Archives mensuelles : février 2025

Une Légende à la rue 

Texte et jeu, Florence Huige, compagnie Les Cintres – mise en scène, Morgane Lombard et Florence Huige – Musique, Issa Hassan – au Théâtre Essaïon.

© Caroline Bottaro

La pièce naît d’une rencontre improbable dans les rues de Paris à l’automne 2011. La narratrice observe une femme qui est là, devant elle, repérable par ses cheveux orange et son pas lent. Elle est chargée de cabas, l’un qu’elle tient de façon serrée dans les bras, et qui a l’air particulièrement lourd.

C’est une figure singulière, une femme qui reprend souffle posant ses sacs, ses autres sacs, comme on dépose les armes à un arrêt d’autobus, bus qui ne viendra pas. Elle est à la fois transparente et incandescente, balayant du regard les 360 degrés autour d’elle. Elle semble aux abois. « Ce sac, c’est toute ma vie, dit-elle, je veux le publier » serrant son précieux trésor contre elle, « j’ai des preuves, un jour pour qui cherche la vérité, c’est une bombe… » La narratrice attend son amie Samia, suit du regard la femme aux cheveux orange, la décrit par sa robe et ses souliers usés. Elle ne comprend pas ces allusions, mais son regard la transperce et la déstabilise.

Sur scène, l’actrice en solo joue divers personnages, avec pour accessoire comme une longue malle sur roulettes de format sarcophage, qui fera office de banc à l’extérieur, de banquette chez elle et d’où elle tirera quelques objets dont une étole et quelques livres (scénographie de Charlotte Villermet). Dans son récit arrive l’amie, d’origine marocaine et travaillant dans les relations internationales – Iran, Irak, Afghanistan – qui trouve les quelques mots d’hospitalité permettant un timide échange avec la femme qui se fait appeler Sara. La narratrice au sourire béat comme elle se décrit, démunie face à l’inconnue qui ne correspond pas aux canons classiques selon les normes, essaie d’occuper le temps et évoque son voyage en Syrie quelques années auparavant.

Les sacs qui l’accompagnent semblent indiquer qu’elle serait SDF et porterait sa maison avec elle. Mais ce n’est pas tout à fait ça, c’est bien pire. Elle parle par énigmes, décrivant pourtant la rue, la perte de ses droits, la fin de l’existence. Elle donne, par bribes, quelques informations sur elle : « je suis suivie par les RG… je suis en danger de mort… comme tous ceux qui m’approchent… Tous ceux que j’aimais sont morts, je suis au bout du rouleau » sans donner d’autres explications, ni dire d’où elle vient, ni ce qui lui arrive. Au bord de l’épuisement, Sara évoque sa lutte pour rester debout, parle de torture, de mutilation, dit connaître nos présidents pour les avoir rencontrés à Bruxelles. Tout est énorme, déconnecté, on a peine à la croire même si l’on comprend qu’autour d’elle un drame s’est noué, bien réel mais non identifié. Les deux femmes n’osent pas la questionner et se sentent impuissantes, l’une va chercher un charriot pour essayer d’alléger le fardeau, au sens propre, Sara repousse la main tendue et repart à un autre arrêt de bus, avant de disparaitre.

© Caroline Bottaro

10 janvier 2013, soit plus d’un an et demi après cette mystérieuse rencontre, la narratrice passe la soirée chez Samia, elles regardent les nouvelles, puis brutalement montent le son de la télévision. On annonce la mort d’une résistante Kurde réfugiée politique en France, Sakine Cansiz, l’une des fondatrices du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), une grande dame, une combattante, née le 12 février 1958 à Tuncelli en Turquie, assassinée le 10 janvier 2013 avec deux compatriotes rue Lafayette, à Paris. Douze ans plus tôt et selon le même mode opératoire, son mari avait été assassiné, lui aussi. Immédiatement elles comprennent et refont le film de la rencontre pour se confirmer que c’était bien elle, Sakine Cansiz sous le nom de Sara, son nom de combat, leur mystérieuse rencontre, même génération, même désespoir, même solitude.

Heurtée, la narratrice entend encore ses mots : « Je suis en danger de mort, et tous ceux qui m’approchent, aussi… » se met à chercher plus profondément qui était Sara, à apprendre et comprendre le Kurdistan, son peuple, son Histoire, à recoller les pièces d’un puzzle qu’elle n’imaginait pas. Elle se penche sur sa vie et sur son action, sur l’injustice d’un pays passé sous silence qui laisse de nombreux mors sur les sols étrangers. En dette par rapport à celle qu’elle n’a pas su reconnaître, coincée dans son rationalisme et ses stéréotypes, la narratrice raconte le pays et part à la recherche de l’Autre, l’héroïne, la sacrifiée, dont l’ombre la hante et s’inscrit sur le mur de fond de scène (lumière de Maurice Fouilhé). Cette ombre ne la quitte plus. Elle découvre et raconte l’Histoire d’un pays malmené et qui n’est que chaos, déportations, assimilations et partitions.

© Caroline Bottaro

Le début du XXème avec la fin de l’Empire Ottoman, Mustafa Kemal (Atatürk) donne son autonomie au Kurdistan par le Traité de Sèvres, en 1920, avant d’instaurer la République de Turquie trois ans plus tard. La naissance d’un sentiment d’identité nationale kurde émerge à ce moment-là dans ce pays qui fait face à une instabilité permanente au regard de sa partition entre Iran, Irak, Syrie et Turquie. Il y aurait entre 36 et 45 millions de Kurdes dans la diaspora, avec plusieurs dialectes proches les uns des autres et le kurmandji commun dans les différentes parties du pays. De nombreux conflits se développent au fil des ans et les violences sont quasi permanentes entre le PKK et la Turquie.

Derrière l’enquête, les mots de Sara lui reviennent, les phrases qu’elle répétait, la souffrance, son regard aux aguets. Trois volumes ont été publiés en langue kurde, son manuscrit chèrement serré dans les bras et qui a valeur de témoignage. Elle se demande si le soir de leur rencontre hasardeuse, les loups gris comme on les nomme, étaient déjà en embuscade et ne quitte plus sa maison, plongée dans ses recherches. Elle passe une grande étole de soie rouge qui la recouvre (costumes Dominique Rocher) et petit à petit met ses pas dans ceux de Sara, prise d’une sorte de folie et d’illumination, s’épuise et danse dans le désespoir de ce qu’elle n’a pas su voir. Sara ne la quitte plus.

© Caroline Bottaro

La narratrice poursuit avec obsession sa quête et refait les minutes du crime, dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, au 147 de la rue Lafayette, dans les locaux du centre d’information du Kurdistan qui hébergeait Sakine Cansiz ainsi que deux autres militantes kurdes, Fidan Doğan et Leyla Söylemez, toutes trois assassinées. Le loup gris, l’assassin présumé, Ömer Güney, un Turc de trente-quatre ans était le chauffeur et l’homme à tout faire des trois victimes. Dix balles ont été tirées. Il est sur l’enregistrement de la caméra de surveillance d’une part, des enregistrements audios qu’il aurait échangés avec des agents des services secrets turcs (MIT) ont d’autre part été saisis.  Emprisonné le 21 janvier, une dizaine de jours après le meurtre, il mourra en 2016, de maladie, cinq semaines avant son procès. Justice ne sera donc pas rendue.

Beaucoup de Kurdes sont apatrides et demandent la reconnaissance de leur culture et les mêmes droits que les autres citoyens en Turquie, Iran, Syrie, Florence Huige s’en fait le porte-voix. Les Kurdes se sentent bien seuls dans le paysage international et ses nombreux conflits. L’auteure, également narratrice de cette Légende à la rue, signe avec Morgane Lombard une mise en scène dépouillée, où le mot perce jusqu’à nos consciences. La musique enregistrée d’Issa Hassan jouant du bouzouk – mais on en voudrait plus – donne quelques respirations à ce récit, entre chien et loup.

Brigitte Rémer, le 21 février 2025

Scénographie, Charlotte Villermet – lumières, Maurice Fouilhé – costumes Dominique Rocher – création sonore Florent Lavallée et Rana Eid.

Du mercredi 20 février au mercredi 30 avril, les mercredis et jeudis à 21h – Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris – métro : Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – tél. : 01 42 78 46 42 – mail : essaionreservations@gmail.com – site : www.essaion-theatre.com

De la servitude volontaire

Texte de LM. Formentin d’après le discours éponyme d’Etienne de la Boétie – mise en scène Jacques Connort, avec Jean-Paul Farré – au Théâtre Essaïon.

© LOT

Le texte est un petit bijou issu du Discours de la servitude volontaire écrit en 1547 par La Boétie à l’âge de dix-huit ans, alors qu’il étudiait le droit. François 1er vient de disparaitre, Henri II lui succède, c’est un vibrant réquisitoire contre la monarchie et la manipulation des peuples, et qui en dénonce la passivité.

L’auteur, LM Formentin s’empare de la diatribe de philosophie politique de la Boétie et l’adapte au contexte d’aujourd’hui, autant dire qu’on se délecte. C’est un texte sur le pouvoir qui fait défiler la liste des totalitaires et tyrans des XXème et XXIème siècles et qui dénonce la lâcheté, pour ne pas dire la servilité des peuples. La mise en scène de Jacques Connort nous tend un miroir, au sens propre comme au sens figuré, en fond de scène il installe un panneau réfléchissant faisant apparaître les spectateurs.

© LOT

Au centre, sa majesté Jean-Paul Farré, vieux loup de mer du théâtre, ludique et pince sans rire y va de sa fougue, de sa ruse et de son effronterie. Ce rôle lui colle à merveille. Un fauteuil, son trône pour seul accessoire, il est la Boétie, Machiavel et Aristote réunis. « Ce n’est pas à vous que je m’adresse, je parle tout seul, aux oiseaux, à mon vieux manteau… » Il porte le texte avec ses questionnements et mises en garde, tournant autour de la loi de nos sociétés où la gloire du plus fort écrase le plus faible. Un contre tous… Il évoque ces injustices dès l’école, les castes, les soldats, les prisonniers qui malgré leur force physique demeurent invisibles et ne se rebellent pas. Autant dire que le texte est un brûlot de la désobéissance où la volatilité de l’intelligence se mute en cynisme. « Il s’agit de ne plus obéir » avait dès l’enfance compris l’auteur.

