Archives mensuelles : janvier 2025

Vie et Destin

De Vassili Grossman – adaptation pour la scène à partir du texte original, René Fix – mise en scène Gerold Schumann, Théâtre de la Vallée – univers musical, Yannick Deborne – au Théâtre Studio d’Alfortville.

© Jennifer Herovic

C’est un réel défi que de vouloir porter à la scène un tel roman de plus de mille deux cents pages, écrit par Vassili Grossman, né en Ukraine en 1905, mort à Moscou en 1964, connu pour son travail de correspondant de guerre à partir de 1941.

Membre de l’Union des écrivains soviétiques tout en restant à distance du réalisme soviétique ambiant, admiré par certains, Vassili Grossman est en même temps Persona non grata en Union Soviétique et censuré par les autorités. En 1962, quelques années après la mort de Staline, Vie et Destin, son œuvre-phare est en effet saisie. On la croyait perdue, mais l’auteur avait eu la prudence d’en déposer une copie chez des amis, qui la mettront sous microfilm et la passeront à l’ouest. Le texte sera finalement publié en 1980, en Suisse, et il faudra attendre 1989 et la glasnost, pour qu’il paraisse en Russie.

© Jennifer Herovic

« Témoin capital perçu par les uns comme le grand écrivain russe du destin juif, il n’aura de cesse d’être aussi le grand écrivain juif du destin russe » rappelle le dossier de presse. Issu d’une famille bourgeoise cultivée, famille juive ayant abandonné toute pratique religieuse, le père de l’auteur est ingénieur chimiste et sa mère professeure de français. Il publie Années de guerre, ses derniers articles qui relatent entre autres son expérience à Berlin au sein de l’Armée rouge. C’est du nazisme et du totalitarisme comme chambre d’écho, ainsi que de la condition humaine dont parle Vie et Destin, Vassili Grossman en a commencé l’écriture dès 1948, pour l’achever en 1962. C’est une immense fresque qui prend pour modèle Guerre et Paix de Léon Tolstoï qui lui-même s’était inspiré du sociologue Pierre-Joseph Proudhon et de son écrit La guerre et la paix, publié en 1861, les deux hommes s’étaient d’ailleurs rencontrés. Proche de l’histoire politique d’hier en même temps que d’aujourd’hui, sur fond de guerre russo-ukrainienne infligée par la Russie poutinienne, en préambule, ce mot de l’auteur, intemporel : « En mille ans l’homme russe a vu de tout, la grandeur et la super-grandeur, mais il n’a jamais vu une chose : la démocratie. »

La scène est un no man’s land, espace blanc, comme surexposé dans tous les sens du terme et comme les images vidéo le souligne, un espace mental. Quelques débris de bâtiments épars participent de la scénographie au titre d’accessoires (Pascale Stih, vidéo, scénographie – Philippe Lacombe, lumières). Côté cour, en fond de scène, le guitariste ponctue l’action de sa partition musicale (Yannick Deborne). Les acteurs restent présents sur scène tout au long de la représentation, quand ils sortent de l’espace de jeu, ils restent comme spectateurs à la frontière du plateau, enfermés dans l’Histoire. « Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine est la soumission… La violence glorifiée par les systèmes sociaux totalitaires a été capable de paralyser l’esprit de l’homme… La terreur continuelle est le fondement du totalitarisme… » pose Vassili Grossman qui, derrière le labyrinthe de son écriture à travers différents espaces et séquences de la violence historique, propose des territoires de réflexion. « Toute vie est unique. J’écris pour ceux qui ne sont pas là », dit-il.

© Jennifer Herovic

Autour d’un feu de camp, un civil portant un brassard inscrivant le mot Press pose un livre, Vassili Grossman sans doute. Son rôle est d’écrire, pour témoigner. « Le brouillard recouvre la terre. On sent la respiration du camp à de nombreux kilomètres. »  On est à Stalingrad, où les combats ont fait rage de juillet 1942 à février 1943, opposant les forces de l’URSS à celles du Troisième Reich, pour le contrôle de la ville. Le feu de camp est une des unités de lieu qui revient de manière récurrente tout au long du spectacle, un lieu d’échange et de règlement de comptes, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi Krymov (Thomas Segouin) menaçant Grekov : « J’ai reçu l’ordre de vous démettre de votre commandement, s’il le faut. Pourquoi tolérez-vous les propos politiques erronés de certains de vos soldats ? » Ainsi Sofia (Thérésa Berger) enlevant sa veste et laissant apparaitre une étoile jaune sur sa robe.

L’autre unité que construit la pièce, à partir du roman de Vassili Grossman s’intitule Rêveries nous en traversons vingt-quatre qui nous conduisent de Stalingrad /Immeuble 6 bis, à Stalingrad aux murs griffés et en ruines, en passant par une multiplicité de lieux et de situations, ce qui donne un aspect assez morcelé à l’ensemble.

L’un des héros est aussi Strum (François Clavier), qui travaille à l’Institut d’études nucléaires et bataille face à son directeur, Chichakov (Vincent Bernard), pour poursuivre ses recherches sur la fission nucléaire. « Vos nouvelles théories, très personnelles, contredisent les théories du Parti sur la nature de la matière, il vous faut produire au plus vite une mise au point… » s’entend-il dire par ce directeur compromis et il se verra privé de son outil de travail. Et soudain, un coup de fil de Staline s’intéressant à la fission nucléaire sachant que les Américains l’explorent, eux-aussi, par tous les moyens.

Une des scènes fortes du spectacle est ce moment où Anna (Maria Zachenska) écrit à son fils pour lui faire ses adieux avant de partir pour le ghetto : « Vitia, mon fils, je suis sûre que cette lettre te parviendra, bien que je sois derrière les barbelés du ghetto juif. Je ne recevrai jamais ta réponse car je ne serais plus en vie. Je veux que tu saches ce qu’ont été mes derniers jours, il me sera plus facile de quitter la vie à cette idée… Souviens- toi qu’en tes jours de bonheur et qu’en tes jours de chagrin l’amour de ta mère sera avec toi. »

D’un camp d’extermination à un camp de prisonniers en Russie, tenu par les Allemands, une scène entre Liss et Eichmann, des plus cyniques fait dire au premier : « Obersturmbannführer Eichmann, j’ai visité le camp d’extermination… Nous pouvons être fiers du travail accompli. Comment avez-vous apprécié notre petite surprise ? Ce sont les constructeurs qui ont eu l’idée d’installer au milieu de la nouvelle chambre à gaz une petite table avec du vin et des hors-d’œuvre ! »

© Jennifer Herovic

Puis on est transporté dans une ferme, quelque part en Ukraine où la Femme regrette que les Allemands n’aient pas radié les kolkhozes. « On a très vite compris que les kolkhozes, ça les arrangeait bien » ajoute-t-elle. Et elle poursuit très en colère face à un Semionov soupe-au-lait :  « Tu te souviens comment t’étais quand t’es arrivé ici ? Eh bien, toute l’Ukraine était comme ça en 1930. On a mangé des orties, quand il n’y a plus eu d’orties, on a mangé de la terre. Ils ont pris le grain jusqu’à la dernière petite graine. » Sous Staline quatre millions d’Ukrainiens ont été anéantis par la famine.

Espionnage, sabotage, ligne de front, bruit des bombes, simulacre de procès, on passe d’une séquence à l’autre de manière assez pointilliste. Les comédiens font des prouesses pour se changer et glisser d’un personnage à l’autre et le spectateur pour se repérer d’une géographie à l’autre et d’un débat à l’autre. Gerold Schuman qui a créé le Théâtre de la Vallée il y a une trentaine d’années tire les fils d’un roman titanesque et nous perd un peu en chemin. Il a mis en scène de nombreuses pièces de Thomas Bernhardt, Goethe, Brecht, Tabori, Wedekind et beaucoup d’autres. S’introduire dans Vie et Destin de Vassili Grossman est téméraire, même si l’adaptation de René Fix permet le voyage. On sent comme une frustration de ne pouvoir approfondir chacun des sujets de ce kaléidoscope historique et politique qu’on aimerait retenir sur scène et dont les images se succèdent, en s’effaçant les unes les autres.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2025

Thérésa Berger : Soldate Irina, Sofia, Katia, Juge 1, La femme – Vincent Bernard : Le civil, Serioja, Chichakov, Soldat Stepan, Semionov, Soldat SS, Juge 2 – François Clavier : Soldat Ivan, Mostovskoï, Grekov, Strum, Eichmann, Juge 3 – Thomas Segouin : Conducteur de train, Soldat Sacha, Krymov, Liss, Soldat allemand, Ossipov – Maria Zachenska : une Soldate, Anna, Lioudmila, la Soldate Press, La femme ukrainienne, Juge 4. Yannick Deborne, Univers musical –  Pascale Stih, vidéo, scénographie – Philippe Lacombe, lumières. Coproduction Théâtre de la vallée, Théâtre de l’Arlequin, coréalisation Théâtre Studio, Alfortville.

Mardi 21 janvier, jeudi 23 janvier, mardi 28 janvier, jeudi 30 janvier : à 14h et à 20h30 – mercredis 22 et 29 janvier, vendredis 24 et 31 janvier, samedis 25 janvier et samedi 1er février, à 20h30, au Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, 94140. Alfortville – tél. : 01 43 76 86 56 – site : www.theatre-studio.com – En tournée : mercredi 30 avril, Théâtre de l’Arlequin, Morsang-sur-Orge, à 14h et à 20h30, 35 rue Jean Raynal. 91390. Morsang-sur-Orge – tél. : 01 69 25 49 15.

Théâtres de Palestine et du Liban

© David Sarrautin

Rencontre et lectures de textes dramatiques signés d’auteurs de Palestine et du Liban, dimanche 19 janvier, à la MC93, maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny.

C’est autour des récits et dramaturgies de Palestine et du Liban des années 1960 à nos jours que se sont réunis des acteurs et actrices proposant des lectures d’extraits de pièces aux spectateurs et spectatrices venus les écouter.

