Archives mensuelles : novembre 2024

Ombres portées

Mise en scène et chorégraphie, Raphaëlle Boitel – collaboration artistique, lumière, scénographie, Tristan Baudoin – musique originale Arthur Bison – compagnie L’Oublié(e) – au Théâtre Silvia Monfort.

© Pierre Planchenault

Tous sont issus du cirque en même temps qu’acteurs, danseurs et acrobates. Ils font famille le temps du spectacle, thème choisi par Raphaëlle Boitel pour la construction de sa dramaturgie. Dans cette entité, la famille,  pour le moins paradoxale et ambiguë, chaque personnage-archétype cherche à définir sa propre identité. Du haut de sa corde volante, K (Vassiliki Rossillion) déchire le silence et lance le récit, d’une voix lointaine : « Quand j’étais petite fille… »

Les personnages composent avec des agrès réinterprétés, comme autant d’échappatoires, et avec les figures dessinées par leur langage gestuel. Ils bâtissent l’intérieur de la maison autour d’une grande table et d’une TSF, jouent dans les entrebâillements, avec le sol, et dans l’épaisseur de l’ombre. L’ambiance est spectrale et les lumières (de Tristan Baudoin) un poème qui sculpte les corps et les rituels familiaux, donnant à l’ensemble une lecture onirique.  Ces différentes figures du silence, la part sombre de chacun, se prennent dans les filets de la lumière, écriture scénique à part entière, effaçant subtilement les personnages selon les moments ou les appelant sur le devant de la scène.

Dans un environnement très chorégraphié et ponctué d’acrobaties au sol et aériennes, Raphaëlle Boitel dessine petit à petit le jeu des relations intrafamiliales : le mutisme du père (Alain Anglaret), la mésentente ; les deux sœurs (Tia Balacey et Alba Faivre) dont l’une nous convie à son mariage (Nicolas Lourdelle, le gendre), jour sinistre qui catalyse les vieilles rancunes ; le secret, autour du frère adoptif (Mohamed Rarhib) ; les crises jusqu’à l’éclatement de la famille et la chute du père entrant dans l’immobilité et la perte de mémoire. « Avec ce projet, j’ai voulu sonder la question du non-dit », explique la metteuse en scène-chorégraphe dans le rapport à l’intime qu’elle dessine à partir de la cinématographie qui l’inspire.

© Pierre Planchenault

Par cet aspect de théâtre dans le théâtre, tout à coup apparaît Pirandello de Six personnages en quête d’auteur dans le trouble de la situation et la recherche de vérité, la quête de soi. Ici le théâtre s’insère au cœur de ces autres disciplines que sont le cirque et la danse, toutes magnifiquement maitrisées par les interprètes et, malgré la complexité des non-dits,  pleines de grâce dans la beauté du geste. Derrière le texte et l’environnement sonore, toutes ces figures s’entrelacent de manière naturelle et spontanée à travers les techniques des arts du cirque : la corde volante et la corde fixe, les sangles et l’acrodanse ce syncrétisme entre l’acrobatie, la gymnastique, les danses contemporaine et modern jazz.

Ombres portées montre une famille en noir, gris, blanc dans ses émotions, ses retraits et mystères, dans ses zones inexplorées, intempérées, parfois inexpliquées, auscultant la psyché de chacun. On y trouve aussi, par la distance de certains personnages, de l’humour et de l’absurde, comme chez Becket, ou dans les films muets. Hitchcock, années 50, n’est pas bien loin.