Manteau rouge sur tapis rouge échec et mat, l’acteur-narrateur parle du désir de puissance, récurrent au fil des siècles et des grands criminels d’État, évoquant une maladie universelle, la violence, et un pouvoir d’intimidation annihilant toute résistance. Précédant La Boétie, il cite Machiavel et son Prince, au rendez-vous du pouvoir, montrant comment le devenir, puis le rester. C’est l’époque des Borgia, une famille sans noblesse dont l’ascension fut spectaculaire, assoiffée de pouvoir et de corruption. Le texte s’inscrit aussi dans la lignée de La Politique, qu’Aristote destinait à l’enseignement. « Tyrannie et prospérité sont antinomiques, et le paradis s’éloigne… »

© LOT

Le texte remémore la période noire du maréchal Pétain qui déclarait à la radio le 17 juin 1940, dans un vibrato des plus ridicules : « Je fais à la France don de ma personne… » sans oublier son vis-à-vis du régime nazi, Goebbels et le Reich, créant un ministère de l’Éducation du peuple et de la Propagande. La liste des mensonges d’État d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, est longue, et l’Histoire souvent falsifiée. L’acteur se pose, se saisit du livre de la Boétie dont il donne certains extraits d’une façon plus confidentielle parlant de « manipulation de masse, viol des consciences, injonction à la guerre, pour se légitimer et inventer son ennemi. »

Et il va plus loin, parlant des jeunes de l’humanité, morts pour leurs pays. Morts pour qui, pourquoi ? La lumière jaillit et l’acteur-prédicateur lance avec emphase un « Cher peuple, je vous plains… ! » à l’adresse des spectateurs. Puis il revêt une veste noire couleur de plaidoirie et s’installe dans le fauteuil, dos au public, comme s’il allait rendre un verdict au nom du peuple français. « Le peuple croit à la légitime autorité de l’État. Les hommes s’habituent à tout, entre autres à obéir » et il liste les mamelles du pouvoir et ses fondations : « autorité, discipline et conformisme, les bons élèves étant les plus serviles, autant dire la future élite… »

© LOT

Par peur d’être seul et compte tenu de son instinct grégaire, le peuple s’organise en horde : la famille, la société, l’attachement viscéral de chacun, en route pour la servitude volontaire… Et caché derrière le fauteuil comme pour se protéger, notre La Boétie réveille les consciences.  « Que veulent les hommes, la tranquillité plutôt que la liberté, la liberté par-dessus bord ? Ils veulent le chemin qu’on leur a tracé, ne plus seulement être, mais devenir… » Assis au centre, dans la lumière, il poursuit son apostrophe au public : « Ne vous croyez pas à l’abri de la tyrannie » et parle à sa conscience : « Et si demain arrivait un nouveau conflit, une épidémie… où serai-je ? » demande-t-il à chacun. « Dans le troupeau ? Avec celui qui dit non ? L’Histoire regorge d’imagination… » Et pour n’en citer que quelques noms parmi tant d’autres, l’auteur énumère les Lénine, Mussolini, Franco, Mao et et retient certains assassinats politiques, individuels ou collectifs comme TienAmen et ses sanglantes manifestations de Pékin, sous Deng Xiaoping, en1989 ; les Al-Assad père et fils, Bachar perpétuant la dictature de Hafez, le père ; l’Iran, avec la mort de la jeune Mahsa Jîna Amini, d’origine kurde, frappée à mort pour n’avoir pas porté l’hidjab.

La montée dramatique du texte de La Boétie De la servitude volontaire revu et corrigé par  LM. Formentin, portée par Jean-Paul Farré sous la baguette de Jacques Connort en chef d’orchestre, est puissante, elle a valeur d’une tribune. Et l’on repense à l’essai Indignez-vous, de Stéphane Hessel du haut de ses plus de quatre-vingt-dix ans, qui définissait si justement l’indignation comme ferment de l’esprit de résistance.

Brigitte Rémer, le 20 février 2025

Décor Jean-Christophe Choblet  – costume Isabelle Deffin – musique Raphael Elig – lumières Arthur Deslandes – production Sea Art – La pièce est publiée par les Éditions de l’Arsenal.

À partir du 5 février 2025, mercredi et jeudi à 19h, vendredi et samedi à 21h, dimanche à 18h au Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard 75004 Paris – métro Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – site : www.essaion.com – tél. : 01 42 78 46 42 ou essaionreservations@gmail.com

Plenum / Anima

Musiques de Johann Sebastian Bach, Alexandre Borodine, Igor Stravinski – chorégraphies de Benjamin Millepied, Jobel Médina, Idio Chichava / Compagnie Converge +, L.A. Dance Project –  Orgue, Olivier Latry et Shin-Young Lee – à la Philharmonie de Paris/Grande Salle Pierre Boulez.

© Ondine Bertrand

L’orgue est à l’honneur dans cette grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris et résonne en majesté sous les doigts de deux musiciens : Olivier Latry, organiste titulaire de Notre-Dame de Paris à l’âge de vingt-trois ans et organiste émérite de l’Orchestre national de Montréal, invité des plus grands orchestres et qui se produit dans les salles les plus prestigieuses du monde ;  Shin-Young Lee, née en Corée du Sud dans une famille de musiciens, qui commence le piano dès son plus jeune âge, puis l’orgue, et qui se  produit dans les lieux les plus prestigieux. Ils jouent Stravinski à quatre mains dans la seconde partie du spectacle.

© Ondine Bertrand

Deux musiciens, trois pièces/trois chorégraphes et les danseurs des compagnies L.A. Dance Project de Benjamin Millepied et Converge + de Idio Chichava, tous remarquables, qui conversent avec la noblesse de cet instrument à vent. On est dans la danse à l’état pur, virtuosité au rendez-vous pour ce Plenum/Anima autour du souffle – celui de l’instrument et celui des danseurs – de l’âme et de la psyché, autant dire de la vie.

La première partie se compose de deux chorégraphies relativement courtes. La première, sur la Passacaille et fugue BWV 582 de Johann Sebastian Bach (1685-1750) – seule pièce du programme écrite pour orgue, les deux autres étant des transcriptions – sur une chorégraphie de Benjamin Millepied. Huit danseurs pour sept motifs musicaux et trois variations au centre de néons délimitant l’espace de la danse (Masha Tsimring, lumières).  Inspirée de la vie du Christ, l’oeuvre date du début du XVIIIème, moment où le jeune JS. Bach reçoit l‘enseignement d’un grand organiste de l’époque, Dietrich Buxtehude installé à Lübeck, ville active sur le plan musical et qui composait autant pour le public local que pour les liturgies. Le mot Passacaille a pour source espagnole les mots pasar/marcher et calle/rue, même si cette forme musicale est d’abord apparue en Italie au XVIIème siècle. Elle est née comme danse populaire et était jouée par des musiciens ambulants, avant que la noblesse ne l’accapare. Dans une esthétique globalement néo-classique où dialoguent d’autres styles de danses et signes gestuels, les danseurs se glissent dans un mouvement lent, plein de douceur au son de la basse sur laquelle s’appuie toute passacaille. Vêtus de longues robes ou tuniques comme pour une liturgie profane, vêtements fluides jouant du noir et du blanc (costumes d’Alessandro Sartori, pour Ermenegildo Couture) ils inventent toutes sortent de marches, courses, rencontres, travail au sol ou dans les airs dans différentes configurations et géométries, avec suspension parfois des mouvements sur la musique qui inlassablement se poursuit.

© Ondine Bertrand

La seconde pièce de cette première partie est signée du chorégraphe Jobel Médina, qui a collaboré au spectacle de Benjamin Millepied présenté l’automne dernier, Grace-Jeff Buckley Dance. en hommage au musicien très tôt disparu. Six danseurs interprètent les Danses Polovtsiennes, d’Alexandre Borodine (1833-1887), à l’origine un ensemble accompagné d’un chœur, dans le deuxième acte de l’opéra Le Prince Igor, œuvre inachevée. Michel Fokine en avait créé la chorégraphie pour les Ballets Russes, au Théâtre du Châtelet, à Paris, en 1909. Pour Plenum/Anima, Shin-Young Lee prend place devant le majestueux orgue aux quatre claviers et nombreuses pédales, côté cour du plateau là d’où je suis située, elle a la charge d’interpréter la vaste palette des cinq danses populaires, les Polovtsiennes dans un corps à corps absolu avec l’instrument, troublant pour le spectateur. Les danseurs du L.A. Dance Project en donnent les variations, entre solos, duos, marches dans la ville, étirements et rencontres urbaines, on a un peu de mal à trouver le cœur du sujet, on se laisse porter. Philippin d’origine, Jobel Médina vit et travaille à Los Angeles et croise différentes disciplines comme la danse, la performance, l’art contemporain, la photographie et le cinéma.

© Ondine Bertrand

Après l’entracte, interprété à quatre mains par les deux organistes – Olivier Latry et Shin-Young Lee, mari et femme à la ville – le Sacre du Printemps, tableau de la Russie païenne en deux parties composé par Igor Stravinski (1882-1971) ouvre son chant poétique à la compagnie Converge + de Idio Chichava travaillant entre la France et le Mozambique, certains de ses danseurs se mêlant aux danseurs du L.A. Dance Project. Nous avions vu de lui en 2024, Vagabundus présenté à l’Atelier de Paris et en avions rendu compte dans notre article du 9 juin 2024.

La partition est d’une richesse, d’une complexité rythmique et harmonique, d’une puissance et d’une sauvagerie, nouvelles dans l’œuvre de Stravinski, composée pour orchestre symphonique. « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, en observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps » écrivait-il. L’orgue doit ici rendre compte des cuivres et des bois avec ses différentes clarinettes, du basson et des percussions, des rythmes saccadés et des chants plus aériens, quatre mains ne sont pas de trop. Stravinski, pianiste lui-même en avait écrit l’adaptation pour piano à quatre mains. Lorsque Debussy entendit cette version quelques temps avant la création, il lui écrivit : « Votre Sacre me hante comme un beau cauchemar, et j’essaye vainement d’en retrouver la terrible impression… C’est pourquoi j’en attends la représentation comme un enfant gourmand auquel on aurait promis des confitures. »

Dirigée par Pierre Monteux, l’œuvre a été créée dans une chorégraphie de Vaslav Nijinski par les Ballets russes de Diaghilev au théâtre des Champs-Elysées, le 29 mai 1913. Elle a provoqué un véritable scandale artistique et l’une des plus grandes controverses de l’histoire de la musique. Le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez la décrit comme « une sorte de barbarie très bien étudiée, qui a tout l’air d’une barbarie, mais qui, en fait, est un produit extrêmement élaboré. » La première partie, des Augures printaniersdanses des adolescentes et Rondes printanières, à L’Adoration de la Terre où tout est joie et où l’on danse la Terre, se développe avec légèreté et insouciance. La seconde partie, Le Sacrifice, depuis les Cercles mystérieux des adolescentes à L’Action rituelle des ancêtres suivie de la Danse sacrale finale, offre une montée dramatique vertigineuse. Tous les grands chorégraphes ont affronté l’oeuvre de Stravinski, pour n’en citer que quelques-uns Maurice Béjart en 1959, Pina Bausch en 1975, Martha Graham en 1984, Angelin Preljocaj en 2001. Certaines versions ont fait date.

