Archives mensuelles : décembre 2024

Le Soulier de satin

ou Le pire n’est pas toujours sûr, de Paul Claudel – version scénique, mise en scène et scénographie Éric Ruf, costumes Christian Lacroix. Avec la troupe de la Comédie-Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Quand le spectateur pénètre dans la Salle Richelieu, le plateau est brut et profond, les câbles visibles. Une passerelle, point d’entrée et de sortie tout au long du spectacle, enjambe la salle dans toute sa longueur au-dessus des fauteuils velours, et permet aux acteurs de venir au-devant des spectateurs pour les accueillir et échanger avec eux quelques mots. L’atmosphère est celle d’une ville méditerranéenne.

Côté cour, une poignée de musiciens qui, à certains moments se mêleront aux acteurs, (Vincent Leterme au piano et à la direction musicale, Aurélia Bonaque Ferrat au violon, Merel Junge au violon, euphonium et trompette, Ingrid Schoenlaub au violoncelle). La troupe se recentre autour d’un magnifique chant choral qui donne le coup d’envoi du spectacle, il y aura d’autres chants polyphoniques, tout aussi puissants, à certains moments. Nous entrons dans cette odyssée poétique, philosophique, épique et labyrinthique de Paul Claudel – diplomate, poète et Académicien – odyssée en quatre journées, quatre parties qui s’étirent sur une trentaine d’années pendant la Renaissance espagnole et la conquête du Nouveau Monde. Galions et caravelles nous mènent de la Cour d’Espagne à celle du vice-roi roi de Naples, passant par Mogador et la pleine mer au large des Baléares.

© Jean-Louis Fernandez (2)

Pour les représenter, Éric Ruf, metteur en scène et administrateur de la Comédie Française, signant avec ce Soulier de satin son dernier spectacle avant de passer le témoin, convoque une diversité de langages scéniques : de superbes toiles et tulles peints, montrant la multiplicité des géographies et la luxuriance des forêts, la narration, avec adresse et clins d’œil aux spectateurs permettant de les guider à travers les états d’âme des personnages, la farce et le mode burlesque, comme sur des tréteaux, dans la distance d’avec le lyrisme du texte. La place de la langue, la place du corps, les variations dans l’interprétation magique de la troupe, les extraordinaires costumes, tout concourt à la réussite de ce travail.

Après avoir croisé Don Rodrigue (Baptiste Chabauty) échoué sur la côte africaine, Doña Prouhèze (Marina Hands) lui voue un amour absolu à en perdre la raison, amour réciproque. Épouse de Don Pélage, juge de son métier et gouverneur général des Présides (Didier Sandre), Prouhèze se place dans les mains de la Vierge cherchant à détourner la tentation de l’infidélité. Une grande icône magnifiquement peinte descend des cintres, elle y accroche son soulier de satin rouge dans une prière : « Si je m’élance vers le mal, que ce soit du moins avec un pied boiteux… » La symbolique est forte si l’on se projette jusque dans la quatrième journée de la pièce, au cours de laquelle le vieux Don Rodrigue deviendra lui-même le boiteux, en même temps que le marchand d’icônes.

Convoitée par un cousin de Don Pélage partant en mission, Don Camille donne rendez-vous à Prouhèze à Mogador où il doit rejoindre son commandement (Christophe Montenez). Sous la bonne garde de Balthazar (Laurent Stocker) et de son ange gardien qu’elle n’écoute guère (Sefa Yeboah), la jeune femme qui n’a de cesse de penser à son amoureux, réussit à lui envoyer un message, lui donnant rendez-vous dans une auberge de Catalogne, au bord de la mer. Mais cette rencontre n’aura pas lieu car sur le chemin de Compostelle Rodrigue est blessé par de faux pèlerins – qu’on aperçoit à l’arrière-plan de la scène, s’éclairant aux flambeaux. Prouhèze réussit à s’enfuir au clair de lune, franchissant haies et fossés de ronces et d’épines pour se rendre au château de Doña Honoria où Rodrigue, mourant, est transporté. Autour de Balthazar entouré de paysans, les agapes vont bon train, mais au cours de son frugal repas, une balle le transperce.

© Jean-Louis Fernandez (3)

La seconde journée débute chez Doña Honoria, dans son château, situé au milieu de la Sierra (Danièle Lebrun), elle est au chevet de Rodrigue, son fils. Prouhèze s’interdit la chambre du malade qui comme elle, habite « les escaliers du délire. » Dans une grande salle du Palais de l’Escurial, reprenant la situation en mains Don Pelage décide d’envoyer son épouse prendre le commandement de Mogador où Don Camille est soupçonné de jouer double jeu. Parallèlement, une scène savoureuse nous mène au cœur de la forêt vierge sicilienne où Doña Musique, nièce de Don Pélage (Edith Proust en alternance) rescapée d’un naufrage et assez déjantée, passe la nuit auprès du vice-roi de Naples (Birane Ba, qui fut aussi le premier serviteur de Rodrigue, personnage digne de la Commedia dell’arte). À peine rétabli, Rodrigue prend la mer dans le sillage de Prouhèze, chargé de porter une lettre au nouveau commandeur de Mogador. « Où qu’elle soit, je sais qu’elle entend les mots que je lui dis… » Quand il arrive à bon port, Prouhèze ne le reçoit pas et n’ouvre pas même la lettre royale dont il est chargé. Elle se contente d’écrire au dos, en guise de réponse : « Je reste, partez ! »

Après des passes d’armes dignes de certains lazzis, qui font le lien dans un texte finement aménagé pour passer de onze heures à huit heures de spectacle tout en gardant la notion d’intégrale, on entre dans la troisième journée qui se situe dix ans plus tard. Doña Musique a épousé son vice-roi de Naples et part à Prague, enceinte du futur Jean d’Autriche, prêtant à une scène assez comique. Devenue veuve de Don Pélage Doña Prouhèze s’abandonne à Don Camille qu’elle n’aime pas, et l’épouse. Vice-roi des Indes occidentales, Don Rodrigue vit une vie austère et d’ennui, à Panama. Autour de lui, Doña Isabel, sa maîtresse (Florence Viala qui est aussi narratrice du spectacle), rêve de se venger et jure sa perte. À la folie amoureuse de Rodrigue répond celle de Prouhèze, qui perd pied, seule à la tête de la forteresse de Mogador. Elle lui envoie une lettre, lui demandant de la délivrer de Don Camille. Cette lettre mettra dix ans à lui parvenir après d’insensés allers-retours. Devenue mythique, elle sera comme une malédiction pour ceux qui la touchent.

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Faute d’en avoir eu connaissance, la réalité sera tout autre. Sur les remparts de Mogador, pourtant, c’est bien elle, Prouhèze qui enlace Rodrigue en une brève étreinte, leur ombre mêlée au clair de lune. Elle présente alors à Rodrigue Doña Sept-Épées, leur fille, (Suliane Brahim en alternance avec Edith Proust), née non de la rencontre des corps qui n’a pas réellement eu lieu, mais du mythe de l’Immaculée Conception, en se souvenant de la conversion de Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, à l’âge de dix-huit ans : « En un instant mon coeur fut touché et je crus ! » écrivait le poète. Doña Sept-Épées, au cri déchirant à l’égard de sa mère : « Ne m’abandonne pas ! » et Rodrigue face à Prouhèze, n’y trouvent aucun écho : « Dis un seul mot et je reste avec toi » avait-il énoncé. Tenue par son ange gardien et malgré la corde qui la bride, Prouhèze exécute une danse de vie et de mort des plus extravagantes, hurlant le nom de Rodrigue. Sa délivrance viendra de son Ange Gardien lui annonçant une mort prochaine. « Adieu Rodrigue, laisse-moi devenir une étoile ! » dit-t-elle dans l’explosion de la citadelle qui emporte Don Camille avec elle.