© Pierre Planchenault

Raphaëlle Boitel a commencé le théâtre à l’âge de six ans. Elle a appris au sein de l’École nationale des arts du cirque Fratellini, puis travaillé dans les spectacles de James Thierrée pendant une douzaine d’années, de 1998 à 2010. Elle crée en 2012, la compagnie l’Oublié(e), du nom de son premier spectacle « grande forme » qu’elle présente deux ans plus tard et qui sera suivi de 5èmes Hurlants en 2015 et de La Chute des Anges en 2018. Elle est chorégraphe pour des spectacles d’opéra, et conçoit un nouveau concept de représentation avec Horizon, à l’Opéra National de Bordeaux en 2020, repris en 2022 sur la Cathédrale Saint-Front de Périgueux, puis en 2023 au Palais-Royal. En 2021, année de la création de Ombres portées, elle crée Le Cycle de l’Absurde, spectacle de sortie de la trente-deuxième promotion du Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, avec quatorze apprentis-circassiens autour d’Albert Camus. Ses spectacles tournent. Elle crée Petite Reine au début 2024, un seul-en-scène de vélo acrobatique sur la question de l’emprise et de ses répercussions, et prépare un spectacle avec le Groupe Acrobatique de Tanger, Ka-in, qui sera présenté en 2025 au Spring, festival des nouvelles formes de cirque en Normandie.

© Pierre Planchenault

Autant dire que les spectacles signés de Raphaëlle Boitel sont atypiques. Ils travaillent autour de la résilience et cherchent à construire un théâtre total, croisant les disciplines à partir de l’espace, au sol et dans les airs, inventant de nouveaux agrès et mêlant plusieurs matières acrobatiques. Entre réalité et imaginaire, Ombres portées est de ceux-là, fort réussi.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2024

© Pierre Planchenault

Avec : Alain Anglaret (le père), Tia Balacey (la petite soeur – acrodanse), Alba Faivre (l’ainée – corde lisse), Nicolas Lourdelle (le gendre), Mohamed Rarhib (le frère – acrodanse et sangles), Vassiliki Rossillion (K – corde volante). Nicolas Lourdelle, machinerie, accroches, plateau – Thomas Delot, complice à la technique en création – construction décor, Les ateliers de l’Opéra National de Bordeaux – Nicolas Gardel, espace sonore et régie son – Anthony Nicolas, constructions, accessoires – David Normand, régie plateau – Tristan Baudoin en alternance avec Élodie Labat, régie Lumière – Julien Couzy, direction déléguée – Nicolas Rosset, administration générale – Jérémy Grandi, chargé de production – Léna Scamps, chargée de communication – Bureau Nomade, contact presse compagnie.

Du 5 au 23 novembre 2024, les mardi, mercredi, jeudi, vendredi à 19h30, le samedi à 18h, au Théâtre Silvia Monfort, 106 rue Brancion. 75015. Paris – site : www.theatresilviamonfort.eu – tél. : 01 56 08 33 88. En tournée : le 5 décembre 2024, à La Faïencerie, Scène conventionnée de Creil (60) – les 23 et 24 janvier 2025, à La Passerelle, Scène nationale de Gap (05) – les 28 et 29 janvier 2025, au Théâtre Durance, Scène nationale Château-Arnoux-Saint-Auban (04) – les 6 et 7 février 2025, dans le cadre de la BIAC, LE ZEF, Scène nationale de Marseille (13) – du 19 au 23 mars 2025, au Théâtre des Célestins Lyon (69).

Since I’ve been me    

Textes Fernando Pessoa – mise en scène, scénographie et lumière Robert Wilson – co-mise en scène Charles Chemin – dramaturgie Darryl Pinckney – dans le cadre du Festival d’Automne, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt – en français, italien, portugais, anglais surtitrés.

© Lucie Jansch

Assis en bord de scène, Fernando Pessoa (1888-1935) scrute le public en train de s’installer. Maquillage blanc, moustaches et épais sourcils, portant chapeau et lunettes. C’est Maria de Medeiros, superbe actrice franco-portugaise qui a la charge de représenter le poète, dans l’immobilité d’un mannequin. À certains moments, elle cligne des yeux, ébauche un petit geste, abstrait et saccadé et balaye du regard, est-ce la mer, à perte de vue face à nous mais derrière elle, sur une magnifique toile peinte d’un bleu si bleu, là où le Tage rejoint l’Océan Atlantique, à Lisbonne ?