Le travail en amont et la collecte des textes se sont faits autour de Najla Nakhlé-Cerruti, chargée de recherche au CNRS, chercheuse à l’Institut Français du Proche-Orient d’Amman et qui a signé entre autres La Palestine sur scène, une expérience théâtrale palestinienne (2006-2016) ainsi que L’individu au centre de la scène, publication de trois pièces du répertoire palestinien contemporain dont on entendra des extraits : Dans l’ombre du martyr, écrit par François Abou Salem en 2011, Le Temps parallèle de Bashar Murkus, pièce écrite en 2014 et Taha de Amer Hlehel, la même année.

© David Sarrautin

Cette rencontre a été réalisée sur une idée originale du Théâtre des 13 vents / Centre dramatique national de Montpellier, que dirigent Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Elle permet de découvrir la richesse d’un répertoire méconnu, et d’éclairer la situation actuelle de la création en Palestine et au Liban, dans un contexte de guerre. Najla Nakhlé-Cerruti est accompagnée d’Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’ENS de Lyon pour présenter les auteurs et les œuvres. Un maître du oud, Hareth Mhedi, chanteur et compositeur syrien, interprète des pièces qu’il a écrites pour instrument solo ou qu’il accompagne d’un chant. Il a notamment composé une pièce instrumentale inspirée par le sort des prisonniers politiques.

Dans le partage de l’histoire théâtrale de la Palestine et du Liban, les voix qui ont fait vivre des décennies durant la création artistique, se font entendre, à commencer par celle de Ghassan Kanafani, intellectuel engagé dans la défense de la cause palestinienne et figure majeure de la littérature palestinienne et de la résistance, né en 1936 à Acre en Palestine. Contraint de quitter son pays avec sa famille lors de la Nakba, en 1948, il a vécu principalement en Syrie et au Liban où il fut assassiné par le Mossad israélien en 1972. Retour à Haïfa, publié en 1970 et adapté au cinéma a contribué à le faire connaître. Trois de ses pièces ont été publiées à titre posthume. Lecture est donnée d’un extrait de sa pièce, La Porte, publiée en 1964, qui travaille sur la métaphore, avec un héros qui, à titre de sanction, se trouve face à une porte fermée, qu’il lui est impossible de forcer. « Choisir… C’est un mensonge ! Est-ce que tu peux choisir le temps, le moment où tu es heureux et malheureux ? La mort… L’ultime véritable liberté… »

© éditions L’Espace d’un instant

Suit un extrait de : Un long film américain, écrit en 1979 par Ziad Rahbani, dramaturge, comédien et musicien, fils aîné de la grande chanteuse libanaise Fairuz, qui, s’émancipant des modèles imposés, évoque un Liban mythique et déconstruit l’héritage musical familial. L’histoire se passe dans un hôpital psychiatrique de Beyrouth. Hommage à Elias Khoury ensuite – qui vient de disparaître en 2024 – avec un extrait de sa pièce, La Mémoire de Job. Grand écrivain romanesque, auteur de La Porte du soleil, Elias Khoury traite des disparus pendant la guerre civile et de la restitution, en même temps qu’il parle du théâtre dans l’Histoire. Sur le clocher de l’église des Capucins dans le quartier de Hamra, à Beyrouth, apparaissent chaque matin de nouveaux graffitis signés Ayyoub/Job ; une troupe de comédiens invente la biographie du personnage.

Sous les pins, Suhmata, pièce écrite en 1996, trois ans après les Accords d’Oslo, par Henna Eady, met en vis-à-vis un grand-père et son petit-fils sur le passé palestinien. Suhmata est ce village prit d’assaut en 1948 dont les habitants ont dû s’enfuir, laissant le village en ruine. « Ils ont planté des pins pour cacher le paysage…. Ils ont volé toute l’eau du pays… – Grand-père, quelle est votre histoire, avant ? – On n’était pas réduit à l’esclavage, à ce point… »

François Abou Salem © Archives IFPO, Amman

Puis vient le nom de François Abou Salem, acteur, auteur, metteur en scène et réalisateur. Né en 1951 d’un père poète et médecin, Loránd Gáspár, en charge des hôpitaux de Jérusalem, et d’une mère scénographe, élevé à Jérusalem-Est, fondateur du Théâtre National Palestinien/El-Hakawati, l’artiste s’est suicidé à Ramallah en 2011. En 1983, il avait restauré un cinéma de Jérusalem incendié, Al-Nuzha, pour en faire le quartier général du Théâtre National Palestinien dont il avait pris la direction artistique. Il y avait mis en scène entre autres Dario Fo, Brecht, Ritsos, Tchekhov, l’auteur palestinien Hussein Barghouti, les poètes persans Farid-uddin Attar et Omar Khayyām, et beaucoup d’autres. Il travaillait entre la France, l’Europe et la Palestine, avait interprété en solo Une mémoire pour l’oubli de Mahmoud Darwish, avait reçu des mains du président Yasser Arafat le Prix Palestine pour l’ensemble de son travail théâtral, en 1998. Avec le monologue de François Abou Salem, Dans l’ombre du martyr, son texte ultime, Nidal Abd al-Latif livre le récit de ses souvenirs avec son frère, mort pendant la seconde Intifada et dans l’ombre duquel il vit. « Je meurs dans l’ombre du héros. J’ai aimé Jaber comme un petit frère ; maintenant tout le monde l’aime comme un héros. Je n’arrive pas à me réjouir… Tu es jaloux de sa gloire ! » On est dans le domaine de la psychanalyse et de la neurologie : « Venez, je vais vous montrer la mansarde de la maison du cerveau… La mansarde est habitée par le prénommé… » Les objets tels que blouse, masque chirurgical, miroir, chaises y jouent un rôle important. « Quel visage donneriez-vous à la sagesse ? »

Hash, de Bashar Murkus © Piero Tauro

Produite par Al-Midan, anciennement Théâtre Arabe de Haïfa, le seul théâtre public israélien consacré à la création palestinienne, la pièce, Le Temps parallèle de Bashar Murkus, metteur en scène et écrivain, directeur artistique du Théâtre Kashabi à Haïfa, traite de la question très controversée des prisonniers politiques palestiniens emprisonnés dans les prisons israéliennes. Elle s’inspire de la vie et des écrits de Walid Dakka, né en 1961, emprisonné en Israël depuis le 25 mars 1986 et condamné à perpétuité pour avoir participé au meurtre d’un soldat israélien, en août 1984. Figure emblématique et populaire parmi les prisonniers palestiniens détenus en Israël, après une longue bataille juridique, Walid Dakka avait reçu l’autorisation de se marier en prison avec une journaliste palestinienne, en 1997. « La prison est comme un feu qui se nourrit des vestiges de la mémoire… J’écris pour mon fils qui n’est pas encore de ce monde… »  Le spectacle avait mené à la suspension des subventions de la compagnie. (voir aussi l’article sur Hash, autre spectacle de Bashar Murkus, dans Ubiquité-Cultures du 26 novembre 2021).

Le monologue Taha, écrit en arabe par l’acteur et dramaturge palestinien Amer Hlehel en 2014, s’inspire de la vie du grand poète palestinien autodidacte Taha Muhammad Ali, né en 1931, symbole d’une Palestine perdue et reconquise par les mots. Le récit biographique se mêle à des extraits de poèmes et s’inscrit dans l’héritage du conteur, el hakawati. « La poésie s’imposait à moi… Je vais dessiner l’univers et écrire le monde… » Augures, de Chrystèle Khodr, auteure et metteure en scène libanaise propose une ré-écriture de l’Histoire sur la partition de Beyrouth et l’inventaire des théâtres, tous décimés. Le spectacle fut présenté à la MC93 Bobigny, de même qu’un autre de ses spectacles, Ordalie. (cf. Ubiquité-Cultures du 19 mai 2023 et du 3 juin 2024). Enfin, le texte de Yehya Jaber, journaliste culturel militant, acteur et metteur en scène, écrit en 2024 en dialecte du sud Liban, Quoi porter, évoque le transfert de prisonniers.

Augures, de Chrystèle Khodr © MC93

Ce voyage dans les textes des Théâtres de Palestine et du Liban s’est clôturé par la lecture d’un poème de Haidar Al-Ghazali, jeune poète gazaoui de vingt ans qui poste ses messages sur les réseaux sociaux. La lecture est en bilingue : « Ô toi, génocide, lève-toi de bonne heure pour te rincer le visage dans la lumière… Ô génocide, prends ma vie, il se peut que tu meures. »

Parmi les commentaires qui ont accompagné ces lectures de textes, ont été évoquées les difficultés de la création théâtrale dans la fragmentation des espaces qui oblige à l’obtention d’un régime de mobilité selon différents types de statut, que l’on soit résident dit temporaire, citoyen arabe israélien, Palestinien de Cisjordanie ou de la Bande de Gaza avec blocus imposé par Israël et par l’Égypte ; la disparition des lieux de formation et de pratique des arts tant en Palestine qu’au Liban ; la complexité de faire des recherches faute d’archives dont beaucoup ont été détruites comme les archives ottomanes de Gaza et les archives de nombreuses bibliothèques de la région ; souvent l’impossibilité d’accès au terrain ou l’accusation de militantisme entrainant censure et sanction.

Cette rencontre autour des textes de Palestine et du Liban fut un moment exceptionnel dans la découverte d’auteurs et de dramaturgies souvent méconnues, leur richesse d’expression, le manque de traduction, un moment d’émotions dans cet art du partage qu’est le théâtre.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2024

Taha, de et avec Amer Hlehel dans les ruines du village de Katar Bir’am, abandonné en 1948

Textes de : François Abou Salem, Haider Al-Ghazali, Henna Eady, Amer Hlehel, Yehya Jaber, Ghassan Kanafani, Chrystèle Khodr, Elias Khoury, Bashar Murkus, Ziad Rahbani – Avec : Julie André, Eric Charon, Sarah Chaumette, Aleksandra de Cizancourt, Sylvain Creuzevault, Valérie Dréville, Olivier Faliez, Nathalie Garraud, Raymond Hosni, Sandra Iché, Charbel Kamel, Jean-Christophe Laurier, Marie Payen, Richard Sandra, David Seigneur, Annabelle Simon, Elie Youssef – Présenté avec le Théâtre Gérard-Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis.