© Josh S. Rose

L’aspect rituel de l’œuvre s’inscrit entre l’orgue, sobre ou qui se déchaîne, et les concepts chorégraphiques de Idio Chichava. Converge + travaille entre le traditionnel et le contemporain, conduit les danseurs à faire corps, corps global, organique et social où chacun à tour de rôle est un potentiel leader. Ici, la rencontre entre les danseurs de la compagnie et ceux du L.A. Dance Project est d’autant plus intéressante que, malgré des techniques différentes, elle crée de l’horizontalité et du partage. Les costumes (de Coline Omasson) sont de couleur chaude et minérale, blanc, terre, ocre, rouille. Une folle énergie s’empare du plateau, quatre hommes et quatre femmes avec des solos éblouissants, des sauts, le travail des jambes, la mobilité. On s’ancre dans la terre. Il y a l’appel par la voix et les incantations qui affleurent, la transe, la course, le saut, le tribal, les mouvements d’ensemble. Il y a des élu(e)s, le souffle et la prière expiatoire. Le rythme des danseurs épouse le tremblé et les sinuosités du grand-orgue blanc où ils stationnent à certains moments, assis sur une marche autour des organistes hyper-concentrés, faisant le pont entre la musique et la danse.

Fondé en 2012 à Los Angeles, le L.A. Dance Project de Benjamin Millepied, directeur artistique, table sur la contamination des cultures au sens le plus positif du terme et selon le concept de l’ethno-sociologue Jean Duvignaud, tout en gardant le cap sur l’excellence. Plenum / Anima en cela est une réussite et un pas en avant vers l’expérimentation de la rencontre. Entre la France et les États-Unis, Benjamin Millepied poursuit avec détermination sa quête des ailleurs.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Programme : Johann Sebastian Bach, Passacaille et fugue BWV 582- Alexandre Borodine, Danses Polovtsiennes – Igor Stravinski, Le Sacre du printemps (version pour piano quatre mains du compositeur) – Orgue : Olivier Latry, Shin-Young Lee – Chorégraphes : Benjamin Millepied, Jobel Medina, Idio Chichava – Danseurs/euses, L.A. Dance Project : Lorrin Brubaker, Jeremy Coachman, Daphne Fernberger, David Adrian Freeland Jr., Shu Kinouchi, Audrey Sides, Hope Spears, Nayomi Van Brunt – Danseurs/euses, Compagnie Converge+ : Osvaldo Passirivo, Paulo Inacio, Cristina Matola.

Équipe technique : Masha Tsimring, lumières – Alessandro Sartori, pour Ermenegildo Couture, costumes de Passacaille et fugue BW 582 – Coline Omasson, costumes des Danses Polovtsiennes et du Sacre du Printemps Équipe administrative : Sebastien Marcovici, directeur artistique associé – Nathan Shreeve-Moon, directeur de production – Alisa Wyman, production et manager tournée – Venus Gulbranson, éclairagiste – Elisabeth Herst, manager de scène – Silvana Pombal, productrice Compagnie Converge+ – Coproduction L.A. Dance Project, Philharmonie de Paris.

Présenté le samedi 8 février à 20h et le dimanche 9 févier à 15h et 20h – Philharmonie de Paris/ Cité de la musique/Grande Salle Pierre Boulez, 221 avenue Jean Jaurès. 75019 Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 44 84 44 84 – site : www.philharmoniedeparis.fr

L’Or du Rhin

Alberich et Wotan © Herwig Prammer

Musique et livret Richard Wagner – Prologue en quatre scènes au festival scénique L’Anneau du Nibelung (1869) – mise en scène Calixto Bieito – direction musicale Pablo Heras-Casado, avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris – en langue allemande, sur-titrage, français/anglais – à l’Opéra Bastille/Paris.

Écrivain, compositeur, directeur de théâtre et chef d’orchestre avant-gardiste, Richard Wagner (1813-1883) a écrit quatorze opéras et drames lyriques. Il a passé trente ans de sa vie sur le livret et la musique de Der Ring des Nibelungen, composé de L’Or du Rhin, son prologue, et de trois journées : La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux, dont la représentation de l’ensemble demande une quinzaine d’heures. Il s’est inspiré des légendes germaniques et nordiques et de la tragédie antique. Passionné de théâtre total et de pluridisciplinarité, Wagner fit construire sur mesure le Palais des festivals de Bayreuth, dans l’unique objectif de pouvoir le représenter. Il l’inaugure en 1875 avec L’Or du Rhin, année où il fonde le célèbre Festival de Bayreuth. De nombreux metteurs en scène et directeurs musicaux ont relevé le défi du Ring. Patrice Chéreau l’a mis en scène entre 1977 et 1980, Pierre Boulez le dirigeait. Ces représentations ont fait date.

Les trois Filles du Rhin et Alberich © Herwig Prammer

Aujourd’hui, Calixto Bieito met en scène le Prologue, L’Or du Rhin, sous la direction musicale de Pablo Heras-Casado, qui sera, ultérieurement, suivi des trois journées. On entre chez les dieux, Wotan, grand maître, divinité guerrière et symbole d’autorité, démontre sa folie des grandeurs. L’immense palais qu’il s’est fait construire par les deux frères, Fafner et Fasolt, appartenant au monde des Géants, vient d’être achevé. Leur mission est monnayée par l’échange d’une jeune femme qu’il s’est engagé à livrer, Freia, déesse de la jeunesse éternelle, très populaire auprès des femmes scandinaves.

L’Opéra débute avec les trois Filles du Rhin, trois ondines : Woglinde (Margarita Polonskaya, soprano), Wellgunde (Isabel Signoret, mezzo-soprano), et Flosshilde (Katharina Magiera, contralto), chargées de veiller sur l’or du fleuve. Elles remontent de plongée, combinaisons turquoise bordées de jaune (costumes Ingo Krügler), bouteilles d’oxygène sur le dos et rencontre Alberich (Brian Mulligan, baryton), sorti des profondeurs de la terre – ici arrivant de la salle, dans le livret nain disgracieux, il tente de les séduire. Il a l’allure d’un ange noir affublé d’ailes qui ne sont autres qu’une série de câbles et tuyaux, dont on comprendra le sens un peu plus tard. Elles le moquent, le malmènent et l’humilient, mais dans leur insouciance livrent le secret de l’or. Cet or donne un pouvoir absolu à celui qui le détient et qui forgera un anneau, sous réserve qu’il renonce à l’amour. Alberich n’hésite pas, s’en empare et fabrique l’anneau qu’il portera autour du cou comme un collier.

Wotan et Fricka © Herwig Prammer

Apparaît Wotan (Iain Paterson, baryton-basse) et son épouse Fricka (Ève-Maud Hubeaux, mezzo-soprano) – déesse protectrice du mariage et garante de l’ordre établi – lascivement allongés sur une immense méridienne qui roule du côté cour au centre du plateau. Elle, de méchante humeur, connaissant le contrat qui lie Wotan et ses constructeurs de palais, sa sœur en otage, ne s’en laisse pas conter et joue sur la ligne de crête, entre séduction et supplique, l’enjoignant de protéger Freia (Eliza Boom, soprano). Donner et Froh, leurs frères – le premier, dieu du tonnerre (Florent Mbia, baryton-basse), le second, dieu du printemps (Matthew Cairns, ténor) – en font de même jusqu’à ce qu’apparaisse Loge, l’éminence grise de Wotan et son douteux conseiller, dieu du feu (Simon O’Neill, ténor). Le contrat alors se décale : Wotan promet l’or à ses bâtisseurs, qui néanmoins emmènent Freia comme otage, tandis que Wotan et Loge partent à la recherche d’Alberich pour récupérer la matière précieuse.

Mime et Logge © Herwig Prammer

On entre alors dans les entrailles de la terre, chez les Nibelungen, avec Alberich, qui a conçu un immense laboratoire clandestin d’humanoïdes, automates et mannequins, et son frère, Mime, qu’il a réduit en esclavage (Gerhard Siegel, ténor). On est au cœur de l’expérimentation, des profondeurs, de la violence, de la manipulation, de l’illusion. Il exige de lui la fabrication d’un heaume susceptible de le rendre invisible – cette pièce magique est ici un masque d’or précolombien posé dans le fatras de l’atelier d’où pendent d’extravagantes créatures en pièces détachées. Cette partie de laboratoire clandestin, nichée dans les sous-sols du bâtiment d’acier qui compose la structure scénographique (signée Rebecca Ringst), est à peine rassurante, la couleur est apportée par les lumières (de Michael Bauer) et l’on suit Alberich dans sa folie, assisté de Mime, à l’œuvre. Celui-ci réussira, plus tard, à s’échapper, et se nichera en haut de la structure métallique, déréglant les hiérarchies.

Wotan et Loge se rendent chez Alberich et par différents subterfuges obtiennent de Mime les informations nécessaires à changer le cours des choses. Dans sa démonstration ridicule et aveugle, Alberich livre et démontre le secret de la métamorphose et, se retrouvant crapaud, est capté par Wotan qui en obtient, avec Loge les clés indispensables pour récupérer l’or et le casque. Fafner et Fasolt reviennent échanger Freia contre l’or. Wotan s’oppose à donner ce heaume mais la sage Erda, détentrice du savoir et déesse-mère de la Terre (Marie-Nicole Lemieux, contralto) vient le mettre en garde contre l’anneau porteur de malédiction. Et la malédiction se déclare. Les deux frères, Fafner et Fasolt s’entretuent. Un immense pont-levis recouvert de ces réseaux de tuyaux et fils noirs descend sur le plateau. Les dieux, sous la conduite de Wotan sont invités à gagner leur nouvelle demeure baptisée par Wotan le Walhalla (le château des guerriers) avant qu’il ne se referme. Loge annonce leur fin tout en commentant cyniquement la perte de l’or.

Fréia © Herwig Prammer

La lecture donnée par Calixto Bieito repose sur la manipulation, celle des humains, y compris au sein de la galaxie familiale, et celle de la surpuissance numérique des Nibelungen régnant sur l’expérimentation et la création d’humanoïdes dans le laboratoire d’Alberich. L’Or du Rhin nous mène des entrailles de la terre au monde céleste, pas si étincelant que ça, monde vertical s’il en est. Dominants et dominés, chacun vaque avec ses petits et ses grands arrangements. Tout n’est cependant pas tout à fait lisible dans ces différentes sphères, notamment le monde des géants revu et corrigé par la mégalo américaine, Fafner en cow-boy, Fasolt en homme d’affaire. Chez les dieux, d’apparence assez raisonnable, Wotan laisse le leadership à Fricka, son épouse, sorte d’alter-ego au tempérament de feu.

