali – direction artistique, scénographie Eric Deniaud – dramaturgie Abdullah Alkafri – lumière Sarmad Louis, Rayyan Nihawi – son Wael Kodeih – costumes Kalabsha, Louloua Abdel Baki – traduction Praline Gay-Para, Hassan Abdul Razzak. Co-production Arab Funds for Arts and Culture. Avec le soutien Heinrich Böll Stiftung – MENA Office (Beyrouth), Ambassade de France au Liban, Institut français au Liban, British Council, SHAMS Association, Collectif Kahraba, Al Mawred Athaqafy (Cultural Ressource), Moussem Nomadic Arts Centre (Bruxelles), Zoukak – Focus Liban 2016, Artas Foundation,, Orient Productions, Vatech, Khalil Wardé Sal – Le spectacle a été primée par le Vertebra Prize for best Actor au Fringe d’Edinburgh en 2017 et reçu le Prix Gilder-Coigney décerné par la League of Professional Theatre Woman en 2020. Un texte est imprimé en trois langues, arabe, français et anglais.

Vu au Théâtre Silvia Monfort, 106 rue Brancion. 75015 – dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette programmé du 21 au 31 mai 2024 – Site : www.parisglobe.fr – contact :  h.hajali@mawred.org

*Se sont associés au Théâtre Paris-Villette le Théâtre 13 et le Théâtre 14, le Théâtre Silvia Monfort, les Plateaux Sauvages, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Concorde ex. Espace Cardin pour accueillir des spectacles venant d’Angleterre, Cameroun, Chili, Espagne, Hongrie, Italie, Liban, Mali, Québec, Royaume-Uni, Ukraine – Voir aussi nos articles sur Minga de una casa en ruinas de Colectivo Cuerpo Sur (Chili) et Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? de la compagnie Anw Jigi Art (Mali).

Les splendeurs cosmiques de Mohamed Aksouh

Exposition des œuvres de Mohamed Aksouh, peintre et graveur, à la galerie Artbribus, Paris.

@ Artbribus

Le hasard a voulu que l’exposition de Mohamed Aksouh – programmée à la galerie Artbribus par Mustapha Boutadjine, lui-même artiste – coïncide avec ses quatre-vingt-dix ans. Un beau cadeau et un bel hommage à ce grand plasticien, l’un des fondateurs de la peinture algérienne moderne, en sa présence.

Né à Alger le 1er juin 1934 son travail, non-figuratif, fut repéré en 1962 lors du Premier Salon de l’Indépendance et lui valut son premier succès. Le journaliste Louis-Eugène Angeli titrait, dans La Dépêche du 19 juillet : « Une révélation parmi les jeunes : Aksouh Mohammed » et présentait son travail : « …Parmi les jeunes il en est un qui est la révélation de ce Salon. Il s’agit de Aksouh Mohammed dont les compositions abstraites ne sont pas sans un sujet, ou plutôt un état d’âme qui les inspirent. Son graphisme est coordonné et c’est dans l’harmonie des couleurs qu’il manifeste son sens d’une peinture du meilleur goût. » Quatre mois plus tôt prenait fin la guerre d’Algérie.

Autodidacte en arts plastiques comme d’autres de sa génération, le talent de Mohamed Aksouh fut très vite reconnu dans le cénacle des artistes et des critiques, en Algérie comme en France. Apprenti dès l’âge de quatorze ans, il est forgeron-serrurier à partir de 1948. C’est à la Maison des Jeunes de son quartier où l’entraîne un camarade qu’il s’initie le soir aux techniques de la poterie et de la céramique, puis à celle des émaux et de la sculpture avant de se lancer dans la gouache, l’aquarelle et la peinture. Il voyage à partir de 1963 dans les différentes régions d’Algérie, découvre la France où il s’installera trois ans plus tard en reprenant son métier de forgeron, travaillant dans tous les domaines de la construction métallique. Il est l’un des membres fondateurs de l’Union des arts plastiques (UNAP) et participe en juin 1964 à son premier Salon mais ne se satisfait pas de l’académisme ambiant.

En avril de la même année, Mohamed Aksouh participe à Paris à une plus large exposition des Peintres algériens au musée des Arts Décoratifs. Et en mai il est à l’exposition inaugurale de la Galerie 54 – une galerie fondée et dirigée par le peintre Mohammed Khadda et l’écrivain Jean Sénac, poète né en Oranie, grand admirateur de Nerval, Rimbaud, Artaud et Genet et qui fut assassiné en 1973 – Mohamed Aksouh y réalise en juin 1964 sa première exposition personnelle. Il s’installe ensuite à Paris en 1965 et se marie avec Madeleine Perret, ancienne institutrice rencontrée alors qu’elle enseignait en Algérie. Il présente à Alger en 1966 une exposition personnelle à la galerie Pilote que dirige Edmond Charlot, libraire et éditeur et réalisera de nombreuses expositions en France, à Paris et en province, en Suisse, à Alger et dans le Monde Arabe. En 2007 il reçoit le premier prix de la Biennale des Artistes Orientaux à Sharjah, aux Émirats arabes unis.

@ Artbribus

Les splendeurs cosmiques présentées par la galerie Artbribus rassemblent une quinzaine de toiles, de petits et grands formats, huiles sur toile et aquarelles sur papier, Sans titre. L’une ressemble à des papiers froissés posés sur toile couleurs vert, bleu-gris et or, des ciel bleus et sols vert de terre comme un jardin secret aux cloisonnements anthracite, avec des formes qui pourraient évoquer une image vue du ciel. Plus loin comme des silos de blé ressemblant à de noirs corbeaux, des configurations plus tourmentées et plus sombres, malgré quelques brèches de couleur claires. L’épaisseur de la matière donne du relief et de la profondeur en une cartographie singulière ; elle prête à la méditation alors qu’une coulée lie-de-vin, détourne l’attention. Dans un tableau plus contrasté, une écume des mers s’écoule avec lenteur.

Les grands formats sont à dominante ardoise, gris, brun, avec une juxtaposition de parcelles soigneusement alignées, sorte de plan d’occupation des sols dans toute leur abstraction. Le regard en surplomb montre de subtils dégradés, gris acier et blanc détourné, d’où sourd comme une poésie, sorte de brume au petit matin. Clarté et obscurité s’y affrontent et n’épuisent pas le regard. Un tableau fait contraste, léger et qui sent bon le printemps de ses feuilles vertes semblables aux fragiles moulins à vent des enfants, qui se détachent sur le bleu du ciel et l’écru de la cour.

@ Artbribus

Une génération d’artistes de toutes disciplines ont écrit, peint, ou sculpté, qu’ils soient formés ou autodidactes, ils ont fait de leur geste artistique un lieu de résistance contre la colonisation. Kateb Yacine et Jean Sénac pour la littérature, furent de ceux-là. Walid Mebarek, correspondant de El Watan rapporte les propos échangés entre Tahar Djaout et Mohamed Aksouh : « La peinture est partout, il suffit de regarder un caillou, un arbre. Mais si, autour de lui, il n’y a pas d’autres peintres, des musées, des critiques, des échanges, des possibilités de débat – tout l’humus et toute la logistique de la peinture – un peintre s’appauvrit, s’étiole et même s’étouffe. Avant de venir ici, je n’avais pas vu un Braque. Les galeries, le milieu artistique sont un stimulant, une nourriture pour un peintre. Pour vivre en tant que peintre, il faut ce genre de nourriture. Alors, on va la chercher où elle se trouve. »

C’est ce qu’il a fait, ce dont il s’’est emparé et qu’il a restitué par des déclinaisons et cosmogonies de couleurs qui ont commencé en un temps politique blessé et qui a aujourd’hui pour nom Liberté. Mustapha Boutadjine artiste et galeriste, rappelle, sur le carton d’invitation de l’exposition, les mots qu’écrivait à Alger en 1965, Jean Sénac sur l’œuvre de Mohamed Aksouh,: « Avec une passion intransigeante et attentive, Aksouh s’obstine, en des paysages d’une minutieuse fidélité, à ramener à la surface le portrait d’un amour, les couleurs les plus ténues de l’âme. Quel réalisme émerveillé ! Ici, le monde apparaît, un univers marin, un univers céleste, tel qu’il provoque notre cœur, par taches lentement immergeantes. Ces aquarelles frémissent d’algues, de sable, de l’arc si charnu des girelles. Elles fixent le mouvement continu des nuages, harcelant avec lui les splendeurs cosmiques – tendres et banales comme une main. De l’Algérie, notre terre natale, Aksouh l’Engagé est de ceux qui ont su ne retenir que l’essentiel. Et c’est pourquoi, ouvrant mon balcon sur la mer, sur la nuit, je vois la Mer, la Nuit d’Aksouh condensées dans une pupille. » De la belle oeuvre, une pensée, un grand artiste !

Brigitte Rémer, le 8 juin 2024

Du 3 au 21 juin 2024, du mardi au samedi de 15h à 20 h ou sur rendez-vous – Galerie Artbribus, 68 rue Brillat Savarin. 75013. Paris – Bus : 68, station Porte d’Orléans, Tram 3a station Stade Charléty – mail : artbribus@orange.com

Prix du Syndicat de la critique pour le Théâtre, la Musique et la Danse 2023/24

Visuel de Léa Jézéquel et David Bobée

La cérémonie de la remise des Prix de la critique, réunissant les lauréats pour l’année 2023-2024, s’est déroulée le jeudi 6 juin 2024 à 10h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt. Depuis 1963, ce Palmarès, fruit d’un vote par les critiques professionnels, salue et récompense des artistes, des spectacles, la création de toute une saison. Cette manifestation s’inscrit durablement dans la vie du spectacle vivant. Les prix attribués sont les suivants :

THÉÂTRE

GRAND PRIX (Meilleur spectacle théâtral de l’année) – Le Voyage dans l’Est, de Christine Angot, adaptation et m.e.s de Stanislas Nordey

PRIX GEORGES-LERMINIER (Meilleur spectacle théâtral créé en région) – Le Mandat, de Nicolaï Erdman, adaptation et m.e.s de Patrick Pineau (Création aux Célestins – Théâtre de Lyon)

PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’UNE PIÈCE EN LANGUE FRANÇAISE – Cavalières, de Sarah Brannens, Karyll Elgrichi, Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon. Conception et m.e.s d’Isabelle Lafon

Les Émigrants @ Simon Gosselin

PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE THÉÂTRAL ÉTRANGER (ex aequo) – A Noiva e o Boa Noite Cinderela, de Carolina Bianchi (Brésil) – Les Émigrants, de W.G. Sebald, adaptation et m.e.s de Krystian Lupa (Suisse et France)

PRIX LAURENT-TERZIEFF – (Meilleur spectacle présenté dans un théâtre privé) Guerre, de Louis-Ferdinand Céline, m.e.s de Benoît Lavigne

PRIX DU MEILLEUR COMÉDIEN – Hervé Pierre dans Moman – Pourquoi les méchants sont méchants ?, de Jean-Claude Grumberg, m.e.s de Noémie Pierre, Hervé Pierre et Clotilde Mollet

PRIX DE LA MEILLEURE COMÉDIENNE – Noémie Gantier dans L’Art de la joie, d’après l’œuvre de Goliarda Sapienza, adaptation et m.e.s d’Ambre Kahan

PRIX JEAN-JACQUES-LERRANT – (Révélation théâtrale de l’année) – Sébastien Kheroufi pour la m.e.s de Par les villages, de Peter Handke

PRIX DE LA MEILLEUR CRÉATION D’ÉLÉMENTS SCÉNIQUES – Emmanuelle Roy pour Neige, de Pauline Bureau

PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LE THÉÂTRE  – Armand Gatti, théâtre-utopie, d’Olivier Neveux. Ed. Libertalia

PRIX DU MEILLEUR COMPOSITEUR DE MUSIQUE DE SCÈNE  – Reinhardt Wagner pour Zazie dans le métro, de Raymond Queneau, m.e.s de Zabou Breitman

MENTION SPÉCIALE  – Une maison de poupée, d’Henrik Ibsen, m.e.s d’Yngvild Aspeli (Marionnettes)

Guercoeur @ Klara Beck

MUSIQUE

GRAND PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE DE L’ANNÉE – Guercœur, d’Alberic Magnard, m.e.s de Christof Loy et dir. mus. d’Ingo Metzmacher à Strasbourg et Anthony Fournier à Mulhouse

PRIX CLAUDE-ROSTAND – (meilleure coproduction lyrique régionale et européenne) – Picture a day like this, création de George Benjamin au Festival d’Aix-en-Provence

PRIX DE LA MEILLEURE SCÉNOGRAPHIE  – Rheingold, de Wagner à Bruxelles, m.e.s et scénographie de Romeo Castellucci

PRIX DE LA CRÉATION MUSICALE (hors opéra)  – Le Chant de la terre, de Laurent Cuniot et l’ensemble TM+

PERSONNALITÉ MUSICALE DE L’ANNÉE  – Léa Desandre, mezzo-soprano

RÉVÉLATION MUSICALE DE L’ANNÉE  – Claire de Monteil, soprano

MEILLEUR LIVRE DE L’ANNÉE  – Jules Massenet, de Jean-Christophe Branger. Ed. Fayard

MEILLEURE INITIATIVE POUR LA DIFFUSION MUSICALE – (répertoires et publics)  – La Co[opéra]tive pour son travail de diffusion et de mise en avant des jeunes chanteurs

 

DANSE

GRAND PRIX – MEILLEUR SPECTACLE – Black Lights, de Mathilde Monnier

MEILLEURE COMPAGNIE Nederlands Dans Theater I

Hugo Layer @ Olivier Houeix

 MEILLEUR INTERPRÈTE – Hugo Layer (CCN-Malandain Ballet Biarritz)

RÉVÉLATION CHORÉGRAPHIQUE – Anna Chirescu

MEILLEURE PERFORMANCE – Invisibili, d’Aurélien Bory

PERSONNALITÉ CHORÉGRAPHIQUE – Noé Soulier, chorégraphe et directeur du CNDC d’Angers

MEILLEUR LIVRE – So Schnell – Dominique Bagouet, de Raphaël de Gubernatis (collection Chefs-d’œuvre de la danse, dirigée par Philippe Verrièle), Nouvelles éditions Scala/Micadanses

MEILLEUR FILM – Resilient Man, de Stéphane Carrel, Flair Production

Brigitte Rémer, le 9 juin 2024

Syndicat de la critique pour le Théâtre, la Musique et la Danse – Hôtel de Massa, 38 rue du Faubourg Saint-Jacques. 75014. Paris – site : http://associationcritiquetmd.com – email : critiquesyndicat@gmail.com

Tous les lauréats @ Jean Couturier

 

Vagabundus

Concept et chorégraphie de Idio Chichava, pour 13 interprètes – Compagnie Converge + (Mozambique) – dans le cadre du Festival June Events, au Théâtre de l’Aquarium.

@ Mariano Silva

Avec June Events Anne Sauvage, directrice de l’Atelier de Paris, a mis cette année la focale, avec son équipe, sur les questions de post et de néo-colonialisme, qui ouvrent sur la problématique de la mémoire individuelle et de la mémoire collective, sur l’altérité.

Parmi de nombreux autres spectacles elle a invité Vagabundus, du danseur et chorégraphe mozambicain Idio Chichava qui après une quinzaine d’années passée en France est rentré au pays. « Ce retour au Mozambique, c’était pour moi la possibilité d’être avec la communauté de danseurs et d’inventer avec eux une dynamique assez frénétique d’entraînement, de rencontres, de réflexion, de création » explique-t-il. « Il s’agissait aussi de répondre aux besoins de la danse au Mozambique en réfléchissant aux possibilités de l’institutionnaliser, de structurer le chemin d’un danseur professionnel. »

Les thèmes qu’il appelle regardent du côté du social, de l’économique et du politique, du côté de l’actualité. Est-ce un temps de la convalescence où il regarde l’Afrique en mouvement et inscrit son travail au cœur de la tradition chantée et dansée, au Mozambique ? Est-ce une métaphore de la migration en Afrique du Sud où partent travailler dans les mines de chrome, d’or, de manganèse ou de platine nombre de mozambicains ? Vagabundus, qu’il créé en 2022, signifie Errances et parle de la figure du vagabond, du migrant. Plus qu’une pièce c’est un processus de création à partir de chants et de musiques traditionnelles. ll y a un entremêlement de musiques, de corps, de couleurs, il y a quelque chose de félin, beaucoup d’énergie, de puissance, d’émotions, d’expressivité et d’humanité. Corps social, collectif, syncrétisme en sont les mots-clés.

