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Les cinq fois où j’ai vu mon père

© Nathania Périclès

Texte et mise en scène Guy Régis JR, avec Christian Gonon de la Comédie Française – à Théâtre Ouvert, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Assis côté jardin l’acteur-conteur regarde le public s’installer avant d’entrer dans le vif du sujet, un récit où l’auteur part à la recherche de sa propre histoire. Il énonce : « La cinquième fois où j’ai vu mon père, ce fut la dernière… » Bruitage des étals de marché et chant du coq. Cette cinquième fois, l’enfant avait douze ans et taraude sa mère : « Cet homme à la valise, sur le marché, c’était lui ? C’était lui, je le sais. Pourquoi ne réponds-tu pas ? » L’enfant raconte l’absence, les apparitions et disparitions, le chagrin de sa mère et le sien, de nature différente, l’incompréhension. Le récit fait le compte à rebours des quatre rencontres précédentes avec ce père aimé, l’absent, qui un jour, a quitté son île natale, Haïti. Parti pour les États-Unis, il ne s’est pas retourné, sauf, de loin en loin, sur son fils. Il a quitté un pays « sans-dessus dessous » comme finit par le lui dire sa mère. Elle, fière et décidée, ne le quittera pas. « Comment effacer un pays ? Un pays ne s’efface pas… » dit-elle.

La quatrième fois, « il était venu pour me dire qu’il m’aimait ». Le père-ombre semblable à un oiseau noir est représenté sur l’écran situé côté cour et en même temps habité par le conteur. « La troisième fois, j’avais 9 ans, il est venu pour ma communion, et on a posé dans le studio photo de Magic Photos ». Un flash traverse la salle et éblouit le public, souvenir d’un moment qui se grave au plus profond. La seconde fois, « j’avais 6 ans. Ma mère m’a demandé de me faire beau, je ne savais pas pourquoi, j’ai cru qu’on allait à l’église. Je pleurais toute la pluie » ajoute-t-il, quand il comprit. La première fois, « j’avais un an et je pleurais » ; « Arrête… Arrête… » lui disait-on. Et il apprit à dire « papa… » Le Père était parti dans l’espoir d’une vie meilleure. « Depuis, l’enfant l’avait cherché partout, dans tous les visages, dans toutes les moustaches, dans tous les visages d’hommes. »

Depuis ce départ, il/le narrateur/ Guy Régis JR – car l’œuvre est autobiographique – avait cherché ce Père. « J’ai si soif de te voir… » il aurait aussi voulu connaître « la recette de l’oubli » ne plus voir, ne plus souffrir en même temps qu’il se chargeait d’énergie. « J’aurais voulu manger le soleil, être le soleil… »  À Haïti la nature est présente, soleil et pluie,  comme l’art, par les peintres et les écrivains, mais l’envie de partir souvent est plus forte, pour vivre mieux. Les pères partent et laissent un grand vide. C’est le récit que fait Guy Régis JR de sa vie, à la recherche de sa propre histoire. « Aujourd’hui, à l’âge où je suis vieux, je me surprends à le chercher encore… je le cherche sans répit » ajoute-t-il.

Écrivain, réalisateur et metteur en scène Guy Régis JR fonde sa compagnie, Nous Théâtre, en 2001 et pose un acte fondateur avec son premier spectacle Service Violence Série, créé en 2005. Il est également actif dans le développement des arts vivants en Haïti, et a créé le Festival 4 Chemins à Port-au-Prince, moment important de la vie culturelle de la capitale haïtienne. Réalisateur de courts métrages expérimentaux, il est actuellement en résidence à la Villa Médicis où il mène un projet d’écriture. Ses textes – théâtre, romans et poésie, sont traduits en plusieurs langues.

Avant d’être un récit-scène, Les cinq fois où j’ai vu mon père est un récit-roman. L’écriture, sensible, évidente et poétique, est ici comme une petite musique teintée de la mémoire. Avec intensité et sans artifice Christian Gonon, acteur de la Comédie Française, porte magnifiquement ce monologue intérieur. Il habite l’enfance et parle des chagrins, entre le silence de la mère et l’absence du père comme un arrachement. A côté de lui l’écran se peuple des dessins naïfs de Raphaël Carloone ponctuant le récit. Ils mettent le projecteur sur l’identité haïtienne de l’auteur et traduisent l’environnement et le climat, la violence de la pluie à certaines périodes, en lien avec le désarroi de l’enfant.

Derrière le chagrin il y a la vie et les cris d’enfants. Il y a un grand lyrisme de l’auteur qui avec pudeur parle de départ et d’exil dans un pays, Haïti – premier pays au monde né d’une révolte d’esclaves comme le fut la révolution haïtienne, en 1804  – où 70 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Pays qui avait inspiré à Césaire La Tragédie du Roi Christophe, montée pour la première fois par Jean-Marie Serreau, en 1964. C’est un travail de mémoire qui traverse tous les pays, toutes les enfances.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2022

Avec Christian Gonon, de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Kim Barrouk, Hélène Lacroix – création sonore Hélène Lacroix – images Raphaël Carloone – régie générale Sam Dineen – Le roman, Les cinq fois où j’ai vu mon père est publié aux éditions Gallimard, collection Haute Enfance.

17 au 29 janvier 2022, Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta 75020 Paris – tél. :01 42 55 55 50 – site : theatre-ouvert.com – En tournée : 25 et 26 mars 2022 : Tropiques Atrium, Fort de France, Martinique – 1er et 2 avril 2022 : L’Artchipel, Basse-Terre, Guadeloupe – à venir : Théâtre de Liège, Belgique

Vie de Joseph Roulin

© Geoffray Chantelot

Texte Pierre Michon – interprétation et mise en scène Thierry Jolivet – création musicale et interprétation Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau – compagnie La Meute – au Théâtre de la Cité Internationale/Paris.

On pénètre au cœur de la peinture de Van Gogh comme au centre de la terre, dans la matière en fusion même. On y est guidé par Joseph Roulin, modeste employé des Postes à Arles, qui entre deux absinthes jaunes 80° le rencontre. Deux hommes que bien des choses sépare se lient d’amitié au café de la Gare entre 1888 et 1890, l’un, héroïque et tragique, peint l’autre dans sa vie minuscule, avec les siens, avant qu’il ne soit nommé à Marseille. Van Gogh décline les portraits de la famille, le père, postier, massif, alcoolique et républicain, vêtu de l’uniforme et de la casquette bleue portant la fière inscription des Postes, barbe ondulée et yeux verts fixant le vide ; l’épouse, Augustine, mains posées sur le tablier, se perdant dans le papier peint aux dahlias blancs, dont l’un des tableaux la représentant s’intitule La Berceuse ; le fils aîné, Armand, un peu rebelle, parti au loin, dans la marine ; Camille, garçon de neuf dix ans ; Marcelle, la petite de moins d’un an. Presque tous les jours Vincent écrit à Théodore, dit Théo, le frère de quatre ans son cadet et lui présente son travail : « Maintenant je suis en train avec un autre modèle, un facteur en uniforme bleu agrémenté d’or, grosse figure barbue très-socratique. Républicain enragé comme le père Tanguy. Un homme plus intéressant que bien des gens. »

Debout devant un micro sur pieds, Thierry Jolivet tel un conteur devenu postier chuchote à voix douce une histoire qui bouleverse, la vie rugueuse de Vincent Van Gogh, éblouissant artiste mais qui,  de son vivant, ne le savait pas.  « J’allais aller mieux » confesse Vincent. La parole est nue et le texte dépouillé. « Quand il fait Mistral, c’est pourtant juste le contraire d’un doux pays ici, car le Mistral est d’un agaçant, mais quelle revanche, lorsqu’il y a un jour sans vent. Quelle intensité des couleurs, quel air pur, quelle vibration sereine » écrit-il, depuis Arles. L’image est commentaire et tourne devant nos yeux dans un dispositif où les bleus et les jaunes se reflètent et jamais ne s’arrêtent (création vidéo Florian Bardet). Dos à l’écran mais chargé des couleurs qui l’assaillent, Thierry Jolivet est aussi Vincent en même temps que Théo, directeur d’une petite galerie de tableaux, présent tout au long de la vie de son frère et témoin de l’œuvre en train de se faire. La main de l’acteur, mobile, tient peut-être le pinceau (création lumière David Debrinay, Nicolas Galland). Au centre du plateau, de chaque côté du récitant-Van Gogh, suicidé de la société selon Artaud, deux musiciens, Jean-Baptiste Cognet, compositeur de musique à l’image travaillant avec les synthétiseurs, et Yann Sandeau, compositeur formé à la batterie, au clavecin et aux musiques électroniques, déclinent couleurs et émotions. Sur le mur du fond un écran égrène les œuvres en mouvement qui se réfléchissent au sol et de chaque côté, dans les miroirs d’une construction scénographique en trapèze isocèle (construction du décor Clément Breton, Nicolas Galland).

© Rémi Blasquez

Les bleus profonds et verts vifs, les jaunes des soleils dans un vase ou dans le ciel, celui de la Maison jaune, la maison de Vincent où Gauguin le rejoint quelques mois avant que tous deux ne se déchirent et que Van Gogh s’automutile, se coupant l’oreille ; les Vergers fleurissants, Les Iris, le Champ de blé avec corbeaux, l’extraordinaire Nuit étoilée, autant de tableaux nous enveloppent dans leurs courbes, volutes et tourbillons. À l’asile de Saint-Rémy où Van Gogh accepte de se rendre, il peint avec ardeur avant de rejoindre Théo à Paris, en mai 1890 et de s’installer à Auvers-sur-Oise, près de la maison du Docteur Gachet dont il réalise le portrait. Deux mois après il se tire une balle dans la poitrine dans un champ de blé, sorte de fatalité tragique de son destin brisé. La fille de l’aubergiste d’Auvers-sur-Oise le fait savoir, quelque temps plus tard, à Joseph Roulin, inquiet de rester sans nouvelles : « Van Gogh s’est tué alors qu’il était dans notre pension, l’Auberge Ravoux ». Théo le suit et meurt six mois plus tard. C’est Joanna Bonger, son épouse, chargée de gérer l’héritage de Vincent qui s’occupe depuis les Pays-Bas où elle est rentrée, pays d’origine des frères Van Gogh, de rassembler les œuvres. La notoriété de Vincent, grâce à elle, se développe enfin.

« Qu’est-ce qui fait qu’un peintre devient connu alors qu’hier il ne l’était pas ? » pose Joseph Roulin qui refuse de vendre son portrait réalisé et offert par Vincent, à un marchand d’art qui le lui demandait avec insistance. Il finit par le lui céder, pour rien, sous la seule condition d’y noter : « Ce tableau a été offert par Vincent Van Gogh à Joseph Roulin à qui il a toujours appartenu. » Le spectacle pose ainsi la question du sens de l’art et de l’arbitraire du marché de l’art, du courage que demande l’accomplissement du geste artistique.

Artiste associé au Théâtre des Célestins, à Lyon, Thierry Jolivet s’intéresse particulièrement aux grands textes de la littérature européenne – Dostoïevski, Dante, Boulgakov, Cendrars – et depuis une huitaine d’années met en récit la marche du monde contemporain. Il porte ici le texte de Pierre Michon publié en 1988, de manière bouleversante, et il en célèbre la densité avec une grande humanité. Pierre Michon est aussi l’auteur de Vies minuscules, comme l’est celle de Joseph Roulin qu’il nous fait suivre jusqu’à sa mort. Il écrit la langue comme on compose la musique. Michon et Jolivet font sortir la peinture du cadre et les couleurs de l’arc-en-ciel. La promenade introspective qu’ils proposent est teintée de la mélancolie blues de Van Gogh, qu’ils célèbrent comme un oratorio.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2021

Interprétation et mise en scène Thierry Jolivet – création musicale et interprétation Jean-Baptiste Cognet, Yann Sandeau – création lumière David Debrinay, Nicolas Galland – création vidéo Florian Bardet – sonorisation Mathieu Plantevin – construction du décor Clément Breton, Nicolas Galland – régie générale Nicolas Galland.

Du 24 janvier au 1er février 2022 – lundi, vendredi à 19h, mardi, jeudi, samedi à 20h30, relâche mercredi et dimanche – Théâtre de la Cité Internationale, 17, bd Jourdan 75014 Paris -Tél. : 01 43 13 50 50 – site : theatredelacite.com – En tournée du 8 au 12 février 2022 au Théâtre des Célestins à Lyon.

La fin de Satan

Poème de Victor Hugo – conception et jeu Christine Guênon, compagnie Chaos Vaincu – collaboration artistique Laure Guillem – Salon rouge de la Maison Victor Hugo.

Christine Guênon aime à fréquenter Victor Hugo. Elle en avait adapté son roman, L’Homme qui rit et présenté un spectacle au Théâtre de l’Aquarium, avant de le tourner dans le monde. Elle récidive avec La Fin de Satan accompagnée par Laure Guillem comme conseillère artistique et présente son solo à la Maison Victor Hugo. Dans ce même Salon rouge, l’écrivain lisait ses pièces à ses amis.

Le lieu est intime. Sur une petite estrade, un fauteuil. Blottie au fond du fauteuil, l’actrice et ses métamorphoses, intenses, entre la chute de l’ange, ce Dieu montré du doigt et la force de Satan. La Fin de Satan est une œuvre complexe dans laquelle Hugo se lance en 1854 et qui reste inachevée. Une partie de sa grande œuvre est déjà derrière lui. Né en 1802, Hugo écrit des poèmes depuis l’adolescence. Dès avant la trentaine il avait publié Les Orientales (1829), Hernani (1830) brisant les règles du théâtre classique et déclenchant une véritable bataille au Théâtre-Français, Notre Dame de Paris (1831), Le Roi s’amuse (1832), Lucrèce Borgia et Marie Tudor (1833), Ruy Blas (1838). Il avait été reçu à l’Académie Française en 1841. Son engagement politique avait débuté en 1848, année où il était élu à l’Assemblée Constituante. La Fin de Satan est donc en gestation depuis l’année 1854 mais ne sera éditée qu’en 1886, un an après sa mort. Hugo écrivait en même temps les Contemplations, publiées en 1856 et avait mis en attente son travail sur La Fin de Satan au profit des Misérables qui voyaient le jour en 1862.

 Écrite en vers, La Fin de Satan commence par sa chute dans l’abîme, les astres s’éteignent un à un, une plume des ailes de l’archange banni reste suspendue au bord du gouffre, prélude intitulé Hors de la Terre I : « Quelqu’un, d’en haut, lui cria : – Tombe ! Les soleils s’éteindront autour de toi – Maudit ! » Dans La Première Page, qui suit, Dieu déchaîne le déluge. Le début, « L’Entrée dans l’ombre » commence par  « Noé rêvait. Le ciel était plein de nuées. On entendait au loin les chants et les huées des hommes malheureux qu’un souffle allait courber… » puis, en vis-à-vis, avec « La Sortie de l’ombre » le Chaos refuse de reprendre le monde et Dieu consent qu’il revive. Le Livre Premier porte ensuite pour titre Le Glaive et met en scène Nemrod, ce géant qui ayant conquis la terre part à la conquête du ciel : « Il s’en retourna seul au désert, et cet homme, ce chasseur, c’est ainsi que la terre le nomme, avait un projet sombre. »  Dans Hors de la Terre II la plume de Satan devient un ange-femme appelée par Dieu, Liberté : « Cette plume avait-elle une âme ? Qui le sait ? » Le Livre Deuxième intitulé Le Gibet fait le récit de la crucifixion : « En ce temps-là, le monde était dans la terreur ; Caïphe était grand-prêtre et Tibère empereur… » Hors de la Terre III met en scène Satan proclamant son amour de Dieu en même temps que son impuissance et son envie de vengeance. Trois chants l’interrompent : « Chanson des oiseaux », « Chant de l’infini » et « Hymne des anges ». « Lumière ! fiancée de tout esprit, soleil ! feu de toute pensée, vie ! où donc êtes-vous ? » L’œuvre se termine avec L’Ange Liberté qui, descendant dans le gouffre affronte Satan et dans cette lutte du bien avec le mal, cherchant à remonter sur terre pour sauver les hommes, « L’ange entendit ce mot ; Va ! »

Métaphore de la liberté, l’œuvre est épique et métaphysique, son adaptation n’est pas une mince affaire. La proposition de Christine Guênon est superbement agencée. Narratrice, elle incarne l’auteur comme elle incarne le mal et le bien, Satan et l’Ange-Liberté, du fond de son gouffre/fauteuil avec une grande puissance évocatrice. Sa parole habitée jaillit du fond du Salon Rouge sous le regard de Victor Hugo, façonné par le sculpteur David d’Angers. C’est une belle proposition théâtrale et littéraire qui trouve sa juste place dans le lieu emblématique de l’écrivain, sa Maison.

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2022

Du 14 janvier 2022 au 4 février 2022 à 19h30, Maison Victor Hugo, 6 Place des Vosges, 75004 – métro : Bastille, Saint-Paul – site : www.musee-hugo.paris.fr – tél. : 01 42 72 10 16

Chère chambre

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène Pauline Haudepin, au Théâtre de la Cité Internationale.

Une jeune femme de vingt ans, Chimène, annonce à ses parents qu’elle est atteinte d’une maladie incurable (Claire Toubin). La source du mal : une nuit passée avec un inconnu, sans-abri, rencontré dans la rue. Elle fait face. Ni explication, ni regret, ni pleurs, ni culpabilité. Comme un acte de gentillesse et d’empathie, esquisse-t-elle. Des parents aimants, atterrés et aux quatre cents coups devant l’absurde, qui se débattent avec l’idée de la mort (Sabine Haudepin et Jean-Louis Coulloc’h). Domino, l’amie prof de philo au caractère bien trempé qui partage sa vie et n’est guère en harmonie avec la belle-famille, en état de sidération et de colère (Dea Liane). Deux générations, pas de guerre, seulement de l’incompréhension, de l’illisible. Une famille qui va se déliter.

Mis à plat, l’argument est plus loufoque que tragique car on a peine à croire à la beauté du geste, au baiser au lépreux, à l’idée de rédemption ou de sacrifice. Le passage d’un réalisme peu exaltant à la manière d’un huis-clos – la chambre de la jeune fille et son environnement bourgeois, l’aveu de son geste gratuit – à une prise de hauteur et de distance vers un certain onirisme, devient plus intéressant. La pièce semble vouloir tirer vers le fantastique, mais n’y arrive pas vraiment, malgré l’apparition d’un personnage singulier, Theraphosa Blondi, mygale dévorante (Jean-Gabriel Manolis). On s’accroche à cette sorte de double de Chimène issue de son imaginaire et de ses dessins, rêve incarné ou symbole de déshérence, sans savoir vraiment ce qu’on cherche, ni vers quoi va le texte.

Reste la fuite en avant, la question de la destruction, du suicidaire, le no future, des personnages qui se décalent : des parents archétypes de la petite bourgeoisie qui essaient de se projeter dans un avenir sans enfant, l’égarement de Chimène dans son univers – sa chambre – qui se décompose, comme son univers d’enfance et son espace mental. Des angoisses bien contemporaines et des hallucinations, un léger humour grinçant et quelques fantasmes, un peu d’étrangeté, ne suffisent pas à faire décoller l’ensemble ni par le texte ni par l’univers plastique qui se superpose, même si les acteurs sont tous à leur place et s’en sortent bien avec leurs rôles.

Chère chambre est la seconde pièce créée par Pauline Haudepin au TNS, pièce présentée comme carte blanche en 2016 quand elle y était apprentie-comédienne à l’école, puis remontée en 2018. Sa première pièce s’intitulait Les Terrains vagues. Comme on dit du vin qu’il est un peu jeune, le texte et le regard de Pauline Haudepin, le sont aussi.

Brigitte Rémer, le 23 janvier 2021

Avec : Jean-Louis Coulloc’h, Sabine Haudepin, Dea Liane, Jean-Gabriel Manolis, Claire Toubin – scénographie Salma Bordes – lumière Mathilde Chamoux – costumes Solène Fourt – composition musicale et son Rémi Alexandre – plateau et régie générale Marion Koechlin – production et administration Agathe Perrault, La Kabane – Le texte est publié par Les éditions Tapuscrit/Théâtre Ouvert.

