Archives mensuelles : mars 2025

Peer Gynt

Texte Henrik Ibsen, musique Edvard Grieg – texte français et mise en scène Olivier Py – avec l’Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali – au Théâtre du Châtelet.

© Vahid Amanpour

L’orchestre en fond de scène, ample et majestueux, est déjà une fête. Même si avec Peer Gynt, le vaurien, la fête peut tourner court. Le spectacle débute par un pugilat au village qui donne le ton. Les mauvais garçons s’y empoignent et défendent leurs territoires.

La scénographie est faite de maisons de bois comme dans les campagnes norvégiennes, avec un escalier vertigineux permettant les entrées et sorties. Elles apparaissent et disparaissent au fil de l’histoire au profit de la place du village, de l’espace de la noce, du territoire des trolls, du réduit des fous. L’une, côté jardin, porte une enseigne, Peer Gynt, où l’ange déchu (Bertrand de Roffignac) vit avec sa mère, Aase (Céline Chéenne), prise entre deux feux, l’admiration et la tendresse en même temps que le déni, la honte et le rejet. « Tu mens comme le diable » lui dit-elle face à ses récits rocambolesques qui l’exemptent de toute réalité « tu n’es pas de ce monde, tu couds toujours la vie avec le fil du rêve… »

© Vahid Amanpour

Les dialogues entre mère et fils sont diablement poétiques même si Aase ne le ménage pas, le traitant aussi de minable, de bon à rien et de raté.   Les corbeaux qui croassent autour de la maison sont autant de messagers reliant le monde des vivants à celui des ténèbres. Côté cour l’espace préservé de Solweig (Raquel Camarinha), la lumineuse, l’inatteignable. Elle demande à Aase de lui parler de Peer « dites-moi tout de lui » et contemple le désastre de sa vie : « tu parles comme si Dieu était mort » lui dit-elle. En retour Peer supplie sa mère : « dis-lui de ne pas m’oublier. »

Dramaturge norvégien Ibsen (1828-1906), expatrié pendant de longues années écrit Peer Gynt en Italie et publie la pièce en 1867. Drame philosophique et poétique, elle est représentée pour la première fois à Oslo en 1876, au Christiania Theater, accompagné de la musique qu’il a commandée à Grieg, devenue inséparable de l’oeuvre. L’accueil est triomphal alors qu’Ibsen est éloigné des cercles artistiques. Peer Gynt, cet antihéros que rien n’arrête, ni les velléités ni les parjures, défie le monde et traverse toutes sortes d’expériences où il finit toujours par se brûler les ailes.

© Vahid Amanpour

Au fil des cinq actes et trois heures quarante de représentation, dans l’ivresse et la démesure de la pièce, on traverse avec le personnage la noce au village où il porte sa mère sur les épaules et l’enlèvement de la mariée, Ingrid (Lucie Peyramaure), sa muflerie envers elle, la rencontre avec la fille du roi des trolls (Clémentine Bourgoin) qui l’emmène chez son père, dans les montagnes de Dovre, un roi en majesté perché sur une tour-mirador à roulettes (Damien Bigourdan) et entouré de ses sujets, veau, vache, cochon, couvée. Leur devise « ne pense qu’à toi » le séduit et le voilà prêt à vendre son âme au diable et à boire le nectar qui le transformera en animal, avant de se raviser et de s’enfuir par la salle, enjambant les spectateurs. Il rencontre Le Courbe (Pierre-Antoine Brunet) une sorte d’ombre qui lui apprend que la vie n’est qu’une suite de détours, puis rentre à la maison – qui entre temps a été saisie et vendue – où il trouve sa mère à l’aube de la mort et qui l’attendait, dans une pauvreté absolue. « Oublions le malheur, parlons de tout et de rien » lui dit-elle. Les images de l’enfance surgissent, « le lit de quand j’étais petit, c’était notre traineau ! » reconnait-il avec émotion. Le lit devient barque solaire, « maman, je vois Dieu » dit-il, et Peer transforme la mort de Aase en un voyage merveilleux.

© Vahid Amanpour

La seconde partie, après l’entracte, montre Peer Gynt parcourir, le monde à l’affût de bonnes affaires. Il est flambant, chapeau blanc, dollars, dents en or, qui brillent. En Afrique du Nord il se lance dans des trafics et saisi de mégalomanie se prend pour l’empereur du monde croyant encore que tout s’achète. Il grimpe dans un palmier pour échapper au pire, se cache pour observer, s’habille local, on est dans un état de non-retour. Pourtant tout s’écroule car il y a plus malin que lui. Trahi, dévalisé, ruiné, le vagabond devient prophète au milieu d’un harem où Olivier Py déploie l’orientalisme avec délectation, danses et narguilés, sphinx, désert et momie se mêlent, avant que Peer ne sombre dans sa logorrhée et la folie. Le temps n’existe plus, le médecin chef tout aussi fou que les fous, lui passe la camisole de force. Peer monte son Golgotha, une croix arrachée au mur dans les mains, où il rejoint un danseur sur le toit, un capitaine sur une passerelle. Comme un bateau ivre il prophétise sur la mer. Un canot est jeté à la dérive, sur les spectateurs.

De retour en Norvège la mort rôde et lance des étoiles. Peer a des visions et entend à nouveau tel un paradis perdu ce chant de Solweig qui l’avait tant ému. « J’entends de la musique, c’est une femme qui chante » dit-il. Elle, sur le toit le chante à nouveau. Peer voit défiler son propre enterrement, mené par un prêtre qui dit l’oraison funèbre entouré de sa cohorte de pèlerins habillés de noir. « Il aura été lui-même, jusqu’au bout » prêche-il sur fond de coups de tonnerre vrombissant. « Qui il était ? Un mauvais poète. » Peer délire, son fils troll, certificat de ses péchés, apparaît. Un chœur d’hommes, côté cour, de femmes côté jardin accompagnent son voyage, cette fois le dernier. Et il comprend que la philosophie des hommes, Sois toi-même, lui était restée étrangère, que sa vie était à l’opposé. Solweig descend, robe noire, sobre, hiératique comme tout au long de la pièce. Elle fait face à Peer qu’elle attendait dans son amour infini. Il s’endort sur ses genoux, bercé par son chant. « Ton voyage est fini, Peer, tu as enfin compris le sens de la vie, c’est ici, chez toi et non pas dans la vaine poursuite de tes rêves fous à travers le monde, que réside le vrai bonheur. »

© Vahid Amanpour

Peer Gynt est une épopée en même temps qu’un récit initiatique. C’est une histoire fantastique tissée à partir de l’imaginaire des traditions populaires, contes, danses et musiques de Norvège, le pays des trolls en est un exemple dans l’imagerie populaire. Au-delà d’un texte plein de grâce et d’effronterie, Olivier Py fait apparaitre et disparaitre dans la mise en scène des mondes, tel un magicien et conduit l’ensemble, dans le mélange des genres, de main de maître. La scénographie fait sortir les personnages de trappes, émerger des plateformes comme celle de la noce d’Ingrid dans la première partie où l’on suit les convives quelque peu éméchés, plateforme qui réapparaît à la fin quand Peer se trouve fou parmi les fous (décors et costumes de Pierre-André Weitz, lumières de Bertrand Killy). Bertrand de Roffignac donne une énergie extravagante à ce héros perdu.

