Exposition – Commissariat pour le volet antique : Arnaud Quertinmont, conservateur des antiquités égyptiennes et proche-orientales au Musée royal de Mariemont – Nicolas Amoroso, conservateur des antiquités grecques et romaines au Musée royal de Mariemont – Commissariat pour le volet contemporain : Edwin Nasr, écrivain, commissaire indépendant et chercheur – Sarah Rifky, conseillère curatoriale, commissaire à l’Institute for Contemporary Art de l’Université Virginia Commonwealth – conservateur référent Mucem : Enguerrand Lascols – scénographie Asli Çiçek, assistée de Maxime Descheemaecker – Au MUCEM-Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – Derniers jours, jusqu’au 8 mai 2023.
C’est une promenade douce au cœur du Mucem à laquelle Alexandrie d’Égypte nous invite. Douceur par la gestion des espaces de l’exposition où dialoguent traces archéologiques et œuvres contemporaines d’une part, par la liberté architecturale de décloisonnement et la beauté du musée construit par Rudy Ricciotti, d’autre part. L’un des enjeux de l’exposition Alexandrie – Futurs antérieurs et son concept, tel que voulu par les commissaires, est de « créer des ponts entre l’Antiquité et l’époque contemporaine. » Loin des stéréotypes, par le choix des deux cents œuvres et objets issus des plus importantes collections muséales européennes, le parcours raconte l’histoire singulière d’une ville mythique dans l’imaginaire collectif, Alexandrie, dans le contexte de la grande Histoire. Elle met en perspective les Futurs antérieurs, titre de l’exposition sur lequel les commissaires s’expliquent : « Il fait écho aux récits dominants d’Alexandrie. Les civilisations et les formations politiques successives ont projeté sur la ville des visions du futur qui ne se sont jamais concrétisées. Repensés à maintes reprises, ces futurs antérieurs caractérisent la culture matérielle de la ville et son environnement bâti… Ils font également référence aux multiples couches temporelles d’Alexandrie à travers des objets couvrant plusieurs siècles d’histoire, auxquels sont associées des œuvres d’art contemporain qui interrogent le temps historique et imaginé… »
À partir des descriptions littéraires de la ville et de son urbanisme, l’exposition en montre les infrastructures dans ses lieux de pouvoir, de savoir et de culte, puis s’intéresse aux habitants et montre son rayonnement dans le monde en présentant notamment des vestiges byzantins et arabo-islamiques. La première partie de l’exposition parle de la Fondation d’Alexandrie, haut lieu de l’Antiquité, et de sa création par Alexandre le Grand en 331 avant J.C. avant que les Ptolémées, ayant obtenu l’Égypte en partage, ne la choisissent pour ville-capitale et y règnent pendant près de trois siècles, la transformant en une ville multiculturelle. L’exposition présente des artefacts s’étendant sur une période de plus de sept siècles allant jusqu’à l’avènement du christianisme, en 381 après J.C. et jusqu’à la destruction du grand temple de Sarapis. Du Sérapéum, il ne reste dans l’espace archéologique d’Alexandrie que la Colonne de Dioclétien, en granit rouge d’Assouan, appelée Colonne de Pompée, surmontée d’un chapiteau corinthien. De cette période, l’exposition montre des peintures comme celle de François Schommer réalisée en 1878, Auguste au tombeau d’Alexandre – même si l’emplacement du tombeau reste à ce jour inconnu ; elle met en exergue les bâtiments emblématiques de la ville, notamment le Phare de 135 mètres de haut construit comme un fanal pour la navigation, ici dessiné à l’encre de couleurs, dans un livre datant de 1410 écrit sur parchemin, Mudjmal al-tavârîh, et représenté par une grande maquette constituée de trois étages avec sa base carrée, une colonne octogonale et une petite tour cylindrique surplombée d’une divinité. Détruit par un tremblement de terre, sur son emplacement sera érigé au XVème siècle le Fort de Qaitbay, du nom du sultan mamelouk qui le fera construire. Une statue d’Isis à la voile, souvent associée au Phare, marbre du Ier/IIème siècle après J.C. montre les plis du drapé et le mouvement de la dentelle sculptée ; à l’origine, la Déesse tenait des deux mains une voile gonflée par les vents.