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Dix ans plus tard, sur la mer, au large des Baléares s’ouvre la quatrième journée du Soulier de satin. Ayant abandonné l’Afrique, entouré de pêcheurs et de matelots, de conquistadors épuisés et des courtisans habituels, la disgrâce est sur Rodrigue qui va payer son abandon de l’Amérique. Une jambe en moins, aussi misérable qu’un saint François d’Assise, il vit de la vente d’images de saints que le Japonais Daibutsu (Christian Gonon) puis Sept-Épées dessinent à ses côtés. La scène se remplit de ces icônes, le portrait de la Vierge au Soulier de satin rouge comme témoin au-dessus de leurs têtes. Le Roi d’Espagne et son Chancelier proposent à Rodrigue de régner en Angleterre, fief dont personne ne veut prendre la charge. Dans une joute verbale grandiose où le second Chancelier (remarquable Didier Sandre) par la langue de bois qu’il utilise, cherche à le convaincre, s’ouvre une séquence pleine d’humour où chaque ministre y va de son couplet. Rodrigue met de telles conditions à son potentiel départ en Angleterre – la sédition de l’Espagne dans la balance – qu’il est accusé de haute trahison et vendu comme esclave. Désenchantée par son père, Sept-Épées s’enfuit avec son amie la Bouchère (Coraly Zahonero) après lui avoir laissé une lettre indiquant qu’elle rejoignait à la nage Jean d’Autriche, son amoureux, fils de Doña Musique, et qu’un signal de bonne arrivée lui serait envoyé par un coup de canon. Mais rien ne vient, une vieille religieuse achète Rodrigue ce céleste clochard en haillons, quand soudain, les trompettes et le coup de canon tant attendu, résonnent.

La dernière image proposée par Éric Ruf est ce retour à la scène première, celle du jésuite, frère de Rodrigue, attaché au mât d’un navire sur le point de sombrer dans l’Atlantique. Cette intégrale du Soulier de satin met en action avec brio le collectif de la Comédie-Française, tant sur le plateau avec les musiciens et la troupe – dont les acteurs et actrices tiennent tous plusieurs rôles – qu’autour, à partir de tous les actes artisans et de création qui font que le spectacle existe : réalisation de la scénographie et des toiles peintes, des lumières, des costumes. Une mention spéciale aux costumes de Christian Lacroix, véritables œuvres d’art avec leurs bandes de tissus délicatement juxtaposées, leurs velours dégradés brun, rouge et ocre, les plis, les fronces, les appliqués et broderies, les collections de petits boutons soigneusement alignés, les rubans entrelacés, les savants imprimés, les plumes et chapeaux. Tout est raffinement et sert cette Renaissance espagnole aux larges fraises, partagées avec les spectateurs à qui on a distribué de petites pochettes qu’on les invitera à ouvrir, et qui, comme les acteurs, porteront autour du cou leur fraise comme signe d’appartenance à la cour du Roi d’Espagne.

© Jean-Louis Fernandez (6)

On ne monte pas souvent le Soulier de satin, pièce écrite entre 1921 et 1925, éditée en 1929 et mise en scène partiellement et pour la première fois par Jean-Louis Barrault en 1943, qu’il a reprise de nombreuses fois en version intégrale, dont en 1980 au théâtre d’Orsay et plus tard à l’Odéon, qu’il dirigeait. Antoine Vitez en a présenté en 1987 une version intégrale qui a fait date, avec ses douze heures de spectacle sans interruption dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, suivie d’une reprise au Théâtre national de Chaillot dont il était directeur. Cette version scénique, quoique de lecture bien différente, garde une parenté avec celle d’Éric Ruf, notamment par deux acteurs : Didier Sandre, ici Don Pélage, était alors Don Rodrigue et Ludmila Mickaël était Doña Prouhèze. Aujourd’hui sa fille, Marina Hands, se glisse dans le rôle avec une grande frénésie, pour servir une histoire d’amour et de rencontre ratée avec Don Rodrigue, qu’interprète Baptiste Chabaut, contraint à un certain renoncement. Dans ce monde de la passion et de l’interdit, proche de la biographie-même de Claudel, le metteur en scène prend une position guerrière, éloignant le pathétique et la douceur.

Claudel déclarait que « le désordre est le délice de l’imagination. » Éric Ruf sait ordonnancer ce désordre avec subtilité et dans la complicité du public, comme jamais à la Comédie-Française. Par la passerelle qui traverse la salle, pièce maîtresse de sa scénographie, il évoque aussi le Japon où Claudel écrivit une partie de ce Soulier de satin, et sur laquelle, comme dans le Nô,  apparaissent les personnages, glissant sous les projecteurs. Alors laissons-nous voguer dans la cosmogonie claudélienne annoncée en début de spectacle : « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouvez pas amusant qui est le plus drôle. »

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024

Avec : Alain Lenglet le Père jésuite, Don Fernand, l’Alférès, Don Ramire et le Frère Léon – Florence Viala Doña Isabel, l’Annoncière et l’Actrice – Coraly Zahonero Jobarbara et la Bouchère – Laurent Stocker Don Balthazar, l’Archéologue, Almagro et le second Roi d’Espagne – Christian Gonon Sergent napolitain, le Capitaine, Don Léopold Auguste et le Japonais Daibutsu – Serge Bagdassarian l’Annoncier, le Roi d’Espagne, Don Rodilard et Don Mendez Leal – Suliane Brahim* Doña Sept-Épées – Didier Sandre Don Pélage et le second Chancelier – Christophe Montenez Don Camille – Marina Hands Doña Prouhèze (Doña Merveille) – Danièle Lebrun le Chancelier, Doña Honoria, le Chambellan et la Religieuse – Birane Ba le Chinois, le Vice-Roi de Naples et un soldat – Sefa Yeboah l’Ange gardien et un soldat – Baptiste Chabauty Don Rodrigue – Edith Proust*  Doña Musique (Doña Délices) et Doña Sept-Épées (* en alternance) – les comédiennes et le comédien de l’académie de la Comédie-Française : Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper/soldats, officiers, serviteurs, seigneurs, courtisans, ministres – les musiciens : Vincent Leterme, piano et direction musicale – Aurélia Bonaque Ferrat, violon – Merel Junge, violon, euphonium et trompette – Ingrid Schoenlaub, violoncelle – Lumière Bertrand Couderc – son Samuel Robineau de l’académie de la Comédie-Française – travail chorégraphique Glysleïn Lefever – collaboration artistique Léonidas Strapatsakis – assistanat à la mise en scène Alison Hornus et Ruth Orthmann – assistanat aux costumes Jean Philippe Pons et Jennifer Morangier de l’académie de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Aristeo Tordesillas – assistanat à la scénographie Anaïs Levieil – assistanat aux costumes Aurélia Bonaque Ferrat – Visuels © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française : 1. Doña Prouhèze (Marina Hands) et Don Camille (Christophe Montenez) – 2. Don Rodrigue (Baptiste Chabauty) – 3. Doña Prouhèze et Balthazar (Laurent Stocker) – 4. Le Roi d’Espagne (Serge Bagdassarian) – 5. Doña Isabel (Florence Viala) – 6. Don Pélage (Didier Sandre) et Doña Honoria  (Danièle Lebrun) – 7. Le Chinois, serviteur de Don Rodrigue (Birane Ba).

© Jean-Louis Fernandez (7)

Du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025 à la Comédie-Française, Place Colette. 75001. Paris – métro Palais Royal – La pièce est montée en intégrale, horaire exceptionnel de 15h à 23h30, avec deux entractes et une pause de 18h30 à 20h – site : www.comedie-francaise.fr – tél. : 01 44 58 15 15.