© Thomas Amouroux

 L’Orchestre de Chambre de Paris, composé d’une soixantaine d’instrumentistes, est installé en fond de scène.  À certains moments le plateau s’obscurcit et derrière un tulle recouvert d’arbres se déploie la musique dirigée par Anu Tali. La cheffe estonienne se produit avec des orchestres du monde entier et fut directrice musicale du Sarasota Orchestra de Floride. Aujourd’hui avec l’Orchestre de Paris et la sublime partition d’Edvard Grieg, elle résonne dans le Théâtre du Châtelet avec intensité. Cantatrices et chanteurs qui sont aussi acteurs, offrent avec générosité des tessitures et un travail vocal et musical de haut niveau où musique et texte s’inscrivent en écho pour faire chanter la vie dans toute son âpreté et son humanité.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2025

Avec : Peer, Bertrand de Roffignac – Aase, Céline Chéenne – Solveig, Raquel Camarinha – Damien Bigourdan – Clémentine Bourgoin – Pierre-Antoine Brunet – Emilien Diard-Detoeuf – Marc Labonnette – Justine Lebas – Pierre Lebon – Lucie Peyramaure – Olivier Py – Sévag  Tachdjian – Hugo Théry. Décors et costumes Pierre-André Weitz – lumières Bertrand Killy – assistant à la mise en scène Ivo Bauchiero. Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali (Edvard Grieg Peer Gynt, musique pour le poème dramatique d’Henrik Ibsen op. 23, Francfort-sur-le-Main, Leipzig, Londres, New-York, C.F. Peters, 1908. Nouvelle production du Théâtre du Châtelet, en français surtitré (parties chantées : en français et en anglais / parties parlées : en anglais). Peer Gynt dans l’adaptation d’Olivier Py est publié aux éditions Actes-Sud.

Du 7 au 16 mars 2025, au Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet. 75001. Paris – Tél. : 01 40 28 28 28 – site : www.chatelet.com

Rapport pour une académie

D’après Franz Kafka traduction et dramaturgie Daniel Loayza mise en scène et lumière Georges Lavaudant – interprétation Manuel Le Lièvreà la MC 93 de Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

© Marie Clauzade

Une porte monumentale qui par sa taille pourrait évoquer la Porte de l’Enfer de Rodin, barre le plateau. Elle s’entrebâille lentement au son d’une cloche et de bruits de pas. L’homme qui entre a du mal à en atteindre la poignée pour la refermer (Manuel Le Lièvre). Il s’avance sur une allée de tapis rouge, portant queue de pie et nœud papillon clair, une broche blanche en forme de rameau piquée à la boutonnière. Il est attendu comme une star et commence son soliloque.

« Vous m’avez fait l’honneur de me demander de fournir à votre Académie un rapport sur mon passé de singe… Cinq années me séparent de ma vie de singe, mes souvenirs se sont peu à peu effacés. » On l’appelle Peter le Rouge, un surnom qui ne lui convient guère dit-il, et qu’il reçoit d’un journaliste après deux balles tirées par des chasseurs dont l’une à la hanche qui lui laisse des séquelles, le faisant boiter légèrement. La poignée de main est le premier apprentissage de sa vie d’homme.

Il raconte l’épreuve de la cage dans laquelle on l’avait placé dans l’entrepôt d’un bateau à vapeur et qui lui sciait la peau du dos, de ce sentiment qu’il n’y avait aucune issue possible. « Jusque-là j’avais trouvé tant de manière de me sortir de tout, et voilà que l’on m’en privait. » L’homme essuie son émotion à l’aide d’un mouchoir. Mourir ou être dressé, telle est pour lui la question. Pour échapper à son sort il formule l’idée qu’il lui faut cesser d’être un singe et devise sur la liberté, même si elle ne s’inscrit pas a priori dans ses objectifs, c’est une issue qu’il cherche. Et il se remémore les espaces de liberté observés chez les acrobates dans les music-halls où il attendait d’entrer en scène.

 « Aujourd’hui je me rends compte que sans le plus grand calme intérieur, jamais je n’aurai réussi à m’échapper » et il raconte que ce calme observé chez les marins de l’équipage qui l’entoure lui a permis la réflexion, et de travailler à leur ressembler. Dans le mimétisme il acquiert geste après geste, comment cracher, fumer, boire, communiquer avec eux et l’apprend en théorie et en pratique. « Aucun professeur humain n’aura jamais trouvé sur terre un étudiant en humanité de mon espèce » reconnait-il, fier et modeste. Et pas à pas, le singe prend visage d’homme et trouve le langage, non pour imiter l’homme mais pour chercher son issue. « Salut ! » fut son premier mot.

Arrivé à Hambourg il fut remis à son premier dresseur, jardin zoologique ou music-hall étaient à son générique. Il pria pour que la seconde hypothèse s’offre à lui. « Ah, messieurs, si vous saviez les choses que j’ai alors apprises et comme il est possible d’apprendre quand on cherche une issue ! On apprend à tout prix ! » Et il raconte sa manière de consommer formateur après formateur, boulimique qu’il était dans les apprentissages. « Grâce à un apprentissage sans commune mesure, j’ai pu acquérir le niveau de culture d’un Européen moyen. » Il quitte la cage et plonge dans ce monde nouveau qu’il contemple par la fenêtre. Un imprésario, des représentations le soir, un grand succès, des soirées mondaines, conférences scientifiques, banquet sont sa vie et il rejette tout ce qui lui rappelle la moindre soumission.

Parvenu à obtenir ce qu’il voulait, il dit ne rien attendre du jugement des hommes. « Je ne cherche qu’à transmettre mon savoir en contant mon histoire. Comme je l’ai fait pour vous, Éminents membres de l’Académie, je n’ai fait que la rapporter. » La porte monumentale derrière laquelle l’homme faisait son Rapport, s’ouvre (scénographie et costume Jean-Pierre Vergier, lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora) Dehors, il neige. La dernière image du spectacle est d’une grande puissance, on est dans le cimetière juif de Prague où parmi les pierres tombales de guingois, se trouve celle de Kafka. L’homme s’assied dans la neige, méditatif, et se couvre la tête d’un chapeau melon, celui de l’auteur. Il est Kafka.

Dans La Métamorphose déjà, Kafka frayait avec le monde animal. Dans Rapport pour une académie le ton quoique résolument sérieux, développe en sous-teinte une certaine ironie caustique tant à l’égard du parcours de l’homme ex-singe qu’à celle de l’humanité. Pas de grand cabotinage chez Manuel Le Lièvre qui porte magnifiquement et avec singularité le texte dans toutes ses subtilités. On guette son moindre geste et ses émotions, ses observations, l’expression de sa solitude dans son parcours qui reprend les thèmes de l’altérité et de l’assimilation, de l’aliénation et de la domination. Peu de salut pour qui est différent. Un texte qui évoquerait aussi la vie de l’auteur emprisonné dans une vie de famille et engagé pendant cinq ans dans une promesse de mariage avec Felice Bauer, avant de rompre.

