Archives de l’auteur : Brigitte REMER

Baie des Anges

© Stéphane Trapier

Texte Serge Valletti, d’après une idée originale de Faramarz Khalaj – mise en scène Hovnatan Avédikian, au Théâtre du Rond-Point

Dans le confinement d’une chambre morte où les meubles sont, au départ, cachés sous des housses, Gérard, producteur, s’agite, avec un besoin fulgurant de se raconter et de mettre en théâtre. Il réunit deux comédiens pour parler non pas tant de lui que de sa relation à Dominique, l’absent, l’ami qui s’est suicidé. Quand Armand, acteur, plus jeune et plus calme, arrive, il lui parle de l’acquisition de cette maison qui surplombe la mer, de ce lieu appelé Baie des Anges, au demeurant titre d’un film de Jacques Demy. Armand, en écho, lui renvoie une image maitrisée, monologue contre monologue.

On entre petit à petit dans une mécanique du puzzle où le dialogue et les tergiversations entre les deux personnages, acteur et metteur en scène, nous mènent dans une répétition de théâtre, avec pour références les films du passé. Sunset Boulevard en l’occurrence, film noir américain de 1950 signé Billy Wilder, dont le titre évoque cette voie de Los Angeles bordée des villas des stars hollywoodiennes. Dans Baie des Anges il est question de mort, du massacre de soi-même, d’un type qui s’est pendu et du bruit de ses pieds battant contre le volet, gravé dans la mémoire.

Dans le plan suivant, La Fille, dix-neuf ans, quelque peu inexpérimentée, passe un casting au téléphone et convient d’un rendez-vous avec le metteur en scène. Elle arrive, Les Fleurs du mal sous le bras, et récite son poème, Élévation. Construction en fragments dit Gérard, le metteur en scène. S’amorce un dialogue entre La Fille, devenue Dina et Armand, scène de rupture d’une certaine violence et banalité. Le metteur en scène jubile mais développe aussitôt sa petite parano, suspectant une relation amoureuse entre les deux acteurs, il y reviendra avec insistance.

Dina, autrement dit Fernandina, culpabilise de n’avoir pas su garder son mari, au cours d’un long monologue, une honte chez les Paoli et deux enfants à élever seule, Annabelle et Dominique. Les répétitions se passent mal : pas de début, une construction en fragments etc… Armand pète les plombs puis raconte l’histoire de Dominique, le vendeur de guirlandes de Noël qui avait fait fortune. Gérard lui emboîte le pas et la complète. L’actrice poursuit, dans son trip poétique, avec Harmonie du soir, Baudelaire toujours. Quand Armand, perturbé, montre de la jalousie à l’égard de Gérard qui semble lui aussi convoiter la jeune femme, elle reprend le cours de son enfance et raconte. Elle connaissait Gérard par familles interposées, et avait connu Dominique à l’âge de cinq ans. On remonte le temps et le parcours de vie de l’absent. Gérard fait du gringue à La Fille qui décline ses propositions, avant de les accepter. Armand, travesti en belle américaine, en réalité la voisine de Dominique et qui l’a retrouvé pendu, en fait le récit. Un troisième poème de Baudelaire, La cloche fêlée, est énoncé par Gérard, suivi du récit de La Fille qui se souvient et raconte. Dominique avait décidé de se supprimer avant de dépasser l’âge de la mort de sa mère : « Quarante ans, sept mois et trois jours. Il ne voulait pas vivre une heure de plus que Dina. » A la date et à l’heure H, il s’est donc pendu.

« La vie, elle est faite d’une suite de scènes » dit Gérard qui défend le fragment comme démarche artistique. Le texte de Serge Valletti est effectivement construit comme tel et entremêle les lignes, narrative, poétique et filmique, les histoires de vie, le théâtre dans le théâtre, mais la mise en scène et le jeu semblent nous perdre un peu plus. Le metteur en scène, Hovnatan Avédikian, qui interprète ici le rôle de Gérard, le fait d’entrée de jeu façon western, caricaturale, brouillant les pistes. Nicola Rappo dans le rôle d’Armand à l’inverse s’en sort bien et garde son calme olympien et une certaine finesse d’approche ; Joséphine Garreau endosse plusieurs rôles : celui de la comédienne débutante, de Fernandina Paoli dite Dina l’épouse délaissée ayant à élever seule ses enfants dont l’un a mal tourné. Elle est aussi la fille facile qui a pour amant son partenaire de théâtre puis le metteur en scène, bref cela sans grand relief dans un parcours escarpé rendu peu lisible au spectateur. Les scénarios s’imbriquent les uns dans les autres et le fil conducteur échappe. S’agit-il de la perte et de la mort, d’un polar, de récits de vie, de la répétition théâtrale et de l’omnipotence du metteur en scène ? Tout cela à la fois peut-être.

Pour refaire le chemin, autant s’accrocher à la lecture du texte, paru comme premier volume d’une édition récemment créée par Serge Valletti, Chez Walter. L’auteur a fait un long parcours d’écriture depuis Les Brosses, en 1969, sa première pièce, jusqu’à la traduction et adaptation de l’œuvre complète d’Aristophane, Toutaristophane. Il a également participé à l’écriture de plusieurs scénarios de films.

Tel que présenté au Rond-Point, nous ne sommes pas Villa Malaparte non loin de Capri où fut tourné Le Mépris de Jean-Luc Godard, et on ne sent pas la mer. Le spectateur hésite dans la compréhension des choses, certains désertent en cours de route. Il fait aussi très chaud ce soir-là dans la salle Roland Topor du Rond-Point.

Brigitte Rémer, le 23 juin 2021

Avec : Hovnatan Avédikian (en alternance avec David Ayala), Joséphine Garreau, Nicola Rappo – scénographie Marion Gervais – design sonore Luc Martinez – création lumières Stéphane Garcin – Spectacle créé en coproduction avec le théâtre de Grasse et à l’issue d’une résidence de création au théâtre de Grasse. Le texte est publié aux éditions Chez Walter (Avignon).

Du 9 juin au 3 juillet 2021 à 20h30, dimanche à 15h30 – relâche les lundis et les 13 et 27 juin. Au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008. Tél. : 0144 95 98 21. Site www.theatredurondpoint.fr – Le spectacle a été créé le 9 septembre 2016 au Théâtre de Grasse.

 

Maîtres anciens

© Jean-Louis Fernandez

Un projet de et avec Nicolas Bouchaud – texte Thomas Bernhard – adaptation Nicolas Bouchaud, Éric Didry, Véronique Timsit, dans une traduction de Gilberte Lambrichs – mise en scène Éric Didry – Théâtre de la Bastille.

Nous sommes au Kunsthistorisches Museum, le Musée d’art ancien de Vienne. Trois personnages forment la toile de fond du récit féroce de Thomas Bernhard autour du tableau L’Homme à la barbe blanche du Tintoret : le protagoniste, Reger, vieux critique musical qui se rend tous les deux jours sauf le lundi au musée depuis plus de trente ans, pour observer le tableau, tout en se déclarant être un détestateur de musée ; Irrsigler, le gardien de la salle Bordone où se trouve le tableau et qui lui réserve quotidiennement la banquette faisant face à l’œuvre ; Atzbacher, le narrateur, à qui Reger a donné rendez-vous sans qu’il en connaisse la raison et qui s’est glissé dans la salle bien à l’avance pour observer à la volée son ami, dans sa pétrification devant l’œuvre.

Le narrateur se souvient à voix haute des conversations et citations de Reger, homme radical s’il en est, rapporte ses ressassements et sa logorrhée pleine d’épines à l’égard de tout et de tous. Reger dénigre, vocifère, invective, tempête et met en pièces jusqu’à l’étourdissement le milieu artistique viennois, littéraire et musical, qu’il a côtoyé au cours de sa carrière, la société viennoise dont il remet en cause les fondations, et au final sa propre vie. Il y a quelque chose de vital dans sa démarche. Il cultive l’ironie et la provocation, le mépris et l’insulte dans le spectaculaire tourbillon de son mal-être distillé. L’État, les musiciens, les peintres qui ne font que de l’art d’État, les pédagogues, les maîtres anciens forcément corruptibles, tous, sont passés à la moulinette.

La langue de Thomas Bernhard (1931-1989) est d’une incroyable richesse, vélocité et intelligence. Maîtres anciens est son avant-dernière œuvre, écrite en 1985, elle porte pour sous-titre Comédie. C’est sur ce ton que Nicolas Bouchaud s’empare du texte et l’interprète. Les thèmes s’enchaînent entre contradictions et obsessions sans que le stylo ne quitte la page face au lecteur/spectateur pris dans les filets du chaos intérieur de son personnage. Et il repousse les limites jusqu’au burlesque. Reger, raconté par Atzbacher, devise sur l’art de rater chez tous les grands créateurs et remarque que chaque œuvre, chaque chef-d’œuvre, porte des défauts : les peintres ratent souvent les mains par exemple ; la perfection n’existe ni chez Goya ni chez Le Greco, ni chez Véronèse ni chez Klimt « Voyez Vélasquez, rien que de l’art d’État, et Lotto, et Giotto, uniquement de l’art d’État, toujours, comme ce terrible Dürer, précurseur et prédécesseur du nazisme… Les soi-disant maîtres anciens n’ont jamais fait que servir l’État ou servir l’église, ce qui revient au même… » Puis il accable les compositeurs : il n’y a pas de fugue parfaite, ni chez Bach ni chez Mozart ; Bruckner n’est que sentimental et kitsch ; parfaitement compromis, Beethoven massacre sa sonate n° 17, La Tempête, qui est médiocre, et dans ses œuvres « marche au pas cadencé ». Quant à Mahler malheur, il est affublé du terme de « compositeur le plus surfait du siècle. »

Les écrivains aussi en prennent pour leur grade : Adalbert Stifter, écrivain, peintre et pédagogue autrichien en tête : « Ce qui est le plus incompréhensible chez Stifter, c’est sa célébrité a dit Reger, car sa littérature, n’est rien moins qu’incompréhensible. » Les philosophes sont maltraités, Heidegger, « philosophe en pantoufles et bonnet de nuit des Allemands » au premier chef. Pascal, Montaigne, Voltaire, tous y passent. Sur un autre mode tout aussi virulent, quand Reger parle d’enfance il s’arrête sur la sienne qui lui fut un enfer, « Mes parents n’auraient pas demandé mieux que de me fourrer, dès ma naissance, dans leur coffre-fort, avec leurs bijoux et leurs valeurs, a-t-il dit » poursuit Atzbacher, avant de démolir les professeurs, ces « empêcheurs de vivre et d’exister » qui, au lieu d’éclairer les enfants sur l’art, leur en font passer le goût.  Et, comme dans toute son œuvre, Thomas Bernhard attaque l’hypocrisie de la Nation autrichienne, son pays.

Derrière ce mouvement de désintégration appliquée, pourtant la mort rode et l’auteur fait volte-face semblant tout à coup lâcher prise en évoquant la mort de son épouse. Il parle avec émotion de sa rencontre avec elle, au Musée, sur cette même banquette de la salle Bordone. On entre petit à petit dans l’intimité de Reger que sa femme avait la chère habitude d’accompagner au musée. « Ma femme m’a sauvé » reconnaît-il. « Assis côte à côte, nous sommes la désespérance. » Le thème du deuil se met en place, et il raconte son enterrement. « Je suis mort aussi… » Là, la Comédie annoncée rejoint la réalité. Quand Thomas Bernhard écrit Maîtres anciens, sa compagne en effet, Hedwig Stavianicek, de trente-cinq ans son aînée, vient de disparaitre. Ce thème occupe tout l’espace de la fin du récit. « Voilà que meurt le seul être que nous ayons. »

Le chemin emprunté par l’auteur, dans ce texte, surprend, partant des hauts sommets de la déglingue philosophique, musicale, poétique et plasticienne il mène à l’intime, aux relations de Reger et de sa femme. Seul en scène, Nicolas Bouchaud, qui est à la fois Atzbacher, Reger et Irrsigler le gardien, montre une grande fluidité dans cette déambulation métaphysique et désespérée, aux frontières d’un certain burlesque. Le texte est adressé, et par deux fois il va cueillir dans le public la première fois une femme, qu’il fait monter sur scène et s’assoir sur le banc, tenant le rôle de l’épouse ; la seconde fois le regard d’un/d’une spectateur/spectatrice pour un cadeau qu’il va lui offrir, à savoir une place de théâtre (en l’occurrence pour le Théâtre de la Bastille.) C’est un clin d’œil faisant référence à la dernière page de Maîtres anciens où l’on découvre que Reger avait convoqué son ami Atzbacher pour l’inviter au Burgtheater voir La cruche cassée, de Kleist. « Effectivement, je suis allé, le soir, avec Reger, au Burgtheater et à La cruche cassée, écrit Atzbacher. La représentation a été exécrable. » Fin de partie.

Pour décliner toute la détestation portée par l’auteur, Nicolas Bouchaud monte au combat, sans armure – le texte lui suffit – avec ironie, distance et véhémence, avec son habituelle simplicité et énergie. Il a l’art de la pirouette. Thomas Bernhard lui va bien. Le monologue qu’il a construit avec Éric Didry et Véronique Timsit, la mise en scène d’Éric Didry faite dans une économie de moyens, la scénographie, les lumières et costumes qui servent le propos, ont élaboré une dramaturgie qui n’existe pas dans un texte écrit d’un seul bloc, sans paragraphes ni passages à la ligne, autant dire sans respiration. L’acteur et le metteur en scène se connaissent bien, le premier ayant mis plusieurs fois en scène le second, notamment dans des solos.  Ce fut en 2015 dans Le Méridien, avec le discours prononcé par Paul Celan lors de la remise du prix Georg-Büchner, en 1960. En 2018, Un Métier idéal de John Berger l’histoire d’un médecin de campagne et de son humanisme et la même année La Loi du marcheur, à partir d’entretiens entre Serge Daney peu avant sa mort et Régis Debray, sur l’itinéraire du critique de cinéma. Au-delà de ces solos dans lesquels il est virtuose, Nicolas Bouchaud s’inscrit aussi dans différents  collectifs où il est tout aussi flamboyant, comme il le fut autour de Didier-Georges Gabily, Joël Pommerat, Jean-François Sivadier et Frédéric Fisbach.

Ici, l’acteur construit sa partition avec incandescence, de changements d’humeurs en fantaisies taciturnes. Deux pauses musicales marquent un temps et nous reposent des idées fixes de Bernhard, même quand un pavé s’abat sur le disque vinyle en train de tourner, commentaire hautement symbolique chez ce critique musical et très drôle dans le contexte. Largo allegro, adagio, scherzo, allegretto, de mouvement lent à mouvement rapide et nerveux, nous suivons le guide. Le musée est sommairement représenté, et l’œuvre en papier kraft s’écroule devenant un royal manteau. Autre représentation de L’Homme à la barbe blanche un cadre vide ripoliné. Seul le combat entre l’acteur et la langue existe, trace de la tentative de survie de Reger. « C’est seulement lorsque nous nous sommes rendus compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre » reconnaît enfin l’anti-héros de Thomas Bernhard, avant de poser les armes.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2021

Collaboration artistique Véronique Timsit – scénographie et costumes Élise Capdenat, Pia de Compiègne – lumière Philippe Berthomé en collaboration avec Jean-Jacques Beaudouin – son Manuel Coursin – voix Judith Henry – régie générale et régie son Ronan Cahoreau-Gallier et Jean-Louis Imbert – régisseuse Bastille Véronique Bosi – Le texte est publié aux Éditions Gallimard, dans la traduction française de Gilberte Lambrichs.

Du 9 au 30 juin 2021 à 20 h 30 – Relâche le dimanche et les 17, 18, 19 et 21 juin – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 – métro : Bastille, Voltaire – tél. :  01 43 57 42 14 – www.theatre-bastille.com

Inch’Allah

© Théâtre de la Ville

D’après Tartuffe de Molière – adaptation et mise en scène Alioune Ifra N’Diaye – Compagnie malienne BlonBa – spectacle en bambara, surtitré français – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses, dans le cadre de Africa 2020.

Il y a du plaisir sur scène comme dans la salle, même si, en filigrane, un vecteur de gravité se dessine. Par le ludique, passent les messages. Alioune Ifra Ndiaye, metteur en scène, attire notre attention sur les réalités de son pays, le Mali, sur les complexités du monde et, par les moyens scéniques du kotèba, prend les chemins de traverse.

On part du général – le nombre de pratiquants des huit religions les plus fréquentées dans le monde, affiché sur un grand écran en fond de scène – jusqu’au particulier, Tartuffe. Selon Molière, ce personnage doué pour le mensonge, donne l’illusion d’être un bon pratiquant et très pieux serviteur. Il déguise ses opinions, son caractère, ses pensées et ses sentiments. Au nom de Tartuffe se superposent les synonymes de bigoterie, cabotinage, affectation, dissimulation, duplicité, fausseté, fourberie et faux-semblant.

Avec BlonBa, on oublie Molière et ses personnages et on écoute cette fable qui commence sur un coin de tapis par la lecture des cauris de la chance, énoncée par le guérisseur des âmes. Sa patiente, ou son impatiente – qui, au demeurant, pourrait être Elmire, seconde femme d’Orgon tombé sous la coupe de Tartuffe – boit les paroles de l’oracle providentiel qui lui promet une rencontre avec l’âme sœur. Pas si jeune, pas très beau, il serait, contre quelques encens à faire brûler, l’homme qui l’aimerait. D’emblée, sur ce coin de tapis, on se sent non pas dans un théâtre à l’italienne mais sur une place des quartiers de Bamako ou de Ségou, aux couleurs lumineuses et aux senteurs d’épices. Suit une longue scène avec Clément, de nom chrétien remarque le texte, morceau de bravoure à la Dorine, malin et brut de décoffrage, vif et caustique, qui allume les clignotants et dénonce les abus, avec force pirouettes et virtuosité.

On a parlé de lui pendant les deux-tiers de la pièce, enfin il arrive ! Tartuffe, devenu ici Ladji – qui signifie le Pèlerin et il en porte l’habit, celui qui a fait le pèlerinage à La Mecque – misbaha (chapelet musulman) à la main. Et on le voit à l’œuvre sur la méridienne, unique mobilier sur scène, aux côtés non pas de l’épouse, mais de la fille d’Orgon, (Marianne chez Molière) essayant de la séduire en d’extravagantes entourloupes. Démasqué après avoir joué de séduction tant auprès de la mère que de la fille, il déchaîne les foudres de la mère. Pourtant tout se termine dans la joie et la bonne humeur, tout est bien qui finit bien.

Au-delà de cette trame, c’est la forme choisie du Kotèba, ce théâtre populaire de l’aire mandingue au Mali, qui parle dans la proposition du metteur en scène, et la langue bambara. Le Kotèba est un théâtre d’intervention sociale qui utilise la satire pour corriger les travers de la société. Il réunit la communauté et provoque le rire. C’est une forme de théâtre traditionnel particulièrement pratiquée chaque année après la saison des récoltes, quand les villageois se réunissent pour assister à des saynètes mises en place par les jeunes du village, dans un moment de divertissement. Il y a des similitudes avec la commedia dell’arte, sans les masques : même naïveté, ruse et ingéniosité, même burlesque. On est dans le domaine de la farce et de l’autodérision.

Travaillant en Guinée Conakry et en Côte d’Ivoire, Souleymane Koly et son Ensemble Kotèba, avait fait connaître cette forme théâtrale en France dans les années 80. Et comme le souligne Alioune Ifra Ndiaye : « Les nuits Kotèba présentent les différents aspects de ce mode d’expression typiquement africain mais, par bien des côtés, terriblement universel. »

Fondée en 1998, la compagnie BlonBa s’est développée au fil des ans et de diverses restructurations. Après avoir été contrainte de quitter le lieu qui abritait son travail de création, en 2012, c’est par le secteur audiovisuel et la création de la société Wokloni qu’elle a rebondi, avec l’ouverture à Bamako en 2017, du Complexe Culturel BlonBa, constitué de trois salles. Sous la direction d’Alioune Ifra Ndiaye, réalisateur et opérateur culturel très actif, c’est un des espaces culturels et artistiques les plus féconds du Mali et de l’Afrique francophone, qui propose une programmation de haut niveau et fonctionne comme un incubateur pour les jeunes acteurs maliens. Alioune Ifra Ndiaye s’est formé aux techniques de réalisation pour le cinéma à Montréal, et a participé en France en 2000/2001 à la 10ème session de la Formation Internationale Culture, programme du ministère français de la Culture créé par Jack Lang.