© Lucie Jansch

Des soleils rouges sortent de l’eau, un à un, au son des aigus d’un violon, un soleil s’effile se métamorphosant en un cône rouge fin et étiré devenant stylo, l’emblème du poète. Pessoa est à lui seul kaléidoscopique, il a l’art du dédoublement et se fait représenter par différents personnages nés de son imagination, les hétéronymes – il en créera plus de soixante-dix et leur déléguera sa parole poétique. Ainsi de cour à jardin apparaissent une à une des figures sous la baguette du magicien Robert Wilson, en une entrée très remarquée sur bruits de vaisselle cassée et de train, de guitare et de roulements de tambour. Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau sont les acteurs/actrices, danseurs/danseuses et la représentation des créatures de Pessoa, avec entre autres Álvaro de Campos, son véritable alter ego, poète-ingénieur maritime, moderniste et futuriste, auteur de L’Ode triomphale ; Ricardo Reis, poète de formation plus classique travaillant sur les thèmes de l’amour idéal et de l’éphémère ; le bucolique Alberto Caeiro, auteur du Gardeur de troupeau et du Pasteur amoureux ; Bernardo Soares, jeune employé de bureau connu pour son Livre de l’intranquillité. Il y a du monde autour de Pessoa, il est tout ce monde-là.

Avec le talent qui est le sien et l’imaginaire qu’on lui connaît, le metteur en scène américain Robert Wilson prête vie à ces créatures de fiction au service de la poésie, chacune comme étant une facette et le miroir du poète, personnages qui s’expriment ici dans la flexibilité de différentes langues et le brouillage des identités – anglais, français, italien, portugais. L’un des premiers poèmes de Pessoa – qui perd son père à l’âge de cinq ans, puis son frère six mois plus tard, et qui vit en Afrique du Sud de huit à quinze ans – est écrit en anglais, What is man himselfQu’est-ce que l’homme ?

© Lucie Jansch

Dans une lettre adressée à un ami et grand critique littéraire dix mois avant sa mort, Pessoa donne les clés de son processus de création : « Un jour où j’avais finalement renoncé – c’était le 8 mars 1914 – je m’approchais d’une haute commode et prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. J’ai écrit plus de trente poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature… » Et du premier né de sa série hétéronyme Álvaro de Campos, apparaissent les autres, comme par scissiparité.  « … J’ai alors créé une coterie inexistante. J’ai donné à tout cela l’apparence de la réalité. J’ai gradué les influences, connu les amitiés, entendu en moi les discussions et les divergences d’opinion, et dans tout cela, il me semble que c’est moi le créateur de tout, qui fus le moins présent. »

Une première partie du spectacle puise dans Le Gardeur de troupeaux principalement restitué en italien, dans une remarquable traduction d’Antonio Tabucchi, une autre partie se concentre davantage sur Faust sur lequel Pessoa s’est penché toute sa vie et à partir duquel il a écrit un monologue, œuvre publiée après sa mort et selon ses indications. La dramaturgie de Darryl Pinckney parle de Pessoa, à travers tous ses autres, c’est un portait de la complexité du poète en même temps que ses textes donnés à entendre en une lecture tant biographique que poétique. On y trouve aussi des aspects de sa vie personnelle, comme la Lettre à Ofélia, son éphémère fiancée – dans la vie, Ophélia Queiroz, le seul amour qui lui soit connu – lettre lue en scène par une Ofélia shakespearienne en robe immaculée, moment magique s’il en est.