Ce court texte lumineux et énigmatique est daté de 1917. Perfectionniste à outrance, Kafka qui accepte peu d’être publié et voulait détruire son œuvre à la fin de sa vie, accepte qu’elle le soit dans la revue littéraire juive Der Jude, dans une Europe désespérée et désespérante où la notion de liberté est mise à rude épreuve. Georges Lavaudant dans sa mise en scène crée le trouble, avec l’image d’un personnage sur lequel on lit à peine un reste simien (création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville), et l’utilisation d’un langage rudimentaire et raffiné d’où émerge une certaine fierté. Rapport pour une académie a valeur d’allégorie et tend un miroir à une humanité incertaine. Derrière la porte, ce peut être l’enfer.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2021

Scénographie et costume Jean-Pierre Vergier – lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora – son Jean-Louis Imbert – création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville – production LG théâtre – coproduction Les Nuits de Fourvière, Printemps des Comédiens – La compagnie LG théâtre est conventionnée par le ministère de la Culture.

Du samedi 8 au dimanche 16 mars 2025, du mardi au vendredi à 20h, le samedi 8 mars à 19h30, le samedi 15 mars à 17h, le dimanche 9 mars à 16h30, le dimanche 16 mars à 16h – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny – site : www.MC93.com – tél. : 01 41 60 72 72 – En tournée : Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul, le 27 mars 2025 MC93 – Théâtre Anthéa, Antibes, du 1er au 3 avril 2025.

Vent fort

D’après le poème scénique de Jon Fosse, traduction Marianne-Ségol-Samoy – mise en scène Gabriel Dufay, compagnie Incandescence – à la Maison des Arts de Créteil.

© Vladimir Vatsev

L’univers de Jon Fosse, écrivain norvégien, Prix Nobel de Littérature en 2023, reste énigmatique, ses pièces sont denses, linéaires et minimalistes. L’épreuve du temps qui passe est un de ses grands thèmes. Il décline le langage dans toutes ses variations, répétitions et réminiscences.

L’un de ses derniers textes, Vent fort, écrit en 2021 après son roman-fleuve Septologie, met en scène un Homme de retour chez lui après une longue absence et qui fait face à l’instant présent et à une autre réalité quand il comprend que sa place est prise. La Femme a changé d’espace et vit avec un autre, elle lui demande de partir. Cet huis clos autour du couple, sur l’amour et la séparation, apporte ses fantômes et nous parle. L’homme perd pied (Thomas Landbo), il est à la fenêtre, attiré par le vide et le tourbillon incessant du vent, « jeté dans l’explosion de ma vie » dit-il.

Le temps et l’espace se troublent comme se mêlent dans une certaine confusion le passé et le présent en mouvements de balancier, l’absence d’avenir. Il parle dans le vide, cherche sa respiration, la femme est loin déjà (Léonore Zurflüh), son amant (Yuriy Zavalnyouk) fait face à l’homme. Poèmes, chants et musique adoucissent un peu l’atmosphère à travers la figure de l’ange (Alessandra Domenici).

© Vladimir Vatsev

On est dans un espace vide, au quatorzième étage, un appartement qui figure le temps. La scène est comme l’espace mental de l’Homme. Face à nous, la fenêtre et quelques accessoires (scénographie Margaux Nessi, lumières Sébian Falk-Lemarchand). L’ensemble est sombre et le geste prend place, évoquant ce qui ne peut se formuler (conseil chorégraphique Kaori Ito). Au loin la ville se projette, présente et discrète (vidéo Vladimir Vatsev). C’est comme le soliloque d’un homme face à lui-même, obsessionnel dans ses flux et ses reflux. La femme répond à peine. « Tu ne dis rien… » lui reproche-t-il. Climat d’angoisse et d’étrangeté, difficulté d’aimer, trahisons et mensonges, inquiétudes, obsessions, bilan d’une vie, radiographie d’un couple dans son incommunicabilité.

Chez Jon Fosse les pensées les plus profondes se disent avec un vocabulaire simple et les silences sont un langage. Une pensée se construit autour de la fragilité et de l’humanité, de la question du sens de l’existence, du déni de réalité, de la folie et de ses limites. Dans Je suis le vent et Quelqu’un va venir, deux textes plus anciens, on passait aussi du rêve au cauchemar, des fantasmes à la tentation du suicide, du questionnement sur soi-même aux questions métaphysiques, de la mobilité à la contemplation, de l’amour à la solitude. Le vent c’est aussi le souffle et la respiration cet espace sacré, l’intérieur et l’extérieur.

© Vladimir Vatsev

Dans la mise en scène de Gabriel Dufay les éléments parlent – fenêtre, portes, vent, gestes – comme cette fenêtre qui bascule jusqu’à se décrocher et tomber dans le vide, symbole du vacillement de la raison chez cet Homme, perdu. Le metteur en scène entretient une relation de longue date avec l’auteur, dont il a publié la correspondance et créera un spectacle autour de plusieurs de ses pièces à la Comédie-Française, en septembre 2025. Il expérimente l’hybridation des genres et des disciplines, et avait présenté à la Maison des Arts de Créteil Fracassés de Kae Tempest et Colère noire de Brigitte Fontaine. Sa direction d’acteurs est précise et fine, tous dans une hyperconcentration.

Au quatorzième étage devant la fenêtre, « Ne te penche pas ! » aura-t-elle dit à plusieurs reprises. L’Homme se penche. Un cri déchire l’espace, qui dit Non ! La vie la mort se jouent en quelques secondes. La scène se recouvre de brume. La seule chose qui existe / en tout cas pour l’être humain / c’est un maintenant / qui est si bref qu’il n’existe plus / avant même qu’on l’ait pensé / oui comme une petite lumière / oui de l’éternité / Une petite étincelle d’éternité / Mais c’est quoi une étincelle / Un éclat soudain de lumière / Une vision soudaine / aussi vite disparue écrit Jon Fosse.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2025

Avec Alessandra Domenici, Thomas Landbo, Yuriy Zavalnyouk, Léonore Zurflüh – collaboration artistique Alessandra Domenici – scénographie Margaux Nessi – conseil chorégraphique Kaori Ito – vidéo Vladimir Vatsev – lumières Sébian Falk-Lemarchand – costumes Aude Desigaux – son Bernard Vallery – régie son/vidéo Anaïs Georgel – construction décor Jean-Luc Malavasi – assistant à la mise en scène Arnaud Bocquet – administration Clio Baran et Jérôme Bocquet. Vent fort est publié par L’Arche, éditeur et agence théâtrale, dans la traduction de Marianne Ségol-Samoy – voir aussi la correspondance entre Jon Fosse et Gabriel Dufay publiée par l’Arche, Écrire, c’est écouter.

Vu le 5 mars 2025 à la Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende 94000 Créteil – tél. 01 45 13 19 19 www.maccreteil.com – En tournée : le 18 mars 2025 au Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont – du 20 au 22 mars 2025 au TJP Grande Scène, Strasbourg – le 29 avril 2025 au Théâtre de Chartres – octobre 2025 à l’Échangeur de Bagnolet.

Antoine et Cléopâtre

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues, avec des citations d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare – interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – au Théâtre de la Bastille.

© Magda Bizarro

Un grand mythe et deux noms inséparables, comme Roméo et Juliette, le politique en plus ; des images du film de Josef Mankiewicz avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, en 1963 ; Shakespeare s’inspirant de Plutarque dans sa Vie de Marc Antoine, autant d’images de ce couple emblématique nous habitent. De nombreux compositeurs ont chanté cette reine d’Égypte, Haendel, Massenet, Berlioz, John Adams et tant d’autres, le mythe de l’Égypte ancienne reste au zénith.