Pour chaque représentation de la Salle Richelieu, entre 65 et 85 places à 5 euros (visibilité réduite) sont disponibles une heure avant le début de la représentation sans réservation, auprès du Petit Bureau (guichet extérieur rue de Richelieu) – Tous les lundis, Salle Richelieu, 85 places sont offertes aux moins de 28 ans, une heure avant le début de la représentation, sans réservation (1 place à visibilité réduite par personne, sur justificatif, dans la limite des places disponibles) auprès du Petit Bureau (guichet extérieur rue de Richelieu) – Avec le mécénat de la Caisse d’Épargne Ile-de-France.

Le Dernier Voyage (Aquarius)

Spectacle du Collectif F71 / La Concordance des Temps – texte et mise en scène Lucie Nicolas – Regard dramaturgique Stéphanie Farison – Vu à la MC 93Bobigny.

© Alain Richard

Fondé en 2004, le Collectif F71 se réinvente au fil du temps et de l’évolution de sa philosophie. Il présente des spectacles multiformes, grands ou petits formats s’adaptant à tous types de lieux. Le collectif interroge le réel, sa démarche s’ancre dans l’Histoire et les sujets contemporains et sociaux. Chaque thème appelle une nouvelle écriture scénique qui se tisse à partir d’un travail documentaire approfondi et d’une interaction entre les disciplines.

Avec Le Dernier Voyage (Aquarius), le Collectif s’est penché sur les mécanismes qui sous-tendent le refus de secourir six cent vingt-neuf migrants – récupérés in extrémis sur le navire humanitaire – devant lesquels les pays européens ont détourné la tête. La scène ressemble à un vaste hangar où se multiplient les signaux de détresse à travers les lampes de pupitres, les projecteurs sur poulies ou les lampes frontales. Lumière et son forment la clé de voûte du langage théâtral que déploie le Collectif F71. Un cercle de pieds de micros, des instruments de musique et des enceintes mobiles amplifient le son et la situation, dramatique, dont ils se font l’écho. Lanceurs d’alerte, les acteurs témoignent de tous ceux qui, contraints de fuir leurs pays, ont entrepris un long voyage au péril de leur vie, ceux qui ont travaillé dur ou emprunté là où ils le pouvaient, pour un jour tenter de s’offrir à prix pharaonique une traversée, croyant en leur destinée, en leurs rêves, en un avenir digne et libre. Pour beaucoup trop d’entre eux ce rêve s’échoue au fond de la Méditerranée comme autant de bouteilles à la mer qui ne parviendront jamais à leurs destinataires, leurs familles.

Une grande énergie circule entre ceux qui tentent de les sauver, au risque de tout perdre et de se perdre, le tout pour le tout, dans l’obscurité, la précarité et l’urgence du sauvetage. Le travail proposé par le Collectif F71 construit une dramaturgie de l’enquête où l’impuissance est à la hauteur de la détermination du sauvetage, comme idée fixe, généreuse et obstinée. Lucie Nicolas qui signe le texte et la mise en scène, a recherché les sauveteurs de l’Aquarius pour collecter leurs récits et reconstituer le puzzle, pour comprendre ce qui les anime, leur éthique et l’envergure d’une telle opération qui a duré dix jours, un enfer sur la mer. Elle a mis en écho un travail documentaire et d’archive à partir des dossiers de presse consultés, des déclarations émanant de personnalités politiques et décideurs européens refusant d’accueillir les migrants dans leurs villes sanctuaires, d’images télévisuelles et d’échanges émanant des réseaux sociaux.

Avec l’équipe, Lucie Nicolas a construit comme un oratorio à la mémoire des vivants et des morts, sans didactisme, ni paternalisme, autour des trois équipes qui, répondant aux appels au secours, sont parties les recueillir : l’équipage pour qui le sauvetage est un code d’honneur, SOS médecins et Médecins sans frontières pour tenter de soigner et de garder en vie. On est le 8 juin 2018 et l’Aquarius en est à sa quatrième rotation, le saxophone pour sirène, sonnant pour certains comme un glas.

© Alain Richard

Il y a le temps, le rythme, l’attente et la désespérance. Il y a les fils narratifs qu’elle tisse avec les acteurs (Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel, Lymia Vitte). Tous à leur place comme on l’est sur un navire et avec une grande force, au-delà du côté narratif de la tragédie, ils provoquent la réflexion sur ce que solidarité et fraternité veulent dire. Plus de quarante-huit heures sur des canots à la dérive, une poignée de gilets de sauvetage, quelles priorités imaginer ? « Je me souviens des gens, du premier canot dans le noir, du second aux lumières qui clignotent… des familles qui se cherchent… » Un acteur-rescapé s’adresse au public et raconte le stock de bouteilles d’eau et de nourriture qui diminue, les ports qui ne répondent pas ni n’entendent la détresse et l’urgence. Mettre les femmes et les enfants en sécurité devient l’obsession des sauveteurs, par la recherche d’un port sûr. Sur le bateau elles et leurs enfants le sont, les hommes, eux, sont installés sur le pont. Une violente lumière nous fait face, sorte de mirador fouillant la mer ou sondant les consciences. Les micros se sont regroupés au centre du plateau, leurs fils ressemblent aux cordages des embarcations. Le refus de Malte, l’Italie qui annonce fermer ses ports, la France qui ne bouge pas, l’Union Européenne, tous sont appelés. Face au désarroi les politiques dégainent leurs arguments et s’empoignent, leur électorat en bandoulière, et malgré les conventions maritimes existant, les mails restent sans réponse.

© Alain Richard

La tension monte tout au long du spectacle où le spectateur fait la traversée avec eux, la théâtralisation est subtile et s’inscrit dans la justesse, en écho aux nouvelles transmises par les journalistes, dont un certain nombre sont tristement banalisées. Après le bruit et la fureur, la panique à bord qui s’est emparée de tous, Pedro Sánchez annonce qu’il accueillera l’Aquarius à Valence. Immense soulagement pour tous, sauveteurs et migrants, les mal-aimés, les exilés… Mais pourquoi donc quitter son pays ? L’un raconte sa quête d’une vie acceptable, le rançonnement au départ auprès de nombreux réfugiés, au Niger, en Turquie, en Libye, le chantage, la torture, les sévices sexuels. Une corne de brume sonne quand le bateau passe la ligne du port et s’amarre. Une logistique importante est en place avec des tentes, la police, des médecins et des avocats. Sauveteurs et rescapés se disent au revoir se souhaitant « tout le meilleur pour l’avenir » même si rien n’est ni décidé, ni réglé.

Ce fut le dernier voyage de l’Aquarius que SOS Méditerranée a renoncé à affréter ensuite, faute de volonté politique, aucune nation ne lui ayant concédé de nouveau pavillon. C’est la trace d’un combat mené par ceux qui croient que chaque vie est égale et précieuse, et c’est extrêmement bien réalisé.

Brigitte Rémer, le 23 décembre 2024

© Alain Richard

Avec : Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel, Lymia Vitte. Création lumière Laurence Magnée – composition musicale et sonore Fred Costa – dispositif scénographique et sonore Fred Costa et Clément Roussillat – régie générale et son Clément Roussillat – costumes Léa Gadbois Lamer – construction Max Potiron – collaboration artistique Éléonore Auzou-Connes – stagiaires Julie Cabaret, Anaïs Levieil. Le texte est publié aux Éditions Esse Que. Tournée en cours d’élaboration.

Vu fin novembre à la MC 93/ Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, à Bobigny – sites : www. mc93.com – www.collectiff71.com

4.48 Psychose

Texte de Sarah Kane, mise en scène Florent Siaud, jeu Sophie Cadieux – texte français Guillaume Corbeil – compagnie Les Songes turbulents – au Théâtre Paris-Villette.