L’ensemble manque un peu de chatoiement et tension dramatique dans ce jeu de destruction et de cruauté, quelque chose ne décolle pas dans cette folie terrestre et céleste sous contrôle. La planète 2.0 manque de vie – est-ce son destin ? – et de poésie, même si l’ensemble des voix, toutes tessitures confondues, reste juste et chaude. La direction musicale de Pablo Heras-Casado est assez sage dans cette course au pouvoir et à la puissance par la captation de l’or du Rhin et la traque de l’anneau forgé, elle manque un peu de flamboyance. Pédagogue convaincu, très primé, le chef espagnol a déjà dirigé la Tétralogie entre 2018 et 2022, avec l’Orchestre du Teatro Real de Madrid. Il a été nommé Chef de l’année 2024 par le magazine Opernwelt et dirigera entre autres au cours de la saison Le Vaisseau fantôme au Staatsoper Unter den Linden de Berlin et Parsifal au Festival de Bayreuth.

Calixto Bieito, metteur en scène catalan de théâtre et d’opéra, devait créer cette Tétralogie en 2020 mais la pandémie en a décidé autrement. Elle vient de voir le jour et court jusqu’en 2026. Invité par toutes les grandes scènes du monde depuis le début des années 2000, parfois controversé dans ses choix, il aime à dérouter. L’histoire reste donc à suivre dans ses trois prochains épisodes : après L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux, entre l’eau, la terre et le ciel.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Avec : Wotan, Ludovic Tézier – Donner, Florent Mbia** – Froh, Matthew Cairns – Loge, Simon O’Neill – Fasolt, Kwangchul Youn – Fafner, Mika Kares – Alberich, Brian Mulligan – Mime, Gerhard Siegel – Fricka, Eve-Maud Hubeaux – Freia, Eliza Boom* – Erda, Marie-Nicole Lemieux – Woglinde, Margarita Polonskaya** – Weligunde, Isabel Signoret* – Flosshilde, Katharina Magiera (* Débuts à l’Opéra national de Paris – ** Artiste de la Troupe lyrique de l’Opéra national de Paris). Direction musicale Pablo Heras-Casado, avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris – mise en scène Calixto Bieito – décors Rebecca Ringst – costumes Ingo Krügler – lumières Michael Bauer – vidéo Sarah Derendinger – dramaturgie Bettina Auer.

Du 29 janvier au 19 février 2025, sept représentations à l’Opéra Bastille – Place de la Bastille. 75012. Paris – Site : www.operadeparis.fr – tél. : 08 92 89 90 90, depuis l’étranger : + 33 1 71 25 24 23 – L’Or du Rhin avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris sera diffusé sur France musique le samedi 15 mars 2025 à 20h.

Elizabeth Costello

Sept leçons et cinq contes moraux, d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti et L’Abattoir de verre de John Maxwell Coetzee – mise en scène Krzysztof Warlikowski, spectacle en polonais surtitré en français et en anglais – production Nowy Teatr, Varsovie (Pologne) – à La Colline-Théâtre National/Paris.

© Magda Huecke

Sous le nom d’Elizabeth Costello se révèle le personnage fantasque créé en 2003 par l’écrivain sud-africain, J.M. Coetzee, imprégné entre autres de Faulkner, Nabokov, Kafka et Beckett, qui reçoit le prix Nobel de littérature la même année pour l’ensemble de son oeuvre. Romancière à succès inventée de toute pièce, l’auteur la reconnaît comme son alter-ego et nous conduit sur les chemins escarpés de la mystification, qui fascinent Krzysztof Warlikowski, comme ils fascinaient avant lui son compatriote écrivain, peintre et théoricien de l’art, Stanisław Ignacy Witkiewicz/Witkacy.

Ce personnage d’Elizabeth Costello apparaît dans le roman éponyme de J. M. Coetzee puis revient quelques années plus tard dans L’Homme ralenti et dans L’Abattoir de verre. Au sommet de sa carrière, Costello, femme d’expérience, voyage pour donner des conférences sur la littérature et terrasse à chaque fois son public par le décalage du sujet qu’elle concocte, et qui ne correspond jamais à l’annonce de son intervention, dévoilant une manière de penser le monde, bien particulière.

© Magda Huecke

Le spectacle débute quand elle reçoit le prix Stowe à Williamstown, en Pennsylvanie. Elle est alors présentée comme l’une des plus grandes écrivaines du monde. Puis on la suit en Afrique, vers l’Antarctique, aux États-Unis et à Amsterdam. Warlikowski nous fait pénétrer dans son univers en prise avec l’environnement, sur scène et en images, la condition animale, la fonte des glaciers trop fréquentés par les cargos, les montagnes et barrières de glace qui s’effondrent, le divin qui observe et la notion de mal, l’aliénation, le désir, l’instinct grégaire, le hasard. Il puise parallèlement dans l’univers de Kafka en relation avec son Rapport à une Académie, qui imagine un personnage invité à s’exprimer sur son passé de singe, lors d’une conférence donnée devant d’éminents membres de l’Institution.

Ce singe kafkaïen se glisse sur le plateau au milieu des autres personnages. Au simulacre de J.M. Coetzee/Costello se greffent ceux de Kafka et de Warlikowski qui construit son cabinet de curiosité plein de miroirs et de tiroirs secrets. Il est entouré d’actrices et d’acteurs des plus virtuoses – Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska,Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska. Le personnage d’Elizabeth Costello, qui perd petit à petit en crédibilité, est interprété par six actrices d’âges et de physiques différents et d’un homme permettant de livrer toutes les facettes d’une écrivaine qui déraille progressivement. Maja Komorowska, grande dame du théâtre polonais, entre en piste dans la seconde partie du spectacle. Elle a joué à plusieurs reprises sous la direction de Krzysztof Warlikowski, entre autres dans Angels in America, de Tony Kushner en 2007 au Festival d’Avignon. Égérie des plus grands metteurs en scène de théâtre et de cinéma de son pays à partir des années 60, elle a habité les univers de Jerzy Grotowski, Krzystof Kieslowski, Krystian Lupa, Andrzej Wajda, Krzystof Zanussi et d’autres. Cette seconde partie traite de la vieillesse. Avec ses quatre-vingt-sept ans Maja Komorowska y est magnifique, dans une présence pleine d’humanité et de légèreté autant que de profondeur, face à son ordinateur avec reprises de vues, de face, sur l’écran.

© Magda Hueckel

Les sept leçons et cinq contes moraux que traverse ce spectacle-monument d’une durée de quatre heures, sont fondés sur un concept raisonnable et relativement anti-théâtral, celui de la conférence. Mais il permet à l’imaginaire et au réalisme de croiser le fer : le réel est lié à l’environnement d’Elizabeth Costello, son fils qui lui sert d’attaché de presse avec son amie, sa soeur, sa femme et ses enfants, les thèmes qu’elle évoque, le public qui l’écoute ; l’imaginaire, par ses dérapages spectaculaires de femme libre et ses démonstrations extravagantes de libre-penseur, qui sèment le trouble. À la fin du spectacle, elle rencontre un homme qui a perdu une jambe et va la questionner sur ses choix. L’atmosphère se densifie. La dernière image est ce petit poussin qui semble être l’unique objet de son attention dans la tentative de sa survie.

© Magda Huecke

La scène est un grand espace polyvalent, traduisant les différents lieux, le dedans comme le dehors (décor et costumes de Małgorzata Szczęśniak, lumière de Felice Ross). On y voit côté jardin une salle de bains où s’absentent parfois les personnages, des fauteuils dans lesquels  certains, de dos, sont repris de face sur l’écran situé en fond de scène (vidéo Kamil Polak), une salle de réunion en journée et son mobilier de bureau, la conférencière devant le micro, puis les tables de restauration de la soirée colloque, recouvertes de nappes blanches. Une sorte de grand wagon transparent ou de cage en verre apparaît en roulant sur le plateau, permettant des séquences comme celle de l’antarctique et de ses albatros, ou celle du dédoublement du singe kafkaïen, ou encore la réunion familiale, avec Elizabeth devenue presque encombrante, son fils et sa famille.

© Magda Huecke

Les filtres se superposent et Elizabeth Costello devient l’intrusive qui brouille les cartes et joue avec les limites, n’hésitant pas à les franchir. Krzysztof Warlikowski avait déjà repris le personnage dans deux de ses spectacles, dont (A)pollonia en 2009 où elle donnait une conférence sur l’Holocauste qui avait provoqué de nombreuses réactions et La Fin en 2011 qui mêlait des textes de Franz Kafka et Bernard-Marie Koltès. L’image première du spectacle contient à elle seule tout le thème de la représentation. Elle montre Ann Lee, un personnage de manga aux cheveux violets et aux yeux vides, que deux plasticiens et vidéastes, Philippe Parreno et Pierre Huyghe, ont fait vivre en tournant des images avec lesquelles ils rejoignent la question posée dans la lecture d’Elizabeth Costello sur l’ambivalence entre fiction, réalité, illusion et simulacre. « Je suis juste un nom et une idée » dit Ann Lee, comme l’est sommes toutes Elizabeth Costello pour J.M. Coetzee et Krzysztof Warlikowski dans la sédimentation de leurs provocations philosophiques.

Brigitte Rémer, le 13 février 2025

Avec : Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska. Costumes et décor Małgorzata Szczęśniak – lumière Felice Ross – scénario Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski – collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska – dramaturgie Piotr Gruszczyński – collaboration artistique Claude Bardouil – musique Paweł Mykietyn – vidéo Kamil Polak – maquillages Monika Kaleta – assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz – tradition du texte en français Margot Carlier – tradition du texte en anglais Artur Zapałowski – surtitrage Zofia Szymanowska.

Équipe technique : régie générale Paweł Kamionka – régie plateau Łukasz Jóźków – régie lumière Dariusz Adamski – régie son Mirosław Burkot – régie vidéo Tomasz Jóźwin – caméraman Bartłomiej Zawiła – habilleurs Kajetan Korcz, Joanna Chudyk, Sylwia Szefer – maquillages et coiffures Joanna Chudyk, Agnieszka Rebecka – accessoires Tomasz Laskowski – machinistes Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski – assistante à la scénographie Saskia Hellmann – assistant à l’équipe artistique Maciej Krysz.

Du 5 au 16 février 2025, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr – Le spectacle a été créé au Nowy Teatr de Varsovie, le 11 avril 2024 et présenté en juillet au Festival d’Avignon – En tournée : Les 21 et 22 mars 2025 au Schauspiel Stuttgart (Theaterbiennale), à Stuttgart – les 4 et 5 octobre 2025 à Konfrontacje Lublin, à Lublin – les 18 et19 octobre 2025 à Dialog-Wroclaw, à Wroclaw – les 26 et 27 octobre 2025 au Teatr Wybrzeze, à Gdansk.