Loin de tout drame historique, avec Sofia Dias et Vítor Roriz, duo d’artistes travaillant ensemble depuis une vingtaine d’années, Tiago Rodrigues nous emmène dans la réminiscence, le vis-à-vis, l’effet miroir, le double, les ombres. On est dans le mouvement perpétuel où deux êtres se cherchent, se frôlent, se réinventent à chaque moment.

© Magda Bizarro

La scène est recouverte d’une toile d’un gris très clair marbré, au sol et sur le mur de fond de scène. Côté jardin, un immense mobile rappelant Calder tourne imperturbablement, ses facettes jaune et bleu lancent leurs reflets et donnent le mouvement, tel un métronome. Côté jardin, une platine et le disque vinyle de la bande originale du film de Mankiewicz tourné en 1963 et signée Alex North que les danseurs-acteurs régissent eux-mêmes et dont la pochette nous fait face (scénographie Ângela Rocha).

« Antoine voit » lance Cléopâtre, « Cléopâtre voit » répond Antoine en écho, le travail repose sur cette frontière floue entre un homme et une femme qui se cherchent. Sur ce même principe de la répétition et du ressassement, le texte se dit, par bribes, et se déplace au fil du langage corporel et chorégraphique, comme une spirale. Elle, raconte ses visions, le meurtre, la corde teintée de sang, le nœud. Il regarde. Lui, voit son propre corps allongé, transpercé par son épée. « L’Égypte est ma prison » déclare-t-il avant que leurs bras ne s’imbriquent et que leurs mains ne se touchent. Ils entrent dans le présent et peu importe l’avenir.

Les mots sont comme un tremblement, à peine suggérés, balisant pourtant l’histoire, avec une Cléopâtre déguisée en esclave, un Antoine jouant aussi à l’esclave selon les subterfuges imaginés. « Cléopâtre plonge dans les eaux du Nil. Antoine plonge dans les eaux du Nil. Antoine respire, Cléopâtre respire… » La tension dramatique est bien là. Cléopâtre fait un cauchemar et le partage dans la lumière jaune. Elle est au Palais (création lumière Nuno Meira).

© Magda Bizarro

Dans un savant entrelacement de gestes et de mots défilent le désert et le Nil, le dégradé des sentiments, les tentatives, la présence-absence. Le bracelet en forme de serpent donne son pouvoir, tous les attributs y sont et les espaces-temps se mêlent comme se révèle leur désir. Le jeu politique en coulisses conduit à la distance ensuite et à la mort, si proche. « J’appartiens à ton passé » lance Cléopâtre, seule à Alexandrie et qui se sent délaissée alors que lui est à Rome et épouse Octavie, fille de Jules César avec qui elle  avait eu une relation passionnelle et un fils, rapprochant son pays et le monde romain. C’est après, que Cléopâtre avait débuté sa relation avec Marc Antoine. Puis les rôles se mélangent, davantage encore, avec l’intervention du messager. « Antoine va bien. Il s’est marié… »

Reprise du texte comme un disque rayé, mort d’Antoine, suivie d’une liste de mots dérivés comme si la folie s’était glissée par-là : mon amour, mort d’Antoine, mot d’amour… Doucement, du sang, puissant, puissante, poison, poisson, un oiseau ! La vie, l’envie, s’en va, la vie, ça va, avance, suspend, le sergent, serre-moi, les romances, les romains… La main, la fin, le vin… C’est du sang, séduisant, c’est lui, c’est l’ennemi… C’est la nuit de sa vie qui s’enfuit…» un torrent de mots dignes des recherches de l’Oulipo sur fond de la mort de Cléopâtre, suicide vraisemblable… « Je meurs, Égypte ! »

Basés à Lisbonne, les deux acteurs-danseurs Sofia Dias et Vítor Roriz développent un langage corporel épuré, énigmatique et la dérive du mot qui caresse puis blesse. Ils expérimentent, créant en un seul mouvement, ininterrompu, la douceur et la fluidité, un monde onirique aux frontières du rêve. Il y a quelque chose de lumineux dans ce spectacle si sobre, si évident et si élégant, comme une synchronisation où l’un est le réflecteur de l’autre tout en étant son reflet et son écho.

La finesse du travail qu’ils réalisent avec Tiago Rodrigues comme chef d’orchestre est admirable. L’acteur, metteur en scène, dramaturge et producteur portugais, actuellement directeur du Festival d’Avignon, casse les codes et reconstruit le sens. Il permet la rencontre entre les arts et les pays et défie nos perceptions. C’est de la haute-voltige !

Brigitte Rémer, le 6 mars 2025

Avec : Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – scénographie Ângela Rocha – costumes Ângela Rocha et Magda Bizarro – création lumière Nuno Meira – musique extraits de la bande originale du film Cléopâtre (1963), composée par Alex North – collaboration artistique Maria João Serrão et Thomas Walgrave – traduction française Thomas Resendes – construction du mobile Decor Galamba – direction technique et régie lumière Cárin Geada – régie générale Catarina Mendes. Production déléguée Otto Productions – Nicolas Roux Production exécutive de la création originale Magda Bizarro et Rita Mendes. Une création originale de la compagnie Mundo Perfeito (2014), avec le soutien du Gouvernement Portugais et DGArtes, coproduction Centro Cultural de Belém, Centro Cultural Vila Flor et Temps d’Images – résidence artistique Teatro do Campo Alegre et Teatro Nacional de São João. Avec le soutien du Museu de Marinha
Remerciements Ana Mónica, Ângela Rocha, Carlos Mendonça, Luísa Taveira, Manuela Santos, Rui Carvalho Homem, Salvador Santos et Bomba Suicida www.ottoproductions.fr

Du 27 février au 14 mars 2025, à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – site : www.theatr-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 –

Et la bête blessée la regardait… Où est Rosa Luxemburg ?

D’après la correspondance de Rosa Luxemburg – idée, conception et texte Aurélie Youlia, conception et mise en scène Inka Neubert, avec Pierre Puy et Aurélie Youlia – coproduction de la Compagnie des Luthiers et du Theaterhaus G7 de Mannheim, au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes, Paris.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Ces Lettres de Rosa Luxemburg, femme de combat née en 1871 en Pologne alors sous domination russe, assassinée à Berlin en 1919, font partie du patrimoine de la famille Luxemburg. À la mort de Rosa, son frère Josef les récupère, ainsi que ses différents écrits et son herbier. C’est aujourd’hui Kazimierz Luxemburg, son neveu, qui s’inscrit dans la chaîne de transmission et permet ce travail de mémoire. À cinq ans, il assistait aux funérailles de sa tante, Rosa.

Issue d’une famille de commerçants juifs polonais, Rosa Luxemburg fait de brillantes études au lycée de Varsovie et s’engage très tôt dans des activités subversives l’obligeant à se réfugier en Suisse où elle se lie à divers militants socialistes. Elle présente une thèse en économie politique et c’est l’une des premières femmes au monde à obtenir un doctorat en la matière, la première pour la Pologne. C’est à Berlin ensuite où elle s’installe et obtient la nationalité allemande en 1898, qu’elle découvre le SPD/Parti social-démocrate et y milite un temps. Elle travaille comme journaliste pour la presse socialiste et comme traductrice – elle parle yiddish, polonais, russe, allemand et français – elle est aussi enseignante à l’école du SPD où elle donne des cours d’économie, d’histoire de l’économie et d’histoire du socialisme.