Du 17 au 29 janvier 2022 – lundi, vendredi à 20h30, mardi, jeudi, samedi à 19h, relâche mercredi et dimanche – Théâtre de la Cité Internationale, 17, bd Jourdan 75014 Paris – RER Cité Universitaire – tél. : 01 43 13 50 50 – site : theatredelacite.com

 

Salon du livre des Balkans

10ème édition ! Vendredi 11 et jeudi 12 février 2022, 65 rue des Grands Moulins. 75013. Paris – Pôle des Langues et Civilisations, à l’INALCO/BULAC (Entrée libre).

VENDREDI 11 FĒVRIER  2022                                                                                

16h –  Ouverture du Salon Inauguration de l’Exposition
 “Dix éditions du Salon au travers de ses affiches et des photographies” 

16h30 – Les invités de nos Coups d’Cœur,  autour de Trois Villes/Trois Époques – Ylljet Aliçka pour “Métamorphose d’une capitale” éditions L’Esprit Du Temps – Ivan Nilsen  pour “Les carnets de Salonique” éditions Marie Barbier  – Sedef Ecer pour “Trésor national”  éditions JC Lattès – Échange animé par Ornela Thodoroshi

17h30Projection du film lauréat 2021 dans la catégorie documentaire “Do you go out ?”  de Ines Jokos  (Croatie, sous-titre anglais) en partenariat avec le festival SEE à Paris

18h – La littérature croate contemporaine Carte blanche à Chloé Billon traductrice du croate au travers des ouvrages de Dubravka Ugresic, Bekim Sejranovic, Olja Savicevic et Robert Perisic.
Dialogue avec Marie Vrinat-Nikolov, enseignante à l’Inalco

19h – Table ronde “De l’Histoire à la fiction” avec :
Timothée Demeillers pour “Demain la brume” éditions Asphalte 
Jeton Neziraj pour “Vol au-dessus du théâtre du Kosovo” “Spectacle pour 4 acteurs”
éditions Espace d’un Instant
Florina Illis pour “Le livre des nombres” éditions Syrtes 
Nedim Gursel pour “Balcon sur la Méditerranée, cet hiver à Sarajevo” éditions Le Seuil.
Échanges modérés par Bernard Lory historien et enseignant à l’Inalco

21h – Photographies d’Adrien Selbert  “Les Bords réels” , Présentation du livre et projection de l’ouvrage consacré à la Bosnie, éditions Bec en l’air – Entretien animé par Pascal Hamon fondateur du Salon

 

SAMEDI 12 FĒVRIER 2022

10h – Ouverture du Salon

11h Comment parler de l’actualité littéraire balkanique ? Avec Jean Paul Champseix,  Timur Muhidine, Nicolas Trifon. Échange animé par Evelyne Noygues

13h – Rencontre avec les élèves de l’école de langue bulgare “Cyrille et Méthode”, avec l’école de langue turque “De la Seine au Bosphore” et avec l’école grecque de Chatenay-Malabry autour des Fables et notamment celles d’Esope, de La Fontaine et de Stojan Mihajlovski (Bulgarie)

15h – Conférence  Débat  “La liberté de la presse dans les Balkans”  avec les directeurs des sept éditions internationales du Monde Diplomatique présents dans les Balkans : Kosovo, Albanie, Bulgarie, Grèce,  Macédoine du Nord, Serbie, Turquie. Présenté par Anne Cécile Robert directrice des éditions internationales du Monde Diplomatique

16h30 – Table Ronde “Importance et fragilité des communautés juives dans les Balkans modérateur Jean-Claude Kuperminc directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite   universelle. Avec  la participation de :
. Odette Varon -Vassard pour “Des sépharades aux juifs grecs” éditions Le Manuscrit
. Nadège Ragaru pour “Et les juifs bulgares furent sauvés, une histoire des savoirs sur  la Shoah
en Bulgarie “
 éditions Presses de Sciences-Po
. Moïse Abinun ” Les lumières de Sarajevo” éditions Lior  présenté par François Azar et Gazmen Toska, représentant du musée juif de Berat en Albanie

18h – séance de dédicaces

18h30 – Le Salon du Livre des Balkans fête ses 10 éditions ! Intervention musicale
de Gulay Hacer Toruk et ses musiciens

21h     clôture du Salon

Pôle des Langues et CivilisationsINALCO/BULAC –  65 rue des Grands Moulins Paris 75013 – RER : C – Métro : ligne 14 – Bus : 276283 – Tram : T3A. Stations : Patay – Tolbiac ; Bibliothèque Rue Mann ; Bibliothèque Chevaleret ; Bibliothèque François Mitterrand ; Maryse Bastié ; Porte d’Ivry.

Entrée Libre dans le respect des règles sanitaires en vigueur  –  (Retransmission vidéo des débats)

Monaco – Alexandrie. Le grand détour – Villes-mondes et surréalisme cosmopolite

Ouvrage publié avec les éditions Zamân Books, sous la direction de Morad Montazami, responsable d’édition Madeleine de Colnet, à l’occasion de l’exposition éponyme présentée au Nouveau Musée National de Monaco/ Villa Sauber.

Historien de l’art, éditeur et commissaire d’exposition, Morad Montazami accompagné de Madeleine de Colnet, directrice de projets artistiques et culturels et de Francesca Rondinelli, conseillère scientifique, signent le commissariat de l’exposition Monaco-Alexandrie. Le grand détourVilles-mondes et surréalisme cosmopolite, présentée à Monaco depuis le 17 décembre. Ils éditent un riche ouvrage en bilingue français/anglais prolongeant l’exposition et préfacé par la Princesse de Hanovre dans lequel se croise la parole d’écrivains, poètes, peintres et philosophes émaillée de photographies d’archives. « Ce livre fonctionne comme un guide de voyage entre deux grands carrefours méditerranéens, Monaco et Alexandrie » écrit Björn Dahlström, directeur du Nouveau Musée, villa Sauber.

« Mais si Monaco et Alexandrie se regardent, c’est bien plus dans des eaux miroirs que dans des eaux étrangères » annonce Morad Montazami. L’ouvrage, comme l’exposition, met en exergue les parcours artistiques et interactions des écrivains et plasticiens allant de Monaco et du sud de la France, à l’Italie et à l’Égypte ; ceux qui ont contribué à l’avancée de l’art moderne ; ceux qui s’arrêtèrent à Monaco comme Léonor Fini, André Pieyre de Mandiargues, Stanislao Lepri, Constantin Jelenski et leurs liens avec les surréalistes égyptiens dont les figures-phares sont Georges Henein, journaliste, écrivain et poète et Ramsès Younan, peintre, intellectuel, écrivain et traducteur, auteur du célèbre tableau Tropique du cancer, réalisé en 1945.

Monaco-Alexandrie. Le grand détour nous plonge au cœur de la scène artistique alexandrine d’hier et d’aujourd’hui. On y trouve la référence aux grands artistes égyptiens reconnus dès le début du XXème, comme le sculpteur Mahmoud Mokhtar, représentatif de la Nation, dont la sculpture Le Réveil de l’Égypte (Nahdat Misr, 1920) fut inaugurée dans sa version monumentale par le roi Fouad 1er, en 1928. Dix ans plus tard, un collectif de trente-huit intellectuels et artistes égyptiens et non-égyptiens se reconnaissant dans le mouvement du surréalisme, avait fondé au Caire le 22 décembre 1938 le groupe Art et Liberté, autour du critique d’art Georges Henein, ardent défenseur de la liberté de l’idée, des récits de rêve et de l’écriture automatique, en lien avec André Breton. Ce dernier écrivait à Henein : « Le démon de la perversité, tel qu’il daigne m’apparaître, m’a bien l’air d’avoir une aile ici, l’autre en Égypte. » Georges Henein sera contraint à l’exil en 1962 en raison de ses positions politiques et de son opposition à Nasser. Autre figure-phare du groupe, le peintre, écrivain et traducteur Ramsès Younan (1913-1966) qui crée avec Georges Henein la revue La Part du sable pour le groupe surréaliste égyptien, publie les traductions en arabe de Camus, Kafka et Rimbaud. Installé à Paris entre 1946 et 1956, il présente sa première exposition personnelle à la Galerie du Dragon. À cette occasion, un dialogue avec Georges Henein sur l’automatisme est publié sous le titre Notes sur une ascèse hystérique. Le groupe Art et Liberté rédige un Manifeste intitulé Vive l’Art dégénéré en réponse aux idéologies fascistes du IIIème Reich qualifiant l’avant-garde d’art dégénéré. Son objectif, à la veille de la seconde guerre mondiale, est de démontrer son engagement au plan international en dénonçant la violence de la société et en luttant contre le colonialisme, le fascisme et la montée des nationalismes, (cf. notre article du 20 janvier 2017 sur l’exposition Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Égypte – 1938/1948 qui s’est tenue au Centre Georges Pompidou).

Plusieurs chefs de file artistique ont marqué de leur empreinte le développement de l’art moderne en Égypte : Mahmoud Saïd, figure emblématique d’Alexandrie, fils du Premier Ministre de l’Égypte sous protectorat britannique, a évolué dans le cosmopolitisme de la ville avec ses communautés grecque, française, italienne, arménienne, syrienne et libanaise. Portée par l’influence de la Méditerranée, son inspiration puise dans cette créativité internationale et l’identité hybride de la ville, dans la représentation de la femme ; Mohamed Naghi – dont l’une des célèbres toiles, L’École d’Alexandrie, sera détruite lors de l’incendie du Gouvernorat de la ville, en 2011 – frère de la talentueuse artiste peintre Effat Naguy, a réuni des artistes et des écrivains au sein de l’Atelier d’Alexandrie qu’il a créé, en 1935. Plus tard, en avril 1945, l’écrivain français Etiemble y créera la revue Valeurs rassemblant des auteurs de tous horizons, Taha Hussein alors recteur de l’Université d’Alexandrie soutiendra l’initiative ; autre institution qui inscrit la ville au répertoire de l’art international, la Biennale d’Alexandrie des Pays de la Méditerranée qui sera inaugurée le 22 juillet 1955 par Nasser au Musée des Beaux-Arts d’Alexandrie ; Mohamed Naghi se lie d’amitié entre autres avec André Lhote, peintre, graveur, illustrateur et théoricien français de l’art qui s’est rendu plusieurs fois en Égypte et y a puisé son inspiration. De son côté, Mohamed Mahmoud Khalil, mécène et collectionneur d’art s’est engagé pour les arts en rassemblant une des plus importantes collections d’art français hors de la France, avec plus de trois cents peintures et quatre-vingts sculptures. À sa mort, en 1953,  elle sera léguée à l’État et sa villa, au Caire, transformée en un musée national ; Autre mécène et amoureux des arts, Aldo Ambron dont la célèbre villa – rasée en 2017 – avait hébergé Lawrence Durrell qui y écrivit son célèbre Quatuor d’Alexandrie mettant en scène l’intelligentsia alexandrine, ou encore Gustave Aghion, banquier et collectionneur notamment des premières œuvres du Fauvisme dont le chef de file fut André Derain, et qui fit construire par les célèbres architectes français Auguste et Gustave Perret son hôtel particulier, la Villa Aghion, également détruite, en 2016.

De 1936 à 1952, sous Farouk Ier, Alexandrie a connu un fort développement touristique en même temps que culturel notamment dans le domaine du cinéma, avec la création de salles et l’action du grand réalisateur Youssef Chahine à compter de 1950. Plus tard, Chahine tournera Alexandrie pourquoi (1978), Alexandrie, encore et toujours (1989), Alexandrie-New-York (2004). En 1937, le Pavillon égyptien, à Paris, marque la première participation de l’Égypte à une exposition internationale d’arts et techniques appliquées juste après l’indépendance signée avec les Britanniques : L’Égypte, mère des arts et des techniques appliquées. Une sélection d’œuvres de l’art moderne égyptien y est présentée en même temps que des objets de l’Égypte antique. Mohamed Naghi y réalise une grande peinture murale, Les Larmes d’Isis, Mahmoud Saïd y expose son chef-d’œuvre, La Ville. En 1947 les artistes Fouad Kamel et Ramsès Younan sont invités à participer à l’exposition sur Le Surréalisme organisée par la Galerie Maeght à Paris, Georges Henein y publie un texte dans le catalogue, intitulé Séance tenante.

De nombreuses personnalités artistiques hantent Alexandrie, entre autres le poète grec Constantin Cavafy dont l’œuvre a alors surtout circulé dans les revues. Il est né à Alexandrie et avait acquis une certaine notoriété dans la communauté grecque de la ville et les cercles littéraires alexandrins – il a notamment côtoyé Edward Morgan Forster, romancier, nouvelliste et essayiste anglais tombé sous le charme de la ville et auteur lui-même d’une Alexandrie, promenade à travers la ville publiée en 1922 – « Tu ne trouveras pas d’autres terres, tu ne trouveras pas d’autres mers. La ville te suivra. Tu hanteras les mêmes rues. Dans les mêmes quartiers tu vieilliras et dans les mêmes maisons tu te faneras. Tu arriveras toujours dans cette ville… » écrivait Cavafy.

Autres personnalités artistiques alexandrines auxquelles fait référence l’ouvrage : l’artiste Samir Rafi et sa rencontre avec Le Corbusier ; la danseuse, peintre et écrivaine française Valentine de Saint-Point qui fait de l’Égypte où elle arrive en 1924  sa seconde patrie et écrit un Manifeste de la femme futuriste ; Filipo Tommaso Marinetti, fondateur du futurisme, né à Alexandrie, et Nelson Morpurgo qui, avec d’autres, signe le Manifeste Nous les futuristes italiens (Noi Futuristi italiani) ; les peintres Mayo et Ungaretti qui travaillent entre l’Égypte, la France et l’Italie ; Bona Tibertelli de Tisis, épouse Mandiargues à partir de 1950 et ses collages de tissus ; Leonor Fini artiste peintre surréaliste, graveuse, lithographe, décoratrice de théâtre et écrivaine d’origine italienne née à Buenos Aires qui, en 1940, vit à Monaco ainsi qu’André Pieyre de Mandiargues, écrivain surréaliste qu’elle a connu à Paris et Stanislao Lepri, consul d’Italie et peintre, qu’elle épousera. Les trois se fréquentent assidûment. Elle, peint principalement des portraits d’amis artistes et intellectuels et s’intéressant particulièrement à l’érotisme et au sado masochisme, illustrera l’œuvre du Marquis de Sade. Elle s’installe à Rome en 1943 avec Stanislao Lepri mais restera toujours en lien avec Mandiargues. Autre personnalité, écrivaine née dans une riche famille juive séfarade et cosmopolite faisant partie de la colonie britannique installée au Caire depuis plusieurs générations, Joyce Mansour s’installe en France en 1954, participe aux activités des surréalistes, rencontre André Breton et de nombreux artistes comme Pierre Alechinsky, Matta, Wilfredo Lam, Henri Michaux et André Pieyre de Mandiargues dont certains illustreront ses écrits.

Monaco-Alexandrie. Le grand détour fait référence à nombre d’artistes qui ont marqué ces villes de leur empreinte et ont participé à cette ferveur moderniste de l’entre-deux-guerres, la richesse des contributions le montre. L’ouvrage transmet une mine d’informations, il est abondamment illustré de reproductions sépia montrant dessins, affiches, gravures et photos, et d’un cahier d’une cinquantaine de tableaux aux tirages en couleurs de très belle qualité. Les deux villes, Monaco et Alexandrie, évoquent, chacune à leur manière, un monde magique et utopique, métaphysique et esthétique participant, par la recherche et l’engagement d’artistes de différentes disciplines et sensibilités, à l’avènement de l’art moderne.

Brigitte Rémer, le 22 janvier 2022.

Cet ouvrage est publié par le Nouveau Musée National de Monaco et Zamân Books & Curating, à l’occasion de l’exposition Monaco Alexandrie, le grand détour – Édition bilingue (français / anglais, 352 pages, 35.00 € – Auteurs de la publication : Cléa Daridan, Amina Diab, Arthur Debsi, Mehri Khalil, Marc Kober, Morad Montazami, Francesca Rondinelli.

Légende – Affiche du film de Youssef Chahine, Alexandrie pourquoi ? 1979 – Plage de Stanley Bay, Alexandrie, années 1930, collection David Thomas, archives Bibliotheca Alexandrina – Nabil Boutros, Santa Lucia, Alexandrie, octobre 1997 (Alexandrie revisitée, 1997/2004). Photographie argentique, archives Nabil Boutros, (p.64/65)

L’exposition se tient du 17 décembre 2021 au 2 mai 2022, au Nouveau Musée National de Monaco, Villa Sauber, 17 avenue Princesse Grace – Tous les jours de 10h à 18h, sauf les 25 décembre, 1er janvier et 1er mai – entrée gratuite le mardi de 12h30 à 14h pour Midi au Musée et tous les dimanches – tél. : +377 98.98.91.26 – site : www.nmnm.mc. Des trois cents œuvres présentées – tableaux, photos, sculptures, objets, textes et vidéos, une cinquantaine sont issues des collections du NMNM aux côtés d’autres collections monégasques (Palais Princier, Institut audiovisuel de Monaco, Musée d’anthropologie préhistorique, Musée océanographique de Monaco…) et de prêts exceptionnels provenant de collections égyptiennes publiques et privées. »

Relâche

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Conception et scénographie Francis Picabia (1924), musique Erik Satie, chorégraphie Jean Börlin, costumes Jacques Doucet et Francis Picabia, film Entr’acte de René Clair – Reprise en 2014 dans une chorégraphie et recherche historique de Petter Jacobsson et Thomas Caley, avec le Ballet de Lorraine/Centre chorégraphique national de Lorraine et l’Ensemble musical Contraste – Dans la Nef du musée d’Orsay.

Entrée au répertoire de l’Opéra national de Lorraine en 2014, la pièce, Relâche, convoque quatorze danseurs du Ballet de Lorraine qui font reculer le temps, d’un siècle. Ils sont ici accompagnés par l’Ensemble musical Contraste, placé sur un podium côté jardin, derrière quelques sculptures. Sous la grande et magnifique horloge du Musée d’Orsay une scène a été dressée – sur laquelle la scénographie de Francis Picabia a pris place, des rangées de réflecteurs dirigés vers la salle – surmontée d’un écran où le film de René Clair, Entracte, sera projeté. Satie pour la musique, Picabia pour le concept et la scénographie, Börlin pour la chorégraphie, René Clair pour les images, un beau générique ! C’est la première intervention du cinéma dans un spectacle de danse et l’un des premiers exemples de synchronisation de la musique avec un film.

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Un grand-père paternel cubain qui a émigré à New-York puis à Madrid, un grand-père maternel chimiste et photographe, une mère qui meurt quand il a sept ans mais dont l’héritage lui assure de confortables revenus, un père qui soutient très tôt son talent, Picabia (1879-1953), peintre et poète, rencontre d’abord l’impressionnisme – notamment par Sisley et Pissarro – avant de se sentir proche dès 1913, du dadaïsme, puis plus tard du surréalisme. « L’artiste, c’est un homme qui peut avaler du feu » disait-il en 1951 à Georges Charbonnier lors d’une interview : « Tout ce qui est immobile est mort. »

C’est à l’automne 1924 que Picabia présente au Théâtre des Champs-Elysées ce qu’il appelle un Ballet instantanéiste suédois, dont la chorégraphie est signée de Jean Börlin, – danseur et chorégraphe formé au Ballet Royal Suédois, qui a notamment travaillé avec Michel Fokine – Relâche, dans lequel s’inclut le film de René Clair. La même année, il fonde à Barcelone la revue d’avant-garde, 391 à laquelle participent Marcel Duchamp et Man Ray, qu’on verra dans le film jouant aux échecs sur les toits de Paris. Les quatre œuvres s’enchevêtrent les unes dans les autres dans leur folie burlesque : chorégraphie, scénographie et concept général, musique et film.