A la fin de la représentation, le metteur en scène s’adresse au public pour inscrire sa démarche dans l’actualité du Mali et les relations de son pays avec la France, en un moment difficile. C’est courageux, d’autant en la présence de l’Ambassadeur du Mali dans la salle, de celle des communautés maliennes présentes au spectacle, vêtues de leurs costumes locaux et exposant leur artisanat. La cour des Abbesses s’est emplie de couleurs et de rires, BlonBa a permis ce moment fédérateur entre les publics et les pays.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2021

Avec : Ismael N’Diaye, Maimouna Doumbia, Maimouna Samaké, Tieblé Traoré, Ndji Yacouba Traoré, Nouhoum Cissé, Mariam Sissoko.

Les 12 et 13 juin 2021, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 Rue des Abbesses, 75018 Paris – Tél. : 02 42 74 22 77 – www.theatredelaville-paris.com – Voir sur le site le programme L’Afrique au Théâtre de la Ville, du 3 juin au 28 septembre 2021.

Plaidoirie pour vendre le Congo

© Ry-Barbot 7

Texte Sinzo Aanza – mise en scène Aristide Tarnagda – Théâtre Acclamations – dans le cadre de la Saison Africa 2020 et en partenariat avec le Festival d’Automne à Paris – au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

On entre de plain-pied dans la réunion du comité de surveillance du Quartier 2 Masina sans fil. Les protagonistes de la réunion arrivent au compte-goutte, de préférence en retard et occupent une grande partie de l’espace scénique. Empilés derrière la fenêtre, les habitants ne suivront le conseil qu’à partir de cette frontière derrière laquelle ils sont relégués.

Plaidoirie pour vendre le Congo c’est cette attente du début de la réunion, puis la réunion, dans sa bêtise administrative et son contenu fantaisiste. L’enjeu est important pour les habitants : se mettre d’accord sur la hauteur des indemnisations à attribuer aux familles dont certains membres ont été tués par l’armée, alors qu’ils rentraient d’un match de football. Les militaires avaient tiré, pensant faire face à une marche de protestation contre la paupérisation des quartiers.

La pièce est ce dialogue de sourds entre les deux parties, ceux qui sont chargés de décider des règles d’indemnisation et les habitants du quartier. Pour le premier groupe, les tergiversations vont bon train notamment entre le pasteur de l’église de réveil, Prophète Rambo, mi-exorciste mi-charlatan qui fait corps avec sa Bible ; la sœur Marie-Joséphine de Jésus-Sauveur, pleine de compassion ; la pharmacienne sorte de faiseuse d’anges aux pleins pouvoirs et à la séduction facile, Maman Béa ; le dragueur invétéré, propriétaire d’un hôtel mal famé, Mao-Zédong ; Chef, le responsable administratif du quartier, inconsistant…. Il y a aussi une vendeuse de pain, un instituteur, un boucher, un boutiquier, un sous-commissaire de police… De l’autre côté, les familles, agglutinées derrière la fenêtre-guichet, attendent la mise à prix de leurs morts.

Les enchères s’étirent, on se perd de conjectures en détails et on va jusqu’à évoquer la mise en vente du pays… En bref, les choses sont très linéaires mi-cocasses mi-pathétiques mais on tourne plutôt en rond. Seules quelques percées poétiques donnent des respirations au texte de Sinzo Aanza – artiste de RDC, également plasticien – où chiffrer le prix des morts, morts qu’on s’invente parfois, s’avère une addition complexe à réaliser et souvent caricaturale.

La mise en scène d’Aristide Tarnagda – homme de théâtre burkinabé, directeur des Récréâtrales de Ouagadougou – confirme cette linéarité, d’autant que la scénographie barre l’horizon et contient la population du quartier, nous privant des éclats pleins de malice des comédiennes et comédiens qui se tordent le cou pour apparaître de temps à autre. Le musicien-chanteur offre d’autres respirations, bienvenues, reprises par le collectif.

Plaidoirie pour vendre le Congo est une satire certes, mais il n’est pas sûr que la parodie démocratique (ce pseudo conseil de quartier) et les dérives politiques (des bavures militaires) prêtent à rire, ou alors elles manquent ici de finesse. L’absurde et la dérision sont des langages du théâtre mais il y a quelque chose qui, dans le travail proposé, n’aboutit pas, en cette fin de résidence que signe le metteur en scène au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2021

Avec Ibrahima Bah, Serge Henri, Safourata Kabore, Nanyadji Kagara, Ami Akofa Kougbenou, Daddy Mboko, Jean-Baptiste Nacanabo, Hilaire Nana, Halima Nikiema, Rémi Yameogo. Scénographie, Patrick Janvier – assistant mise en scène, Jean-Baptiste Nacanabo – assistante scénographie, régie générale et régie plateau, Charlotte Humbert – construction, Le Grand Dehors – constructrices et constructeurs : Estelle Duriez, Charlotte Humbert, Patrick Janvier, Marie Storup – lumières Mohamed Kabore – son Hugues Germain.

Vendredi 4 juin 18h30, samedi 5 juin 18h, dimanche 6 juin 16h30, au Théâtre Jean Vilar, 1 place Jean-Vilar – 94400 Vitry-sur-Seine – Tél. : 01 55 53 10 60 – www.theatrejeanvilar.com

 

Solaris

© Geraldine Aresteanu

D’après le roman de Stanislaw Lem, traduction Jean-Michel Jasienko – adaptation, conception et mise en scène Pascal Kirsch – collaboration artistique Charles-Henri Wolff – Compagnie Rosebud – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

L’écrivain polonais Stanislaw Lem écrit Solaris, roman de science-fiction, en 1961. La même année, Youri Gagarine effectue un premier vol dans l’espace dans le cadre du programme spatial soviétique. Un mois plus tard, aux États-Unis, John Fitzgerald Kennedy lance le programme Apollo ayant une finalité d’alunissage. L’air du temps est à l’espace, la science-fiction intéresse les écrivains.

Stanislaw Lem conte, à travers un huis-clos entre cinq personnages tous plus décalés les uns que les autres, une fable philosophique. Kris Kelvin, psychologue, est appelé à la rescousse par son collègue Gibarian travaillant sur une station orbitale où se passent de drôles de choses. La station tourne en orbite autour de la planète-océan Solaris qui avait accueilli jadis plus de soixante-dix chercheurs. Quand il arrive pour participer à l’aventure et évaluer la situation, il est intronisé par Snaut, personnage désinvolte auprès de qui il prend acte de mystérieux événements. Sur la station, il ne reste que trois scientifiques : Gibarian, qu’il n’arrive pas à rencontrer, se serait suicidé. Sartorius, invisible, opère au fond de son laboratoire dans un contexte on ne peut plus opaque, jusqu’à ce que Kelvin comprenne la présence d’êtres mis au monde par son diabolique collègue et sortant de ce laboratoire. Parmi eux et pour trouble majeur, il rencontre son ex-femme, Ava, qui s’était suicidée quelques années auparavant. Même robe, même trace de piqûre. Il reconstruit son roman d’amour, se trouble jusqu’à comprendre qu’elle n’est qu’une réplique et son double parfait, et perd pied. Son voyage sera introspectif, métaphysique et interrogatif sur la nature humaine. Les âmes mortes vont hanter la représentation et l’intelligence artificielle signer le clonage.

Andrei Tarkovski avait adapté le roman de Stanislaw Lem pour le cinéma et tourné Solaris en 1972 – pour lequel il avait obtenu le Grand Prix du Festival de Cannes – comme une tentative d’apporter une nouvelle profondeur émotionnelle aux films de science-fiction. Comme il l’écrit dans Le Temps scellé : « Dans Solaris il s’agissait de gens perdus dans le cosmos et qui étaient obligés, bon gré mal gré, de gravir les degrés de la connaissance… La désespérance accablait les héros de Solaris tout au long de leur quête, et la solution que nous leur proposions était assez illusoire : elle tenait en un rêve, celui de prendre conscience de leurs propres racines, celles qui lient à jamais l’homme à la Terre qui l’a engendré. Mais ces liens étaient déjà devenus pour eux irréels. » En 2002 Steven Soderbergh tournait à son tour une adaptation du roman, avec George Clooney et Natasha McElhone et mettait l’accent sur l’histoire d’amour. D’autres adaptations ont été présentées sur scène, dont en 2015, l’opéra-ballet signé du compositeur japonais Dai Fujikura et du chorégraphe et danseur Saburo Teshigawara.

L’action prend place dans le huis-clos de la station spatiale où Gibarian enregistre le récit des événements s’y déroulant et, face à un constat d’échec, propose de la détruire. Le mystère gagne, comme cet océan informe aux pouvoirs étranges qui bientôt la recouvre et contient une forte puissance de mystère. La terreur monte chez les scientifiques, livrés à eux-mêmes et ne maitrisant plus rien, car face à leur capacité de création ils rencontrent celle de la destruction. Au bout de sa nuit, Ava finit par accepter de disparaître dans le cosmos, brisant les illusions désormais perdues de Kelvin.

La scénographie de Sallahdyn Khatir, remarquablement éclairée par Nicolas Ameil, sert bien le propos et nous place face à l’inhabituel, à la solitude, au silence de mort, à l’énigmatique. Deux cercles blancs qui pourraient évoquer des soucoupes volantes se font face, comme des sculptures dont la texture est de tissu, au centre, une troisième, au dôme inversé, occupe l’espace avant de s’élever, dégageant l’espace scénique. Le sol est recouvert de parpaings juxtaposés, créant le déséquilibre de la marche, les acteurs titubant sur ce sol mouvant et incertain.

Le spectacle nous mène dans la sensibilité de Jules Verne (De la terre à la lune, 1865), dans celle de H.G.Wells (Les premiers hommes dans la lune, 1901) et dans l’univers de Stanley Kubrick (2001 l’0dyssée de l’espace, film sorti en 1968). On est dans le récit épique et initiatique qui engage sur des thèmes comme l’extinction de la planète, la vie extra-terrestre, l’incommunicabilité. Les acteurs jouent avec justesse la montée des angoisses et dessinent les contours de leurs personnages avec précision. La création sonore de Richard Comte, par ses vibrations, s’intègre magnifiquement au thème.

La mise en scène crée l’illusion et nous place dans le regard de Kelvin, très bien porté par Vincent Guédon. Pascal Kirsch nous conduit, à l’instar du roman, entre la science-fiction et le fantastique, là où la science n’est plus qu’un danger pour l’homme. Après avoir été acteur notamment sous la direction de Marc François, puis assistant metteur en scène pour Thierry Bédard, Bruno Bayen et Claude Régy au cours de stages, il s’est lancé dans la mise en scène il y a une vingtaine d’années, montant des textes de Georg Büchner et Paul Celan, Hans Henny Jahnn et Maurice Maeterlink. Il présente ici sa vision critique du comportement humain et invite à plonger au plus profond de soi.

Brigitte Rémer, le 6 juin 2021

Avec : Yann Boudaud, Marina Keltchewsky, Vincent Guédon, Elios Noël en alternance avec Eric Caruso, François Tizon, Charles-Henri Wolff – musique Richard Comte – scénographie Sallahdyn Khatir – création lumières Nicolas Ameil – costumes Virginie Gervaise – son Lucie Laricq – conseils chorégraphiques Cécile Laloy – production, diffusion Marie Nicolini.-

Vendredi 4 juin, samedi 5 à 17h, dimanche 6 juin à 16h – Jeudi 10 juin, vendredi 11, samedi 12 à 19h – dimanche 13 juin à 18h – Théâtre des quartiers d’Ivry/Centre dramatique du Val-de-Marne, à la Manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine – Métro Mairie d’Ivry – Tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : 1er au 3 juillet 2021, à la MC2 de Grenoble.

 

Les sept péchés capitaux

© Pierre Grosbois

Texte Bertolt Brecht – Musique Kurt Weill – Mise en scène Jacques Osinski – Direction musicale Benjamin Levy, avec l’Orchestre de chambre Pelléas – Compagnie L’Aurore Boréale, à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet – Spectacle chanté en allemand, surtitré en français.

C’est un étrange objet théâtral dont on reconnaît à peine le signataire, Bertolt Brecht (1898-1956) dans son engagement marxiste et dans les archétypes qui l’avaient inspiré, le travail d’Erwin Piscator fondateur du théâtre prolétarien et de Max Reinhardt dans sa définition du rôle du metteur en scène. Il avait obtenu le Prix Kleist à l’âge de 24 ans pour sa seconde pièce, Tambours dans la nuit. A partir de 1930, avec la montée du nazisme, les représentations théâtrales de ses pièces furent fréquemment interrompues ou suspendues, ses textes autodafés en 1933, lui, en exil, en France, puis en Europe et aux États-Unis.

On comprend mieux la démarche du texte intitulé Die sieben Todsünden (Les Sept péchés capitaux) écrit très vite en 1933, quand on sait que son complice musical de toujours, Kurt Weil (1900-1950) exilé en France de son côté pour avoir été interdit de musique dans son pays, l’Allemagne, cette même année, reçoit une commande pour les Ballets 1933 de Georges Balanchine. Il saisit ses alliés artistiques : Brecht pour le texte, Lotte Lenya son épouse pour l’interprétation chantée. La création eut lieu le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Elysées sous la direction de Maurice Abravanel, l’accueil fut mitigé, l’antisémitisme rampant était à l’œuvre.

La pièce musicale est écrite pour cinq voix – une soprano, un quatuor d’hommes : ténors, baryton et basse – et orchestre de chambre. Elle se compose de sept tableaux, autant que de péchés capitaux (paresse, orgueil, colère, gourmandise, luxure, avarice, et envie), avec prologue et épilogue. On est en Louisiane, dans un contexte de pauvreté et d’utopie où deux sœurs sont envoyées par leur famille sur les routes des États-Unis, à la recherche d’un eldorado fantasmé et d’argent pour construire leur maison au bord du Mississipi. Forte de cette mission, Anna 1 et Anna 2, sautent de ville en ville : après Paris, Los Angeles, Philadelphie, Boston, Baltimore, San Francisco… Anna 1, chanteuse, tient le rôle de la grande sœur, de l’ange gardien et de la donneuse d’ordres, sorte de bonne conscience à ses heures perdues ; Anna 2, danseuse, exécute et prend les risques, parle peu mais agit, traversant toutes les tentations comme elle le peut, dans le conflit de loyauté qu’on lui a imposé.

Au fil des villes se construit la modeste fortune, se détruit l’innocence par les tentations de la société pervertie. La représentation de la famille aux idéaux « petits bourgeois » (le titre complet du texte s’intitule Les sept péchés capitaux des petits bourgeois) est parodique : les commanditaires, père, mère et deux frères – quatre chanteurs en prière, le plus souvent a-capella – invoquant le ciel de leur apporter l’argent demandé et donnant leurs ordres à distance, apparaissent et disparaissent à chaque tableau, dans leur parfaire hypocrisie moralisatrice.

La mise en scène de Jacques Osinski propose plusieurs niveaux de lecture. Sur la scène, une construction en tubes de type échafaudage permet l’utilisation de l’espace du dessous : table familiale en Louisiane, chambres des deux Anna côté cour, espaces intermédiaires pour les deux artistes, chanteuse et danseuse. Au-dessus se trouve un écran qui permet le voyage ou le commentaire, sur des images de Yann Chapotel qui signe aussi la scénographie, avec des lumières néons, enseignes lumineuses ou clairs obscurs de Catherine Verheyde. De chaque côté du cadre de scène deux petits écrans pour les traductions en français du texte allemand. Dans la fosse, l’Orchestre de chambre Pelléas dirigé par Benjamin Levy que l’on aperçoit à l’œuvre et d’où dépassent la tête d’un violoncelle ou la volute d’une contrebasse.

Au cœur du sujet, Anna est double et se fait face. Le rôle d’Anna I est tenu par la mezzo-soprano Natalie Pérez, Anna II par la danseuse Noémie Ettlin. Un duo où l’une commente l’autre, et l’autre commente l’une par le geste, répondant à sa manière à l’injustice et exprimant malgré tout sa quête du bonheur. Le duo fonctionne bien, légèrement complice, légèrement en opposition, chacune avec sa personnalité et son langage artistique. Forcément plus à distance, Natalie Pérez porte en chantant presque tout le texte des Anna. Noémie Ettlin a de la grâce et de l’invention dans les réponses dansées qu’elle construit, des pointes-tutu aux bas résilles, strass et paillettes, du tango à la désarticulation (costumes : Hélène Kritikos). Les instruments sont bien présents dans cet écrin qu’est l’Athénée où se fondent texte, musique, voix et images. Jacques Osinki esquisse son cabaret pour mieux le ré-inventer, c’est un beau pari.

Brigitte Rémer, le 4 juin 2021

Avec : Natalie Pérez (Anna1), Noémie Ettlin (Anna 2) – Guillaume Andrieux (Père), Florent Baffi (Mère), Manuel Nuñez Camelino (Frère 1), Camille Tresmontant (Frère 2) – à l’écran : Edward/ Baptiste Roussillon, Fernando/ Julien Ramade, homme 1/ David Migeot, homme 2/ Grégoire Tachnakian, homme 3/ Arnaud Simon – scénographie et vidéos : Yann Chapotel – lumière : Catherine Verheyde – costumes : Hélène Kritikos – mouvements Noémie Ettlin – Trois chansons de Kurt Weil sont insérées dans le spectacle : Complainte de la Seine de Maurice Magre, Je ne t’aime pas de Maurice Magre, Youkali paroles de Roger Fernay.

Du 27 mai au 5 juin, Athénée-Théâtre Louis Jouvet, Square de l’Opéra Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009. Paris – métro : Havre-Caumartin, Opéra, RER A Auber – tél. : 01 53 05 19 19 – site : www.athenee-theatre.com – En tournée : 22-23 février 2022 Théâtre de Caen – 25 février 2022 Théâtre de Val de Rueil – 1er mars 2022 Théâtre de Lisieux.

Divas – D’Oum Kalthoum à Dalida

Badia Massabni © Abboudi Bou Jawde

Exposition à l’Institut du Monde Arabe – Commissariat Hanna Boghanim, Elodie Bouffard, chargées de collections et d’expositions IMA – scénographie Pascal Payeur, Patrick Hoarau.

Le début du XXème confirme l’effervescence du cinéma arabe et la montée en puissance des femmes dans la société moyen-orientale, comme dans les arts. Pour tous les pays de la région, l’Égypte devient l’espace des libertés, de la sensualité et de l’avant-gardisme, c’est un temps de renaissance intellectuelle, la Nahda. La vie est bouillonnante et Le Caire devient le lieu incontournable de la musique, de la danse et de la comédie musicale.

L’exposition Divas. D’Oum Kalthoum à Dalida montre l’éclosion puis la consécration de ces nouvelles héroïnes – chanteuses, danseuses, actrices et productrices – qui nourrissent les fantasmes des années 1920 à 1970, tout en étant de véritables pionnières du féminisme. Dans un mouvement de libération des puissances coloniales, des femmes comme Hoda Chaaraoui et Ceza Nabaraoui retirent publiquement leur voile et se montrent tête nue, soutiennent les politiques nationalistes et inventent une liberté d’être et de ton. Par elles, de nouveaux médias voient le jour, comme le mensuel en langue française L’Égyptienne (Al-Misriyah) émanant de l’Union féministe égyptienne fondée en 1923, et comme le magazine Rose al-Youssef lancé en 1925, du nom de sa fondatrice, chrétienne du Liban vivant au Caire où elle anime des salons littéraires cosmopolites très convoités et participe au renouveau du théâtre égyptien.