1998

Conception de Thomas Lebrun – chorégraphies de Bernard Glandier, Christine Bastin et Thomas Lebrun, dans le cadre du Festival Faits d’Hiver, à Micadanses-Paris.

“Le titre n’a pas d’importance” © Frédéric Iovino (1)

C’est une soirée qui repose sur la transmission et le passage de témoin entre chorégraphes et danseurs, d’un danseur, d’une danseuse, à l’Autre. C’est une soirée intemporelle dans les entrailles de la danse que Thomas Lebrun – danseur, chorégraphe, pédagogue et directeur du Centre chorégraphique national de Tours – accompagne de sa nouvelle création, Le titre n’a pas d’importance.

1998 est l’année où Bernard Glandier, chorégraphe trop tôt disparu, transmet à Thomas Lebrun son solo, Pouce ! quatre ans après sa création. La maladie de Charcot est déjà à l’œuvre, Bernard Glandier disparaît deux ans plus tard. Thomas Lebrun l’interprète et reçoit la chorégraphie en legs en 2001. Il y a quelques mois il la transmet à son tour à José Meireles et Hugues Rondepierre qui, dans le cadre du programme Faits d’Hiver, la dansent en alternance.

“Pouce ! ” © Frédéric Iovino (2)

Ce soir, Hugues Rondepierre est sur le tapis, dans le carré de lumière qui délimite son espace de danse, comme une prison d’où il tente de repousser les murs. C’est une danse très physique, une lutte pour la vie et contre l’enfermement, comme le combat de l’ange noir contre lui-même, une transfiguration. La pièce démarre en douceur au son du luth de la musique baroque de Robert de Visée. Puis la musique se suspend et le danseur habite le silence du souffle qu’il reprend, avant de marquer le rythme avec les pieds, et d’émettre ses propres percussions. Pantalon gris clair chemise blanche, son regard est au loin, rêve-t-il de liberté ? Imperceptiblement monte une autre musique, celle de Giacinto Scelsi, poète et compositeur italien qui détruisit une partie de ses œuvres qu’il jugeait trop classiques avant de s’imprégner de culture orientale et de travailler le son monodique. Une grande puissance se dégage de la chorégraphie dans une mobilité des bras et une gestuelle des mains, sophistiquées. Le danseur y met une grande densité, porté, à la fin de la pièce par la berceuse de Sarah Gorby, chanteuse née dans la Russie tsariste au début du XXème.

Tú, sólo tú, second solo de la soirée. Même signature de Bernard Glandier, créé en 1997 pour Montaine Chevalier, extrait de la pièce Faits et Gestes. Même processus de transmission de la danseuse à Anne-Emmanuelle Deroo en 2024. Toutes deux l’interprètent en alternance avant de danser ensemble la nouvelle pièce de Thomas Lebrun, Le titre n’a pas d’importance dans ce même programme.

“Tú, sólo tú ” © Frédéric Iovino (3)

Ce soir, vêtue d’un haut bleu-roi, Montaine Chevalier répond à la musique de Claude-Henri Joubert, altiste, compositeur, chef d’orchestre et grand pédagogue et aux compositions de Jiacinto Scelsi, comme dans l’œuvre précédente. Une corne de brume ouvre le spectacle, la danseuse est à l’écoute, glisse sur le plateau et lance ses sémaphores avec grâce et détermination. Les mouvements sont lents, portés, habités, intériorisés. Les bras lancés retombent, les rotations s’enchainent comme une spirale qui ne s’interrompt pas. Elle transmet une véritable écriture chorégraphique dans tous ses pleins et ses déliés. Après une courte pause-position la danseuse aux aguets dialogue avec le fifre, dans des jeux de mouvements d’épaules et jetés des bras. Elle repousse la musique, évoque la statuaire antique ou la madone du Magnificat de Botticelli et sur une composition devenue plus abstraite et bucolique, sorte de torrent ardent, règne comme une évidence dans une grande simplicité.

“Noce” © Frédéric Iovino (4)

Noce, la troisième pièce du programme est extraite de la chorégraphie Be, écrite par Christine Bastin pour huit interprètes, présentée au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville en 1999. À l’origine, Michel Abdoul et Pascal Allio l’interprétaient. La chorégraphe, ainsi que Pascal Allio l’ont transmise à Maxime Aubert et José Meireles, qui illuminent d’une grande sensualité le plateau. La musique (Hallelujah), est de Jeff Buckley chanteur et guitariste américain mort à 30 ans qui avait enregistré Grace, son unique disque. Vêtus de couleur sable, deux solitudes s’approchent, magnétiques, et ne se quittent plus, s’enfouissant dans le sol, peau contre peau, têtes qui se posent et se reposent sur l’autre, glissements progressifs du plaisir. Avec énergie et dans un flot ininterrompu de tendresse ils se touchent, se caressent, s’empoignent, dans une élaboration de prises élégantes et sportives. Ils sont en fusion et communion comme frères siamois et déploient l’éventail d’une relation fiévreuse et érotique en un habile jeu du toucher.

Le titre n’a pas d’importance, nouvelle création de Thomas Lebrun, met en scène un duo dansé par Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo, les interprètes de Tú, sólo tú, dans un pas de côté entre Bernard Glandier et Thomas Lebrun. La pièce semble comme une réplique à Noce de Christine Bastin, donnant une grande cohérence à l’objet chorégraphique de la soirée, bien au-delà du temps. Hier ou aujourd’hui, la danse, avec 1998, a la même puissance, toutes générations de danseurs et danseuses confondues. Habillées de blanc, Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo apportent beaucoup d’émotion et de pudeur, dans une gestuelle précise, et légère où elles s’entrainent, main dans la main, sur les sentiers musicaux de Maxime Fabre, qui mêlent chant, jazz, rythmes et musique répétitive. Thomas Lebrun avait travaillé avec le musicien, également réalisateur son, pour Mille et une danses, en 2021.

“Le titre n’a pas d’importance” © Frédéric Iovino (5)

Une psalmodie à peine perceptible, comme si les dieux parlaient, monte et guide les danseuses qui dessinent des figures douces et énigmatiques sur le plateau. L’une porte l’autre comme l’autre porte l’une. Travail des bras, torsions, extensions, voyage vers un ailleurs inspiré d’une phrase de René Char : « Hâte-toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienveillance » début de son poème Commune présence. En introduction à l’ouvrage, Georges Blin écrit dans la préface : « Le poète est maître de rapprocher ses routes sur le damier du temps. Ou de se suivre sur de plus longs silences ». L’un est écrivain, l’autre chorégraphe, cette phrase sied bien à l’univers de la pièce où la transmission demeure le fil conducteur, quand Montaine Chevalier se retire du jeu et regarde le solo d’Emmanuelle Deroo. L’image finale les retrouve, l’une s’étire comme pour toucher le ciel.

Avec 1998, Thomas Lebrun compose une figure chorégraphique signée de Bernard Glandier et Christine Bastin défiant le temps, en écho à sa nouvelle création. Entre sophistication des musiques et de la composition chorégraphique, simplicité du geste, on navigue de transmission en re-création et création. L’affirmation du mouvement et du signe dans leur théâtralité, la densité des danseurs/danseuses, se mêlent à leur fragilité en une poétique des corps et des espaces, physique et mental. Il y a comme un fort voisinage et une belle unité dans ces quatre pièces cousues main.

Brigitte Rémer, le 13 février 2025

1998 : Conception de Thomas Lebrun – Vu le 12 février, avec Hugues Rondepierre, dans Pouce ! de Bernard Glandier (visuel 2) – Montaine Chevalier, dans Tú, sólo tú de Bernard Glandier (visuel 3) – Maxime Aubert et José Meireles, dans Noce de Christine Bastin (visuel 4) – Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo, dans Le titre n’a pas d’importance de Thomas Lebrun (visuels 1 et 5) . Lumière Jean-Philippe Filleul – Son Maxime Fabre – Production Centre chorégraphique national de Tours – Copyright © Frédéric Iovino.

Les 11, 12 et 13 février 2025, dans le cadre de Faits d’hiver, à micadanses, 20 rue Geoffroy l’Asnier, 75004. Paris – métro : Pont-Marie – site : www.micadanses.com – tél. : 01 71 60 67 93.

L’Île

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

Pièce de Mihail Sebastian, mise en scène Daria Konstantinova, compagnie Étoile sans nom, au Théâtre de Nesle.

Peu traduit en France, l’auteur, dramaturge et essayiste roumain d’origine juive, Mihail Sebastian (1907-1945) y est de ce fait injustement méconnu. Il est pourtant un des écrivains majeurs du début du XXème. Il fait des études de droit mais se trouve très vite attiré par la littérature. À l’âge de vingt-sept ans il signe un roman quasi autobiographique, intitulé Depuis deux mille Ans et fait partie à Bucarest d’un groupe d’intellectuels qui se rassemble dans les cafés et salons littéraires autour de philosophes comme Nae Ionescu et Constantin Noica, où l’on retrouve les célèbres Mircea Eliade et Emil Cioran. Son Journal 1935-1944 relate les événements sociaux et politiques de son époque et l’antisémitisme de l’État roumain dans ces années-là.

La compagnie Étoile sans nom fondée par Daria Konstantinova, comédienne d’origine russe, porte justement le nom d’une pièce de Mihail Sebastian qu’elle a créée en 2019, lui rendant ainsi hommage. Elle présente aujourd’hui L’Île, qui résonne avec notre époque. Dans un contexte de guerre, trois personnages que tout oppose vont se retrouver comme sur une île déserte, essayant de s’apprivoiser pour subsister. Parabole de la survie, la pièce débute dans une agence de voyage mais tous les moyens de communication, trains, avions, bateaux, ont été suspendus et les bombes pleuvent.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

L’agence devient un premier refuge où les ego des trois personnages qui s’y croisent et espéraient partir vont bon train, ils s’y terrent et le directeur de l’agence (Yann Samuel Karsenti) déserte. « Que puis-je pour vous ? –  L’impossible. » L’un d’eux promet monts et merveilles pour faire affréter un avion, tentative de corruption, peine perdue, il n’y a plus ni chèque ni banque.