Théoricienne marxiste, militante socialiste et communiste, son énergie et son intelligence sont remarquées dès 1893 lors de sa première intervention en public au congrès de l’Internationale ouvrière, elle a vingt-deux ans. Elle acquiert très vite une certaine notoriété, renforcée par la publication d’un texte érudit, d’abord publié sous forme d’articles, Réforme sociale ou Révolution ? On l’appelle Rosa la Rouge. Après avoir adhéré au SPD elle critique ses positions et dénonce la guerre, avant de fonder avec Karl Liebknecht en 1916 la Ligue des Spartakistes, mouvement révolutionnaire et antimilitariste. Elle sera emprisonnée à plusieurs reprises.

Les deux acteurs, narrateurs de l’histoire de vie de cette militante emblématique, arrivent de la salle (Aurélie Youlia et Pierre Puy). Ils s’installent dans une sorte de bureau-atelier, type studio d’architecture où s’éparpillent livres, lettres et photos, les fragments de sa vie, sous le regard de sa machine à écrire témoin de ses pensées et de ses actions (scénographie et costumes Isabell Wibbeke, lumières Stefan Griesshaber). Ils construisent le récit de l’engagement de cette femme « romantique et radicale » en même temps, Rosa Luxemburg. Dans ce laboratoire de pensée politique, ils dépouillent patiemment et ardemment les lettres transmises par Kazimierz Luxemburg, colle sur l’écran de fond de scène quelques mots, bribes, slogans, affichettes et portraits. Des images vidéo et images d’archives complètent les documents présentés (vidéo et son Philippe Mainz).

© Theaterhaus G7, Mannheim

La première lettre lue en allemand vient de Berlin, deux jours avant sa mort, Aurélie Youlia parfaitement bilingue, la livre avec émotion. On comprend que la tête de Rosa et celle de son mouvement, sont mises à prix. Le spectacle débute par la fin de l’histoire sur les circonstances de sa disparition, dans tous les sens du terme, assassinée, en même temps que Karl Liebknech, par des officiers des corps francs, milice formée à l’instigation du ministre social-démocrate de l’Intérieur Gustav Noske, puis disparition de son corps. Elle sortait de quatre ans d’emprisonnement. Une photographie montre les assassins fêter sa mort. C’est un cercueil vide qui accompagne ses funérailles rassemblant plus de cent mille personnes, suivies de  spéculations sur fond de mensonges et dissimulations – preuves à l’appui par son avocat – disparition non encore élucidée à ce jour.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Le texte reprend les moments clés de son parcours, tout en dessinant le contexte global de la fin du XIXème et début du XXème. Dreyfus est envoyé en Guyane, les Frères Lumière déposent leur projet de cinématographe, Apollinaire est blessé par des éclats d’obus, en mars 1916. Lectures et chansons, en langue française et parfois langue allemande se tissent au fil des événements rapportés – chansons notamment des mères ayant perdu leur fils à la guerre : sa relation avec Léo Jogiches, militant lituanien qu’elle rencontre à l’Université de Varsovie mais qui ne la suivra pas en Allemagne, sa démission du SPD, ses fausses identités pour retourner à Varsovie, la description de sa cellule, une libération sous caution applaudie par plus de mille femmes à sa sortie de prison et l’appel à se rassembler, prémisses du 8 mars, journée internationale du droit des Femmes, ses lettres à Karl Kautsky, homme politique et théoricien marxiste allemand et autrichien né à Prague. Au fil du récit se complète la toile chargée de photos et documents qui servent de guides. On traverse sa déprime quand elle est emprisonnée à Breslau, aujourd’hui Wroclaw en Pologne, son chagrin quand elle apprend la mort d’un ami, Hans Diefenbach.

« Très chère Sonitschka, j’espère avoir bientôt la possibilité de vous envoyer cette lettre, aussi je m’empresse de l’écrire. J’ai été si longtemps privée de la joie de m’entretenir avec vous, tout au moins par lettre. Mais je devais réserver à Hans Diefenbach, les quelques lettres que j’avais la permission d’écrire, car il les attendait. C’est fini, maintenant. Mes deux dernières lettres s’adressaient à un mort et on m’en a renvoyé une. Je ne puis y croire… » Beaucoup de lettres ont aussi été détruites par Rosa elle-même, par peur de perquisition. La tension dramatique monte au fil de la représentation et, par-delà les chansons, une musique, discrète mais présente, comme une petite veilleuse, accompagne le spectacle.

Rosa Luxemburg, assassinée mais pas morte, pour mémoire, et qui écrivait : « Rester un être humain est jeter s’il le faut, joyeux, sa vie tout entière, sur la grande balance du destin mais en même temps se réjouir de chaque journée de soleil et de beaux nuages. » Un spectacle de théâtre documentaire subtilement rapporté par Aurélie Youlia et mis en scène par Inka Neubert, porté par les deux acteurs, Pierre Puy et Aurélie Youlia, avec précision, passion et justesse.

Brigitte Rémer le 5 mars 2025

Avec : Pierre Puy, Aurélie Youlia (Jeu et chant) – mise en scène Inka Neubert, du Theaterhaus G7 de Mannheim – vidéo et son Philippe Mainz – scénographie et costumes Isabell Wibbeke – lumières Stefan Griesshaber

Du 20 février au 9 mars 2025, du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30, au Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes. 75012 – site : www.epeedebois.com – une coproduction de la Compagnie des Luthiers (Paris) et du Theaterhaus G7 de Mannheim (Allemagne), avec le soutien de la Baden-Würtemberg Stiftung, du Fonds Citoyen franco-allemand et d’Anis Gras.

Le Funambule

Texte de Jean Genet – conception et mise en scène, Philippe Torreton – composition musicale, Boris Boublil – chorégraphie, Julien Posada – au Théâtre de la Ville-Les Abbesses.

© Pascale Cholette

D’emblée on est saisi par la solitude en même temps que par la simplicité, la vérité et la poésie de ce cirque désaffecté qu’on découvre à la torche, quand vient le poète. L’ambiance est fellinienne dans la sensibilité de La Strada.

Côté cour le musicien, Boris Boublil, dans la pénombre, entouré de ses claviers, piano, guitare et percussions, ponctuera l’ensemble de la représentation de ses tempos et vibrations. Sur le piano, un téléphone en bakélite blanche et une bouteille. En fond de scène une vieille toile de chapiteau défraichie aux couleurs passées ni bleu ni vert. Devant, un vague dépôt, contenant des résidus d’objets de cirque, à l’abandon, le C de cirque encore bordé de ses ampoules. Des agrès à l’ancienne tombent des cintres – corde lisse, échelle, cerceau, mât et portiques. Un Fil de six mètres de long barre l’espace de cour à jardin entre deux plateformes, à un mètre du sol. Une chemise y est étendue, comme sur un fil à linge. Plus près du public, côté jardin, l’écritoire du poète – Philippe Torreton dans la silhouette et le rôle de Genet – une caisse pour poser juste un verre et une feuille blanche, une vieille bassine sans âge remplie d’eau, un lit de camp recouvert d’un drap écru sous lequel on peut deviner un corps. Le sol est en mauvais état, moquette verte en lambeaux dessinant des reliefs, et sol gris mal dégrossi, juste fait pour se blesser (scénographie Raymond Sarti).