On pénètre dans l’exposition comme on entrerait dans un cabaret de l’époque, écartant un rideau frangé qui ouvre sur les figures emblématiques de la chanson et de la danse de cabaret, ces pionnières des années 1920-1930. Tout, derrière, est image et son, dans le ton du moment, entre l’histoire sociale des femmes, le comique et la fierté nationale. On rencontre ces premières divas à travers photos, objets, reconstitution d’espaces privés, séquences de films. Ainsi Mounira al-Mahdiyya (1885-1965) grande vedette des théâtres et cabarets, première actrice musulmane à monter sur scène avec la troupe de théâtre de l’Aziz Eid Theatre où elle forgea ses armes et première à être enregistrée sur 78 tours, en 1909 : « Mon pays est le berceau de la liberté. L’Égypte est la mère de la civilisation et notre père c’est Toutânkhamon » ou encore « T’en fais pas pour moi, y’en a là-dedans ! En amour j’ai passé mon baccalauréat, t’en fais pas pour moi » dit la chanson. On la surnomme la sultane du tarab, cette extase musicale qui, par la répétition, la variation de la même phrase et la richesse de l’improvisation, emmène le public dans une émotion artistique d’une grande intensité.

Assia Dagher © Abboudi Bou Jawde

Badia Massabni (1892-1974) célèbre danseuse orientale de sharqî dont la forme naît dans les cabarets du Caire, s’imprègne de certaines formes populaires, puis s’orne de strass et de perles, de voiles et de bijoux, avant de se démocratiser sur les écrans de cinéma. Le cabaret Casino Badia, au cœur du Caire, fut très prisé et Badia Massabni a fait école. Assia Dagher (1908-1986) et Aziza Amir (1901-1952) ont déployé leur talent pour le cinéma, la chanson, la danse au music-hall et au cabaret, et sont entrées dans la dynamique de la scène musicale et du divertissement, par l’industrie cinématographique naissante. En 1935, Le Caire voyait en effet la naissance des célèbres Studios Misr qui ont donné un grand coup d’accélérateur au développement du cinéma et dessiné des carrières fulgurantes pour ces artistes. (cf. notre article Aux Studios Misr, publié le 16 novembre 2020, à partir du long métrage documentaire, écrit et réalisé par Mona Assaad). Des extraits du premier film sonore et musical égyptien, La Chanson du cœur (Onchoudet el-Fouad), nous sont montrés, un exploit, car la musique et les chansons composées par Zakaria Ahmed avaient été perdues. La restauration numérique a pu se réaliser suite à l’enregistrement sur 78 tours retrouvé en 2008, avec la chanson éponyme qu’interprète Nadra accompagnée de son oud. Mario Volpe avait tourné le film en 1932, il marque la transition entre le cinéma muet et le parlant.

Oum Kalthoum au Caire © IMA

L’acte II de l’exposition présente les divas aux voix d’or, des années 1940 au début des années 1970. Elles viennent d’horizons différents et seront au coude à coude du côté du succès : Oum Kalthoum, Asmahan, Warda al-Djazaïria et Fayrouz. Trois d’entre elles chanteront à l’Olympia, à Paris (Oum Kalthoum en 1967, Fayrouz et Warda en 1979).  On entre dans leurs univers à travers leurs loges qu’on traverse et qui montrent de somptueuses robes et objets personnels, des affiches et photos de tournage, et par la diffusion d’interviews et d’extraits de chansons. Leurs parcours sont extravagants et exemplaires :

Oum Kalthoum  (1900-1975) s’installe au Caire en 1924 où elle enregistre deux ans après, son premier disque. Elle vient d’un petit village du nord de l’Égypte, près de Mansûra où son père est spécialisé dans les chants sacrés. Son frère lui apprend la cantillation coranique et le chant religieux. Cet Astre de l’Orient comme on aimera à la nommer (ou encore la Quatrième Pyramide) s’élèvera au plus haut rang de la notoriété internationale, à l’époque du Palais et des rois Fouad puis Farouk, autant qu’à l’époque nassérienne. Elle devient le symbole de la Nation Arabe. Son répertoire se compose majoritairement de chansons sentimentales qui s’étirent longuement, la place et la configuration de l’orchestre accompagnant la performance vocale évoluent au fil des concerts où se mêlent les instruments orientaux aux instruments occidentaux comme le piano, l’orgue, la guitare et l’accordéon. « Au début, j’ai été prise au piège de l’amour et de la passion, ensuite je fus forcée à la patience et à la résignation, enfin, sans prévenir, on m’a laissé à l’abandon » chante-t-elle dans Al awila fi al-gharam (Au début de l’amour) en 1944. Elle tourne dans plusieurs films entre 1936 et 1947 dont Weddad (1936), Le Chant de l’espoir (1937), Aïda (1942), Fatma (1947). Les rushes d’un concert filmé par Youssef Chahine qui avait débuté un film sur la star, resté inachevé, sont projetés dans l’exposition.

Asmahan (vers 1917-1944) qui signifie la sublime, de son nom de naissance Amal el-Atrache, sœur du très populaire chanteur Farid el-Atrache, princesse druze syro-libanaise, naît sur un bateau et meurt très tôt dans le contexte flou d’un accident de voiture suivi d’une noyade dans le Nil. C’était une splendide diva aux yeux clairs et à la présence douce dont la mère, musicienne et chanteuse, s’était installée au Caire en 1923. Douée d’un immense talent, elle se produit très jeune dans les cabarets et les soirées privées, maîtrise vite le système modal arabe (maqâmât) et les improvisations vocales (mawâwîl). Rebelle et indépendante, sa vie personnelle tumultueuse la mène de mariage en dépression. Pendant la seconde guerre mondiale elle se met au service des Britanniques.

Asmahan © The Arab Image Foundation

Avec son frère, elle co-signe deux films dans lesquels elle joue : en 1942, Victoire de la jeunesse (Intissar al-chebab) ; en 1944, Amour et vengeance (Gharam wa Intiqam), mais elle meurt pendant le tournage. Sa mort viendra compléter le scénario du film, et la chanson Nuits de fête, à Vienne, (Layâli al-uns fi Vienna) qu’elle y interprète reste sa chanson emblématique : « C’est une nuit de fête à Vienne, il y souffle une brise de paradis, des mélodies si belles résonnent dans l’air qu’en les entendant les oiseaux répondent en chantant… »

Née à Paris d’un père algérien militant nationaliste et d’une mère libanaise, Warda Ftouki (1939-2012) dite Warda al-Djazarïa (la Rose algérienne) commence à chanter à la fin des années 40 dans le cabaret de son père, le Tam Tam, rue Saint-Séverin à Paris, cabaret qui sera contraint de fermer en 1956 quand on le soupçonnera de servir de cache d’armes. La famille repartira au Liban puis Warda poursuivra sa carrière, notamment au Caire où elle tournera deux films, Almaz et Abdou en 1962, La Princesse arabe en 1963. Son immense répertoire de chansons d’amour et sa voix chaleureuse ont fait d’elle une diva orientale adulée, de Paris à Beyrouth et du Caire à Alger. Sa chanson, Lawla al-malama (Si on ne m’avait pas fait tant de reproches) composé par Mohammed Abdel Wahab en 1974 en est un exemple : « J’ai entendu des mots durs, si cruels que le sol était comme inondé de larmes et le soleil blessé. Et pourquoi ? Parce que je l’aime ou parce que j’ai dit que je l’aimais… »

Le talent de Fayrouz, née au Liban en 1934, est très tôt repéré par le compositeur, chanteur et joueur de oud Halim al-Roumi et sa carrière vite lancée suite à une commande du Festival International de Baalbeck. C’est le point de départ d’une forme musicale élaborée avec les compositeurs Assi et Mansour Rahbani, qui mêle les styles oriental et occidental. Elle devient l’égérie de cette nouvelle forme, dite opérette libanaise. « Donne-moi le nay et chante. Le chant est le secret de l’existence. Et la plainte du nay demeure au-delà de toute existence » dit le poète Gibran Khalil Gibran qu’elle interprète, mis en musique par Najib Hankash.

Samia Gamal © Abboudi Bou Jawde

L’acte III de l’exposition évoque L’âge d’or des comédies musicales où se côtoient actrices, danseuses et chanteuses en ces années de développement de la cinématographie égyptienne (1940 à 1970). Cette époque, qualifiée de Hollywood sur le Nil, ou Nilwood, diffuse dans tous les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, s’appuyant sur des divas très glamour et développe une sorte de star système alimenté par les affiches et les magazines. Deux grandes danseuses de type sharqî sont présentées dans cette section, toutes deux issues du célèbre cabaret de Badia Massabni : Tahiyya Carioca (1919-1999) à la danse lente et sensuelle et au tempérament volcanique introduit les rythmes latinos dans ses performances, tient des rôles de grande séductrice dans plus de cent-vingt films, puis quitte la danse en 1963, pour diriger un théâtre ; Samia Galal (1924-1994) mêle danse orientale, référence hollywoodienne et latinos, ballet classique, tourne ses films les plus significatifs entre 1944 et 1949, avec Farid al-Atrache avec qui elle forme un couple mythique à la ville comme à l’écran. ‘Afrîta hânim (Madame la Diablesse) tourné en 1949 par Henri Barakat met en relief la maîtrise de ses numéros dansés et reste son film emblématique. Plus tard, elle s’inscrira dans l’histoire de la comédie musicale avec, en 1954, Raqsit al-wadâ (La Danse de l’adieu) et Zanouba, en 1956.

Laila Mourad © Abboudi Bou Jawde

On trouve dans cet âge d’or des comédies musicales la grande Leila Mourad (1918-1995) appelée Carillon de l’Orient, figure incontournable des comédies musicales égyptiennes choisie par Mohammed Abdelwahab pour son film Yahia el hob (Vive l’amour) en 1938. Leila Mourad s’est retirée de la vie artistique en 1955, sans s’en expliquer ; Sabah (1925-2014) flambeau de la musique libanaise en Égypte, icône du monde arabe à la vie tumultueuse, a joué dans une centaine de films et interprété plus de trois mille chansons ; l’actrice et danseuse Hind Rostom (1926-2011) Marylin de l’Orient, s’impose dans tous les styles – comédie, drame et polar psychologique ; Faten Hamama (1931-2015) débute sa carrière à sept ans, dans un film de Mohammed Karim, Yom saïd (Jours heureux) développe une ample palette de jeu et tourne avec les plus grands réalisateurs égyptiens (Ezzedine Zoulficar, Henri Barakat, Youssef Chahine). Elle formera avec Omar Sharif un des couples mythiques du cinéma égyptien ; l’espiègle Souad Hosni (1942-2001) dite Cendrillon de l’écran arabe, figure rêvée de la jeunesse des années 1960 et incarnation sur pellicule de la modernité des années Nasser fut

Faten Hamada © Abboudi Bou Jawde

particulièrement célébrée dans le monde arabe avec le film Khalli bâlak min Zouzou (Méfie-toi de Zouzou). Sa mort à Londres après une chute de onze étages, laisse un certain flou.

Dans cette section de l’exposition, Dalida née Iolanta Gigliotti (1933-1987) au Caire dans une famille d’immigrés italiens, tient une place particulière. Un espace lui est réservé à partir d’objets et documents prêtés par son frère, Orlando, qui était aussi son producteur. Les portes du cinéma égyptien s’étaient ouvertes à elle suite à sa nomination comme Miss Égypte, en 1954. Elle avait tourné plusieurs films avant de venir à Paris, là c’est une carrière de chanteuse qu’elle développera et qui la mènera vers un extraordinaire succès. Le cinéma la rattrapera pourtant en 1986, quand Youssef Chahine l’invitera à tourner dans Le Sixième Jour.

Dalida © D.R. Orlando Productions

L’acte IV de l’exposition établit des passerelles entre cette longue période ô combien féconde et la manière dont certains artistes contemporains s’emparent de cet héritage, et s’en inspirent : Ainsi Shirin Neshat irano-américaine, présente deux courts métrages issus d’un film qu’elle a réalisé en 2017 sur Oum Kalthoum ; Youssef Nabil, photographe égyptien travaillant entre Paris et New-York, célèbre la danse orientale à travers une vidéo, Saved My Belly Dancer ; l’artiste-illustratrice franco-libanaise Lamia Ziadé réalise une performance issue de son roman graphique Ô nuit, Ô mes yeux ; Shirin Abu Shaqra, réalisatrice libanaise réfléchit sur le temps qui passe, à travers une vidéo ; La photographe et vidéaste libanaise Randa Mirza réalise avec le musicien et compositeur hip hop Waël Kodeih une installation sous forme d’hologrammes, dédiée aux deux grandes danseuses Samia Galal et Tahiyya Carioca ; le plasticien franco-égyptien Nabil Boutros présente Futur antérieur, une série de photomontages dérivés de films des années soixante qu’il réinterprète en les légendant au regard d’événements d’aujourd’hui et qu’il commente à partir de ses souvenirs personnels.

Tahiyya Carioca © Abboudi Bou Jawde

L’exposition Divas – D’Oum Kalthoum à Dalida de l’Institut du Monde Arabe met en exergue une période électrique, des années 1920 à 1970 avec la conquête des femmes pour leurs libertés, le développement du cinéma, l’identité d’un pays – l’Égypte, multiculturelle, empreinte d’une certaine insouciance, pleine de vie et de créativité dans ses expressions artistiques.  Elle raconte des carrières excentriques, des beautés remarquées, des vies agitées, des formes musicales chantées, jouées, dansées, le monde à leurs pieds. Elle raconte Le Caire comme centre du monde et carrefour de ces divas emblématiques, pour le Moyen-Orient et pour le monde.

L’exposition proposée à l’Institut du Monde Arabe – qui s’est vue retardée par deux fois en 2020 pour raison de pandémie, puis à nouveau début 2021 et s’en trouve écourtée – est d’une grande richesse. Réalisée avec l’aide d’un Comité scientifique hors pair, nous la recommandons vivement. Sa mise en espace sensible et intelligente, documentée et orchestrée (scénographie, lumières et son) sert le propos d’une manière particulièrement réussie. Il faut prendre du temps pour s’imprégner de ces années et rencontrer les divas, car derrière paillettes et notoriété, se dessine la Femme, son statut, ses blessures, ses combats.

Brigitte Rémer, le 3 juin 2021

Du 19 mai 2021 prolongée jusqu’au 26 septembre 2021 – Du mardi au vendredi, de 10h à 18h ; Samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h – Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard/Place Mohammed V, 75005. Paris – métro : Jussieu – tél. : +33(0) 1 40 51 38 38 – email : imarabe.org – Catalogue : Divas arabes : D’Oum Kalthoum à Dalida : Exposition, Paris, Institut du monde arabe expositions – sous la direction de Élodie Bouffard, Elodie et Boghanim, Hanna, éditions SKIRA – Date de parution : 10/03/ 2021 – 29,00 €

Nabil Boutros © A.Sidoli et T.Rambaud

Légende des photos – Photo 1 : (13) Badia Massabni, photo tirée du magazine « Al-Ithnayn wal dunya » Le Caire, 1938, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 2 : (24) Assia Dagher en couverture du magazine Al-Kawakeb (Les planètes), Le Caire, 1954, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 3 : (113) Antoune albert, Oum Kalthoum dans sa villa du quartier Zamalek au Caire, circa 1960, Paris, Photothèque de l’IMA ©IMA – Photo 4 : (62) Elias Sarraf, Portrait d’Asmahan, Alexandrie, circa 1930, Beyrouth, Fondation arabe pour l’image, collection Faysal el Atrash © The Arab Image Foundation – Photo 5 : (206) Samia Gamal en couverture du magazine « Al-Kawakeb » (Les planètes), 1956, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 6 : (203) Laila Mourad en couverture du magazine « Al-cinéma » Egypte, 1945, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 7 : (225) Faten Hamama en couverture du magazine « Al-Kawakeb » (Les planètes), Egypte, 1954, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawd – Photo 8 : (185) Portrait de Dalida lors de la promotion du film « Un verre une cigarette » Le Caire, 1954, Paris, D. R.  Productions Orlando © D.R. Orlando Productions – Photo 9 : Photographie de Tahiyya Carioca dans le film « Un amour de danseuse » (Gharâm Rakissa), Réalisé par Helmi Rafla, Egypte, 1949, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 10 : Nabil Boutros « Futur antérieur » 178705 © A.Sidoli et T.Rambaud.

L’Onde

© Patrick Berger

Chorégraphie, conception, son et lumière Nacera Belaza – MC 93 Bobigny Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, en partenariat avec le Festival d’automne à Paris, dans le cadre du Printemps de la danse arabe / Institut du Monde Arabe.

 Une vibration à l’intensité continue parcourt la pièce chorégraphique, tant dans le son que dans l’hésitation de la lumière. L’Onde arrive par un noir profond semblable à l’outrenoir d’un tableau de Soulages. A peine distingue-t-on les ondulations répétitives et figures arrondies des bras de la danseuse (Nacera Belaza elle-même) placée au centre du plateau, comme une flamme cendrée. Le son qui l’accompagne est plein de vie, on se croirait au village avec les chants entêtants d’un jour de fête et la régularité des percussions qui débutent aussi calmement que des gouttes d’eau tombant sur un toit de tôle, percussions qui prendront ensuite toute leur place. On entend l’Algérie où elle est née.

La pièce est construite en tableaux, l’atmosphère sera la même tout au long du récit poétique, calme et méditatif. Deux danseuses se joignent à la première pour former un cercle et entrent dans cette même gestuelle, une lueur en plus, plus tard deux autres les rejoignent. Elles seront cinq au bord d’un champ qui tout-à-coup s’éclairera en montrant ses sillons. Leur geste est paysan, répété, parallèle et décalé, rituel et obsessionnel, comme la faucille d’or dans le champ des étoiles dirait Hugo. Énergie et lenteur se côtoient. La bande son place le spectateur au cœur des travaux des champs avant de devenir abstraction.

Il y a quelque chose d’extrême et de vital dans la danse de Nacera Belaza, quelque chose de l’ordre du dépouillement, de la révélation, un faisceau de lumière, la recherche d’un souffle profond, de l’infini. L’œuvre est sculpturale par les corps qui se modèlent, à distance les uns des autres, elle est introspection.

La danseuse et chorégraphe a créé la Compagnie Nacera Belaza en 1989, sa quête est métaphysique, à la recherche d’un trait d’union entre l’extérieur – le monde, le corps – et son paysage intérieur, entre le pays où elle est née, l’Algérie et celui où elle a grandi et s’est formée, la France. Amoureuse de la danse depuis l’enfance mais autodidacte, c’est par des études en littérature qu’elle entre dans le monde artistique et qu’elle nourrit sa réflexion. Elle a d’abord créé des duos avec sa sœur, puis développé son langage. Depuis 2003 ses chorégraphies voyagent dans les grands festivals de danse, pour n’en citer que quelques-unes : Le Cri (2008, Centre National de la Danse), Les Oiseaux (2014, Montpellier Danse), Le Temps scellé (2010 Biennale de la Danse de Lyon).

Plusieurs de ses pièces ont été programmées à la MC93 Bobigny en 2019, sorte de rétrospective de son travail, dont, au cours d’une même soirée : La Nuit (solo créé au Festival d’Avignon 2012), La Traversée (quatuor créé en 2014 à la Biennale de la Danse de Lyon), Sur le fil (trio créé au Festival Montpellier Danse en 2016), suivies du Cercle, (créé en 2018 au Festival de Marseille) et de La Procession (moments chorégraphiques montés en 2015 avec des amateurs, en intérieur et extérieur, au MuCEM de Marseille). En Algérie, Nacera Belaza a fondé une coopérative artistique où elle s’investit dans la transmission et la sensibilisation des publics à l’art contemporain et à la danse.

Créée au Festival de Marseille en octobre 2020, L’Onde, qui va puiser au plus profond et donne la quintessence de son imaginaire et de ses univers, reprend la route. L’espace vide fascine la chorégraphe, elle en donne quelques clés : « Un vide inattendu qui comble toutes nos attentes…, voilà ce qui pourrait être finalement mon propos, ce que j’ai poursuivi à travers toutes mes pièces, sculpter ce vide, lui donner un corps, le rendre palpable, le partager et enfin le laisser se dissoudre dans l’espace infini de nos corps. » Son langage chorégraphique, issu d’une expérience et d’une vie pluriculturelles, est fascinant.