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Satie (1866 1925) côtoie à partir de 1919 Tristan Tzara qui le met en contact avec Picabia, Duchamp, et Man Ray. C’est ainsi que naît leur collaboration pour Relâche, malgré le différend qui rapidement opposera le chef de file des surréalistes, André Breton aux défenseurs de Tzara auxquels Satie se rallie, au sujet de la nature de l’art d’avant-garde. C’est dans ce contexte électrique qu’est créé Relâche, avec, pour référence les films burlesques de l’époque et la farce dadaïste : une femme élégante transporte des tenues de soirée avec une brouette, des spectateurs furieux surgissent et envahissent la scène mais se révèlent être des danseurs, un film est projeté au milieu de la représentation…  Ironie du sort, il y eut ajournement de la première représentation, au dernier moment, compte-tenu de l’état de santé du danseur-chorégraphe. Le titre du film de René Clair, Relâche, avait donc d’autant mieux sa place.

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Ce film fait référence à l’univers de la fête foraine, aux spectacles de rue et au monde du cirque, très en vogue à l’époque. On y voit au début, au-dessus d’un immeuble, au ralenti, la charge d’un canon par Satie et Picabia, la partie d’échecs entre Duchamps et Man Ray, un enterrement spectaculaire où le corbillard est tiré par un chameau et où de fil en aiguille, le mort ressuscite en pleine gloire. Certaines images montrent, vu de dessous, une danseuse qui tourne, tissu et tutus s’envolant et s’enroulant au fil de la partition musicale.

Les films sont encore muets. Entre musique savante et musique populaire Satie compose sa partition selon le rythme des images entre effets spéciaux, ralentis et séquences en temps inversé ; ainsi la fin du film montrant une séquence rembobinée en marche arrière, pour que le mot Fin réapparaisse.

Le Musée d’Orsay présente cette soirée parallèlement à l’exposition qu’elle clôture, Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France, 1833-1907. Les spectateurs sont guidés jusqu’à des chaises improvisées placées de guingois dans la grande Nef, entre les majestueuses sculptures du Musée où passent des personnages en redingotes noires et hauts-de-forme, maquillés de blanc. Les interprètes arriveront du fond du musée pour un spectacle à la fois improvisé et précis ; collants et justaucorps plus tard deviendront blanc ; gestuelle pantomimique ; on pense au Pierrot des Enfants du Paradis, avec Deburau (1829-1873) le mime le plus célèbre du XIXe siècle, incarné plus tard par Jean-Louis Barrault dans le film de Marcel Carné ; des infirmières portent sur une civière la superbe diva lamée d’argent.

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Danseuses et danseurs du Ballet de Lorraine se prêtent magnifiquement à cette plongée dans le temps, avec légèreté et adresse, dégageant une ambiance de gaîté et de pur dépaysement. Petter Jacobsson a succédé à Didier Deschamps à la direction du Centre Chorégraphique, en 2011. Basé à Nancy il a fait du Ballet de Lorraine, avec le danseur et chorégraphe Thomas Caley, un lieu d’exploration, traçant en permanence de nouvelles perspectives dans la recherche chorégraphique. Il a remis au répertoire en 2014 le ballet Relâche. Sa collaboration avec l’Ensemble musical Contraste, implanté dans les Hauts-de-France et sillonnant le monde dans l’hétérogénéité de ses propositions, permet, sous la direction artistique d’Arnaud Thorette, alto et la direction musicale de Johan Farjot, piano et arrangements, ce retour sur images extrêmement fructueux et festif. Dans la grande Nef du musée d’Orsay les instruments sonnent magnifiquement.

Ces multi-partenariats élaborés dans une féconde collaboration avec le Musée d’Orsay – qui a ouvert grand ses portes et sa Nef majestueuse – sont un pur joyau quant à la présentation d’une partie de l’histoire de l’Art du début du XXème, tant dans le domaine des arts visuels et audiovisuels que dans celui des arts de la scène. Une initiative très heureuse !

Brigitte Rémer, le 14 janvier 2022

Présenté le mardi 11 janvier 2022 à 19h00 et 21h00, dans la Nef du musée d’Orsay, en lien avec l’exposition Enfin le Cinéma ! (Commissaire Dominique Païni).

Reprise en 2014 dans une chorégraphie et recherche historique de Petter Jacobsson et Thomas Caley, scénographie Annie Tolleter, lumières Eric Wurtz, recherches histiriques sur les années 20 Carole Boulbès, drmaturgie et recherche historique Christophe Wavelet, costumes Ateliers costumes du CCN/Ballet de Lorraine, avec la participation des élèves de la section broderie du lycée Lapie de Lunéville – Avec les danseuses et danseurs du CCN/Ballet de Lorraine : une femme, Céline Schoefs – un homme, Jonathan Archambault – l’autre homme Willem-Jan Sas – le pompier Tristan Ihne – les hommes Alexis Bourbeau, Charles Dalerci, Nathan Gracia, Matéo Lagkère, Afonso Massano, Rémi Richaud, Jean Soubirou, Luc Verbitzky – les infirmières Valérie Ferrando, Laure Lescoffy.

Ensemble Contraste : Arnaud Thorette, alto et direction artistique – Johann Farjot, piano, arrangements et direction musicale – Béatrice Muthelet, alto – Pauline Buet, violoncelle – Alix Merckx, contrebasse – Jean-Luc Votano, clarinette – Frédéric Foucher, trompette.

Les Imprudents

© Marie Clauzade

D’après les dits et écrits de Marguerire Duras – conception et mise en scène Isabelle Lafon, compagnie Les Merveilleuses – au Théâtre de la Colline.

Ils sont trois et entrent sur le plateau très naturellement, comme on marche dans la rue. Deux s’installent à la grande table où se trouvent textes et verres d’eau comme pour une répétition et se mettent à parler entre eux de Marguerite Duras comme on en parlerait au café, entre amis. La troisième, Isabelle Lafon, qui signe le spectacle, devise avec le public avant de les rejoindre. La voix de Duras, si particulière, nous est donnée en ouverture : « Il faut être plus fort que ce qu’on écrit… C’est écrire qui est exceptionnel. » Femme scandaleuse ? Littérature scandaleuse revendiquée, indécence ? « Ce qu’on cache, je le fais comme au grand jour. » Indiscrétion, engagement politique…  « Je veux déplaire » déclare-t-elle.

Les acteurs ont travaillé sur les textes de Duras collectés dans les archives, notamment audiovisuelles. Ils en ont tiré des séquences d’interviews qu’elle avait réalisées dans les différents coins du territoire français pour une émission de télévision, dans les années 65. À la lisière du récit ils se métamorphosent en personnages, dessinant les contours du portrait :

Dans les corons du Pas-de-Calais, à Harnes, on entend le témoignage d’un mineur de fond, André Fontaine, devenu extracteur dans une mine à 120 fosses. Il était chargé de la bibliothèque de la fosse 4 et se raconte, répondant aux questions de l’intervieweuse Duras, venue non pas pour leur parler mais pour les écouter dit-il encore avec admiration. Et elle leur avait lu des poèmes de Michaux et le célèbre Discours sur le colonialisme de Césaire. C’est là que « quelque chose a commencé pour nous » avait-il ajouté, ému qu’elle ait pris du temps avec eux, les mineurs.

On entend, par les acteurs, l’enquête que mène Marguerite Duras sur les lectures et centres d’intérêt des élèves du Lycée Jules Ferry de Versailles ; on l’entend parler avec des prisonniers ; on l’entend questionner la streap-teaseuse Lola Pigalle, sur ce que viennent chercher les clients : l’illusion, sans doute, répond-elle. De loin en loin sa voix se mêle à celle des acteurs. Ses questions, elle les pose haut et fort. « Écris dans ton coin… Quelle année, quel mois, quelle heure, comment tu t’appelles ? » Quelques textes émanent du groupe de la rue Saint-Benoît, là où elle vivait avec Robert Antelme et où ils recevaient nombre d’intellectuels et amis comme Dyonis Mascolo, Edgar Morin, Maurice Nadaud, Claude Roy et d’autres. Ils étaient alors communistes et voulaient changer le monde, ils croyaient en un idéal et en cette utopie : « nous étions scandalisés par le monde… » disait Duras. Sa rencontre avec Pierre Dumayet, pionnier des premiers programmes télévisés, animateur notamment de Lecture pour tous du temps de l’ORTF, au moment où elle venait de publier Le ravissement de Lol V. Stein en 1964, l’a marquée. Elle avait demandé à revoir l’interview vingt-cinq ans plus tard et y avait trouvé beaucoup de sincérité de la part du journaliste.

Le spectacle est un canevas de situations et de questions qui vont et viennent et qui traversent le temps. Il y a ce que dit Duras et ce qu’elle ne dira pas, peut-être par pudeur. Pour elle, la puissance de l’écriture c’est de faire revenir quelqu’un, de faire revenir un mort. On « rappelle » quelqu’un.

Aujourd’hui, on rappelle Duras, par ce spectacle qui semble démarrer de rien et qui prend toute sa puissance au fil du travail d’archéologie mené par Isabelle Lafon et ses coéquipiers, Johanna Korthals Altes et Pierre-Félix Gravière. Les trois acteurs sont très justes dans la liberté et la simplicité restituées. Au fil des portraits Isabelle Lafon s’approche de Duras. On est dans sa chambre, elle soulève le bras du tourne-disque et une chanson de l’époque se fait entendre, Capri c’est fini, d’Hervé Vilar, le couple danse. On entend le nom d’Anne-Marie Stretter, sorte d’archétype de la femme dans la littérature de Duras. On entend la nuit, la peur du silence, de la solitude et de la folie. « Je n’aime pas la nuit, la nuit, je lis ». Côté cour, un piano, comme chez Duras, sur lequel Johanna Korthals Altes joue quelques notes.

Née Donnadieu, près de Saïgon, Marguerite Duras (1914/1996) se fixe à Neauphle-le-Château où elle acquiert une grande maison, son lieu de vie privilégié à partir de 1958. Elle y tournera notamment Nathalie Granger avec Jeanne Moreau et Gérard Depardieu. C’est là que se termine le voyage théâtral. Isabelle et son chien Margo, star du spectacle, qui, à la fin, traverse le plateau, lui rendent visite. Margo et son double. A la fin, Isabelle Lafon raconte. Elle est Duras, dans sa voix et ses attitudes. Réminiscences d’enfance avec le camion du cinéma qui passait devant chez elle ; un brin d’amertume sur la dernière partie de sa vie : « Maintenant je passe dans la rue et on ne me voit pas. Je suis la banalité. » Le doute contient la solitude, l’alcool, l’écriture, « L’écriture, une sauvagerie d’avant la vie » dit-elle… Détruire, dit-elle, du nom de son roman et du film qu’elle avait tourné en 1969… A Neauphle, elle était moins seule, mais se disait plus abandonnée… « Je représente ce que toute une partie de vous refuse : l’incohérence, l’indiscrétion, l’orgueil, la vanité, l’engagement politique naïf, la violence désordonnée, le refus catégorique, le manque de managements, la méchanceté. Je pourrais ne pas m’arrêter. Avec tout ce bordel que je trimballe, je fais des livres » écrivait-elle à Alain Resnais en janvier 1969, dix ans après avoir écrit le scénario du célèbre film qu’il réalisera, Hiroshima mon amour.

Isabelle Lafon-Duras ne force pas le trait, elle fait apparaître Marguerite en creux à travers les différents récits portés par les acteurs, avec beaucoup de pertinence, de sensibilité et d’audace. C’est le quatrième portrait de femme qu’elle réalise : en 2016, à travers un spectacle intitulé Deux ampoules sur cinq, elle faisait le portrait d’Anna Akhmatova, poétesse admirée depuis la publication de son premier recueil, Soir, en 1912, portrait en dialogue avec celui de son amie, l’écrivaine Lyda Tchoukovskaïa. En 2017 elle présentait L’Opoponax, de l’auteure et militante féministe, Monique Wittig. En 2018 elle s’attaquait au Journal de Virginia Woolf, à travers son spectacle Let me try. Le spectacle Les Imprudents devient le quatrième lieu porteur de mémoire d’’une grande dame de la littérature, ici, Marguerite Duras, spectacle présenté par la compagnie, Les Merveilleuses, qui sait aussi diversifier sa palette et prendre d’autres directions.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2022

Avec Pierre-Félix Gravière, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon – lumières Laurent Schneegans – assistanat à la mise en scène Jézabel d’Alexis – administration Daniel Schémann

Du 6 au 23 janvier 2022, Théâtre nationale de la Colline, le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 16h, 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta – Site : www. colline.fr

Alabama Song

© Catherine Bougerol

D’après le roman de Gilles Leroy – adaptation et mise en scène Guillaume Barbot, Compagnie Coup de Poker – au Théâtre de la Tempête. Avec Lola Naymark dans le rôle de Zelda.

La vie et l’œuvre de Scott Fitzgerald nous sont connues. L’auteur a publié de nombreux romans et nouvelles dont Gatsby le magnifique en 1925 et Tendre est la nuit en 1934. L’œuvre de Zelda, comme dans nombre de couples d’artistes, est moins connue, peu reconnue, même si elle écrit tout autant. Zelda Fitzgerald publie en 1932 l’histoire de sa rencontre avec Scott, sous le titre Accordez-moi cette valse. On est en Alabama en 1918. Elle a dix-huit ans, lui vingt-et-un. Le couple devient la coqueluche du Tout-New York et s’y brûlera les ailes.

Le roman de Gilles Leroy, Alabama Song, puise dans la vie de Scott et Zelda Fitzgerald, mêlant les données biographiques aux éléments imaginaires, en mettant le projecteur sur Zelda, ses amours, son parcours, ses blessures, son écriture. Le spectacle reprend ce portrait de femme, dans sa passion débordante et tumultueuse avec Scott, qu’elle épouse en 1920 et avec lequel elle aura une fille surnommée Scottie. Sur scène, Zelda se raconte en se consumant. Le début du spectacle est le point d’arrivée de sa vie déchirée, dans l’hôpital psychiatrique où on la soigne et où elle mourra au cours d’un incendie, dernière image du spectacle. Elle appelle ses souvenirs. Retour sur image, sur sa vie et sur sa rencontre avec Scott, sous l’égide de la difficulté de vivre, de l’alcool et de la création. « Du jour où je l’ai vu, je n’ai plus cessé d’attendre. Et d’endurer, pour lui, avec lui, contre lui » déclare-t-elle. Dans l’écriture, Zelda déverse sa violence, elle revendiquera nombre de situations dont se serait emparé son époux pour sa propre œuvre. « Il en est qui se cachent pour voler, pour tuer, pour trahir, pour aimer, pour jouir. Moi, j’ai dû me cacher pour écrire » dit-elle.

Trois musiciens ponctuent les étapes du douloureux récit de sa vie au regard de ses relations de couple avec Scott, chaotiques et destructrices. Ils se glissent aussi dans la peau de personnages qu’ils interprètent : Pierre-Marie Braye-Weppe est au violon et interprète le rôle du psychiatre ; Louis Caratini joue du piano et du trombone, il est l’amant, ce marin de Fréjus dont s’amourache Zelda ; Thibault Perriard est à la batterie et à la guitare, il est aussi Francis Scott. Leur passage de musicien à comédien se fait avec simplicité, comme une évidence, de même que leurs interventions musicales, délicates et subtiles, dans l’esprit jazz des années 20. Si les instruments placés au centre mangent la scène – nous sommes dans la petite salle Copi du Théâtre de la Tempête – le dispositif scénographique élaboré, une rampe sur laquelle évolue Zelda, surplombant les musiciens, s’avère parfaitement efficace, piste de danse ou long couloir de l’HP (la scénographie est signée Benjamin Lebreton, les lumières de Nicolas Faucheux assisté d’Aurore Beck). Lola Naymark habite le personnage de Zelda avec une grande force et justesse. Elle décline l’entière gamme de ses émotions et sentiments, de la fantaisie à la liberté, de la retenue à la colère, de la vindicte au désarroi. Sa palette est large, elle est l’incandescence même, continuellement au bord du vide.

Guillaume Barbot signe la mise en scène d’un diptyque sur des destins de femmes dont Alabama Song est le second volet. Le premier, monté en 2018, était une adaptation du roman de l’écrivain comorien Ali Zamir, Anguille sous roche. Sa compagnie, Coup de Poker, est depuis cinq ans en résidence au Théâtre de Chelles après avoir été associée au Théâtre de la Cité Internationale en 2017 puis au Théâtre Gérard Philipe/CDN de Saint-Denis en 2018-2019. Le metteur en scène développe son travail autour d’une matière littéraire non dramatique, mêlant théâtre et musique. Il s’empare de thèmes d’une grande profondeur et intensité, ici, la passion, la création et la folie, dans ce couple mythique des Fitzgerald qui s’est fracassé, et où Zelda a sombré. Une compagnie à suivre !

Brigitte Rémer, le 7 janvier 2022

Avec Lola Naymark, Zelda – et avec les musiciens-acteurs : Pierre-Marie Braye-Weppe violon et jeu (psychiatre) – Louis Caratini piano, trombone et jeu (les amants) – Thibault Perriard batterie, guitare et jeu (Francis Scott) – scénographie Benjamin Lebreton – lumières Nicolas Faucheux, assisté d’Aurore Beck – costumes Benjamin Moreau – conception musicale collective, direction Pierre-Marie Braye-Weppe – son Nicolas Barillot, assisté de Camille Audergon – regard chorégraphique Bastien Lefèvre – assistanat à la mise en scène Stéphane Temkine – régie son Camille Audergon – régie Gilles David, Yann Nédélec – Le texte peut être joué grâce à l’aimable autorisation des éditions Mercure de France.

Du 5 au 16 janvier 2022, du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Rte du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris – tél. : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr

Le Chœur

© Marc Domage

Conception Fanny de Chaillé, d’après le poème Et la rue de Pierre Alferi  – avec la promotion 2020 des Talents Adami Théâtre – au Théâtre 14, dans le cadre du Festival d’Automne.

Dix acteurs hauts en couleurs, enfants de huit neuf ans au départ, se racontent des histoires. Cour de récré, surenchère, histoires d’adultes. Ils évoquent l’écroulement des tours de Manhattan un certain 11 septembre, plus tard le Bataclan. Se mêlent à ces images de mort qu’ils brandissent avec innocence et dont ils ne comprennent pas tout, les images de la vie, de leur jeunesse, de leur potentiel. Le quotidien dans ses chicanes et petites mesquineries les rapproche, charmants potins qui se croisent, récits dont la parole passe de l’un à l’autre, dans les mots comme dans les gestes, quelques solos. Une traversée de la salle histoire de se rapprocher du public. Simplicité du propos réglé comme du papier à musique par l’investissement de tous dans la construction gestuelle.  Pas de chef de chœur visible, dix cœurs qui battent au rythme des mots et du collectif, du tempo de la narration.

Le texte du romancier et poète Pierre Alferi, La Rue, extrait de son recueil divers chaos, se mêle aux récits énoncés par les acteurs pendant les répétitions. De ce matériau, on ne sait plus ce qui émane de l’un ou des autres et le travail se fait davantage sur la forme que sur le fond. Le raccord avec le panneau Et la Rue accroché à l’entrée du théâtre ne se retrouve guère dans l’esprit de ce qui se passe sur scène, on reste sur sa faim.

Plus chorale que chœur, la richesse du spectacle passe par la circulation de la parole, du chuchotement jusqu’à la pulsation collective. Face au public les acteurs s’apostrophent en se passant le témoin, et l’apostrophent.

Fanny de Chaillé a rencontré l’écriture de Pierre Alféri dans Coloc en 2012 et Les Grands en 2016. Elle est une habituée du Festival d’Automne pour y avoir donné ses précédentes pièces : Le Groupe d’après La Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal en 2014, La Double Coquette en 2015, Les Grands en 2016, Désordre du discours d’après L’Ordre du discours de Michel Foucault en 2019. Elle est artiste associée à l’Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry et de la Savoie.