© Nicolas Descôteaux

C’est la dernière pièce que Sarah Kane écrit, en 1999, depuis le lieu où elle est hospitalisée, frappée par un puissant mal de vivre. Elle annonce le geste qu’elle prépare, au bout de sa nuit, donnant au texte un côté testamentaire : « A 4h48 quand le désespoir fera sa visite je me pendrai au son du souffle de mon amour. » Elle a vingt-huit ans et passera à l’acte. Rien ne l’arrêtera.

Sarah Kane laisse cinq pièces de théâtre, toutes expriment une même violence. Anéantis, la première, présentée au célèbre Royal Court de Londres, a profondément choqué et fait scandale, par sa barbarie. L’Amour de Phèdre, dont elle avait signé la mise en scène, au Gate Theatre, un petit théâtre situé au-dessus d’un pub, avait attiré un énorme public dont la moitié ne pouvait pas même entrer. Ont suivi Purifiés, puis Manque, sa quatrième pièce, un long poème inspiré de The Waste Land/La Terre Vaine, de son compatriote T.S. Eliot : «Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière…»

4.48 Psychose est présentée dans une nouvelle traduction de l’écrivain québécois, Guillaume Corbeil, qui met en exergue une sorte d’humour cynique de l’auteure, qui se regarde et qui parfois se distancie d’elle-même, se fragmente, comme le texte est fragmenté. « À quoi je ressemble ? à l’enfant de la négation » formule-t-elle. Cette pièce ultime de Sarah Kane est le monologue intense d‘une femme à l’extrême limite de sa vie, entre lucidité et clairvoyance détournée, délire et folie. Elle débute par quelques bribes d’un entretien avec le psy. « Mais vous avez des amis… Qu’offrez-vous à vos amis pour qu’ils soient un tel appui ? » Elle se moque des psys : « Dr Ci et Dr Ça et Dr C’estquoi qui fait juste un saut, et pensait qu’il pourrait aussi bien passer pour en sortir une bien bonne… » Pour elle tout est souffrance, son texte est un long cri. « J’étais capable de pleurer avant mais je suis maintenant au-delà des larmes… je fonce vers ma mort… »

Elle consigne sur des feuilles tout ce qu’elle ne peut ni ne veut plus faire, « Je ne peux pas manger, je ne peux pas dormir, je ne peux pas penser… » elle écrit ce qui pourrait s’assimiler au contenu de son dossier médical, les symptômes, le diagnostic, « chagrin pathologique », ses humeurs, ses affects, la liste des médicaments et leurs effets secondaires. Elle est son propre terrain d’expérimentation. « Patiente menaçante et peu coopérative, pensées paranoïdes… » Dans le texte certaines expressions reviennent en boucle, le vocabulaire se resserre, se répète : « brille scintille cingle brûle tord serre effleure cingle brille scintille… »

La comédienne québécoise, Sophie Cadieux, empoigne le rôle comme une guerrière, et épouse le geste de la lanceuse de javelot, au plus loin de ses forces. Elle déploie une belle énergie et dégage une force de persuasion et de conviction, jouant le combat de l’ange déchu, entre la vie et la mort attendue. Florent Siaud qui développe son travail entre l’Europe et le Canada a mis en scène la pièce en 2016 à Montréal, puis en 2018 dans ce même Théâtre Paris Villette avant de la reprendre cette année, avec la même actrice, Sophie Cadieux. Il met l’accent sur une certaine sensualité et tous les sentiments brouillonnés et mêlés, qui la dépassent, sur son combat face à ses démons. Des voix secrètes et intérieures l’assaillent, elle est dans la lutte avec l’autre, avec ELLE.

© Nicolas Descôteaux

Christian Benedetti a mis en scène 4.48 Psychose en 2001, deux ans après la disparition de l’écrivaine, dans l’interprétation d’Hélène Viviès, il l’a reprise, à différents moments. « Il faut une actrice capable d’arrêter le temps ou de changer l’espace avec un regard » disait-il. Claude Régy l’a montée en 2002 avec Isabelle Huppert, chacun proposant une vision de ce sujet diffracté. Dans le travail de Florent Siaud, même suspension du temps, quelques images de l’actrice en gros plans (de David B. Ricard) traversent une scénographie labyrinthe (signée Romain Fabre) qui se déplie dans la dernière partie du spectacle et serait comme les dédales de l’esprit ou les sinuosités du conscient et de l’inconscient. Des fils rouges font écran, le vermillon des lumières domine autour de l’actrice vêtue de blanc, qui nous interpelle avant son geste et son retour à la terre-mère.

Au fil de la pièce, les phrases se raréfient, les trous dans la page augmentent. Ne restent que quelques mots orphelins qui tombent comme flocons de neige. Les derniers mots de 4.48 Psychose, « s’il vous plaît levez le rideau » sont tout le contraire de ceux qui fermeraient un spectacle et demanderaient de baisser le rideau, comme un dernier coup de projecteur sur sa tragédie.

Brigitte Rémer, le 15 décembre 2024

Texte de Sarah Kane, mise en scène Florent Siaud, jeu Sophie Cadieux – texte français Guillaume Corbeil. Scénographie et costumes Romain Fabre – lumières Nicolas Descôteaux – vidéo David B. Ricard – conception sonore Julien Éclancher – assistanat à la mise en scène Valéry Drapeau.

Du 27 novembre au 7 décembre 2024, mardi, mercredi, jeudi et samedi à 20h, vendredi à 19h, dimanche à 15h30, au Théâtre Paris-Villette, 211, avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. 01 40 03 72 23 – site : www. theatre-paris-villette.fr – En tournée : 10 et 11 décembre 2024, Espace Jean Legendre, Compiègne – 28 et 29 janvier 2025, Théâtre de la Ville, Longueuil, Québec (Canada).

On n’a pas pris le temps de se dire au revoir 

Écriture, mise en scène et interprétation Rachid Bouali – compagnie La langue Perdue – au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du cycle Exil et Diaspora.

© Mathis Bouali

Rachid Bouali met en carton les bons moments vécus avant qu’ils ne s’effacent. Né en France il a habité une petite maison du quartier de la Lionderie, à Hem, située entre Lille et Roubaix, avec sa famille venant d’Algérie. Au moment où ce quartier est rayé de la carte pour raison de rénovation au titre du nouveau programme national de renouvellement urbain, son père, qu’il nomme avec beaucoup de tendresse mon petit papa, achève sa vie à l’hôpital.

L’acteur-auteur met en parallèle les deux événements, celui de la mort de la Cité de Transit qu’il a habité et qui porte ses souvenirs d’enfance, et celui de l’arrivée de son père en France, sur laquelle son petit papa ne s’est jamais vraiment exprimé. « Ça y est, les ordres sont donnés, les bulldozers avancent, l’effacement de ma cité a commencé… Maudite coïncidence ! J’ai d’un côté mes souvenirs d’enfance qui s’ensablent et de l’autre petit papa qui s’enruine lentement à l’hôpital. » Les murs sont porteurs de lumière, de l’enfance. « Mais qu’est-ce qui va me rester de tout ça ? Attends, petit papa, raconte-moi. »

© Mathis Bouali

La scénographie de lumière dessine des rectangles au sol et sur le mur du fond. En même temps les mots d’amour au père sont lumineux. Et Rachid Bouali, à la recherche de son identité, écoute le cœur des douze collines de Kabylie à travers le dernier souffle de son père. Il apprend quelle fête ce fut quand un logement digne de ce nom lui fut attribué pour sa famille, petite maison de la cité de transit, un mot que l’auteur ne savait pas décoder. Ce fut pour lui Versailles, loin des logements insalubres de l’arrivée en France qui pénétraient de leur humidité les corps et la pauvreté, ces maladies de la misère.