Brigitte Rémer, Paris le 22 mai 2021

Interprètes : Nacera Belaza, Aurélie Berland, Bethany Emmerson, Magdalena Hylak, Mélodie Lasselin – Régie générale Christophe Renaud.

Jeudi 20 et vendredi 21 mai à 19h, samedi 22 mai à 18h – MC 93 Bobigny Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro Ligne 5 station Bobigny/Pablo Picasso – Tél. : +33 (0)1 41 60 72 72 – En partenariat avec le Festival d’Automne à Paris et Printemps de la danse Arabe à l’IMA.

En tournée : 29 juin 2021, Le Cercle, Institut du Monde Arabe, Paris – 3 au 7 juillet, L’Onde, Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles – 21/22 juillet, La Nuit et Sur le fil, GREC Festival de Barcelone – 23 septembre, L’Onde, L’Échangeur CDCN Château-Thierry – 13,14 novembre, L’Onde, Romaeuropa Festival, Teatro India/Teatro di Roma – 15 décembre 2021, L’Onde, Arsenal/Cité musicale, Metz.

Palais royaux de Corée

Sanctuaire de Jongmyo © Seo Heon-gang

Le Centre Culturel Coréen de Paris, comme tous les lieux culturels de France, entre en convalescence et ouvre ses portes le 19 mai. Il présente, quelques jours seulement, jusqu’au 22 mai, une remarquable exposition, avant qu’elle ne parte en tournée. A ne pas rater !

Les Palais royaux de Corée invitent à une flânerie poétique entre histoire, philosophie et art. L’histoire raconte que la dynastie Joseon a régné en Corée pendant plus de cinq siècles, de 1392 à 1910, et laisse une élégante trace à travers ces Palais royaux. La construction du Palais royal principal, Gyeongbokgung débute trois ans après le début de la dynastie, quand le roi Taejo décide de déplacer la capitale de Gaegyeong (aujourd’hui Kaesong, en Corée du Nord), à Hanyang, (aujourd’hui Séoul). Situé au pied du mont granitique Bugaksan, ce premier Palais scelle l’implantation de la dynastie dans la nouvelle capitale.

En 1398, le roi Jeongjong fait marche arrière et relocalise la capitale à Gaegyeong. Elle n’y reste pas longtemps car son successeur le roi Taejong décide, en 1405, de la réimplanter à Hanyang/Séoul. Il y adjoint un palais secondaire, Changdeokgung, achevé en 1412, bien intégré à la topographie et à l’environnement. Ce palais fera souvent fonction de palais principal. En 1483, Le roi Seongjong agrandit le palais et ses alentours et lui donne pour nouveau nom Changgyeonggung. Il en fait le lieu de la résidence royale tandis que Changdeokgung devient le lieu des affaires politiques. L’ensemble forme le Palais de l’Est (Donggwol).

Détruits par l’invasion japonaise, en 1592, les trois palais de Gyeongbokgung, Changdeokgung et Changgyeonggung seront reconstruits : Changdeokgung en 1610, qui servira de palais principal. Gyeongbokgung en 1867, que le roi Gojong utilisera comme palais royal pendant presque tout son règne puis qu’il promouvra trente ans plus tard au rang de palais impérial, après la création de l’Empire Coréen et son élévation au rang d’empereur. Suite à son abdication forcée, en 1907, le palais sera re-baptisé Deoksugung.

 On entre dans l’exposition par le Palais royal principal, Gyeongbokgung, signe de la dynastie Joseon, construit à partir de 1395. La salle du trône (Geunjeongjeon) de deux étages se dresse au centre d’une vaste cour pavée, bordée de deux rangées de pierres de rang déterminant la place de chaque fonctionnaire en fonction de sa position hiérarchique. Des photos grand format contrecollées sur aluminium font découvrir l’intérieur et l’extérieur du palais (photographies de Seo Heon-gang). L’intérieur est couvert de peintures polychromes aux couleurs vives représentant tous les symboles royaux de Corée. Un peu plus loin, les images de Park Jong-woo font voyager le visiteur d’un palais à l’autre. Le photographe et réalisateur de documentaires retransmet en trois dimensions sur des murs d’images qui nous encerclent ce patrimoine, fait de douceur et de gravité.

Changdeokgung, anciennement palais secondaire, est le modèle parfait d’harmonie avec la nature. Il est inscrit au patrimoine mondial Unesco depuis 1997. Édifié en 1405 il fut reconstruit à plusieurs reprises, après différentes destructions. A l’arrière du palais se trouve un superbe jardin (Huwon) et un étang (Buyongji), à la fois lieu de détente et lieu ouvert pour l’éducation. Des pavillons en forme de lotus ont été construits, sobres et intégrés dans la nature. Deoksugung a subi de nombreux préjudices lors de l’invasion japonaise, dont la vente d’une partie de son terrain. Dans la salle du trône (Chunghwajeon) se tiennent les événements officiels et se déroulent les cérémonies. Détruit en 1904 par un incendie, le palais fut reconstruit deux ans plus tard, sur un seul étage.

Changgyeonggung, une partie du Palais de l’Est, a subi de nombreuses destructions et autant de mutations. Ses travaux de rénovation ont débuté en 1983, lui permettant de retrouver son statut de palais royal. Incendiée en 1592 et reconstruite en 1616, la salle du trône (pavillon Myeongjeongjeon) n’était pas prévue comme espace politique mais pour l’accueil des trois reines mères. Le palais Changdeokgung (rebaptisé Gyeonghuigung en 1760), qui possédait plus d’une centaine de bâtiments dont un certain nombre avaient été détruits, fut reconstruit par la ville de Séoul après une longue période de fouilles, entre 1987 et 2002.

Le sanctuaire royal de Jongmyo, le plus important du pays, qui rassemble les tablettes royales ancestrales de la période Joseon a été reconstruit en 1608. Il se compose d’un espace rituel principal et d’un espace annexe pour la préparation des cérémonies. Majestueux dans sa sobriété, le bâtiment est sans ornementation. Il est inscrit depuis 1995 sur la liste du patrimoine mondial Unesco, ainsi que le rituel royal, les musiques et les danses, dans le cadre du patrimoine immatériel de l’humanité. Une grande plateforme pavée sur laquelle un long chemin dessert les différentes salles, le sépare du monde. Sur l’image proposée, l’alignement d’une vingtaine de fenêtres éclairées dans la régularité et la répétition architecturale offre aux musiciens et danseurs un espace dédié aux cérémonies rituelles. Une photo de l’intérieur montre les officiants se préparer, dans le silence et avec une grande solennité, tous gestes suspendus.

L’exposition se termine par une belle surprise, haute en couleurs, le mariage du roi Yeongjo et de la reine Jeongsun, cérémonie dite sobre – le roi ayant perdu sa première épouse plusieurs années auparavant et ayant respecté un long deuil – extraordinaire mise en scène de la cérémonie reconstituée en figurines de papier traditionnel coréen sculpté, le Hanji. La plasticienne Yang Mi-young fabrique elle-même son Hanji à la main, une pâte de fibre de mûrier qu’elle teint de couleurs précieuses, papier qui traverse des milliers d’années sans se dégrader. Elle a passé plus de trois ans avec une équipe de six personnes pour la réalisation de ce chef d’œuvre qui comprend plus de 500 figurines de papier, hautes de vingt-cinq centimètres, formant un défilé posé sur une longue table en U : cortège de soldats tenant bannières et arbalètes, infanterie et cavalerie, carrosses tirés par des rangées de chevaux, chapeaux selon le rang. Chaque visage est travaillé et dégage une expression différente. Yang Mi-young avait été reconnue artiste de l’année en 2016, au Salon du Patrimoine.

Le protocole du mariage royal est illustré dans l’un des 297 manuscrits royaux réalisés en 1759, (Uigwe), que l’armée française avait dérobés lors d’une expédition en Corée à la fin du XIXème siècle, et qu’elle avait gardés pendant cent quarante-cinq ans. Ils lui ont été « prêtés » plutôt que restitués, il y a une dizaine d’années. Dans ce livre magique dont une copie est exposée,1299 personnes et 379 chevaux sont représentés.

L’exposition Les Palais royaux de Corée est une magnifique proposition du directeur du Centre Culturel Coréen, Hae-oung John, exposition de trésors nationaux vivement recommandée. Inauguré il y a un an dans son nouvel écrin après avoir quitté l’avenue d’Iéna, le nouveau Centre situé rue la Boétie est superbement rénové et accueillant pour découvrir la culture coréenne royale et populaire.

Brigitte Rémer, le 15 mai 2021

Reprise de l’exposition du 19 au 22 mai 2021, (initialement prévue du 16 décembre 2020 au 26 février 2021) – Centre culturel Coréen, 20 rue la Boétie, 75008. Paris – tél. : +33 (0) 1 47 20 83 86 – site : www.coree-culture.org

Palais royaux de Corée ©Centre Culturel Coréen

Figurines de papier Hanji © Centre Culturel Coréen

La Ronde

A.T. De Kaersmaeker, Boris Charmatz © Damien Meyer

Concept et chorégraphie de Boris Charmatz inspirée de La Ronde d’Arthur Schnitzler, présentée au Grand-Palais en partenariat avec la RMN – Réalisation Julien Condemine – Diffusion France 5.

Sous l’étonnante verrière du Grand-Palais, architecture de verre et de fer et avant sa fermeture pendant quatre ans de travaux, le danseur et chorégraphe Boris Charmatz a reçu carte blanche de la Réunion des Musées Nationaux pour la réalisation d’un événement de clôture.

Sa réflexion s’était engagée avant la pandémie, il avait pensé la grande nef – de deux cent quarante mètres de long – avec quatre cents performeurs. Le covid-19 étant passé par là, il a commencé à rêver autrement, prenant le contrepied de son projet initial. L’idée du duo, archétype de la danse s’il en est, s’est imposée à lui. Vingt duos avec vingt artistes issus de langages corporels divers allant de l’opéra au contemporain, principalement danseurs mais aussi acteurs et musiciens, se sont succédé comme en canon mais sur différents motifs, repris en boucle quatre fois. Présentée sans public le 16 janvier 2021 et filmée du petit matin à la nuit, la performance s’est étirée sur douze heures. Elle mêle l’intime au grandiose du lieu. « Ce que j’aime avec ce projet, c’est que les échos, les correspondances qui se créent entre passé et présent se transforment sans cesse » dit-il.

Le spectacle s’inspire de la pièce de l’auteur autrichien Arthur Schnitzler, La Ronde, constituée de dix brefs dialogues entre deux personnages, sur la sexualité et le plaisir. La règle fait que chaque personnage devient maillon d’une grande chaîne et se retrouve dans deux scènes successives avec changement de partenaires, à la manière des danses populaires. Boris Charmatz lance sur cette immense piste du Grand-Palais la ronde des duos dans une sorte de simultanéité-continuité en un jeu de miroirs. Écrite en 1897 et publiée en 1903, La Ronde répond au Grand-Palais, érigé à la même époque – en 1900, pour l’Exposition Universelle – et conçu de manière éphémère.

Pieds nus sur le béton les duos apparaissent des différents angles de l’édifice et s’enchaînent en fondu enchaîné, mêlant le geste chorégraphique au rythme du bâtiment. L’un des danseurs reste, un nouveau partenaire s’avance, l’autre s’en va. Les éblouissantes prises de vues vont chercher loin les danseurs, et captent des visages en gros plan au plus près du souffle. A d’autres moments elles donnent à voir des images prises en survol à partir de hautes grues qui suivent l’évolution de la lumière, du jour qui se lève puis décline jusqu’à la nuit, laissant passer par la verrière les réverbérations de Paris. Dans cette recherche d’une nouvelle écriture du lieu, Boris Charmatz utilise certaines citations de ses propres chorégraphies ainsi que celles d’autres chorégraphes qui viennent se fondre dans l’ensemble. Ainsi un extrait de sa pièce Herses créée en 1997, qu’il réinterprète en ouverture avec la performeuse berlinoise Johanna Elisa Lemke, corps à corps dénudé où « l’un est le sol de l’autre », sculptures en mouvement d’une grande intensité.

Suivent sans discontinuité, en flux et reflux, des duos de styles et compositions musicales libres et hybrides, formant un vaste puzzle. Ainsi deux femmes vêtues d’un pantalon or pour l’une, argent pour l’autre, prennent possession de l’espace qu’elles parcourent de leur belle énergie. De loin, un acteur de la compagnie L’Oiseau-mouche portant un tee-shirt jaune, observe. Une danseuse vient à sa rencontre et tous deux jouent de mimétisme, de recherche d’appui et d’équilibre tels des albatros aux ailes importunes. La complicité naît à travers un mouvement plein de gaieté. Deux acteurs (Florian Spiry et Clément Delliaux) s’avancent sur une psalmodie, traçant de vigoureux mouvements. Un duo énergétique s’en donne à cœur joie (Marlène Saldana, égérie de Christophe Honoré dans Les Idoles, et le danseur américain Franck Willens). Une citation de la pièce de Schnitzler ainsi qu’un passage du film Amour de Mickaël Haeneke (porté par deux acteurs flamands, Sigrid Vinks et Johan Leysen) sont esquissés, suivis d’un extrait du célèbre Café Müller de Pina Bausch (Sigrid Vinks et Axel Ibot). Danseur de l’Opéra de Paris, Axel Ibot danse un extrait du Don Quichotte de Rudolf Noureev avec Letizia Galloni, de l’Opéra de Paris aussi, avant d’évoquer ensemble, baskets aux pieds, l’univers de William Forsythe.

Succède à ce duo classique un duo de krump, une danse urbaine énervée (portée par Soa Ratsifandrihana et Djino Alolo Sabin). Un cornettiste en costume (Médéric Collignon) fait résonner son instrument dans la nef et réanime le danseur étendu au sol (Boris Charmatz). Suit un duo entre les deux où les corps se désarticulent. La voix et le cri se substituent au cornet pour le duo qui s’avance, avec le danseur Samuel Lefeuvre. Quelques lazzis parfois font contrepoints, ainsi cet arlequin jaune et mauve comme un oiseau des îles, sorte de fou dans la nef ou Nef des fous à la Jérôme Bosch. Les danseurs tournent sur eux-mêmes. Arlequin monte le grand escalier, le cornet sonne. François Chaignaud, performer singulier, glisse sur pointes et Salia Sanou, paraît dans un duo entre dérision et surréalisme. Soa Ratsifandrihana retrouve Anne Teresa De Keersmaeker, pour la reprise de sa chorégraphie Fase, créée en 1982 sur la musique de Steve Reich, une spirale qui n’en finit pas, qui accélère puis décélère.

Boris Charmatz et Anne Teresa De Kaersmaeker s’étaient rencontrés en 2011 au Festival d’Avignon, une rencontre forte autour des manières de penser les spectacles et l’espace. Elle, portant une combinaison noire, lui jean et tee shirt blanc, calligraphient de leurs corps, de leurs sauts et lancements de bras, les Suites de Bach, au violoncelle. Ils s’approchent puis s’éloignent, lui, marche sur son ombre, elle, le suit. Lui, tourne sur lui-même au sol, comme un cadran solaire, elle, pivote à la verticale. Puis Anne Teresa De Kaersmaeker sort et Emmanuelle Huynh s’avance pour un duo avec Boris Charmatz avec qui elle a souvent dansé. Un grand silence se fait avant que ne monte très doucement et venant de loin, le Boléro de Ravel, au début à peine perceptible. Tous deux rendent hommage à Odile Duboc en présentant un extrait de Trois Boléros qu’elle avait chorégraphiés en 1996. La musique les enveloppe, les submerge (son, Olivier Renouf). Quand Emmanuelle Huynh et Raphaëlle Delaunay se glissent dans la danse sociale africaine-américaine des années 1920 à Harlem, le poids de l’une pèse sur l’autre et vice versa. La pénombre permet les jeux d’ombre, les portes se projettent en découpe, comme une fine dentelle (lumières Yves Godin). Le chant de la flûte monte comme dans le silence du désert, l’étoile du berger les éclaire. Solitude, simplicité, méditation, onirisme, magie, toutes ces émotions, de l’autre côté de l’écran, nous traversent. L’une porte l’autre et monte les escaliers. Puis tout s’éteint. Pour le final, les artistes se regroupent dans la nef et applaudissent.

Cette méditation pour architecture de fer et de verre, duos et ronde, est un moment exceptionnel qui témoigne de la créativité du maître d’œuvre, Boris Charmatz. Formé à l’école de danse de l’Opéra de Paris puis au Conservatoire de Lyon, ex-directeur du Centre national chorégraphique de Rennes, qu’il baptise Musée de la Danse, il vit à Bruxelles et travaille notamment avec Charleroi Danse. Charmatz aime les lieux improbables dont les places publiques des grands musées (Louvre, Tate Modern de Londres, Moma de New-York) et les aventures singulières. Artiste associé du Festival d’Avignon 2011, il avait créé dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes Enfant, une pièce pour vingt-six enfants et neuf danseurs, puis en 2017, la pièce 10 000 gestes sur un concept de gestes uniques dont le principe est de ne jamais se répéter.

En 2018, Boris Charmatz fonde une nouvelle entité, [terrain], associée à plusieurs structures des Hauts-de-France : Opéra de Lille, Phénix de Valenciennes, maison de la Culture d’Amiens. Il s’inscrit dans ce qu’on appelle la non-danse et s’en explique en plaçant le débat du côté de la philosophie, défendant une danse qui pose des questions. Danser est pour lui une forme de résistance et la danse « une fenêtre grande ouverte. » A la question : « qu’est-ce qu’on met à l’intérieur du mouvement ? » sa réponse vient aussitôt : « la danse c’est un espace mental, un duo infini. »

La Ronde de Boris Charmatz fut filmée le 16 janvier 2021 à huis clos pour raison de pandémie, suite à des temps de travail qui imposaient aux artistes un test covid-19 quotidien. « La distanciation physique c’est l’inverse de la danse, comme le dit le chorégraphe. La crise touche à l’essence de ce qui fait la danse, le contact. » Tous ici ont accepté l’aventure collective et éphémère où énergie, enivrements, ludique, intensité, accélération et suspension, forment la trame du dialogue avec un Grand-Palais en majesté. Le défi était de taille dans la diversité des styles et l’hétérogénéité des artistes. C’est un pari gagné. La danse est forte, sensuelle, et les courses folles s’harmonisent à la dimension du lieu.

Par la caméra virtuose de Julien Condemine une formidable méditation sur les temps que nous traversons, est offerte, dans un bâtiment lui-même traversé par le temps. Juste avant la retransmission du spectacle, ce 12 mars, France 5 diffusait le film documentaire de Claire Duguet et Sophie Kovess-Brun, Boris Charmatz face au Grand-Palais montrant de manière tout aussi intéressante les étapes de la conception du spectacle. Une soirée d’une grande intensité par écran interposé, pour public orphelin.

Brigitte Rémer, le 8 mai 2021

Johanna Elisa Lemke, Boris Charmatz © Laurent Philippe

Letizia Galloni, Axel Ibot © Damien Meyer

 

 

 

 

 

 

Interprétation : Djino Alolo Sabin – François Chaignaud – Boris Charmatz – Médéric Collignon – Anne Teresa De Keersmaeker – Raphaëlle Delaunay – Clément Delliaux/Compagnie de L’Oiseau-Mouche – Letizia Galloni/danseuse du Ballet de l’Opéra National de Paris – Emmanuelle Huynh – Axel Ibot/ danseur du Ballet de l’Opéra National de Paris – Samuel Lefeuvre – Johan Leysen – Johanna Elisa Lemke – Soa Ratsifandrihana – Marlène Saldana – Salia Sanou – Florian Spiry/ Compagnie de L’Oiseau-Mouche – Asha Thomas – Sigrid Vinks – Frank Willens

Conception, Boris Charmatz – Assistante chorégraphique, Magali Caillet-Gajan  – Lumières, Yves Godin – Son, Olivier Renouf – Directeur technique, Erik Houllier – Régie générale, Fabrice Le Fur assisté de François Aubry – Régie son, Perig Menez – Régie lumières, Nicolas Marc – Événement filmé le 16 janvier 2021 – Diffusion France 5/émission Passage des arts/ Claire Chazal, le 12 mars 2021- Coproduction RMN Grand Palais, Festival d’Automne à Paris, le Phénix scène nationale pôle européen de création et NEXT Festival, la Compagnie de L’Oiseau-Mouche. Action financée par la Région Île-de-France et soutenue par le ministère de la Culture.