Les treize interprètes forment un tout, un corps global comme aime à le dire Idio Chichava, ce qui entraîne solidarité et synergies dans la chorégraphie. Ils sont danseurs autant que chanteurs, leurs chœurs et psalmodies en décalés rythment leurs gestes. Ils portent des shorts en satin de couleurs, les femmes des brassières et chacun s’empare d’un objet symbolique et fétiche, d’un élément du quotidien comme tissu, panier, sac, corde, bout de bois, pneu. Une vieille femme, la Sage, est dans un caddy qui fait fonction de fauteuil roulant, avant d’entrer dans la danse avec énergie. Il y a des leaders qui déclenchent des mouvements d’ensemble, chacun à tour de rôle est un potentiel leader. Il y a des élu(e)s, il y a le souffle, la prière expiatoire, la compassion, l’imploration, la théâtralisation. Il y a la transe, l’appel, la perte de la parole, la course, la lutte. Il y a des mouvements d’ensemble qui évoquent comme des embarcations.

Puis le rythme des pieds prend le relais de la voix. Le corps se défait, se déconstruit. L’un s’échappe et danse en solo sous le regard des autres et porté par eux. Ils s’inspirent de la danse du peuple Makonde vivant au nord du Mozambique où se trouvent des membres de diverses ethnies ayant fui les famines, les guerres incessantes, où l’expression passe par d’autres médiums comme la sculpture. Le dialecte est bantou, la société matriarcale. Il y a la religion et ses rites de passage, ses masques, les cultes des ancêtres, la définition de l’appartenance et d’affiliation. Au nord se trouve une partie de la richesse comme les gisements de gaz et de pétrole, là où ont eu lieu en 2021 des attaques terroristes. Le spectacle est aussi une longue plainte exprimant souffrance et tension.

@ Mariano Silva

A certains moments le corps devient instrument de musique et le mouvement n’a pour but que de produire du son. Quand tous s’immobilisent l’un reste et lance le rythme. Suspension, respiration, gospels et motifs baroques se mêlent. Il y a des moments plus gymniques, de grands écarts, des chants dans les aigus, des gestes guerriers, des signes d’exorcisme portés par tous, des chants répétitifs et polyphonies sombres, des travaux des champs. Ils frappent dans les mains. L’un s’élance dans une danse hip hop l’autre joue une séquence digne d’un intermède de la commedia dell’arte. La femme porte l’homme. Un chant lancinant traverse. Ils repartent le panier sur la tête, chacun retrouvant son objet favori, quotidien et sacré.

@ Mariano Silva

Idio Chichava Idio commence la danse en 2000 dans un groupe de danse traditionnelle, et fonde la compagnie Amor da noite en 2001, année où il rencontre la danse contemporaine avec la compagnie CulturArte et Danças na Cidade. Il suit également les ateliers de la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues. En 2002, il participe aux workshops de Georges Khumalo (Afrique du Sud), Riina Saastamoin (Finlande) et Thomas Hauert (Suisse). Il est interprète de ce dernier dans la pièce HaMais, et tourne en Europe en 2003. Lors d’un séjour en Belgique, il assiste aux cours de l’école de Parts, (Performing Arts Research and Training Studios), école de danse contemporaine fondée à Bruxelles en 1995, par Anne Teresa De Keersmaeker, participe aux cours de David Zambrano (Vénézuela), Mat Voorter (Pays-Bas), Elisabeth Coorbett (USA).

En 2003, il interprète les pièces créées par Panaibra Gabriel, fondateur de la première compagnie de danse contemporaine du Mozambique, et Cristina Moura, rejoignant la compagnie CulturArte. Il poursuit en parallèle sa formation et suit les trainings de chorégraphes invités – Sandra Martinez (France), Betina Hozhausen (Suisse) ainsi que les cours de théâtre de Maria Joao (Portugal) et Panaibra Gabriel. En 2005, il rejoint la compagnie Kubilai Khan investigations et est interprète dans la création franco-mozambicaine Gyrations of barbarous tribes – chorégraphiée par Frank Micheletti  – qui se questionne sur les identités, les différences, l’appartenance à un groupe. En 2008, il danse dans Geografía, création présentée à la Biennale de la danse de Lyon, puis poursuit sa collaboration avec Kubilai, en dansant dans de nombreuses pièces.

Autant dire que Idio Chichava, leader de Converge +, a une solide expérience et un regard à 380°. Parallèlement à ses interprétations, il est très investi dans le travail de transmission. Avec les danseurs-chanteurs de la compagnie qui déploient une grande énergie et un langage corporel qui leur est propre, il évoque, dans Vagabundus, ce qui lui tient le plus à cœur, les questions de migrations, de métissage et d’altérité.

Brigitte Rémer, le 4 juin 2024

Interprètes : Açucena Chemane, Arminda Zunguza, Calton Muholove, Cristina Matola, Fernando Machaieie, Judite Novela, Mauro Sigauque, Martins Tuvanji, Nilégio Cossa, Osvaldo Passirivo, Patrick Manuel Sitoe, Stela Matsombe, Vasco Sitoe. Assistant chorégraphe et directeur de répétitions Osvaldo Passirivo – lumière Phayra Baloi – Responsable de tournée Silvana Pombal – Production : Yodine Produções – Partenaires : Companhia Nacional de Canto e Dança (CNCD), KINANI – Plataforma Internacional de Dança Contemporânea, One Dance Week.

Mercredi 22 et jeudi 23 mai · 21h, Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre de June Events – En tournée – 17 au 19 mai 2024 : Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, Belgique – 25 mai 2024 : Passages Transfestival, Metz – 5 juin 2024 : Théâtre de la Ville du Luxembourg, Luxembourg – 7 et 8 juin 2024 : Paris Dance Project, Paris – 10 juin 2024 : Générations, Théâtre Paris-Villette, Paris – 14 juin 2024 : Rencontres à l’échelle, Marseille.

Les Démons

D’après Fiodor Dostoïevski, adaptation Erwin Mortier, traduction Marie Hooghe – mise en scène Guy Cassiers, avec la troupe de la Comédie-Française, à la Comédie-Française/Richelieu.

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.

Avec la mise en scène de l’immense roman écrit par Fiodor Dostoïevski en 1869, Guy Cassiers signait en 2021 sa première création à la Comédie-Française et l’entrée au Répertoire de l’œuvre, aujourd’hui reprise.

L’auteur en débute l’écriture alors qu’il est en exil et que la Russie est secouée par l’assassinat d’un étudiant insoumis, provoqué par l’activiste révolutionnaire Serge Nétchaïev. Publié sous forme de feuilleton entre 1871 et 1872, Les Démons raconte l’histoire de jeunes révolutionnaires qui sous l’emprise d’un séducteur-manipulateur, projettent de renverser l’ordre établi. Elle alerte en même temps sur le risque de dérive de toute idéologie. Les dangers du totalitarisme au XXe siècle pointent déjà à l’horizon, avec le culte de la personnalité et le populisme à la clé.

La vie de Dostoïevski s’inscrit en filigrane dans l’oeuvre – l’alcoolisme et la violence du père, le départ de la mère quand il a neuf ans puis sa mort quand il en a seize, la formation puis la brève carrière militaire, l’engagement politique, le jeu, le bagne, les difficultés financières, les sentiments de colère, de culpabilité et de remords, en même temps que la découverte de la littérature, sont autant de postulats qui nourrissent l’œuvre. Tous les personnages du roman sont possédés par un démon, qu’il s’appelle socialisme athée, nihilisme révolutionnaire ou superstition religieuse. L’œuvre est sous certains angles un pamphlet politique contre les agitateurs de l’époque ; Dostoïevski l’écrit alors qu’il avait lui-même été partisan de théories révolutionnaires avant de changer de cap, après un séjour de quatre ans dans un bagne de Sibérie. « Je prône le réveil de la Russie » dit l’un. « Buvons à la réconciliation universelle » dit l’autre. « Quels sont les projets de votre génération de fils de militants ? » pose l’auteur. C’est aussi une sorte de méditation sur Dieu et le suicide, sur le crime et la volonté de domination, sur le bien et le mal, la souffrance et la rédemption, autant de thèmes qu’on retrouve dans l’œuvre entière de Dostoïevski. Albert Camus avait adapté Les Démons et présenté l’œuvre au Théâtre Antoine, en janvier 1959, sous le titre Les Possédés, reprenant l’incarnation des doutes et des angoisses de l’auteur sur l’avenir de l’homme et de la Russie.

Sur scène, une femme puissante, Varvara Pétrovna Stavroguina (Dominique Blanc), dans toute son autorité et sa cruauté, rassemble des invités dans son domaine, pour fêter l’arrivée de son fils, Nikolaï Stavroguine (Christophe Montenez) saisi d’un élan pour sa patrie après une vie de débauche à Saint-Pétersbourg, puis à l’étranger. Séduisant et mystérieux jeune homme, dont s’amourachent les femmes – entre autres Daria, sœur de Chatov (Claïna Clavarov), Nicolaï au petit rire nerveux et de perversion arrive en compagnie d’un ami, Piotr Verkhovenski (Jérémy Lopez), conspirateur et inspirateur idéologique d’une cellule révolutionnaire secrète rassemblant des jeunes de toutes croyances. Il est le fils de Stépane Trofimovitch Verkhovenski (Didier Sandre) ancien professeur d’université, ami intime de Varvara Stavroguina, installé chez elle depuis plus de vingt ans.

Autour de Nikolaï les commentaires vont bon train. Alors que sa mère prévoit de le marier à la riche héritière Lizavéta Nikolaïevna Touchina (Liza), amoureuse de lui (Jennifer Decker) il lui annonce qu’il n’est pas disponible puisqu’il a épousé en secret Maria Timoféievna Lébiadkine (Suliane Brahim) sœur de l’officier alcoolique Lébiadkine. Piotr raconte : « Nikolaï a eu une tocade avec Maria, la boiteuse, et l’a secrètement épousée. Elle vaut plus que nous tous réunis. Elle a une vie émotionnelle supérieure. Il lui donne une pension. »  La scène où Nicolaï rend visite à Maria est puissante. Dans sa poche, un couteau. Une petite flamme se consume. « Que devenons-nous sans le secret ? lui demande-t-il ? « Je ne suis pas des leurs, dit Maria. J’ai observé tout le monde… Pourquoi êtes-vous venu ? »  Et dans une intensité claudélienne elle ajoute : « Je veux que vous me regardiez… Mon homme est un prince… Je n’ai pas peur de ton couteau… » Le duo Nikolaï-Maria est magnifiquement porté par Christophe Montenez et Suliane Brahim.

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.

Tout s’obscurcit derrière les projets machiavéliques des uns et des autres, des meurtres se programment comme celui d’Ivan Pavlovitch Chatov (Stéphane Varupenne), tiraillé entre mépris et admiration pour Stavroguine et qui sera tué au coin d’une forêt de bouleaux alors que sa femme vient de lui annoncer qu’elle était enceinte ; puis celui de Maria avec cet incendie criminel qui embrase le ciel. « J’accepte la main de Lisa » décrète alors Nikolaï. Mais Lisa a compris l’incendie, elle en perd la raison. Serguéi Lipoutine un fonctionnaire (Christian Gonon), déclare à  Nikolaï : « c’est ici que nos routes se séparent… Nous détruirons l’État. » Stépane Trofimovitch se brouille avec sa bienfaitrice, il devient alors pathétique, pleure et rit. « Pourquoi me tourmentes-tu ainsi, lui demande-t-il… J’ai la visite de démons dans mes rêves. » Varvara n’entend pas et le chasse. « Vingt ans d’amour propre… Vous êtes un styliste, pas un ami ! Je ne veux plus rien de vous » répond-elle. Il quitte la ville mais s’écroule en chemin. Varvara le recherche. Avant qu’il meure, ils s’avouent leur amour réciproque. Autant de fils tendus dans l’œuvre, à côté de l’engagement politique où deux générations se font face, où de petites anecdotes émaillent le récit, où des histoires de famille avec leurs mécanismes de destruction, sont à l’œuvre.

Le dispositif scénographique formé d’une grande verrière où glissent la pluie et la neige, et de trois grands panneaux-écrans qui tombent des cintres, permettent les changements de lieux et de registres, et de suivre le parcours de chacun des personnages dans la complexité rapportée par les images, réalisées in situ. Au départ, on est dans un espace vide, le Crystal Palace, structure d’acier et de verre construite à Londres pour l’exposition universelle de 1851. Les murs pivotent, la vision est fragmentée.  Sur écran les acteurs sont face à face et dialoguent, ils sont de dos ou en solo sur scène, le montage se combine dans la juxtaposition des personnages et la révélation des images. Il y a une sorte de polyphonie sur scène où vérité et mensonge se mêlent derrière vitres et miroirs, transparence et opacité. Il y a des reflets dans les arbres à travers les verrières. Il neige sur l’écran. La scénographie et les costumes XIXème légèrement décalés et patinés de glace sont signés Tim Van Steenbergen ; les contre-jours et crépuscules, les lumières créant une atmosphère de conspiration, sont de Fabiana Piccioli ; la vidéo et ses contre-vérités, de Bram Delafonteyne. Le travail est admirable.

L’œuvre nous entraîne dans l’abîme au plan collectif par les divergences et empoignades entre les pseudo-révolutionnaires et leur cause dite commune. Serguéi Lipoutine ne manque pas de rappeler à ses camarades – dont Chigaliov (Alexandre Pavloff), Virguinski (Clément Bresson), son épouse (Edith Proust), Tolkatchenko (Dominique Parent) – « ici, c’est moi qui tiens les rênes. Je n’attends plus rien de la Russie… » « Tire… » lui répond Nikolaï. Au plan individuel tout est consommé. Le final montre en gros plans noir et blanc le visage dédoublé, fragmenté et déformé de Nikolaï, aussi mal en point que le pays. « Pourquoi être quelqu’un ? L’homme qui n’a plus aucun lien avec sa terre natale, n’a plus de Dieu, n’a plus de but…  Être à nouveau rien, ni personne… Quel calme ! La paix ! » Et Nikolaï d’ajouter : « La plaie, c’est la Russie mais le malade guérira. Nous nous précipiterons dans l’abime… »  Il commence à faire froid.

Brigitte Rémer, le 5 juin 2024

Dramaturgie Erwin Jans – scénographie et costumes Tim Van Steenbergen – lumières Fabiana Piccioli – vidéo Bram Delafonteyne – son Jeroen Kenens – assistanat à la mise en scène Stéphanie Leclercq – assistanat à la scénographie Clémence Bezat – assistanat aux costumes Anna Rizza – assistanat aux lumières François Thouret.

Avec la troupe de la Comédie-Française : Alexandre Pavloff Chigaliov, intellectuel et théoricien – Christian Gonon Serguéï Vassilitch Lipoutine, fonctionnaire – Stéphane Varupenne Ivan Pavlovitch Chatov, étudiant, fils d’un serf de Varvara Stavroguine – Suliane Brahim Maria Timoféievna Lébiadkina, sœur du Capitaine Lébiadkine, secrètement mariée à Nikolaï Stavroguine – Jérémy Lopez Piotr Stépanovitch Verkhovenski, fils de Stépane Verkhovenski, agitateur – Didier Sandre Stépane Trofimovitch Verkhovenski, ancien professeur d’université, ami intime de Varvara Stavroguina – Christophe Montenez Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine, fils de Varvara Stavroguina – Dominique Blanc Varvara Pétrovna Stavroguina, propriétaire terrienne, soutien et amie de Stépane Verkhovenski – Jennifer Decker Lizavéta (Liza) Nikolaïevna Touchina, riche héritière, amoureuse de Nikolaï Stavroguine – Clément Bresson Virguinski, fonctionnaire – Claïna Clavaron Daria (Dacha) Pavlovna Chatova, sœur d’Ivan Chatov, protégée de Varvara Stavroguina, amoureuse de Nikolaï Stavroguine – Dominique Parent Tolkatchenko, intellectuel – Edith Proust Arina Prokhorovna Virguinskaïa, épouse de Virguinski – et avec les comédiennes et comédiens de l’Académie de la Comédie-Française / Femmes et Hommes en noir : Pierre-Victor Cabrol, Alexis Debieuvre, Viktor Kyrylov, Élodie Laurent, Elrik Lepercq, Marianne Steggall.

Du 2 mai au 21 juillet 2024, matinées à 14h, soirées à 20h30, à la Comédie Française, Place Colette. 75001. Paris – métro : Palais Royal – site : www. comedie-francaise.fr – tél. : 01 44 58 15 15

Ordalie

Librement inspiré des Prétendants à la Couronne, d’Henrik Ibsen – Conception, écriture et mise en scène Chrystèle Khodr, à la MC93-Bobigny – en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

ⓒ Marie Clauzade

Avec Ordalie, l’auteure, actrice et metteure en scène, Chrystèle Khodr – qui vit et travaille à Beyrouth – poursuit ses recherches sur l’Histoire du Liban. Par le théâtre, elle interroge et se questionne, ici à travers la pièce d’Ibsen les Prétendants à la Couronne, comme métaphore.