Dimanche 19 janvier, à la MC93, maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, Bobigny. métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. :  01 41 60 72 72 – sites : MC93?com – www.13vents.fr – www.tgp.theatregerardphilipe.com

Ici sont les Dragons

1917, la Victoire était entre nos mains, première époque, une création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous – à la Cartoucherie de Vincennes.

© Lucile Cocito

C’est un grand spectacle populaire en plusieurs époques inspiré par des faits réels, annonce le Théâtre du Soleil qui en cette première étape débute son récit sur le front du Pas-de-Calais, en 1916. « Tout commence toujours par une guerre » lance le texte. La genèse du spectacle repose sur la compréhension du présent, c’est dans l’ADN du Théâtre du Soleil d’établir des ponts avec la grande Histoire pour parler d’aujourd’hui. Depuis le 24 février 2022, cet aujourd’hui c’est l’Ukraine et la tentative d’annexion et de destruction du pays par la Russie de Poutine. Pour comprendre cette ingérence et ce coup de force, Ariane Mnouchkine remonte le temps, à compter de février 1917 par la voix de Cornelia, narratrice chargée de commenter les événements.

On est dans une étendue de désolation que traduisent les puissantes images en fond de scène et les toiles peintes qui se déploient sur le plateau. Un soldat écrit. Churchill demande à aller sur le front. Il n’est plus membre du gouvernement depuis plusieurs mois, conséquence de l’expédition des Dardanelles en Turquie qui a échoué et qui lui a coûté son poste de Premier lord de l’Amirauté. On le nomme comme officier surnuméraire au 2e bataillon de grenadiers stationné à Merville, à la frontière belge, avec force réserve en gros cigares et alcools toutes catégories.

© Lucile Cocito

Les acteurs qui représentent les personnages totems du spectacle, ici Churchill, plus tard, Lénine, Staline et Trotski, portent des masques surdimensionnés qui leur confèrent des allures de marionnettes. Les textes sont enregistrés dans les langues originales – en ukrainien, russe, allemand et anglais – et l’acteur semble comme en play-back.

Tout se passe autour de Petrograd, anciennement Saint-Pétersbourg. Le 24 février 1917, le peuple manifeste sur un pont de la ville, pour la Paix, la Terre, le Pain. La farine est retenue par les spéculateurs, ouvrant sur la crise du pain. Des émeutes grondent : « À bas le gouvernement ! À bas la guerre ! À bas le tsar ! » L’aristocratie est menacée, la monarchie aussi. Nicolas II, Empereur de toutes les Russies disparaît. Le sang va couler. Le peuple lutte avec âpreté. Le conseil des députés ouvriers se réunit.

La première partie du spectacle nous place au cœur de la révolution russe, processus qui a conduit en février 1917 au renversement du régime tsariste. La seconde partie nous mène, en octobre de cette même année 1917, à la prise de pouvoir par les bolcheviques et à l’installation d’un régime communiste, à l’initiative de Lénine. Une guerre civile d’une rare violence suit avec l’effondrement de l’économie russe et une famine des plus sévères.

25 février 1917, à la Stavka, grand quartier général de l’Empereur, à Moguilev, Nicolas II est loin de Petrograd quand l’émeute éclate. Marins et politiques se déchirent. Un gouvernement provisoire est nommé : à droite, un comité au sein de la Douma, conservatrice ; à gauche, le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd. On convoque une Assemblée constituante. La Russie est alors un laboratoire de démocratie. Ce double pouvoir installé au Palais de Tauride rassemble, dans l’interprétation du Théâtre du Soleil, le chœur des cosaques et paysans ainsi que le chœur des citoyens de Petrograd. Les toiles peintes reviennent, toutes aussi belles et précises dans la cartographie mnouchkinienne, Ariane, jamais très loin et qu’on entend crier : « Vous pouvez aider à sortir le décor ? »

© Lucile Cocito

En mars 1917, sur le front de Picardie, on croise entre autres Adolf Hitler et Irakli Tsérétéli, d’origine géorgienne, qui œuvre au sein du Comité exécutif du Soviet et soutient le gouvernement provisoire pour contenir la pression bolchévique. Un ouvrier du Soviet appelle au mégaphone. On est ensuite sur le front germano-russe, dans les tranchées, quelque part en Ukraine de l’Ouest, puis le 18 mars 1917, gare de Moscou, à Petrograd. Un train à vapeur, modèle réduit, passe. Lénine gesticule. En avril 1917 se croisent à la gare de Finlande, toujours à Petrograd, Lénine, Staline, Zinoviev, des soldats. Lénine, bon orateur, énonce ses différentes thèses, donnant lieu à des discussions contradictoires. On le dit fini et peu dangereux. La Révolution russe a ouvert la première brèche.

Après l’entracte, un piano est apporté. On est en octobre 1917 à l’Ambassade de France de Petrograd. Le cuirassé Aurore a tiré. Journalistes et soldats s’y rencontrent, L’union sacrée est en marche. Le 25 octobre, au Palais d’hiver, Lénine a la parole. Le gouvernement provisoire est renversé. On croise Joseph Goebbels en Allemagne. Léon Trotski apparaît sur le petit pont de Petrograd. Les images sont belles, inspirées des grands peintres comme Claude Le Lorrain et Vassili Surikov mais aussi des brumes de Turner. On traverse des bruits de foule. Trotski parle. Trois femmes aux lanternes traversent la scène comme des dibbouks, des charriots apparaissent avec les chevaliers de l’Apocalypse. Une lecture évoque « la race du nord et sa supériorité », la germanisation mondiale, le dieu germanique, les races inférieures. On est en route vers un État parfait… « Nous voulons régner sur toute la planète… Nous exterminerons la bourgeoisie comme classe. »

La toile blanche du fond de scène est enlevée, le sol est à nouveau gelé. « Où suis-je ? En Russie, Pologne, Ukraine ? » L’Ukraine possède les terres les plus fertiles du monde. Un de ses héros, Nestor Makno, qui défend le communisme libertaire, mourra dans la misère, à Paris, en 1934. « Je veux qu’on parle de tous les pogroms… »  Mais Il faudra attendre la deuxième époque, annonce la troupe. Une carte de la région Ukraine Russie s’affiche et se délite, un symbole fort. Lecture d’un poème. Le 7 novembre 1917, l’Ukraine déclare son Indépendance comme République Démocratique d’Ukraine. Un vote est organisé en décembre. Les 5 et 6 janvier 1918 une Assemblée constituante éphémère se forme en Russie soviétique avant d’être dissoute par le gouvernement bolchevik.

© Lucile Cocito

Ainsi va l’Histoire et les insurrections à la manière du film de Sergueï Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine qui lui, évoquait la mutinerie de 1905 devant le port ukrainien d’Odessa. Ariane Mnouchkine nous entraîne au cœur des dictatures du début du XXème siècle, et dans l’enfer des champs de bataille, une manière d’exprimer sa colère et sa révolte face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie depuis plus de deux ans. Sur la scène, plus d’une cinquantaine d’acteurs et d’actrices qui se sont plongés intellectuellement dans des lectures pour analyser le conflit d’aujourd’hui, s’affairent avec une énergie folle dans la multiplicité des personnages à interpréter, des décors à construire et à déconstruire notamment autour des toiles peintes.

© Lucile Cocito

Le générique est immense, et aussi impressionnant en coulisses que sur scène. Clémence Fougea accompagnée de Ya-Hui Liang, placées côté cour ponctuent chaque soir par la musique les actions, le bruit et la fureur, composent les brumes, tornades et chevauchées, aidées pour le son par Thérèse Spirli et Mila Lecornu. Côté images, Diane Hequet a créé les aubes et les crépuscules et projette les images, avec Pierre Lipone. Virginie Le Coënt et Lila Meynard sont aux lumières, avec Noémie Pupier et Bérénice Durand-Jamis. Les peintures des décors, les cartes, les patines, sont signés Elena Ant et Hanna Stepanchenko et les soies Ysabel de Maisonneuve. Les masques de certains protagonistes ont été réalisés par Erhard Siefel et Simona Vera Grassano, d’autres ainsi que des accessoires par Xevi Ribas assisté de collaborateurs. David Buizard entouré d’une grande équipe technique a supervisé les décors. La liste est longue de tous les autres techniciens que nous ne pouvons nommer, des acteurs et actrices qui ont interprété la multiplicité des personnages.

Une fresque comme celle qu’offre aujourd’hui Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil qui œuvrent pour et avec le théâtre depuis soixante ans, est quelque chose de rare. La metteure en scène et l’âme du Théâtre du Soleil a l’art de communiquer son énergie à tous et de lancer des sujets en prise directe avec la réalité, notamment autour des totalitarismes, aujourd’hui sur la problématique de l’Ukraine dans la guerre que lui impose la Russie depuis deux ans. Elle interroge le pouvoir du théâtre dans sa capacité à représenter l’époque et à traiter de questions politiques, sociales, humaines et artistiques, vitales pour l’équilibre du monde. Elle en fait récit devant le monde.

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2025

© Lucile Cocito

Du 27 Novembre 2024 au 27 Avril 2025 au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris. Métro : Château de Vincennes, puis navette gratuite ou bus 112 arrêt Cartoucherie.

Ici sont les Dragons – 1917, la Victoire était entre nos mains, première époque, est une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous pour le texte, réalisée avec les équipes artistiques et techniques du Théâtre du Soleil. Le spectacle est coproduit par le TNP-Villeurbanne – Avec le soutien exceptionnel, à l’occasion de la célébration des 60 ans du Théâtre du Soleil, de la Région Île-de-France, du ministère de la Culture et de la Ville de Paris.

Héroïne – une épopée au cœur d’un tribunal

Texte signé de Périne Faivre et la compagnie Les Arts Oseurs, éditions Deuxième époque, coordination éditoriale Claudine Dussollier.