Parler sur semble éloigné de ce qu’on perçoit, de ce qu’on voit. Je suis, en ce qui me concerne restée extérieure au travail proposé même si le dispositif démontre la qualité de ses interprètes. Il se veut joyeux, mon esprit ce soir-là n’était pas au rendez-vous de la fête.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2022

Avec la promotion 2020 des Talents Adami Théâtre : Marius Barthaux, Marie-Fleur Behlow, Rémy Bret, Adrien Ciambarella, Maud Cosset-Chéneau, Malo Martin, Polina Panassenko, Tom Verschueren, Margot Viala, Valentine Vittoz – assistant, Christophe Ives, rédaction journal Grégoire Monsaingeon – réalisation son et radio, Manuel Coursin – lumières, Willy Cessa – Le poème Et la rue de Pierre Alferi est extrait de l’ouvrage divers chaos (P.O..L) – Le spectacle a été présenté au Centre National de la Danse du 7 au 9 octobre 2021

Du mardi 4 au samedi 15 janvier 2022, Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – Sites : www.theatre14.fr – www.cnd.fr – www.festival-automne.com

 

Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse

“Inflammable”, 1997, vue d’atelier, Bourges – ©Taysir Batniji

Exposition de Taysir Batniji – au Mac Val, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne – commissaires Julien Blanpied et Frank Lamy – mise en lumière Serge Damon. Jusqu’au 9 janvier 2022.

C’est la première exposition monographique programmée dans un musée, présentant l’œuvre de l’artiste plasticien Taysir Batniji, sorte de journal intime qui laisse traces, en parlant de ce qu’on a abandonné derrière soi, de la dépossession, de la perte et de l’absence.

Taysir Batniji est né à Gaza en 1967, quelques mois avant la guerre des Six-Jours où Israël a occupé Gaza et la Cisjordanie, privant les Palestiniens de leur État donc de leur statut, les rendant administrativement dépendants d’Israël. Taysir Batniji a vécu à Gaza jusque dans les années 1990, il a étudié à l’école des Beaux-Arts de Naplouse, en Cisjordanie. Après les accords d’Oslo, déclaration de principes pour une autonomie palestinienne temporaire signée à Washington en 1993 par Yitzhak Rabin, Yasser Arafat et Bill Clinton, il a pu voyager. Il s’est rendu à Naples, puis a complété sa formation à l’École nationale d’art de Bourges avant de s’installer à Paris au milieu des années 90. Depuis sa première exposition personnelle parisienne, en 2002, ses œuvres ont été largement exposées en Europe et dans le monde. A partir de 2012 il lui est impossible de rentrer chez lui, à Gaza, son parcours est marqué par une mobilité forcée, l’exode et l’exil. Il acquiert la nationalité française. Taysir Batniji travaille sur la trace, on le connaît d’abord par son travail de photographe, il a exposé aux Rencontres de la Photographie d’Arles, en 2018. Il présente ici vingt-cinq ans de création à travers une variété d’œuvres sur des médiums très diversifiés comme des installations, vidéos, dessins, peintures, sculptures, photographies et performances. Ici, le chez moi prend tout son sens.

Taysir Batniji en effet accueille le visiteur par un mur de photos qui porte ce titre : Chez moi, ailleurs, 2000, mur d’une grande simplicité et qui ne cesse d’évoluer au fil du temps. Il propose un regard fragmentaire sur son quotidien, sa maison, son entourage qu’il met en vis-à-vis avec sa vie d’avant, ses références passées. Ici ou là-bas, on ne sait plus où on est. Un téléphone, une photo avec sa mère, les clés de la maison, quelques jouets, un puzzle, un morceau de tableau de liège vidé de ses photos, des enfants au balcon, un emballage qui garde la forme des bouteilles, l’idée de l’empreinte et du vide déjà. Le thème des clés, symbole de la maison, revient comme une réminiscence, les siennes propres mais aussi ce symbole de l’exode pour une partie de la population contrainte de quitter sa terre lors de la création d’Israël, en 1948. Les Palestiniens avaient conservé les clés de leurs maisons, dans l’attente et l’espoir d’un retour ; mémoire individuelle et mémoire collective, douloureuses. Ce thème des clés se retrouve en 1997 dans une œuvre Sans titre, empreintes-photogrammes de clés rouillées sur une vingtaine de toiles roulées, assemblage métaphorique qui marque un tournant dans la pratique de l’artiste « de la forme-tableau à la peinture comme objet, multiple ou installation. »

“Sans titre” 2007-2014 © Taysir Batniji

Une autre œuvre, Sans titre (2007-2014) représente la copie à l’identique, en verre, du trousseau de clefs de sa maison, à Gaza. Dans le même esprit et questionnant l’espace et le temps, Suspended time (2006) sculpture de verre soufflé est un sablier posé à l’horizontale symbolisant l’arrêt, l’immobilisation ; et l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (adoptée justement en 1948 par l’ONU), moulée lettre par lettre dans du chocolat suisse, intitulé L’homme ne vit pas seulement de pain (2007). Ce même texte avait été gravé, dans une exposition précédente, dans du savon de Marseille, (L’homme ne vit pas seulement de pain #2, 2012-2013) il interroge les notions de droit et de liberté, et évoque la fragilité.

Sur ce thème du départ en exil et du temps qui se suspend, des vidéos passent en boucle : Départ (2003) témoigne de l’errance migratoire en images floutées, dans une lumière crue et des silhouettes anonymes sur un bateau, non-lieu par excellence ; Transit (2004) montre des séquences filmées et photographies enregistrées clandestinement par Taysir Batniji entre Le Caire et Rafah, point de frontière reliant Gaza à l’Égypte, seul et unique passage pour les Palestiniens qui souhaitent entrer ou sortir de Gaza.

“Hannoun”, 1972-2009, © Taysir Batniji

Cette zone frontalière est souvent arbitrairement fermée par Israël pour des périodes allant de quelques heures à quelques mois. Rien ne se passe sauf les bagages qui s’empilent et, désespérément, l’attente des passagers pour récupérer leurs passeports des mains des militaires égyptiens. Transit #2 (2003-2004) présente une série de 12 dessins au crayon réalisés de mémoire et complémentaires de la vidéo.

L’exil, pour Taysir Batniji, c’est aussi l’installation-performance intitulée Hannoun (1972-2009), dernière image de son atelier, à Gaza : Une grande photo de l’atelier est collée sur le mur du fond dans une pièce reconstituée, photo prise en 2005 à Gaza, lors d’un dernier retour. L’atelier est couvert de poussière et le sol de 24 mètres carrés recouvert de copeaux rouges venant de taillures de crayons qui ressemblent à des pétales fanés.  On dirait un champ de coquelicots qui annule tout retour possible jusqu’à l’atelier, de peur de les piétiner. Hannoun signifie coquelicot, fleur qui pour les Palestiniens évoque aussi les soldats tombés au champ d’honneur, image d’un impossible retour. L’atelier est aussi un espace de contemplation et une installation éphémère qui n’existera plus à la fin de l’exposition. En écho, Sans titre (2015) sont ces tous petits crayons rouges bien pointus qui ont donné les taillures et qui se trouvent dans une cartouchière, prête à l’emploi.

Série “Gaza walls”, 2001 © Taysir Batniji

Gaza Walls, a été réalisé en 2001 durant les premiers mois de la Deuxième Intifada, à Gaza. L’œuvre participe de la mémoire du peuple. Depuis la Première Intifada (1987-1993) les Palestiniens communiquaient à travers tous les supports qu’ils trouvaient dans la rue. Au fil des jours, se sont affichés sur les portes et les murs de la ville les portraits des martyrs, des dessins, affiches, slogans et graffitis. Taysir Batniji s’intéresse au destin de ces images avec leur puissance symbolique, traces éphémères vouées à la détérioration et à l’effacement par l’œuvre du temps. Il reprend dans Absence (1998) 24 portraits disparus de leur cadre et dont il ne reste que les contours de ruban adhésif, évoquant le vide et l’arrachement. Il travaille sur l’identité, d’autant que figure sur ses documents de voyage délivrés par l’administration israélienne, une nationalité tronquée, dite indéfinie. Nombre de ses travaux portent sur ce vol : Undefined (1997), diptyque réalisé à même le mur à la peinture à l’huile sur papier et au ruban adhésif kraft ; Undefined #2 (2000-2001), autoportrait photographique inclus dans une dalle de résine qui fut brisée par accident et présentée au sol en l’état, lors d’une exposition à Gaza ; c’est aujourd’hui un tirage photographique représentant l’œuvre disparue ; Undefined #3 (2020) est une image paradoxale suite à un incident technique sur un tirage instantané de photos d’identité dont le portrait a disparu, reste le cadre blanc, sans visage. Dans cette quête d’identité et d’appartenance, une suite d’une quinzaine de cadres, ID Project représente le fac-similés de documents administratifs qui témoignent de l’itinéraire administratif de l’artiste jusqu’à sa naturalisation française. Papiers, passeport et autorisations s’accumulent de façon provocatrice et pathétique.

L’exposition, Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse est d’une grande richesse, chaque petit objet ayant l’air de rien, a fortiori les œuvres plus imposantes, ont un sens profond qu’il s’agit de décoder au regard de l’histoire personnelle de Taysir Batniji et de l’histoire palestinienne. Ainsi la série To My Brother, est courageuse et troublante. Réalisée de 2012 à 2020, elle rend hommage au frère de l’artiste tué sous ses yeux par un sniper le 18 décembre 1987, lors de la première intifada : Taysir Batniji a gravé les photographies de son mariage sur de grandes feuilles blanches à l’aide d’un stylet, il dessine en creux, sans encre, faisant revenir des scènes heureuses comme autant de tragédies. Soixante gravures réalisées manuellement d’après un album de photographies de famille qu’il avait pu sortir du pays interrogent l’absence, le visible et l’invisible.

Série “Fathers” 2006, © Taysir Batniji

Autre série marquante de 34 photographies argentiques, Fathers/Pères, élaborés entre 2005 et 2006 dans des boutiques, cafés, usines et autres espaces de travail à Gaza et accrochés derrière un comptoir, perdus au milieu des produits ou au coin d’un rayonnage. Son sujet tourne autour des maîtres des lieux, le plus souvent le père fondateur du commerce ou du lieu où il a passé une partie de sa vie, un hommage au père, le référent familial, le patriarche. Boucherie de la fidélité parle aussi de filiation par la présence du père, sujet de fierté.

Les objets se succèdent, parfois avec humour, tous ont une portée révoltée et méditative. Ainsi avec Gaza House (2008-2009) l’artiste présente une vingtaine d’images de maisons bombardées à la manière d’une annonce immobilière ; le texte décrit le logement tel qu’il était auparavant : vend grande maison donnant sur jardin, 5 pièces etc. Ici, maisons et jardins sont meurtris par les bombes, on est à Gaza. Une pyramide de savons posés sur une palette sur lesquels est gravée la phrase No condition is permanent/la permanence des choses est impossible appelle un dicton arabe qui rassure, dans les moments difficiles. Une valise ouverte est pleine de sable blanc, Mahmoud Darwich ne disait-il pas « Mon pays est une valise. » The Sky Over Gaza, deux photographies prises du même endroit, la fenêtre d’une chambre, l’une l’hiver 2001, l’autre l’été 2004, photos de même cadrage au ciel troué d’une étrange clarté. Au centre, une antenne ressemble à une silhouette d’oiseau. Numéros de résolutions de l’ONU se grave sur des feuilles de plomb. Fenêtre en voyage emballe une fenêtre posée au sol, peu transparente car barrée d’une toile représentant un ciel bleu avec quelques nuages, s’inscrit dans un jeu de perspective linéaire sans point de fuite, en référence à l’architecte et peintre de la Renaissance, Leon Battista Alberti. Taysir Batniji inscrit son œuvre en se reportant à l’histoire de l’art. Ainsi Le Socle du Monde et Constellation (2011) une installation de pavés taillés, disposés en forme de matelas, évoquant Le Socle du Monde de Piero Manzoni, pionnier de l’Arte Povera, rendant hommage à Galilée et la tension entre un élément massif et l’autre immatériel. Référence encore avec Watchtowers, (2008) au travail de Bernd et Hilla Becher qui documente le patrimoine post-industriel en Europe, que Taysir Batniji met en perspective avec une typologie des miradors en Cisjordanie à travers 26 photographies en noir et blanc. Avec Bruit de fond, installation vidéo de 2007, l’artiste se fait l’interface d’une réponse à une question récurrente lancée auprès de militaires israéliens chargés de lâcher les bombes sur Gaza, question qui le taraude : « Ce que je ressens quand je lâche une bombe ? Simplement une légère secousse dans l’aile de l’avion quand on fait partir la bombe… » et autres réponses tout aussi cyniques.

L’œuvre de Taysir Batniji nous mène de l’intime au collectif et les médiums qu’il utilise pour porter son témoignage sont multiples. Il a réutilisé des toiles de ses débuts, les a roulées et a inscrit dessus Inflammable, pour évoquer la puissance subversive de l’art. La quête d’identité, l’absence, l’arrachement, le déplacement, les fêlures, l’exil, sont au cœur du portrait morcelé que révèle l’exposition, dense et mélancolique. Son regard sur le passé pour définir le présent, la recherche d’un langage artistique par la citation et la quête d’identité entre blessure et ironie sont autant de chemins qu’il nous invite à suivre.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2021

Julien Blanpied et Frank Lamy, commissaires de l’exposition Exposition réalisée avec le soutien de BIC, Après Midi Lab et Atelier Popula – Taysir Batniji est représenté par les galeries Sfeir-Semler (Hambourg/Beyrouth) et Eric Dupont (Paris) – Le catalogue de l’exposition rassemble les contributions de Bruce Bégout, Julien Blanpied, Marie-Claire Caloz-Tschopp, Alexia Fabre, Antonio Guzmán, Sophie Jaulmes, Frank Lamy, un entretien avec Taysir Batniji (25 euros)

Jusqu’au 9 janvier 2022, au Mac Val / Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Place de la Libération, Vitry-sur-Seine (94) – tél. :  01 43 91 64 20 – site : www.macval.fr

Visuels ©Taysir Batniji : 1/ – Inflammable, 1997, sérigraphie sur toile roulée, ruban adhésif, 11 éléments, dimension variable. Vue d’atelier, Bourges. 2/ – Sans titre, 2007-2014, Trousseaux de clés en verre, échelle 1/1.  3/ – Hannoun, 1972-2009, Performance/installation, photographie couleur jet d’encre sur papier affiche 100 x 150, copeaux de crayon dimensions variables. 4/ – Gaza walls, 2001, série de 58 photographies couleur, tirages jet d’encre sur papier 40 x 60 chaque, ou diaporama. 5/ – Fathers, 2006, série de 34 photos, tirage jet d’encre sur papier Hahnemühle, 40 x 60 chaque.

Anni et Josef Albers, l’art et la vie

Josef Albers, Aufwärts (Upward), vers 1926. Verre plaqué, sablé, peinture noire.

Exposition présentée au Musée d’Art Moderne de Paris, en étroite collaboration avec The Josef and Anni Albers Foundation à Bethany, Connecticut – Commissariat Julia Garimorth, assistée de Sylvie Moreau-Soteras – Jusqu’au 9 janvier 2022.

Fils aîné d’une famille catholique de la classe ouvrière, Josef Albers (1888-1976) naît dans une petite ville minière de la région industrielle de la Ruhr, en Allemagne. Il intègre l’école du Bauhaus en 1920, six mois après son ouverture, à Weimar. Il a alors 32 ans, c’est le plus âgé des élèves. L’inflation ambiante dans le pays le met en difficulté et il commence à travailler en récupérant dans la décharge de la ville des morceaux de verre, les assemblant en des compositions hétéroclites. Après beaucoup de doutes de la part de ses professeurs on lui propose d’ouvrir un atelier de verre dont il devient rapidement directeur technique, rejoint par Paul Klee comme directeur artistique.

Anni Albers, Red and Blue Layers, 1954 – Coton.

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Annelise Else Frieda Fleischmann (1899-1994) vient de Berlin, issue d’une famille bourgeoise d’origine juive convertie au protestantisme. Annelise Fleischmann intègre l’école en 1922 où elle suit le cours préliminaire classique avant de rejoindre l’atelier textile un an plus tard. Elle rencontre Josef dès son arrivée au Bauhaus, découvre une grande liberté pour expérimenter et investit pleinement le tissage. En avril 1925, suite à des pressions politiques croissantes, le Bauhaus de Weimar est dissous et transféré à Dessau, avec, à la clé, la conception d’un nouvel édifice. La même année, Anni et Josef se marient. Le bâtiment inauguré en décembre 1926 devient un tremplin pour l’expérimentation de leur travail. Leurs œuvres se font écho, chacun dans sa technique.

En 1933 Anni et Josef Albers émigrent aux États-Unis, répondant à une invitation du Black Mountain College, pour enseigner. Dans cette école expérimentale située dans les montagnes de Caroline du Nord et qui s’est inspirée du Bauhaus, passent de nombreux artistes et intellectuels. Josef approfondit ses recherches sur la couleur, Anni sur les différentes techniques du tissage. Ils font figure de précurseurs parmi les plus grands abstraits du XXème siècle. Leurs recherches sur les formes, les matériaux et les couleurs, placent leur œuvre à la base du modernisme. Ils partagent, tout au long de la vie, leur vision créatrice, convaincus que l’art peut transformer le monde. Marqués par leur apprentissage sous l’égide du fondateur du Bauhaus, l’architecte Walter Gropius, ils adhèrent à sa vision de l’enseignement qui privilégie l’apprentissage par la pratique et le dialogue pluridisciplinaire recherché par tous. « Le but de toute activité plastique est la construction ! Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n’y a pas d’art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan » disait le Manifeste du Bauhaus en 1919, ligne dont ils s’inspirent. Ils deviennent à leur tour les chefs de file d’une nouvelle génération d’artistes qui s’imprègnent de leur philosophie et de leurs méthodes de transmission.

À partir de 1926, Josef Albers se lance dans le design, conçoit et fabrique des objets de la vie quotidienne et des meubles, par exemple, un ensemble de quatre tables gigognes qu’il conçoit et réalise, vers 1927. A partir de 1928 il fait des collages et photomontages à partir de la nouvelle technique photographique dans laquelle il se lance et qui lui offre une autre façon d’appréhender l’espace. A partir de 1930 le couple se passionne pour les arts précolombiens, voyage à de nombreuses reprises en Amérique Latine et visite les sites archéologiques du Mexique et du Pérou. Anni se rapproche des techniques traditionnelles péruviennes pour le tissage, et se lance dans la création de bijoux par l’observation du trésor de Monte Albán, exhumé d’une tombe d’Oaxaca au Mexique. En 1947, Josef Albers entreprend la série des Variants, ou Adobes, avec sa palette de couleurs vives et les compositions géométriques abstraites évoquant les murs peints des habitations mexicaines.

Josef Albers, 4 Central Warm Colors Surrounded by 2 Blues, 1948. Huile sur Masonite.

A partir de 1949, Josef réalise les Structural Constellations qui rendent compte de ses expériences visuelles. Dans les années 1950, Anni Albers s’intéresse aux œuvres de petit format, tissées à la main, sans fonction utilitaire mais uniquement destinées à être regardées comme possibilité d’explorer des formes de tissage à caractère unique, contrairement au tissage à motifs répétés: « Laisser les fils s’articuler à nouveau et trouver une forme pour eux-mêmes, à aucune autre fin que celle de leur propre orchestration, non pas dans le but de s’asseoir ou de marcher dessus, mais seulement pour être regardés » dit Anni Albers. Elle reçoit aussi des commandes religieuses et réalise notamment six panneaux, tissés à la main, Six Prayers, son tissage pictural le plus ambitieux présenté ici pour la première fois au public

A partir de 1950 et jusqu’à sa mort en 1976, Josef Albers travaille sur sa série Homage to the Square à partir de quatre formats élémentaires de carrés emboîtés. A travers plus de deux mille tableaux il explore exclusivement la couleur et l’interaction des couleurs entre elles. Il pose sa théorie dans un livre publié en 1963, Interaction of Color dans lequel il démontre qu’une couleur n’est jamais vue telle qu’elle est physiquement, mais toujours en rapport avec son environnement. Anni Albers de son côté, a publié plusieurs ouvrages dont On Weaving en 1965, livre fondateur qui explore l’histoire des quatre mille dernières années de tissage à travers le monde. A partir de 1963, Anni rejoint Josef, qui avait été invité un an avant à diriger des ateliers de lithographie à Los Angeles chez Tamarind Lithography Workshop et se passionne pour la gravure, lâchant progressivement le tissage. Elle en expérimente toutes les techniques : lithographie, sérigraphie, impression offset, estampe, gravure à l’eau-forte, mais dans son travail passent toutes les influences de son parcours artistique. « Les fils ne sont plus comme avant en trois dimensions ; seule leur ressemblance paraît dessinée ou imprimée sur papier. Ce que j’ai appris dans la gestion des fils, je l’ai maintenant utilisé dans le processus d’impression. »

Anni Albers, Double Impression III, 1978
Impression offset.