Créé en 1863 ce drame historique – premier niveau de lecture – parle de la guerre des pouvoirs dans la Norvège du XIIIème siècle et de la rivalité entre le roi Hakon, un homme d’action et Jarl de Skul, prétendant au trône et plein de doutes. L’ordalie fait référence à une forme de procès à caractère religieux où le suspect, par une série d’épreuves, parfois mortelles, est remis à la grâce de Dieu pour démontrer son innocence ou sa culpabilité ; on la pratiquait en Occident au début du Moyen-Âge avant que l’église ne finisse par la condamner.

Le spectacle se déroule au cours d’une nuit. Après avoir joué la pièce, quatre acteurs interprétant le roi, le prétendant à la couronne, l’évêque et le poète, se donnent pour mission de veiller sur ce qui reste de mémoire dans un champ de ruines, pour contrer les bulldozers qui au petit matin doivent faire place nette, effaçant la preuve qu’un crime de guerre a eu lieu. On est au Liban, second niveau de lecture. Nés après la guerre civile qui de 1975 à 1990 a divisé le pays et Beyrouth en deux zones, les acteurs – Rodrigue Sleiman, Élie Njeim, Roy Dib, Tarek Yacoub –  font chœur. Ils se sont connus à l’école de théâtre et se retrouvent dans le hasard des rassemblements quotidiens, le soir, dans le quartier de Gemmayzé, parlent de l’enfance autour des maisons détruites et de la ville en état de choc, après l’explosion du port, le 4 août 2020. « Restons ensemble ce soir, on pourrait jouer la dernière » propose l’un d’entre eux, comme manière de résister.

Chrystèle Khodr parle de la mémoire collective, du passé antérieur de son pays et interroge le passé proche pour lire le présent. La France y a sa part. Après avoir fait partie de la Syrie mandataire administrée par la France sous mandat de Société des Nations entre 1920 et 1926, le Liban devient la République libanaise, en 1926. L’État du Grand Liban – dont les frontières géographiques correspondent à celles du Liban actuel – est créé par un arrêté du 31 août 1920 signé du général Henri Gouraud alors représentant l’autorité française. Le pays partage le pouvoir entre les communautés, la présidence de la République est réservée aux maronites, celle du Conseil aux sunnites et celle de la Chambre aux chiites. Élu le 21 septembre 1943 et farouche adversaire du mandat français, Béchara el-Khoury en est le premier président. Un siècle après la création du Grand Liban, nouvelle tragédie avec l’explosion du port, suivi de la visite du président français Macron et de ses belles promesses,  le 1er septembre 2020, pour fêter le centenaire du Grand Liban. Chrystèle Khodr fait coïncider le parcours des quatre acteurs aux personnages de la pièce d’Ibsen. Elle traite de la question des dominants, des profiteurs pour ne pas dire des corrompus, de l’ultra-libéralisme, du patriarcat et du sexisme, de tout ce qui défigure le pays.

ⓒ Marie Clauzade

Issue du travail au plateau et d’improvisations, le troisième niveau de lecture touche à la mémoire individuelle par la résurgence du passé lié à l’enfance, aux bruits de l’enfance, à l’institutrice. Reviennent les souvenirs de la maison, l’odeur des gâteaux faits par la mère, un temps qui fut heureux. « Retrouver le bonheur » dit un troisième en référence à ces paradis perdus. Les acteurs disent leurs espoirs et racontent leurs mythologies personnelles, faisant la liste de leurs héros disparus comme Maradonna pour le football, Herton Senna pour l’automobile et bien d’autres. «Et vous, vous vous souvenez de… ? »  Des silences s’installent, et entre les lambeaux de nostalgie apparaissent les marqueurs de leur génération, entre autres  les premières élections parlementaires après la guerre civile en 1992, le concert de la star mexicaine de télénovelas, Lucia Mendez, en 1993 et la visite de Jean-Paul II à Beyrouth, en 1994. Ils parlent de liberté, de sexe, d’homosexualité, du rôle de la société civile, de la succession des générations, d’exil. « Mon père pleurait quand je suis parti… »

Dans une scénographie de chaos où le sol n’est qu’un amas de plaques formant une zone de divergence et de collision, tout est couleur Terre de Sienne brûlée, le sol comme les vêtements, jeans et chemises de la vie ordinaire. Ordalie est un théâtre d’imprécations, d’incantation, de partition, de répétitions dans tous les sens du terme, de rédemption peut-être. Des gravats jonchent le sol, créant le déséquilibre. C’est un chant choral qui est à l’œuvre, un travail d’exorcisme. « Il y a toujours de l’espoir sous les décombres » dit l’un. « Je crois que j’ai peur » reconnaît l’autre. À travers cette polyphonie, la référence est aux malheurs, aux déflagrations : explosions, séismes, catastrophes naturelles. « Quelqu’un nous a mis au monde et nous a oubliés » dit l’un. « J’ai reçu le don du chagrin… » dit l’autre. C’est le crépuscule. Comme tout est mort et vide en moi » lance un troisième.

ⓒ Marie Clauzade

Dans Ordalie s’enchevêtrent les différents registres de la mémoire collective et de l’Histoire, de la mémoire individuelle, du théâtre. Il y a du chant, de la tristesse et de la nostalgie, de l’humour et l’énergie du désespoir. « Je suis étranger partout. Je suis acteur. » Le bruit des dalles sur lesquelles ils marchent résonne. L’atmosphère est lourde. A la fin la scénographie éclate, un immense cadre de bois se soulève du sol, une poussière noire tombe. « Une patrie ne se crée que dans l’intérêt général » déclarent-ils. Ils érigent comme un arc-de-triomphe qui soudain s’illumine. Mélange des temps, des époques, des âges… La Norvège est un royaume, elle va devenir un peuple, la métaphore fonctionne. Le théâtre les unit.

Après avoir créé des solos et des pièces de format plus intimes, entre 2009 et 2012 Chrystèle Khodr a créé un diptyque : La montée et la chute de la Suisse d’Orient et Qui a tué Youssef Beidas, puis elle a écrit et mis en scène le spectacle Augures créé en mai 2021 à Beyrouth et repris à la MC93 en 2023, où deux femmes d’horizon et de religion différentes se rencontrent et confrontent leurs points de vue (cf. notre article du 18 mai 2023. ) Elle a reçu l’Ibsen Scholarship pour Ordalie et aime à collaborer avec des artistes d’autres disciplines. Elle poursuit son chemin dans la création malgré les difficultés économiques de son pays et celles du champ artistique et culturel pour exister. « Au Liban, la précarité rend les artistes solidaires » dit-elle. Et la fin du spectacle permet l’espoir. On entend la mer. « Et si nous étions heureux, comme nous l’avions rêvé à seize ans… Ils regardent les étoiles, la lumière baisse. Musique.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2024

Avec : Rodrigue Sleiman, Élie Njeim, Roy Dib, Tarek Yacoub – scénographie, création lumière et direction technique Nadim Deaibes – compositionsonore Ziad Moukarzel – Assistanat à la mise en scène et surtitrage Walid Saliba – En partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Vu en mai 2024, à la MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – métro ligne 5, Station – Bobigny Pablo-Picasso.  En tournée : 30 et 31 octobre 2024, au Festival Colline Totinesi à Turin (Italie) – 12 et 15 mars 2025 au Théâtre Joliette, Marseille – 18 et 20 mars 2025 au Théâtre Garonne, Toulouse.

Les Chœurs de “L’Art est public”

“L’Art est public” / Uni’Sons @ Luc Jennepin

Une production originale Uni’Sons avec une cinquantaine d’habitants du quartier de La Mosson, de la ville de Montpellier et de la Métropole, partageant et célébrant la Méditerranée en musique – en partenariat avec l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie et en co-production avec le Théâtre Jean Vilar de Montpellier. Avec : Adil Smaali, musicien et chanteur – Stéphane Puech, claviers et direction musicale – Rabie Houti, violon électrique – Annie Mégé, cheffe de chœur – Malika Aboubeker et Chloé Didier, chargées de projet. Un concert de musique Raï à l’Opéra de Montpellier, le 14 mai 2024.

Adil Smaali @ Luc Jennepin

Le coup d’envoi est donné par le directeur et fondateur d’Uni’Sons, Habib Dechraoui, devant les spectateurs d’un Opéra de Montpellier archi-bondé. Il rappelle l’action menée depuis plus de vingt ans par l’association Uni’Sons, lieu culturel implanté dans les Hauts de Massane. L’Association remplit avec justesse et passion une mission de transmission, d’éducation artistique et culturelle, d’accompagnement et de création d’événements artistiques. Son célèbre Festival, Arabesques, haut lieu de rencontre dédié aux arts du Monde Arabe depuis 2006 – dont le premier concert est programmé chaque année à l’Opéra de Montpellier depuis l’arrivée de Valérie Chevalier à sa direction – en est un bel exemple. Le projet musical d’Uni’Sons, L’Art est public, participe d’un objectif de cohésion sociale. Il est réalisé en coproduction avec le Théâtre Jean Vilar qui a accueilli les répétitions et programmé deux concerts en sortie de résidence.

Adil Smaali, musicien et chanteur, mène le concert dans une belle complicité et énergie avec les claviers de Stéphane Puech, le violon de Rabie Houti et dans une adresse au public débordant d’enthousiasme et participatif à souhait. Une longue introduction avant l’arrivée du chœur permet aux musiciens et au chanteur d’interpréter le morceau intitulé Yamina ; elle permet à Adil Smaali d’évoquer le Raï qui, à ses origines, véhicule des textes poétiques en arabe vernaculaire chantés par les doyens, accompagnés d’un orchestre traditionnel. Plus qu’une musique, le Raï est synonyme de vie, symbole de liberté d’expression, plus tard de transgression, porteur de la réalité sociale sans tabou ni censure. C’est un genre musical venu de l’Oranie, en Algérie, qui de forme musicale traditionnelle et chanson populaire s’est transformé et adapté aux instruments d’aujourd’hui tout en gardant le même esprit. Il porte l’espoir, est écouté dans le monde entier grâce aux artistes qui ont exporté sa vitalité et sa sensibilité, à commencer par Cheb Khaled, compositeur, chanteur et multi-instrumentiste ; Cheb Hasni surnommé le Rossignol du Raï – issu de la deuxième génération qui a fondé le festival de Raï en Algérie en 1985 – chanteur qui fut assassiné neuf ans plus tard à l’âge de vingt-six ans par une organisation terroriste ; ou encore Cheb Mami, chanteur et acteur dont la musique est un mélange éclectique de Raï et d’influences  méditerranéennes et occidentales. L’Orchestre national de Barbès créé en 1995 autour de Youcef Boukella, ancien musicien de Cheb Mami, est aussi devenu une figure-phare du genre. Chez les femmes, la grand-mère du Raï s’appelle Cheikha Remitti, disparue en 2006 à l’âge de quatre-vingt-trois ans, elle en est la légende. Le Raï est inscrit depuis 2022 sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité, par l’Unesco.

Stéphane Puech @ Luc Jennepin

Quand le chœur entre et se place à l’arrière-scène, sur un praticable éclairé par un écran où les couleurs vives se succèdent – rose, bleu, orangé, violet – et qui font ressortir pantalons noirs et vêtements sable, les musiciens les accueillent. Le violon chante, la voix monte l’échelle des sons et des quarts de ton accompagnée des claviers, les notes sont tenues puis se suspendent, entre basses continues et variation des aigües. Adil Smaali puise au plus profond, à la recherche du souffle. Il raconte, apostrophe, rappelle, c’est aussi un magnifique conteur. Ensemble, chœur et musiciens s’invitent, se répondent, se regardent en complicité, marquant des passages de relais de la musique au chant. Il y a de l’enthousiasme, de la joie de vivre, des morceaux méditatifs, d’autres d’une structure rythmique énergisante. Ils chantent et jouent dans l’écoute et le respect du vocal et de chaque instrument, avec des modulations sophistiquées et de savantes ornementations.

Opéra Orchestre national  Montpellier @ Luc Jennepin

Le premier morceau interprété par le chœur de L’Art est public vient de Cheikha Remitti et s’intitule N’ta goudami, littéralement Toi, face à moi autrement dit, Suis-moi, moi je te suis ! Cette grande dame du Raï et forte personnalité déclarait en 2005 au cours d’une interview à RFI : « Cette musique est implantée dans mon corps, dans ma tête. Je l’ai créée avec la flûte gasbah et le tambourin gallal, sans utiliser ni stylo, ni papier. Ces deux instruments ont procréé ce style, mais dedans il y a aussi d’autres influences : l’oranais, le chaâbi… » Suivait Aïcha, la célèbre chanson de Cheb Khaled, chanson d’amour écrite en 1996 par Jean-Jacques Goldman, nommée meilleure chanson de l’année aux Victoires de la Musique l’année suivante, très vite devenue une chanson-phare, reprise et adaptée dans d’autres langues par différents chanteurs, en France et dans le monde. Deux chansons françaises s’enchaînaient ensuite, les bien connues La Bohême, de Charles Aznavour et Non, je ne regrette rien d’Edith Piaf, dans une époustouflante adaptation Raï avec la montée en puissance du chœur, suivies du poème écrit par le Cheikh Abdelkader Bentobdji, Abdelkader Ya Boualem – repris en chanson par Rachid Taha, Khaled et Faudel qui ont marqué la scène musicale française et algérienne à la fin des années 90, entre autres lors du grand concert Raï 1,2,3, Soleils entré par la grande porte au Palais omnisports de Paris-Bercv, en septembre 1998.

Annie Mégé @ Luc Jennepin

Puis l’un des morceaux les plus populaires du groupe Raïna Raï créé en 1980 et pionnier du Raï moderne – qu’on appelle aussi Raï électrique – Til taila, Le temps passera, a jailli, faisant fusionner les rythmes et instruments traditionnels et les instruments rock. La dernière chanson interprétée par le chœur s’intitule Alaoui, signée de l’Orchestre National de Barbès, elle mêle les musiques populaires du Maghreb aux influences rock ou reggae et s’appuie sur une musique et une danse traditionnelles guerrières très connues de l’ouest algérien. Se mêlaient à ce répertoire enlevé et diversifié le violon de Beata Dreisigova et la superbe voix de Fatima Lachtouk invitée à se produire pour la première fois en public.

Fatima Lachtouk @ Luc Jennepin

Cette soirée du 14 mai à laquelle nous étions conviés par Uni’Sons à l’Opéra de Montpellier fut réellement généreuse. L’intensité de son projet L’Art est public, devenu réalité grâce à la créativité de ses deux bonnes fées, Malika Aboubeker et Chloé Didier, grâce aux musiciens qui ont accompagné et soutenu les choristes et par la cheffe de chœur, Annie Mégé, qui a mené l’ensemble de main de maître. Elle a su insuffler à toutes et tous ce goût musical entre rythmes et ruptures franches, quand la note s’éteint, transformant l’ensemble en un chœur ardent et rigoureux. La belle présence du chanteur Adil Smaali, dans sa gestuelle et son adresse au public s’inscrit dans le partage entre le don et le contre don, comme l’a développé l’ethnologue Marcel Mauss, dans son Essai sur le don.

Rabie Houti @ Luc Jennepin

Romantiques, nostalgiques et rythmiques à la fois les mélodies Raï interprétées au cours de la soirée, issues des traditions et portées au présent, sont un cri, une chambre d’écho, comme une marche dans le désert. Cette soirée Opéraï s’est terminée dans la danse et la convivialité, au son des instruments à percussions comme bendirs et karkabous rejoignant le chant, les claviers et le violon électrique, dans la joie du public croisant celle des musiciens et des choristes. Chapeau bas!