C’est à la fois un livre, publié au troisième trimestre 2024 par les éditions Deuxième époque. C’est aussi, selon le titre de sa collection, Écritures de spectacle, le compte rendu d’une aventure théâtrale présentée au public en 2022.

Pendant un an et demi, de 2018 à 2020, Périne Faivre – cofondatrice de la compagnie Les Arts Oseurs en 2002 et qui en assure la direction artistique depuis 2011 – a suivi la vie des tribunaux dans une grande ville de France, assisté aux procès, observé, questionné, interviewé, pris des notes dans son carnet de bord. Avec dix artistes pluridisciplinaires, elle s’est emparée de ce matériau pour la création du spectacle Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, recréant un tribunal en plein air et réalisant une audience en temps réel pour des spectateurs invités à partager cette épopée de quatre heures, de comparutions immédiates en affaires familiales et audiences correctionnelles en tous genres.

Imprégnée de sociologie autant que de théâtre et passionnée de multidisciplinarité, Périne Faivre puise dans l’univers des arts de la rue pour développer une écriture scénique singulière et faire œuvre collective avec les artistes dont elle s’entoure et qui sont co-créateurs de l’aventure artistique. La compagnie présente ses spectacles hors les murs, dans l’espace public. Comme l’écrit Edwy Plenel dans la préface du livre : « Ainsi Les Arts Oseurs s’inscrivent-ils dans une lignée de théâtre populaire qu’ils prolongent et réinventent » et il souligne le geste politique de la compagnie, car « la scène judiciaire est notre miroir social : tout de nos vies se reflète, du dérisoire au grandiose, du pathétique au scandaleux, nos misères et nos espoirs, les dominations subies et les oppressions vécues. »

On entre dans l’histoire par un court préambule présentant le contexte de l’écriture – un canevas de base apporté par Périne Faivre, puis l’écriture au plateau à partir d’improvisations ; la scénographie de Renaud Grémillon secondé pour la construction par Julien Vidal, salle d’audience à ciel ouvert, tous deux assurant aussi la musique et le son du spectacle ; la fabrication d’une fresque composée des croquis et peintures réalisés par Moreno à partir des personnages et de la succession des scènes et des jours qui défilent – du jour 1 au jour 59 – fresque qui traduit chaque événement et dont nous avons un bel échantillon en accordéon, à la fin de l’ouvrage. Suivent la distribution et le déroulement du spectacle, construit en deux parties, avec de nombreux personnages : prévenus, avocats, juges, policiers, badauds etc… qui créent la vie et la chorégraphie du Palais de justice. Périne Faivre est narratrice et fil conducteur de l’ensemble. Dans une scène à trois avec un comédien et une comédienne, elle dévoile au public, en ouverture, les étapes empruntées par la troupe pour témoigner de la justice de notre pays.

Héroïne la pièce, compose ensuite le corps du sujet et les trois-quarts du livre, émaillé de nombreuses photos en noir et blanc, superbement tirées en mat sur ce même papier bouffant ivoire sur lequel le livre est imprimé, d’une manière chic et sobre. La disparité des scènes, des langues, des atmosphères et des protagonistes, les expressions des visages – désarroi ou provocation – la solitude ou la foule, les accusés et le ballet des avocats, les spectateurs qui regardent la pièce, en immersion dans l’action judiciaire, tout contribue à rendre au plus juste l’atmosphère du tribunal et ses coulisses. Tout y est dense et intense.

© Lucile Corbeille

Dans une seconde partie, Autour d’Héroïne, Périne Faivre raconte l’histoire du spectacle et sa raison d’être, les objectifs, la constitution de l’équipe : « Le monde traverse ce spectacle autant qu’il nous traverse. Et chaque jour, notre « petit peuple » donne corps et voix à toutes celles et ceux qui, par leurs histoires, font humanité, qu’ils soient d’un côté ou l’autre de la barre. » Dans un second temps, Claudine Dussollier, qui assure la coordination éditoriale de l’ouvrage, interroge l’auteure-metteure en scène ainsi que Maître Laure Dilly-Pillet, spécialiste du droit de la famille, de la protection de l’enfance, de la délinquance des mineurs et des majeurs. C’est elle L’héroïne, qui a permis à Périne Faivre d’entrer dans les entrailles de la justice, l’a introduite dans les différentes instances et l’a accompagnée dans le décodage des situations ; elle évoque sa réception du spectacle et l’émotion ressentie, dont elle parle en ces termes : « Dans cette vraie vie du théâtre, je ne suis plus avocate, je suis spectatrice, je peux rire ou pleurer librement. Quand je plaide un dossier, si je ressens de l’injustice, de la colère, si les larmes sont proches, il faut que j’attende d’avoir posé ma robe sur le cintre pour exprimer ce qui m’a traversée. »

© Xavier Cantat

La troisième partie, Héroïne, enjeux citoyens et résonances, donne la parole à quatre professionnels du Barreau, engagés à différents titres dans la vie judiciaire, chacun s’exprimant d’une part sur Le spectacle Héroïne, d’autre part sur le thème Théâtre et Justice. Ainsi Sandra Barel, magistrat, conseillère à la cour d’appel de Bordeaux, qui siège à la chambre de la famille et à la chambre des tutelles parle de son métier, dans un article Juge est mon métier ; elle y cite un de ses confrères dans la définition de ce que juger veut dire, mots qu’on retrouve inscrits sur les murs du tribunal judiciaire de Paris : « Juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre, vouloir décider. » Jean-Jacques Chauchard, ancien éducateur à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, puis chef de service d’une unité en milieu ouvert en charge de la permanence éducative au tribunal, parle de La Protection Judiciaire de la Jeunesse et définit le tribunal comme « un univers complexe où se densifie l’existence. Les enjeux, les décisions font basculer des vies. » Jennyfer Picoury, présidente du tribunal judiciaire de Châlons-en-Champage évoque L’accès au droit et reconnaît que « L’art a cette force vertueuse qu’elle nous fait regarder autrement nos quotidiens. » Enfin, Florence Rosé, avocate au barreau de Montpellier, qui s’occupe du « contentieux étranger, c’est-à-dire tout ce qui relève de l’entrée en France des étrangers, de leur séjour, et de leur éloignement » propose de Ne jamais se laisser emporter par cette violence.

© Christophe Maillot

Les situations rapportées dans Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal sont multiples, diversifiées, surprenantes, parfois incongrues et la galerie des portraits multiforme, du dealer à la mère de famille, de l’avocat pénaliste à la femme de ménage, de Eddy Bellegueule – clin d’oeil à l’écrivain Edouard Louis – au tatoué, de l’homme qui tombe du toit, au petit vieux d’Algérie, on passe d’un espace à l’autre et d’un univers à l’autre, d’audience à garde à vue, d’AG des avocats à danse des papiers. Le livre est riche, comme le spectacle dont il retrace l’historique, faisant le lien entre art, justice et société et offrant de nombreuses facettes de la Justice de notre pays.

Périne Faivre a obtenu le prix SACD Arts de la rue en 2020, qui couronne la qualité et la singularité de son écriture. Deuxième époque, qui publie sur l’art et la culture à partir d’expériences artistiques diverses, personnelle et/ou collective, dans ses différentes collections, s’en fait l’écho. La collection Écritures de spectacle a la particularité d’allier l’écriture de plateau et la réalisation d’un spectacle, à l’écriture du texte, à sa mise en perspective dans son élaboration, et à la collecte de témoignages. Ainsi, récemment, dans cette même collection, Deuxième Époque a publié Imagine, introduction au voyage dans un univers de contre-culture à partir de la chanson de John Lennon, spectacle réalisé par le grand metteur en scène polonais, Krystian Lupa.

C’est un travail extrêmement riche et approfondi proposé par l’éditeur, qui permet de plonger dans une réalité sociale et sociétale – aujourd’hui, avec Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, la justice – en interrogeant les pratiques. Ce face à face entre la réalisation théâtrale et une approche analytique complémentaire au texte est une démarche des plus fécondes.

Brigitte Rémer, le 18 janvier 2022

Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, coordination éditoriale Claudine Dussollier. Publication Deuxième époque, collection Écritures de spectacle (227 pages, 20 euros) – site : www.deuxiemeepoque.fr

L’ouvrage a été publié avec le soutien des centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public (CNAREP) : Pronomade(s) en Haute-Garonne (Encausse-les-Thermes), Le Boulon (Vieux-Condé), Le Moulin Fondu (Garges-lès-Gonesse), Le Fourneau (Brest), L’Atelier 231 (Sotteville-lès-Rouen), Quelque p’Arts (Boulieu-lès-Annonay) et de Furies (Châlons-en-Champagne), du Théâtre Le Sillon et de Résurgence (communauté de communes Lodévois et Larzac).

Lacrima

Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen – Spectacle en français, avec des scènes en langue des signes, tamoul, anglais – Production Théâtre national de Strasbourg, à l’Odéon Théâtre de l’Europe / Ateliers Berthier.

© Jean-Louis Fernandez

C’est un spectacle sombre malgré un point de départ qui s’annonçait lumineux. Il donne trace d’’un métier rare se transmettant de génération à génération, un métier en voie de disparition, celui de dentellière.

Caroline Guiela Nguyen qui en signe le texte et la mise en scène en relate la difficulté, les joies et les peines, la hiérarchie des ateliers et les différentes spécialités au sein même de la profession – brodeuse ou dentellière, première d’atelier qui fait fonction de maître d’œuvre et qui endosse la mise en action et la responsabilité du projet ; le nombre d’heures passées sur un ouvrage  sachant qu’il faut une journée pour réaliser 1,5cm2 de dentelle, les problèmes de santé qu’engendre le métier en termes de respiration et de vue par la concentration demandée, les techniques, la beauté recherchée et pour ceux qui le font, le don de soi au risque de se perdre, comme dans tout métier artistique.