On flotte dans l’absurde à la manière d’un Eugène Ionesco dans cette première partie. Changement de décor pour une seconde partie où les trois voyageurs se retrouvent dans une maison précaire au milieu de nulle part à improviser un bivouac et l’organisation de leur survie. Les tâches restent distribuées comme traditionnellement, Nadia, (Daria Konstantinova) la femme, aux lessives et à la tenue de la maison, pourtant artiste-peintre qui tente de dessiner, les deux hommes à la recherche de subsistance. L’un, Bobby, (Pierre Gaillourdet) footballeur de métier arrivé la jambe dans le plâtre, essaie de se convaincre de vendre des cravates, mais les acheteurs sont absents. L’autre, Manuel, (Thomas Amiard) l’homme au gros cigare, banquier, un peu mytho, cherche quelques mauvais coups à faire pour ramener de la nourriture. Il nourrit l’absurde d’une patate qu’il a trouvée, à éplucher délicatement et à partager, un trésor dans le contexte. « Je hais la pauvreté » clame-t-il.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

On continue dans l’irrationnel et le loufoque. Un triangle amoureux se dessine et Nadia secoue avec énergie ses deux compagnons d’infortune quand le moral baisse. La faim les taraude, le loyer est impayé. Ils ont la proprio sur les bras (Héléna Biancheri, qui est aussi la secrétaire de l’agence, au début) elle a convoqué un policier. Comment faire : mendier ou voler ? Comment garder sa dignité ? L’énigme ne se résout pas. La pièce est inachevée, Mihail Sebastian meurt écrasé par un camion à Bucarest en 1945, une mort suspecte et non élucidée. La sirène d’un bateau retentit et signe la fin de la partie.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

On sort du théâtre avec ce sentiment d’étrangeté où l’absurde a mené la danse, bien maitrisé par les acteurs et dans une mise en scène qui nous place hors du temps et jouant sa partition entre le rêve et la réalité. Daria Konstantinova et la troupe ont su inventer avec peu d’effets et de moyens, un univers qui nous parle. Les acteurs portent avec intelligence et humanité le poids de ce monde qu’ils habitent et dans lequel ils ne maitrisent pas les événements, faisant face à une question de survie, au quotidien, survie d’un monde, du pire et dans l’espoir du meilleur. Avec L’Île, il nous font découvrir un auteur, Mihail Sebastian, qui partant de l’anecdotique, nous mène au cœur et dans le contexte lourd de la première partie du XXème siècle, dans un humour grinçant dont la troupe se tire avec profondeur et légèreté. Une compagnie à suivre.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Avec : Thomas Amiard, Héléna Biancheri, Pierre Gaillourdet, Yann Samuel Karsenti, Daria Konstantinova – en association avec Denan Productions.

Théâtre de Nesle, tous les mercredis à 21h, jusqu’au 26 mars 2025 inclus, 8 rue de Nesle, 75006 Paris – métro : Odéon – tél. : 01 46 34 61 04 – mail : ad.etoilesansnom@gmail.com

Nos âmes se reconnaitront-elles ?

Texte et mise en scène Simon Abkarian, La Compagnie des 5 roues – jeu Marie-Sophie Ferdane, Simon Abkarian – musique et chant Ruşan Filiztek, Eylül Nazlier, au Théâtre Nanterre-Amandiers.

© Antoine Agoudjian

C’est le troisième volet de l’Odyssée en Asie Mineure qu’a écrit et mis en scène Simon Abkarian. Les mythes grecs le taraudent depuis de nombreuses années, a fortiori le mythe d’Hélène et de Ménélas. Il en avait écrit et créé un premier volet, Ménélas Rebétiko Rapsodie en 2012, qu’il a recréé et repris l’automne dernier au Théâtre de l’Épée de bois, en même temps qu’il présentait le second épisode créé en 2023, Hélène après la chute (cf. notre article dans Ubiquité-Cultures du 28 septembre 2024).

Il met en scène aujourd’hui le troisième texte du triptyque, Nos âmes se reconnaitront-elles ? certains récits figuraient déjà dans l’opus précédent, comme la mort de Pâris racontée par Ménélas à la demande d’Hélène, et le récit d’une nuit d’amour particulièrement chaude avec Pâris, racontée par Hélène, une femme libre. Épouse de Ménélas, roi de Sparte, Hélène avait été enlevée par Pâris, le Troyen, guidé par Aphrodite, signant ainsi le déclenchement de la guerre de Troie, qui durera dix ans.

© Antoine Agoudjian

Ici la situation se décale légèrement. Ménélas, qu’interprète Simon Abkarian, invente un subterfuge, se faisant passer pour son serviteur, aveugle, dans le but d’approcher Hélène, interprétée par Marie-Sophie Ferdane. « Je veux la revoir » clame-t-il avec détermination, les yeux bandés. Au centre, un grand podium, le territoire d’Hélène, sorte d’autel sacrificiel que Ménélas contourne d’abord avant de faire chemin arrière, puis de l’approcher. L’atmosphère est au bleu-violet profond avant de pâlir puis de virer au rouge (création lumière Jean Michel Bauer). La musique et le chant ponctuent la représentation, Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, musiciens kurdes situés côté cour, jouent du saz, leurs appels mélodiques sont les voix intérieures des personnages.

« Sors de l’ombre ou va-t’en !» jette Hélène à ce faux-serviteur de Ménélas qui, à la fin, se démasquera, mais qu’elle a peut-être reconnu dans cette joute verbale et ce jeu de cache-cache dans lequel elle montre une grande habileté. Jeux de séduction, et fragilités d’un ex-amour fou sur contexte de guerre. Troie vient de tomber. De quoi est fait ce face à face entre une Hélène portant la robe scintillante de noces avortées en même temps que le deuil de Pâris, et Ménélas l’homme déclassé, à la dérive, gardant son amour fou pour celle qui lui fut dérobée ? De danse et de séduction, d’hésitations, de nostalgies, d’écroulements. « Vais-je vivre ou mourir » se questionne-t-il à haute voix. Tandis qu’Hélène résolument sur ses gardes lui fait face, comme une panthère prête au coup de griffe. L’approche entre les deux personnages est guerrière en même temps que trouble, inquiétude et grâce. Marie-Sophie Ferdane habite le rôle avec élégance et assurance dans la palette du féminin bafoué et de l’incertitude tout en étant maîtresse-femme. Simon Abkarian est un Ménélas qui garde sa dignité.

© Antoine Agoudjian

Né en France d’origine arménienne, ayant passé sa jeunesse au Liban, l’auteur-metteur en scène est profondément méditerranéen. Côté théâtre, il a été à bonne école auprès d’Ariane Mnouchkine, acteur au Théâtre du Soleil pendant une huitaine d’années au moment où la troupe plongeait dans la mythologie grecque, montant Les Atrides. Ariane Mnouchkine, une fois de plus avait fait date en mettant en scène Iphigénie à Aulis d’Euripide, Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides, d’Eschyle. Simon Abkarian y interprétait quatre personnages – dont Agamemnon, Achille et Oreste. Il n’est pas sorti indemne de la tragédie grecque, s’est nourrit de L’Iliade, vaste poème d’Homère sur la guerre de Troie, a écrit et monté en 2019 Électre des Bas-fonds et aujourd’hui sa trilogie dont Nos âmes se reconnaitront-elles ? est le dernier volet.

Et même si on a un peu l’impression d’une redite, chaque pièce donne sa couleur et sa profondeur à la tragédie grecque. La langue de Simon Abkarian se mêle aux langages musicaux des espaces géographiques qu’il choisit de représenter. La première, Ménélas Rebétiko Rapsodie est un solo qu’interprétait le metteur en scène, qui dansait sur la musique du Rebetiko, ce blues méditerranéen né dans les bas-fonds du Pirée, magnifiquement interprétée par le bouzoukiste Grigoris Vasilas et le guitariste Kostas Tsekouras. La seconde, Hélène après la chute mettait au cœur de la scène le piano à queue de la compositrice, pianiste et interprète franco-arménienne, Macha Gharibian, qui s’est nourrie de jazz, de musique du monde et de folk autant que de classique, et qui ponctuait l’affrontement entre Hélène (Aurore Frémont) et Ménélas (Brontis Jodorowsky) de manière virtuose.

© Antoine Agoudjian

Cette troisième guerre amoureuse, Nos âmes se reconnaitront-elles ? où Simon Abkarian fait face à Marie-Sophie Ferdane au son de la musique traditionnelle kurde, chargée du tragique et de l’exil, entre le saz et le chant de Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, ferme le cycle Odyssée en Asie Mineure avec sensibilité, intelligence et poésie. Tous deux chantent en kurmandji, langue que ne reconnaît pas la Turquie, et quand Eylül Nazlier, jeune musicienne de vingt ans, s’avance vers Hélène qui lui pose une couronne sur la tête – moment fort et d’émotion s’il en est – elle chante en zazaki, sa langue maternelle, un dialecte kurde très ancien qui se perd, et qu’elle est partie collecter dans les villages.

L’ensemble du cycle, écrit et mis en scène par Simon Abkarian, est une belle proposition autour d’un texte vibrant, variant les écritures scéniques, où dans chaque acte, la musique porte avec force la tragédie.

Brigitte Rémer, le 6 février 2024

Avec Marie-Sophie Ferdane et Simon Abkarian – collaborateur artistique Pierre Ziadé – création lumière Jean Michel Bauer – accompagnement musique et voix Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier – production La compagnie des 5 roues, coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers/ centre dramatique national.

Du 16 janvier au 2 février 2025, au Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN, 7 avenue Pablo Picasso. 92000. Nanterre – métro : Nanterre Préfecture – site : www.nanterre-amandiers.com – tél. : 01 46 14 70 00. En tournée : le 8 avril au Théâtre de Villefranche-sur-Saône – le 6 mai au Théâtre Ducourneau d’Agen – du 21 au 23 mai à la Comédie de Picardie, en co-accueil avec la Maison de la Culture d’Amiens.

Suzy Storck

Texte Magali Mougel – mise en scène et scénographie Simon Delétang – production Théâtre de Lorient/Centre dramatique national – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

© Jean-Louis Fernandez

C’est le destin tragique d’une femme ordinaire, Suzy Storck (Marion Couzinié) qui un jour craque et remet en question tout son parcours, entraînant sa famille dans sa chute. Au centre du plateau elle est en état de sidération. On comprend qu’un drame s’est noué.

Issue d’un petit milieu rural, la famille, elle ne l’a pas vraiment choisie, une mère peu aimante et qui ne cesse de mettre de l’huile sur le feu (Françoise Lervy), un compagnon peu désiré, Hans Vassili Kreuz (Charles-Antoine Sanchez), une vie monotone, entre les restes d’un appétit de vivre et l’envie de s’absenter.

« 17 juin. 21h14. Ça se passe ici. » Le narrateur au micro (Simon Delétang) sorte de Monsieur Loyal en costume sombre donne le contexte avant de s’asseoir non pas sur la boîte à sel mais sur le lave-linge posé dans un coin, symbole d’une vie dévorée par le quotidien, les courses, la maison, l’étendage du linge, les trois enfants pas vraiment désirés dont Suzy Storck allaite le dernier sans passion et dans la douleur des gerçures. Il est le fil conducteur, dessine la situation du moment avant de laisser place aux personnages, dans une rigueur métronomique.