Cette première partie d’exposition évoque aussi la puissance maritime d’Alexandrie, le rôle économique et social de son port abritant l’une des plus puissantes flottes de la Méditerranée antique, point de convergence des routes commerciales. Elle présente des cartes, notamment une de l’Alexandrie antique et médiévale, avec ses grands canaux navigables, la ligne de côte antique reconstituée, les fouilles menées par le Centre d’Études Alexandrines fondé par Jean-Yves Empereur, et les citernes médiévales. La problématique de l’eau est longuement évoquée, car la ville n’est pas reliée au Nil et l’eau douce manque à Alexandrie, d’autant qu’au Vème siècle après J.C. les côtes se sont effondrées et ont entraîné la salinisation des nappes phréatiques. Pour remplacer les anciens puits, Alexandrie a construit ses citernes comme de véritables cathédrales à partir de la captation des eaux souterraines. Plusieurs maquettes sont montrées, comme la citerne El-Nabih datant de la fin du 12ème– début du 13ème siècle et la citerne Ibn Batuta du 10ème-14ème siècle. On voit aussi des gargoulettes, des filtres de gargoulettes finement ciselés, en céramique. Des dessins et schémas sont aussi montrés, comme le dessin de la citerne Saffwan et une aquarelle du début du 19ème siècle, signée de l’architecte Pascal Coste : Écluse à construire à la tête du Canal de navigation El-Mahmoudieh. Ce canal avait été conçu pour relier Alexandrie au Nil et amener l’eau lors de la crue du fleuve. On trouve dans l’exposition des têtes de Porteurs d’eau modelées en terre (30 avant J.C./ 395 après J.C.), une grande jarre à eau (le Zir), une toile de Franz Wilhelm Odelmark Porteur d’eau au Caire, datant de la fin du 19ème/début du 20ème, une Stèle bilingue en latin et en grec, relatant des travaux dans le canal Auguste, autant de propositions rassemblées autour de ce thème sur l’eau. Une carte d’Alexandrie réalisée en 1865 par l’astronome Mahmoud Bey el-Falaki montre le développement de l’installation urbaine à travers plusieurs plans comparatifs de l’Alexandrie ancienne et moderne. Des aquarelles de Jean-Claude Golvin restituent aujourd’hui encore les sites et monuments anciens qui sont autant de mémoires de la ville.
La seconde section de l’exposition parle de Pouvoirs et Savoirs. En 30 avant J.C. l’Égypte est intégrée à l’Empire Romain et les souverains adoptent à leur tour la stature d’un Pharaon. Du côté des Pouvoirs, ces souverains font l’objet d’un culte officiel et sont considérés comme des divinités. Des statues colossales sont érigées, à leur image, comme le montre la Tête d’empereur romain en Pharaon, faite en calcaire aux 1er-3ème siècle après J.C. On trouve ces représentations sur de nombreuses pièces de monnaies sur lesquelles on voit des temples, des arcs de triomphe, le Nil souvent personnifié dont tous les empereurs romains avaient compris l’importance.
On trouve une cruche en terre cuite, toute sculptée et d’une grande élégance : OEnochoé figurant la reine Bérénice II datée du 3ème siècle avant J.C. ; la tête colossale d’une statue royale datant de 305-222 avant J.C. ; une sculpture de Ptolémée III en calcaire, portant des traces de polychromie ; Arsinoé II fille de Ptolémée et de Bérénice, statue en marbre du 2nd siècle avant J.C. Charles Gauthier réalise en 1880 une statue de Cléopâtre VII en plâtre patiné, Cléopâtre est tout un symbole pour Alexandrie. Il y a des stèles avec des hiéroglyphes, un Relief de Ptolémée 1er en calcaire sculpté de 304-30 avant J.C., des mains de marbre, monumentales, l’une dans l’autre. Des fragments de statues colossales ptolémaïques ont aussi été retrouvées dans le quartier de Smuha, dont un buste féminin et une tête masculine présentées dans l’exposition. Du côté des Savoirs la Bibliothèque antique a fait d’Alexandrie une ville de la connaissance sur laquelle les muses se sont penchées – incarnant les arts et les sciences dans la culture grecque. C’est aussi une ville où se développent les Sciences Arabes. Au VIIème siècle, Alexandrie est convoitée par les scientifiques pour ses connaissances mathématiques et astronomiques, ses découvertes, comme celle de l’astrolabe qui mesure la hauteur des étoiles. Un astrolabe de 1326 en laiton, venant de Damas, est présenté, Ali ben Ibrahim Astrolabe syro-égyptien, ainsi que diverses représentations sur papyrus liées au domaine scientifique, comme ce Fragment sur l’enseignement de la chirurgie datant du 1er siècle après J.C. et cette Scène entre le précepteur et son élève.