Avec les choristes : Hayat Abidi. Nadia Abzaoui, Laure Allouche, Martine Alvarez, Catherine Aubert, Agenor Beaux, Boualem Bellouati, Jamila Boumediene, Latifa Bounzel. Latifa Brizini. Marie-Françoise Camps, Emilie Cano, Caroline Carrera, Mireille Col, Isabelle Crippat, Marie-Odile Crochet, Véronique Dabat, Zahra Dahbi, Isabelle Decout,

Au salut @ Luc Jennepin

Myriam Douls, Beata Dreisigova, Silvia Duran Lopez, Sonia Foulquier, Claude-Isabelle Graziani, Fatna Heredia Luque, Geraldine Herrero, Myriam Kessari, Anissa Khelkhal, Fatima Lachtouk, Farida Madeleine, Anissa Marre, Clara Meffre, Alain Mora, Laura Murruni, Romélie Nain, Francoise Poujol, Marie-Francoise Pringuey, Jacques Richard, Claire Roche, Julia Roche, Sawssen Rouaichi, Salima Rouaichi-Assal, Magali Sanchez, Irène Sancho Sitja, Corinne Seguin, Céline Soulier, Nicole Thuilleaux, Elisabeth Villard, Maissa Zaïz, Maï Zamore, Maya Zerrad – Uni’Sons est une association soutenue par  l’État, dont la Direction des Affaires Culturelles Occitanie, la Région Occitanie, La Caf de l’Hérault, le Département de l’Hérault, Montpellier Métropole et Ville de Montpellier.

Brigitte Rémer, le 17 mai 2024

Concert du 14 mai 2021, à 20h, à l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie, Place de la Comédie 34000 Montpellier – Unis’ons/ L’Art est public, 475 Avenue du Comté de Nice, 34090 Montpellier – tél.  04.67.10.06.79 – site :  www.unisons.fr

La Loi du marcheur

Entretien avec Serge Daney – un projet de Nicolas Bouchaud d’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils, entretiens filmés, réalisés par Régis Debray / film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin pour le magazine Océaniques sur FR3, en janvier 1992 – mise en scène Éric Didry – collaboration artistique Véronique Timsit – jeu Nicolas Bouchaud – au Théâtre de la Bastille.

© Brigitte Enguerand

Voir des films, c’était son métier. Le cinéma était sa vie, il en était un magnifique passeur : d’idées, de mots et d’images. Sa pensée est en soi un langage. Né le 4 juin 1944, Serge Daney est mort du sida le 12 juin 1992. Quelques mois avant sa mort il s’entretenait avec le philosophe et écrivain Régis Debray sur la vitalité du 7ème Art, à travers son Itinéraire d’un ciné-fils.

A mains nues, Nicolas Bouchaud à son tour passeur, nous transmet les effluves d’une époque foisonnante d’idées, et nous guide vers celui qui fut rédacteur en chef des Cahiers du cinéma fondés par André Bazin, journaliste à Libération et créateur de la revue Trafic publiée par les éditions P.O.L. jusqu’en 2021. Deux écrans formant un angle droit ressemblent à un livre ouvert posé au sol, l’aire de jeu quand l’action se resserre et que l’image ouvre ses horizons. Une chaise, une bouteille et un verre, un micro, un magnétophone qui se mettra en marche quelques instants à la fin du spectacle, en sont les accessoires.

Deux gestes de mise en scène construisent le spectacle : les images comme matière brute, non pas un envahissement d’images mais un film conducteur à travers Rio Bravo, western réalisé par Howard Hawks en 1959 où John Wayne tient le rôle du shérif, film sur lequel Serge Daney avait écrit sa première critique. « Voilà un film qui a regardé mon enfance » disait-il, un film fondateur. Second parti-pris de mise en scène, l’adresse au spectateur et la complicité avec le public que Nicolas Bouchaud regarde, provoque et qu’il interroge à certains moments, à la manière d’un instituteur. On entre dans l’environnement de Serge Daney avec ce qui a marqué son enfance.

Première émotion, l’Atlas. Serge Daney via Nicolas Bouchaud gamberge sur les couleurs, les noms propres, les fleuves. Capitale du Honduras ? Collé ! Changement de nom des capitales, et pour cause on décolonise l’Afrique de l’Ouest. Il se sentait marcheur dans le sens d’explorateur, comme quelqu’un qui vient de naître à chaque fois qu’il découvrait un nouveau pays. « Être un jour citoyen du monde » était son rêve. Puis on passe en revue les modes d’information et supports de l’époque – la juste après-guerre, la radio, les cinémas de quartier dans le XIème arrondissement de Paris qu’il habitait et où il allait avec sa tante et sa mère, voir les films de cape et d’épée, les classiques italiens, les mélos. Il mêle l’odeur de l’enfance – un temps où il était pauvre et aimé donc protégé, malgré l’absence du père – à l’époque, avec De Gaulle, la Nouvelle Vague du cinéma, les Yéyés etc.

© Brigitte Enguerand

Ses définitions du cinéma sont multiples et donnent du grain à moudre. « Le cinéma est un art réaliste sinon rien » déclarait-il, rappelant Rivette, Chabrol, Rohmer, Truffaut, Godard, les grands des Cahiers du cinéma où il officiait. Le cinéma « transmet une façon de vivre, le cinéma, ça fait témoignage » et il citait Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, vu à l’école, à l’âge de dix ou douze ans, « ceci a eu lieu » ajoutait-il. Le cinéma c’est « l’invention du temps, c’est la durée, c’est une énergie liée à l’écriture, comme une topographie. Je vois l’espace vide » ajoutait-il.

Par l’acteur et le théâtre, on parcourt ensuite les films des années 44 et Daney dénonce une certaine veulerie française. Il nomme Gabin Fresnay et Fernandel comme « monstres de francité », Danièle Darrieux, qui n’est pas un exemple et qui les terrorisait, évoque la littérature réactionnaire. Il nomme les mythes, Gary Cooper, Gary Grant, Henry Fonda, appelle James Stewart. Pour Daney le cinéma américain était au zénith du bonheur, de la grâce. Il poursuit la litanie des grands acteurs et des grands titres : Douglas Sirk, Fred Astaire, Rio Bravo, Autopsie d’un meurtre, Le train en gare de La Ciotat. « À Hollywood on a été porté par nos certitudes » reconnaît-il.

© Brigitte Enguerand

Avec Nicolas Bouchaud on entre dans l’image quand il pénètre dans l’écran, devenant acteur de Rio Bravo et donnant la réplique en anglais à l’actrice, la bande-son comme point d’appui dans laquelle il se cale. Rio Bravo… le film-fondateur où Hawks transforme, comme le plomb en or, les scènes de comédie en drames et le drame en comédie. C’est l’époque de Buster Keaton, pionnier de l’extrême, qu’il rencontre, Léo McCarey, réalisateur et producteur. « Daney se rappelait de tout », dit Bouchaud qui évoque aussi Le Pont du Nord, film de Rivette, un pur cinéphile et commente à travers la publicité l’image pure et impure, dont parlait le critique.

Quand Serge Daney parle de lui, le cinéma le recouvre. « Un critique de cinéma c’est un prêtre raté » dit-il en parlant du métier. « Ce que je représente ? Une valeur morale, éthique ; l’espace public a été occupé par les films, je suis l’avocat du cinéma » et il cite au Panthéon des films-cultes 2001 Odyssée de l’espace, dernier film-phare de Kubrick, constate que les choses naissent et déclinent. Il compare le cinéma au tennis, dans l’acte de servir, de transmettre, « l’essence du cinéma étant celui à qui l’on montre. » Il évoque Mizoguchi, parle de story-board, d’esthétique et de recadrage à partir de Kapò de Gillo Pontecorvo, réalisateur qui se permet de recadrer Emmanuelle Riva dans SA « scène primitive » ce qui le met en colère.  Il parle avec pudeur de ses utopies : « J’ai espéré le collectif » reconnaît-il.

Brusquement des coups de feu claquent, Nicolas Bouchaud passe à travers l’écran puis derrière le paravent, en fond de scène. La discussion cerne l’image à la télévision, médium avec lequel on passe d’une pratique de la projection à une pratique de la diffusion. Il regarde les différentes façons de faire exister le corps à l’écran, les reality show où l’on vend son expérience, le comportement télévisuel, comme un par cœur appris, ou comme un catéchisme. Mangé par l’image, Bouchaud quitte sa chemise et passe un manteau, comme s’il sonnait la fin du match. Il n’y a plus d’odyssée sur notre sœur la terre, plus de mythe, il n’y a que de l’humain et de l’inhumain. Et seule demeure la silhouette de Daney sur l’écran.

© Brigitte Enguerand

La Loi du marcheur est un remarquable spectacle porté par la présence d’un acteur, Nicolas Bouchaud, qui à la fois accompagne et à la fois se retire pour laisser perler la parole de Serge Daney, et à l’écran l’image d’Howard Hawks. Les mots de Daney pétillent d’intelligence et sont pur plaisir à distiller. Le spectacle a été créé en 2010, vingt ans après la mort du critique et poursuit sa route, pour partager la passion du cinéma. Il parle du pouvoir des images et de la magie des écrans avec ses limites, qu’il dessinait déjà via la télévision et toutes sortes d’écrans qui commençaient à envahir le paysage. Il évoque la forme et la pensée cinématographiques et le vocabulaire du cinéma, de la tradition critique qui, en France, vient de loin. Il contextualise l’histoire politique du pays et parle de l’art, partie prenante des conflits qui traversent la société. C’est à travers ce va-et-vient entre film et plateau que se joue la parole du critique et se met en scène le cinéma. Pour Serge Daney le cinéma était un langage qui permettait d’« habiter le monde » dans lequel il vivait. La Loi du marcheur en témoigne.

Brigitte Rémer le 12 mai 2024

Lumière Philippe Berthomé – scénographie et costumes Elise Capdenat – son Manuel Coursin – vidéo, Romain Tanguy et Quentin Vigier – régie générale Ronan Cahoreau-Gallier – régie lumière Jean-Jacques Beaudouin – régisseur Bastille Matthieu Bouillon. Produit par OTTO productions et Théâtre Garonne/Scène européenne – coproduit par Théâtre du Rond-Point – le Rond-Point des tournées, Théâtre de la Cité – Centre dramatique national Toulouse Occitanie, Cie Italienne avec Orchestre, Festival d’Automne à Paris.

Du 3 au 29 mai 2024, (3 au 11 mai à 20h30, 14 au 28 mai à 20h, 29 mai à 21h, les samedis et le dimanche 5 mai à 18h30. Relâche les 8, 9, 12, 13 et 20 mai) – au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011 – métro : Bastille, Voltaire – téléphone : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com

Tina Modotti, l’œil de la Révolution

Femme au drapeau (1)

Première rétrospective en France des photographies de Tina Modotti, produite par la Fundación Mapfre de Barcelone, en collaboration avec le Jeu de Paume – commissariat Isabel Tejeda Martín, assistée d’Eva M. Vives Jiménez – au musée du Jeu de Paume, Paris – Derniers jours.

C’est un parcours structuré en six étapes qui nous mène de l’Italie au Mexique. Tina Modotti est née à Udine en 1896, dans la région du Frioul-Vénétie-Julienne, elle meurt à Mexico en 1942. Son œuvre, partiellement oubliée jusque dans les années 1970, traverse les moments chargés, historique, politique et artistique, de la première moitié du XXème siècle.

Tina Modotti a un an quand son père, mécanicien, s’installe avec sa famille en Autriche où il a trouvé du travail et où elle est scolarisée en langue allemande. De retour en Italie en 1905, elle doit reprendre ses études primaires à zéro, en italien et elle ne s’y fait pas. Dès l’âge de douze ans elle travaille dans une usine textile, douze heures par jour, pour faire vivre la famille, d’autant que son père émigre aux États-Unis avec sa soeur aînée, en 1908, Quatre ans plus tard, en 1913, il réussit à faire venir Tina à San Francisco. Elle a dix-sept ans et trouve rapidement un emploi de couturière auprès de sa sœur dans le prestigieux magasin de mode I Magnin. Sa beauté est remarquée, on lui propose d’être mannequin.

Hommes lisant El Machete (2)

En 1915, San Francisco célèbre l’ouverture du Canal de Panama et la reconstruction de la ville après le séisme de 1906, en accueillant l’Exposition internationale Panama-Pacific. C’est là que Tina Modotti rencontre le peintre et poète Roubaix de l’Abrie Richey, dit Robo, qui deviendra son mari en 1917. Passionnée de théâtre depuis toujours, elle laisse tomber son métier de mannequin et se lance comme actrice. Elle joue dans des opérettes et dans un théâtre italien local, jusqu’à être remarquée par un agent d’Hollywood, chercheur de talents. Elle s’installe à Los Angeles avec Robo fin 1918 et, après quelques petits rôles, obtient le rôle principal dans deux films, I Can Explain et The Tiger’s Coat, film muet dont un extrait est présenté dans l’exposition. Avec son époux, elle fait partie d’un cercle d’avant-garde composé d’artistes, d’anarchistes et d’intellectuels, tous fascinés par l’art, le mysticisme oriental, l’amour libre et la révolution mexicaine. Elle y rencontre en 1921 Edward Weston, photographe célèbre, de dix ans son aîné et qui a quatre fils, elle en devient le modèle, puis l’amante. Robo part à Mexico dans le cadre d’un projet de l’Académie des Beaux-Arts, pendant que Tina termine le tournage d’un film avant de le rejoindre, il y contracte la variole et meurt.

Câbles télégraphiques (3)

L’un des virages de sa vie est là et le second est la disparition de son père, à San Francisco, à la même époque. Elle remet tout en jeu et entre en photographie aux côtés de Weston qui lui apprend la technique, prises de vue et travaux de laboratoire. Elle part avec lui et l’un de ses fils au Mexique où ils ouvrent un studio de portraits et devient officiellement son assistante, sillonne avec lui le pays et en rapporte de nombreuses images sur la vie sociale, le contexte de travail, les manifestations politiques. Leur maison devient l’un des lieux de réunion de l’effervescence artistique et post-révolutionnaire mexicaine où se rencontrent le muraliste Diego Rivera – dont la fresque L’Arsenal, qu’il réalise en 1928 pour le ministère de l’Éducation publique, est ici reconstituée – devient amie de Frida Kahlo sa femme. Participent aussi à ce cercle intellectuel et artistique Anita Brenner qui écrit sur l’art moderne mexicain, ses sources traditionnelles et précolombiennes, et qui demande à Tina Modotti de participer à sa revue Idols Behind Altars, ainsi que le plasticien français Jean Charlot, assistant de Rivera, personnalités dont on trouve traces dans l’œuvre photographique de Modotti. Le décalage entre les conceptions esthétiques et l’engagement politique et social de Tina Modotti et ceux de Weston conduisent à leur séparation. Weston repart en Californie tandis que Modotti reste au Mexique où elle poursuit son parcours photographique et son engagement politique. Elle côtoie les muralistes, dont Diego Rivera et José Clemente Orozco dont elle devient photographe officielle des fresques, tous deux membres du Parti communiste mexicain auquel elle-même adhérera en 1927.

Homme portant une poutre (4)

Elle rencontre Vladimir Maïakovski, poète et chef de file des futuristes russes, fréquente les amis d’Edward Weston et le studio de la grande photographe Dorothea Lange, s’investit dans le politique, tout en poursuivant son œuvre personnelle, les reportages de photo journalisme et les photographies alimentaires sous l’angle notamment des portraits en studio réalisés à la demande de la bourgeoisie mexicaine. En 1928, Tina Modotti vit avec un jeune révolutionnaire cubain en exil, Julio Antonio Mella qui est abattu en pleine rue à ses côtés un soir, en rentrant du cinéma, crime politique maquillé en crime passionnel dont le gouvernement se sert contre les communistes, de plus en plus réprimés. On pille sa vie privée et cela conduira en 1930 à son expulsion du Mexique après accusation arbitraire de sa responsabilité dans un attentat commis contre le président, Pascual Ortiz Rubio. Elle est traquée jusqu’en Europe où elle s’installe à Berlin, entre en contact avec le mouvement du Bauhaus et organise une exposition, mais ne s’habituant pas à ce nouveau cadre de vie, s’enfuit à Moscou retrouver Vittorio Vidali, agent secret, espion et homme politique communiste italien, rencontré au Mexique. Elle comprend vite que l’utopie soviétique des années 20 n’est plus et qu’elle ne correspond pas aux exigences du réalisme socialiste stalinien des années 30 et s’engage au Secours Rouge International.