 

 

El-Warsha Théâtre, lutte pour la survie

Les Oiseaux du Fayoum © Nabil Boutros

Lettre ouverte, transmise par Hassan El-Geretly, metteur en scène et directeur de la troupe El-Warsha Théâtre, au Caire :

À mes collègues artistes et directeurs.trices de théâtre, de France et d’ailleurs,

Depuis trente-cinq ans, El-Warsha ne s’est pas contenté d’être une simple réplique de la culture occidentale, même si celle-ci l’a nourrie dans la seconde moitié du XXème siècle et que, par les grands textes qu’elle s’est appropriés, elle a construit son identité propre. La troupe a travaillé la langue vernaculaire et développé des formes scéniques puisant dans les cultures ancestrales que sont le conte, la Geste Hilalienne, le chant et la variété des formes musicales d’Égypte et du Moyen-Orient, les arts du bâton qu’on trouve déjà représentés dans les tombes de la vallée du Nil, les marionnettes. L’éducation artistique et le travail social développé avec les jeunes, dans les villages de Moyenne-Égypte en partenariat avec les centres culturels locaux et régionaux ainsi que la transmission aux jeunes générations d’artistes, sont aussi au centre de notre action.

Confrontés à une diminution drastique des subsides de la part des centres culturels étrangers, des fondations internationales et des organisations intergouvernementales, ainsi qu’à l’annulation des tournées à l’étranger, notamment en France, nous nous trouvons aujourd’hui au bord du vide. Comment exister sans volonté politique de la part des pouvoirs publics ? C’est tout simplement impossible, vous, en France, êtes bien placés pour le savoir.

Si je lance cette bouteille à la mer pour attirer votre attention sur la situation de la troupe, c’est dans un esprit de solidarité et pour créer une dynamique autour d’un mouvement qui commence à se dessiner dans mon pays, celui des compagnies indépendantes avec toute leur vitalité – nombre de jeunes aujourd’hui s’y risquent – mais qui se trouve tragiquement suspendu dans sa course. Le théâtre en Égypte se doit d’être soit commercial, soit soumis aux pouvoirs publics dans un rapport de dépendance, il n’existe aucun entre-deux. Ce rôle de garde-fou rempli par les pouvoirs publics en France, et qui permet le développement de la création et de l’innovation artistique ainsi que la reconnaissance du travail accompli, est chez nous totalement absent.

Pour que El-Warsha puisse poursuivre sa route, toute collaboration, partenariat et /ou diffusion dans l’un de vos théâtres ou festivals nous serait précieux, même si, compte tenu de la pandémie, j’ai conscience que la situation des institutions théâtrales françaises, a sa part de difficulté. Dans tous les cas, je me réjouirais d’échanger avec vous sur ces sujets car, selon moi, il serait plus dangereux de laisser ces questions dans le silence.

En vous remerciant de votre attention et vous adressant mes salutations distinguées et cordiales.

Hassan El-Geretly / e-mail : hgeretly@hotmail.com

Zawaya © Nabil Boutros.

Cf. « Al-Ahram Hebdo » 17-23 février 2021 – Article de Nevine Lameï, El-Warsha lutte pour la survie – http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/0/5/25/34167/ElWarsha-lutte-pour-la-survie.aspx

Mobilisation. Bachelot est venue les mains vides, l’occupation de l’Odéon se poursuit

© Magali Cohen/Hans Lucas via AFP

Article de Marie-José Sirach, dans L’Humanité, le 8 mars 2021.

L’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, est occupé par une cinquantaine d’intermittents tandis que, partout en France, la colère monte dans le secteur de la culture mais aussi ceux du tourisme et de l’événementiel.

La ministre de la Culture s’est invitée à l’Odéon. Samedi soir, à 21 h 30, sans prévenir personne, pas même sa conseillère sociale qui est arrivée bien après. Pour Rémi Vander-Heym, responsable du Synptac-CGT (Syndicat des professionnels du théâtre et des activités culturelles) : « Elle est venue mais n’avait rien à nous annoncer. Elle se veut toujours rassurante mais n’avance aucune garantie sur rien, se contentant des mêmes formules creuses qu’elle nous répète en boucle depuis août. Or, elle a entre les mains toutes nos propositions chiffrées depuis des mois. « Ça va venir », nous répète-t-elle. Mais, pendant ce temps, la situation des intermittents ne cesse de se dégrader. » Et puis la ministre s’en est allée.

Elle est venue les mains vides, mais sa visite témoigne de la fébrilité du gouvernement qui craint l’effet de contagion de cette occupation. Depuis jeudi 4 mars 2020, soit un an après la mise à l’arrêt du monde de la culture, à l’exception d’une année blanche jusqu’en août 2021, aucune sortie de crise n’est à l’étude Rue de Valois. Pire, la réforme de l’assurance-chômage qui se met en place à la hussarde ces jours-ci va pénaliser encore plus les chômeurs. La petite éclaircie automnale qui a permis la réouverture des salles de spectacle, de cinéma et des musées, aura été de courte durée, provoquant un immense désarroi chez tous les professionnels puis l’incompréhension et désormais une colère devant des annonces de soutien jamais suivies d’effets.

« C’est comme si la culture était devenue clandestine » « L’enjeu de la reconduction de l’année blanche pour les intermittents est crucial. Aucun dispositif sérieux d’accompagnement n’est annoncé pour les 110 000 salariés qui relèvent de l’intermittence, alors que, désormais, tous ont vu leurs revenus diminuer de moitié », poursuit le responsable de la CGT spectacle. Le syndicat demande « un plan de relance fléché vers l’emploi artistique » et le chiffre à 115 millions d’euros, « qui permettraient de financer dix jours de travail pour 70 000 intermittents ». La situation est tout autant dramatique pour tous les autres salariés qui ne relèvent pas de l’intermittence mais qui travaillent dans le champ de la culture. Le fameux « ruissellement » est à sec. Du moins pour les intermittents et tous les précaires.

Depuis jeudi, l’occupation de l’Odéon est reconduite et des appels à venir soutenir cette action tous les jours à 14 heures sur le parvis du théâtre commencent à faire boule de neige. À Paris mais aussi ailleurs, dans de nombreuses villes de France, une chaîne de manifestations solidaires se forme, maillon après maillon : Tarbes, Pau, Bayonne, Ploërmel, Grenoble, Marseille, Vannes, Lyon, Bordeaux… À l’intérieur de l’Odéon, ils sont désormais une trentaine d’artistes et techniciens du spectacle. Personne, à l’exception de quelques journalistes, ne peut franchir la porte. Aucun relais possible pour ceux qui occupent les lieux depuis le 4 mars.

Malgré la fatigue, la détermination reste intacte. Thomas, musicien, harmoniciste, occupe l’Odéon : « Mon dernier concert déclaré remonte au 14 octobre. C’est comme si la culture était devenue clandestine ». Quand tu n’as plus accès à la scène, au public depuis autant de mois, tu deviens quoi ? Actuellement, je perçois 1 300 euros d’Assedic. Jusqu’au 31 août. Parce que j’étais dans les clous pour renouveler mes droits. Mais, pour tous ceux pour qui la date anniversaire est tombée plus tard, c’est fini, ils n’ont pas leurs heures. Comment pourrais-je me considérer tiré d’affaire quand tant de mes potes vont se retrouver le bec dans l’eau ? Et si les copains sont obligés de bosser chez Amazon ou McDo pour payer leur loyer, ils n’auront plus de temps pour jouer, répéter. Si je ne suis pas dans cette charrette-là, je serai dans la suivante. » Christelle n’est ni artiste ni technicienne. Elle est guide-conférencière et bénéficie, via les réseaux sociaux, du soutien de tous ses collègues. Sur sa petite pancarte qu’elle porte autour du cou, elle a écrit : « SOS urgence. Intermittents, tourisme, événementiel, les grands oubliés ». Elle cumule divers employeurs : musées, agences de voyages, tour-opérateurs. Entre les deux confinements, elle a un peu travaillé pour le musée de l’Espace. « Les participants étaient limités à 9. Pour les visites en extérieur, à 5. Mais, depuis fin octobre, plus rien. Pourquoi fermer les musées alors que les règles sanitaires strictes étaient appliquées ? En quoi est-il moins dangereux d’aller faire ses courses que de visiter un musée. » Pour les guides-conférenciers, pas d’année blanche. Certains ont pu prétendre aux 1 500 euros d’aide gouvernementale mais sous d’importantes conditions. Elle a vu certains de ses collègues « obligés de vendre leur maison ou d’autres, à 40 ans passés, retourner vivre chez leurs parents ». Ou tout bonnement changer de métier. Or, ce métier, « on l’a dans la peau. C’est pas pour l’argent qu’on le fait. Quand on bosse normalement, on gagne 1 500 euros ». Si elle est là depuis jeudi, c’est parce qu’elle est convaincue qu’il faut « l’union de tous les travailleurs précaires, au-delà des seuls intermittents. Faire bloc, ne pas se diviser… On a une chance de gagner, de faire entendre nos revendications si on se met tous ensemble ».

Robin Renucci, pour l’Association des Directeurs de CDN, a exprimé, hier sur les marches de l’Odéon, son soutien au Mouvement.

Marie-José Sirach, L’Humanité, 8 mars 2021
© Magali Cohen / Hans Lucas via AFP

Fanny et Alexandre 

© Brigitte Enguerand

Texte Ingmar Bergman, traduction Lucie Albertini, Carl Gustaf Bjurström – Mise en scène Julie Deliquet avec la troupe de la Comédie-Française – Captation La Compagnie des Indes, avec la participation de France Télévisions. Diffusion Culturebox, le 15 février 2021.

On est au début du XXème siècle, en Suède. C’est Noël et la famille Ekdahl se réunit pour la fête. Le ton est au badinage et à la grivoiserie, aux aimables provocations. On dresse la table. Oscar, acteur et metteur en scène (Denis Podalydès) introduit la famille et l’accueille, tous en ce jour sont les personnages de la crèche, de la Vierge Marie à l’agneau. Bougies, coupes de champagne, chants de l’enfance, farandole. Fils d’Helena Ekdahl, actrice (Dominique Blanc), Oscar a pris la relève de sa mère à la direction du théâtre et devise sur son art. « J’aime tous ceux qui travaillent dans ce petit monde, le théâtre. » La galerie de portraits est au complet, avec les extravagances de chacun : Émilie, actrice, épouse d’Oscar (Elsa Lepoivre), leurs deux enfants : Fanny (Rebecca Marder), Alexandre (Jean Chevalier) et Maj leur préceptrice (Julie Sicard) ; arrivent le premier frère, Carl (Laurent Stocker) et son épouse, Lydia (Véronique Vella) qu’il ne cesse de dégrader : « Pourquoi je te hais ? Parce que tu me renvoies un reflet » ; puis l’autre frère, Gustav Adolf (Hervé Pierre), prompt aux bons mots légèrement graveleux, avec son épouse, Alma (Florence Viala) accompagnée de son fils (Gaël Kamilindi). Isak Jacobi, antiquaire (Gilles David), les rejoint, suivi de son neveu, Aron (Noam Morgensztern) qui les regarde tous, éberlué et décalé. Il se met au piano et raconte : « Mes parents avaient un petit théâtre de magie. Un jour, un véritable spectre est arrivé sur scène… » Il évoque les fantômes, ces âmes errantes… les gens perdus, les anges et les diables… Il est habité d’un certain pouvoir d’exorcisme et de divination.

Dès le départ le spectateur flotte, d’illusion à réalité, entre la famille Ekdahl, qui fête Noël à sa façon, et le théâtre dans le théâtre illustré par Oscar qui, au centre de la scène, répète Hamlet et nous entraine dans ses visions. Fanny et Alexandre sont du spectacle comme ils le souhaitaient, ils apparaissent, costumés, avant de disparaître par la trappe située au centre du plateau. Les femmes se regroupent dans le rôle du souffleur.

En pleine répétition, Oscar meurt, subitement. Un monde bascule. « Il y a quelqu’un dans la salle ? » Reste la servante, petite lumière qui brille sur scène quand le théâtre est plongé dans le noir. On entre alors dans la seconde partie du spectacle où, de la salle, les acteurs qui font office de spectateurs, semblent s’éveiller d’un rêve étrange…

Quelque temps plus tard Émilie annonce son projet d’épouser l’évêque luthérien, Bishop Edvard Vergerus (Thierry Hancisse) dont elle est amoureuse, et s’éloigne du théâtre. On assiste à son arrivée chez lui, accompagnée des enfants. L’atmosphère y est austère et ascétique et les règles de bonne conduite dans la maison leur sont dictées par l’autoritaire Henrietta, sœur de l’évêque (Anne Kessler). On entre dans le monde de la simulation et de l’affabulation. Fanny retient ses larmes. Alexandre reçoit son premier sermon sur le mensonge. « L’imagination est un don de Dieu… » rend grâce l’évêque, imposant à tous la prière à genoux. Émilie est sous emprise, comme hypnotisée.

Pour décompenser, Fanny et Alexandre jouent au fantôme avec la servante, Justina (Anna Cervinka) qui se met à raconter l’histoire lugubre de la maison : la mère, enfermée avec ses deux filles, celles-ci cherchant à s’enfuir par la fenêtre et tombant dans les eaux noires et glacées de la rivière. La mère, qui tente de les sauver et sombre à son tour. Le calme, qui n’est jamais revenu dans la maison. Et Alexandre compose la suite de l’histoire : « Cet homme que ma mère a épousé… Un soir. Le soleil brille. Je vois l’une des petites filles dans l’encadrement de la porte. L’autre, la grande, arrive, s’arrête, me regarde et me fait signe de me retourner. La mère alors raconte. Je veux que tu connaisses notre secret. » Alexandre mime et raconte les scènes érotiques qu’il a aperçues, entre l’évêque et sa mère. Les deux jeunes se déchaînent : « Si on se concentre tous les deux pour que l’évêque meure, ça marchera… ! » 1, 2,3…. Meurs, salaud ! Mais l’évêque arrive avec sa sœur, ils ont eu le récit de la servante et demandent à Alexandre de jurer sur la Bible. Celui-ci s’y refuse. L’évêque cogne de toutes ses forces, sa violence est inouïe : « Déshabille-toi… Enlève ta chemise… Baisse ta culotte ! » Maltraitance, sévices, torture, tel est le langage de l’évêque à l’égard d’Alexandre qui a osé se rebeller. On est au comble de la perversité quand tombe l’annonce de les enfermer. Apparaît le fantôme du père qui dialogue avec son fils, Alexandre… Reproches du fils : « Tu faisais l’obligeant, papa. Tu ne disais jamais ce que tu pensais. On avait honte de toi. Et maintenant tu erres. Tu es mort, papa. Pourquoi tu ne vas pas voir Dieu pour lui dire de tuer l’évêque ? Va-t’en, je ne veux plus te voir ! »

Retour à la scène du début, la réunion de famille, même ambiance. On regarde l’album des photos de famille, en s’esclaffant. « La vie n’est qu’une succession de rôles, certains sont amusants, d’autres moins… » dit avec philosophie la doyenne, Helena Ekdahl. Fanny et Alexandre sont attendus et l’inquiétude grandit. Arrive Émilie, seule, qui réussit à donner l’alerte et dit attendre un enfant. « Je hais cet homme. » A son retour à l’évêché elle découvre l’état de son fils et se déchaîne contre l’évêque. « Je maudis l’enfant que je porte. » Lui, menace, ses imprécations sont des plus hypocrites : « Nous traversons une vallée de larmes… Nous l’enrichissons de forces vives. » Fanny sombre dans une quasi-folie, accrochée aux barreaux du lit. Alexandre est en sang.

Isak Jacobi et son neveu Aron arrivent à l’évêché et disent venir rendre visite à Edvard Vergerus, l’évêque. Ils se font éconduire par sa sœur. Isak alors invente un stratagème. « Votre frère a des soucis d’argent…» Et le mur se soulève pour libérer Fanny et Alexandre. Arrive l’évêque, suivi de la famille Ekdahl. « J’ai la supériorité morale… » se défend-il. « Les enfants ne reviendront pas » lâche Émilie. Une tirade truculente d’insultes est lâchée par Gustav-Adolf à son encontre. « Charogne » hurle-t-il ! Émilie craque et dit vouloir rester. Elle prépare en fait sa vengeance et verse du poison dans le bol de l’évêque, qui se délite. Aron, en messager, raconte la mort de Vergerus, qu’il met en scène, en s’illuminant. Helena la Sage déclare à l’adresse d’Émilie : « Il ne faut pas hésiter au chemin final. Je suis ton ange gardien… » Émilie lui offre Le Songe de Strindberg en lui proposant un rôle. « Tout peut arriver. Temps et espace n’existent plus. L’auteur laisse libre cours à son imagination. » Gustav Adolf a le dernier mot en apostrophant le public. Épilogue. « Ben voilà… Cher public, merci d’être venu si nombreux… Voici la joie revenue dans nos cœurs. Soyons gentils et généreux…» Tous les acteurs sont à l’avant-scène.

Ce parallèle entre famille et théâtre, famille et troupe comme celle de la Comédie-Française, avec apostrophe au public, ce trouble entre réel et imaginaire, sont au cœur du sujet. La complexité de l’univers psychanalytique bergmanien l’est aussi : culpabilité, repentance, soumission à l’autorité, interdit, perversion, révolte, amour, rupture, enfance, famille et mort. Et le surnaturel est présent, comme un épais brouillard, du spectre shakespearien de la première partie, au retour du père rendant visite au fils, dans la seconde. La captation en restitue l’atmosphère avec virtuosité.

Dans sa lecture de Fanny et Alexandre, Julie Deliquet s’est appuyée non seulement sur le film d’Ingmar Bergman, tourné en 1982 – son dernier film, considéré comme œuvre testamentaire – mais aussi du roman de Bergman qui avait précédé, ainsi que de la série télévisée qu’il avait réalisée avant le film. Tous les acteurs habitent leur rôle et donnent vie à l’impensable, avec talent. La metteure en scène n’en est pas à son coup d’essai avec la Comédie Française elle avait monté Vania, d’après Oncle Vania d’Anton Tchekhov, avec les acteurs de la Troupe, au Vieux Colombier, en 2016. Auparavant, elle avait fondé sa compagnie, In Vitro, et présenté sa première pièce, Derniers remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce, en 2009. Elle a été nommée directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en mars 2020, au début de la pandémie et de la fermeture des théâtres.

Brigitte Rémer , le 23 février 2021

Avec la troupe de la Comédie-Française : Dominique Blanc, Cécile Brune, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Gilles David, Thierry Hancisse, Gaël Kamilindi, Anne Kessler, Elsa Lepoivre, Rebecca Marder, Noam Morgensztern, Hervé Pierre, Denis Podalydès, Julie Sicard, Laurent Stocker, Véronique Vella, Florence Viala et les comédiennes de la promotion 2018-2019 de l’académie de la Comédie-Française, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer – Version scénique Florence Seyvos, Julie Deliquet, Julie André – scénographie Éric Ruf, Julie Deliquet – costumes Julie Scobeltzine – lumière pour le théâtre Vyara Stefanova – musique originale Mathieu Boccaren – collaboration artistique Julie André – assistanat à la scénographie Zoé Pautet.

Spectacle créé Salle Richelieu et entré au Répertoire de la Comédie-Française en février 2019. Captation en mai 2019 – Réalisation Corentin Leconte. Une coproduction Comédie-Française, La Compagnie des Indes avec la participation de France Télévisions – La traduction est éditée par Gallimard – Prochaine diffusion au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, à une date indéterminée.