On entre ensuite chez les dieux et les déesses à commencer par Sarapis, dans la section Temples et bilinguisme culturel. Le grand sanctuaire de Sarapis est l’un des plus célèbres du monde antique, c’est l’interprétation grecque d’Osiris-Apis, l’un des dieux principaux de Memphis, ancienne capitale des Pharaons. Après les Grecs, les Romains lui voueront une dévotion toute particulière et on assistera à l’émergence de nouvelles images des dieux de l’Égypte. Anubis et Horus règnent en maître. Les pages d’un Codex de Saint Cyrille d’Alexandrie sont exposées sur un papyrus grec, et l’on voit la représentation du Patriarche Théophile sur les ruines du Serapeum, vers 400 après J.C. ainsi que Le signe ânkh avec une croix chrétienne, un relief en calcaire datant du 5ème-6ème après J.C. L’apparition du christianisme à Alexandrie se fait avec Saint-Marc fondateur dit-on, de l’église d’Alexandrie ; de ce fait, au 3ème siècle après J.C. la ville devient un centre important pour la réflexion théologique chrétienne. Dans cette section, toutes les religions et toutes les écritures se mêlent, comme le montrent les stèles de pierre. On y trouve aussi de nombreuses figurines et statuettes.
C’est par les fouilles archéologiques que les traces de la vie quotidienne des Alexandrins se révèlent, modestement, car de nombreux quartiers d’habitation se sont effacés. Cette section, Les Alexandrins du quotidien repose principalement sur les vestiges retrouvés des maisons de maîtres et de l’élite, de leurs bijoux et de leurs meubles, de leurs mosaïques comme la Mosaïque à la médaille et la Mosaïque au chien datant du 2ème siècle après J.C. découvertes lors des fouilles de la Bibliotheca Alexandrina. A l’opposé, la Ville des Morts retrouvée en 1997 au hasard d’un chantier, laisse à penser, à travers stèles et bas-reliefs, que différentes traditions funéraires coexistaient : des tombes collectives disposant de chambres funéraires dans lesquelles se trouvaient des loculis – qui sont ces cavités creusées dans les murs, de taille variable et disposées en rangées. Des figurines tanagras en terre cuite datant des 4ème-1er siècle avant J.C. déclinent les drapés de la femme. Des traces de danses rituelles et décors architecturaux en forme de grappes de raisin trouvées sur des gobelets de faïence et de terre cuite ainsi que sur des bas-reliefs marquent le culte de Dionysos. Elles nous introduisent dans les pratiques de la cité antique de Nubie, Méroé, capitale du royaume de Koush, qui témoigne du début de l’ère méroïtique où le culte du dieu Dionysos est à l’honneur. Méroé est connue pour ses nécropoles à pyramides et à forte pente, relativement bien conservées. Au début du 3ème siècle avant J.C. La Mosaïque de Palestrina, l’une des plus grandes de l’époque hellénistique, marque la crue du Nil ; elle est de toute beauté.
À travers la succession des temps qui ont construit la ville – temps politique, urbanistique, religieux, ce parcours d’exposition met en perspective la vision et le langage de dix-sept artistes d’aujourd’hui. D’observateurs ils sont devenus acteurs et ont construit une dialectique qui explore la ville en interaction avec les époques et les objets. Ils en font récit. L’Alexandrie contemporaine s’entrelace avec l’Alexandrie mythique et ses Futurs antérieurs apportant leur note singulière et défiant le temps. En filigrane, le passé colonial, les interactions multiculturelles, l’érosion sociale et écologique résonnent à travers peintures, photographies, sculptures et installations audiovisuelles. Nous ne pouvons citer ici tous les artistes, nous en présentons quelques-uns par leurs travaux, à commencer par trois œuvres spécialement conçues pour l’exposition : la peinture murale de Mona Marzouk, Apparatus and Form de laquelle se dégage une certaine grâce tant dans les contours que dans ses couleurs pastel ; la Gorgone-avtr, œuvre en triptyque de Jasmina Metwaly, qui montre un portrait décalé à travers un regard voilé et un traitement de la lumière jouant entre surexposition et sous-exposition ; la création de Waël Shawky, qui clôt l’exposition, Isles of the Blessed (Oops !… I forgot Europe), présentée sous forme d’un film, qui met en œuvre des figurines-marionnettes bien étranges, en argile et avec des enfants racontant les histoires des îles des Bienheureux.
Inspirés par Alexandrie, beaucoup d’autres artistes ont et avaient inscrit la ville dans leur œuvre. Ahmed Morsi est ici présent avec deux propositions : la très onirique couverture du livre Elegies to a Mediterranean Sea et une œuvre réalisée en 1987, Untitled (Seaside Diptych) qui présente le monde sombre de l’exil où se retrouvent les symboles de sa ville natale, Alexandrie, qu’il a quittée pour New-York dans les années 1970, alors qu’il avait une quarantaine d’années – la Méditerranée, les poissons, un morceau de colonne, une barque, une cheminée de bateau qui pourrait évoquer un phare, des hommes qui s’affairent, l’air inquiet ; Mahmoud Khaled, évoque sa perception du parc Antoniadis, il en rapporte en 2014 un reste de céramique et de carreaux, d’un bleu très bleu, évoquant les fontaines asséchées (Détail 1), une série de photos argentiques contenant des éléments architecturaux ou ornementaux (Détail 3) et une peinture murale en trompe-l’œil d’une sculpture de nu néoclassique, sous le titre Exercise.