On est dans l’atelier de la maison de couture Beliana, rue du Faubourg Saint-Honoré, remplie d’outils de travail comme les tables de coupe, les rouleaux de tissus et boîtes d’échantillons, les tables de repassage, les mannequins portant de somptueuses robes (une belle scénographie d’Alice Duchange, et des lumière de Mathilde Chamoux et Jérémie Papin) Tout le monde vaque, le milieu semble convivial, et l’atelier fête la bonne nouvelle de la commande qui vient d’arriver : la réalisation de la robe de mariée de la Princesse d’Angleterre – l’auteure s’est inspirée d’un article lu, sur les conditions de secret qui ont entouré la confection de la robe de mariée de la princesse Diana -. On suit le cheminement de cette réalisation, entre Alençon, capitale de la dentelle où Thérèse, dentellière de grande expérience, sera chargée de faire revivre le voile des anciennes reines, Victoria et Elizabeth II, dont les dessins seront reproduits sur la robe ; Mumbaï (Bombay) où l’atelier Shaïna dirigé par Manoj (Vasanth Selvam)  met à disposition son plus grand brodeur de perles, Abdul (Charles Vinoth lrudhayaraj), qu’on voit travailler tantôt par les images filmées, tantôt sur le plateau, dans l’atelier ; Londres, avec les représentants du Victoria et de l’Albert Museum, responsables du voile historique.

Le cahier des charges élaboré par Alexander, conseiller de la Princesse et chargé de la supervision de la robe, à Londres, impose des conditions drastiques, à commencer par un contrat de confidentialité d’une durée de cent ans et une charte d’éthique qu’imposent les marques de luxe européennes, les nombreuses complexités administratives et problèmes de visa, la santé de tous les intervenants qui se pencheront sur l’étoffe et les broderies, le temps de réalisation, le travail nuit et jour. La Princesse intervient parfois en direct, par téléphone et commente ses attentes. Elle n’apparaît pas mais sur l’écran défilent de splendides images de dentelles et broderies.

Marion, première d’atelier chez Beliana qui motive son équipe (Maud Le Grevellec, dans une très belle interprétation) s’est lancée à corps perdu dans l’entreprise et va vite déchanter vu la pression qui pèse sur ses épaules. Plus rien n’existe pour elle que l’atelier. Les semaines passent en recherches incessantes pour servir le projet tandis que sa famille commence à se déliter : son époux, Julien, (Dan Artus), couturier dans l’atelier donc sous ses ordres, perd pied, et après une scène de jalousie et de violence odieuse envers elle, entre dans une grave dépression ; sa fille, censée faire un stage à l’atelier, claque la porte et ne fait que des apparitions catastrophiques (Anaele Jan Kerguistel). Vaillamment, Marion poursuit sa tâche, et s’épuise. Après plusieurs malaises elle est convoquée par la médecine du travail où elle cherche à cacher la réalité de la situation et de son état, on lui propose un accompagnement psychologique. À Mumbaï, une visite médicale est aussi organisée pour regarder les yeux d’Abdul, qu’on a pu observer à plusieurs reprises, penché de très près sur son ouvrage. S’ensuit la logique de la situation : glaucome déclaré, renvoi, amertume, impasse pour le travail, et remplacement.

© Jean-Louis Fernandez

Une émission de radio complète le côté documentaire de cet univers sous l’angle de La santé des dentellières. Par deux fois on en suit l’enregistrement, entrant de plein fouet dans la cruauté du métier : avec les yeux d’abord, on devient souvent aveugle avant 35 ans ; avec l’arthrose, qui arrive très tôt par la répétition des gestes ; avec les poumons, par la concentration qui impose de ne parler ni soupirer, ni même respirer, on vit en apnée. La solidarité devient le maître-mot dans l’atelier, obligeant à la plus grande vigilance : Respire ! devient le leitmotiv… Le travail se passe dans le plus pur silence, à tel point que de nombreuses dentellières, jadis, étaient recrutées chez les sourdes-muettes placées chez les religieuses. Sonia, la plus jeune des dentellières, pleine d’allant et d’optimisme, (Nanii, dans sa belle présence),  fait même savoir que sa mère était de celles-là.

Parallèlement, de Nouvelle Zélande où vivent sa fille et sa petite fille, Thérèse (Liliane Lipau, pleine de justesse), l’une des dernières dentellières d’Alençon, reçoit des appels de détresse. Sa fille essaie de remonter la généalogie familiale pour comprendre pourquoi sa propre fille, Rosalie, explose et se décale de la réalité. Interrogée sur les causes de la mort prématurée de sa sœur, Rose, et sur les antécédents familiaux, Thérèse, totalement absorbée par ce qu’elle fait, est d’abord dans le déni. Plus tard, pressée par sa fille, elle appellera son beau-frère pour comprendre elle-même ce pan de l’histoire familiale dont elle n’avait pas connaissance et passer par-delà le secret de la famille : la jeune femme était morte à vingt-quatre ans après plusieurs années passées dans un asile.

Après un parcours plus sinueux qu’on l’imagine où l’histoire familiale fait faire un pas de côté par rapport au sujet d’origine, le métier de dentellière, on comprend que Lacrima – du sang et des larmes, en fait – parle de l’humain et ne déconnecte pas le privé du professionnel, car il n’y a pas de happy end à ce marathon de perles et broderies. L’enjeu, cette robe de mariée et ce voile destiné à la princesse, est immense et la tension pour sa réalisation, hors de proportion. Au final, par le poids des perles, le voile s’est déformé, malgré la mise en garde de Manoj et Abdul, la commande avait imposée un maximum de perles. Marion, face à l’échec personnel et professionnel, malgré une dernière tentative de travail à la vapeur, y laisse la vie. C’est fini ! annonce-t-elle, avant de se rendre dans la salle de bains sur-doser ses médicaments. Toute tentative d’aide aura été vaine. S’affichent à l’écran des chiffres excentriques marquant le nombre d’heures passées en broderie sur ce projet et le nombre d’heures de travail exécutées sur la robe et le voile par toutes les équipes. Au moment où tout s’envole et où se perd la raison, Marion s’écroule.

© Jean-Louis Fernandez

Avec Caroline Guiela Nguyen – qui a fondé la compagnie des Hommes Approximatifs en 2009 et dirige aujourd’hui le Théâtre National de Strasbourg et son École – le fond de l’air est lourd. Le sujet se traite par l’image, qui transmet des données factuelles, relie les continents et les espaces entre eux pour que le projet vive, montre en gros plans ce qu’est la broderie d’Alençon ; par le plateau, où les acteurs et actrices conduisent l’intrigue avec justesse et jusqu’au drame final, nous invitant à rencontrer ce métier hors norme, et somme toute, cruel. Le côté clair et lumineux du début s’est dissous et la broderie s’est altérée. Reste la beauté du geste et de la transmission.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2025

Avec : Dan Artus – Dinah Bellity – Nastasha Cashman – Michèle Goddet les 7, 14, 15, 21, 22, 28, 29 janvier – Charles Vinoth Irudhayaraj – Anaele Jan Kerguistel – Maud Le Grevellec – Liliane Lipau les 8, 9, 10, 11, 16, 17, 18, 19, 23, 24, 25, 30, 31 janvier, 1er, 2, 4, 5, 6 février 2025 –  Nanii – Rajarajeswari Parisot – Vasanth Selvam – et en vidéo Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont et avec les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford. Collaboration artistique Paola Secret – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumière Mathilde Chamoux, Jérémie Papin – son Antoine Richard, en collaboration avec Thibaut Farineau – musiques originales Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard – vidéo Jérémie Scheidler – motion design Marina Masquelier – coiffures, postiches – maquillage Émilie Vuez – casting Lola Diane. Le texte est publié aux éditions Actes Sud.

Du 7 janvier au 6 février 2025, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâches les lundis et les dimanches 12 et 26 janvier – à l’Odéon/Théâtre de l’Europe, 32 Bd Berthier. 75017. Paris – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.fr  – En tournée : Lyon, Les Célestins, du 13 au 21 février 2025 – Rennes, Théâtre national de Bretagne, du 26 au 28 février 2025 – Luxembourg, Théâtres de la Ville, les 14 et 15 mars 2025 – Liège, Théâtre de Liège, les 20 et 21 mars 2025 – Madrid, Centro dramatico nacional, du 28 au 30 mars 2025 – Montréal/Canada, Festival TransAmériques, du 22 au 25 mai – Québec/Canada, Carrefour International de Théâtre, du 30 mai au 1er juin 2025.

Le Firmament

Texte Lucy Kirkwood, Traduction Louise Bartlett – Mise en scène Chloé Dabert – au Théâtre du Rond-Point, Paris.

© Victor Tonelli

Connue et primée dans son pays, la Grande-Bretagne, on découvre l’auteure de théâtre Lucy Kirkwood – née en 1984 – avec Le Firmament. Traduite et éditée en France depuis peu, la pièce a été créée par Chloé Dabert en 2022, le spectacle a obtenu le Grand Prix du Syndicat de la critique pour le théâtre, la musique et la danse, l’année suivante. Lucy Kirkwood est aussi scénariste de film.

On est en 1759 et la Grande-Bretagne scrute le ciel espérant voir passer la comète de Halley. Un jury populaire est appelé à se réunir pour statuer sur le sort d’une jeune femme anciennement domestique, Sally Poppy (Andréa El Hazan) accusée d’avoir tué une petite fille dans la maison où elle travaillait. On entre petit à petit et par images interposées, dans le cercle des femmes de petite condition, s’épuisant aux tâches ménagères, chez elles ou chez d’autres, en ce XVIIIème siècle. Elles font la lessive, repassent, cousent, font briller l’étain, portent l’eau, nettoient les planchers, préparent le pain. Les images s’accélèrent et reviennent en boucle et en gros plans, (réalisation images et scénographie, Pierre Nouvel).