Anni et Josef Albers, L’art et la vie est une exposition magistrale sur le parcours artistique de ces deux artistes, parcours individuels et oeuvres en vis-à-vis, depuis le Bauhaus jusqu’aux États-Unis. L’exposition s’ouvre sur deux œuvres emblématiques de chacun, puis déplie les différentes étapes de leur vie de manière chronologique. Une première section présente leurs productions réalisées au Bauhaus, de 1920 à 1933. La deuxième section d’une part montre les œuvres qu’ils ont réalisées aux États-Unis à partir de 1933 au Black Mountain College et d’autre part place la focale sur leurs œuvres majeures respectives, Pictorial Weavings de Anni et Homages to the Square de Josef. La dernière partie de l’exposition s’arrête sur le travail graphique d’Anni, initié avec Josef dans les années soixante et qu’elle développe dans la dernière partie de sa vie. Une salle est réservée au travail de pédagogue qu’ils ont réalisé tout au long de leur itinéraire artistique, à partir de films d’archives. « Apprenez à voir et à ressentir la vie, cultivez votre imagination, parce qu’il y a encore des merveilles dans le monde, parce que la vie est un mystère et qu’elle le restera. Mais soyons-en conscients » disait Josef aux étudiants. De nombreux documents complètent l’exposition tels que photographies, lettres, carnets de notes, cartes postales montrant leur travail au jour le jour et le contextualisant.

La fonction de l’art et sa démocratisation, la valorisation de l’artisanat, la relation aux autres et la relation entre les champs artistiques, la réalisation de soi et la place de l’art dans l’éducation sont autant de thèmes qui ont marqué le cheminement des deux artistes. « Les œuvres d’art nous apprennent ce qu’est le courage. Nous devons aller là où personne ne s’est aventuré avant nous » disait Anni Albers dont les travaux, notamment textiles, sont ici magnifiquement mis en valeur, au même titre que la création picturale de Josef.

Anni et Josef Albers, L’art et la vie est une exposition importante qui nous mène de l’atelier de verre de Josef, du design et de ses obsessions sur le carré, aux tissages picturaux d’Anni, à ses dessins et différentes techniques de la gravure où l’on retrouve l’influence des textiles et des motifs précolombiens. Très bien réalisée et documentée par le Musée d’Art Moderne de Paris, l’exposition nous mène à travers les étapes de leurs recherches des formes, matériaux, couleurs et nouveaux langages, aux origines de l’abstraction.

Brigitte Rémer, le 28 décembre 2021

Comité scientifique : Nicholas Fox Weber, directeur de la Josef and Anni Albers Foundation, Bethany, Connecticut – Heinz Liesbrock, directeur du Josef Albers Museum Quadrat, Bottrop, Allemagne – Commissariat Julia Garimorth, assistée de Sylvie Moreau-Soteras.

Du 10 septembre 2021 au 9 janvier 2022, Musée d’Art Moderne de Paris, 11 Avenue du Président Wilson, 75116 Paris – tél. 01 53 67 40 00 – site : www.mam.paris.fr – Ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h – Le catalogue est publié aux éditions Paris Musées (45 €) – L’exposition sera également présentée à l’IVAM (Instituto Valenciano de Arte Moderno) à Valence, Espagne, du 15 février au 20 juin 2022.

Visuels : 1/ – Josef Albers, Aufwärts (Upward), vers 1926 – Verre plaqué, sablé, peinture noire, 44,6 x 31,4 cm – The Josef and Anni Albers Foundation © 2021 The Josef and Anni AlbersFoundation/Artists Rights Society (ARS), NewYork/ADAGP, Paris 2021. 2/ – Anni Albers, Red and Blue Layers, 1954 – Coton,  61,6 x 37,8 cm – The Josef and Anni Albers Foundation © 2021 The Josef and Anni AlbersFoundation/Artists Rights Society (ARS),New York/ADAGP, Paris 2021. 3/ – Josef Albers, 4 Central Warm Colors Surrounded by 2 Blues,1948 – Huile sur Masonite, 66 x 90,8 cm – Josef Albers Museum Quadrat Bottrop © 2021 The Josef and Anni Albers Foundation/ArtistsRights Society (ARS), New York/ADAGP, Paris 2021. 4/ – Anni Albers, Double Impression III, 1978 – Impression offset, 27.9 × 22.9 cm – The Josef and Anni Albers Foundation © 2021 The Josef and Anni AlbersFoundation/Artists Rights Society (ARS), NewYork/ADAGP, Paris 2021.

Erreurs salvatrices

© Christophe Raynaud de Lage

Textes Heiner Müller – conception Wilfried Wendling, La Muse en circuit – avec Denis Lavant, comédien et Cécile Mont-Reynaud, danseuse aérienne – au Théâtre de la Cité internationale.

Le spectateur est conduit dans une grande salle noire du sous-sol, un tabouret de carton lui est remis. Son parcours commence. Il entre comme dans une cathédrale où le maître autel, la fileuse, est un épais tube central composé de rideaux de fils réalisé par le scénographe Gilles Fer. Aux quatre coins de la salle, des pupitres et machines pour la lumière et le son, de nombreux haut-parleurs et plusieurs écrans conçus et réalisés par Cyrille Henry. Les éléments s’animent en interaction les uns avec les autres, réfléchissent la lumière créée par Annie Leuridan et se construisent en partitions multimédias jouées en direct par le musicien Grégory Joubert.

Le texte donné par Denis Lavant est habité, il jaillit d’on ne sait où. L’acteur est mobile et se déplace dans différents coins de la salle, parfois secrètement parfois dans la hâte, ou monte à l’étage supérieur se cacher au fond d’une galerie avec sa vieille machine à écrire Underwood. Il est l’auteur et plonge dans les mots construits et déconstruits de Heiner Müller issus de différentes sources : Héraklès II ou l’Hydre (1972) incluant sa pièce, Ciment, se fait l’écho de la tradition mythologique pour mieux parler de soi ; Avis de décès (1975/76) long poème troublé par son autobiographie, met en prose la découverte du corps de sa femme, après son suicide ; Paysage avec Argonautes (1982) : « Voulez-vous que je parle de moi ? Moi qui… De qui est-il question ? Quand il est question de moi… » Textes de rêves datent de la fin de sa vie (1995) ; quelques bribes et fragments ramassés çà et là au fil des textes et des inachevés, morceaux d’entretiens et de manifestes, poèmes de jeunesse, complètent le montage textes pour lequel la dramaturge Marion Platevoet a assisté Wilfried Wendling.

La création littéraire avec Heiner Müller et la création artistique, par le geste que posent Cécile Mont-Reynaud, danseuse aérienne et Wilfried Wendling pour la musique électronique live, sont au cœur du sujet. Né en RDA, Heiner Müller (1929/1996) travaillait de « l’autre côté » du Rideau de fer. « Cela fait maintenant environ trente-cinq ans que j’écris des pièces. Jusqu’à très récemment j’écrivais en RDA et chaque fois que je présentais une nouvelle pièce j’étais en proie à de nouvelles difficultés. Généralement, lorsque je publiais une pièce, elle était interdite pendant dix, quinze, seize ans en RDA » rapportait-il en 1992 * et sur la position de l’écrivain il déclare : « Je voudrais dire aussi que le courage pour un écrivain – c’est du moins la seule manière dont je l’entends – consiste à faire son œuvre, et à la faire jusqu’au bout de ses forces en toute humanité. Pour aller au bout de soi-même de cette manière-là, il faut du courage et c’est cette notion du courage que tout écrivain apporte à l’humanité depuis qu’il y a des écrivains. » **

Erreurs salvatrices est conçu en trois parties d’une heure, intitulées : L’autre dans le retour du même (A), La faille dans le déroulement (B), Le trou dans l’éternité (C). Certaines soirées sont proposées en deux parties. Au-delà du texte-matériau, le spectateur baigne dans une expérience d’écritures où se conjuguent lumière, son et gestes formant une oeuvre plastique que la lumière et la vidéo composent et recomposent sans cesse. Cécile Mont-Reynaud se glisse, à partir de ses différentes techniques de trapéziste, voltigeuse et cordéliste, dans une dramaturgie de l’émotion qu’elle développe entre chorégraphie, présence aérienne et sculpture du corps. Elle évolue dans la Fileuse, son agrès circulaire composé de rideaux de fils placé au centre de l’espace scénique et se déploie entre recherche de verticalité et sinuosités, dans les fines cordes textiles parfaitement parallèles. Fort de sa formation architecturale initiale elle élabore son espace avec précision, Alvaro Valdes Soto l’a accompagnée de son regard chorégraphique. Images, musiques et sons se conjuguent autour de la structure et de différents monolithes dispersés dans la salle, sorte d’îlots hybrides. Denis Lavant apporte le tragique, jetant le texte avec force et violence dans le don qu’il fait de lui, comme le faisait Antonin Artaud en son temps : l’acte théâtral, entre le cri et le dernier souffle. Denis Lavant et Cécile Mont-Reynaud lancent leur regard en reflet sur des objets qui renvoient leur image tels que miroirs, eau, fragments, couvertures de survie, élaborés par la plasticienne Cécile Beau.

Invité à déambuler dans ce labyrinthe mental le spectateur est guidé par les mots et les mouvements, les éclairs et lumières, les images et réflexions, les sons et signaux musicaux de Wilfried Wendling qui a élaboré le spectacle et qui nous fait voyager dans cette expérience transdisciplinaire singulière où, selon Heiner Müller « l’élément du théâtre est la métamorphose. »

Brigitte Rémer, le 21 décembre 2021

Participation à la création et à la conception de l’installation : Cécile Beau plasticienne – Gilles Fer scénographie fileuse – Cyrille Henry conception et réalisation des machines – Annie Leuridan conception lumière – Marion Platevoet dramaturge – Alvaro Valdes Soto regard chorégraphique. Au plateau : Wilfried Wendling conception et musique électronique live – Denis Lavant comédien – Cécile Mont-Reynaud danseuse aérienne – Grégory Joubert musicien et mécaniques plastiques – Thomas Mirgaine interprète des machines sonores – Sophie Agnel enregistrement piano.

Erreurs Salvatrices a été créé le 26 novembre 2021 au Théâtre de l’Archipel/Perpignan – Spectacle vu le 14 décembre au Théâtre de la Cité internationale/Paris où il a été programmé du 6 au 18 décembre 2021.

*Les écrivains doivent-ils être idiots ? dans « Prétexte » Cahiers du Renard n° 9 p. 13 – **Une bouteille à la mer, id. p. 27.

Dissection d’une chute de neige

© Simon Gosselin

Pièce de Sara Stridsberg – traduction du suédois Marianne Ségol-Samoy – mise en scène Christophe Rauck – au Théâtre Nanterre-Amandiers.

« Le temps est éternel, un non-temps. Peut-être le présent, peut-être est-ce un conte ou peut-être un siècle passé, froid et violent. » Ainsi s’ouvre Dissection d’une chute de neige qui nous place face à la Fille Roi et dans le vif de son combat : échapper au mariage – qui signifie enfantement – mariage imposé par Le Pouvoir, personnage cynique. Nous sommes dans un paysage de neige, représenté par un tapis de plumes qui volent au vent, dans un espace contraint, une cage de verre où se passe l’essentiel de l’action sous une lumière crue (magnifique scénographie d’Alain Lagarde et lumières d’Olivier Oudiou). Il règne un vent de folie et la Fille Roi (Marie-Sophie Ferdane) a un tout autre programme. Femme-enfant, elle est en même temps écrivaine, passionnée d’art et de lettres, fantasque et déterminée à brûler sa vie comme elle l’entend.

Nous la suivons, au long du spectacle, anticonformiste et refusant les normes imposées, dans cet autre programme, celui de la résistance à l’autorité et de la conquête de sa liberté, de cœur et de corps. La pièce s’inspire de l’histoire de la reine Christine de Suède (1626/1689), enfant unique du roi Gustave II Adolphe tué au champ de bataille en 1632, qui l’avait élevée comme un garçon pour lui permettre l’accès au trône. Elle y accède à l’âge de six ans et devient Roi de Suède, donc Fille Roi. Elle porte les armes et doit déjouer les plans de vie qu’on fait pour elle. « A l’âge de six ans ce petit être de sexe féminin, ressemblant fort à un prince, est devenu le souverain de ce pauvre royaume enseveli sous la neige » raconte le philosophe qui devise avec elle sur le pouvoir, les lignées et sur ses choix de vie (Habib Dembélé).

Le Roi mort son père, la hante, l’auteure le fait revenir sur scène à diverses reprises, (Thierry Bosc) ils rejouent l’enfance et il lui prodigue des conseils. À la question qu’elle lui pose : « Qu’est-ce que je suis, Père ? » Il répond : « Vous n’êtes pas une femme. Il n’y a rien chez vous qui ressemble à une femme. Vous êtes vous-même. Vous, personne ne peut vous faire fléchir. » Et elle reprend : « Transformez-moi, Père, transformez-moi en un beau jeune homme. Changez-moi en ce que j’aurais dû être. » De son côté la mère, Maria Eleonora, étrangère dans le Royaume n’avait qu’une hâte, le quitter, (Murielle Colvez) abandonnant sa fille. Née après trois garçons morts à la naissance, la Fille Roi n’était pas la bienvenue. « Je souhaitais une épouse dotée de l’obscurité scandinave et de la luminosité européenne. Je suis revenu avec une femme désagréable. Un chat sauvage, une tigresse » confesse le Roi mort. De retour au Royaume, la mère croise à peine sa fille qui l’invite à repartir : « Vous détestez être ici. Vous haïssez ce pays. Et moi je m’en sortirai. Partez avant qu’ils ne reviennent. »

Dans ce tourbillon de la vie où la Fille Roi n’est pas vraiment libre de ses mouvements, elle décline les avances de l’amoureux transi qui lui était destiné depuis l’enfance, Love (Emmanuel Noblet) et qui, au final, l’implore : « Revenez sur votre décision » et charge : « Vous êtes un monstre. » la Fille Roi s’amourache de Belle (Ludmilla Makowski), en une passion-folie réciproque, aussi destructrice que le reste du paysage. Elle veut entendre d’elle son histoire : « Parlez-moi du Roi et de sa fille » avant de lui avouer : « Vous toucher, c’était comme toucher une étoile » tout en se jouant cruellement d’elle, la mariant de force, pour l’éloigner : « D’abord vous brisez mon cœur et maintenant vous voulez le récupérer ? » répond Belle. A la fin, la Fille Roi a abandonné la couronne et fait le bilan de sa vie et de ses échecs, en un monologue où elle se qualifie de Roi de Rien. Le Royaume s’effondre, elle déserte et part pour pour l’Italie. Dans l’histoire, Christine de Suède abdiquera à vingt-huit ans avant de se convertir au catholicisme, comble de provocation, et de quitter définitivement son pays.

L’écriture de Sara Stridsberg est belle, sensible et imaginative, elle est poésie sur un sujet qui ne nous accable pas d’histoire mais, par la métaphore, parle d’humanité. L’auteure brosse un superbe portrait de l’énergique et audacieuse Fille Roi, coincée dans les rouages d’un pouvoir qu’elle n’a pas choisi et avec lequel elle joue. Le pouvoir au féminin n’est pas une mince affaire au XVIIème siècle et la question du genre non plus. La pièce, entre hier et aujourd’hui, pose avec subtilité la question de la féminité et du féminisme, de l’identité. Christophe Rauck la met en scène avec talent. Il a fait ses débuts au Théâtre du Soleil puis créé sa première compagnie en 1995. A partir de 2003 il dirige plusieurs grands établissements culturels et monte Beaumarchais, Brecht, De Vos, Gogol, Marivaux, Ostrovski, Schwartz, Shakespeare et d’autres. Il obtient le Prix Georges Lerminier du Syndicat de la critique en 2016, pour Figaro divorce d’Odön von Horvath, meilleur spectacle créé en province. Invité au Festival d’Avignon 2018 avec les jeunes acteurs de l’École du Nord, Christophe Rauck y présente une adaptation de Le Pays lointain, de Jean-Luc Lagarce. C’est la deuxième pièce de Sara Stridsberg qu’il monte. En janvier 2020 il avait mis en scène La Faculté des rêves – pièce qui parle aussi de combat féministe et d’engagement artistique – au Théâtre du Nord qu’il a dirigé jusqu’en décembre de la même année, avant d’être nommé directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers depuis janvier 2021, pièce qui sera reprise en mars/avril 2022, dans ce même théâtre.

Christophe Rauck est un remarquable directeur d’acteurs et tous sont à leur place dans cet étrange ballet autour de deux femmes, même si, le soir où j’ai vu le spectacle, Le Pouvoir, sorte de donneur d’ordre à la Cour, Olivier Werner, brochure à la main, remplaçait au pied levé Christophe Grégoire. Marie-Sophie Ferdane et Ludmilla Makowski sont éblouissantes et apportent un trouble certain, celui de leur relation, Fille Roi pour la première, Belle pour la seconde. La générosité de leur jeu réchauffe l’atmosphère glacée, comme la didascalie qui ouvre le spectacle le décrit : « Fleuves figés, oiseaux qui meurent de froid en plein vol et qui tombent du ciel… » Un spectacle intime et onirique, rigoureux et lumineux, sur un destin de femme.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2021

Avec : Thierry Bosc (le Roi Mort), Murielle Colvez (Maria Eleonora), Habib Dembélé (le Philosophe), Marie-Sophie Ferdane (la Fille Roi), Ludmilla Makowski (Belle), Christophe Grégoire remplacé par Olivier Werner (le Pouvoir), Emmanuel Noblet (Love). Dramaturgie Lucas Samain – scénographie Alain Lagarde – lumières Olivier Oudiou – son Xavier Jacquot – costumes Fanny Brouste, assistée de Peggy Sturm – vidéo Pierre Martin – coiffure et maquillage Férouz Zaafour – masques Judith Dubois. La pièce est publiée chez L’Arche éditeur, agence théâtrale.

Du 25 novembre au 18 décembre 2021, au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso. 92022 Nanterre Cedex – tél. : 01 46 14 70 00 – site : www.nanterre-amandiers.com En tournée : 18 au 19 novembre 2021, théâtre de Caen – 25 mars au 1er avril 2022, théâtre National Populaire, Villeurbanne.

Le Passé

© Simon Gosselin

D’après Léonid Andréïev, traduction André Markowicz, mise en scène Julien Gosselin, Compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe – Dans le cadre du Festival d’automne.