Sans titre (Marche politique avec banderole) (5)

Tina Modotti abandonne alors complètement la photographie pour se consacrer essentiellement à son engagement et à la lutte contre le fascisme. Sous des pseudonymes elle est envoyée dans différents pays d’Europe, dont en Espagne en 1936 où elle reste pendant les trois années de guerre, pays qu’elle quitte pour la France en 1939 avec Vidali, Barcelone étant occupée par les franquistes. De là, elle embarque ensuite pour le rejoindre aux États-Unis, pays qui refuse de l’accueillir et qui la dirige vers le Mexique. Elle y reste en clandestinité et vit sous l’identité de Carmen Ruiz, en évitant ses anciens amis. Elle rencontre le photographe Manuel Álvarez Bravo à qui elle confie qu’elle a abandonné la photographie, puis voit l’ordre d’expulsion qui la frappe, annulé en 1940, ce qui lui permet de reprendre petit à petit contact avec ses anciens amis. Mais Vidali est arrêté, soupçonné d’avoir trempé dans le meurtre de Trotski, survenu en août 1940 à Mexico. A partir de là elle se terre chez elle jusqu’à sa mort d’une crise cardiaque, en 1942. Sur sa tombe, au Panthéon de Dolores, à Mexico, on trouve les mots du poète chilien Pablo Neruda : « Tina Modotti, ma sœur, tu ne dors pas, non ! »

Paysanne zapotèque portant une cruche (6)

Dans son destin singulier et chaotique, marqué par l’histoire du monde au cœur de la tourmente, c’est au Mexique que Tina Modotti s’enracine. C’est là, par son œuvre, qu’elle laisse trace et apporte une contribution majeure à la photographie des années 1920, exerçant une grande influence sur les photographes d’après, de Manuel Álvarez Bravo à Graciela Iturbide. Six années de recherches ont permis de reconstituer sa vie, sa carrière et son œuvre, disséminée entre l’Europe et l’Amérique. Cette première rétrospective d’envergure, en France, proposée par le Jeu de Paume, témoigne en ses six sections des étapes de sa biographie.

Premières années, d’Udine à Los Angeles où l’on voit des photographies familiales et où on la découvre en tant que modèle et actrice – La section 2, Mexique, de l’autre côté de l’objectif, met sur le devant de la scène le dialogue esthétique et formel entre les œuvres de la même période d’Edward Weston dans son formalisme et celles de Tina Modotti dans sa recherche de photographie incarnée, comme avec la série « Rosas » ou « Chapiteau de cirque. » Elle s’attarde sur les « Câbles télégraphiques » montrant son approche de l’esthétique constructiviste et la modernisation des communications mexicaines. – Dans la section 3, La renaissance mexicaine, Tina Modotti amorce la photographie sociale et témoigne de la culture populaire architecturale et artistique du Mexique. Elle a acquis un appareil Graflex beaucoup plus léger que son ancien Corona, lui permettant de capter des scènes sur le vif, dans la rue. Elle passe un mois dans l’isthme de Tehuantepec, face au Golfe du Mexique, où elle photographie les femmes indigènes au travail, des scènes de marché, les fêtes populaires. On y voit les dessins préparatoires à la fresque « L’Arrière-garde » que réalisera José Clemente Orozco. – Dans la 4ème section, Photographie et engagement politique : le Mexique, c’est son peuple, elle montre « La marche des travailleurs » de 1926, prise d’une fenêtre en surplomb, manifestation d’ouvriers, un 1er mai. Elle montre aussi une foule faisant la queue, « Personnes attendant devant le mont-de-piété national pour aller mettre leurs biens en gage », une « Réunion d’agriculteurs avec le Présidium », une « Marche politique avec banderole » sur laquelle est inscrit le nom d’Emiliano Zapata, l’un des principaux acteurs de la révolution mexicaine de 1910, leader du mouvement pour la restitution des propriétés collectives des villages, resté dans le cœur des paysans – La 5ème section De la description au symbole : allégories politiques, met en avant, vers 1929, la « Femme au drapeau », variation sur « La Liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix, l’une des photos de Tina Modotti les plus célèbres, où la femme se drape littéralement dans le drapeau de la révolution. On y trouve aussi les marionnettes de Louis Bunin, qui a également travaillé comme peintre muraliste et fait des expérimentations avec des marionnettes, créant des personnages et des compositions à forte charge politique.  On y voit aussi « La machine à écrire de Julio Antonio Mella », l’ami cubain assassiné, une allégorie de la force politique du mot et de l’écrit. – La section 6, Après la photographie : l’action politique, 1930/1942, nous mène, à la suite de l’expulsion du Mexique de Tina Modotti, dans son engagement au Secours Rouge International.

Portrait de Diego Rivera  (7)

La rétrospective Tina Modotti, l’œil de la révolution rassemble près de deux cent quarante photographies, majoritairement de petits formats, sans problème pour les approcher car le Jeu de Paume gère avec intelligence le flux des visiteurs. Ce sont des tirages gélatino-argentiques, ceux d’une femme intranquille mais libre, engagée et clandestine, qui a dénoncé la situation des classes les plus défavorisées au Mexique et participé à la construction d’un nouvel imaginaire autour des femmes mexicaines. Marquée par l’utopie communiste, la photographe a changé la perception du médium, au Mexique. Dans son texte Sobre la fotografía, publié en 1929 dans « Mexican Folkways », elle donne sa définition de la photographie : « La photographie, précisément en vertu du fait qu’elle ne peut être produite que dans le présent et parce qu’elle repose sur ce qui existe objectivement devant l’appareil, représente le médium le plus satisfaisant pour enregistrer avec objectivité la vie dans tous ses aspects ; et c’est aussi de cela que dérive sa valeur documentaire. Si à ceci s’ajoute de la sensibilité, de l’intelligence et surtout, une idée claire quant au rôle de la photographie dans le domaine de l’évolution historique, je crois que le résultat est quelque chose qui mérite sa place dans la production sociale, une production à laquelle nous devrions tous apporter notre contribution. »

Brigitte Rémer, le 8 mai 2024

© Abel Plenn – Tina Modotti (8)

Visuels / Photographies de Tina Modotti  : (1)  Femme au drapeau, 1927 – The Museum of Modern Art, New York, Image digitale © 2024 Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence – (2) Hommes lisant El Machete, vers 1929 Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico –  (3) Câbles télégraphiques, vers 1924-1925, Museo Nacional de Arte / INBAL, Mexico – (4) Homme portant une poutre, 1928 Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico – (5) Sans titre (Marche politique avec banderole) vers 1928-1929, Avec l’aimable autorisation de la galerie Throckmorton Fine Art, New York – (6) Paysanne zapotèque portant une cruche sur son épaule, 1926. Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico – (7) Portrait de Diego Rivera réalisant une peinture murale, vers 1924-1925.  Collection Ricardo B. Salinas Pliego –  (8) © Abel Plenn, Tina Modotti vers 1927.  The Museum of Modern Art, New York, Image digitale © 2024 Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence.

Du 13 février au 12 mai 2024, musée du Jeu de Paume, 1 place de la Concorde. 75008. Paris – métro : Concorde – site : www.jeudepaume.org tél. :  01 47 03 12 50 – Le catalogue a été réalisé sous la direction de Isabel Tejeda Martín : édition française, coédition Jeu de Paume / Flammarion / Fundación Mapfre (352 pages, 45 euros) ; il existe aussi une édition espagnole et une édition anglaise du catalogue – Derniers jours de l’exposition.

Sweet Mambo

Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch et le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch-Terrain dirigé par Boris Charmatz, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Karl-Heinz Krauskopf

Tout nous est familier, pourtant tout reste teinté d’étrangeté dans ce décalage-temps qu’impose la reprise sans la chorégraphe, Pina Bausch, disparue en 2009. Envers et contre tout, revoir Sweet Mambo, recréé sous la supervision d’Alan Lucien Oyen, est un cadeau. Présentée le 30 mai 2008 à la Schauspielhaus de Wuppertal, la pièce n’a pas pris de rides. Mais la chaise reste vide et au salut, les visages sont empreints de gravité et d’émotion.

On y retrouve sept interprètes sur neuf qui ont dansé la pièce en 2008, l’avant-dernière création du vivant de Pina Bausch – Andrey Berezin, Daphnis Kokkinos, Nazareth Panadero, Héléna Pikon, Julie Shanahan, Julie Anne Stanzak et Aida Vainieri. Trois interprètes les ont rejoints, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra et Naomi Brito. C’est cette dernière, métaphore d’une ère nouvelle au Tanztheater, brésilienne entrée dans la compagnie en tant que Gabriel et brillante interprète, qui entre la première dans la danse. Elle lance une longue note cristalline, d’un bol musical rempli d’eau, avant que les jeux de séduction ne s’éveillent.

© Karl-Heinz Krauskopf

Solos et duos se succèdent dans des jeux de miroir où alternent provocation, humour, dérision, sensualité et sensations, sur des musiques de différents styles (collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider). Les robes, comme toujours somptueuses, soulignent les formes par leurs froncés et plissés, et apportent leurs couleurs, pastel ou vives, et leurs ondulations, dans une simplicité sophistiquée (costumes Marion Cito). « La vie c’est comme un vélo, ou tu roules ou tu tombes » lance Nazareth Panadero sur une musique de film muet qui souligne l’atmosphère… « Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » pourrait-elle renvoyer à Arletty, avec la même effronterie. Arrivée dans la troupe en 1979, Nazareth est toujours aussi belle et pétillante dans sa robe framboise.

Étreintes, ambigüité de l’échange, violences, gestes stéréotypés et quelque peu déphasés de couples hétéros, frôlements, balancements. Il y a du burlesque, de la maladresse, de la tendresse. Hommes et femmes se cherchent, les entrées et sorties se succèdent, les voiles s’envolent avec élégance. Chez Pina les femmes sont des divas. Dans Sweet Mambo les hommes suivent le mouvement, comme des enfants de chœur / de coeur ou / de corps, donnent l’étincelle, briquet à portée de main. Julie Anne Stanzak se décrit : « le nez de mon père, les yeux de ma grand-mère… » avant de s’enfuir.

© Karl-Heinz Krauskopf

Il neige sur l’image au rythme de la danse (décor et vidéo Peter Pabst). Les villes traversées sont énoncées, la liste est longue et se remplit d’émotions de tournée, de réminiscences. « Ce que j’aime ? Je fais des roues dans toutes les villes » lance avec espièglerie Héléna Pikon. « I want to talk to you » insiste une danseuse égarée. Une robe noire passe, dans la correspondance avec l’écran. Répétition de mots, jeux de rôles, apparitions disparitions, brouillage des messages, sémaphores, codes secrets, la palette des interprètes est vaste, légère et grave, embuée. On n’oublie pas Naomi, magnifique, comme elle l’avait demandé. Virevoltent le rose pâle, la couleur champagne, le rouge vif, le court et le long dans ces jeux et ces cris d’alarme. « Je me sens seule… Je me sens vide… » Quelques mouvements, ensemble, avant que le plateau se vide, trois petits tours et puis s’en vont.

© Karl-Heinz Krauskopf

Au Congo le Mambo désignerait des berceuses ou des chants sacrés. Il serait à Cuba l’ancêtre de la salsa, dit wikipédia-qui-sait-tout. Il se danse en cadence, les pas des danseurs en miroir sur un rythme musical 4/4, un pas de base qui se fait sur huit temps et correspond à douze mouvements. 1 et 2, 3 et 4, 5 et 6, 7 et 8 avec suspension dans les mouvements sur les comptes pairs. Pour une classe de mambo, rendez-vous à Wuppertal ! après l’étape Théâtre de la Ville où le plaisir de cette re-création ne fait aucun doute. Pina n’y sera pas mais la danse continue, elle en serait fière et heureuse.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2024

Avec Andrey Berezin, Naomi Brito, Daphnis Kokkinos, Alexander López Guerra, Reginald Lefebvre, Nazareth Panadero*, Héléna Pikon*, Julie Shanahan, Julie Anne Stanzak, Aida Vainieri – (* invités). Direction artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch+[terrain] Boris Charmatz – décor et vidéo Peter Pabst – costumes Marion Cito – collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider – assistante décor Gerburg Stoffel – assistante costumes Svea Kossak – supervision artistique de la recréation Alan Lucien Øyen – direction des répétitions Azusa Seyama, Robert Sturm – musique Barry Adamson, Trygve Seim, Gustavo Santaolalla, Hope Sandoval, Portishead, Lucky Pierre Hazmat Modine, Jun Miyake, Mecca Bodega, Cluster & Eno, Lisa Ekdahl, Mari Boine, René Aubry, Mina Agossi, Ian Simmonds. L’extrait du film Der Blaufuchs (Le Renard bleu), 1938, UFA / Mise en scène: Viktor Tourjansky / Scénario: Dr. K.B. Külb, a été aimablement mis à disposition par la Friedrich-Wilhelm-Murnau Stiftung, Wiesbaden – droits de représentation : Verlag der Autoren, représentant Pina Bausch Foundation.

Du 23 avril au 7 mai 2024, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Liberté Cathédrale

Chorégraphie Boris Charmatz, avec une trentaine de danseuses et danseurs du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et de Terrain – programmation du Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet.

@ Blandine Soulage

Liberté Cathédrale a été créée dans l’église du Mariendom de Neviges, une cathédrale à l’architecture brutaliste située près de Wuppertal où Boris Charmatz a été nommé directeur du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, en 2022. Il a présenté en mai 2023 Wundertal, une série d’événements chorégraphiques, dans la ville de Wuppertal. Liberté Cathédrale est le premier spectacle qu’il monte avec la troupe.

Après quelques représentations à la Biennale de la danse de Lyon en septembre 2023 dans les usines Fagor, puis à l’Opéra de Lille, c’est au Théâtre du Châtelet spécialement aménagé que le Théâtre de la Ville a programmé la pièce. Un plateau spécialement construit, enjambe la scène classique et les rangs des fauteuils d’orchestre, immense plateau et bel espace autour duquel le public fait cercle, une prouesse technique incontestable. Un éclairage blafard nous accueille et fait de chaque spectateur un clown ou un cadavre en puissance, sans saint-sacrement, avant que les quelques ampoules tombant de la fausse nef ne prennent le relais et ne nous replacent chez les vivants.

@ Blandine Soulage

Pour se rendre d’un point à un autre sur une telle surface de réparation, les danseurs courent, tennis ou grosses chaussures, puis s’essoufflent. Ils chantent à tue-tête, se retrouvent en grappes, se roulent au sol en mouvements fous et de transe, font des incursions dans le public. Les costumes sont disparates, shorts, tuniques, jupes, tee-shirts et débardeurs, vestes, collants et mi-collants, genouillères, dominante noire et points de couleurs, textiles divers, transparences, plissés, simili cuir et autres. Des envolées, des retombées, des trots, des galops, un bourdonnement, des signaux. C’est le premier tableau, vingt minutes, comme les quatre autres.

Sonnent les cloches pour un second tableau, autre liturgie, celle des sonneurs accrochés à des cordes imaginaires et qui se déplacent d’un point à l’autre du plateau. Des traits de lumière verticale accompagnent leurs angélus. (La création lumière est signée Yves Godin). Les cloches ont leur langage et transmettent des messages, elles tintent, alertent, chantent, appellent, rythment la journée, s’élancent à toute volée, traversent le village, célèbrent, ont de la gravité avec le glas, se suspendent. Olivier Renouf en a composé le montage à partir de cloches venant de toute l’Europe. Les sons traversent les corps, les danseurs s’emballent, montent aux balcons, escaladent le public, se jettent, s’immobilisent, s’affrontent. On est chez Quasimodo et dans la cour des miracles.

© César Vayssié

Dans le troisième tableau la musique se tait. On entre dans le silence, comme si on visitait une cathédrale dans le respect des règles. Les danseurs arrivent les uns après les autres, les rites expiatoires se dessinent à genoux. Leur cri est sans timbre, silencieux, des veilleuses rouges les accompagnent. Dans le quatrième ils se déchaînent, crient, apostrophent le public, version Living Théâtre dans le meilleur de leur cru. Des bribes de textes, inaudibles sont lancées, on attrape quelques phrases à la volée comme « La mort de tout homme me diminue. » Sur la chanson rythmée et slamée de Peaches, Fuck The Pain Away chaque danseur donne son interprétation. Puis se forme un cercle qui lance ses incantations dans une messe noire où chaque danseur est un maillon de la chaîne, une partie du tout.

Arrive enfin l’orgue, symbole des cathédrales, sur une partition du compositeur Phill Niblock décédé en janvier dernier et qui lui rend hommage. Une note, une seule, se décline à l’infini. Des grappes de danseurs, sculptures en mouvement se présentent les unes après les autres, dans le cercle de lumière, au centre. Ils s’effleurent, se tiennent, se portent, se lâchent, s’écroulent, on se trouve soudain devant un charnier, ne distinguant plus aucun visage. Les corps sont devenus rochers, pétrifiés, un ou deux d’entre eux se sortent du magma, marchant sur les autres. Puis chacun se relève, trois dépouilles sont portées au cours d’une cérémonie funèbre. Deux femmes, funambules sans fil, donnent dans une grande tension le poème de John Donne, For Whom The Bell Tolls /Pour qui sonne le glas. « Nul homme n’est une île » dit le poème qui ferme le spectacle, une image finale forte.