© Victor Tonelli

Les jurées, douze femmes de toutes origines – de la paysanne à la petite bourgeoise étriquée et rigide – sont nommées avec autorité, et soustraites momentanément à leurs activités quotidiennes dans le but de voter – à l’unanimité, pour ou contre la sentence de mort. L’huissier (Olivier Dupuy) vient convaincre Élizabeth Luke, sage-femme, (Bénédicte Cerrutti) d’accepter de participer au jury, sans oublier de lui faire quelques avances. Après avoir décliné la proposition, elle finit par accepter. Les jurées sont invitées à venir se présenter et à prêter serment. Une à une, elles descendent de la salle et se plient à l’exercice, chacune selon sa personnalité, certaines sont frustes. Cela donnerait un croquis de société des plus pittoresques, s’il n’y avait en jeu la vie d’une femme. La justice de ce temps est souvent expéditive, et les procès de faux-semblants, sans avocat ni droit de se défendre, et le verdict y compris l’exécution, appliqué aussitôt après, sous la vindicte populaire.

On dit que l’accusée, Sally, serait née mauvaise et issue d’une famille placée sous le sceau du diable. On dit aussi qu’elle serait enceinte ce qui annulerait toute possibilité de peine de mort, les femmes traquent la montée de lait. La pièce est un huis-clos qui se déroule sous le regard de l’huissier qui n’a pas le droit de parler, dans une pièce – sorte de salle à manger avec grande table et cheminée – attenante au tribunal où l’on ne peut ni manger, ni boire, ni faire de feu. Les échanges entre ces femmes qui se connaissent sont brodés de ragots et de règlements de comptes, de maltraitance et d’irrespect. La superstition rôde, le langage est cru.

© Victor Tonelli

Élizabeth Luke dite Lizzy, tient le rôle de leader dans ce tribunal, espérant rallier les jurées à la clémence. La séance se prolonge et chacune à tour de rôle va craquer, laissant place à des crises et des révélations auxquelles on ne s’attend pas, montrant les fragilités et les fêlures. La recherche de vérité s’épaissit, jusqu’à l’unanimité in extrémis contre la sentence de mort. Une à une les jurées ressortent. Reste l’huissier qui roue de coups au ventre Sally – pour quelle revanche ? – et ce tête-à-tête entre Sally et Élizabeth Luke, de la plus pure cruauté, se reconnaissant mutuellement comme mère et fille et jusqu’au sacrifice de Sally, la rebelle.

Chloé Dabert, mène de mains de maître cet épisode tragique et en tension qui nous place au cœur de la vie des femmes, au sort peu enviable, au XVIIIème, en Grande Bretagne et qui nous interroge encore aujourd’hui sur la place des femmes. Elle dirige et chorégraphie l’ensemble avec simplicité et talent, chaque actrice trouvant sa place et son exutoire. La réalisation de l’ensemble – lumière (Nicolas Marie), son (Lucas Lelièvre) et costumes (Marie La Rocca) est à saluer.

Comédienne, metteuse en scène et directrice de la Comédie de Reims/Centre dramatique national, Chloé Dabert se penche depuis plusieurs années sur l’auteur britannique Dennis Kelly, dont elle a mis en scène Orphelins un thriller familial, L’Abattage rituel de George Mastromas sur la duplicité et le mensonge, Girls and Boys sur le dérèglement des relations humaines. Avec Le Firmament, elle poursuit son tour du théâtre britannique et se fait l’écho d’une société patriarcale et pleine de haine où la justice est plus qu’aléatoire et où les tabous sur le corps et l’âme ensorcelée de la femme vont bon train.

Brigitte Rémer, le 9 janvier 2025

Avec : Avec Elsa Agnès (Mary Middleton) – Sélène Assaf (Helen Ludlow) – Sarah Calcine (Hannah Rusted) – Bénédicte Cerutti (Elizabeth Luke) – Gwenaëlle David (Sarah Hollis) – Brigitte Dedry (Sarah Smith) – Olivier Dupuy (L’huissier) – Andréa El Azan (Sally Poppy) – Sébastien Éveno (Le juge) – Aurore Fattier (Emma Jenkins) –  Anne-Lise Heimburger (Charlotte Cary) – Juliette Launay (Ann Lavender) – Samantha Le Bas (Kitty Givens) – Asma Messaoudene (Peg Carter) – Océane Mozas (Judith Brewer) – Arthur Verret (Le mari / Le médecin). Assistanat à la mise en scène Virginie Ferrere – collaboration artistique Sébastien Éveno – scénographie et réalisation Pierre Nouvel – création costumes Marie La Rocca – création lumière Nicolas Marie – création son Lucas Lelièvre – maquillage et coiffure Judith Scotto – régie générale Arno Seghiri. Équipe tournée : régie générale et régie plateau Eric Raoul – régie plateau Vivien Simon – régie lumière Mathilde Domarle – régie son Auréliane Pazzaglia – habilleuses Camille Fuchs et Elsa Rocchetti (en alternance). La pièce est publiée aux Éditions de L’Arche (2022).

Du 8 au 18 janvier 2025, mardi au vendredi à 19h30, samedi à 18h30. Relâche les 12 et 13 janvier. Au Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris – métro Franklin Roosevelt ou Champs-Élysées Clémenceau – site : www. theatredurondpoint.fr – tél : 01 44 95 98 21 – En tournée : 23 janvier 2025, Théâtre Le Carreau / Forbach (57) – 31 janvier 2025, Théâtre Escher, Esch-sur- Alzette / Luxembourg (LU) – 5 au 7 février 2025, Théâtre de Liège (BE) – 19 et 20 février 2025, Comédie de Clermont-Ferrand /Scène Nationale (63) – 26 et 27 février 2025, Le Grand R / La-Roche-sur-Yon (85) – 7 mars 2025, Centre culturel Jacques Duhamel / Vitré (35) – 13 et 14 mars 2025, Théâtre du Beauvaisis /Scène Nationale / Beauvais (60)

From England to love

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter – musique additionnelle, compositions anglaises Edward Elgar, Tomas Talis, Henry Purcell et William H. Monk – compagnie Shechter II, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

© Todd MacDonald

Tous en scène, jupes ou pantalons gris, sweat-shirt bleu portant l’écusson d’une université, Oxford ou Cambridge, cravates attachées selon l’inspiration, en ceinture ou dans les cheveux, sacs au dos, prêts pour une randonnée. Les danseurs font groupe. La musique est déjà bien présente. Le plein air se termine sous une pluie battante et tonnerre grondant, en pleine campagne. Ils affrontent un gros orage, se balançant dans le vent et la pluie.

C’est de son pays d’adoption, l’Angleterre, dont parle le chorégraphe d’origine israélienne, Hofesh Shechter, lui rendant hommage. On entre de plein pied dans son langage, son énergie et son imaginaire portés par huit splendides danseuses et danseurs – Holly Brennan, Yun-Chi Mai, Eloy Cojal Mestre, Matthea Lára Pedersen, Piers Sanders, Rowan Van Sen, Gaetano Signorelli, Toon Theunissen. Magnétiques, dans le chaos des éléments, ils oscillent entre joie de vivre et peur de ce qui pourrait advenir.

© Todd MacDonald

La construction musicale de l’ensemble passe par le vocal, l’unité étant le chœur, Hofesh Shechter y mêle le rock, les compositeurs anglais, et les musiques électroniques. Les morceaux s’enchaînent jusqu’à des arrêts souvent nets et cassants, parfois des suspensions plus shuntées. On voyage ainsi, de séquence en séquence, avec pour fil conducteur la musique et de remarquables lumières – de Tom Visser, parfois dans une désynchronisation entre les gestes et les compositions musicales, parfois dans l’osmose.

La chorégraphie joue de l’art de la rupture et nous transporte d’une séquence à l’autre dans des crescendos et des oppositions. Le geste est maîtrisé, plein de grâce. Il se dégage quelque chose de sacré qui fait émerger visions, sensations et émotions. De morts en résurrections, on traverse comme les Illuminations de Rimbaud : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »

L’image parfois se fixe comme dans une succession de photographies, qui se révèlent et s’effacent. Il y a de la dérision aussi, de la provocation. On retient son souffle. Les images et figures chorégraphiques se répètent et se déforment, deviennent lancinantes. Parfois danseuses et danseurs chantent, parfois ils scandent les rythmes sur fond de chœur d’hommes et jusqu’à l’anomie et le chaos. Tout à coup on se croirait au cœur d’une forêt vierge et dans un monde animal. Plus tard quelques pas esquissés semblent issus de danses populaires, au loin des bruits de ferrailles ou de cloches en alpage tintent, un solo monte jusqu’à la transe.

Un tableau à la couleur vermeille fait ensuite allusion à la guerre, et chacun devient alors un potentiel tireur d’élite. Puis l’air redevient brut et acier sur pépiements et mélodies d’oiseaux. Chaque danseur reprend son sac à dos. Ensemble, lentement, ils avancent vers l’avenir, esquissant un signe d’adieu.

© Todd MacDonald

C’est un très beau travail que propose Hofesh Shechter et son groupe de danseurs de tous pays, choisis au cordeau et formant le Shechter II. Dans son geste d’accompagnement, le Théâtre de la Ville poursuit le dialogue avec le chorégraphe et présente chacune de ses pièces. On se souvient entre autres de Political Mother Unplugged, ainsi que de Double Murder, avec Clowns en première partie, suivi de The Fix (cf. Ubiquité-Cultures des 17 janvier 2021 et 17 octobre 2021). Créé dans une première version pour le Nederlands Dans Theater, comme une carte postale envoyée, From England to love peut se lire selon le chorégraphe, accueilli, puis installé à Londres depuis plus de vingt-deux ans, comme « une sorte de lettre d’adieu prenant la forme d’un panorama du pays. »

Brigitte Rémer, le 8 janvier 2025

Avec : Holly Brennan, Yun-Chi Mai, Eloy Cojal Mestre, Matthea Lára Pedersen, Piers Sanders, Rowan Van Sen, Gaetano Signorelli, Toon Theunissen – Lumières Tom Visser – costumes Hofesh Shechter – musique additionelle, compositions anglaises Edward Elgar, Tomas Talis, Henry Purcell et William H. Monk.