Des textes de différentes natures s’articulent autour de la pièce Ekaterina Ivanovna écrite en 1912, qui sert de charpente à l’ensemble du spectacle : Requiem, pièce symboliste de 1916, L’Abîme et Dans le brouillard, deux nouvelles de 1902 – La Résurrection des morts, d’après une nouvelle intitulée Rêverie, écrite entre 1910 et 1914. La noirceur de l’univers de Léonid Andréïev (1871-1919) auteur russe peu connu aujourd’hui mais très reconnu de son vivant fait écho à une époque charnière, temps troublé s’il en est entre deux siècles et deux guerres. L’homme fut hanté par la mort et habité par des envies suicidaires. Il mourra à quarante-huit ans des séquelles d’une tentative de suicide faite à l’adolescence. Très proche de lui, Maxime Gorki en parlait en ces termes : « Leonid Nikolaevitch Andreïev était talentueux de nature, organiquement talentueux ; son intuition était étonnamment fine. Pour tout ce qui touchait aux côtés sombres de la vie, aux contradictions de l’âme humaine, aux fermentations dans le domaine des instincts, il était d’une effrayante perspicacité » (cf. éditions Corti *). Son œuvre, reconnue de son vivant, tomba ensuite dans l’oubli. Autant dire que l’œuvre est radicale, comme le confirme, à vingt ans, l’extrait de son Journal : « Je voudrais que les hommes blêmissent d’effroi en lisant mon livre, qu’il agisse sur eux comme un opium, comme un cauchemar, afin qu’il leur fasse perdre la raison, qu’on me maudisse, qu’on me haïsse, mais qu’on me lise… et qu’on se tue. » **

Les partis-pris du metteur en scène Julien Gosselin, connu pour sa radicalité artistique, s’éloignent du théâtre au profit de l’image, posant même la question de la désintégration du théâtre. Mais, moins par moins ne donne pas toujours plus. Neuf séquences dont quatre issues de Ekaterina Ivanovna mettent en lumière le drame d’une femme que son époux, Gueorgui Dmitriévitch, député à la Douma, tente d’assassiner, sous prétexte d’adultère, inventé, on le comprendra plus tard. Autour du meurtrier raté, une grande agitation avec Vera sa mère, Alexeï son frère et Fomine un ami. Ekaterina s’enfuit avec leurs deux enfants. Pour elle, le mécanisme de la destruction est à l’œuvre. On la retrouve acte II dans la maison de campagne familiale en compagnie de sa sœur Lisa et d’un soupirant, Mentikov, qu’elle éconduit après avoir avorté. Vraies fausses retrouvailles avec son mari Gueorgui qui s’est fait annoncer par son frère, accompagné de Koromyslov, au charme certain. Il pensait reconstruire leur vie commune, elle avait fini par accepter avant de le rejeter physiquement. Deux ans plus tard, Ekaterina acte 3. On est dans l’atelier de Koromyslov où Lisa, son ancienne amoureuse, est en train de poser. Tous deux parlent d’Ekaterina qui s’éloigne de plus en plus jusqu’à devenir une énigme. Quand elle apparaît, déjà la mort rôde, elle est prise de vertige, de jalousie, de crises d’agressivité, de supplication d’amour auprès de Koromyslov avec qui elle avait eu une relation, mais qui l’éconduit cyniquement. Ce dernier s’entretient avec Gueorgui, entre hommes, sur la mort et les pensées suicidaires, sur Ekaterina, hors de contrôle et qui échappe pour eux à tout rationalisme dans une fuite en avant incontrôlée. Acte 4, au cours d’une soirée où Koromyslov fait le portrait d’Ekaterina en Salomé, entouré d’Andréi, Lisa, Mentikov, Fomine, et rejoints par Gueorgui, se mélangent alcool et mélancolie sur fond de damier amoureux entre tous et de cognac. Ekaterina s’enfonce dans son monde et s’identifie à cette princesse juive du Ier siècle qui avait obtenu la tête de Jean-Baptiste. En plein délire, absente et grimaçante, dénudée, excessive, convulsive, elle exécute une danse des sept voiles sans aucune limite et jusqu’à la transe, qui la conduit à la mort, comme une crucifixion.

Ce fil conducteur – construit autour du patriarcat et de ses extrêmes violences met en exergue le combat mené par Ekaterina pour sa liberté non pas donnée mais arrachée, pour la vérité qui se dérobe, la révolte, la douleur, la quête amoureuse, la tension entre le bien et le mal, la déchéance, la destruction et la folie – ce fil conducteur autour de la figure de la femme s’inscrit en lignes brisées, en fragments. D’autres séquences s’y intercalent et on s’y perd, les textes ajoutent de l’obscurité à l’obscurité, le spectateur se retrouve en déséquilibre, l’univers qu’apporte la mise en scène de Julien Gosselin, pleine d’excès, s’y superpose. Cet univers utilise les archétypes du théâtre mais les images les dévorent et nous dévorent aussi, le théâtre est décalé et n’a guère de place. Au départ, il semble s’installer dans une scénographie classique, illustrant un intérieur petit bourgeois avec feu de cheminée, mais le théâtre n’y est pas : au-dessus, un immense écran renvoie les images filmées par caméra vidéo à l’intérieur de la maison. On ne verra les acteurs que par écran interposé, les apercevant, de temps à autre et très lointainement, derrière les rideaux de la fenêtre. Ce jeu du dedans-dehors apparition-disparition présent-passé n’est en fait qu’un jeu du dehors et de la disparition. Les séquences qui s’y agrègent n’éclairent en rien le propos principal, au contraire : Requiem, pièce abstraite et allégorie met en jeu un peintre, un metteur en scène et un directeur qui en appellent à la Clarté. Dans le brouillard nous mène, par images en noir et blanc au fond d’une cabane face à une famille-troll grossièrement masquée qui parle un langage du quotidien. Les voix autotunées, voix de faussets corrigées par ordinateur, difficiles à supporter, apportent du grotesque plutôt que de l’étrangeté à cette farce de mauvais goût. On reconnaît la musique de Grieg, compositeur de Peer Gynt qui fait vivre les trolls de l’écrivain norvégien Henrik Ibsen. La Mer donne à voir une belle toile peinte. Un morceau de poème s’affiche sur écran.

Après l’entracte, dans une atmosphère de party où tous sont habillés en conséquence, costumes nœud pap et belles robes, on assiste à la mise à mort d’Ekaterina. La cruauté est sophistiquée, le crime presque parfait. Elle, montée à l’extrême dans une hystérie grimaçante, comme un corps dépecé par des vautours, des picadors qui auront raison d’elle. Le cataclysme est total, le paroxysme à son comble, notamment dans le jeu de l’actrice, Victoria Quesnel, qui donne tout, comme on le lui demande. Le sacrifice est achevé.

Au long de cette épopée-spectacle de quatre heures trente tout est démesure et pour le spectateur, saturation. En même temps qu’elles nous tiennent à distance, les images vidéo – fort bien réalisées par Jérémie Bernaert et Pierre Martin qui déambulent dans les intérieurs à la poursuite des acteurs – rapportent ce qu’on ne peut voir ; mais le jeu dramatique amplifié à la scène ne passe pas toujours aussi bien à l’écran. Pour le spectateur, frustration et lassitude sont au rendez-vous. On saturait moins avec les images de Frank Castorf réalisées selon le même principe dans Les Frères Karamazov en 2016, qui s’inscrivaient dans un environnement beaucoup plus vaste (la Friche Babcock de La Courneuve) justifiant la caméra et laissant vivre le théâtre.

Avec ses précédents spectacles, Julien Gosselin était déjà dans l’outrance : Les Particules Élémentaires de Michel Houellebecq présenté au Festival d’Avignon en 2013 et monté avec les élèves de l’école de théâtre de Lille, devenus aujourd’hui sa troupe, durait trois heures cinquante ; 2666, le roman inachevé et démesuré du Chilien Roberto Bolaño, onze heures, en 2016, ; les trois romans de l’Américain Don DeLillo, : Joueurs, Mao II, les Noms s’étendaient sur plus de 9 heures, en 2018. C’est exigé beaucoup du spectateur. Une œuvre en montagnes russes, un monde subversif et désenchanté qui travaille sur l’emprise, la décadence, et l’effroi, était-ce le passé, est-ce le présent ? Entre illusion et réalité, la question reste ouverte.

Brigitte Rémer, le 17 décembre 2021

Avec : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani, Maxence Vandevelde. Dramaturgie Eddy d’Aranjo – scénographie Lisetta Buccellato – musique Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde – lumière Nicolas Joubert – vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin – son Julien Feryn – costumes Caroline Tavernier, Valérie Simonneau – accessoires Guillauùe Lepert – masques Lisetta Buccellato, Salomé Vandendriesche.

Jusqu’au 19 décembre, du mardi au samedi à 19 h 30, le dimanche à 15h – Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006.

*Les éditions Corti ont publié l’intégralité de l’œuvre narrative de Leonid Andreïev dans une traduction de Sophie Benech – ** Linda Lê, Le Monde des Livres, 8 juin 2000, cf. site des éditions Corti.

 

Larsen C

© Pinelopi Gerasimou

Chorégraphie de Christos Papadopoulos, au Théâtre de la Ville – Les Abbesses

Un à un, lentement, d’un noir profond apparaissent sur le plateau danseurs et danseuses, de noir vêtu. Seule une main, un dos, un avant-bras non couvert rendent lisible la calligraphie dessinée par celui ou celle qui entre dans la danse. Le travail des bras cisèle l’espace, lui-même sculpté par la lumière ( création Elisa Alexandropoulou). On ne distingue pas les pieds des danseurs qui glissent sur le tapis de danse noir, satiné comme les costumes, et on ne sait plus où l’on est, au fond de l’eau, sur la glace, ou sur quelle terre étrangère (scénographie Clio Boboti, costumes Angelos Mentis).

Au début, tout est silence. Le calme se trouble par l’introduction de notes feutrées et de sons organiques comme le bruit ininterrompu du vent, celui sournois de l’éboulement d’un pierrier ou celui d’une eau lointaine qui tombe en cascade. Ces sonorités deviennent ensuite musique, par le départ de différents styles d’interventions musicales, lancinantes comme la danse et dans une montée en puissance tout au long du spectacle. On a le sentiment d’une grande solitude, de lutte contre les éléments de la nature, d’un certain enfermement.

Ensuite les danseurs se regroupent et continuent à se mouvoir, à lutter, sans se toucher, en se laissant couler ensemble et chacun à sa manière, dans cet espace intersidéral. La danse est chaloupée, d’une grande finesse et pleine de grâce, obsédante, tête, mains, bras parfois se désarticulent, et jusqu’au bout des doigts les danseurs sont habités, apportant au climat une dramatisation juste et équilibrée ; tous sont à féliciter. Ils se déplacent sur tout l’espace du plateau et ne sont qu’ondulations. Parfois on a l’impression qu’ils flottent tellement le mouvement est maîtrisé. Ils suivent le balancement d’une remarquable bande-son où un thème musical en appelle un autre en fondu enchaîné (musique et son Giorgos Poulios).

Larsen C fait référence à l’Antarctique, ce continent recouvert de glace, réserve d’eau douce plus que précieuse pour la terre, à hauteur de 70 %. Constituée par une série de trois barrières de glace, Larsen A s’est désintégrée dès 1995, Larsen B en 2002, Larsen C en 2017, avec un bloc de glace aussi grand qu’un département, qui s’est détaché et une épaisseur de glace qui a perdu jusqu’à 350 mètres. Si l’univers Antarctique est blanc, la nouvelle est sombre, semblable au plateau de Christos Papadopoulos où le réchauffement climatique se tisse en fil de trame dans le paysage.

La fin du spectacle, à l’opposé de ce qui a précédé, apporte une sophistication technique qui surprend mais qui, finalement, s’intègre à la réflexion du chorégraphe, à nos émotions et interprétations : nous sommes propulsés vers un Harmaguédon où tout devient hallucination, au son des grandes orgues. Sommes-nous sur la banquise ou au purgatoire ? Le jeu des lumières devient écriture et se dessine en pure illusion d’optique. Nos perceptions visuelles se décalent, la taille des danseurs-personnages se modifie, certains semblent avoir perdu leur tête comme les Quatre sans cou du poète Robert Desnos. D’autres, essaient de voler le soleil.

Christos Papadopoulos a étudié la danse et la chorégraphie au SNDO (School for New Dance Development) à Amsterdam, le théâtre au National Theatre of Greece Drama School (GNT Drama School) et les sciences politiques à l’Université Panteion (2000). Il enseigne le mouvement et l’improvisation à l’école d’art dramatique du Conservatoire d’Athènes. Deux de ses précédents spectacles ont été présentés au Théâtre de la Ville : dans le cadre des Chantiers d’Europe en 2017, Elvedon qu’il avait créé deux ans auparavant autour du roman Les Vagues, de Virginia Woolf ; Ion en 2018, référence à l’atome, sur la musique électronique du groupe Coti K. Il a également créé en 2016 Opus, où il déconstruisait l’Art de la Fugue de Jean-Sébastien Bach cherchant à traduire en mouvements dansés la musique classique.

Très vite repéré par son travail sensible, rigoureux et imaginatif, Christos Papadopoulos compte dans le paysage chorégraphique d’aujourd’hui. La dimension plastique et esthétique qu’il donne dans Larsen C, entre autres par le travail de la lumière et du son, place le spectateur dans une sorte de fascination. L’appropriation de l’espace et la fluidité de la danse, notamment dans les lancinants mouvements d’ensemble, la précision de la gestuelle qui se décale de manière imperceptible, la solitude de la banquise qui devient ici désert noir, sont autant de mondes dansés qui convoquent le spectateur en une expérience sensorielle, où le geste est aussi fin que des cristaux de glace.

Brigitte Rémer, le 12 décembre 2021

Avec : Maria Bregianni, Chara Kotsali, Georgios Kotsifakis, Sotiria Koutsopetrou, Alexandros Nouskas Varelas, Ioanna Paraskevopoulou, Adonis Vais.

Concept et chorégraphie Christos Papadopoulos – Musique et son Giorgos Poulios – scénographie Clio Boboti – création lumière Elisa Alexandropoulou – costumes Angelos Mentis – conseil à la dramaturgie Alexandros Mistriotis – assistante à la chorégraphie Martha Pasakopoulou – assistant décor Filanthi Bougatsou – régie lumière Evina Vasilakopoulou – régie technique décor et son Michalis Sioutis – responsables de production Rena Andreadaki, Zoe Mouschi – directrice de tournée Konstantina Papadopoulou – distribution internationale Key Performance.

Du 9 au 14 décembre 2021, au Théâtre de la Ville-Les Abbesses, rue des Abbesses. 75018 -tél. : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com

Nouvelle histoire de la danse en Occident

© Éditions du Seuil

De la préhistoire à nos jours. Sous la direction de Laura Cappelle – Avant-propos de William Forsythe – Éditions du Seuil – Avec le concours du Centre National de la Danse.

Plus de vingt-cinq contributeurs internationaux, historiens, experts issus des sciences sociales, de de la danse et du théâtre sont réunis autour de Laura Cappelle, sociologue et journaliste, pour apporter leur vision de spécialistes de la danse à cette « Nouvelle histoire de la danse en Occident ». Ils font le point des connaissances, qu’ils analysent, chacun selon son champ de recherche, rendent compte de la complexité de ce « langage non verbal qu’est la danse » et de la porosité d’un art qui se développe bien au-delà des frontières de l’Occident, des États-Unis et de la Russie dont traite principalement l’ouvrage.

Quatre parties fondent ce parcours qui va « De la préhistoire à nos jours », sous-titre de la recherche : la première, intitulée Danse sacrée, Danse profane, de la Préhistoire au Moyen-Âge interroge les apports de l’archéologue et de l’anthropologue sur la représentation de figures dansantes, plus de quarante mille ans avant notre ère. Yosef Garfinkel, professeur en archéologie, observe, par les gravures, les rites de passage où « la danse sort de la séduction individuelle pour être pratiquée à un niveau collectif », où la pratique de danses sociales – danses en cercle, en ligne et de couple – est visible, où la danse humaine apparaît sous forme de transe, enseignée par le chaman et « permet d’établir un contact direct avec le surnaturel. » Ce premier chapitre entraîne ensuite le lecteur En Grèce, une culture citoyenne de la danse au pays de Platon, qui déclare : « Ce qui est beau élève l’âme. » On y trouve l’évocation des danses guerrières et pacifiques et celles pratiquées lors des fêtes religieuses ; le rappel des grands dramaturges comme Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane dont une grande partie des œuvres incluait la danse, avec son caractère mimétique qui, peu à peu, évolue vers la pantomime ; les danses apollinienne et dionysiaque « distinction esthétique réalisée par Nietzsche » liées au culte d’Apollon et de Dionysos cohabitant à Delphes, figures centrales dans la danse grecque. « Les sources laissent entrevoir la place importante que pouvait avoir la danse dans l’apprentissage comme dans l’expression de la citoyenneté » conclut Marie-Hélène Delavaud-Roux, spécialiste en histoire ancienne. Rome, entre passion et condamnation, Rome dont les sources sont plus rares et dont le seul Traité sur la danse, datant du 1er siècle avant JC. a disparu, montre l’intérêt de l’ensemble de la classe sociale romaine pour la danse, malgré certains clivages. Marie-Hélène Garelli, professeure en langue et littérature latines montre la manière dont la danse participe de la construction de l’image du citoyen sous Philippe Auguste, par les danses guerrières pratiquées par les soldats, les rituels de certaines confréries religieuses et l’invention par Pylade de la pantomime, véritable innovation esthétique. On ne retrouve pas de chœurs écrits dans les textes dramatiques latins.

© Éditions du Seuil

L’auteur du dernier volet de cette première partie, Adrien Belgrano, doctorant en histoire médiévale et agrégé d’histoire, rappelle par son article, De l’ordre cosmique au rituel diabolique : l’église et la danse au Moyen-Âge, que lors du haut Moyen-Âge (Vème au XIème siècle) les chrétiens dansaient dans et même hors du cadre liturgique et que les premiers conciles n’ont pas interdit, mais régulé, les pratiques. La censure est venue avec le concile de 692 interdisant une série de danses assimilées à des pratiques païennes. A partir du XIIème siècle, la danse est devenue loisir aristocratique au même titre que le tournoi et la chasse. Aux XIVème et XVème siècle elle est manifestation allégorique, pour exemple la danse macabre. Cette période, par la liturgie chrétienne, garde une méfiance par rapport au corps, source de péché.

La seconde partie de ce puissant ouvrage sur la «Nouvelle histoire de la danse en Occident » s’intitule « Vers l’épanouissement de la danse scénique. De la Renaissance au XIXe siècle. » Marina Nordera, danseuse et historienne de la danse parle de La naissance du Ballet, un phénomène culturel européen. La définition du mot « ballet » issu de l’italien, se réfère au bal et aux formes chorégraphiques qu’on y exécute. Le ballet de cour à la fin du XVème siècle, le ballet à la Cour de France où le souverain occupe la place centrale, les diverses formes chorégraphiques qui alternent comme danses de couple, figures dessinées sur scène, marches rythmées ou formes processionnelles. Au XVème et XVIIème siècle, la circulation des artistes en Europe, puis des maîtres à danser dans les maisons nobles se met en place.

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Les XVIIème et XVIIIème siècles, A la recherche de corps éloquents sont traités par Marie Glon, chercheuse sur l’histoire et l’actualité de la danse. Elle indique que « Danser est considéré comme une activité où s’exerce l’éloquence » et que cela façonne « un art de se comporter et de se mouvoir dans toutes les situations de la vie. » C’est en 1700 qu’apparaît le mot chorégraphie et le maître de danse tient la même place que le musicien ou le ménétrier. Si les danses à deux restent emblématiques de l’époque, les danses collectives comme courante, menuet, contredanse etc. se développent aussi. Dans Le corps en révolution l’historienne Elizabeth Claire évoque l’enthousiasme républicain, après la Révolution, et une nouvelle culture de loisirs nocturnes qui envahit Paris, dont la danse de société, la danse en couple (la valse, entre autres), le retour des bals publics à compter de 1800. On parle de « dansomanie » et de fraternité retrouvée. L’avènement du ballet romantique, présenté par Sylvie Jacq-Mioche, docteure en esthétique et historienne du ballet montre Paris comme pivot européen du monde chorégraphique, évoque l’influence des théâtres de boulevard sur l’évolution du ballet et le rôle de l’Opéra de Paris. Pour la première fois, en 1827, Marie Taglioni y apporte la technique des pointes ce nouvel idéal esthétique, elle y danse La Sylphide, ballet phare et Giselle, dans le plus pur romantisme. Erik Aschengreen, docteur en lettres, professeur émérite en histoire et esthétique de la danse à Copenhague présente August Bournonville, un romantisme danois. Il est une importante figure de la danse danoise, très critique à l’égard du ballet français, promoteur d’un style bien particulier basé sur la joie de vivre et la grâce, et il possède un répertoire personnel d’une grande ampleur.