© Lucie Jansch

À l’imagination sans limite du poète chargé de ses moi et de ses voix – « nombreux sont ceux qui vivent en nous » confirme-t-il – répondent les visions lumineuses de Robert Wilson avec liserés de lumière, néons, poursuite qui cerne les personnages, contrejours qui soulignent le mystère et la magie. On connaît en France cet exceptionnel metteur en scène depuis son Regard du sourd présenté pour la première fois en 1971 au Festival de Nancy, puis à l’Espace Cardin de Paris et qui a marqué les mémoires, suivi d’un second spectacle, Einstein on the beach réalisé en collaboration avec Philip Glass et Lucinda Childs et qui a fait date en juillet 1976, au Festival d’Avignon. Plasticien et architecte de formation, né dans une petite ville du Texas, Robert Wilson voulait être peintre et se reconnaît avant tout dans le geste, la danse et la lumière qu’il conduit avec virtuosité. Dans Since I’ve been me, son langage scénique se mêle à la poésie de Pessoa, leurs univers se fondent l’un dans l’autre avec justesse et extravagance dans ce rapport troublé entre la réalité et la fiction. « Je sens mon corps étendu dans la réalité » dit le poète.

L’enfant en costume de marin – Pessoa lui-même – rêve devant un petit bateau suspendu qui, dans le jeu des proportions dévoile une grande élégance et une rêverie, en même temps qu’il parle d’un peuple de marins ; ou encore la nourrice en superbe robe de velours bleu indigo (costumes Jacques Reynaud), font partie des personnages et des visions mises en exergue dans la mise en scène, parmi de nombreuses autres : « Nourrice, chante-moi. Je ne veux rien entendre du monde au-dehors… Chante-moi, nourrice, et que le sommeil comme une mélodie m’emporte… » Chaque élément voit sa valeur décuplée dans ce tête-à-tête esthétique et sensible entre deux poètes : les animaux qui passent, porc-épic, autruche ou dauphin, les arbres alignés ; les chaises étroites au dossier haut descendant du ciel, qu’affectionne Robert Wilson ; les tables alignées les unes à côté des autres de cour à jardin où chaque acteur crée son identité, sa gestuelle. Tout dans le spectacle est puissant, en même temps que millimétré. Le crépitement des touches de la machine à écrire la Cadillac de Pessoa, l’orage, la couleur qui le poursuit, ce rouge tombant du ciel sur le mur arrière et sur les tables, les nappes qui se soulèvent devenant oriflammes. « J’ai enlevé le masque et me suis vu dans le miroir… Je ne suis rien, je suis une fiction… »

© Lucie Jansch

La longue séquence qui ferme le spectacle est sombre. Les personnages font face aux spectateurs, les balayant de leurs lampes-torches et jettent des phrases dans une ambiance sépulcrale : « Je ne suis qu’au-dehors de moi… N’être plus au dehors de moi… Qu’est-ce donc que d’exister ?…  Je veux la mort… La lumière est triste, je la connais. » Vision déformée, ou souvenirs ?  Le retour de Pessoa-Maria de Medeiros en bord de scène, ferme la boucle de cette traversée onirique par un dernier texte qu’elle lit : « C’est de l’autre côté du temps que j’ai voyagé, sur un bateau quelconque… » Vêtus de blanc sur écran blanc avec pour seul point visible et comme balise un foulard noir, paraissent les personnages avant de disparaitre tandis que les vagues se brisent sur la grève.

Since I’ve been me, provoque une réelle émotion esthétique dans ces regards croisés entre les textes de Fernando Pessoa et la puissance visuelle et sonore de Robert Wilson, (la création sonore est signée Nick Sagar), bousculant l’espace et le temps et dessinant les itinéraires et la gestuelle des acteurs, dans leurs rôles complexes d’hétéronymes brouillant la vision. Le travail est remarquable dans cet équilibre instable entre les différentes strates de la réalité portugaise captée par l’écrivain, et le songe de celui qui le traduit sur scène dans une lecture flamboyante, offrant au public une perception fine des espérances du poète. « Si je pouvais croquer la terre entière et lui trouver un goût, j’en serai plus heureux un instant… » reconnaît Pessoa  face à son métier de vivre.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2024

Avec : Maria de Medeiros, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau. Costumes Jacques Reynaud – co-mise en scène Charles Chemin, collaboratrice associée à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaborateur associé à la lumière Marcello Lumaca – création sonore et conseiller musical Nick Sagar – maquillage Véronique Pfluger – direction technique Enrico Maso – coordination artistique et technique Thaiz Bozano – collaboratrice aux costumes Flavia Ruggeri – collaboration littéraire Bernardo Haumont.