Rachid Bouali se souvient de l’enfance et plusieurs anecdotes sont au bout de sa plume, comme ce jour où sa mère lui racontant les tatouages, dessine sur ses mains au henné une étoile et un croissant de lune. Les mains de l’enfant provoquent sa honte à l’école le lendemain, où certains ne manquent pas de le moquer brutalement. Ses parents ne se sont d’ailleurs jamais autorisés à entrer à l’école, ils n’ont pas osé. Et l’enfant a entendu des propos racistes venant tant d’enfants peu réceptifs à la mixité que de certains professeurs. À l’époque on ne changeait pas de pays mais seulement de département… !

© Mathis Bouali

Et on place souvent le père face à son statut d’arabe et de maghrébin, lui, l’immigré de la 2nde Guerre Mondiale. Il a tellement intégré son statut que, quand une dame passe devant lui avec arrogance, à la CAF, sa peur lisible dans les yeux, il n’ose pas même défendre son tour, au grand dam de son fils. « On n’est pas chez nous… » a-t-il entendu toute sa jeunesse. Et Rachid Bouali constatant : « On nous regarde comme des gnous, chez nous, chez vous, deux terres pour une même famille… »

Le père transmet au fils ce qu’il a entendu dans son pays quand les militaires français répandus jusque dans les moindres oliveraies et oueds se distinguaient par leurs ordres agressifs et violents : « Massacrez-moi tout ça… ! » en même temps qu’ils ordonnaient qu’on leur serve un méchoui. L’acteur danse sur un fond de scène en feu pour dédramatiser la séquence qui n’en est pas moins violente, avec cette politique de grand remplacement sous couvert de dépossession des terres et d’interdiction de tout rassemblement familial. Et dans une montée dramatique bien construite, l’acteur rapporte le massacre de Sétif le 8 mai 1945 dans le département de Constantine, avec ses trente-mille morts en réponse aux manifestations nationalistes et indépendantistes, sur fond de colonisation française. Un chant arabe traverse le plateau, petit moment d’oxygène.

© Mathis Bouali

La figure du père mâchonnant la chemma, ce tabac à priser ou à chiquer, parcourt tout le spectacle. Il raconte à son fils son recrutement en Algérie, « T’a des mains d’ouvriers ! » lui a-ton dit. Et il convainc sa femme : « Je pars le premier, la famille rejoindra après… » Il raconte, et le fils joue le père, l’arrivée en France, les bidonvilles. « On a reconstruit une vie pour vous » dit-il. Petit à petit, s’éloignant de nos ancêtres les Gaulois, des poilus de 14/18 et du gaz moutarde appris, Rachid Bouali, entre dans la richesse de sa culture kabyle, une des communautés berbère ou amazigh – dont la traduction est homme libre – d’Algérie, reconnaissant le courage de ses parents.

Pour ne pas tomber dans l’oubli, l’auteur-acteur honore son père par le récit qu’il fait de sa vie, mis en miroir avec celui de la mort de sa Cité, à Hem, pour lui, comme la mort de l’enfance. « Adieu mon petit papa, adieu ma cité… Aujourd’hui, quand on me demande quelle est ma langue maternelle, je réponds naturellement le français, et pourtant, la langue de mes parents était le kabyle », son acte de foi.

On n’a pas pris le temps de se dire au revoir pose la question de l’appartenance et de l’identité. Conteur de sa propre histoire, Rachid Bouali porte la voix de ses parents, de ses ancêtres blessés. Le récit est rapporté avec simplicité, éclaté, comme les espaces qu’il crée sur la scène, comme sa culture. Il habite le plateau avec retenue et précision et par son histoire personnelle remonte le temps et participe d’une réflexion sur ce sujet douloureux de la guerre d’Algérie et des ruines de la colonisation.

Il n’en est pas à son coup d’essai. Après une formation chez Jacques Lecoq, Rachid Bouali crée ses spectacles depuis une vingtaine d’années, cherchant entre la narration et le théâtre. ll a créé sur cet axe, entre autres, une trilogie : Cité Babel en 2005, Un jour j’irai à Vancouver en 2009, Le jour où ma mère a rencontré John Wayne en 2012, et travaille sur la collecte de paroles et les arts du récit. Son spectacle est puissant et salutaire pour tous.

Brigitte Rémer, le 12 décembe 2024

Écriture, mise en scène et interprétation Rachid Bouali – collaboration artistique Olivier Letellier – création lumière Pascal Lesage – compagnie La langue Perdue.

Du 10 au 21 décembre 2024 à 19h (relâche les 15 et 16 décembre), Théâtre de la Concorde, 1/3 avenue Gabriel. 75008. Paris – tél. : 01 71 27 97 17 – site : www.theatredelaconcorde.paris – métro : Concorde – En tournée : 6 février 2025 à 14h00 et 20h00 et 7 février à 10h00, Le Quai des Arts, Veynes (Hautes-Alpes) – 21 février à 20h00, Théâtre Charcot, Marcq en Baroeul (Nord) – 6 mars à 14h30 et 20h00, L’Escapade, Hénin Beaumont (Pas de Calais) – 13 mai à 20h00, 14 mai à 19h00, 15 mai à 10h30 et 20h00, Centre Dramatique National La Manufacture, Nancy (Meurthe et Moselle) – 26 juin à 20h00, Théâtre traversière, Paris 75012 – juillet 2025, Festival Off à Avignon (à confirmer).

Vendrán días mejores / D’autres jours viendront

L’exil et la mémoire, chronique théâtrale – dramaturgie, mise en scène et mise en écriture, Andrea Castro – textes tirés du livre Archéologie d’un rêve, Théâtre Aleph, Chili 1966-1976 La mémoire et l’exil par Luis Pradenas – musiques originales et direction musicale, Anita Vallejo – création et montage sonore et visuel, Alma Kerouani – au Théâtre El Duende / Ivry-sur-Seine.

© i-comme image

Le 11 septembre 1973 au Chili fut un véritable séisme menant à l’effondrement brutal du pays : la démocratie piétinée et qui vole en éclats, avec l’entrée en scène du dictateur Pinochet et de ses sbires, dictée par la main du président Nixon et la CIA. C’est un assassinat politique pur et simple. Encerclé par les putschistes dans le Palais de la Moneda, le président Salvador Allende sous couleurs de l’Union Populaire et des coalitions de gauche, met fin à ses jours, se tirant une balle dans la tête dans le Salon Independencia du Palais de la Moneda. Sombre part de l’Histoire. Anita Vallejo avait vingt-trois ans. Dans la période dictatoriale et sanglante qui suivit, Oscar Castro, son compagnon et père de ses enfants est arrêté, torturé et déporté dans les camps de concentration avec d’autres compagnons de route, et comme des milliers de Chiliens. Ceux qui le peuvent s’exilent. Il y aura de nombreux disparus.

© Frédéric Blaise

Musicienne et comédienne, cofondatrice du Théâtre Aleph à Santiago avec Oscar Castro, Anita Vallejo se souvient, quand un an après la mort d’Allende, le 24 novembre 1974, la police politique de Pinochet vient arrêter Oscar. Libéré deux ans plus tard, la famille est contrainte à s’exiler et trouve refuge à Paris. Là, ils re-fondent le théâtre Aleph avec d’autres exilés, toujours sur le même concept de création collective. Ils sont accueillis par Ariane Mnouchkine et le théâtre du Soleil à la Cartoucherie, où ils présentent leur première création française, L’exilé Mateluna, spectacle devenu emblématique. Ivry-sur-Seine sera ensuite leur territoire de travail où le Théâtre El Duende succède au Théâtre Aleph, en 2000.