Dans cette traversée du temps, on arrive à la seconde moitié du XIXème siècle jusqu’à Marius Petipa, une carrière qui façonne le Ballet Impérial Russe. Sergey Konaev, chercheur principal en danse à l’Institut national des Arts de Moscou en trace le parcours. Chorégraphe français, parti à Saint-Pétersbourg en 1847, Petipa y fait une éblouissante carrière, non sans embûches, tout en partant conquérir les capitales européennes avec son épouse, Maria Sourovchtchikova-Petipa. Soutenu par le directeur des Théâtres impériaux, Ivan Vsevolozhsky, c’est aussi le moment où il travaille sur les pièces des plus importants compositeurs de l’époque, Tchaïkovski entre autres, dont il chorégraphie La Belle au bois dormant, Le Lac des cygnes et Casse-Noisette ; il crée également la chorégraphie de Raymonda, de Glazounov, et obtient la nationalité russe en 1894. Le Miroir magique, créé en 1903 sur une musique d’Arseni Korerchtchenko d’après un poème de Pouchkine, sera son dernier ballet, il meurt quelques années plus tard. Le chorégraphe laisse de nombreuses archives, les siennes propres et les notations chorégraphiques de ses œuvres réalisées par d’autres, notamment celles de Vladimir Stepanov, danseur du corps de ballet à Saint-Pétersbourg, qui a inventé un système de notation de la danse. En écho à cet article, Alastair Macaulay, critique de danse et spécialiste américain des arts de la scène, développe le style chorégraphique de Marius Petipa en livrant le fruit de ses recherches avec Retrouver le classicisme de Petipa, qualifiant le chorégraphe de « maître joaillier » et soulignant son influence sur les générations de chorégraphes qui suivent. Danseuse et chorégraphe, professeure à l’Université Paris VIII, Hélène Marquié revient En France à la fin du XIXème siècle, effervescence et expérimentations, mettant l’accent sur la remise en question de l’historiographie au regard des récits sur la danse de cette époque : décadence du ballet français autour de l’Opéra de Paris en même temps que nouvelles voies tracées par les Ballets Russes de Serge Diaghilev et formes modernes apportées par Isadora Duncan. Des assouplissements législatifs envers les institutions théâtrales, entre 1860 et 1870, leur permettent l’utilisation de décors et costumes et la présentation de spectacles de différentes natures. Ainsi la danse va-t-elle prendre possession des théâtres, des cafés-concerts et des music-halls. Mariquita par exemple, célèbre maitresse de ballet de la Belle-Époque se produira aux Bouffes-Parisiens, puis au Théâtre de la Porte Saint-Martin et aux Folies-Bergère. La vitalité vient, pour une bonne part, des milieux populaires, les exotismes de tous bords s’apprécient, les femmes s’inscrivent comme leaders et premières féministes sans le savoir, elles sont à la pointe de ces mouvements rénovateurs.

La troisième partie de l’ouvrage mène le lecteur au XXème siècle face à la modernité. Adeline Chevrier-Boisseau, maîtresse de conférences en études américaines et en études de danse à l’Université Clermont-Auvergne observe A l’aube de la modernité : Loïe Fuller, Isadora Duncan et souligne l’importance des échanges transatlantiques. Pourtant, le climat puritain américain de la fin du XIXème participe de la dévaluation des femmes, a fortiori des femmes artistes, jusqu’à ce qu’elles se rebellent, faisant émerger une féminité nouvelle. Un nouveau rapport au corps voit le jour, selon les travaux de François Delsarte ; le musicien Emile Jacques-Dalcroze élabore une méthode d’apprentissage qui a d’importantes répercussions sur les innovations chorégraphiques. C’est dans ce contexte que Loïe Fuller, élevée dans une banlieue de Chicago, arrivant en France en 1892 sans formation en danse, construit sa danse serpentine. Elle s’investit dans tous les aspects techniques de ses chorégraphies, crée un style chorégraphique subversif qui peut être considéré aujourd’hui comme queer. Née à San Francisco et formée à la danse, l’idéaliste Isadora Duncan quant à elle participe de la libération du corps, développe une danse intuitive, cherche la pureté du mouvement et met en place une autre philosophie de l’enseignement. Viennent ensuite Les Ballets Russes, un creuset artistique racontés par Sarah Woodcock, spécialiste de la danse, ancienne responsable des collections de photographies et de costumes au Victoria and Albert Museum de Londres. Première compagnie commerciale indépendante créée en 1907 par Serge de Diaghilev, ni compositeur ni chorégraphe, les Ballets Russes se développent sous la supervision de leur fondateur éclairé, doué pour déceler les talents et positionner la troupe à l’avant-garde chorégraphique. Michel Fokine, premier danseur et maître de ballet au Ballet Impérial de Saint-Pétersbourg rallie la compagnie et tient une place importante dans son évolution. Anna Pavlova incarne la ballerine par excellence et crée la mythique Mort du cygne en 1905. En 1909, les Ballets Russes sont à Paris présentant quatre ballets en un acte de Fokine, le succès est immédiat. Vaslav Nijinski fait partie de la tournée qui, au-delà de la France, sera aussi européenne. Renvoyé des Théâtres impériaux en 1911, le danseur sera intégré aux Ballets Russes, jusqu’à ce que la schizophrénie le rattrape, en 1916 et qu’il soit interné. Sa sœur, Bronislava Nijinska, sera l’une des premières femmes à obtenir une reconnaissance en tant que chorégraphe. Léonide Massine, soliste charismatique, succède à Nijinski. Pendant la première guerre mondiale les Ballets Russes sont dispersés un peu partout dans le monde, Diaghilev vit en Suisse, la Révolution d’octobre 1917 l’ayant définitivement coupé de son pays. En 1924, Georges Balanchine intègre la troupe. A la mort de Diaghilev, en 1929, les dettes s’étant accumulées, les Ballets Russes se dispersent. De nouvelles compagnies se formeront et feront vivre les chorégraphies de Fokine, Nijinski et Massine.

D’un pays à l’autre, Laure Guilbert, enseignante en histoire et en théorie des arts du spectacle dans plusieurs universités de France et d’Allemagne, chercheuse indépendante, mène ensuite le lecteur sur les chemins De l’expressionnisme allemand au Tanztheater à partir d’une sorte d’âge d’or artistique de la Mitteleuropa, entre les deux guerres. La danse a acquis ses lettres de noblesse comme art, la place du corps est devenue centrale, son expressivité se décline dans différentes directions comme la gymnastique rythmique, la kinésphère etc. De nombreuses personnalités participent de ces initiatives et recherches artistiques, chacune dans sa discipline : Adolphe Appia pour la scénographie, Rudolf Steiner dans la réflexion anthropologique autour de l’eurythmie, le groupe Cavalier bleu en peinture, le dessinateur et danseur hongrois, Rudolf von Laban qui crée un nouveau système d’écriture de la danse. Mary Wigman développe l’improvisation et la composition et s’intéresse aux arts extra-européens. De nombreuses écoles privées s’ouvrent notamment à Berlin et la danse se professionnalise. Cette euphorie artistique se suspend avec le krach financier de 1929 puis, quatre ans plus tard, avec la prise de pouvoir d’Hitler. Le milieu chorégraphique se disperse dès 1933. En 1945 la reprise sera difficile, d’autant avec la construction du rideau de fer qui sépare les artistes des deux Allemagne. Mary Wigman crée Le Sacre du Printemps en 1957, à Berlin Ouest où elle est installée. Un nouveau code artistique émerge avec « l’esthétique de l’incorrect » du Tanztheater, concept de danse-théâtre conçu dès 1928 par Kurt Joos, danseur, chorégraphe et célèbre pédagogue dont Pina Bausch fut l’élève. Marcia B. Siegel, enseignante et critique de danse aux États-Unis, auteure de nombreux ouvrages sur la danse plonge ensuite le lecteur dans Une série d’avant-gardes : la danse moderne et postmoderne américaine. Elle présente la danse expérimentale aux États-Unis, la fin de la modern dance et l’émergence de la post-modern dance, qui perd ensuite son trait d’union et devient la postmodern dance, forme qui, au point de départ, a peu d’appuis institutionnels. La liste est longue des danseuses/danseurs et chorégraphes cité(e)s par la contributrice, qui laissent leur empreinte au cours de ces années-là : Martha Graham, Merce Cunningham, José Limón, Alwin Nikolaïs, Alvin Ailey, Paul Taylor et tant d’autres. Certaines étaient venues plus avant dans le temps, comme Isadora Duncan (1877/1927) ou Ruth Saint-Denis (1879/1968) qui en avaient tracé les prémices par leurs propres recherches. D’autres viennent plus tard, au cours des années 1970 notamment le Judson Dance Theater avec Rainer, Steve Paxton et David Gordon, puis Trisha Brown, Lucinda Childs, Meredith Monk, suivis de Jerome Robbins et Twyla Tharp qui font la synthèse chorégraphique entre les techniques classique et moderne. « À la fin des années 2000, déjà, la modern dance est en pratique devenue un genre hybride, sans désignation claire » conclut la contributrice.

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Du bal à l’écran : la danse à l’âge des médias de masse, l’article signé de Aude Thuries, docteure en danse de l’Université de Lille et enseignante en culture chorégraphique passe en revue différentes formes dansées et évoque leur diffusion à l’écran, notamment à la télévision : les productions de Broadway et l’âge d’or du musical hollywoodien, la musique et la danse afro-américaine, la modern jazz, les comédies musicales égyptiennes de la première partie du XXème siècle qui font la part belle à la danse, l’industrie cinématographique indienne qui séduit avec Bollywood, le voguing qui s’est essentiellement développé dans les années 1970 dans la communauté gay afro-américaine, les films de danse à partir des années 1980. Un grand chapitre intitulé Extension du domaine du ballet : les ambitions néoclassiques, rassemble cinq contributions : Georges Balanchine ou l’académisme renouvelé par Tim Scholl, chercheur spécialiste de la danse russe et américaine, qui présente l’esthétique de Balanchine et du New-York City Ballet. Ce même auteur signe aussi l’article sur Le ballet soviétique : retour vers le futur où l’on refait le parcours, à compter du début du XXème siècle. Geraldine Morris, ancienne danseuse du Royal Ballet, aujourd’hui chercheuse en danse, présente un article intitulé Au Royaume-Uni et en Allemagne, une nouvelle lignée chorégraphique, dessinant le profil de deux chorégraphes anglaises issues des Ballets Russes et fondatrices de deux importantes compagnies :  Ninette de Valois pour le Royal Ballet et Marie Rambert pour le Ballet Club devenu le Ballet Rambert. Parlant ensuite des « influences britanniques en Allemagne de l’Ouest » elle évoque entre autres le parcours et l’influence de John Cranko, danseur et chorégraphe né en Afrique du Sud qui, après avoir intégré le Royal Ballet de 1947 à 1957 avait rallié le Ballet de Stuttgart et l’avait profondément transformé. Florence Poudru, historienne, professeure au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, traite Le néoclassicisme en France, de l’évocation au corps à corps, et observe les trois décennies qui suivent la Libération, avec les jeunes danseurs chorégraphes qui développent leurs projets artistiques en dehors des théâtres subventionnés, comme Jeanine Charrat, Roland Petit, Ludmilla Tcherina, Maurice Béjart etc. Gerald Siegmund, professeur en études théâtrales à la Justus-Liebig Universität, Giessen, en Allemagne, parle de Deux novateurs de la fin du XXème siècle : Jiří Kylián et William Forsythe, du style néoclassique singulier du premier, directeur pendant trente ans du Nederlands Dans Theater ; du second, William Forsythe, engagé par le Ballet de Stuttgart en 1973 avant de diriger de 1984 à 2004 le Ballet de Francfort, puis de travailler en indépendant avec The Forsythe Company. Actuellement chorégraphe associé au ballet de l’Opéra de Paris, il poursuit sa recherche de théâtralité par l’introduction des arts visuels dans ses créations et le processus de déconstruction du ballet classique, même s’il garde une approche néoclassique. Pauline Bolvineau, maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’Université catholique de l’Ouest conclut cette partie en s’interrogeant sur le concept d’Être « contemporain » en Europe, à partir du processus de libération du corps qui s’est mis en marche dans les années 1970.

La quatrième et dernière partie de cette Nouvelle histoire de la danse en Occident : Recompositions chorégraphiques. De la fin du XXème au début du XXIème siècle présente, avec Felicia Mc Carren, professeure d’études françaises à Tulane University (États-Unis), spécialiste de l’histoire culturelle de la danse, Le hip hop, de la rue à la scène. Né dans le Bronx, à New-York, le hip hop mêle aujourd’hui à son vocabulaire celui de la danse contemporaine. Il a acquis une légitimité sur les scènes et dans le milieu artistique avec son passage de statut d’amateur à celui de professionnel, à la fin des années 80. Aux États-Unis, Rennie Harris établit le lien entre culture populaire et théâtre, en France, Kader Attou et Mourad Merzouki, formés à la boxe, aux arts martiaux et à la gymnastique fondent, avec Lionel Frédoc et Eric Mezino,  Accrorap, en 1989 date à partir de laquelle ils sont reconnus et programmés dans le réseau des scènes nationales. Laura Cappelle, sociologue et journaliste, critique de danse pour le Financial Times et pour le New-York Times, qui a dirigé cet ouvrage, invite ensuite à une réflexion sur le fait d’Être classique au XXIème siècle, une identité paradoxale. Elle suit les transformations de la danse classique au début de ce siècle et l’organisation du secteur de la danse, en observant les troupes résidant dans les maisons d’opéra, les compagnies indépendantes et les coproductions obligées compte tenu de la baisse des subventions. Elle rend compte de la nouvelle répartition des rôles à la tête des institutions de la danse ; de la recherche d’équilibre entre femmes et hommes aux postes-clés ; d’une meilleure équité contre les discriminations raciales ; du répertoire international entre pièces de répertoire, nouvelles créations et recherches d’hybridation, du répertoire musical dans lequel puisent les chorégraphes. Federica Fratagnoli, enseignante-chercheuse en danse à l’Université Côte d’Azur et Sylviane Pagès, maîtresse de conférences en danse à l’Université Paris 8/laboratoire Musidanse, se penchent sur L’Orient décentré. Circulations de gestes et créations hybrides et observent plus particulièrement, dans le contexte de globalisation du début du XXIème siècle, la trajectoire des pratiques corporelles venant de l’Inde et du Japon, entre Kathak et Butô. Elles construisent, au fil des exotismes consommés par l’occident, puis de l’introduction du numérique et des nouvelles technologies, le concept positif d’hybridation.

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Patrick Germain-Thomas, docteur en sociologie, clôture l’ouvrage avec une réflexion sur Le contemporain : un questionnement pour la danse d’aujourd’hui. Partant du vocabulaire classique, de ses positions et mouvements, il interroge le nouveau rapport aux codes et aux règles et la construction de nouvelles esthétiques. Il  note une certaine émancipation due à la pratique de l’improvisation et observe le déplacement des frontières, physiques comme celles liées aux imaginaires : danse et théâtre (Pina Bausch, Maguy Marin, Alain Platel, Jan Fabre et Jan Lauwers), danse et performance (La Ribot et Jérôme Bel), danse contemporaine et traditions africaines (rencontre entre Mathilde Monnier, Seydou Boro et Salia Sanou ; démarche de José Montalvo et Dominique Hervieu) cirque et arts mêlés (Yoann Bourgeois) ; brouillage des limites entre le plateau et la salle, les artistes et le public (Boris Charmatz). L’article, donc l’ouvrage, se termine sur la question de la mémoire et de la difficulté de garder trace de ces processus d’hybridation sans références parfois aux vocabulaires existants. Le contributeur y répond de ces quelques mots, prenant appui sur l’anthropologue Marcel Mauss : « La notion de technique du corps, qui s’applique à la danse, n’a de sens qu’en relation à la mémoire et à des mécanismes de transmission. »

Cette Nouvelle histoire de la danse en Occident. De la préhistoire à nos jours est à la fois érudite et accessible, donc agréable à lire. De ce fait, l’ouvrage s’adresse à tous les lecteurs, artistes et professionnels oeuvrant dans le domaine de la danse, autant que le grand public. On y lit l’évolution du geste et du rapport au corps, la symbolique du mouvement, individuel ou collectif, sacré ou profane et le processus de développement de la danse à travers le temps, sans fragmentation. Laura Cappelle qui l’a élaboré et qui a rassemblé l’équipe de spécialistes internationaux, en a traduit de l’anglais de nombreux articles, le travail accompli est immense. William Forsythe, qui en signe l’avant-propos indique : « Il est essentiel de savoir d’où on vient et à partir d’où on crée. Ma compréhension de l’histoire de la danse informe tout ce que je fais en studio. »

Le livre, qui a obtenu le Prix de la critique pour le théâtre, la musique et la danse, est abondamment illustré, notamment par deux cahiers de photos en couleurs d’une quinzaine de pages chacun, mais aussi tout au long de la narration. Un index des noms propres permet aussi de se renseigner facilement sur tel ou tel artiste. Si le récit trace les lignes de la danse en Occident, il propose aussi de nombreuses incursions au cœur de sources géographiques plus lointaines dont il reconnaît l’empreinte ou l’influence. On peut le lire comme on lit un roman, dans sa continuité, on peut s’y renseigner sur une époque ou un style déterminé, c’est une mine d’informations, hiérarchisées et très documentées.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2021

Nouvelle histoire de la danse en Occident. De la préhistoire à nos jours. Sous la direction de Laura Cappelle. Avant-propos de William Forsythe (355 pages) – Éditions du Seuil, septembre 2020. Ouvrage publié avec le concours du Centre national de la danse (31 euros).

Cabaret de l’exil

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Scénographie, conception et mise en scène Bartabas. Nouvelle création du Théâtre équestre Zingaro, au Fort d’Aubervilliers.

« À Zingaro, la musique est notre territoire et l’amour des chevaux notre religion. » Par ces mots, Bartabas résume tout de ses parcours. Après deux années de pandémie obligeant à rester chez soi, le verre de vin chaud et le feu de camp après spectacle réchauffent. Chez Bartabas c’est atout cœur dès qu’on pénètre dans la construction de bois réalisée sur mesure par l’architecte Patrick Bouchain, où il a posé son arche de Noé, en 1989, avec chevaux, oies, oiseaux etc. Chargé des empreintes de ses spectacles, l’immense pièce d’’accueil, mi-réfectoire, mi-salle capitulaire, mi-chambre de la mémoire, est en soi une invitation au voyage. Comme chez Baudelaire « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. »

Après tant de spectacles témoins de sa fusion avec les chevaux, depuis la création en 1984 du Théâtre Zingaro du nom d’un de ses célèbres chevaux (et qui signifie Tzigane), devenu deux ans après Théâtre équestre et musical, on rebrousse chemin à travers le temps pour sentir à nouveau l’esprit des premières créations. Les musiques des quatre coins du monde tissent la démarche de Bartabas et sa philosophie, venant entre autres du Caucase, Maghreb, Mexique, Rajasthan, Tibet, de Corée et Roumanie. Avec Cabaret de l’exil il met à l’honneur la culture yiddish par le discours d’Isaac Bashevis Singer prononcé lors de la remise de son Prix Nobel de Littérature en 1978, texte servant de trame, magnifiquement porté par l’acteur Rafaël Goldwaser. La musique Klezmer du Petit Mish-Mash et ses déclinaisons de rythmes et mélodies ponctuent les séquences, avec le cymbalum et les percussions de Mihai Trestian, l’accordéon et les percussions d’Adrian Iordan, la clarinette et les flûtes de Marine Goldwaser qui assure aussi la direction musicale, la clarinette en alternance de Laurent Clouet, le violon, l’alto et le chant d’Ariane Cohen-Adad.

Côté cour côté jardin, le public entre, chaque groupe guidé par un appariteur qu’on retrouve ensuite sur la piste. Certains traversent les écuries où se reposent les royaux destriers puis prennent place autour d’une petite table éclairée à la lueur d’une bougie, d’autres s’installent dans les gradins. Sur la piste, devant le feu et le soufflet de forge, forgeron et maréchal-ferrant s’affairent sur les fers protecteurs des sabots des chevaux. Autour d’eux, une petite troupe d’oies va et vient dans sa chorégraphie tranquille. Arrive un corbillard tiré par un cheval noir à la crinière tressée et conduit par un factotum accompagné de cinq majordomes grand chic, livrée rouge, serviettes sur le bras qui vont distribuer le vin chaud de manière compulsive, dans les premiers rangs du public.