Avec Background, Hrair Sarkissian interprète l’Antiquité en représentant deux colonnes antiques de type gréco-romain, courtes, qui se détachent sur un fond bleu (2013). Hassan Khan avec The Twist (2013), représente le détail ornemental d’un balcon, par une sculpture en fer. Avec Gordian Knot (2013) Aslı Çavuşoğlu pose une sculpture sur le côté, visage décalé, masque de mort, comme abandonné. History as proposed/al Ma’rifa, qui signifie la connaissance, est une oeuvre signée de Marianne Fahmy qui s’empare de l’idée du supplément d’un journal – elle avait eu l’expérience du quotidien Al-Ahram où elle avait travaillé – et imagine un supplément de six pages autour d’une gare ferroviaire située vers le port et tombée en désuétude. Water-Arms Series a été créé par Jumana Manna, colonnes de terre formées par des canalisations coudées. Maha Maamoun photographie baigneurs et baigneuses sous le pont Stanley dans le quartier Rushdie, à l’est d’Alexandrie et Malak Helmy construit un environnement sonore, Music for Drifting, à partir du vol d’un oiseau porteur d’un enregistreur qu’il envoie le long de la Côte Nord et du désert occidental égyptien. Il enregistre ses passages sur la colline de Al-Alamein, lieu marqué par la fin de la progression des forces de l’Axe en Afrique du Nord, durant la 2nde Guerre mondiale, à quelques kilomètres d’Alexandrie.
Avec Alexandrie – Futurs antérieurs, le parcours historique que le visiteur est invité à suivre, dialogue avec les œuvres contemporaines. Ces constants allers-retours à travers les strates du temps permettent de pénétrer dans la complexité des choses et dans l’esprit d’Alexandrie, l’esprit des lieux. C’est une douce et belle invitation au voyage !
Brigitte Rémer, le 15 avril 2023
Légende des visuels – (2) Jasmina Metwaly, travail préparatoire pour Gorgon-avtr, 2022. Vidéo et triptyque : huile sur bois et technologie digitale © Courtoisie de Nurah Farahat, Alaa Abdullatif et Jasmina Metwaly – (3) Tête colossale d’une statue royale, 305-222 av. J.-C. Chaux de nummulite, à gros grains. Kunsthistorisches Museum Vienna, Egyptian and Near Eastern Collection © KHM-Museumsverband – (4) Relief avec signe ânkh dans lequel est intégrée une croix chrétienne, Ve-VIe siècle apr. J.-C. Calcaire. Hildesheim, Roemer-und Pelizaeus-Museum © Roemer-und Pelizaeus-Museum, photo : Sh. Shalchi – (5) Bracelet au cobra, IVe siècle apr. J.-C. Or. Morlanwelz, Musée royal de Mariemont © Musée royal de Mariemont – (6) Hrair Sarkissian, Background, 2013. C-print (papier rétro-éclairé). Courtoisie de l’artiste © Hrair Sarkissian.
L’exposition s’inscrit dans le cadre du projet cofinancé par le programme « Europe créative » de l’Union européenne, Alexandrie – (Ré)activation des imaginaires urbains communs, mis en oeuvre par les partenaires suivants : Mucem (FR), Université de Leyde (NL), Kunsthal Aarhus (DK), Undo Point Contemporary Arts (CY), Domaine et Musée royal de Mariemont (BE), Bozar/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles (BE), Ariona Hellas AE (GR), Cittadellarte – Fondazione Pistoletto (IT) – avec le concours des partenaires associés : Cluster (Égypte), Institut Français d’Alexandrie (Égypte), Theatrum Mundi (UK) – Exposition en coproduction, organisée par le Musée royal de Mariemont, Bozar – Palais des Beaux-Arts, Bruxelles du 30 sept. 2022au 8 janvier 2023 et le Mucem, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille, du 8 février au 8 mai 2023 – Le catalogue Alexandrie, Futurs antérieurs, est co-édité par Bozar, Mucem, Actes Sud, Fonds Mercator en trois versions : française, anglaise, néerlandaise (35 euros).
MUCEM – Réservation, tous les jours, de 9h à 18h par téléphone : 04 84 35 13 13 ou par mail : reservation@mucem.org / mucem.org – Entrée par l’esplanade du J4, ou par la passerelle du Panier, parvis de l’église Saint-Laurent, ou par l’entrée basse fort Saint-Jean par le 201, quai du Port – métro : Vieux-Port ou Joliette – Derniers jours / Jusqu’au 8 mai 2023.