Lion d’Or de la Biennale de Venise, à Germaine Acogny

© École des Sables

La danseuse et chorégraphe, fondatrice de L’École des Sables, à Toubab Dialaw, au sud de Dakar, (Sénégal) s’est vue attribuer le Lion d’Or 2021 de la Biennale de Venise pour l’ensemble de sa carrière.

Germaine Acogny fonde en 1968 son premier studio de danse, à Dakar. Elle a vingt-quatre ans et marche sur les pas de sa grand-mère, prêtresse Yoruba, qui marque son parcours et sa pensée. Son apprentissage passe par les danses traditionnelles africaines avant de rencontrer la danse, classique et moderne ; elle cherche déjà sa propre écriture.

En 1977, suite à sa rencontre avec Maurice Béjart, elle crée au Sénégal une école inspirée de Mudra Bruxelles, centre de formation créé par le chorégraphe. Elle fonde Mudra Afrique à Toubab Dialaw, une école professionnelle, soutenue par le Président Léopold Sédar Senghor, propose des stages internationaux de danse africaine et enseigne dans différentes régions du Sénégal, dont Fanghoumé en Casamance, ainsi que dans le monde. Après la fermeture de Mudra Afrique en 1982, elle danse, chorégraphie, enseigne et devient un véritable passeur de la danse et de la culture africaine notamment à Bruxelles où elle s’est installée, près de la Compagnie Maurice Béjart. A Paris, le Théâtre de la Ville soutient son travail au fil des ans et lui a rendu un bel hommage – par visio – en décembre dernier.

En 1980, elle écrit Danse africaine, édité en trois langues, qui livre les clés de ses recherches, crée en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde à Toulouse, avec Helmut Vogt, son époux. Elle poursuit sa carrière de danseuse et chorégraphe, élabore ses propres pièces et travaille avec le chanteur Peter Gabriel. Elle obtient le London Contemporary Dance and Performance Award en 1991.

Au long de son parcours, Germaine Acogny crée plusieurs solos, forme sur laquelle elle reviendra souvent : Sahel en 1987, Ye’Ou en 1988 ; plus tard, en 2001, Tchouraï, dans une chorégraphie de Sophiatou Kossoko et une mise en scène de Christian Rémer, voyage imaginaire qui retrace les moments importants de sa vie, présenté au Théâtre de la Ville ; Songook Yaakaar, chorégraphie en partenariat avec Pierre Doussaint, en 2014, à la Maison de la Danse de Lyon ; en 2015, À un endroit du début, dans une mise en scène de Mikaël Serre, pièce qui lie l’histoire de l’Afrique et de l’Europe ; en 2018, Mon Élue noire/Sacre numéro 2, dans une chorégraphie d’Olivier Dubois sur la musique originale du Sacre du Printemps, pièce pour laquelle elle reçoit le New York Bessie Award.  

Toujours dans la même quête entre la nature et le cosmos, et sa recherche de syncrétisme entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine, sous toutes leurs formes, Germaine Acogny crée, au-delà des solos, d’’autres pièces, de formats divers : en 2003, Fagaala en collaboration avec le chorégraphe Kota Yamazaki, sur le génocide rwandais, pièce pour laquelle ils reçoivent un Bessie Award à New York. En 2007 elle réalise et présente à Bamako la partie chorégraphique de L’Opéra du Sahel, création africaine produite par la Fondation Prince Claus des Pays-Bas. En 2008 elle se rapproche de la Compagnie Urban Bush pour créer Les Écailles de la mémoire, pour sept danseuses et sept danseurs, en partenariat avec la chorégraphe Jawole Willa Jo Zollar, pièce qui explore la convergence de l’histoire africaine et américaine

Son chemin artistique et la présentation de pièces chorégraphique aux publics de tous les continents a toujours été mené en parallèle aux actions de formation, résidence, master class qu’elle a données dans le monde entier. Germaine Acogny était retournée au Sénégal dès 1995 où elle avait fondé un Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, mais aussi lieu de formation pour les danseurs de toute l’Afrique. Avec eux, elle a recherché les langages de la danse africaine contemporaine tout en transmettant le respect de la tradition. En 2004, l’École des Sables avait vu le jour à Toubab Dialaw – où elle a invité les grands chorégraphes comme Susanne Linke, Robyn Orlin, Salia Sanou, Gregory Maqoma – en même temps que sa compagnie de danse Jant-bi. Depuis janvier 2015 elle en a transmis la direction artistique à son fils, Patrick Acogny.

Germaine Acogny présentera sa dernière pièce solo, Somewhere at the beginning/Quelque part, au commencement, où s’entremêlent sa mémoire individuelle et la mémoire collective, au 15ème Festival International de Danse Contemporaine de La Biennale di Venezia, qui se tiendra du 23 juillet au 1er août 2021, et qui vient de lui attribuer le Lion d’Or.

Brigitte Rémer, le 22 février 2021

École des Sables, Toubab Dialaw, Région de Dakar, Sénégal – e-mail : info@ecoledessables.org – Biennale de Venise :  https://www.labiennale.org/en/news/2021-lion-awards-dance

 

La réalité n’existe pas

Jean-Claude Carrière © DRFP Odile Jacob

Jean-Claude Carrière s’est éteint à l’âge de 89 ans, le 8 février 2021.

Au carrefour de la littérature, du cinéma et du théâtre, Jean-Claude Carrière a creusé son sillon comme écrivain, scénariste et dramaturge. Il a écrit plus de quarante livres et participé à une soixantaine de films le plus souvent comme auteur du scénario, parfois comme coréalisateur. Il a fait de nombreuses adaptations pour le théâtre et collaboré avec les plus grands artistes du XXème siècle notamment Peter Brook, siècle qu’il admirait par ses inventions de nouvelles écritures que sont la radio, la télévision et le cinéma.

Né en 1931 à Colombières-sur-Orb dans l’Hérault, dans une famille paysanne, ses parents s’installent en région parisienne quand il a quatorze ans. Il y construit un brillant parcours d’apprentissage en Lettres et Histoire, du lycée Voltaire à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Jean-Claude Carrière se définit d’abord comme un conteur et, venant d’un petit coin de terre occitane, se prend de passion pour l’ouverture au monde et les cultures étrangères.

Sa curiosité et de belles rencontres ont façonné son chemin. Au cinéma avec Jacques Tati d’abord, par l’intermédiaire de l’éditeur Robert Laffont chez qui il vient de publier son premier roman, Lézard, en 1957. Avec lui il revient sur Les vacances de M. Hulot et Mon Oncle dont il observe avec fascination le montage. Pierre Étaix ensuite, avec qui il co-écrit et coréalise des courts métrages, puis écrit le scénario de plusieurs de ses longs métrages comme Le Soupirant, en 1963, Yoyo en 1965, Nous n’irons plus aux bois en 1966, Le Grand amour en 1969. Il aimait le côté artisan et bricoleur du réalisateur avec lequel il est resté lié. « Le scénario est une étape disait-il. Il est fait pour devenir un film. »

Sa rencontre avec Luis Buñuel, réalisateur surréaliste d’avant-garde, est fondamentale et le conduit sur le devant de la scène. « Bunuel m’a tout montré » reconnaissait-il. Pour lui, il écrit les scénarios de : Journal d’une femme de chambre en 1964 d’après Octave Mirbeau qui met Jeanne Moreau en vedette ; Belle de jour en 1967 d’après Josef Kessel avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli ; La Voie Lactée en 1969 avec Delphine Seyrig et Laurent Terzieff ; Le charme discret de la bourgeoisie en 1972 avec Fernando Rey, Bulle Ogier, Stéphane Audran, film qui obtient l’Oscar du meilleur film étranger, en 1973.

Jean-Claude Carrière travaille avec beaucoup d’autres réalisateurs comme Miloš Forman, Jacques Deray, Louis Malle, écrit le scénario du Retour de Martin Guerre avec le réalisateur, Daniel Vigne, film pour lequel ils reçoivent le César du meilleur scénario original ou adaptation en 1983, belle réussite aussi par la composition musicale de Michel Portal. Il est l’auteur du scénario pour Le Tambour en 1979, co-écrit avec le réalisateur Volker Schlöndorff et le scénariste Franz Seitz d’après le roman de Günter Grass, et pour Ulzhan, présenté à Cannes en 2007. Il adapte des œuvres littéraires comme Le Roi des Aulnes de Michel Tournier tourné par Schlöndorff en 1996, L’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan Kundera réalisé par Philip Kaufman en 1988, Cyrano de Bergerac co-adapté avec Jean-Paul Rappeneau, le réalisateur, en 1990. Plus récemment il a contribué au scénario de Le Ruban blanc, magnifique film réalisé par Michael Haneke ; a écrit le scénario de Syngué sabour, Pierre de patience, réalisé par Atiq Rahimi en 2012. Il a aussi écrit le scénario de deux films de Philippe Garrel, L’Ombre des femmes réalisé en 2015 et Le Sel des larmes, en 2020 ainsi que le scénario de L’Homme fidèle de Louis Garrel, en 2018. Jean-Claude Carrière était président d’honneur de la manifestation Un réalisateur dans la ville qu’il avait créée en 2005 et qui se déroule chaque été à Nîmes et côté théâtre, présidait le Printemps des Comédiens qu’il avait fondé avec Michel Galabru, en 1987.

« On n’écrit pas au cinéma comme au théâtre », disait-il, et il a pourtant su brillamment faire les deux. A côté de son impressionnante carrière d’écriture cinématographique et télévisuelle, il a poursuivi celle de dramaturge et d’adaptateur de textes au théâtre, notamment avec André Darsacq (L’Aide-mémoire, pièce créée en 1968 à L’Atelier), Jean-Louis Barrault (Harold et Maude en 1973, au Théâtre Récamier), Jacques Lassalle (La Controverse de Valladolid en 1999 au Théâtre de l’Atelier), puis s’est tissée une réelle complicité de création avec Peter Brook pour lequel il a adapté plus d’une douzaine de textes dont les principaux sont : Timon d’Athènes de Shakespeare qui  inaugura le Théâtre des Bouffes du Nord, en 1974 ; Les Iks,  en 1975, d’après Colin Tumbull, « une histoire qui raconte un monde brisé » dit le metteur en scène ; La Conférence des oiseaux, en 1978, inspirée par le poète souffi Attar. « Nous disposions d’un élément nouveau majeur dans notre travail dit alors Peter Brook. Un écrivain sensible et de grand talent s’était joint peu à peu à nos activités : Jean-Claude Carrière… » La même année il y eut l’adaptation de L’Os, un conte africain de Birago Diop. En 1981, avec La Tragédie de Carmen d’après Prosper Mérimée et Georges Bizet dans une adaptation musicale de Marius Constant, « nous avions l’impression que Bizet avait profondément été touché en lisant le conte de Mérimée, qui est une nouvelle incroyablement dépouillée avec un style sans fioritures, sans complications, sans artifices… » En 1989 ce fut Woza Albert que Jean-Claude Carrière adapta de Percy Mtwa, Mbongeni Ngema et Barney Simon. Puis il s’attela au Mahabharata, une gageure, pour présenter ce texte fleuve et mythologique en occident, dans un compagnonnage ardent avec Peter Brook. Toute une série d’histoires leur furent contées par un spécialiste du sanscrit, différents voyages en Inde leur permirent de s’imbiber de la culture indienne, jusqu’à ce que « Jean-Claude commence alors la vaste entreprise de transformer toutes ces expériences en un texte. Quelquefois, j’ai vu son esprit au bord de l’explosion, à cause de la multitude d’impressions et des innombrables informations emmagasinées au fil des ans. » Le spectacle fut présenté au Festival d’Avignon, en 1985, dans la carrière Boulbon, avant d’être repris aux Bouffes du Nord en 1989. Dans le prolongement du Mahabharata, Jean-Claude Carrière écrira avec Marie-Hélène Estienne, La Mort de Krishna, livre publié chez Actes-Sud, en 2003. Il aurait pu faire sien le titre d’un chapitre issu du livre Points de suspension, de Peter Brook et qui ne manque pas d’humour : « Le monde comme ouvre-boîtes » une clé de voûte de son parcours artistique.

Derrière cette multiplicité d’activités créatrices, Jean-Claude Carrière s’engageait personnellement. Il avait rencontré le quatorzième Dalaï-lama et publié en 1994 La Force du bouddhisme, à partir de ces entretiens. Il s’intéresse au poète soufi Roumi, conçoit et interprète Chants d’amour de Roumi avec Nahal Tajadod, son épouse et femme de lettres iranienne qui a elle-même publié Roumi le brûlé. En 2016, il repense la notion de guerre au XXIème siècle et publie un ouvrage intitulé Paix au regard duquel il reçoit le Prix de l’Académie Européenne du Cinéma pour l’ensemble de son œuvre. Du travail de traduction et de l’art du détail qu’il entraine, il disait à Elsa Boublil en janvier 2020, dans l’émission Musique Émoi, que pour « restituer la langue » il fallait aller « au-delà du sens » et, dans le Grand Atelier de Vincent Josse, peu de temps avant, parlait de l’invisible en déclarant que « ce qu’on ne voit pas est plus important que ce qu’on voit », et que « la réalité n’existe pas. »

La sensibilité et l’intelligence du parcours de Jean-Claude Carrière s’expriment aussi dans son dernier ouvrage, Ateliers, qui vient de sortir aux éditions Odile Jacob et témoigne de sa perpétuelle quête de langages.

Brigitte Rémer, le 20 février 2021

Mourad Merzouki, l’alchimiste de la danse

© Laurent Philippe

Film documentaire d’Élise Darblay réalisé en 2019 (52’) – Production CPB Films.

Danseur et chorégraphe, Mourad Merzouki dirige depuis 2009 le Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne/Compagnie Käfig – succédant à la compagnie Montalvo-Hervieu – ainsi que le festival Kalypso qu’il a créé en 2013.

Cirque, arts martiaux et boxe sont ses pôles d’apprentissage. Il s’initie au hip hop à partir des années 80, crée en 1989 avec Kader Attou la compagnie Accrorap, puis rencontre toutes formes de danse par des stages auprès de Josef Nadj, Maryse Delente et Jean-François Duroure. Il se lance dans la chorégraphie. Avec Athina, présenté en 1994 à la Biennale de la Danse de Lyon arrive le premier succès. Deux ans plus tard, en 1996, il fonde sa compagnie de danse, Käfig, du nom de son premier spectacle, qui signifie Cage en langue arabe et développe son propre univers artistique. En 2006, il reçoit le Prix SACD du nouveau talent chorégraphique, part en résidence avec sa compagnie à l’Espace Albert-Camus de Bron, ville où il fonde un nouveau lieu de création et de développement, le Pôle Pik et un festival pour la danse hip-hop, Karavel. Depuis 1996, Mourad Merzouki a présenté trente spectacles dans sept cents villes et soixante-cinq pays. Son projet artistique est ouvert sur le monde et sur la pluralité des langages chorégraphiques.

Réalisé en 2019 par Élise Darblay, ce film documentaire nous mène au cœur de sa dernière création, Vertikal, et propose une immersion dans le processus créatif, les réflexions et les doutes du chorégraphe. Vertikal est une chorégraphie ambitieuse et exposée pour les danseurs, qui travaillent en apesanteur et sont circassiens chevronnés en même temps que danseurs. Denis Welkenhuyzen ex-co-directeur de la Compagnie Retouramont et Directeur du Pôle de Danse Verticale définissait en 2018 la Pratique de la Danse Verticale en France après avoir collecté les expériences de plusieurs artistes – dont Francisca Alvarez danseuse dans Vertikal et Fabrice Guillot qui a mis à disposition un espace scénique aérien de répétition – : « Les principes de la danse verticale s’appuient sur un élément technique essentiel : le baudrier, mais aussi les cordes et tous les éléments d’ancrage, d’assurage ainsi que le matériel d’escalade qui permettent son évolution, sa pratique, son langage. La danse verticale, un nouveau langage chorégraphique ? La danse verticale s’est nourrie avec le temps de son histoire mais aussi de l’expérience et de la personnalité de ceux qui la vivent, la construisent, l’interprètent. Ce qui implique un langage, qui selon les danseurs, les circassiens et les chorégraphes, ouvre sur un champ très large d’interprétations et d’écritures. »

Pour Mourad Merzouki, dans Vertikal le travail passe par le dessin, la voltige au sol et le hip hop en suspension. Dix danseurs ont été choisis parmi trois cents. Parmi les critères, la capacité à sortir de sa zone de confort. Il les met en verticalité et construit avec eux la complémentarité et le collectif. Solidaires ils sont, comme des trapézistes. Mourad Merzouki parle de son processus de création devant la caméra : quelques mots-clés donnés, un mouvement esquissé qui entre en dialogue avec celui que propose le danseur, une grande rigueur et la recherche d’aller toujours plus loin. « Au-delà de la douleur » dirait Jerzy Grotowski. Une danseuse s’exprime : « Depuis le début des répétitions j’ai l’impression d’une lutte entre les agrès et les danseurs ; entre Mourad et les danseurs ; entre Mourad et lui-même. » Un autre reconnaît que « c’est une aventure éprouvante, qu’on ne connaît pas le travail, au départ, qu’on s’aventure dans un terrain totalement inconnu, au-delà de la danse. » L’un des danseurs s’est blessé, Kader, « mais il faut répéter sans s’arrêter, même si on a mal. » Pour Mourad Merzouki « être artiste c’est une attitude, une façon de se comporter. Il faut oser, y croire, sortir de soi pour essayer de partager avec l’autre. » Certains danseurs s’expriment sur l’origine de leur passion pour la danse : « Danser pour oublier le reste, les raideurs du lycée… » « J’ai appris à danser avec mon ombre… » « C’est né d’une frustration… « J’étais comme eux il y a trente ans » enchaîne Mourad Merzouki qui se souvient aussi de son quartier Bel Air de Saint-Priest où il est né et où il a passé sa jeunesse. « Quand tu danses tu as une espèce de lâcher-prise. Tu donnes tout comme le hip hop nous l’a appris. C’est la singularité et la force de cette danse. Tu ne peux pas être à moitié. Ça fonctionne à condition que tu y ailles. » Et il compare ce projet de vie au combat sportif. « Il faut du chaos avant de trouver. »

La réalisatrice énumère les spectacles majeurs réalisés par le chorégraphe dont : Rendez-vous en collaboration avec Josette Baïz (1997), Récital (1998), Dix Versions (2001), Corps est graphique (2003), Terrain vague (2006), Agwa (2008), Boxe boxe en collaboration avec le Quatuor Debussy (2010), Pixel co-signé avec Adrien Mondot et Claire Bardainne (2014), Folia et Vertikal (2018). Elle suit toutes les étapes de création de la nouvelle chorégraphie et rapporte quelques confidences, notamment les influences dans lesquelles Mourad Merzouki se reconnaît, entre autres celles du boxeur Muhammad Ali ; du poète René Char dont il fait sienne la parole : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. » Ou encore : « Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer » ; de Charlie Chaplin dont l’inspiration n’a pas de frontière tant « dans sa manière de manipuler les objets que dans son rapport à la musique, aux émotions et aux autres. »

Pour Mourad Merzouki « on peut danser avec tout, et partout », c’est ce que le chorégraphe met en œuvre et dont le film témoigne. Vertikal est un immense travail, pour lui comme pour les danseurs, et c’est beaucoup d’émotion.

Brigitte Rémer, le 15 février 2021

Avec : Francisca Alvarez, Rémi Autechaud, Kader Belmoktar, Sabri Colin, Nathalie Fauquette, Pauline Journé, Maud Payen/Alba Faivre, Manon Payet, Teddy Verardo, Médésséganvi Yetongnon.