Dans D’autres jours viendront c’est Andrea Castro, la fille d’Anita, qui élabore la dramaturgie et rassemble les témoignages et les écrits. Alma, la petite-fille française née en 1997, la questionne et cinquante ans plus tard Anita Vallejo raconte. « L’important ce soir, ce n’est pas que tu te souviennes parfaitement de tout. L’important c’est que tu nous racontes et ainsi, faire mémoire » dit Alma à sa grand-mère. Anita est au centre du plateau où elle égrène sa vie sur portée musicale. Trois petites notes ouvrent le spectacle pour une dédicace à l’attention des disparus. Elle ne quittera pas le centre de la scène, elle est au cœur, elle est le chœur du récit. Alma, à certains moments, lui fait face. Tous les instruments, essentiellement placés côté cour, l’entourent et racontent à leur tour : trompette et contrebasse, flûte, guitare, trombone et percussions.

On part d’un coup de sonnette à la porte de la maison familiale, ce 24 novembre 1974 à Santiago. « Dans mon souvenir c’était un jour de fête… On buvait, on déconnait, on était irrévérencieux. » Soudain la réalité débarque avec les policiers de la Dina. Les conversations et la musique s’arrêtent. Et le temps se suspend. « Je vois Richi, mon frère, qui recule et les mitraillettes qui avancent par le couloir. » Oscar Castro suit la police. Un chant accompagne la tragédie. « Esta tristeza mía / cette tristesse qui est la mienne… » car la musique et le chant sont consolateurs autant que fédérateurs. Ici la voix se mêle aux instruments. « Alma, mon amour, dit la grand-mère à sa petite fille, quand tu es née j’ai composé une musique qui s’appelle Ninalma en hommage à ma mère et à toi, ma petite fille. »

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Retour au Chili, à la Terre-Mère, titre d’un chapitre. Chili à l’heure de la poésie, des araucarias aux drôles d’épines, des tomates et des empanadas. Sur la grande table, côté jardin, tous s’affairent à la préparation du repas, et on remonte le temps et les fragments de vie. A l’arrière-scène, des images d’actualité se gravent montrant l’espoir d’un peuple et l’engagement de son Président jusqu’à l’étape finale. « Je ne démissionnerai pas » confirme Allende en s’adressant aux travailleurs par l’intermédiaire d’une des dernières radios qui émettait encore. « Je m’adresse à la modeste femme, la paysanne, l’ouvrière. Adieu au peuple. » L’Histoire se rembobine, au son de la guitare et du piano, par les images. Pinochet impose une reddition inconditionnelle que le Président Allende décline, réussissant à faire sortir sa fille et sa sœur de la Moneda avant que le Palais ne s’enflamme. Les militaires crèvent l’écran sous la dictature de Pinochet et l’installation de sa loi martiale.

Images et chapitres défilent entre sidération et terreur générale. La famille Castro tente de sauver quelques livres dont elle remplit sa voiture, acte symbolique, car dans les mains de Pinochet les livres brûlent. On voit des files de gens devant les camps de concentration, cherchant des nouvelles des leurs, comme l’a fait Anita se rendant au camp visiter Oscar. « Dans le bus, à l’aller, tout le monde chantait. Au retour, c’était le silence. » Et les souvenirs douloureux reviennent comme autant de fantômes, celui de Victor Jara, chanteur populaire, auteur, compositeur et interprète dont le dernier poème, inachevé, est écrit en captivité au Stade national où il se trouvait avec plus de cinq mille autres militants pro-Allende, Somos cinco mil. Ce poème ¡Canto qué mal me sales !/ Mon chant, comme tu me viens mal ! passera de mains en mains et parviendra au monde. On écrasa les doigts du guitariste espérant anéantir ses mots et sa musique, avant de le cribler de balles.

Les figures emblématiques chiliennes défilent, quel que fut leur destin, Pablo Neruda, prix Nobel de littérature en 1971et poète signataire entre autres du sublime Canto General, mort le 23 septembre 1973, douze jours après le coup d’état, de manière trouble et encore inexpliquée ; la chanteuse et compositrice Violetta Parra qui remerciait la vie : « Gracias à la vida que me ha dado tanto/ Merci à la vie qui m’a tant donné. » Se souvenir, titre du dernier chapitre de Vendrán días mejores/D’autres jours viendront montre la famille Castro sur une passerelle, ou un balcon. Le spectacle se ferme sur ces quelques mots énoncés : « Je suis Français mais ce n’est pas mon pays. »

Le Théâtre El Duende est un lieu charmant, fait main, une troupe artistique, une coopérative. C’est un lieu de partage, de compagnonnage pour les jeunes compagnies, un lieu de formation et d’actions culturelles, un lieu de diffusion. Avec D’autres jours viendront, la troupe chante son pays, mêlant l’histoire de la famille Castro-Vallejo à la grande Histoire, il est bon de s’en souvenir avec eux. Leur théâtre dit engagé proche du théâtre de tréteaux, appelle la Strada de Fellini et l’univers de Dario Fo, comme celui de Gabriel García Márquez leur compatriote, prix Nobel de littérature en 1982, par le côté réaliste et magique de ses récits dans lesquels s’entrelace son histoire familiale.

Oscar Castro s’en est allé en 2021, la création se poursuit. Anita Vallejo est splendide dans la simplicité de son récit de vie au Chili, fait à la demande de sa petite fille, Alma Kerouani. Une belle énergie et beaucoup de tendresse circule entre les deux femmes de générations différentes, Anita Vallejo assurant la transmission. Le spectacle devient chronique par toutes les actions qui les entourent, par l’équipe d’acteurs et de musiciens, par les images, qui donnent vie à ce moment d’une Histoire collective sombre face à une histoire familiale qui se fond dans une histoire théâtrale. Sur scène comme dans la salle circule une grande émotion.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2024

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Avec : Louise Bauduret, Mathieu Cabiac, Andrea Castro, Sebastian Castro-Vallejo, Alma Kerouani, Mehdi Kerouani, Sebastien Naud, Anita Vallejo – Musiciens en alternance : Anita Vallejo (piano), Luis Pradenas (guitare et charango), Timothé Durand (basse), Olena Powichrowski (flûte traversière), Jesus Muñoz (violon), Soheil Trabrizi-Zadeih (trompette), Ruben Castro (percussions), Pascal Camors (trombone), Christophe Defays (contrebasse) – création lumière Romain Thomas – scénographie Louise Bauduret – son Vanina Adrover, Deck Oner – conseiller scientifique Antoine Rivière, (historien).

Du 28 novembre au 15 décembre 2024, du jeudi au samedi à 20h30, le dimanche à 17h30, au Théâtre El Duende, 23 rue Hoche, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry (ligne 7) – tél. : 01 46 71 52 29 – site : theatre-elduende.com

HK – Poète en cavale

Spectacle de théâtre musical, écrit et interprété en vers et en chansons par Kaddour Hadadi – chant et accordéon, Claire Bernardot – à La Scène Libre, Paris.

© Karine Music

Quand on entre dans ce petit théâtre plein à craquer, il n’y a pas de feu de bois mais ça sent bon Brassens et Brel. Hugo, Jaurès, Apollinaire, Rimbaud, Louise Michel sont prêts à entrer en scène. L’accordéoniste (Claire Bernardot) vient se poser sur un banc, côté cour, en fredonnant, « ce soir je ne rentrerai pas au port, je pars car je dois changer de décor… »

 Arrive sur scène côté jardin, le comédien Kaddour Hadadi, dit HK, portant une caisse plus grosse que lui, sa maison sur le dos, son théâtre imaginaire, sa bibliothèque, sa vie. Il en sort quelques vêtements qu’il accroche au porte-manteau placé derrière lui, de précieux objets qu’il installe avec soin, comme ses figurines-marionnettes petits formats à l’effigie de Joséphine Baker, Coluche et Georges Brassens qui seront ses témoins, ou ses parrains. Il fait l’inventaire de ses livres et se met à parler du trac qui monte avant un spectacle, comme d’un moment de grâce où l’on se sent prêt à tout, y compris à se défiler.