Danseur formé à l’École de danse de l’Opéra national de Paris puis au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, chorégraphe, Boris Charmatz aime à concevoir des projets expérimentaux et à danser dans des lieux singuliers. De 2009 à 2018, il dirige le Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne qu’il appelle Musée de la danse. En janvier 2019, il lance [Terrain], structure d’expérimentation chorégraphique implantée en région Hauts-de-France. Liberté Cathédrale permet aux danseurs de rencontrer ceux du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, servant le projet artistique qu’il met en place, avec pour objectif de rassembler et de lancer des ponts entre l’Allemagne et la France. Il sera aussi, en juillet prochain, le chorégraphe complice, qui traversera, avec ses créations, l’ensemble du Festival d’Avignon.

Du côté de cette assemblée recréée d’une trentaine de danseurs, c’est plutôt réussi, ils font corps. La construction du spectacle dans laquelle chaque séquence est porteuse de son propre parti-pris mettant en action la voix, le silence, l’orgue et les cloches, fonctionne. Pourtant, derrière le pilier de la cathédrale Charmatz je n’ai reçu ni conversion ni illumination quant aux langages chorégraphiques. J’y vois trop d’expérimentations en expression corporelle ramenant quelques décennies en arrière, dans ce que furent les improvisations et happenings du temps jadis, et j’y trouve trop d’âpreté, beaucoup de radicalité.

Brigitte Rémer, le 30 avril 2024

© César Vayssié

Avec l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal-Pina Bausch et les invités : Régis Badel*, Emma Barrowman, Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli*, Ashley Chen*, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Julien Gallée-Ferré*, Letizia Galloni, Tatiana Julien*, Milan Nowoitnick Kampfer, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Johanna Elisa Lemke*, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Julie Anne Stanzak, Julian Stierle, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Aida Vainieri, Solène Wachter*, Frank Willens*, Tsai-Chin Yu – Organiste Jean-Baptiste Monnot – assistante chorégraphique – Magali Caillet Gajan – lumières Yves Godin – costumes Florence Samain – travail vocal Dalila Khatir – direction technique Fabrice Le Fur* – matériaux sonores Ludwig van Beethoven, Olivier Renouf, Peaches, Phill Niblock – improvisation à l’orgue, épilogue d’après Johann Sebastian Bach et Antonio Vivaldi  – poèmes Emily Dickinson, John Donne.

Du 7 au 18 avril 2024 à 20h, le 7 à 19h, dimanche à 15h, programmation du Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet/Théâtre Musical de Paris, 1, Place du Châtelet. 75001. Paris. Métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com et www.chatelet.com – tél. :  01 42 74 22 77 ­- en tournée : Festival d’Avignon, au stade Bagatelle, du 5 au 9 juillet 2024.

Assembly Hall

Créé par Crystal Pite et Jonathon Young – chorégraphie Crystal Pite, texte Jonathon Young, en anglais surtitré en français – compagnie Kidd Pivot – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Michael Slobodian

Dans une sorte de salle des fêtes assez désuète qui constitue la scénographie du spectacle – signée Jay Gower Taylor – genre salle de patronage ou salle paroissiale des années cinquante dans laquelle se déroulaient les remises de prix scolaires et galas de fin d’année, et devant laquelle, dans la cour, le panier de basket est encore accroché, une scène et rideau velours sera le cœur du sujet.

Des mordus de l’histoire du Moyen-Âge s’y retrouvent pour l’assemblée générale de leur association, et pour assister à la reconstitution historique d’une chanson de geste médiévale liée à une ancienne coutume, leur grande sortie annuelle, leur exutoire. Et l’on suit ce spectacle dans le spectacle avec rétroaction loin dans le temps, en parallèle aux petits potins et grandes discussions sur le dysfonctionnement de l’association, une sorte d’Ordre ou de secte, donnant plusieurs niveaux de lecture.

© Michael Slobodian

Il est question de chiffre magique, de drapeaux et de combats, de temps en temps de danse. Les tableaux médiévaux de guerre se reconstituent sous nos yeux comme des peintures de luttes et escarmouches entre gladiateurs portant armures et cuirasses, lances qui perforent. De batailles en banquets, on fait face aux images chromos d’un péplum où ces chevaliers de la table ronde miment un texte qu’ils donnent en play-back.

Ils descendent parfois du plateau et de leur planète pour régler leurs comptes. Il y a la chaise de l’absent, les dernières prières, les fumées, l’assemblée, les acclamations, l’appel à la trompe de chasse, les apparitions, et les membres de cet Ordre qui s’empoignent sur le devenir de leurs rêves et la réalité. Entre cauchemar et dramatisation, mouvements d’ensemble et pas de deux, on transite d’une atmosphère lumière-à-la-Rembrandt à un pur expressionnisme.

© Michael Slobodian

Soudain des gestes brusques et désynchronisés accompagnent un son grinçant 78 tours, décalés, comme le reste. On passe de la mort à la résurrection du héros, comme au cinéma, d’actions sur le devant de la scène en canon avec les actions sur scène. Quelques mythes traversent le plateau, Prométhée, la révolte humaine contre la divinité, un cygne sans ailes, l’élue qui passe par là, cherchant son fiancé, la réincarnation, la rédemption, la transfiguration. On est dans l’or et la myrrhe, le chemin de Damas, Dieu et le roi. L’élu dans l’immortalité, réapparaît en solo.

On est dans le jeu de l’image, fixe ou mobile, inspiration film muet, peinture et toiles des siècles passés, le regard du spectateur est stéréo. Le chevalier sans nom revient en armure et relit l’histoire à sa manière : « Cessez vos querelles, de quoi avez-vous besoin ? » lance-t-il, superbe et généreux. L’élue l’interroge : « Où étais-tu ? on dirait la mort… » On entre dans la métempsychose. La dissolution de l’association est prononcée et chacun emporte sa relique, un morceau de l’armure.

© Sasha-Onyshchenko

Crystal Pite a commencé à danser avec les Ballets de la Colombie Britannique, puis le Ballet de Francfort, on la dit l’héritière de Forsythe. Chorégraphe à partir de 1990, elle crée plus de cinquante œuvres et fonde sa compagnie Kidd Pivot à Vancouver, en 2002, mêlant gestes et mouvements, musiques classiques et compositions originales, texte et design visuel. Elle a créé deux pièces pour le ballet de l’Opéra de Paris, Canon’s Season et Body and Soul et présenté deux spectacles dans le cadre du Théâtre de la Ville/hors-les-murs, Betroffenheit en 2017, à partir d’un drame vécu et écrit par Jonathon Young et Revisor, d’après la pièce de Nicolas Gogol, en 2022.

Acteur et écrivain canadien, Jonathon Young a notamment travaillé avec Electric Company Theatre et participé à la réalisation de plus de vingt productions originales. Il a collaboré avec Crystal Pite à deux projets pour le Nederlands Dans Theater : Parade et The Statement, pièces présentées au New York City Center en 2016. C’est leur troisième création commune de danse-théâtre, dans la fascination des mots et de l’image.

Au fil des spectacles, Crystal Pite développe avec Kidd Pivot un langage scénique hybride qui regarde du côté escarpé de la recherche. Scénario et mouvements, figuratif et abstraction, dérision et détachement, irrévérence et extravagance forment un langage scénique où elle aime à perdre le spectateur.

Brigitte Rémer, le 2 mai 2024

Créé par Crystal Pite et Jonathon Young – texte et direction, Jonathon Young – chorégraphie et direction, Crystal Pite – composition musicale et son Owen Belton, Alessandro Juliani, Meg Roe – scénographie Jay Gower Taylor – vidéo Cybèle Young – lumière Tom Visser – costumes Nancy Bryant – régie vidéo et programmation sonore Eric Chad – assistant des créateurs Éric Beauchesne – musique TchaIkovsky. Avec : Brandon Alley, Livona Ellis, Rakeem Hardy, Gregory Lau, Doug Letheren, Rena Narumi, Ella Rothschild, Renée Sigouin – remplaçants, Nasiv Kaur Sall et Julian Hunt.

Du 13 au 17 avril 2024 – théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

L’Imprésario de Smyrne

Scènes de la vie d’opéra – d’après L’Impresario de Smyrne (1759) et Le Théâtre comique (1750) de Carlo Goldoni – traduction et adaptation Agathe Mélinand – mise en scène Laurent Pelly – à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet.

© Dominique Bréda

Dans une scénographie s’inspirant de la passerelle d’un navire, avec un plateau fait de lattes de bois peintes en blanc, tout est roulis et mouvement, tangage et langage. Derrière les cris rauques des mouettes, une troupe répète. Entre deux mouvements d’ensemble on entend leurs apartés et potins, l’énoncé de leurs petits bobos, leurs points de vue sur le public, les bruits en coulisses. L’environnement scénographique est superbe : un grand cadre doré posé de guingois à l’avant-scène qui pourrait traduire un monde biaisé ou à l’envers, une toile de fond ressemblant à une voile de misaine, une tenture d’où surgissent les acteurs tels des marionnettes hors de leur castelet. Les costumes sont royaux, tout de noir et d’ondulations soyeuses pour les femmes en taffetas, de manteaux, vestes ou gilets portant les signes du XVIIIème, pour les hommes, visages blancs – scénographie Laurent Pelly et Matthieu Delcourt, costumes Laurent Pelly, lumières Michel Le Borgne.

© Dominique Bréda

La typologie de la troupe dessine à gros traits de fusain une humoristique caricature du monde, des interprètes, entre ego et vanité : des chanteuses se battent pour un rôle de Prima Donna et se jalousent – Tognina, vénitienne (Nathalie Dessay) ; Annina, bolognaise, (Julie Mossay) ; Lucrezia, florentine, (Jeanne Piponnier) –  un souffleur panique depuis son nez de scène, sa guérite (Cyril Collet qui tient aussi le rôle du Comte Lasca, ami des chanteuses), Maccario, écrivain raté, perd le sens de la gravité (Antoine Minne) ; Carluccio, castrat, cherche à se vendre, (Thomas Condemine) ; Pasqualino, ténor et ami de Tognina, joue le rôle de protecteur (Damien Bigourdan) ; l’impresario, Nibio qui tient aussi le rôle d’Ali, marchand de Smyrne, (Eddy Letexier) sort tout droit de la mafia sicilienne dans son costume immaculé, portant panama et gros Havane à la main.

L’adaptation d’Agathe Mélinand – qui est aussi la traductrice – tisse ensemble deux œuvres de Goldoni : L’Imprésario de Smyrne, écrit en livret d’opéra en 1759 avant d’être transformé en pièce, en vers puis en prose, et Le Théâtre comique qui date de 1750 et met en scène la répétition des masques de la Commedia dell’arte. Né à Venise et créateur de la comédie italienne moderne, Goldoni, surnommé le Molière italien, s’est exilé en France en 1762 où il a vécu une trentaine d’années. Il écrit en langues toscane, vénitienne et française et pose un regard amusé et moqueur sur les classes sociales, ici, sur le monde du spectacle. Très prolixe, Goldoni a écrit de nombreuses comédies, des opéras bouffe, des cantates et des sérénades, des intermezzi… Un certain nombre de ses pièces ont été montées en France comme Les Rustres, satire de la bourgeoisie commerçante vénitienne, par Jean-Louis Benoît à la Comédie-Française ; La Trilogie de la Villégiature, sur les aventures d’une bourgeoisie prise au piège des apparences, par Alain Françon et par Giorgio Strehler à l’Odéon-Théâtre de l’Europe dont il fut directeur artistique, après avoir dirigé le Piccolo Teatro de Milan. Strehler s’est intéressé de près à l’auteur dont il a magnifiquement mis en scène Barouf à Chioggia sur l’histoire des marins-pêcheurs du village de Chioggia et Arlequin, serviteur de deux maîtres, qui a marqué sa génération. Luchino Visconti avait présenté, dans le cadre du Théâtre des Nations,, en 1958, L’impresario delle Smirne, sur une composition musicale de Nino Rota, contribuant à donner à la pièce ses lettres de noblesse.

© Dominique Bréda

L’action se passe dans un hôtel de Venise, aux lendemains du carnaval, tout le monde semble encore légèrement euphorique, quelque peu embrumé et sans argent. Apprenant qu’un Turc-marchand allait constituer une troupe pour présenter un spectacle à Istanbul, chaque artiste joue sa carte et défend bec et ongles sa place, ignorant que d’autres avaient été informés de l’audition. Sans aucune connaissance musicale, l’impresario les retient tous, sans même entendre ni chant ni voix, chacun se considérant comme le seul, l’unique et le meilleur. Dans ce marigot cacophonique et dérisoire, le Turc, discrètement, finit par s’échapper et repart, laissant néanmoins pour dédit une certaine somme d’argent. Cette tirelire leur servira à la production de leur prochain spectacle.

Autour de cet argument sommes toutes assez mince, Laurent Pelly prend le chemin de la légèreté et du burlesque, faisant apparaître sur un rail longeant le fond de scène, certains personnages, dans leur chasse au contrat. Sous la direction d’Olivier Fortin, claveciniste, l’Ensemble musical, Masques, niché en contrebas de l’arrière-scène, interprète quelques morceaux des musiciens du XVIIIème comme Vivaldi et Pergolèse, avec, en alternance, au violon Ugo Gianotti/Paul Monteiro, au violoncelle, Melisande Corriveau/Arthur Cambreling. Ils ajoutent un certain tempo à la chorégraphie générale, très enlevée.

Le talentueux metteur en scène, Laurent Pelly, a dirigé le Centre dramatique national des Alpes de 1995 à 2006, puis le Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées de 2008 à 2017. Il a monté de nombreux spectacles musicaux et d’opéras, les plus récents étant : en 2023, Le Voyage dans la lune, d’Offenbach, à l’Opéra-Comique de Paris, Eugène Onéguine, de Tchaikovsky, à La Monnaie de Bruxelles, Il Turco in Italia, de Donizetti, au Teatro Real de Madrid. Il a mis en scène en 2024 Die Mestersinger von Nümberg de Wagner, à Madrid et La Chauve-souris de Johann Strauss, à l’Opéra de Lille.

Après une brillante carrière sur les plus grandes scènes internationales en tant que soprano colorature, Natalie Dessay poursuit sa carrière en donnant des récitals, en duo avec le pianiste Philippe Cassard et s’est lancée dans le théâtre où elle a trouvé sa place. Elle a souvent travaillé avec Laurent Pelly et se fond aujourd’hui avec talent dans le collectif qui illustre, avec verve, dans cet Imprésario de Smyrne, un petit monde artistique aux abois.

Brigitte Rémer, le 4 mai 2024

Avec : Natalie Dessay Tognina, chanteuse vénitienne – Julie Mossay Annina, chanteuse bolognaise – Jeanne Piponnier Lucrezia, chanteuse florentine – Eddy Letexier Ali, marchand de Smyrne et Nibio, impresario – Thomas Condemine Carluccio, castrat – Damien Bigourdan Pasqualino, ténor et ami de Tognina – Antoine Minne Maccario, pauvre et mauvais poète dramatique – Cyril Collet Le Comte Lasca, ami des chanteuses, le serviteur d’un hôtel, un souffleur, et quelques animaux – avec trois instrumentistes de l’Ensemble baroque Masques dirigé par Olivier Fortin – Olivier Fortin clavecin – Ugo Gianotti,  Paul Monteiro, en alternance, violon – Melisande Corriveau, Arthur Cambreling, en alternance, violoncelle – scénographie Laurent Pelly et Matthieu Delcourt – lumières Michel Le Borgne – son Aline Loustalot

Du 25 avril au 5 mai 2024, 11 représentations : jeudi 25, vendredi 26, mardi 30 avril, jeudi 2 mai, vendredi 3 mai à 20h, samedi 27 mai à 16h et 20h, samedi 4 mai à 16h et 20h, Dimanche 28 avril et 5 mai à 16h – Théâtre de l’Athénée, 2/4, square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75009 Paris – métro : Opéra, Havre-Caumartin, RER A Auber – Tél. : 01 53 05 19 19 – site : www.athenee-theatre.com – En tournée : du 22 au 24 mai 2024, Théâtre de Caen.

Une saison de machettes

D’après les Récits des marais rwandais, recueillis par Jean Hatzfeld – version scénique et mise en scène Dominique Lurcel, compagnie Passeurs de mémoires – au Théâtre de l’Épée de bois.