Du 6 au 18 janvier 2025, à 20h. le samedi à 15h – Théâtre de la Ville / Les Abbesses, 31, rue des Abbesses. 75018.Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : ww.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Par les villages

Texte de Peter Handke, (Über die Dörfer), traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt – mise en scène de Sébastien Kheroufi, compagnie La Tendre lenteur – Centre Pompidou et Festival d’Automne à Paris, en coréalisation avec le Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne. Vu au Centre Georges Pompidou, Paris.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle débute dans le grand hall du Centre Pompidou où plusieurs personnages font une performance et où s’engage un premier dialogue entre Gregor (Reda Kateb) et Nova (Cassey). C’est un peu désordre et le texte s’envole au-dessus des photos grand-format dont on ne sait pas si elles appartiennent au spectacle ou à l’exposition en cours.

Gregor rentre au village après de nombreuses années d’absence. Il avait quitté sa famille, ouvrière, il est maintenant écrivain. Le retour s’annonce conflictuel, l’heure des règlements de compte a sonné, la maison familiale est l’objet d’un conflit. Le monde rural est méconnaissable, les petits qui auparavant se taisaient, demandent reconnaissance et dignité. « Nous n’avons jamais vu le bon côté de la ville » dit l’un d’entre eux.

La suite se passe dans le grand théâtre qu’on a rejoint. Le metteur en scène Sébastien Kheroufi, qui a monté une première fois la pièce en février dernier, la reprend et la fait cheminer. Avec la complicité de l’auteur, il transpose le milieu rural des années 60 en Autriche tel que Peter Handke l’a décrit, en périphérie de ville, cité des Canibouts, à Nanterre dans les années 90, qu’il a lui-même fréquentés. La seconde partie porte le titre de Barbares sur sol PVC Terrazzo blanc. 2MC FL.S1 Caoutchouc, déclinant le monde ouvrier. Côté jardin, une table et deux chaises. La glacière. La scénographie (Zoé Pautet) nous place face à la transparence d’un atelier-dortoir dans lequel une ouvrière, intendante du chantier (Mari-Sohna Condé), remplit des sacs qui tombent du toit et qu’elle entasse en un geste répété et routinier. Cuisine, lits superposés, télé allumée, néon et petite lampe pour un éclairage glauque (création lumière Enzo Cescatti), quelques images sur le mur. L’intendante chante, fait la tambouille, se remet à l’empilement des sacs jusqu’à l’arrivée de Gregor revenu sur les lieux. La réalité lui saute au visage, elle, raconte le travail, les courants d’air, la difficulté de la vie, le frère de Gregor, si courageux.

Hans d’ailleurs ne tarde pas à arriver (Amine Adjina) accompagné de ses collègues de chantier, Anton, Ignaz et Albin, et défie avec vigueur « l’intello, qui lisait et ne s’occupait pas de nous. » Il les présente et chacun se raconte, marqué par la pauvreté, exposant ses ressentiments et sa révolte, et se disant content d’être ouvrier. Un autre, juste avant, s’était plaint de n’être pas considéré, « nos vallées sont abandonnées, rien n’est plus transmis. Nous voulons être magnifiés… » Hans vocifère jusqu’à la transe « Laisse-nous être ce que nous sommes… » et jette de la terre noire sur le sol avant de se rouler dedans. Grégor garde le silence. Un chœur entre, composé de la diversité des gens qu’on croise dans la rue ou le métro, habitantes et habitants d’Ivry où a été monté le spectacle. Il prend possession du territoire, commentant les actions en musique et en chorégraphie. « Quand l’homme à l’écriture me rendra-t-il mes droits ? »

© Christophe Raynaud de Lage

Derrière ce côté provocateur et dénonciateur des injustices sociales, le texte apporte des moments prophétiques. Ainsi quand l’intendante sortant de l’atelier et le quittant à jamais déclare dans un acte de foi qu’elle rentrerait au pays, « Je m’élargirais à mon peuple. » Les deux frères se font face en un moment de vérité quand Gregor brise la glace et déclare « Je t’ai observé tout l’après-midi. » Il évoque les parents morts, la solitude. « Ici, je suis le grouillot » dit le second. Un rien de nostalgie les envahit, un rideau de fer ferme l’atelier. Une chanson « Reviens vers ceux que tu aimes… Pourquoi couper les liens il n’est jamais trop tard… »

La troisième partie, « Zone industrielle en barbarie » montre, sous une batterie de néons au plafond, la rencontre entre Gregor et sa sœur, Sophie, dansant et chantant, lui faisant des aveux : « Sais-tu que jadis j’étais amoureuse de toi ? Je recopiais ton écriture, je copiais tes dessins… » elle se rappelle l’enfance, puis coupant tout pathos, se reprend… « Ton image ne tremble plus en moi… » Le grand frère la provoque, sur son manque de combativité et d’ambition… « Ce qu’elle va devenir ? Commerçante ! » Piquée au vif Sophie se rebiffe et lui jette ses quatre vérités : « Tu es animé d’un faux-semblant de bonne volonté… Tu étais toujours figé… » Elle sort tandis qu’à l’avant-scène, il lance des imprécations au monde entier.

© Christophe Raynaud de Lage

La quatrième partie, Les Barbares au cimetière, est d’une autre facture. Sur la terre noire jetée au sol, une vieille femme énigmatique, sorte de pythie (Anne Alvaro), trace un cercle de divination, puis dessine les arbres du cimetière sur le rideau de fer de l’ex-atelier. Elle s’assied sur le banc, comme le fou du village et cherche sa route, la troisième, celle qui mène au centre du village, se désole de la disparition de ce vieux monde et de tous ses repères. Comme une conteuse, elle évoque le plus joli village, qui peut-être, n’a pas même existé et se raconte à son tour lançant ses imprécations : « Vous êtes des oublieux de l’être, J’aimerais maudire cette cité. »

Revient Nova, rencontrée au début du spectacle, mi-archange mi-messie, pour une longue prosodie lancée face au public : « ce cimetière muet c’est mon point de départ. Je suis parti depuis si longtemps. » La vieille femme l’approche et demande vengeance. Au loin une flûte accompagne le texte et marque l’arrivée du chœur, un à un, puis l’entrée d’une jeune fille de dix ans, fille de Hans, qui se place au centre du cercle et rejoint la pythie qui la prend sous son aile, assurant une partie de la transmission. La partition musicale s’approfondit et s’enrichit du saxo puis de la clarinette (création sonore Matéo Esnault). La fratrie se regroupe. Hans a un porte-voix : « tu prétends te sentir responsable de nous, mais qu’as-tu fait ? » hurle-t-il à Gregor, imperturbable. « Je te récuse. » Le bouquet final, sorte d’anamnèse collective, pend la forme d’une parabole. Gregor prend la parole : « Il y a quelques siècles, un jour je vous ai vus, nos visages, nos histoires, s’élevaient des feuillages. » Et d’ajouter : « Je ne veux plus vous sortir du pétrin. » Le chœur en écho, représentation des humiliés, fait tinter le mot malheur ! Il n’y a pas de consolation, ni connaissance, ni certitude. »

© Christophe Raynaud de Lage

La salle se rallume, Nova, originaire d’un autre village, revient (Cassey, vue au début du spectacle). La prédication reprend, comme un slam en langue créole en une apostrophe au public qui ouvre un grand champ poétique et dans une montée spectaculaire du ton et de l’engagement, avec la force du boxeur. « Écoutez, vous autres, le chant des créateurs, gens d’ici ! » Le texte, est crépusculaire, comme la fratrie et comme la ville.

Sébastien Kheroufi, le metteur en scène, sait de quoi il parle. Il a fait de nombreux petits métiers avant de se former au théâtre et grandi dans la périphérie de Paris. Il a interprété plusieurs rôles avant de se lancer dans la mise en scène et présenté en juin 2023 Antigone, au Théâtre du Soleil, dans le cadre du Festival Départ d’incendies, puis en mars 2024 une première version de Par les villages. Il a été nommé pour ce travail « révélation théâtrale de l’année » par le Syndicat de la critique pour le théâtre, la musique et la danse. Sébastien Kheroufi privilégie la rencontre, là où il présente la pièce, il rassemble un collectif d’habitants qui forme le chœur.

Auteur de romans, nouvelles et récits, d’une trentaine de pièces de théâtre, d’essais, réalisateur de films dont dont La Femme gauchère, en 1978, Peter Handke s’est révélé avec une première pièce écrite en 1966, Outrage au public où il remet en jeu la théâtralité. Un certain nombre de ses pièces ont été montées en France : La Chevauchée sur le lac de Constance qu’il écrit en 1971, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition en 1974, ainsi que Par les villages, en 1981. Claude Régy entre autres les a mises en scène. Par les villages propose une multiplicité de langages et d’horizons, matériaux dont Sébastien Kheroufi a su s’emparer pour les transformer en un discours social et poétique généreux et fort réussi.

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024

Avec : Amine Adjina, Anne Alvaro, Dounia Boukerski ou Bilaly Dicko en alternance, Casey, Mari-Sohna Condé ou Gwenaëlle Martin en alternance, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Reda Kateb, Minouche Nihn Briot et Sofia Medjoubi ou Miya Joséphine en alternance. Assistanat à la mise en scène Laure Marion – collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois – régie générale Malounine Buard – scénographie Zoé Pautet – costumes Cloé Robin – création lumière Enzo Cescatti – création sonore Matéo Esnault – photographies Léo Aupetit – collaboration artistique Laurent Sauvage. Avec la participation exceptionnelle des habitants et habitantes d’Ivry-sur-Seine. Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, le texte est publié aux éditions Gallimard.

Présenté en décembre 2024, Grande salle du Centre Pompidou, Paris – En tournée : 22 au 26 janvier 2025, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – 25 et 26 février, La Filature, Scène nationale de Mulhouse – 5 avril, Théâtre de Corbeil-Essonnes, Grand Paris Sud – 11 et 12 avril Espace culturel Robert-Doisneau, Meudon-la-Forêt.

Kolizion 

Texte et mise en scène Nasser Djemaï, avec Radouan Leflahi, scénographie Emmanuel Clolus – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des œillets.