© Tintin

Justement, évadé du théâtre d’en face en plein spectacle, l’homme est vivement recherché. Reward ! Il fouille dans ses livres, à la recherche d’un texte à jouer ce soir et tombe sur L’Invincible espoir, de Georges Fourneau une histoire de 14/18 et de la guerre des tranchées. Il s’habille d’une capote militaire et d’un calot, prend sa besace en bandoulière. Acte I Scène 1, juste avant la bataille. Il est ce soldat qui mêle les mots empruntés à Hugo, et les larmes. C’est un adieu : « Demain dès l’aube je partirai… » et il introduit la superbe chanson écrite et interprétée par Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? « Demandez-vous belle jeunesse Le temps de l’ombre d’un souvenir Le temps du souffle d’un soupir, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »

HK part au combat, puis fait un casse, en rêve. Il se démobilise et rend son costume militaire : « Moi avant tout j’étais poète, donnez-moi un stylo et du papier à lettres… » Il joue avec les vers, fait référence aux écrivains, aux textes chantés qu’il entrelace à ses écrits, décline des jeux de mots, lance la métaphore, met ses pas dans les traces des artistes. Il tisse la toile de la poésie, c’est du cousu main. « Pour moi la poésie est un regard » déclare-t-il. On pourrait mettre en miroir Léo Ferré, dans Poètes, vos papiers… ! Il fait un détour du côté d’Apollinaire dans les mains de Lou-Andreas Salomé, « Lou, si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur… » On croise aussi la Joséphine de Bashung, et toute une série de portraits qu’on aime à revoir.

@ Karine Music

Puis le comédien reprend la trame de son livre d’images. L’Invincible espoir, Acte II Scène 1. On frappe à la porte, la maréchaussée scrute et traque le poète. « Je ne demande pas la lune… Ne m’enlevez pas mes poèmes, ne me prenez pas mes chansons. » Il écrase du pied la délation comme on écrase un mégot, méprise ceux qui « examinent les poubelles dans la petite ruelle sur laquelle donne l’entrée des artistes » puis, en compagnie de Rimbaud et armé de sa masse retrouvée dans la caisse, se transforme en forgeron, casquette et tee-shirt noir. « Nous allions au soleil, front haut, – comme cela -, dans Paris accourant devant nos vestes sales. Enfin ! Nous nous sentions Hommes… » Il fait l’éloge de la campagne, des cultures, raconte la Bastille. II est le peuple. Et signé du ministère des Affaires Populaires, Comme un air de révolution, nous rattrape, chanté par l’accordéoniste qui avec HK a dessiné ce parcours, impertinent et salutaire, poétique et véridique.

© Tintin

Tournez manège ! Portant un chapeau de paille d’Italie, le poète cherche sa place, déjoue la censure, fait tourner les têtes, sillonne le monde de bal en bal, et stationne devant son téléphone devenu muet. Il raconte ses galères dans la rue, feuillette ses livres, tombe sur le poème de Paul Éluard, Liberté, j’écris ton nom, ramasse les feuilles mortes. D’espoirs en désespoirs et de textes en chansons, du dit à la psalmodie, de l’accordéon à la déraison, HK circule jusqu’à ce qu’un gyrophare le repère. Pour toute arme son stylo et son carnet, pour compagnie l’accordéoniste qui reprend ce qu’elle fredonnait au début du spectacle : « Ce soir je ne rentrerai pas au port, je pars car je dois changer de décor… » Lui, l’homme en cavale, auquel se substitue une figure à son effigie, est déjà sorti par l’entrée des artistes après avoir lâché : « Nous sommes le monde de demain. »

Auteur-compositeur-interprète, Kaddour Hadadi trouve son inspiration aux quatre coins du monde et la restitue avec tendresse et malice. Il s’empare aussi des mots d’autres poètes et les polit comme des pierres précieuses, ainsi ceux de Claude Darnal, nordiste comme lui, venant de Douai, lui de Roubaix : « Dans une vieille caisse en bois Qui vient de Samoa Je vais faire un trois-mâts… Tant mieux si la route est longue, je ferai le tour du monde… » Et HK convoque le fantôme de Shakespeare : « Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles… »

Poète en cavale est de la belle œuvre signée Kaddour Hadadi qui construit avec ses mots, ses rythmes et ses idéaux, et qui butine de poème en poème à la recherche d’une toison d’or. C’est un manifeste contre l’arrogance, une ode à l’irrévérence et aux utopies, celles qui l’habitent et sont son oxygène, la liberté d’expression et le vivre-ensemble. Autour de lui, il observe, dénonce injustices et cirque médiatique, interprète et rappelle ce que vivre et chanter veut dire.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2024

© Karine Music

Avec : Kaddour Hadadi (HK), interprétation et chant – Claire Bernardot et Mathilde Dupuch, accordéon et chant – écriture Kaddour Hadadi – compositionThibault Delbart, Kaddour Hadadi, Claire Bernardot – mise en scène Saïd Zarouri – création lumières Olivier Aillaud – Blue Line Productions et l’Épicerie des Poètes. Le texte Poète en cavale, précédé d’un récit autobiographique, Le Roubaisien de Bergerac, est publié par Riveneuve Éditions.

Du 30 octobre au 21 décembre 2024, du mercredi au samedi à 21h – Théâtre Libre / La Scène Libre, 4 Boulevard de Strasbourg, 75010 Paris – métro : Strasbourg St Denis – tél. : 01.42.38.97.14 site : https://le-theatrelibre.fr/

Le banquet des merveilles

Chorégraphie et scénographie de Sylvain Groud – composition musicale Yann Deneque, directeur de la compagnie Tire-Laine – Le Ballet du Nord / Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France, au Colisée de Roubaix.

© Frédéric Iovino

Une grande toile blanche recouvre le sol formant des plis, comme un relief. Elle est le sable, la mer, bientôt le toit et le ciel, ou la tente touareg. Elle est le signe d’un grand chaos. Sous ces plis, des mouvements se dessinent, des corps se dressent comme les sculptures d’un désert blanc, laissant apparaître des personnages échoués là. On entre dans un monde fantasmatique et dans les plis, figures de l’intériorité selon la métaphysique de Gilles Deleuze qui lance ses questions : « L’âme est-elle pleine de plis obscurs ? » Un homme danse en solo.

Cinq musiciens s’avancent, de cour à jardin, en une présence magnétique. Ils habitent l’espace qu’ils remplissent de leurs variations. Les toiles se soulèvent et prennent leur envol avec grâce. Les danseurs font face aux musiciens. Au sol, côté jardin, comme un amoncellement de vieux vêtements. Cinq danseurs bougent au son de la guitare et font groupe, leur danse est sauvage. Par couple d’instruments les musiciens superposent les sons comme des hyperboles et s’avancent dans la diagonale, les uns après les autres.

© Frédéric Iovino

Sonne l’heure. Long silence pendant lequel les musiciens et les danseurs se métamorphosent jusqu’à ressembler à un groupe de vagabonds, sorte d’âmes errantes, à la manière du Voyage des comédiens du réalisateur Theo Angelopoulos. Les vibrations d’un saxo ténor solo rejoignent le vibrato du trombone sur lequel une danseuse s’élance. Soudain un cri, le violon se suspend. Des personnages, danseurs et musiciens, portant des manteaux de pluie noirs, émergent de la nuit. Au plafond, la toile prend son envol et se gonfle telle la voile d’un mât de misaine dans un éclairage lumineux, une atmosphère diaphane. La musique brûle les danseurs et l’heure sonne à nouveau.