© passeursdemémoire

Journaliste à Libération à partir de 1977, Jean Hatzfeld devient correspondant de guerre dans des pays comme Haïti, Israël, Liban et Palestine. Il couvre le conflit des Balkans dès son début, en 1991. Gravement blessé en 1992, il écrit et raconte pendant sa convalescence ses expériences en ex-Yougoslavie, à travers deux récits : L’air de la guerre, publié en 1994 et La guerre au bord du fleuve, en 1999. A partir de 1997, l’auteur partage sa vie entre Paris et Nyamata, une localité située à une trentaine de kilomètres au sud de Kigali, au Rwanda et, comme une évidence, enquête sur le génocide des Tutsis. Le premier tome, Dans le nu de la vie, paru en 2000, s’intéresse aux rescapés tutsis ; le deuxième, Une saison de machettes, en 2003, aux tueurs hutus, le troisième, La stratégie des antilopes, raconte, en 2007, le nouveau voisinage des uns et des autres, aujourd’hui revenus sur leurs collines.

Une saison de machettes collecte les témoignages des meurtriers du génocide tutsi recueillis dans la prison où ils purgeaient leurs peines. Ces derniers se racontent, sans émotion ni affect, bordés dans leur addiction de tuer, pour rien, sauf à rayer de la carte la communauté Tutsi, dont la volonté était de rentrer au pays. L’avion présidentiel qui s’écrase au-dessus de l’aéroport de Kigali à la suite d’un tir de missile, le 6 avril 1994, entraînant la mort de Juvénal Habyarimana, président du Rwanda et celle de Cyprien Ntaryamira, président du Burundi, avait marqué le début du chaos. Le spectacle livre le récit des tueurs, au départ dix copains de classe, de match et de travaux des champs, Hutus, qui en quelques mois, d’avril à juin 1994, ont massacré à la machette leurs avoisinants et tous les Tutsis qu’ils croisaient, dont femmes et enfants, sans hésitation ni pitié. Ils étaient pourtant sur les mêmes bancs d’école, jadis. D’une voix parfaitement neutre, sans honte ni culpabilité, les meurtriers racontent leurs exploits de guerre, d’une cruauté sans nom.

On entre dans la spirale de l’horreur, par la présence de quatre acteurs-narrateurs – Céline Bothorel, Maïa Laiter, Omar Mounir Alaoui, Tadié Tuéné – et d’un cinquième, Yves Rousseau, contrebassiste, un peu en retrait. Avec eux, on entre pas à pas dans la brousse. Mêlés au public, comme s’ils nous signifiaient que tout un chacun pourrait un jour devenir meurtrier, ils dessinent l’environnement. Il y a Adalbert, Pancrace, la maison de Fulgence au toit de tôle et aux murs de pisé dont l’un, dans la scénographie, est une palissade sur laquelle s’adossent les acteurs. « Les marais ne bruissent pas comme d’habitude ce matin-là. Un silence particulier… » lancent-ils.

© passeursdemémoire

Ils racontent leurs assassinats avec une banalité déconcertante, portés par les arpèges de la contrebasse qui, comme le courant d’un fleuve, donne à certains moments un peu de fluidité, floutant les insoutenables scènes de torture qui s’étendent à perte de vue et de récit. « Ça m’est venu naturellement. J’ai commencé à frapper sans savoir sur qui… J’ai tué sans regarder les gens en face. » Des gens ordinaires, des innocents, tombent, les uns après les autres, des enfants sur lesquels on tire dans le dos, un homme tué sur la place du marché. Tous les Tutsis croisés ou recherchés sont coupés, selon l’expression vernaculaire. Pourtant, en dehors des marais, la vie semble très ordinaire.

Certains se dédouanent en disant que c’était un boulot de commande, un programme définitif annoncé, une décision des encadreurs, y compris un chef de l’église dans sa logorrhée qui invitait tous les Hutus à agir de la sorte. Des tueurs qui reconnaissent « obéir librement. » On pense alors à l’étude du comportement humain réalisée par Stanley Milgram et son expérience de soumission à l’autorité. À Nyamata « on se fichait de ce qui se passait à Kigali. Les hommes allaient tuer, les femmes piller. Les hommes buvaient, les femmes vendaient. » Pas de pitié, rien ni personne à sauver. Rien que la sauvagerie. « C’était un aller de soi. On était gêné de rien. » Serpent, vaurien, chien, cancrelas sont les noms attribués aux victimes Tutsis, qu’ils ne considéraient plus comme des humains. « Et comment tuer une idée si on ne sait pas comment tuer son mot ? » pose justement le texte. Eux, les criminels, se considéraient comme des dieux, se fichant royalement de la présence de Dieu. Ils s’étaient créés « une vie surnaturelle, sanglante » dans la toute-puissance et se targuaient de désherber. Ils pensaient réellement que les Tutsis étaient de trop et tuaient en toute impunité. Leur consentement à parler reste un mystère.

© passeursdemémoire

Se pose la question du pardon. « J’ai raconté ma faute dans des réunions de réconciliation dit l’un. Je ne vois plus le mal comme auparavant » avant d’ajouter qu’il reprendrait ensuite une vie ordinaire. « J’ai demandé pardon aux familles pendant le procès, ajoute un autre, ce que nous avons fait dépasse l’imagination humaine. Trop de difficultés pour échanger des pardons » dit un troisième. Se pose la question du mal, véritable défi à la philosophie. Tous les philosophes s’y sont penchés : Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel, Nietzsche, Ricœur, Lévinas et tant d’autres. À la question « d’où vient le mal ? » personne ne répond. Hannah Arendt, elle, développe en 1963 dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, un concept considérant que le meurtrier abandonne son pouvoir de penser pour n’obéir qu’aux ordres et qu’il ne distingue plus le bien du mal, incapable qu’il est de former des jugements moraux. Quoiqu’il en soit, souffrance d’un côté, médiocrité de l’autre, sont à l’œuvre et l’imprégnation idéologique des exécuteurs est aujourd’hui considérée comme plus importante que ce qu’en pensait la philosophe.

Comment mettre en scène cet état d’être et de non-être ? Avec Une saison de machettes Dominique Lurcel s’affronte une nouvelle fois à la question artistique et parle d’une « mise en voix collective, d’une livraison de récits : d’un chœur tragique du siècle. » Il l’a fait en 1995 à travers les Conversations avec Primo Levi et dans d’autres spectacles où il travaille sur le témoignage, comme en 2009 avec Folies Coloniales, Algérie années 30 ; en 2011, avec Le Contraire de l’amour, journal de Mouloud Feraoun 1955/1962, cet écrivain algérien d’expression française assassiné par l’OAS à Alger, le 15 mars 1962 ; deux mises en scène adaptées des enquêtes du sociologue Stéphane Beaud, Pays de malheur, créé en 2013 où Younes Amrani livre au professeur de Normale Sup sa vérité,  face aux préjugés et idées reçues sur « la banlieue » ;  Passeports pour la liberté, où il montre, par le récit de Samira Belhoumi, algérienne, le destin de sa famille installée en France depuis quarante ans, dans un spectacle créé en 2021.

© passeursdemémoire

Dans l’espace resserré de la représentation, les choses se racontent pour espérer mieux les comprendre. Répondant à une interview, Dominique Lurcel dit simplement « Une seule question se pose réellement : comment des gens ordinaires deviennent des tueurs quotidiens ? Il n’y a pas de réponse à ce basculement. » Les acteurs-récitants forment un chœur et relatent l’indicible entre palissade, contrebasse et lumières. Ils travaillent  a cru, tout est direct, sobre, grave et réel. Et comme l’exprime l’un des récitants « les yeux de celui qu’on tue sont immortels.»

Brigitte Rémer, le 4 mai 2024

Avec Céline Bothorel, Maïa Laiter, Omar Mounir Alaoui, Tadié Tuéné – musique sur scène (contrebasse) Yves Rousseau – décor Gérald Ascargorta – construction Jérôme Cochet, Caroline Frachet – lumières Philippe Lacombe – régie générale : Fréderic Lurcel. Les Récits des marais rwandais recueillis par Jean Hatzfeld sont publiés aux éditions du Seuil.

Du 25 avril au 12 mai 2024, les jeudis, vendredis à 21h, les samedis à 16h30 et 21h, les dimanches à 16H30 – Théâtre de L’épée de Bois, Cartoucherie 6 route du Champ de manœuvre 75012 Paris – métro : Château de Vincennes, puis navette – site : www. epeedebois.com – www.passeursdemémoire.wixsite.com – En tournée : Nanterre, le 14 mai 2024, 20 h, Maison de l’Étudiant – semaine du 4 novembre 2024, à Paris, Théâtre de la Concorde /anciennement espace Cardin), 4 représentations. À Lyon, à partir du 13 novembre 2024, Théâtre Paul Garcin, 6 représentations.

Nora, Nora, Nora !

De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre, d’après Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen – texte et mise en scène Elsa Granat – dramaturgie Laure Grisinger – Théâtre de la Tempête.

© Christophe Raynaud-de-Lage

On entre dans l’histoire d’un secret de famille prenant pour point de départ Maison de Poupée, de l’auteur norvégien Henrik Ibsen, pièce écrite en 1879 à partir d’un fait réel. On y entre par la dérision et la subversion. Perché sur un piédestal et statufié, l’auteur, Ibsen, est recouvert d’une épaisse couche de peinture blanche, par l’assemblée des femmes, sortes d’Érinyes vêtues de combinaisons de protection nucléaire tout aussi blanches, rouleau et peinture à l’œuvre. Tout y passe vêtements, barbe, cheveux et lunettes. Et voilà Ibsen littéralement pétrifié, dans tous les sens du terme. Les ouvrières sortent après avoir annoncé la couleur. Les femmes se rebellent.

On pénètre ensuite au cœur de ce qui pourrait ressembler à un Ehpad où chaque personnage se présente de manière satirique : celle qui veille sur les autres, dans la préface ; Camille, dans le dossier pédagogique ; Suzanna, sage-femme désignant les enfants, pourtant bien adultes, comme son chef-d’œuvre. Deux infirmières entourent deux vieilles femmes à la mémoire brouillée. Au sol, non loin d’elles, deux pigeons figés, comme repus des graines lancées. Il pleut, on les incite à rentrer…  « Je ne bougerai pas » dit Nora qui laisse déborder son caractère et qui se souvient d’une soirée à l’opéra avec ses parents. Ingmar – Bergman il va de soi – arrive avec un tapis blanc plié… Le tapis vert qui faisait office de gazon, est nettoyé.

© Christophe Raynaud-de-Lage

Nora fait face à ses enfants qui à la mort du père découvrent que leur mère, cette inconnue disparue depuis leur enfance, est toujours en vie. Ils viennent lui demander des comptes : « Maman, on peut savoir pourquoi tu nous as abandonnés… » Passe une vieille chanson de ce temps-là. Du fond de son fauteuil, Nora sort un porte-document qui contient les traces et preuves du passé et qui livre son secret de famille. Une vieille dame aimée de tous en est le témoin. Les enfants feuillettent leur petite enfance, avant que leur mère quitte la maison, essayant de recoller les morceaux de la réalité. Ils scrutent photos et papiers administratifs avec impatience et exaltation, cherchent les traces de leur propre existence. « Ici, ma grande sœur, là… » Ils peinent à se reconnaître.

Avec eux Nora remonte le fil du temps : elle épouse Torvald Helmer, directeur de banque et met au monde trois enfants. Pour soigner son mari, elle contracte à son insu mais pour son bien, un emprunt, auprès d’un certain Krogstad. Elle qui, dans son foyer, est devenue parfaitement invisible – car « Une femme n’a pas le droit de… » – puise dans ses forces et sa créativité et signe un faux en écriture qui permet au mari de partir en Italie faire la cure prescrite par le médecin. Pour contrer ce Krogstad menaçant de tout révéler, elle se bat, voulant à toute force éviter que Torvald ne sache. Pourtant, par une lettre du maître-chanteur envoyée, le voilà informé. Haro sur sa réputation ! À ses accusations pleines d’injustice, Nora s’effondre.

© Christophe Raynaud-de-Lage

Cependant et alors que les choses semblent s’arranger, la jeune femme décide de larguer les amarres et part, en quête de sa vie, à la recherche d’elle-même. « Je ne t’aime plus. Je te rends mon alliance, les clés. » Pour les enfants c’est un abandon. Qu’ils soient aujourd’hui là pour elle, est un acte fort. Elle leur doit la justification de son absence. Tout se passe dans une joyeuse anomie, où on s’arrache un meuble, où l’horloge sonne et appelle le temps, où l’heure de vérité est proche. On m’a fait internée, on m’a enlevé les enfants. Une permission de week-end la ramène dans sa maison. Une question taraude les enfants : « Est-ce que tu nous as aimés ? » Dans cette remontée du temps apparaît le jeune Thorval, Nora et trois petits. « J’ai rêvé… » Sur un air d’opéra, elle commente le chant et deux Nora se font face à quelques trente années d’écart.

© Christophe Raynaud-de-Lage

L’héroïne de la pièce dialogue avec Henrik (Ibsen) qui lui souffle : « Il faudrait que tu me relises. » Interférences des voix intérieures, du jeu dans le jeu, on ne sait plus qui est qui. Thorval prend la place d’Ibsen sur le socle de pierre, une leçon de féminisme lui est infligée. Les étourneaux passent. Un chant enfle. Revient l’auteur dans une leçon de poésie et de philosophie. Montent la danse – une tarentelle, le rythme, Nora et son double, Madame Linde, sont au centre. Son effigie à son tour statufiée, comme héroïne ou comme Christe recrucifiée.

Passent les grands mythes à la moulinette au gré de l’énergie des quatorze jeunes acteurs, tout droit sortis de l’École Supérieure d’Art Dramatique qui déploient leur chant choral et enthousiasme dans la disparité des rôles. Ils sont accompagnés des deux actrices amatrices, Gisèle Antheaume et Victoria Chabran incarnant Nora Helmer et Madame Linde, dans le charme désuet des aînés. L’équipe est guidée par Elsa Granat qui signe écriture et mise en scène, secondée par Laure Grisinger à la dramaturgie et qui a inventé cette suite de Maison de poupée, devenue maison de retraite, droits à succession et droit à vivre dans la dignité. Le spectacle interroge avec ironie et distanciation, la place des femmes dans la société.

Elsa Granat avait monté en 2020 V.I.T.R.I.O.L sur le thème de la folie, spectacle dont les représentations avaient été suspendues en raison du covid. Elle a présenté au TGP de Saint-Denis King Lear Syndrome ou les mal élevés où à partir de Shakespeare elle questionne l’héritage, la maladie et la fin de vie. Elle met aujourd’hui en scène Nora, Nora, Nora ! Trois Nora pour trois enfants qu’elle n’a pas élevés et qui cherchent à comprendre pourquoi et comment une mère peut déserter ses enfants. Le patriarcat du temps jadis n’est pas si loin, qui draine ce violent désir de vie, désir de mort.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2024

© Christophe Raynaud-de-Lage

Avec, en alternance : Maëlys Certenais, Antoine Chicaud, Hélène Clech, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Niels Herzhaft, Chloé Hollandre, Juliette Launay, Anna Longvixay, Clémence Pillaud, Luc Roca, Lucile Roche, Clément-Amadou Sall, Juliette Smadja et deux actrices amatrices : Gisèle Antheaume, Victoria Chabran – Assistanat à la mise en scène Zelda Bourquin – scénographie Suzanne Barbaud – lumières Véra Martins – son Mathieu Barché – régie générale et plateau Quentin Maudet – régie plateau et habillage Sabrina Durbano – approche chorégraphique de la tarentelle : Tulia Conte, Mattia Doto.

Jusqu’au 31 mars 2024, du mardi au samedi 20h30 dimanche 16h30 – Théâtre de La Tempête – Cartoucherie de Vincennes, route du champ de manœuvre 75012. Site : www.la-tempete.fr

Bijoy Jain – Le souffle de l’architecte

Exposition de l’artiste Bijoy Jain du Studio Mumbai, avec les artistes Alev Ebüzziya Siesbye et Hu Liu – Commissaire de l’exposition Hervé Chandès – Fondation Cartier pour l’art contemporain – Derniers jours.

Bijoy Jain © Brigitte Rémer

On entre dans un espace de rêverie et de méditation à la rencontre des œuvres de Bijoy Jain, principal architecte du Studio Mumbai, une agence multidisciplinaire qu’il a fondée et dirige à Bombay – Mumbai, en marathi – et dans laquelle il explore les liens entre l’art, l’architecture, la littérature, la philosophie et la matière. L’artiste a inventé et réalisé sur site l’exposition, dans un dialogue fécond avec la Fondation Cartier, Le souffle de l’architecte ajoute de la simplicité à la simplicité transparente de son bâtiment iconique.