Création musicale Armand Amar – mise à disposition d’un espace scénique aérien Fabrice Guillot, Cie Retouramont – assistante du chorégraphe Marjorie Hannoteaux – lumières Yoann Tivoli, assisté de Nicolas Faucheux – scénographie Benjamin Lebreton – costumes Pascale Robin, assistée de Gwendoline Grandjean – mise en œuvre des agrès Yves Fauchonformation en aérien Isabelle Pinon – Une tournée en France et à l’étranger est programmée en 2021. Informations :  www.ccncreteil.com – Diffusé sur France 5 en juin 2019 – Vu le vendredi 5 février 2021, sur Culturebox.  

Akhnaten

© Akhnaten, Opéra Nice Côte d’Azur

Opéra composé par Philip Glass – Mise en scène et chorégraphie de Lucinda Childs – Réalisation vidéo André Gordeaux – Production 2020 de l’Opéra Nice Côte d’Azur et de la ville de Nice.

C’est une remarquable captation de l’opéra de Philip Glass, Akhnaten, présentée par l’Opéra de Nice, mise en scène et chorégraphiée par Lucinda Childs, en visio conférence depuis New-York. L’Orchestre Philharmonique et le Chœur de l’Opéra de Nice placés sous la direction de Léo Warynski, interprètent magnifiquement cet opéra en trois actes de Philip Glass que le compositeur avait créé en 1984. Avec Akhnaten il clôturait une trilogie autour de personnalités mythiques, après ses deux pièces précédentes : Einstein on the Beach en 1976 et Satyagraha, sur le Mahatma Gandhi, en 1980.

Époux de Néfertiti, reconnu comme l’un des pharaons les plus atypiques de l’Égypte ancienne, Akhenaton quitta Thèbes pour fonder une nouvelle capitale, Tell El-Amarna, en Moyenne-Égypte. Rebelle et visionnaire, il fut l’instigateur d’une véritable révolution culturelle : au plan artistique avec l’émergence de l’art amarnien en rupture avec le passé ; au plan religieux avec la reconnaissance du culte solaire. Il réussit à imposer l’un des premiers monothéismes de l’histoire, en quittant le culte du dieu Amon et de son tout-puissant clergé et en faisant de Râ, le dieu soleil, la seule et unique divinité de son royaume. Le dispositif scénique, immense soleil mobile sur lequel évoluent les chanteurs, traduit ce rayonnement et cette puissance – scénographie de Bruno de Lavenère qui signe aussi la beauté des costumes, lumières de David Debrinay -.

Akhnaten parcourt le règne de ce brillant monarque, de son accession au trône après la mort de son père Aménophis III jusqu’à sa chute. Akhenaton a souvent troublé les créateurs. Ainsi Shadi Abdel Salam, réalisateur du film-culte La Momie, avait travaillé quinze ans sur une somptueuse version produite par les Studios Misr en Égypte, intitulée Akhenaton, travail interrompu par sa disparition. Le livret se compose ici de textes de l’époque, dont un poème du Pharaon. Des hologrammes se suspendent sur grand écran, en fond de scène, sorte de fresques et superpositions d’images qui apparaissent puis s’effacent – vidéo d’Etienne Guiol -. Une silhouette au loin, sorte de grand-prêtre vêtu d’un manteau grenat, passe, portée par la musique. La narratrice – dans le rôle d’Amenhotep, créé à distance avec David Michalek vidéaste et Rick Sand photographe – Lucinda Childs elle-même, fardée de blanc, se fait passeur d’un texte plein de poésie et donne la lisibilité des événements historiques : « Les doubles portes de l’horizon sont ouvertes. Leurs verrous tirés. Des nuages éclaircissent le ciel. Il pleut des étoiles. Les portiers sont silencieux, quand ils voient ce Roi apparaître comme une âme… Prends ce Roi par le bras. Emmène ce Roi vers le ciel, qu’il ne meure pas sur terre parmi les hommes… Ce Roi s’envole loin de vous, ô mortels ! Il monte au ciel, sur le vent. » Les chanteurs se déplacent sur le cercle – entre extérieur et intérieur – en un rituel et une chorégraphie savamment agencée. Presque tous sont masqués. On est dans l’illusion, la procession, l’oratorio. « Vis ta vie, tu ne mourras pas… »

La musique est obsessionnelle, les voix se mêlent, solos, duos, trios, celles du chœur qui s’avance, les instruments répondent et s’interpellent en fondus enchaînés, les gestes sont stylisés. Certaines figures semblent comme sorties du quattrocento. « Il a créé l’herbe pour faire vivre le bétail, et le pain et le sel à l’usage de l’homme. Il a créé le poisson pour vivre dans les rivières, l’oiseau ailé dans le ciel. Il a transmis le souffle de la vie à l’œuf. Il a fait vivre les oiseaux de tout genre… Salut, seul créateur de toutes ces choses. » Vêtu d’une longue toge plissée couleur vieil or, turban et diadème autour du cou, Akhenaton est au centre, statuaire égyptienne à lui seul (Fabrice Di Falco). Et quand la lumière baisse on peut voir le plateau solaire en bois de rose, couleur auburn profond, s’incliner avec élégance et donner de la gîte comme le pont d’un navire ou de la barque solaire. Et quand la nuit tombe, indigo, il disparaît lentement et s’efface dans la nuit au rythme d’un lancinant violoncelle.

Chaque tableau est une composition savante et raffinée entre instrumentistes, solistes, chœur, personnages et lumières. Ainsi cette image où Akhenaton en contre-plongée surplombe le chœur d’hommes aux poings levés, semblables à des guerriers ; où l’horizon s’embrase ; où la soprano est au bord du vide ; où quelques notes ténues ne s’éteignent plus ; où l’orchestre, très structuré, revient. On est au cœur du Livre des morts, ces papyrus recouverts de formules funéraires posés dans les bandelettes de la momie, appelé aussi Livre pour sortir au jour, chez les immortels. La rencontre entre Akhenaton et la lumineuse Néfertiti (Julie Robard-Gendre) est parfaitement romantique, dans un jeu d’évitement puis d’effleurements. Les gestes sont hiératiques. Elle, au décolleté cerclé de pierres précieuses et longue robe à petit plissé. « Je hume la douce haleine qui s’exhale de ta bouche. Je bois ta beauté chaque jour… Donne-moi ta main où se tient ton esprit pour que je puisse le recevoir et en vivre. Invoque mon nom dans l’éternité et il ne mourra jamais » lui dit-il. La narratrice raconte ensuite la création de la Ville de l’Horizon d’Aton qui se dessine sur écran et la reconnaissance du dieu Râ. Des femmes apparaissent, dos public, se prosternent et entourent leur Pharaon, sorte de Suppliantes de la tragédie grecque. Puis le deuil est porté et le plateau s’habille du noir aux gris. Le chœur s’immobilise avant que chacun ne s’éloigne, chanteur après chanteur. C’est d’une grande expressivité. Sur écran, un danseur se dédouble, sur le disque solaire la chorégraphie se perd entre brouillard dense et tempête de neige, tandis que la voie lactée reprend le chemin du ciel. C’est une danse des ténèbres, lumineuse et grave, puissante et solennelle.

Avec Akhnaten, Philip Glass et Lucinda Childs nous mènent de transfiguration en anéantissement, de mémoire en oubli, de jugement dernier posé sur la balance en sentences et contradictions. On reconnaît le travail et la grâce de Lucinda Childs qui mêle à son alphabet des références à l’Égypte notamment par la vidéo, ainsi que par la posture des chanteurs, souvent de profil. La chorégraphe avait rencontré Philip Glass en 1976, première fois qu’elle travaillait avec un compositeur – dans Einstein on the Beach, mis en scène par Bob Wilson – et dans un théâtre. Elle avait auparavant privilégié les performances expérimentales avec John Cage, Merce Cunningham, Robert Morris et les lieux alternatifs comme les toits des immeubles, la rue et les églises. Ensemble au sein du Judson Group ils avaient cherché de nouveaux concepts de présentation pour les chorégraphies. Au début des années 1990 c’est la claveciniste Elisabeth Chojnacka qui lui donne un autre élan et lui permet de rencontrer les compositeurs européens. « Tout commence avec la musique. Tout ce que j’ai fait c’est à cause de la musique. Ça a changé ma façon de travailler notamment dans la qualité du mouvement, la façon de le présenter et de travailler avec les danseurs. »

Le travail accompli est ici magnifique. Tous, sur scène et via l’écran, sont à féliciter. Philip Glass masqué se mêle aux interprètes pour un salut entouré du directeur musical, du chef de chœur, des chanteurs et des danseurs, sans public et dans le silence. C’est rude !

Brigitte Rémer, le 8 février 2021

Livret de Philip Glass, Shalom Goldmann, Robert Israël, Richard Ridell / Création au Württembergisches Staatstheater Stuttgart, le 24 mars 1984.

Orchestre Philharmonique de Nice / direction musicale Léo Warynski – Chœur de l’Opéra de Nice / directeur Giulio Magnanini – Participation des élèves du Pôle National de Danse Rosella Hightower – Collaboration à la chorégraphie, Eric Oberdorff – Scénographie et costumes, Bruno de Lavenère – Lumières, David Debrinay – Vidéo, Etienne Guiol.

Avec : Akhnaten, Fabrice Di Falco – Nefertiti, Julie Robard-Gendre – Reine Tye, Patrizia Ciofi – Horemheb, Joan Martín-Royo – Grand Prêtre d’Amon, Frédéric Diquero – Aye, Vincent Le Texier – Amenhotep (rôle parlé), Lucinda Childs – 6 filles d’Akhnaten : Karine Ohanyan, Rachel Duckett*, Mathilde Lemaire*, Vassiliki Koltouki*, Annabella Ellis*, Aviva Manenti.  (*Artistes du Centre Art Lyrique de la Méditerranée/CALM).

La captation a été réalisée le 1er novembre 2020. Diffusion  sur le site de l’Opéra Nice Côte d’Azur https://www.opera-nice.org et sur le site de la Ville de Nice https://cultivez-vous.nice.fr. Cette production ouvrira la saison lyrique 2021/2022 de l’Opéra de Nice. 

Political Mother Unplugged

© boshua

Chorégraphie et musique de Hofesh Shechter, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

C’est en 2008 que le danseur chorégraphe Hofesh Shechter fonde sa compagnie, après s’être installé à Londres quelques années auparavant. Sa première chorégraphie, Fragments, date de 2002. Il a été formé à l’Académie de danse et de musique de Jérusalem, a ensuite dansé au sein de la Batsheva Dance Company, a travaillé avec les chorégraphes Wim Vandekeybus, Paul Selwyn-Norton et Tero Saarinen. Très tôt, adolescent, la danse folklorique l’attirait.

La pièce, Political Mother Unplugged, qu’il présente au Théâtre de la Ville, aujourd’hui par écran partagé, fête ses dix ans et n’a cessé d’évoluer. Cette nouvelle version est présentée par sa Compagnie Junior, dans un Théâtre de la Ville solidaire et généreux, vidé de son public mais non de sa substance. Les jeunes danseurs de la Compagnie ont entre vingt-et-un et vingt-cinq ans et viennent de différents pays – États-Unis, France, Grande Bretagne, Singapour, Taïwan – C’est pour eux une plateforme de lancement dans la carrière. Chaque année depuis dix ans, la Hofesh Shechter Company est invitée au Théâtre de la Ville et présente ses spectacles. Uprising et In your rooms furent les premiers, en 2010. Hofesh Shechter signe aujourd’hui Political Mother Unplugged en sa nouvelle version, en tant que chorégraphe et compositeur de la partition musicale. Il est en effet également musicien, a appris et pratiqué les percussions et avait hésité entre les deux disciplines. La musique qui accompagne ses spectacles est habituellement jouée en live, des images (de Shay Hamias) viennent ici combler le vide de l’absence des musiciens.

Le mot Political contenu dans le titre de la pièce, Political Mother Unplugged, a ici son importance. Des images vidéo suggèrent et esquissent en des dessins brouillés quelques figures peu fréquentables et l’allusion à une mère-patrie incertaine. La première scène chorégraphique montre un samouraï qui se fait hara-kiri, seul en scène. On est entre le politique, le militaire, la transe et la déliquescence, entre la destruction et la folie. Les séquences se suivent, rythmées par des moments musicaux forts où alternent le collectif, les duos, trios, et autres configurations, mais le collectif domine. La lumière alterne de même entre semi-obscurité et éclairage cru, agressif parfois. Les couleurs des costumes sont hétérogènes, de l’ocre au rose foncé ou à l’orange, short, robe ou pantalon. Rondes, sauts, ligne, fête, le spectacle déborde d’énergie comme un volcan qui gronde. On est entre la fin atomique, l’adoration au soleil, le magma du centre de la terre, dans des spasmes et des secousses en dérapage contrôlé.

Il y a beaucoup de fougue et sur l’écran les images d’un tyran-pantin qui hurle, porteur de tous les totalitarismes. La dramatisation nous mène de mort à résurrection et les éléments se déchaînent. Tout à coup une note, unique, continue, suspend le mouvement bientôt reprise par les violons. Plus tard les danseurs sortent, hagards. Est-on dans un camp ou dans un asile ? Le plateau se vide. Une mélodie reprend. Les dix interprètent s’avancent, face au public, bras en l’air, en réponse à celui qui, sur écran, les menace de son arme. Un dialogue s’engage avec l’image, les danseurs sont en fondu enchaîné avec elle, dans tous les sens du terme. C’est la force du collectif. On voit peu leurs visages, ils sont souvent dos public, face à l’écran. Qui tire sur eux ? Déflagration, désintégration, anomie entourent le samouraï de retour, démultiplié en quatre figures, couleur gris acier.

Les moments crus et agressifs où une armée se rapproche alternent avec d’autres, méditatifs et oniriques, avant que les rayons d’un soleil cruel n’aveuglent le public et que tout à nouveau disjoncte et se délite. Des tours de cour, image de captivité, des accélérations décélérations, des passages de relais spontanés, une lutte contre l’invisible. La douceur des violons tout-à-coup apporte son réconfort et son lyrisme sous une lune blanche et brillante avant que ne reviennent des tremblements sourds et le rythme d’un tambour au loin, comme un cœur qui bat. Certains danseurs se suspendent, d’autres courent, d’autres tressaillent et s’agitent. Des dessins aux contours blancs s’écrivent sur un tableau noir. La figure du tyran revient en un flux et un reflux, comme un cauchemar, accompagné de cris fauves.

Political Mother Unplugged ressemble à un conte philosophique et une histoire d’aujourd’hui. Les danseurs se remettent en mouvement, sur un rythme lancinant avant que ne monte une psalmodie et que se superposent des mélodies, avant qu’une ronde ne se forme. Where there is pressure there is folk dance… L’un danse, tous regardent, avant de disparaître. Une lumière crue comme en surexposition, surgit. La fin s’étire, une voix passe sur un air de balade, suivie de quelques notes de saxo. Retour sur le danseur samouraï qui ferme le spectacle – I really don’t lie/Je ne sais pas mentir – jusqu’à ce que l’image s’éteigne et que les danseurs se figent. La troupe salue devant une salle vide, sans applaudissements ni remerciements. Ils ont du mérite d’autant, félicitons-les chaleureusement. Bonjour tristesse !

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2021

Avec : Jack Butler, Evelyn Hart, Evelien Jansen, Niek Wagenaar, Rosalia Panepinto, Jill Goh Su-Jen, Chieh-Hann Chang, Charles Heinrich, Marion de Charnacé, Jared Brown.

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter – lumières originales Lee Curran – costumes originaux Merle Hensel – projection vidéo Shay Hamias – collaboration musicale Nell Catchpole et Yaron Engler – arrangements percussion Hofesh Shechter et Yaron Engler – musiques additionnelles Jean-Sébastien Bach, Cliff Martinez, Joni Mitchell, Giuseppe Verdi.

Vu en direct sur www.theatredelaville.com

Cosmopolite Égypte – Portraits intimes

Sept personnages hauts en couleur livrent leurs confidences et ouvrent leurs albums de famille. Hommes et femmes de 63 à 96 ans, ils sont juifs, chrétiens, musulmans ou libres penseurs. Ils sont italien, iranienne, palestinien, belge, turco-russe, française, syrienne mais ils sont surtout égyptiens. Ils appartiennent aux différentes catégories de l’échelle sociale et professionnelle. Leurs petites histoires croisées et entrelacées ressuscitent la grande Histoire : celle de l’Égypte cosmopolite et ouverte du dernier tiers du XIXe et de la première moitié du XXe siècles, avant qu’elle ne se recroqueville sous les coups de butoir des nationalismes, du colonialisme déclinant, de la création d’Israël et du redécoupage géostratégique du monde.

Cette galerie de portraits insuffle également en filigrane une réflexion sur les racines, l’immigration, l’intégration, le rapport à l’autre et, surtout, les liens tumultueux entre l’Orient et l’Occident. Ces fragments épars de mémoires sont d’une grande actualité : ils nous interpellent sur notre époque et sur nos sociétés abîmées par les identités meurtrières.

Emad Adly, traducteur-interprète franco-égyptien, est né au Caire. Depuis 1989 au service de l’Institut français d’archéologie orientale (Ifao) au Caire, il occupe actuellement le poste de chroniqueur archéologique et édite, sous la direction de Nicolas Grimal, le Bulletin d’Information Archéologique, qui décrypte questions de fond et débats d’opinion dans le monde de l’égyptologie et de l’archéologie. Curieux de tout, libre penseur, fi n connaisseur de l’Égypte et de la France, il est un inlassable passeur entre les deux cultures.
Robert Solé, écrivain et journaliste français d’origine égyptienne, ancien rédacteur en chef et directeur adjoint de la rédaction du quotidien LeMonde dont il a été le médiateur, signe aujourd’hui un billet dans l’hebdomadaire Le 1. Il est aussi l’auteur d’une fresque romanesque commencée avec Le Tarbouche (Le Seuil, prix Méditerranée 1992), ainsi que de plusieurs essais, dont Ils ont fait l’Égypte moderne (Perrin, 2017).

Et aussi : Renée Blandin  Abdel Raouf, Shihada  Shirine Bayat  Francesco D’Angeli  Maryse Helal, Albert Arié,  Christina Meyvis.

Éditions Riveneuve  – 85 rue de Gergovie, 75014 Paris – www.riveneuve.com – Ouvrage actuellement en promotion.

BON DE SOUSCRIPTION À RENVOYER AVANT LE 10 DÉCEMBRE 2020

Je souhaite acquérir et réserver dès à présent l’ouvrage Cosmopolite Égypte, portraits intimes
au prix promotionnel de 30€ (au lieu de 34€).
Je recevrai l’ouvrage dès son impression avant la diffusion en librairies et sur le site des éditions Riveneuve.
30€ + frais de port offerts
30 € x ……. exemplaire(s)

Je joins à cet envoi le règlement par chèque encaissable sur banque française à l’ordre de Riveneuve éditions, ou je l’achète en ligne à l’adresse https://www.riveneuve.com/catalogue/cosmopolite-egypte-portraits-intimes/
Mon chèque ne sera encaissé qu’à l’expédition de l’ouvrage avant la sortie en librairie, prévue à la mi-décembre 2020.

NOM Prénom …………………………………………………………………………………………………………………………………………………..
Adresse postale …………………………………………………………………………………………………………………………………………………..
Adresse de courriel …………………………………………………………………………………………………………………………………………………..

 

Aux Studios Misr

En peignant l’enseigne des Studios Misr

Long métrage documentaire, écrit et réalisé par Mona Assaad, produit par Karim Gamal El Dine et Mona Assaad.

« L’histoire des Studios Misr s’inscrit en écho à celle de l’Égypte dans son rapport à la modernité », affirme le critique de cinéma Samir Farid face à la caméra de la réalisatrice, Mona Assaad. Parmi les pays de grande tradition cinématographique, l’Égypte était en effet pionnière en Afrique, au siècle dernier. L’arrivée du train en gare de La Ciotat fut un acte fondateur : cinquante secondes tournées et diffusées par le cinématographe des Frères Lumière à Alexandrie le 5 novembre 1896, dans une salle de la Bourse Toussoun Pacha, puis au Caire le 28 novembre. Le quotidien Al-Ahram les décrivait comme « un curieux mélange d’arts cinématographiques et de jeux de lanterne magique. » Un an plus tard ouvrait à Alexandrie la première salle de projection, le Cinématographe Lumière, et au Caire une salle située place Halim-Pacha, qui ont permis la projection des premiers films produits et réalisés en Égypte.