© Jean-Louis Fernandez

Au centre d’un grand plateau blanc et d’un toit en biais de ce même blanc couvert de trente-six tubes-fluos, Suzy Storck en short et tee-shirt rouge, dans son désarroi et son impuissance à arrêter le quotidien, refait le film de sa vie depuis sa rencontre avec Hans Vassili Kreuz. Côté cour un tas de vêtements entassés comme les années qui passent, ou comme ce qu’elle essaie de faire à la maison et qui pour son compagnon, qui s’épuise dans un supermarché, n’est pas un vrai travail, la couture. Elle aussi aurait voulu travailler à l’extérieur, comme quand elle était jeune et avait eu un emploi à Ouest Volailles – dans le monde rural le choix ne pouvait se porter que sur une usine de volailles, de couches ou de fringues, elle avait choisi la volaille. Quand elle cherche à retravailler, il l’en dissuade.

© Jean-Louis Fernandez

L’avant n’était pas très glorieux. L’entretien d’embauche dans un magasin de puériculture qu’elle obtient par sa mère est un flop complet, elle a pourtant mis son gilet rose mais manque d’expérience, parle de son non-désir d’enfants et prend le leadership de l’entretien en bombardant l’employeur de questions déplacées. En écho, Hans Vassili Kreuz qui n’est pas un mauvais garçon, se situe à l’inverse de son univers et de ses désirs, dans l’envie de construire une famille et de faire des enfants avec elle. Ce qu’il fait à trois reprises dans une décision vraisemblablement unilatérale. « On a fait ce que tu as voulu » dit-elle. Dans les reproches, il n’entend pas la détresse de Suzy. « On porte chacun sa croix » se contente-t-il de dire bravement.

La tension monte et la fin confirme le drame pressenti au début du spectacle. « Le petit pleure, tu n’y vas pas ? » s’inquiète-t-il. Le nourrisson n’est pas dans son berceau. Suzy Storck se fige, son récit devient incohérent. « Il était avec moi… » Sa mère arrive, porteuse de la dramatique nouvelle, indiquant que « la poussette est restée dehors » en plein soleil d’été. « J’ai eu une seconde d’inattention » se justifie Suzy menant les deux aînés dans leur chambre qu’elle ferme à clé, et priant pour qu’ils s’entretuent.

© Jean-Louis Fernandez

Ici tout est suggéré, quand le père se précipite et revient avec l’enfant dans les bras on comprend qu’il n’est sans doute plus en vie. Il part en trombe vraisemblablement pour l’hôpital. « J’éteins le transistor et coupe le câble » dit-elle en réponse à un reproche de Hans Vassili Kreuz. À quoi peut servir un câble ? Rien n’est dit. La scène finale la recouvre d’un satin bleu comme une Vierge de l’Annonciation, sur le Stabat Mater de Pergolèse ; le tas de vêtements posés côté cour s’efface de la scénographie. La brume recouvre le plateau, Suzy devient apparition-disparition sous le toit de néons qui s’inverse jusqu’à l’effacer de la scène.

Scénographe, metteur en scène depuis une vingtaine d’années et comédien, Simon Delétang dirige le Théâtre de Lorient depuis deux ans. Il a monté Suzy Storck en 2019 alors qu’il dirigeait à Bussang le Théâtre du Peuple, s’emparant de la langue précise et rigoureuse de Magali Mougel. Des nombreux spectacles qu’il a présentés, Ubiquité-Cultures se souvient de Tarkovski, le corps du poète, cf. l’article du 8 mai 2018 et de La Mort de Danton, spectacle qu’il a mis en scène à la Comédie Française cf. l’article du 27 février 2023.

Avec Suzy Storck, certains mots, certaines phrases reviennent à plusieurs reprises comme autant de réminiscences. « Je ne suis pas une machine à laver » répète-t-elle, en même temps qu’elle énumère tous les gestes du quotidien. La musique et les motifs sonores (de Nicolas Lespagnol-Rizzi) apportent leur suggestivité, comme points de rupture, espace de transition et expression de la révolte. Ils ponctuent plusieurs moments dramatiques déchaînant la lumière, comme se déchaîne l’océan (création lumière Jérémie Papin). Les costumes suggèrent à peine les changements de situation et cela suffit (création costumes Marie-Frédérique Fillion). C’est un travail d’intensité où la montée dramatique au plateau répond à celle du texte dans un agencement sobre et précis, magnifiquement porté par Marion Couzinié dans le rôle de Suzy, et par tous les acteurs.

Brigitte Rémer, le 2 février 2025

Avec : Marion Couzinié, Simon Delétang, Françoise Lervy, Charles-Antoine Sanchez. Scénographie Simon Delétang – assistanat à la mise en scène Polina Panassenko – création lumière Jérémie Papin – création son Nicolas Lespagnol-Rizzi – création costumes Marie-Frédérique Fillion – accessoiriste Léa Perron – ingénieur conseil Hervé Cherblanc et la voix d’Eliot Hénault-Fillion. Production Théâtre de Lorient/Centre dramatique national. Spectacle produit et créé par le Théâtre du Peuple. Le texte est publié aux éditions Espace 34.

Du 1er au 6 février 2025 – samedi 1er février à 18h, dimanche 2 février à 16h, mardi 4, mercredi 5 et jeudi 6 février à 20h – Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : theatre-quartiers-ivry.com

Grand-Peur et misère du IIIème Reich

© Simon Gosselin

Texte de Bertolt Brecht, traduction française Pierre Vesperini – mise en scène Julie Duclos, Compagnie In-Quarto – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Paris 6e.

La pièce est écrite entre 1935 et 1938, en pleine période de la montée du fascisme. Elle montre la mécanique totalitariste rampante et qui ronge le quotidien des gens ordinaires, toutes classes sociales confondues.

Pas de violence sur scène si ce n’est morale : la suspicion, la peur face à la répression, la dissolution de toute pensée critique, l’appauvrissement économique et psychologique, le basculement des consciences, sont le pain quotidien de l’époque. On est en Allemagne, années 30, Bertolt Brecht dramaturge, metteur en scène, poète et critique théâtral né en 1898 a déjà écrit Baal, à partir de 1918, héros asocial et marginal, et reçu le Prix Kleist pour sa pièce, en 1922.

L’auteur a fui le pays en février 1933 avec Hélène Weigel son épouse, actrice. Ses livres sont brûlés en autodafé. Pendant quelques mois le couple parcourt l’Europe avant de se poser au Danemark. En 1935 le régime nazi déchoit Brecht de sa nationalité allemande, il reprend son errance forcée en 1939, s’installe en Suède puis en Finlande avant de s’embarquer pour la Californie en 1941, où il résidera avant d’en être chassé par le maccarthysme, en 1947. Son retour en Europe passe par la Suisse avant qu’il ne puisse rejoindre la République Démocratique d’Allemagne où il fonde en 1948 avec Hélène Weigel le Berliner Ensemble, et où il reste jusqu’à sa mort, en 1956.

Julie Duclos qui signe la mise en scène, a aménagé l’ordre des scènes et reconstruit treize tableaux à partir des vingt-quatre écrits par Brecht. Les lieux et les années s’affichent sur un écran. Le plateau est bordé, côté jardin, de la façade d’un bâtiment industriel aux fenêtres réfléchissantes. On pénètre dans une grande cuisine où l’office se trouve au fond, du côté cour et, qui plus tard rejoindra l’élégante bâtisse et dessinera d’autres espaces – un appartement bourgeois, un tribunal, une usine etc. entre réalisme, symbolisme et métaphysique, gommant les frontières entre l’extérieur et l’intérieur. La scénographie, belle et astucieuse, libère les espaces, elle est signée Matthieu Sampeur, les lumières sont de Dominique Bruguière. Tout tend vers l’épure pour laisser l’espace aux acteurs.

La première séquence, La Croix de craie, nous mène à Berlin, 1933. Une grande table pas encore débarrassée après un repas, recouverte d’une nappe blanche. Une discussion qui s’engage entre deux jeunes femmes, Minna la cuisinière, Anna la femme de chambre, et Théo, le SA qui arrive et s’attable, et à qui l’on fait des courbettes. Anna, son amoureuse depuis quatre ans, court lui acheter une bière. Une joute oratoire s’engage entre le frère de la cuisinière, électricien venu apporter des ampoules et qui découvre être marqué d’une croix blanche dans le dos, et le SA qui de plus s’accroche avec Anna, pour des histoires d’argent. À peine rassurée du changement d’attitude de son héros, Anna lance à Minna : « Pouvez-vous aller voir votre frère pour l’avertir de faire bien attention à lui ? »

© Simon Gosselin

On se trouve ensuite à Breslau, 1933, dans un appartement petit-bourgeois où un couple semble aux aguets et se terre, quand il entend tambouriner à la porte voisine et emmener la famille y résidant. C’est l’heure de la soupe et de la délation. « Pourquoi tu vas pas au poste dire qu’ils ont reçu personne samedi dernier ? » apostrophe la femme. Augsbourg 1934. Trouver le droit. Dans le cabinet d’un juge, l’inspecteur raconte une version trouble de l’attaque d’une bijouterie dont l’audience est imminente. « D’après le dossier, je déduis que le magasin où s’est produit l’incident, la bijouterie Arndt, est un magasin juif. » La pression qui s’exerce sur le juge lui fait lâcher prise. Les images qui se reflètent dans les vitres sont lourdes de sens sur la duplicité de chacun. Septembre 1935, c’est le soir, La Femme juive, Judith, infirmière, fait ses bagages et passe ses coups de fil pour dire adieu à ses amis, puis elle répète le discours qu’elle compte tenir à son mari, Fritz, médecin, qui a commencé à avoir des ennuis, jusqu’à ce qu’il apparaisse. « Ils ne t’enverront pas dans un camp, mais demain, ou après-demain, tu n’auras plus le droit d’entrer dans la clinique… Je ne veux pas t’entendre un jour me dire que je dois partir… » lui dit-elle en guise d’adieu.