Né en 1965 à Mumbai, Bijoy Jain a d’abord travaillé à Los Angeles et à Londres après un master d’architecture de l’Université de Washington, avant de rentrer en Inde en 1995, année où il fonde le Studio Mumbai. En écho à son travail artistique, il est professeur invité dans différentes universités dont Yale University et l’Académie Royale des Beaux-Arts du Danemark, et enseigne actuellement à l’Académie d’Architecture de Mendrisio, en Suisse.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Bijoy Jain travaille en sculpteur, à différentes échelles, du plus petit caillou à l’équilibre de blocs polis ou bruts défiant la gravité. Il s’intéresse aux fragments architecturaux, expérimente des matériaux comme bois, brique, eau, fil, terre et pierre, et aux déclinaisons de couleurs naturelles des plus raffinées. Il fonctionne de manière empirique à travers envie, désir et rencontres et dessine sur la pierre, le sol et les murs des signes et symboles.

On pénètre dans la Fondation Cartier comme on entrerait au Studio Mumbai où « Le processus créatif s’appuie sur un espace de silence, où l’artiste doit équilibrer le rythme de son souffle avec la dextérité géométrique de la construction. » Le chant des pierres, les entrecroisements et labyrinthes de briques, les tracés sur le sol de lignes au fil de pigment, les réverbérations et appels de lumière et d’ombre, la pénombre dans les salles du bas, les incrustations et reliefs dans le bois et la pierre, les lignes brisées, le tressage de bambous noués avec des fils de soie, les cénotaphes miniatures appelés tazias destinés à être portés sur les épaules lors de processions religieuses, sont autant d’expériences que le visiteur partage. Les œuvres sont imprégnées d’une beauté étrange et profonde, comme l’est aussi ce Mandala Study, un cadre en bambou géométrique en forme d’oiseau doré, suspendu en plein vol dans son or de lune (ci-dessous).

Fondation Cartier, Bijoy Jain © Ashish Shah

La couleur est à l’œuvre, peinture grattée, écaillée, restes de patine, couleurs chaudes ou passées, délavées, fondues, effacées, papier frappé. Des pans de murs et façades de maisons vernaculaires, des constellations, une foule de petits personnages et animaux posés sur la terre et le sable, amas bien ordonnés, des figures géométriques ou des figures libres, l’exposition joue de contraste. Entre clarté et ténèbres, petit et grand, la déclinaison des matériaux naturels et des couleurs, fragilité et résistance, inspiration expiration, dedans dehors, réalité et imaginaire, le visiteur voyage.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Au geste posé par Bijoy Jain qui parle du souffle de la vie s’ajoute la créativité de deux artistes dont il s’est entouré, dans un même esprit de rituel : Hu Liu, a réalisé au graphite des dessins monochromes noirs d’éléments tels que L’eau/SeaL’herbe/GrassCinq Saules/Five Willows et les céramiques en grès d’Alev Ebüzziya Siesbye, artiste danoise d’origine turque, créant ce qu’elle appelle des bols volants, qui, en apesanteur, dialoguent avec la terre.

Les créations de Studio Mumbai ont fait l’objet d’expositions dans de nombreuses galeries à travers le monde ainsi que d’acquisitions dans les collections permanentes comme au Canadian Centre for Architecture, au MOMA de San Francisco et au Centre Georges Pompidou, à Paris. Elles ont été exposées au Victoria and Albert Museum de Londres en 2010, à la Biennale de Sharjah en 2013, à la Biennale d’Architecture de Venise en 2010 et 2016. Le Studio Mumbai a reçu de nombreuses récompenses dont le Global Award in Sustainable Architecture en 2009, la Grande Médaille d’Or de L’Académie d’architecture de Paris en 2014, l’Alvar Aalto Medal en 2020, le Dean’s Medal de l’Université de Washington de Saint-Louis en 2021.

Rencontrer les œuvres de Bijoy Jain est une expérience émotionnelle et sensorielle. Derrière le corps en action et l’espace, il y a le mystère du temps et le processus qu’il met en place, il y a des énergies qui circulent, des vibrations, la vie et la pensée, quelque chose de cosmique. Bijoy Jain crée au rythme et au son du souffle et c’est d’une grande vitalité, d’une grande beauté.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2024

Vernissage, à gauche Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Le souffle de l’architecte – Commissaire de l’exposition, Directeur Général Artistique de la Fondation Cartier, Hervé Chandès – Commissaire associée, Conservatrice à la Fondation Cartier, Juliette Lecorne – Un ouvrage de toute beauté, conçu par le directeur artistique japonais Taku Satoh, est publié, « Bijoy Jain, Le souffle de l’architecte » aux éditions Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris (49 euros).

Jusqu’au 21 avril 2024, tous les jours de 11h à 20h sauf le lundi, nocturne le mardi jusqu’à 22h – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 Bd Raspail. 75014. Paris – métro : Denfert-Rochereau. Tél. : 01 42 18 56 50 – site : www.fondationcartier.com – Derniers jours.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Festival d’Avignon 2024

Le Festival d’Avignon déroulera sa 78ème édition du 29 juin au 21 juillet 2024 dans la Cité des Papes et alentours. Tiago Rodrigues, directeur, en a révélé la programmation au cours d’une conférence de presse à Avignon, puis à Paris le 4 avril, au Théâtre de l’Odéon/Ateliers Berthier.

Tiago Rodrigues, assisté d’artistes et d’économistes passionnés de théâtre et de culture, de son équipe, dévoile la programmation de cette édition, dans un esprit de partage, énergie et conviction, dans le droit fil de ce que voulait Jean Vilar en le fondant, en 1947. Comment le faire ensemble ? pose-t-il.

Il est accompagné de Boris Charmatz, chorégraphe complice, qui traversera par ses créations l’ensemble du Festival. Ce dernier est aujourd’hui directeur du Tanztheater Wuppertal fondé et inventé par Pina Bausch et a pris le relais de l’immense travail qu’elle avait accompli. Il présentera trois spectacles : Cercles, restitution d’ateliers en plein air, Liberté Cathédrale chanté et dansé par le Tanztheater Wuppertal et son équipe expérimentale Terrain en version plein air et Forever, qui revisitera l’emblématique Café Müller de Pina Bausch.

21 lieux, 15 communes du Grand Avignon, 37 projets artistiques dont 21internationaux, 219 représentations, sont au générique. 83% des spectacles programmés sont des créations. De France, les spectacles de Séverine Chavrier (Absalon, Absalon !), Caroline Guiela Nguyen (Lacrima), Lorraine de Sagazan (Léviathan), Gwenaël Morin (Quichotte), Mohamed El Khatib (La vie secrète des vieux), Baptiste Amann (Lieux communs), et de Noé Soulier pour la danse (Close L’p).

La programmation nous mène aussi au sud de l’Europe en Espagne et au Portugal, ainsi qu’en Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Suisse, spectacles dans lesquels la France est souvent partenaire. De Pologne, Krzystof Warlikowski présente Elizabeth Costello/sept leçons et cinq contes moraux et Marta Gornicka fait entendre, dans la Cour d’Honneur, un chœur de femmes d’Ukraine, Pologne et Biélorussie, Mothers A Song for Wartime, avec pour message : continuez à nous regarder ! Tiago Rodrigues met en scène Hécube, pas Hécube d’après Euripide, une ré-écriture libre pour la Comédie-Française ; l’ouverture du Festival, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, est confiée à Angelica Liddell qui présentera Dämon, El funeral de Bergman autour de la figure du célèbre réalisateur Ingmar Bergman.

Troisième volet de la programmation et non des moindres des spectacles venant d’Amérique Latine : d’Argentine, spectacles de Lola Arias, Tiziano Cruz et Mariano Pensotti ; du Chili, un spectacle de Malicho Vaca Valenzuela ; du Pérou, un spectacle de Chela De Ferrari ; de l’Uruguay deux spectacles, l’un de Gabriel Calderón, l’autre de Tamara Cubas.

Comme à l’accoutumée la SACD soutient les artistes avec son programme « Vive le sujet ! Tentatives » et présente Un ensemble (morceaux choisis) de Anna Massoni, et Le Siège de Mossoul, de Félix Jousserand ; Canicular, de Rebecca Journo et Trace… de Michael Disanka et Christiana Tabaro, de République Démocratique du Congo ; Méditation de Stéphanie Aflalo et Baara, de Tidiani N’Diaye, du Mali.

De nombreuses autres initiatives permettant d’Être ensemble selon la devise du Festival, sont proposées : des lectures – comme avec le programme Talents ADAMI au Musée Calvet – des projections – particulièrement dans les cinémas Utopia de la ville – des rencontres, ateliers et master class – notamment une école d’été, Transmission impossible, pour cinquante jeunes dont dix boursiers étrangers à l’Église des Célestins, avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès et Mathilde Monnier –  le Café des idées, espace de partage et découverte, lieu des prises de paroles et de réflexion qui, tout au long du Festival invite à des rencontres, conférences et ateliers au Cloitre Saint-Louis sur les thèmes liés à la littérature, le théâtre et les arts. Nous en avons eu un premier volet ce jour en première partie de l’annonce de programmation, Jérôme Saddier, président du Crédit Coopératif qui soutient fortement le Festival, pilotait une table ronde sur le thème Inspirer nos transformations.

Cette édition du Festival d’Avignon signe une programmation riche, ouverte, pluridisciplinaire et pluriculturelle, dessine des lieux d’échanges et de rencontres, de transmission et de débats, pour tous les publics et dans l’esprit d’accueillir de belles découvertes grâce à de nombreux partenaires. Deux expositions-installations complètent la proposition, l’une est un hommage à Alain Crombecque, directeur du Festival d’Avignon de 1985 à 1992, puis directeur du Festival d’Automne de 1992 à 2009, On ne fait jamais relâche ; l’autre, Monte di Pietà, de Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein. Et comme le rappelle Tiago Rodrigues et son équipe, « c’est le public qui fait le Festival. »

Brigitte Rémer, le 12 avril 2024

Festival d’Avignon, 20 rue du Portail Boquier, Avignon – site : festival-avignon.com dès maintenant – tél. 04 90 14 14 14, à partir du 22 mai, du mercredi au samedi, de 13h à 19h – à partir du 25 mai au Guichet du Cloitre Saint-Louis, du mercredi au samedi, de 13h à 19h (adresse ci-dessus) et dans les magasins Fnac – à partir du 24 juin,  guichet et téléphone, tous les jours de 10h à 19h – à partir du 29 juin, pendant le Festival, ventes arrêtées 5 heures avant les spectacles et reprise sur chaque lieu, 1 heure avant le spectacle.

Nos pères ne rêvent plus en roumain

Texte et mise en scène Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, Compagnie des Mondes invisibles, La Flèche Théâtre.

© Guillaume Plas

Deux actrices en scène égrènent les lieux communs qui heurtent l’étranger en France, qu’il y soit installé depuis deux décennies ou fraîchement débarqué. Entre énervement et amusement, exaspération et irritation, la sensibilité à fleur de peau. Leur point de départ est un jeu d’ombres réalisé sous un foulard faisant office de toile de tente, preuve d’invisibilité ou drapeau blanc qu’elles agitent.

Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, sont nées en France, toutes deux sont de père roumain et de mère française, leurs noms en témoignent, leurs noms les trahissent. Elles sont l’Est par leurs pères et l’Ouest par leurs mères. Elles racontent une histoire de vie, la leur, entre la Roumanie et la France.

© Guillaume Plas

La preuve par quatre, Lia n’est pas Léa et Ionel appelle Ionesco et non pas Lionel. Wanda a failli s’appeler Elena, sauf que le prénom était déjà pris et pas par n’importe qui, par l’épouse du dictateur Ceaucescu, donc rayé des listes, banni. Wanda est un prénom polonais, Efremov est un nom russe, Bobescu est roumain. Et chacune se racontent, avec humour et gravité. Pas de prénom sur le moindre porte-clé qu’on pourrait comme tout le monde trouver au bazar du coin. On est dans l’originalité forcée, ou bien dans la honte ou encore la fraude. Le père ne disait rien de ses nostalgies, peut-être pour se protéger, peut-être pour les protéger.

La langue de leurs pères elles ne l’ont pas apprise, elles l’entendaient toujours de loin. Le père de Lia était circassien, celui de Wanda violoniste. Il était sorti du pays à l’âge de seize ans pour se former au Conservatoire et a pu faire une carrière honorable dans l’Orchestre national de France, peut-être pas tout-à-fait ce qu’aurait souhaité la famille. « Tu offres ta jeunesse et l’exil » lui avait-on dit.

Au sol, un amoncellement de petits morceaux de plastique gris type sacs poubelles, comme des débris avec lesquels elles jouent magnifiquement au fil du spectacle, et comme autant de feuilles mortes s’envolant à la pelle. Elles parlent de la vie en Roumanie sous la coupe de Ceaucescu, le dictateur et de son épouse, sorte de Lady Macbeth, quand leurs pères étaient encore au pays ; de la Securitate qui veillait sur tous, épiait et traquait le moindre geste ou le supposé pas de côté. On entend les huées du peuple qui d’habitude filait doux, un jour de rassemblement et le dernier, à Timisoara – future capitale européenne de la culture – autour du despote, moment qui a tourné à la manifestation, sorte de Commune non pas de Paris mais de Bucarest, qui a mené à leur condamnation à mort le 25 décembre 1989, puis à leur exécution presque immédiate.

© Guillaume Plas

Elles parlent du choc des cultures à l’arrivée du père en occident, des pères qui s’appliquent à tout effacer ; de l’intégration voulue ou imposée voisinant avec l’acculturation. Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, leurs filles, évoquent avec délicatesse et de façon chorale leur foutu silence. Parfois leurs mots se superposent ou se télescopent mais elles disent la même chose, avec émotion, parfois dans l’insurrection. Le texte reste pourtant léger en même temps qu’il est grave, il est nostalgie et vie, les comédiennes l’habitent, s’engagent et prennent à partie leurs pères.

Soudain, coup de théâtre ou hallucination collective, arrive Dracula, (Joan Brunet-Manquat), un cauchemar quand il les enferme et boit leur sang. Contraintes car prisonnières, elles suivent la procédure. On entre dans le registre du fantastique et de la fantasmatique de Transylvanie, au nord du pays. Un magnifique chant solo traverse le spectacle, Tatäl nostru, de Maria Coman, porté au lointain par des chœurs. Les comédiennes parlent de l’au-delà de la frontière comme dans une chambre d’écho et s’expriment en roumain.

© Guillaume Plas

Le voile blanc du début du spectacle, s’est enroulé en costume, devient linceul. Une musique de cirque retentit et Lia se lève la première et face au public lance son adresse au père.  « Je suis la funambule, entre ces deux mondes. Ta fille française qui porte ton nom roumain. En français c’est toi qui te tais. Je cherche à comprendre qui tu es derrière la piste de cirque qui nous a liés autrefois. » Un air d’accordéon traverse le spectacle et permet, un instant, de voir ce magicien aux étoiles, le père, si complice un temps.

Wanda donne son récit sous forme d’une Lettre au père. « Ton silence a ouvert ma parole. On ne parle jamais de ton histoire. Le violon c’est dans la rue et dans le métro, dit le cliché… Tu irradiais d’amour et de peur. Quand tu mourras mon histoire s’éteindra, j’étais en colère contre toi. » Puis elle termine par Te iubesc, je t’aime, dans la langue de son père. Les comédiennes ébauchent ensuite quelques gestes du rituel orthodoxe, se signent et travaillent en miroir.

Aux moments tendres et émouvants succèdent les moments de colère. Les comédiennes s’installent devant l’ordinateur et cherchent le mot « Roumanie » dans un moteur de recherche, une avalanche d’autres clichés leur tombe dessus : « d’abord c’est en noir et blanc, ensuite on montre les orphelinats, puis on parle des romanichels. » De rage elles se mettent à écrire avec détermination sur les enfants du silence dans lesquels elles se reconnaissent. En titre provisoire, Depuis combien de temps êtes-vous là ? L’annonce, comme au cirque, d’un spectacle qui commence, le leur sans doute. « N’aie plus peur papa » disent-elles.

Nos pères ne rêvent plus en roumain est un spectacle qu’elles ont écrit et scénographié avec inventivité, qu’elles portent avec conviction dans les différents registres dessinés collégialement. Elles ont la gouaille et la tendresse, la légèreté et la profondeur, l’audace et la modestie de cette adresse aux pères et elles parlent d’altérité.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2024

© Guillaume Plas

Avec : Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu, Joan Brunet-Manquat – Scénographie et costumes Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu – arrangements musique et son Benoît De Galembert – collaboration artistique Mathias Marques Pereira.

Du 5 avril au 7 juin 2024, les vendredis à 21h, La Flèche Théâtre, 77 rue de Charonne.75011. Paris. Métro : Charonne, Ledru-Rollin, Faidherbe Chaligny – site : www.theatrelafleche.fr – Tél. : 01 40 09 70 40.