Le texte surgit du côté cour depuis la piste, le comédien assis au zinc d’un bar où une serveuse s’affaire. Les musiques arrivent du côté jardin où se trouve la plateforme des instrumentistes. Entre les deux, en hauteur, entouré d’un rideau rouge tel un petit théâtre dans le théâtre, un orgue, magnifique, sur lequel jouera, plus tard, un musicien. Tout s’anime ensuite avec de virtuoses écuyères et écuyers acrobates, qui font corps avec leurs chevaux aux somptueuses robes – le noir, alezan, bai, gris ou blanc – ébouriffés ou bien coiffés, sans oublier le baudet Joli Cœur, la mule et l’âne, le cheval de labour et le jeune poulain blanc. Dans de petits scénarios virtuoses, humoristique et poétique, ils s’enroulent et se déroulent, se déploient, sautent et se rattrapent en de savantes figures acrobatiques. Les tissus de soie noire ou blanche s’envolent dans les voltiges en solo ou en duo, les fracs blancs et redingotes noires invitent au respect. Des cavaliers à têtes d’animaux, masques superbement réalisés comme bélier et corbeau (Cécile Kretschmar), ou encore chien et autres (prêt de l’Opéra national de Lorraine) épousent le rythme des pas mesurés et cadencés des chevaux, ou de leurs galops. Une envolée de colombes se disperse sous le chapiteau au rythme de la clarinette et les images défilent, recentrant le propos sur la littérature et la peinture Yiddish.

L’ombre du Dibbouk passe, esprit malin hantant le corps des vivants que Marc Chagall enrichit dans ses tableaux de la tradition russe, et qu’il reprit à sa manière. On y retrouve colombes et violons, paradis naïf de l’enfance, mariés de la tour Eiffel voyageant au-dessus des nuages, ou encore bouc enlaçant tendrement la mariée. « Il dort. Il est éveillé. Tout à coup, il peint. Il prend une église et peint avec l’église. Il prend une vache et peint avec une vache. Avec une sardine. Avec des têtes, des mains, des couteaux… » écrivait en 1919 Blaise Cendrars dans ses Dix-neuf poèmes élastiques où il fait le portrait de Chagall. L’univers Zingaro fait aussi le lien entre le passé et le présent et rejoint ce bestiaire montrant sur une piste de cirque l’oiseau faisant spectacle, le cheval jouant de la contrebasse et l’âne ailé s’envolant à son tour.

Des premiers Cabarets équestres aux Entretiens silencieux, Bartabas a beaucoup voyagé et nous a pris en selle sur ses chevaux : Horizonte, Soutine, Pollock, Le Tintoret et Caravage, Quixote, Angelo, Zurbaran et tant d’autres. De Tsar, son alter-ego des Entretiens silencieux, il raconte : « Il en est des chevaux comme des coups de foudre, ils vous tombent dessus sans crier gare. » Auteur, metteur en scène et scénographe, réalisateur et chorégraphe, écuyer, Bartabas a conçu de nombreux spectacles, de Cabaret I à III (1984/90) suivi de l’Opéra équestre (1991/93), en passant par Chimère (1994/96) et Éclipse (1997/99). Puis il y eut Triptyk (2000/2002), Loungta (2003/2005), Battuta (2006/2009), Darshan (2009/2010), Calacas (2011-2014), Elégies, on achève bien les anges (2015-2016) et Ex Anima (2017). Il a aussi fait de belles rencontres artistiques comme celle avec Ko Murobushi, danseur et chorégraphe japonais de butô tous deux travaillant à partir des Chants de Maldoror de Lautréamont, dans Le Centaure et l’Animal (cf. notre article du Théâtre du Blog, le 12 septembre 2012). Dans un esprit de transmission, il a aussi fondé en 2003 l’Académie équestre dans les Grandes Écuries du château de Versailles d’où il présente des chorégraphies.

Dans Cabaret de l’exil Bartabas, de noir vêtu, long manteau et imposant chapeau, fait danser son cheval, l’un et l’autre virtuoses. « Vivre avec des chevaux, c’est en quelque sorte vivre sur Terre sans la perdre de vue… » dit-il. « Dresser un cheval ce n’est pas lui faire acquérir des automatismes, c’est d’abord se construire avec lui un vocabulaire commun puis une grammaire commune, puis, s’il le veut bien, finir par dire des poèmes ensemble. » Et de conclure, dans son Manifeste pour la vie d’artiste, « L’artisanat de notre travail nous préserve des pièges et des tentations économiques. Zingaro n’a pas de valeur marchande. Il n’y a rien à acheter, que notre passion. » Ce nouveau spectacle est un retour aux sources, c’est aussi l’engagement de toute une vie.

Brigitte Rémer, le 30 novembre 2021

Cavaliers : Bartabas, Yassine El Hor, Nolwen Gehlker, Emilie Jumeaux, Calou Pagnot, Emmanuelle Santini, Hervé Vincent, David Weiser, Messaoud Zeggane – Chevaux : Angelo, Conquête, El Cid, Famine, Guerre, Islands Bay, Lucifer, Misère, Noureev, Posada, Raoul, Rustik du Boncoin, Tsar, Ultra, Vasco de l’Effrayere, Victor, Zurbaran, la mule et l’âne, le baudet Joli Cœur – Micos : Henri Carballido, Stéphane Drouard, Laurent Dupré (Bill), Paco Portero, Bernard Quental, Vladik – Responsable des écuries : Bérenger Mirc – Soins aux chevaux : Lola Cournet, Aurore Houdelette, Caroline Viala

Musique originale Le Petit Mish-Mash : Mihai Trestian, cymbalum, percussions – Adrian Iordan, accordéon, percussions – Marine Goldwaser, clarinette, flûtes, direction musicale – rejoints par : Ariane Cohen-Adad, violon, alto, chant – Laurent Clouet, clarinette (en alternance) – Assistante à la mise en scène  Emmanuelle Santini – Comédien Rafaël Goldwaser – Figurante Marina Viallon – Directeur technique Hervé Vincent – Son Serge Rantonnet – Lumières Clothilde Hoffmann – Création costumes Marie-Laurence Schakmundès – Habilleuse Isabelle Guillaume – Masques de bélier et corbeau, Cécile Kretschmar – Autres masques, Prêt de l’Opéra National de Lorraine – Accessoiriste Sébastien Puech – Texte du monologue d’ouverture de Isaac Bashevis Singer (Copyright 1978)

Du 19 octobre 2021 au 27 mars 2022, mardi, mercredi, vendredi, samedi à 20h30, dimanche à 17h30 (relâche lundi et jeudi) – 176 avenue Jean Jaurès 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers (ligne 7) – tél. : 01 48 39 54 17 – Site : bartabas.fr/zingaro/

Condor

© Jean-Louis Fernandez

Auteur Frédéric Vossier – mise en scène Anne Théron – jeu  Mireille Herbstmeyer, Frédéric Leidgens, Compagnie Les Productions Merlin – à la MC93 Bobigny Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Mouvement des vagues sur la plage et chahut d’enfance, comme un flux et un reflux dans la mémoire d’Anna. Et quarante ans passés avant d’oser prendre le téléphone pour l’appeler, lui, Paul, son frère, du côté des bourreaux. Elle n’est pas la bienvenue. Le cadre de ces retrouvailles improbables, qu’elle a voulues, est sinistre : le grand escalier d’une rue dans la pénombre, l’habitation de l’homme semblable à une cellule et sans le moindre objet personnel, sorte de bunker ; un lit cage, dans une prétendue chambre, la même cellule. L’homme a fait table rase du passé, matériellement et moralement. Ce qui lui reste d’humain se trouve dans le jardin, symbolisé ici par un bel arbre, dernier indice de vie (scénographie Barbara Kraft, lumière Benoît Théron).

Anna provoque la rencontre mais elle est déjà morte. Dans son sac, un pistolet. Elle a fait partie des opposants, son frère dans le camp d’en face, complice de son viol, des violences et de l’indignité. Elle est envahie par ces images de brutalité qu’on revit avec elle par écran interposé, où le frère est aussi le bourreau (création vidéo Mickaël Varaniac-Quard) et reçoit comme des décharges qui attisent le traumatisme et sa révolte. Alors elle charcute, provoque, agresse, bat en retraite, revient, ses cauchemars sont récurrents.

La rencontre est un huis-clos, lui, dans le déni, ne réagit pas même au mot lance-flamme qu’elle brandit, n’entend pas les allusions, il contourne. Chacun de ses gestes est ambigu, compulsif avec un couteau, puis avec une carabine, simulant un étranglement. Le public, comme les protagonistes, sont sur le qui-vive. Et leur discussion parallèle, s’inscrit comme un dialogue de sourds : elle tente de l’amener sur le terrain de ses crimes mais en vain, il parle de la rue, ou de tout autre chose. Elle tente de le faire s’exprimer sur sa vie, sur les femmes, il s’en tire par trois pirouettes, toujours aussi misérables et sarcastiques. Que leur reste-t-il à se dire, le lien fraternel détruit ? L’histoire familiale reste lointaine, seul le bruit des vagues apporte un brin d’oxygène en même temps qu’un grand désespoir.

La pièce a pour background les événements d’Amérique Latine au coeur des années 1970/1980 dans de nombreux pays de la région : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili – sous Pinochet après l’utopie des années Allende, président assassiné le 11 septembre 1973 – Paraguay et Uruguay. Elle se situe plus précisément en 1975, au Brésil dont la dictature n’a pas été plus douce et a duré vingt ans, de 1964 à 1985, même si on n’en a moins parlé en Europe car elle n’a pas prêté au même mouvement migratoire que celui des Chiliens ou des Argentins. La pièce fait référence à l’Opération Condor – d’où son titre – un vaste plan de répression mis en place par ces dictatures pour s’opposer aux mouvements populaires, avec des campagnes d’assassinats et de lutte contre les guérillas, les mouvements de gauche et d’extrême gauche, dictatures conduites avec le soutien des États-Unis de Kissinger et de la CIA, comme on le découvrira bien après.

Le texte s’inscrit en creux par rapport aux événements et parle par allusions. Les jeux ici s’inversent : Paul (Frédéric Leidgens) ne correspond pas au stéréotype de la brutalité virile qu’on pourrait attribuer au bourreau, boisson mise à part, il en est même physiquement tout le contraire, maigre et sec, il fait le doux, parfois même le romantique ; Anna (Mireille Herbstmeyer) se montre solide et violente, sa fragilité cachée est extrême. Elle craque, à certains moments. Chaque geste, chez l’un comme chez l’autre, est observé, pesé, maîtrisé, lourd de sens et de conséquence, suffisamment ambigu. Une sorte de chorégraphie de l’évitement se dessine entre eux (avec l’intervention du chorégraphe Thierry Thieû-Niang), le spectateur aussi est en plein cauchemar.

Docteur en philosophie politique et conseiller artistique au TNS, on connaît la qualité des textes de Frédéric Vossier, notamment par sa pièce Ludwig, un roi sur la lune, créée par Madeleine Louarn au Festival d’Avignon 2016. Anne Théron, artiste associée au TNS, s’est emparée de Condor et a construit scéniquement avec force et talent la montée dramatique du propos. C’est glaçant, comme le fut l’époque. Par le choix des deux acteurs qui s’emboitent l’un dans l’autre malgré leurs répulsions réciproques et en dépit du lien familial censé les unir ; par l’espace mental qu’elle trace autour des réminiscences d’Anna qui tisse avec intensité sa toile de vérité autour des bourreaux auxquels elle ne doit que des crachats ; elle charge le plateau d’une impressionnante densité. Paul donne le change, dans son ambigüité et le trouble apportés. Ce face à face entre bourreau et victime nous replonge dans un pan de l’Histoire contemporaine des plus funestes.

 Brigitte Rémer, le 29 novembre 2021

Avec : Mireille Herbstmeyer, Frédéric Leidgens – assistante mise en scène Claire Schmitt – scénographie et costumes Barbara Kraft – lumière Benoît Théron – son Sophie Berger – création vidéo Mickaël Varaniac-Quard – effets spéciaux Marion Koechlin – chorégraphie Thierry Thieu Niang – La pièce est publiée aux Solitaires Intempestifs.

Vu à la MC93 Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, le 28 novembre – Après l’annulation des représentations pour raison de pandémie, au Festival d’Avignon 2020 puis en 2021, Condor a été présenté au TNS, coproducteur du spectacle, en octobre 2021. Les représentations à la MC93 Bobigny se sont déroulées du 18 au 28 novembre 2021. Le spectacle poursuivra sa route avec notamment des représentations du 26 au 29 avril 2022, au Théâtre Olympia/CDN de Tours (37).

AKAA/ Also Known As Africa, 6ème édition

Gaël Maski © Galerie Angalia  (République Démocratique du Congo)

La sixième édition de la Foire d’art contemporain et de design centrée sur l’Afrique, AKAA, s’est tenue du 12 au 14 novembre 2021, au Carreau du Temple.

Une centaine d’artistes africains et trente-quatre galeries d’Europe, d’Afrique et des États-Unis étaient au rendez-vous de cette édition tandis que six autres ont travaillé en ligne. C’est moins qu’en 2019, mais après l’annulation de l’édition 2020 pour raison de pandémie et alors que le virus court toujours, on ne peut que se réjouir. Ce que fait Victoria Mann, fondatrice et directrice de AKAA : « C’est une édition importante et dont nous sommes fiers, après deux années pas évidentes. Il y a moins de stands, pour des questions de logistique et d’accès à des visas ou à la vaccination, cela a été rock’n’roll, mais notre toute petite équipe a été férocement efficace. » Une organisation au cordeau, au rez-de-chaussée du Carreau du Temple, avec des stands attractifs et une fluidité de circulation ; un espace dédié aux Rencontres AKAA, permettant conférences et signatures de livres, sorte d’Agora où l’on débat cette année autour de la notion de temporalité. L’édition 2021 s’intitule en effet À rebrousse-temps, elle a donné lieu à la publication d’un ouvrage portant ce même titre – réalisé sous la direction de Armelle Dakouo, directrice artistique – pour laisser traces.

Au premier regard, la qualité des œuvres frappe et attire. Il y a de la vie dans ces créations, de l’imagination, de la créativité et de la vitalité. Profondes, graves ou légères, elles appellent le monde d’aujourd’hui dans son tragique et sa liberté. Qu’elles soient positionnées en France, en Afrique, aux États-Unis ou ailleurs, les galeries se sont données la même mission : rendre compte des récits artistiques et des récits de vie portés par les plasticiens africains. Nous en citerons quelques-uns ci-dessous ainsi que certaines des galeries qui portent leur travail.

La galerie 31 Project créée en 2019, colle au plus près des scènes africaines de l’art contemporain et promeut la multidisciplinarité et les artistes du continent et de la diaspora. Trois artistes des plus talentueux ont été présentés dans le cadre de AKAA ; du Zimbabwe, Epheas Maposa et ses personnages distordus, aux couleurs vives qui dégagent solitude et inquiétude et Evans Tinashe Mutenga qui travaille le papier tels que journaux trouvés, affiches décollées, qu’il manipule d’une manière très personnelle, menant à des portraits faits d’effacements et de griffures par collages et techniques mixtes sur papier. Comrade, qu’il a réalisé en 2018/2019, est une série de portraits, et la trace des amis avec qui il a combattu pour la libération du pays ; du Nigéria, Kelani Abbas, qui vit et travaille à Lagos, rassemble des fragments de mémoire à partir d’anciens clichés et d’objets hérités de l’entreprise d’imprimerie de son père, et cherche à établir des passerelles entre le passé et le présent.  La Galerie Angalia, en RDC, du mot swahili qui signifie regarder, voir, observer, présente entre autres les photocollages de Gaël Maski, qui transcendent la pauvreté à travers la chambre de son imagination et les photos de Gosette Lubondo, qui capte les friches et lieux abandonnés et travaille sur la mémoire et la transmission, notamment dans ses séries Imaginary Trip.

Mário Macilau © Galerie Movart  (Angola/Portugal)

La Galerie Movart entre Luanda (Angola) et Lisbonne présente entre autres l’œuvre de Mário Macilau du Mozambique, fine esquisse de superposition d’images de femmes et d’enfants, sorte d’apparitions dans un environnement dégradé. La galerie This is not a white cube travaille entre le Portugal, l’Angola et l’Afrique du Sud et présente Alida Rodrigues, artiste angolaise vivant au Royaume Uni qui invite à réfléchir sur le statut de l’image, sa banalisation, ses manipulations, ses limites. D’une photo à l’ancienne sur laquelle une personne prenait la pose, elle invente un nouveau visage, botanique celui-là, – lys, artichaut, chou, maïs ou autre, qu’elle articule magnifiquement avec le vêtement ou l’attitude. La galerie Krystel Ann Art, du Portugal, présente Giana de Dier, née au Panama, qui y vit et y travaille. L’artiste prend pour référence les milliers de morts du creusement du Canal, conçu un siècle avant sa naissance et part à la recherche de ses racines caribéennes. Elle superpose des fragments de photos de ces deux univers, celui des souvenirs d’enfance et les images d’archives d’ouvriers inconnus qui ont laissé leur vie dans ce chantier pharaonique.

Beaucoup d’autres artistes, promus par des galeries de divers points du monde sont à retenir : Delano Dunn de la Galerie Montague Contemporary de New-York connu pour les couches multiples de ses collages, fait un récit de l’histoire américaine avec ses personnages en uniforme sur des fonds poétiques très travaillés avec les matériaux qu’il trouve autour de lui comme paillettes, papier, ruban, cirage, cellophane etc. Angèle Etoundi Essamba, de la Galerie Carole Kvasnevsski, née à Douala/Cameroun dont le thème principal porte sur la femme noire, sa beauté universelle, sa grâce, sa noblesse, ses symboles par les vêtements ; Stephan Gladieu, né en RDC, ancien reporter ayant bourlingué de par le monde, présenté par la School Gallery/Paris avec sa série Homo detritus. Il y parle, à la manière de l’Arte Povera, de notre surconsommation par d’impressionnantes photos de personnages, à la fois réalistes et métaphoriques, un peu terriens un peu martiens portant masques et carapaces réalisés avec des produits de recyclage comme boîtes, bouchons, pièces détachées, téléphones portables, plastiques, CD, paquets de cigarettes etc. Le jeune peintre algérien, Mehdi Djelil dit Bardi est porté par la galerie Rhizome, d’Alger, et Wonder Buhle, qui signe l’affiche de cette édition, par BKhz Gallery, de Johannesburg. LaToya Hobbs (193 Gallery/Paris) peintre et graveuse américaine travaille sur le thème de l’identité/féminité ; Toyin Loye, artiste nigérian inspiré par la culture Yoruba (Artco gallery/Berlin, Aix-la-Chapelle) a pour base de travail la photographie noir et blanc. Porté par la Galerie Voss de Düsseldorf, l’artiste nigérian Idowu Oluwaseun dont les visages souvent entièrement cachés et enroulés dans un foulard, travaille sur photo et peinture acrylique. Présentés par la Galerie Anne de Villepoix, Leslie Amine, peintre franco-béninoise, développe de sombres et luxuriants paysages sous-marins pleins de mystère et Souleimane Barry, entre le Burkina Faso et la France, parle de la condition humaine dans sa diversité en apportant une note fantastique et colorée à ses portraits. Une toute nouvelle galerie, Afikaris, présente entre autres le travail de Jean David Nkot, né à Douala, qui a réalisé un tragique Effondrement du rêve où le corps vaincu, bouée dégonflée, s’est échoué.

Giana de Dier © Galerie Krystel Ann Art (Portugal)

AKAA remplit un réel rôle de défricheur en ce qui concerne la vitalité de la création africaine. La sixième édition a particulièrement mis en exergue l’art au féminin et les Afro-Américains ; par ailleurs photos et collages sont les techniques qui cette année apparaissent majoritairement, plusieurs artistes et galeries sont aussi présents à Paris Photo qui se déroule au même moment. Autre proposition et pour la première fois, la maison britannique Bonhams – qui vient de se doter d’un lieu à Paris – a effectué une vente aux enchères d’œuvres qu’elle présentait sur son stand. Par la qualité des œuvres l’édition fut flamboyante, Victoria Mann, directrice, peut être fière. Pour elle « Paris est en train de devenir la place forte pour l’art contemporain… Loin de n’être qu’un effet de mode, le marché de l’art contemporain africain se structure, et se renforce à l’international, et les artistes prennent leur place dans les collections et les grandes institutions. » De quoi se réjouir.

Brigitte Rémer, le 23 novembre 2021

AKAA, Carreau du Temple, 4 rue Eugène Spuller, 75003. Paris – métro : Temple, République – site : akaafair.com