© Pascale Cholette

Entre le poète à la lueur de sa torche, au son du tonnerre et d’une violente pluie d’orage. Comme au commencement du monde il crée la lumière, débloque le compteur et envoie une musique, tel le signal d’un réveil matin. Il lance des paillettes d’or sur le fil du funambule, comme celles qui s’accrochent à lui les soirs de fête et feuillette un carnet qui ne lui appartient pas. Il y découvre de curieux signes : « le long d’une ligne droite, qui représente le fil, des traits obliques à droite, des traits à gauche, ce sont ses pieds, ou plutôt la place que prendraient ses pieds, ce sont les pas qu’il fera » comme les notations en danse, selon Benesh ou Laban. « Que m’importe donc qu’il sache lire ? Il connaît assez les chiffres pour mesurer les rythmes et les nombres » ajoute-t-il. Genet est ébloui, son funambule c’est Abdallah, son amoureux. « Le fil était mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici, il va vivre… Tu danseras sur et dans une solitude désertique. »

© Pascale Cholette

Sous le drap, l’ange se réveille lentement, puis se lève, la cheville bandée, il s’étire sur son fil faisant penser à la figure du crucifié. « L’Ange, pour nous, c’est le soir descendu sur la piste éblouissante. » Le poète poursuit sa méditation à haute voix. Le texte de Genet est écrit à deux niveaux, le premier est une adresse au funambule, il lui prodigue des conseils très concrets sur la manière de se farder. « Excessif. Outré. » Sur son habillement, nécessairement crasseux et avachi en journée pour mieux mettre en lumière son habit du soir, un dépaysement nécessaire. « À la fois chaste et provocant, le maillot collant de Cirque en jersey rouge sanglant » qu’on retrouve cloué sur le décor. « La réalité du Cirque tient dans cette métamorphose de la poussière en poudre d’or » ajoute le Poète. Genet livre par là une méditation poétique sur l’art, la souffrance, la chute, les limites, le vertige de la vie, la mort omniprésente, inscrite dans la dramaturgie du cirque ; le second niveau, dans le texte écriture en italiques, apporte les commentaires et apartés de Genet, même s’il se justifie ou s’excuse, en conclusion, déclarant : « Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. »

© Pascale Cholette

Remontant le temps, Genet évoque son émotion d’avoir vu la funambule allemande Camilla Meyer une nuit sur un fil « à trente mètres au-dessus des pavés, dans la cour du vieux port à Marseille » vision fondamentale pour lui dans sa méditation sur la mort. Pendant ce monologue de Genet auquel il ne répond à aucun moment, sauf une fois, d’un mot, le Funambule reste prostré un long moment, replié dans un coin du plateau, avant de s’éveiller petit à petit et de s’échauffer, au sol d’abord puis en s’élançant comme un félin tout en haut d’un portique. Il se prépare ensuite, monte le fil et ajuste les plateformes, met ses chaussures de cuir souple dont il brosse puis humidifie la semelle. Le Poète monte sur l’une des plateformes et entre dans la lumière, le Funambule sur l’autre. Ils se font face. Genet fait des comparaisons entre le Cirque et le Théâtre. Au Théâtre « quand le rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres infernaux… Mais le Cirque ! Il exige une attention aigüe, totale. Ce n’est pas notre fête qui s’y donne. C’est un jeu d’adresse qui exige que nous restions en éveil. » Genet descend, le Funambule est seul sur son fil, il commence doucement, de manière malhabile d’abord, puis dans un somptueux ballet, fait de grâce, d’équilibres et de mouvements acrobatiques à couper le souffle. Le Poète s’empare d’un projecteur et l’éclaire.

Le Funambule glisse, il vole, en équilibre entre ciel et terre, échappant à l’attraction de la chute. S’il tombe il reprend. Il complexifie les figures et les sauts, les pas de danse dont le grand-écart de face sur le fil, la vitesse de traversée, défiant la gravité et repoussant les limites. Beauté, fragilité et grâce se conjuguent autour de lui, c’est un moment d’émotion. « Pourquoi danser ce soir ? Sauter, bondir sous les projecteurs à huit mètres du tapis, sur un fil ? C’est qu’il faut que tu te trouves. » lui dit le Poète, allongé au sol à ses côtés.

Le Funambule repart vers sa solitude, se déshabille et remet ses vêtements dans sa valise de fortune. Il reprend sa place sous le drap pour entrer dans un sommeil réparateur. Le Poète remet son manteau et prend son sac. La relation est d’autant plus forte et le désir sous-jacent que les deux hommes jamais ne se touchent, à peine se frôlent. Le texte s’inscrit dans la biographie de Genet qui rencontre en 1956 un jeune garçon débutant au Cirque, qu’il prend sous son aile et qu’il guide dans ses apprentissages pour lui offrir l’excellence. Abdallah Bentaga a dix-huit ans, Genet en a quarante-six. Ils se sépareront en 1962, Abdallah a fait une chute au cours d’une tournée et ne s’en remettra pas. Il se suicide deux ans plus tard. Cette lettre d’amour se transforme en poème noir, elle lui est dédiée.

© Pascale Cholette

Élaboré par Philippe Torreton, Le Funambule est un spectacle essentiel : par la poétique du texte et la manière dont il le porte et l’habite ; par Julien Posada et Lucas Bergandi en alternance, le funambule, dans sa lutte intérieure, qui se prépare et se concentre sur le fil sur lequel il fait une brillante démonstration ; par la musique de Boris Boublil, qui rythme de ses différents instruments les espaces du parcours poétique. Cette soirée est un moment rare et exigeant à partir d’un texte qu’il n’est pas simple d’incarner. Philippe Torreton qui signe l’ensemble de la réalisation et du concept le fait avec brio et reconnaît : « Contrairement à la plupart des auteurs, Genet n’est pas animé d’un désir farouche d’être entendu, d’être compris, il veut enflammer, c’est un incendiaire. Son écriture est tour à tour lyrique et prosaïque, caressante et scarifiante, elle blesse, elle heurte, elle oblige à se regarder soudainement surpris d’une blessure qu’on pensait secrète. »

 Brigitte Rémer, le 2 mars 2025

Avec Philippe Torreton, Boris Boublil, Julien Posada en alternance avec Lucas Bergandi – scénographie Raymond Sarti – lumières Bertrand Couderc – costumes Marie Torreton – collaboration artistique Elsa Imbert et Marie Torreton – regard chorégraphique Dalila Cortes – construction décor Atelier de la MC2 Maison de la Culture de Grenoble – Production MC2 Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale, avec le soutien de Archaos, Pôle national cirque.

Du 1er au 20 mars 2025 à 20h, dimanche à 15h – Théâtre de la Ville-Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77– En tournée : du 6 au 10 mai 2025, Les Célestins, théâtre de Lyon.

