Oratorio pour deux voix et un musicien – d’après les écrits de Annette Libotte – conception, réalisation, scénographie Pascale Nandillon et Frédéric Tétart – Atelier hors champ, à La Commune/Centre dramatique national d’Aubervilliers, hors les murs.
Annette Libotte fut internée à deux reprises, à sa demande, au Centre neuro-psychiatrique de Schaerbeek, en Belgique : en 1934, puis en 1939. Née en 1890, elle s’était mariée jeune et son mari, porté disparu lors de la guerre de 14/18, n’était pas revenu. Pendant son hospitalisation, entre 1941 et 1942, Annette Libotte noircit deux petits carnets dans une langue bien singulière. Ses écrits sont conservés au Musée d’art brut de Lausanne qui les a prêtés pour permettre ce travail. Ils font partie de la collection d’Art brut initiée par Jean Dubuffet. Anne Beyers dans les années 70 en fit une retranscription intégrale. C’est à partir de ce matériau que Pascale Nandillon et Frédéric Tétart ont imaginé cet Annette (oratorio).
Un plateau ouvert, plongé dans l’obscurité. Deux femmes, assises, face au public, dans le silence et la concentration. Le temps est suspendu. Côté jardin, un musicien entouré de ses instruments : un saxophone, un violoncelle posé sur une table, des percussions, un ordinateur. Au sol, des tapis de type caoutchouc, avec quelques traces.
Commence le texte de l’une, puis celui de l’autre qui est aussi l’une, une note stridente de l’autre qui est aussi l’une. La concentration est extrême et Je est aussi Elle… « Ce qui me constitue… » Le vocal croise le violoncelle. « Mon stylo suit les nuages » dit-elle. Écrire… Boîte aux lettres… Paje d’écriture. Des bribes de mots nous parviennent, certains s’inscrivent sur écran comme sur un tableau noir, en version originale, intraduisibles. L’écriture, orale et brute, s’écrit phonétiquement ou ne s’écrit pas, comme certaines langues africaines. Elle est image et extraordinairement poétique dans sa déconstruction, ses syllabes désarticulées, ses rythmes syncopés. Les propos sont décousus en même temps que logiques et le ludique côtoie le tragique. Annette Libotte coud beaucoup et rapporte le quotidien de la vie. On l’entend raccommoder, décrire les trous et les mailles. « La couture doit être en rapport… » Elle y ajoute des chiffres, le chiffre 5 a sa prédilection. On suit ses calendriers, ses jeux de carte, « pique et noir », son récit sur l’eau « l’eau claire notre corps en a besoin », la beauté, les déformations. « Inutile de subir les souffrances ». Noir total à un moment, suspension du spectateur pour traduire le blanc de sa pensée peut-être ou de la mémoire.
Les textes sont en duo, en canon, se superposent, se croisent, se disent et s’écoutent, s’annulent, sorte de voix intérieures. Les sons musicaux les accompagnent avec la même sensibilité fine, proposent, suggèrent. Les cahiers donnent une sorte de chronologie par l’annonce de certaines dates. L’une se lève, s’approche d’un guéridon posé à l’avant-scène, côté cour, prend un verre d’eau. Parfois survient une crise accompagnée d’un aigu, instant d’angoisse et de panique. Des stridences accompagnent ces moments de bascule. Partir. Revenir. « Là-bas dans le vent qui fait rage ». On entend le mot suicide. S’en aller. « Tu viens… » dit-elle à l’autre qui l’habite « pour ne plus être mélangée. » Déclarations, massacre des innocents.
Les actrices-chanteuses travaillent dans une absolue économie de gestes. Leur force est dans l’intensité de leur présence. Par elles, Annette Libotte devient une déesse et son expression s’appelle création. La fin du spectacle est un adieu à la guérison, « Je deviens méconnaissable. » La lueur d’une allumette éclaire son visage. Annette Libotte parle en Je. « Ce que je suis », « La parure que je préfère. » Avec compulsion, entre rituel et silence, elle prépare son au-delà : « Je suis sur la rive et je regarde voler les oiseaux. »
Annette Libotte fait penser à ceux qui, par leur chemin de Damas ont transcendé l’aliénation en œuvre d’art, Camille Claudel ou Antonin Artaud en tête, mais aussi tous les anonymes qui, par le dessin autant que par les mots, ont construit leur liberté, leur dignité. Comme si l’art avait redonné sens à leur vie. « La vraie création ne prend pas souci d’être ou de n’être pas de l’art » disait Jean Dubuffet qui a inventé le concept d’art brut, en 1945. Annette (oratorio) approche cette forme fragile de l’écriture pour en faire un spectacle, rare, tant dans sa conception que dans sa réalisation. On ne peut que féliciter ceux qui y ont contribué : Pascale Nandillon et Frédéric Tétart, maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre, avec Sophie Pernette pour la voix et Juliette de Massy pour le chant, équipe dont nous avions repéré l’exigence des choix et du travail dans un précédent spectacle intitulé Les Vagues, d’après Virginia Woolf (cf. notre article du 10 mars 2016). L’Atelier Hors champ, qui travaille sur les lisières, est à suivre de près.
Brigitte Rémer, le 25 janvier 2019
Avec Sophie Pernette (voix), Juliette de Massy (chant), Frédéric Tétart (musique) – création lumière Soraya Sanhaji – costumes Odile Crétault – création logicielle Sébastien Rouiller
Du 25 au 30 janvier 2019, La Commune/Centre dramatique national d’Aubervilliers, hors les murs Salle des 4 Chemins, 41 rue de Lécuyer, Aubervilliers – Mardi et mercredi à 19h30, vendredi à 20h30, samedi et dimanche à 16h – En tournée : 8 février, Grand Théâtre de Calais – 10 et 11 mai, Théâtre des Quinconces/L’Espal-scène nationale du Mans – automne 2019, Le Lieu Unique/scène nationale de Nantes.