© Christophe Raynaud De lage

Les oiseaux pépient et Mehdi se raconte, dans la chronologie de ses souvenirs, écrits en dix-huit courts tableaux : son nom, sa naissance, ses six frères ainés qu’il prend le temps de nommer et de présenter dans la couleur du nom qui leur fut donné, car chaque prénom arabe a une signification. Mehdi, le septième, sera le guide éclairé par Dieu. Chaque frère est symbolisé par une flamme, bougie qu’il allume, encadrée de celle du père, Malek (qui signifie le souverain) et de celle de la mère, Hayat, (la vie) et qui dansent pendant toute la représentation comme des gardiennes bienveillantes.

Car à deux mois, Mehdi passe six semaines en réanimation pour un geste malheureux de son frère Farid qui le fait tomber du berceau. Plus tard, en référence à l’accident, on l’appellera Kolizion. À cinq ans une fugue innocente oblige les gendarmes à le ramener à la maison. Quelque temps plus tard, alors que ses frères sont à la piscine, il fait la découverte jubilatoire d’une fourmilière qu’il s’amuse à tester par l’épreuve du feu, ce qui l’envoie pour plusieurs semaines à l’hôpital. Là, une rencontre fondamentale avec Gabriel, un jeune infirmier et sorte d’archange, lui fait découvrir la lecture. Il lui prête L’Île au trésor, vite dévoré, puis de nombreux autres livres. Son univers soudain s’élargit : « J’aime comme sont fabriqués les mots et les images qu’ils provoquent en moi. Ils sonnent comme l’heure du goûter et ça me fait voyager, ça me fait oublier ce que je suis » dit Mehdi. « Les livres, les grands absents de notre maison… » reprendra-t-il plus tard.

Nasser Djemaï fait récit de la vie de Mehdi, imaginatif pour les expériences, au risque de sa vie. Il dessine les contours de son environnement familial et sociétal et pierre à pierre montre la construction d’un parcours d’apprentissage, qui, à travers événements et émotions lui fait enjamber les clivages sociaux et s’interroger sur le sens de la vie. Un jour d’ennui, Mehdi se dirige vers la fête foraine où un père et son fils du même âge que lui, l’invitent à faire un tour de train-fantôme. Cela le bouleverse que ce père et son fils aient posé un regard sur lui. « Le soleil est heureux et mes yeux pleurent de joie. » Se séparer d‘eux lui est chagrin. À douze ans, le moment d’entrer au collège lui plait bien, puis contrairement à ses frères qui ne sont pas arrivés jusque-là, il sent que le savoir l’appelle et réussit magnifiquement. « Il est bizarre ce petit, on dirait qu’il comprend tout » constatent les parents. Puis les aînés grandissent et doivent se débrouiller seuls. Les mentalités changent. On ne reconnaît plus guère ce qui faisait la sève des échanges quotidiens, même le petit coiffeur où s’on père l’emmenait à vélo, ne sert plus qu’à coiffer. « Plus personne pour discuter, goûter les galettes qui sortent du four… On dirait que quelque chose est mort, mais je ne sais pas ce que c’est. »

© Christophe Raynaud De lage

Mehdi réfléchit à ce qui l’entoure, observe ses frères et apprend de leurs erreurs, c’est un généreux. « Moi aussi peut-être, si je travaille bien, je serai un dieu pour veiller sur tout le monde. Je deviendrai comme cet homme et ce fils de la fête foraine… Je descendrai du ciel et j’aiderai tous les enfants le jour de leur anniversaire… » Il prépare le Bac, même s’il est difficile de se concentrer à la maison. Et il s’obstine dans sa quête éperdue du savoir, dans la rencontre avec la grande littérature et les écrivains. Mention très bien au Bac scientifique. En route pour une prépa et l’obligation de quitter la maison. Tous les frères se cotisent pour lui offrir qui la cantine, qui le loyer de la chambre, qui l’achat du lit ou de la gazinière. Le parcours de Mehdi comme une œuvre collective…

En prépa il est l’un des meilleurs de la classe. Mais la solitude lui pèse et il commence à fréquenter la pharmacie pour l’achat d’antidépresseurs. La pharmacienne, Sofia, lui plaît bien et commence à hanter ses jours et ses nuits. Il perd pied, engage un duel du regard puis une joute verbale avec George Clooney, image glacée collée sur un grand panneau publicitaire qui se superpose à l’autre George, fiancé de Sofia. Mehdi débute sa carrière professionnelle, se rend très vite indispensable et grimpe les échelons à toute allure. « Je me sens au top de mon accomplissement. Je suis une véritable machine à gagner. Toutes les cases sont cochées. » C’est un homme inséré, qui participe à la croissance de l’entreprise, et qui n’oublie pas sa famille.

© Christophe Raynaud De lage

Comme il se l’était imposé, avec l’aide de ses frères il met ses parents vieillissants et mal en point à l’abri, dans une maison et un quartier correct, tout à portée de la main. Pourtant, chaque jour « mon père parle de son jardin natal, qu’il veut revoir avant de mourir. » Même s’il a la conscience du travail bien accompli, une convocation de son patron le place face à la réalité du collectif dans l’entreprise, réalité qu’il réussissait à détourner, préférant consacrer du temps à sa famille. Il se voit contraint de faire amende honorable et d’accepter cette fois de participer à la sortie à vélo du lendemain pour admirer avec ses collègues l’aurore boréale dont le directeur lui vante l’impact sur la cohésion sociale.

Bonne humeur au rendez-vous, une trentaine d’ingénieurs, cinquante kilomètres à couvrir, équipement, pique-nique, vitamine C. Comme tous, Mehdi s’élance et fait d’abord partie des premiers, jusqu’à sentir son cœur battre la chamade, et de plus en plus. Il redouble d’efforts et commence à avoir des visions, avant de perdre le contrôle et de s’encastrer dans un chêne. « Lumière blanche, rideau noir. Ma tête s’échappe… Plongé dans le coma, je me détache de mon corps… Toute ma vie s’est évaporée comme une mouche écrasée contre une vitre. » Ses pensées le mènent dans un dialogue avec Sofia et George Clooney. Il revoit défiler sa vie, l’enfance lui revient de plein fouet. « Soudain, au milieu de cette forêt, j’aperçois un petit enfant seul, immobile, avec son paquet de gâteaux à la main. Il porte une petite veste, une chemise avec une cravate… Il semble perdu et me fixe des yeux… »

Soutenu par sa famille, Mehdi vole au-dessus des nuages et délire. Le temps passe, la convalescence le ramène chez lui. Au travail, l’équipe d’ingénieurs l’attend pour poursuivre les programmes des nouveaux écrans d’avions de chasse. Il engage un dialogue existentialiste avec Clooney, dernière rencontre pour une question centrale qu’il lui pose : « Mehdi, quel est le sens de notre existence ? » Et leurs adieux prennent la couleur d’un conte initiatique où la vérité est dite : « Tu n’es que de l’encre sur un bout de papier… Maintenant je dois partir loin, vers d’autres récits possibles, vers de nouvelles pages blanches, des pages à mon image, vers un ailleurs, vers un endroit qui n’existe plus, un endroit que je veux inventer… »

© Théâtre des Quartiers d’Ivry

Seul en scène, Radouan Leflahi construit avec subtilité et précision ses espaces au fil de la narration, à partir de la maison familiale et de l’enfance, thème majeur du texte de Nasser Djemaï. Lumineux, le comédien colle au personnage à toutes les étapes de sa vie, qui le mène vers la question essentielle : trouver du sens à ce qu’il fait. Sur scène, de l’espace, physique et mental, un grand plateau, de la terre et des écorces au sol, et un minimum d’éléments : une chaise, un escabeau, un paravent côté cour où des ombres apparaissent, des livres, comme des révélations pour Mehdi. Beaucoup de signes s’inscrivent dans le clair-obscur du plateau, et l’intensité du récit donné par le comédien qui décline en sous-teinte les inégalités économiques, sociales et culturelles, la réussite sociale, l’accélération du temps et du rendement dans une atmosphère à la fois simple et sophistiquée et de superbes images à la clé (création lumière Vyara Stefanova, création sonore Frédéric Minière, création costumes Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel). C’est un parcours initiatique fait de chaos et d’émerveillement, de chutes et de résurrections. On connaît Radouan Leflahi notamment à travers les mises en scène de David Bobée – Roméo et Juliette, Lucrèce Borgia, Peer Gynt, Elephant man. Il est avec Kolizion, magnifique dans sa présence et raconte avec tendresse, magnétisme et dans une rare intensité, la vie, dans tous ses reliefs.

Nasser Djemaï, auteur et directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry le met en scène avec talent. Il avait écrit et interprété lui-même en solo Une étoile pour Noël, qui a tourné entre 2005 et 2012, avant d’écrire et de monter des spectacles, comme entre autres Invisibles sur la mémoire des Chibanis dont il avait collecté la parole et, plus près de nous en 2022 Les Gardiennes ou le Nœud du tisserand, sur la vieillesse. Le tandem qu’il forme avec Radouan Leflahi, à partir d’un texte où l’acteur est aussi conteur, nous mène dans une réflexion sur la construction de la personnalité selon le groupe social auquel on appartient et les choix de vie, posant la question vitale et métaphysique du sens des choses.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2024

Avec : au TQI, Radouan Leflahi, et en tournée, Radouan Leflahi en alternance avec Adil Mekki. Dramaturgie Marilyn Mattei – assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda – scénographie Emmanuel Clolus – création lumière Vyara Stefanova – création sonore Frédéric Minière – création costume Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel. Le texte est publié chez Actes Sud Papiers.

Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre dramatique national du Val-de-Marne – Manufacture des Oeillets – 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry, RER C / Ivry-sur-Seine – tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : MC2 Grenoble, Scène nationale, du 4 au 7 février 2025 – Les Passerelles, scène de Paris/Vallée de la Marne, à Pontault-Combault, le 7 mars 2025 – Théâtre Joliette, scène conventionnée, à Marseille, du 20 au 22 mars 2025 – Scène de Bayssan, scène en Hérault, à Béziers, du 25 au 30 mars 2025 – Théâtre de Sartrouville et des Yvelines/CDN, du 3 au 4 avril 2025 – Théâtre de Nîmes, scène conventionnée, du 9 au 11 avril 2025.