Sylvain Groud joue des extrêmes dans le récit qu’il construit, nous faisant voyager de l’enchevêtrement et de la parodie au vide et à l’épure, du chaos à l’infini. Seul, sur un plateau vide, le violoniste recrée le monde, entre poésie et solitude. Et comme une lame de fond reviennent les musiciens, en ligne, menés par les bois qui lancent leurs sonorités chaudes. Enlevée et répétitive, entourée du cercle des danseurs, leur gestuelle est celle d’un sémaphore. Clavier, chapeau, lumières clignotantes, tenture. De l’amoncellement des vieux vêtements sortent des costumes de récupération dont la troupe se pare, robes et vestes, tulles et paillettes, couleurs. Et comme une oriflamme la robe qu’avait portée dans Double Vision Carolyn Carlson, qui avait dirigé le Centre chorégraphique du Nord de 2004 à 2013, s’envolant au-dessus des toits, comme dans la peinture de Chagall.

© Frédéric Iovino

La toile blanche s’abat comme un linceul qui recouvre la scène, arrache des vies et ensevelit les morts-vivants. Tout est mirage en même temps que réalités, images trop connues de nos désastres actuels, déflagrations à l’infini de corps gisant sur les étendues du littoral. Le violon appelle, puis disparaît. Les danseurs s’avancent sur la musique des cordes, en écho à la flûte. Écume des mers, écume des jours, les grondements de l’eau font du vacarme. Le tissu se soulève dans le geste glacial de la présence-absence.

Soudain une danseuse prend la parole et se raconte « le moment où ça s’est passé ? Je ne m’en souviens plus » puis une seconde, puis d’autres – on pourrait penser à Platon qui, dans son Banquet donne la parole à Phèdre, Aristophane et Socrate – Ici le discours s’articule autour de la vie ordinaire et de la capacité à s’émerveiller. Sylvain Groud donne en référence les mots du critique et dramaturge Gilbert Keith Chesterton : « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais uniquement par manque d’émerveillement. » Ils/elles parlent et dansent leur vécu, nous faisant traverser divers univers. Sylvain Groud a mêlé des bribes de récits de vie qui nous propulsent dans cette seconde séquence de la chorégraphie, a priori en rupture avec la première, sauf que celle-ci nous avait permis de nous émerveiller, entrant ainsi dans le vif du sujet.

© Frédéric Iovino

Le voyage n’est pas fini, il se poursuit avec une troisième séquence où le public est invité à danser dans le hall du Colisée où la troupe a été accueillie en résidence. Danseurs, musiciens et spectateurs se mêlent pour une fête fraternelle et conviviale où chacun trouve sa place entre deux thés à la menthe. Le point de départ du Banquet des merveilles est loin, les esthétiques sont bousculées mais la valeur de l’humain, par l’Autre ici présent sans aucune hiérarchie s’exprime au rythme des musiques. Ça balance et c’est généreux. Là est le véritable banquet.

Sous la houlette de Sylvain Groud pour la danse, de Yann Deneque pour la musique, danseurs du Ballet du Nord et musiciens du Tire-Laine assurent cette mutation vers les différentes parties du spectacle, ses différents styles, avec talent et pertinence : Julian Babou (guitare, basse), Malik Berki (machines), Agnès Canova, Mehdi Dahkan, Yann Deneque (saxophones), Cédric Gilmant (serpent, tuba), Antoine Marhem (violon), Johana Malédon, Julien Raso, Cybille Soulier. La scénographie ouverte (élaborée par le chorégraphe et par Michaël Dez, qui signe aussi la lumière) repose principalement sur le discours de la toile, magnifiquement exploitée et éclairée, minérale et vivante, métamorphosant la lumière, du sombre et de l’ombre à la clarté et jusqu’au surexposé.

© Frédéric Iovino

Yann Deneque est un brillant saxophoniste, grand baroudeur épris de voyages et de rencontres qui travaille entre chanson, jazz, musique du monde et électro en tant qu’interprète, compositeur et arrangeur. Il a rencontré Sylvain Groud en 2019 et inauguré un nouveau partenariat avec la Compagnie du Tire-Laine. Le travail avec le territoire et ceux qui l’habitent – particulièrement Roubaix, dans le Département du Nord et la région Hauts-de-France, mais en tournée dans d’autres départements et régions, avec d’autres habitants – fait partie des priorités du chorégraphe. Il aime le partage et a rencontré les Roubaisiens en amont du spectacle. Il est attentif aux problématiques de nos sociétés qui nourrissent ses pensées artistiques – le réchauffement climatique et l’écologie, les inégalités femme-homme, les migrations, tous ceux qui pour une raison ou pour une autre sont rejetés par leur famille ou par la société, la précarité -. Dans sa foi en l’humanité il avance la résilience comme possible surface de réparation.

À la tête du Centre chorégraphique national du Nord depuis 2018, Sylvain Groud a développé de nombreuses pistes de travail. Il propose des spectacles participatifs comme il l’a fait avec Let’s Move ! et le duo Dans mes bras, a travaillé avec la plasticienne Françoise Petrovitch, et présenté avec elle Métamorphose puis Adolescent en 2019, Des chimères dans la tête en 2023.  Ses spectacles sont multiformes, il les crée et les présente dans les théâtres mais aussi dans les lieux non dédiés comme les collèges, EHPAD, commerces, etc. Depuis 2020, il collabore avec le vidéaste Léonard Barbier-Hourdin pour la création de films chorégraphiques, qu’ils ancrent sur le territoire des Hauts-de-France, dont Symbiose, réveil sur le terril, réalisé avec la participation de quatre-vingts amateurs.

En même temps qu’il oblige à la réflexion, Le banquet des merveilles montre la diversité des parcours qu’emprunte le chorégraphe et l’énergie que développent danseurs et danseuses. Leur rencontre avec les musiciens qui eux aussi entrent dans la danse, est des plus réussie. Il y a de la gravité en même temps que de la légèreté, de la poésie en image et en sons, une belle synergie avec le public qui danse jusqu’à épuisement, lui aussi.

Brigitte Rémer, le 4 décembre 2024

Chorégraphie et scénographie de Sylvain Groud – composition musicale Yann Deneque, design sonore Malik Berki. Avec les interprètes : Julian Babou (guitare, basse), Malik Berki (machines), Agnès Canova, Mehdi Dahkan, Yann Deneque (saxophones), Cédric Gilmant (serpent, tuba), Sylvain Groud, Antoine Marhem (violon), Johana Malédon, Julien Raso, Cybille Soulier. Assistante artistique Johanna Classe – lumières, scénographie et régie lumières Michaël Dez – costumes et accessoires, Chrystel Zingiro – assistante et réalisation costumes Élise Dulac – réalisation costumes Capucine Desoomer, Alice Verron, Céline Billon – direction technique Robert Pereira – régie plateau Christopher Dugardin – régie son Péji Heude – production Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France – Coproduction La Filature, Scène nationale de Mulhouse, les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Vu le 13 novembre 2024, au Colisée de Roubaix. Ballet du Nord/Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France, 33 rue de l’Épeule. BP. 65 F-59052 Roubaix Cedex 1- tél. +32(0)3 20 24 66 66 – site : www.balletdunord.fr – mail : contact@balletdunord.frEn tournée : samedi 5 avril 2025 à 20h30, au Beffroi de Montrouge – mardi 6 mai 2025, à 20h, à La Filature Scène nationale de Mulhouse – samedi 17 mai 2025 à 20h30, au Théâtre Le Forum, Fréjus – samedi 24 mai 2025 à 19h, Les Salins Scène nationale, Martigues.