Sans tambour

Mise en scène Samuel Achache – direction musicale Florent Hubert – arrangements collectifs à partir de lieder de Schumann tirés de : Liederkreis op.39Frauenliebe und Leben op.42Myrthen op. 25Dichterliebe op.48, Liederkreis op.2 – compostitions Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser – au Théâtre des Bouffes du Nord.

© Jean-Louis Fernandez

L’écriture est collective, musicale et théâtrale. Avec Samuel Achache, acteurs et musiciens expérimentent et créent au plateau, l’inspiration nait des improvisations et s’appuie ici, sur des lieder de Robert Schumann (1810-1856) que les musiciens découpent et transforment, mettent à vif et déstructurent. Le Liederkreis op. 39, un cycle de mélodies pour voix et piano sur des poèmes de Joseph von Eichendorff, l’un des plus grands noms de la poésie de langue allemande ; ou encore Frauenliebe und Leben, fragments de la vie d’une femme, sur les poèmes d’Adelbert von Chamisso. Dans La Chute de la maison en 2017, Samuel Achache avait déjà travaillé sur les lieders de Schumann, il en était co-metteur en scène avec Jeanne Candel. Un 45 tours vinyle bien rayé, tel qu’on l’écoutait sur La Voix de son maître, donne ici le ton des compositions revues et corrigées par Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser.

© Jean-Louis Fernandez

Scénographiquement, une baraque de guingois au centre, légèrement côté cour. A l’intérieur, un homme et une femme. Lui, porte les gants latex rose de la vaisselle qu’il est en train de faire, chaussé de souliers à gros nœuds romantiques sur chaussettes rouge vif et pantalon de survêtement serré (costumes Pauline Kieffer). Elle, est assise devant une table, jean et pull sans extravagance, son double est une élégante cantatrice qui reprend sa gestuelle en écho. La discussion entre l’homme et la femme n’a rien de métaphysique, la passion amoureuse s’écoule au fond de l’évier et les déchirements vont bon train dans la distance de l’humour. Serait-on face à Robert et Clara Schumann dans une nouvelle version ? Côté jardin quelques chaises éparses et un banc où se posent les musiciens qui entrent et sortent, commentent et réagissent de leurs instruments, entrainés dans un jeu solo ou collectif, entre apparitions et disparitions. À l’arrière, un escalier donne accès à l’étage, dans une maison en coupe où une douche fermée d’un rideau permet de s’effacer, et une fenêtre d’apparaître ou de s’enfuir (scénographie Lisa Navarro, lumières César Godefroy).

Dans la cuisine, la rupture se consomme, elle en décide, il la supplie, et la maison s’ébrèche puis s’effondre, pan par pan. « On ne peut pas tout réparer… ! » Pierres et gravats jonchent le sol, la maison sera désossée jusqu’au dernier parpaing avant que ne s’avance le piano, après balayage. « Je suis le roi des ratés » commente l’homme…

© Jean-Louis Fernandez

Pendant ce temps, au premier étage apparaît un chevalier tenant sa monture, une tête de cheval en carton plat – Samuel Achache lui-même à qui il arrivera au cours de cet espace-temps musical mille et une aventures entre Monte Christo, Buster Keaton, Tristan et Yseult. Tombant du ciel, il reçoit un piano sur le dos, factice heureusement, s’y cache et aligne les numéros pince-sans-rire les uns après les autres selon les épisodes, parfois gargouille crachant de l’eau, croisant les autres personnages, parfois jeune premier à la plage. On avance de surprise en surprise, sans tambour ni trompette. Quand il se trouve face à l’homme éconduit au profil de bûcheron, juché sur une table instable posée sur les restes de sa maison et qu’il surplombe ainsi le monde, armé d’une masse, on a l’impression que le futur Tristan, cet homme au piano à bretelles, va être fendu en deux aussi vite. « Il faudrait détruire les chansons d’amour en allemand » menace l’homme schumannien qui répondrait au nom de Spinel, en référence peut-être à Philippe Pinel, cet aliéniste, précurseur de la psychiatrie, âgé de onze ans à la mort de Schumann.

© Jean-Louis Fernandez

La nuit et ses clairs-obscurs, si chère aux romantiques, est silencieuse et l’homme éconduit parle à son cœur, une spontex de couleur rouge qui ne le quitte pas, déchiffre une partition, règle le tabouret du piano pour que le musicien l’accompagne en canon. « Alors, le monde ? » questionne-t-il, narquois. Clarinettiste et violoncelliste s’avancent et l’on pénètre chez Tristan et Yseult dans les sous-bois des philtres d’amour, nouveau pan de l’histoire qui tourne court assez vite. Ré-apparaît la jeune femme du début, l’Yseult de cet étrange Tristan, ex-compagne de Spinel l’homme éconduit, et qui descend avec son livre lui raconter la suite de l’histoire, dans la cuisine en ruines. Comme si ce qui s’était déroulé sous nos yeux était la représentation de ce qu’elle lisait. On dérive entre simulacre et vérité, faux-adieu, allers et retours, magie noire.

Soudain apparaît par la fenêtre la cantatrice, drapée dans une somptueuse robe blanche. Très vite elle casse les codes et tous les mythes, se déshabille et prend sa douche en toute transparence. L’histoire se termine à l’asile – était-on vraiment chez les fous ? – une lobotomie se prépare, « le givre s’est installé, c’est la fin des tourments. »  Le violoncelle accompagne la chute.

Sans Tambour est une chronique de la déconstruction, celle d’une maison et de ceux qui l’habitent, celle de soi. Effondrement au sens physique du terme et emmurement marquent une rupture et la fin d’une histoire. Samuel Achache fait remonter le temps, fouille la mythologie d’un couple et nous emmène dans les arcanes de la psyché. Acteurs et musiciens s’engagent à fond dans une recherche où le burlesque et le clownesque sont moteurs. Ils se déchainent et passent de la parodie sociale à la grandiloquence qu’ils piétinent aussitôt. L’exercice est périlleux mais réussi, l’absurde est là, dans ses arrangements musicaux et scéniques, dans ses tempos. C’est un peu une fête des fous où l’on regarde la musique se décaler.

© Jean-Louis Fernandez

La structure créée par Samuel Achache et Florent Hubert – à la base musicien de jazz, avant de se former à l’écriture, l’orchestration et la musicologie – La Sourde, compagnie théâtrale en même temps qu’orchestre, continue ses expérimentations et porte les projets, désacralisant le rituel du concert. Nous avions évoqué un de ses derniers spectacles présenté à l’Athénée-Louis Jouvet, La Symphonie tombée du ciel, dans notre article du 10 septembre 2024. La Sourde se compose de dix-sept musiciens venant d’horizons divers, tant du classique, que de la musique ancienne ou des musiques improvisées et du jazz. Ève Risser, compositrice et pianiste, Antonin-Tri Hoang clarinettiste et saxophoniste, Samuel Achache qui à certains moments chante, Florent Hubert et tous leurs comparses, sont dans Sans tambour, les rois du loufoque, du non-sens, de la dérision et de la virtuosité.