© Simon Gosselin

Les tableaux se poursuivent, dans la violence de la sphère privée, tous plus cruels les uns que les autres et qui montrent la lâcheté et le terrain meuble dans lequel la société s’est engouffrée. Ainsi Le mouchard cet enfant d’une dizaine d’années engagé dans les Jeunesses hitlériennes comme il se doit, dont les parents se méfient à l’extrême, au point de n’être plus eux-mêmes ; Le Sermon sur la montagne où le mourant, modeste pêcheur, interroge le Pasteur sur la vie d’après, devant sa femme et son fils SA ; Celui qu’on a relâché d’un camp, à Berlin, 1936 et qui de ce fait devient suspect, suscitant la méfiance de M. et Mme Mahn, anciennement ses amis, à qui il propose une simple promenade sur Alexanderplatz ; Karlsruhe 1937, le Secours d’hiver offert par le Führer via les SA à une vieille femme et sa fille, mais qui viennent en fait arrêter la jeune femme ; les Physisiens, 1935 et leurs erreurs de raisonnement qui les mettent en danger ; Aichach 1937,  le Paysan nourrit la truie, de nuit, avec sa femme dans la cour d’une ferme pendant que ses enfants font le gué, images vidéo à l’appui ; Chemnitz, 1937, Le mot d’ordre en plusieurs strophes à connaître par cœur, au sein du local des Jeunesses hitlériennes. Il y a aussi Le Combattant de la première heure, à Calw, 1938, le père Lettner, boucher, qui pour cacher la pénurie, se pend dans sa boutique en laissant son lourd message : « J’ai voté Hitler. »  La politique de l’emploi, Spandau, 1937 où une jeune femme reçoit une lettre lui annonçant la mort de son frère, pilote, un accident déguisé, et qui en perd la raison.

Julie Duclos est artiste associée au Théâtre national de Bretagne aux côtés d’Arthur Nauzyciel après l’avoir été à la Colline puis à l’Odéon auprès de Stéphane Braunschweig. On se souvient, entre autres, de son magnifique Pelléas et Mélisande présenté en 2019 au Festival d’Avignon et repris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (cf. notre article du 4 mars 2020). La metteure en scène mobilise ici un important travail dramaturgique pour la construction du spectacle où les tableaux s’enchaînent dans une relative fluidité, l’écriture alternant entre de très courtes scènes et d’autres, plus longues. Elle montre les effets du fascisme à travers le quotidien de ces gens ordinaires, qui en sont parfois ridicules, au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir. La mise en scène est sobre et repose sur le jeu des acteurs, finement dirigés, chacun jouant plusieurs rôles et laissant transpirer la défiance et la peur, parfois la pauvreté, dans tous les sens du terme. On en sort assez sonnés quand on sait que l’extrême droite guette au coin du bois et que l’Histoire pourrait bien se répéter. Bertolt Brecht déjà nous mettait en garde : « Après la chute de ce Reich, Grand-peur et misère du IIIe Reich ne sera plus un acte d’accusation, mais il sera peut-être, encore, un avertissement. »

Brigitte Rémer, le 31janvier 2025

Avec : Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen, et, en alternance, les enfants Mélya Bakadal, Salomé Botrel, Eliott Guyot, Julien Peterson, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam. Scénographie Matthieu Sampeur – lumières Dominique Bruguière – vidéo Quentin Vigier – son Samuel Chabert – costumes Caroline Tavernier – assistanat à la mise en scène Antoine Hirel – assistanat à la lumière Émilie Fau – régie générale Sébastien Mathé – régie plateau David Thébault – production L’In-quatro – Le texte est publié aux éditions de L’Arche/scène ouverte.

Du 11 janvier au 7 février 2025, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – site : www.theatre-odeon.eu – tél. : 01 44 85 40 40. En tournée : Théâtre National Populaire, Villeurbanne, du 13 au 22 février -Théâtre du Nord, Lille, du 27 février au 2 mars – en projet, saison 2025-2026 : Les Gémeaux, Sceaux – Comédie de Caen/CDN de Normandie – Théâtre National de Nice.

L’Éloge des possibles

Chorégraphie de Raphaël Cottin, compagnie La Poétique des signes, à micadanses-Paris, dans le cadre du Festival Faits d’hiver

© Frédéric Iovino

Le programme se compose de fragments courts et musiques de différents styles, de Vivaldi et Bach à Murray Head et Sylvie Vartan, qui, au bout du compte, dessinent une écriture chorégraphique finement ciselée et forment l’œuvre. L’ensemble s’enchaîne dans une superbe fluidité.

La première pièce, Quel est ce visage ? est signée de Christine Gérard, et fut créée en 2001 pour Raphaël Cottin qui fut son élève. À l’origine, elle se composait de sept soli pour sept masques. Le chorégraphe reprend ce Solo du masque rouge, dont il confie l’interprétation à Arthur Gautier, remarquable, sur la cantate sacrée Nisi Dominus du Stabat Mater d’Antonio Vivaldi. Le masque est en soi un objet troublant et un artifice de théâtre. Il prive du regard du danseur. Est-on devant un homme blessé ? La précision et la maîtrise du geste sont impressionnantes. Le tracé est au cordeau, on est dans l’art du détail et de la miniature. Quand la musique se suspend, l’homme enfin effleure son visage et entre dans la nuit. C’est un bel hommage que rend Raphaël Cottin à Christine Gérard qui a notamment dansé pour Jacqueline Robinson, Françoise et Dominique Dupuy, Susan Buirge, Daniel Dobbels et d’autres, et qui a créé avec sa compagnie, Arcor, plus d’une quarantaine de chorégraphies, de 1975 à 1999. Entre les masques lui avait valu une mention du ministère de la Culture et le prix du public au concours de Bagnolet, en 1979. Avec le goût et le talent de la transmission, Christine Gérard a enseigné plus d’une vingtaine d’années au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

Dans ce second temps de la partition, une danseuse (Amandine Brun) et un danseur (Paul Grassin) rejoignent Arthur Gautier dont on découvre le visage. Dans des mouvements très lents qu’ils développent à l’extrême, ils mettent leurs pas dans la musique folk de Murray Head et interprètent Air, Eau – éléments de nos signes du zodiaque, dans une grande concentration et écoute. Puis les Souvenirs du Conservatoire et souvenirs du masque sur un quatuor à cordes et piano de Yann Ollivo, reçu par Raphaël Cottin comme cadeau d’anniversaire pour ses dix-huit ans, travaille sur le regard, les tours de plateau, les rotations et les pirouettes, et introduit au mouvement suivant, Motion, l’action pour l’action / motion, not emotion, sur Sweet dreams du groupe Eurythmics, et Déprime, de Sylvie Vartan, pièce qui mêle d’une manière dynamique des gestes en décalé d’une grande rigueur, liberté et expressivité, du jeu et un espace ludique, de l’agilité et de la légèreté. C’est aussi une ode à la femme dans un solo habité.

En milieu de programme, comme chaque soir, Raphaël Cottin aime à créer la surprise pour ses danseurs qu’il entraîne dans une improvisation. C’est le moment Événement de la soirée, le public est dans la confidence. À chaque représentation, un événement nouveau alimente cinq minutes d’improvisation. Ce soir-là, pour nous, le chorégraphe distribue une dizaine de lampes torches dans le public qui sera chargé d’éclairer la séquence, le danseur devant s’inscrire dans la proposition du public. Le compteur tourne, les jeux d’ombre s’affichent sur le mur du fond, une rivière violette coule sur le plateau, l’un l’enjambe, l’autre marche dans l’eau, et chacun construit ce moment selon son inventivité. Un soir précédent, les spectateurs étaient chargés d’inventer la musique qui allait permettre aux danseurs d’habiter le plateau à leur manière.

© Frédéric Iovino

Un Espace complémentaire offre ensuite d’entendre la voix expressive d’Ivo Dimchev selon Gershwin, dans Summertime, sur lequel un duo de danseurs se déploie, avant de retrouver le Nisi Dominus de Vivaldi. La dernière pièce pour quatre danseurs, sur le concerto pour quatre claviers BWV 1065 de Jean-Sébastien Bach, plus étirée, ne ferme pas le spectacle. Très majestueuse, elle est savamment composée en un mouvement d’ensemble précis et élaboré où le geste est offert et poétique pour nous mener, dans sa dernière partie, jusqu’à la salle de répétition où la professeure chorégraphe commente le travail qui évolue, comme le temps. Une mathématique du mouvement se met en marche, portée par le rythme donné 1- 2 -3- 4, 1-2, 1-2-3… entre équilibres, symétrie et asymétrie et avec beaucoup de gaieté. La voix s’amplifie, un grand brouhaha s’installe. Le danseur devient marionnette, ou pantin, reprenant l’allusion au masque du début du spectacle.

La compagnie La Poétique des Signes, basée à Tours, porte bien son nom. Elle est art poétique et travaille avec subtilité le signe, dans la concentration de l’acteur. Danseur, chorégraphe de la compagnie, pédagogue et notateur du mouvement en cinétographie Laban, Raphaël Cottin s’intéresse autant à la création chorégraphique qu’à l’étude du mouvement, ce qui imprime un côté théâtral à son art du geste. Les études labaniennes qu’il mène sont en effet intégrées dans ses créations.

© Frédéric Iovino

Formé au Conservatoire de Paris dans les années 1990, il y reçoit l’enseignement de grands noms de la danse classique et contemporaine, comme Wilfride Piollet et Jean Guizerix, Peter Goss, Odile Rouquet et André Lafonta, qu’il prolonge par des études labaniennes, avec Noëlle Simonet et Angela Loureiro. Il a dansé pour Stéphanie Aubin, Christine Gérard, Odile Duboc et Daniel Dobbels, avant de rejoindre en 2008 la compagnie de Thomas Lebrun, aujourd’hui directeur du Centre chorégraphique national de Tours, au sein de laquelle il danse.

En 2001, la chorégraphe Christine Gérard – dont Raphaël Cottin fut élève au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris de 1992 à 1998 – crée Quel est ce visage? une suite de 7 soli pour 7 masques. Parmi eux, Raphaël Cottin interprète le masque rouge à sa création et le masque gris. Il reprend le solo au sein de sa compagnie en 2006 puis en 2012 et le retranscrit en cinétographie Laban, permettant d’en sauvegarder l’écriture et d’en assurer la transmission et le passage d’un danseur à l’autre, tout en le transformant en une nouvelle écriture, une nouvelle œuvre.

Avec L’Éloge des possibles, on voyage d’un solo à un quatuor à travers différents tempos et rythmes portés par trois danseurs et le chorégraphe, qui habitent l’espace et les variations avec une grande finesse et précision dans les vibrations partagées. Une belle soirée !

Brigitte Rémer le 29 janvier 2025

© Frédéric Iovino

Interprétation : Amandine Brun – Raphaël Cottin – Arthur Gautier – Paul Grassin. Collaboratrice artistique Christine Gérard – lumières Catherine Noden – costumes Catherine Garnier – son Emmanuel Sauldubois – musiques : Vivaldi, Bach, Gershwin, Murray Head, Eurythmics, Sylvie Vartan, Yann Ollivo. Production La Poétique des Signes – coproduction micadanse, Paris.

Les 27 et 28 janvier 2025, à micadanses, 15, rue Geoffroy-l’Asnier – 75004. Paris –  métro : Saint-Paul / Pont-Marie – site : www.micadanses.com et www.lapoetiquedessignes.com – tél : 01 71 60 67 93.