L’Égypte – cinéma et contexte politique

À l’avant-garde du cinéma Premier producteur de films au Moyen-Orient à partir du début du XXème et pendant plus d’un demi-siècle, à l’avant-garde du cinéma tant au plan technique qu’artistique, l’Égypte s’est fait l’écho d’un extraordinaire dynamisme qui a longtemps dominé le marché et attiré les artistes et producteurs de la région, dans un contexte politique et social positif et multiculturel. Elle a diffusé son cinéma dans l’ensemble du monde arabe : premières scènes du quotidien, tournées à partir des années 1912/1913 ; comédies satiriques à succès, comme Le Fonctionnaire de Mohamed Bayoumi, en 1924, réalisateur passionné de photographie au départ et créateur d’une compagnie de théâtre en 1919 ; premier long-métrage égyptien muet qui fait date, Leïla, tourné en 1926 à l’initiative de l’actrice et productrice Aziza Amir. Très vite passé du muet au parlant à partir des années 30, le cinéma égyptien ouvre la voie de la comédie musicale. Acteurs, compositeurs, producteurs, danseurs, dévoilent un talent fou, et si la grammaire impose le masculin, force est de constater que les femmes ont été les reines de l’écran et les pionnières dans le développement du théâtre et du cinéma égyptien. Ainsi, Mounira el-Mahdeya, (1885-1965) la sultane de la chanson, première femme musulmane à monter sur les planches, en 1915 ; Badia Masabni (1892-1974) actrice et danseuse orientale née en Syrie, qui crée à Alexandrie un premier lieu de spectacle et de danse et qui travaille avec Naguib el-Rihani (1889-1949) acteur et metteur en scène, son époux ; Rose el-Youssef (1898-1958), Aziza Amir (1901-1952), Fatima Rochdi (1908-1996), la libano-Égyptienne Assia Dagher (1908-1986), Amina Rizq (1910-2003), Amal el-Atrache, sœur du très populaire chanteur Farid el-Atrache, dite Amashane (1912-1944) ; Mary Queeny, née au Liban (1913-2003), Madiha Yousri (1921-2018), Layla Fawzi (1923-2005), Faten Hamama (1931-2015) et bien d’autres. La liste est longue et le théâtre fut un véritable creuset dans l’art du jeu. Youssef Wahbi (1898-1982) qui se passionne pour la comédie au théâtre avant de s’investir dans le cinéma en tant qu’acteur et producteur, fonde une troupe en 1932, Ramsès, dont seront issues une majorité de stars, actrices, chanteuses, danseuses, qui envahiront les écrans des années 1930 à 1950 et qui, pour certaines d’entre elles, seront productrices.

“La Rose blanche” de Mohamed Karim

L’âge d’or, l’esprit de la fête – A Alexandrie, le réalisateur et producteur Togo Mizrahi (1901-1986) tourne et produit trente-trois longs-métrages, entre 1931 et 1946, principalement des films comiques et des mélodrames musicaux. Il dirige la célèbre chanteuse et actrice Oum Kalthoum (1898-1975) dans Sallama, en 1945 et, dans plusieurs de ses films,dont Leïla, en 1942, inspiré de La Dame aux camélias – la chanteuse et actrice, Leïla Mourad (1918-1995). Celle-ci s’est produite pour la première fois au théâtre en 1930 et a obtenu son premier rôle principal en 1938 aux côtés du très populaire chanteur et compositeur Mohamed Abdel Wahab (1902-1991), contribuant ainsi à l’essor du mélodrame musical égyptien. Ce dernier, joueur de oud et l’un des principaux artisans du renouveau de la musique arabe, inaugure le cinéma parlant avec La Rose blanche de Mohamed Karim, tourné en 1933 et qui marque la transition, dans le passage de l’art à l’industrie cinématographique. De 1933 à 1949 Abdel Wahab interprète huit films, en y imposant l’art du duo chanté et définit les règles de la chanson moderne arabe. Farid El Atrache (1910-1974), acteur, auteur, compositeur et interprète syro-égyptien, virtuose de oud est aussi l’un des plus importants noms de la musique arabe du XXème siècle. Il commence sa carrière professionnelle dans les années 1930 en jouant et chantant dans des radios égyptiennes privées et à la Radio nationale. Il joue dans 31 films et enregistre environ 350 chansons, rencontre le succès avec le film Victoire de la jeunesse dont il signe la bande originale, tourné en 1941 avec sa sœur, l’actrice Asmahane très tôt disparue. Il forme un duo célèbre avec Samia Galal dans une dizaine de films. Dans un autre style, Ismail Yassin (1915-1972) rejoint la troupe de Badia Masabny en tant que chanteur, avant de faire carrière au cinéma dans les rôles de comique au grand cœur, par son physique très expressif de bon vivant. Plus tard, dans les années 1960, Abdel Halim Hafez (1929-1977) surnommé le rossignol brun, considéré comme l’un des plus grands chanteurs et acteurs de comédies musicales arabes, s’impose dans des personnages d’amoureux sensibles et romantiques. Parallèlement à l’imposante production, l’infrastructure très développée des salles de cinéma, au Caire comme à Alexandrie et dans les provinces du pays, permet la diffusion des films et participe d’un paysage cinématographique hors du commun. Un monde de joie de vivre, de rêves et de paillettes, le plaisir de la sortie au cinéma pour le public, l’esprit de la fête, constituent cet âge d’or du cinéma égyptien.

1935 – Création des Studios Misr – C’est dans ce contexte électrique de création que voient le jour en 1935 les Studios Misr. Évoquer leur histoire, comme le fait la réalisatrice Mona Assaad dans son film, Aux Studios Misr, c’est appeler la mémoire politique, économique, sociale et artistique de différents moments de l’Égypte, précédant le développement de la télévision à partir des années 60, suivi des mutations liées au numérique. Situés près des Pyramides de Gizeh, les Studios Misr, en translittération Studios Masr (Masr signifiant Égypte) ont été créés en 1935 par la Banque Misr, elle-même fondée en 1920 par Talaat Harb père de l’économie moderne égyptienne qui avait investi dans tous les domaines industriels du pays, tels que le coton, le tourisme, l’aviation etc. – Il avait auparavant créé, en 1925, la Société Misr pour le théâtre et le cinéma, première marche vers la création des Studios dix ans plus tard, et après avoir observé les systèmes russe, américain, allemand et français.

Oum Kalthoum dans “Wedad”

Inspirés des studios hollywoodiens, l’objectif qui présidait à la création des Studios Misr était d’accompagner le développement de l’industrie cinématographique. Pendant quarante ans, un véritable star-système s’était mis en place. Oum Kalthoum y tourna en 1936, Wedad, du réalisateur allemand Fritz Kramp, une histoire romantique inspirée des Mille et une nuits qui connut un grand succès populaire, première production des nouveaux Studios.

Contexte historique et nationalisations – De 1882 à 1956, satellite de l’Empire ottoman, l’Égypte est dirigée en sous-main par les Britanniques qui usent de différents statuts juridiques pour privilégier leurs intérêts économiques – domination jusqu’en 1914, reconnaissance de l’indépendance du pays sous protectorat et établissement d’une monarchie égyptienne en 1922, traité anglo-égyptien qui confirme dans un premier temps l’indépendance du pays, puis qui obtient le stationnement des troupes britanniques, en 1936. De 1936 à 1952 règnent les rois Fouad puis Farouk, son fils qui lui succède et sera renversé en 1952 par le Comité d’officiers libres, un groupe de militaires dans lequel se trouvent deux figures de la future vie politique égyptienne, Nasser et Sadate. Gamal Abdel Nasser renverse la monarchie, place sur le devant de la scène le général Mohammed Naguib, nommé premier président d’Égypte pour l’écarter un an plus tard et accéder à son tour à la présidence de la République d’Égypte, en juin 1956. On entre dans le socialisme nassérien de plein fouet. La décision de construire le Haut Barrage d’Assouan – en noyant la vallée de la Nubie – en est le premier acte et pour financer cet immense chantier, celle de nationaliser le Canal de Suez. Nasser promulgue de grandes lois de nationalisation en 1961 qui ne laissent plus aucun espace aux investissements privés. Les industries de tous bords, dont les studios de cinéma, a-fortiori les Studios Misr, passent sous la coupe de l’État qui crée, dans le cadre du secteur public, la Fondation du cinéma. Comme le souligne Mona Assaad, « et la crise commence… »

À propos du film Aux Studios Misr

Privatisations, état des lieux des Studios – En 2000, sous le gouvernement Moubarak, à l’inverse des quarante ans précédents, se profile un mouvement de privatisation. Les studios et salles de cinéma sont proposés à de potentiels investisseurs. Une équipe de jeunes utopistes, tous amoureux de cinéma, s’intéresse alors aux mythiques Studios Misr dans le but de les moderniser et relève le défi. Ils signent un bail de vingt ans avec l’État pour la reprise des Studios, avec la possibilité, plus tard, de les acquérir. De 17 hectares de propriété originelle, la signature se fait pour 8 hectares, les entrepôts décors ayant entre-temps été transformés en potager. Garder les fonctionnaires est une clause du contrat.

Aly Mourad, ex-directeur général

Ils acquièrent ce qui reste des somptueux Studios des années 36 : deux labos, quatre plateaux, un auditorium de mixage, des ateliers-entrepôts, des décors cachant le délabrement des bâtiments, un groupe électrogène, une pompe à essence, les studios étant situés loin du centre-ville. Ce film est le récit de l’immense travail réalisé pour faire revivre les Studios Misr, mémoire du cinéma égyptien et partie de l’identité égyptienne, porté par l’enthousiasme d’une équipe réunie autour de Karim Gamal el-Dine, président d’Elixir Artistic Services, société privée de post-production pour le montage et le mixage. Mais le mal est fait, et profond, l’équipe trouve les bâtiments et matériels quasi à l’abandon et découvre l’ampleur du désastre, bien caché lors de la visite protocolaire d’achat. L’état des lieux rapporté par la caméra, comme les transactions entre l’équipe Elixir et le chef du Comité de remise des Studios et ses fonctionnaires, est surréaliste. Tout est obsolète et délabré mais tout se vend, même une chaise à trois pieds, déclarée utilisable aux trois-quarts par le vendeur. Le secteur public, responsable des Studios pendant quarante ans, n’a pris aucun soin des infrastructures, tout est détruit ou hors d’usage, les équipements sont caducs. Au-delà du cauchemar administratif lié entre autres aux contrats, et la découverte de certains entrepôts jusqu’alors cachés ou détournés vers d’autres usages, l’état des négatifs mal stockés efface l’art et la mémoire d’une partie de la cinématographique égyptienne, un crève-cœur. « Le celluloïd des vieux films se décompose avec le temps et dégage une odeur de vinaigre… » dit Karim Gamal el-Dine. Les images de Mona Assaad montrent l’étendue de la corruption.

Image ou réalité ?

L’équipe Elixir Artistic Services – « Filles d’Alexandrie, on est les statues des Studios Misr ! » cette comptine traverse le temps et conduit le jeu des enfants, aujourd’hui comme hier : « Quand on dit image, on se fige comme une statue et on ne doit ni parler ni bouger ; quand on dit réalité, on court » raconte l’un d’eux, un peu comme en France on joue à « un, deux, trois, Soleil ! » Image ou réalité… Cette comptine accompagne le film et la reconstruction des Studios, elle raconte l’histoire d’Elixir. La réalisatrice présente l’équipe, qu’elle suit et qui s’investit avec générosité, inventivité et passion dans la restauration, parcours éprouvant mais début d’une belle histoire professionnelle et d’une formidable histoire de vie et de fraternité. Mona Assaad, réalisatrice et narratrice leur tend le micro quinze ans plus tard, pour garder traces. Chacun se présente en parlant de sa rencontre avec le cinéma : Hatem Taha, ancien directeur technique et directeur de post-production ; Karim Gamal el-Dine, président d’Elixir ; Aly Mourad, ancien directeur général ; d’autres encore qui ont travaillé dans les Studios. En vis-à-vis, deux personnalités commentent et réagissent :  le critique et historien de cinéma Samir Farid, aujourd’hui disparu et Gaby Khoury, producteur de Misr International Films (MIF), société de production créée en 1972 par le réalisateur Youssef Chahine. Des extraits de films du début du XXème accompagnent le récit, avec de brefs flash-back sur ce passé étoilé et sur les strass passés, chambre d’écho de trésors cinématographiques enfouis dont certains sont à jamais perdus. Ces extraits en fondus enchaînés enrichissent le récit sans jamais en perturber le rythme.

Le chantier, les nouveaux équipements – Dans la seconde partie du film, Une histoire de développement, on assiste au grand chantier de rénovation des Studios. Toute l’infrastructure est repensée et entièrement refaite : électricité, alimentation en eau, égouts etc. avant que de nouveaux appareils soient installés. Le directeur du labo, Gamal Hola, explique la rénovation des salles de développement et de tirage, le nettoyage des négatifs, les unités de contrôle, la salle de projection, les vestiaires du personnel etc. Inauguré en 2004, le labo rénové des Studios Misr, fut un succès, il a traité plus de 181 films, de 2004 à 2015. Mohamed Attia, directeur technique et architecte d’intérieur arrivé sur le projet en 2001pour la rénovation des bâtiments s’est penché sur le design des plus petits détails, l’accueil, la mosaïque du sol, le légendaire portail de fer utilisé dans les tournages qu’il convenait de protéger.

Les Studios rénovés, en action

Karim Gamal el-Dine présente l’auditorium de mixage baptisé Auditorium Oum Kalthoum en référence au premier film tourné dans les Studios dont la chanteuse fut la vedette et aux enregistrements qu’elle y fit, lieu parfaitement insonorisé dans les matières traditionnelles du pays. Aly Mourad reconnaît de son côté le bond technologique fait pour le cinéma égyptien, au vu du nouveau labo et de l’auditorium, et montre, par quelques chiffres, le renouveau des Studios : 170 films mixés entre 2004 et 2015 ; 96 films montés entre 2003 et 2015, 243 films tournés de 2000 à 2015. La production ayant repris il donne l’exemple du long métrage documentaire de Tahani Rached produit par les Studios, Ces filles-là, sur les adolescentes vivant dans les rues du Caire, présenté en sélection officielle hors compétition au Festival de Cannes 2006. « On produit les films que nous pensons nécessaires » dit-il, avec l’adaptation nécessaire à une certaine rentabilisation, le budget s’étant épuisé dans la rénovation.

Les mutations technologiques – Gaby Khoury, producteur et vice-président de la Chambre du Cinéma parle du contexte économique pour le cinéma et se souvient de la censure. Pour placer l’échelle de la demande en cinéma, il compare : « l’Égyptien va au cinéma une fois tous les six ans, le Français une fois tous les trois ans…Il y a 400 écrans de cinéma en Égypte, 5500 en France. » Cette troisième partie du film évoque la place de l’État aujourd’hui dans le domaine du cinéma et évoque la concurrence avec l’EMPC : Egyptian Media Production City, privatisés par Moubarak mais qui reste propriété de l’Union nationale radio et télévision, donc du secteur public. De ce fait le prix des prestations pour le cinéma ont nettement baissé et mettent à nouveau en danger les Studios Misr. « Les films ont perdu de leur valeur à cause du gouvernement, car les producteurs étaient contraints à céder leurs droits à la télévision d’État pour 99 ans, et nombre de films furent vendus à des sociétés étrangères » constate Karim Gamal el-Dine. La crise financière de 2008 a généré des pertes importantes pour les Studios Misr, en 2009. Puis la révolution de 2011 a marqué un coup d’arrêt dans le développement des Studios. Par ailleurs la technologie a fait un nouveau saut en avant et changé le visage de l’industrie. Rama Mansour, chargée du service clients, mesure ce changement et fait le constat de l’évolution technique : « Les caméras numériques induisent l’absence de négatifs, le film part au montage puis au mixage sur disque. » Le travail est profondément modifié. « Force est de constater que presque tous les labos ont fermé et que ceux qui fonctionnent font de la restauration de films » dit Aly Mourad. Et Karim Gamal el-Dine précise : « Aujourd’hui, il n’y a ni perte ni bénéfice… si le cinéma est demandé, le gouvernement contrôle tout. »

Au montage

Vingt ans plus tard – La dernière partie du film, Et finalement notre histoire, raconte l’histoire d’Elixir, en flash-back : « Dans le temps on était une équipe de jeunes qui avons transformé l’industrie du cinéma. Notre génération a bâti quelque chose qui a entraîné le développement de divers domaines. » Aly Mourad fait la synthèse de l’aventure : « Notre entité, Elixir, s’est trouvée menacée par l’immensité des Studios. » Hatem Taha regarde de son côté l’avant et l’après de ce chantier titanesque et Karim Gamal el-Dine analyse : « On était jeunes. On rêvait sans trop réaliser le travail nécessaire et les ressources requises, surtout en Égypte. » Les mutations technologiques ont obligé à réduire l’équipe et à licencier, par exemple l’équipe de montage puisqu’il n’y a quasiment plus de pellicules, et l’équipe originelle a commencé à se disperser. Aujourd’hui, quinze à vingt ans ont passé depuis la re-construction des Studios Misr à partir de l’année 2000, rendue possible par l’ardent travail de toute une équipe.

Affiche “Aux Studios Masr”

Autour, à Gizeh, les bâtiments ont poussé comme des champignons, on ne voit plus les Pyramides. Karim Gamal el-Dine réaffirme son acte de foi pour le cinéma, un art qui, en Égypte, « s’arrête puis reprend », avec « des films qui nous restent et nous rassemblent » malgré de nombreuses pertes. « Les films, ce n’est pas juste un héritage, ils font partie de nous » ajoute-t-il.

La réflexion sur la réalité cinématographique égyptienne à travers le temps qu’induit ce film, représente une impressionnante somme de travail, et du courage. L’Égypte, le seul pays au monde ayant produit plus de cinq mille longs métrages et qui n’a pas d’archives ; un régime méprisant le passé… Des archives non seulement importantes pour la conservation des films anciens mais aussi pour la promotion du cinéma égyptien » commente le critique Samir Farid. Basé sur un projet d’équipe et une belle utopie, ce documentaire offre une mine d’images et une pluralité de pistes de réflexions, vitales en art : secteur privé et secteur public ; liberté de création et censure ; intervention de l’État et politique culturelle ; protection des artistes et des œuvres ; éthique et corruption ; conservation du patrimoine cinématographique. Il montre la puissance créatrice de l’Égypte au XXème siècle dans les domaines de l’image, de la chanson et de la musique, de la danse, de l’écriture, de l’interprétation. Il renvoie à la mémoire collective, comme un miroir de l’Égypte passée qui mêle drame, comédie, musique, chant et danse. Il témoigne d’un art de vivre, d’une liberté de dire et de penser, de jouer, rêver et imaginer, depuis la naissance du septième Art. « Il est de la responsabilité du cinéaste de travailler avec la vérité et de la montrer à tous. Et ce processus commence avec sa propre vérité » disait le célèbre réalisateur Youssef Chahine, dans sa Leçon de cinéma, à Cannes, en 1998. C’est ce qu’applique magnifiquement Mona Assaad avec Aux Studios Misr. Dans un environnement technique aujourd’hui totalement modifié, ce film nous renvoie de fait à la question : qu’est-ce que le cinéma aujourd’hui et quelle est sa place au XXIème siècle ?

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2020

Écrit et réalisé par Mona Assaad – producteurs Mona Assaad, Karim Gamal el-Dine – caméra et prise de son Waheed Nagy – montage Reem Farid – montage sonore Moataz al-Kamary – mixage Ahmad Gaber – graphique et générique Ahmed Abdel Maksoud. Dans l’ordre d’apparition : Hatem Taha, Aly Mourad, Karim Gamal el-Dine, Samir Farid, Gaby Khoury. site : www.studiomasr.com – © Studio Masr, les photographies de l’article sont issues du film.