Brigitte Rémer, le 1er mars 2025

De et avec Samuel Achache, Myrtille Hetzel, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert, Sébastien Innocenti, Sarah Le Picard, Léo-Antonin Lutinier, Laurent Ménoret, Agathe Peyrat. Scénographie Lisa Navarro – costumes Pauline Kieffer – lumières César Godefroy – collaboration à la dramaturgie Sarah Le Picard, Lucile Rose – assistante costumes et accessoires Eloïse Simonis – régie générale Maxime Papillon, Camille Jamin – régie plateau Sarah Jacquemot-Fiumani, Igor Landron – régie lumière Maël Fabre. Sans tambour a été créé au Festival d’Avignon 2024.

Du 25 février au 9 mars 2025, au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Bd de La Chapelle. 75010. Paris – métro : La Chapelle – tél. : 01 46 07 34 50 – site : bouffesdunord.com – En tournée : Les 8 et 9 mars, Théâtre de Lorient/CDN – les 16 et 17 mars, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg – les 28 et 29 mars, Le Grand R/scène nationale de la Roche-sur-Yon – les 12 et 13 avril, Théâtre de Caen.

Oblomov

Texte LM Formentin, d’après Oblomov d’Ivan Aleksandrovitch Gontcharov – mise en scène Jacques Connort – jeu Alexandre Chapelon et Yvan Varco, au Théâtre Essaïon.

© Pascal Gely

Les acteurs sont sur la scène, dans la pénombre, quand le public s’installe. Zakhar, le valet de chambre, sorte d’appariteur digne, en redingote noire, fait face à son maître, Oblomov, un jeune aristocrate en lambeaux, étendu sur son lit d’où il ne s’arrache que rarement. On pénètre dans un appartement, exigu et désuet, paravent, tapis, prie-Dieu, lampe de chevet sur petite table, ombrelle accrochée dans un coin, feuilles mortes au sol de l’autre côté de la véranda (scénographie Jean-Christophe Choblet).

Ivan Aleksandrovitch Gontcharov (1812-1891) écrivain russe, publie son roman de moeurs en 1859, ce qui conforte sa popularité. Tolstoï juge l’œuvre capitale, Dostoïevski reconnaît à l’auteur un grand talent. Gontcharov s’inscrit en concurrence avec Tourgueniev. Son héros devient un mythe littéraire russe, un archétype. LM Formentin en fait une adaptation pour deux personnages, Oblomov, jeune propriétaire terrien ruiné à ne rien faire si ce n’est l’éloge de la paresse, et son vieux et fidèle serviteur, Zakhar.

© Pascal Gely

On assiste à un savoureux et poignant duo-duel entre ces deux personnages où tout ce que propose le second est remisé par le premier avec un « plus tard » ou « ça peut attendre… » ludique autant que dédaigneux. Le lit est défait. Oisif, Oblomov ne le quitte pas et donne ses ordres à l’horizontale. L’horloge est arrêtée, les vitres ont perdu leur transparence. « Tout est gris et sale » tandis que Zakhar s’excusant de tout, subit les caprices du maître avec une certaine endurance et philosophie. « Monsieur est comme il est… » dit-il comme du bon pain. Oblomov pourtant ne l’épargne pas et se joue de lui. Quand on lui parle de factures à régler, de la fermeture d’un crédit, et même d’expropriation à la fin du mois, il plonge la tête sous l’oreiller. Un ami plutôt sympathique et gai veut lui rendre visite ? Il décline. Homme du déni, il s’est comme retiré du monde. Oblomov fait penser à la nouvelle d’Herman Melville souvent adaptée au théâtre comme au cinéma, Bartelby dont le personnage éponyme développe la même inertie et son opposition à tout, avec un « Je préférerais ne pas… »

© Pascal Gely

Suit une partie de cache-cache et de jeu de pouvoir. Une lettre qu’Oblomov ne retrouve pas est un sujet à conflit. Zakhar, son souffre-douleur, se trouve quasiment accusé de l’avoir soustraite. « Lis-la » ordonne-t-il quand par magie Oblomov la retrouve. Zakhar s’exécute et devient le porteur de mauvaises nouvelles : la propriété et les terres de son maître sont en danger en raison de la sécheresse et aussi d’arriérés impayés. « Tout, là-bas, est à moi » se contente de déclarer le maître avant de comprendre que faute de salaire, tous les moujiks ont déserté. Et contre vents et marées, Oblomov fait un nouveau plan d’exploitation, très théorique, un peu bucolique et plutôt mégalo de sa propriété revue et corrigée. Le « plus tard » s’appliquera, comme pour tout le reste. Son serviteur acquiesce et se sent même un relent d’esprit nationaliste, se mettant à pousser la chansonnette en russe.

© Pascal Gely

Deux séquences brisent la linéarité de la situation dans un geste de mise en scène bien mené (signé Jacques Connort) : un flashback d’Oblomov sur l’enfance transforme Zakhar en sa mère, l’acteur (Yvan Varco), est superbe d’intériorité, d’expressivité et de sensibilité. Comme un gros plan sur écran, Essaïon a cet avantage de nous mettre le nez sur la scène. Plus loin, Olga, un bref moment amoureuse d’Oblomov, anime une seconde séquence. Zakhar en est le sublime personnage. « Je vous aime comme un enfant qui refuse le monde » lui dit-elle/il. Sur l’air de Casta Diva joué au piano, Oblomov (Alexandre Chapelon) ne distingue plus trop ce qu’est la réalité. « Ce rêve…  je l’ai vécu ? » se demande-t-il. Reste l’ombrelle, comme une réponse ou comme un témoin. Oblomov finit par s’habiller d’une redingote couleur miel et foulard noir s’avouant être « une anomalie de la nature… » (costumes d’Hélène Foin-Coffe). L’expression est forte. Il s’étend au sol et demande à Zakhar qui lui essuie le front : « Pourquoi es-tu avec moi ? » Le fidèle serviteur lui répond dans une grande douceur : « je suis là » qu’on pourrait aussi interpréter comme « je suis las… » Au loin, le piano.

Confiné dans l’inertie du héros, satire du mode de vie aristocratique russe, le spectateur observe le désastre du « à quoi bon ? » La partie de tennis qu’apporte le texte de LM Formentin met toutes les balles hors-jeu comme l’est Oblomov. Les deux personnages sont portés par deux acteurs, que tout oppose, un Oblomov au jeu extérieur voire au surjeu, face à un Zakhar sensible et vibrant, à l’écoute et aux ordres mais qui n’en pense pas moins. La mise en scène régule l’ensemble avec habileté, offrant des séquences absurdes, cocasses, tendres et émouvantes. Vieux routier de la mise en scène, Jacques Connort apporte une précision d’horlogerie à travers les textes de grands auteurs comme Zweig, Tabori, Reza et Horvath qu’il choisit, aujourd’hui  Gontcharov  à travers le filtre d’une relecture et adaptation de LM Formentin, sur lesquels il apporte sa lecture propre.

 Brigitte Rémer, le 28 février 2025

Texte de LM Formentin, d’après d’Ivan Gontcharov – mise en scène Jacques Connort – avec Alexandre Chapelon et Yvan Varco. Scénographie Jean-Christophe Choblet costumes Hélène Foin-Coffe – assistante mise en scène Philippine Delormeau. Le spectacle a été créé au Festival Avignon off 2024.

Du 15 février au 22 mars 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 21h – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-lard. 75004. Paris – métro : Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – tél. : 01 42 78 46 42 – mail : essaionreservations@gmail.com – site : www.essaion-theatre.com