Du mardi 5 au samedi 16 novembre 2024, à 20h, samedi et dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet. La première mondiale a eu lieu le 2 mai 2024 au Teatro della Pergola à Florence, producteur, avec le Théâtre de la Ville, du spectacle. En tournée : du 6 au 9 février 2025, au Teatro Sociale de Trento (Italie) – du 13 au 16 février 2025, au Teatro Politeama Rossetti de Trieste (Italie)

Voir aussi nos articles sur les spectacles de Robert Wilson, dans www.ubiquité-cultures.fr – le 2 octobre 2016, Faust I et II, présenté par le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet le 18 juin 2019, Mary said what she said, au Théâtre de la Ville Espace Cardin – le 23 septembre 2021, I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating, au Théâtre de la Ville Espace Cardin – le 17 juin 2023, Ubu, au Printemps des Comédiens, Domaine d’O de Montpellier.

De Fugues… en Suites… 

Conception et chorégraphie de Salia Sanou – musique Jean-Sébastien Bach, Marin Cardoze, Ali Keita, Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – compagnie Mouvements perpétuels, au Théâtre de la Ville/Abbesses.

© Laurent Philippe

Loin de son alphabet chorégraphique et musical et pourtant si près, le danseur et chorégraphe burkinabé Salia Sanou entre dans l’Art de la Fugue, les contrepoints et les suites de Bach, à la recherche de l’harmonie. « Bach appartient aussi à l’Afrique, à une mémoire familière et universelle, aidant à réunir les continents » dit-il. Pour lui, le compositeur appelle l’enfance et la féminité, pour avoir été bercé par les voix des femmes, dont celles de sa mère et de sa tante et pour avoir découvert la musique classique dans sa formation de danseur. Par Bach, c’est un hommage qu’il rend aux femmes de son enfance.

Pour traduire son propos et entrer dans la perception de ce grand classique, le chorégraphe réunit six danseuses de géographies différentes (Ema Bertaud, Dalila Cortes, Ida Faho, Awa Joannais, Elithia Rabenjamina, Alina Tskhovryebova), de techniques et d’expériences diverses portant pantalon noir moulant avec délicat liseré et haut noir (costumes Mathilde Possoz). Venant de la danse classique ou contemporaine, du jazz ou du hip-hop, de la danse africaine, elles interprètent, chacune avec sa personnalité, le piano lancinant de Jean-Sébastien Bach auquel le chorégraphe mêle la kora et le balafon. La mobilité des bras, le travail de dentellière des mains, des doigts, d’une grande rigueur et créativité, mis en exergue dans les cercles de lumière, appellent l’admiration de ces vestales, qui viennent à nous une à une, avant de faire Ensemble.

© Laurent Philippe

Le groupe se constitue collégialement, avec harmonie et élégance, chacune dans ses spécificités, la maitrise et la souveraineté de ses gestes. Une envolée d’oiselles traverse le plateau, la musique, joue entre coordination et incoordination, jamais dans la confusion. Les déplacements en tracés géométriques sont au cordeau, comme les mains du pianiste sur le clavier. Équilibres déséquilibres, montées, descentes. Diagonales. Parfois la musique se suspend, la qualité du silence s’amplifie, parfois l’accord du piano est tenu, et s’éteint dans le geste.

Des lumières latérales s’intègrent à mi-parcours de la chorégraphie, participant de mouvements plus rapides apportés par le piano et sculptant la pénombre (lumières, Sylvie Mélis). Deux groupes de trois danseuses évoluent parallèlement, les pieds tapent le sol et scandent la mathématique rythmique, rattrapant l’Afrique de Salia Sanou. L’une ou l’autre tentent quelques échappées avant que le temps se suspende.

© Laurent Philippe

La complicité de toutes est une des clés de ce travail des harmoniques. Les danseuses se regardent, dialoguent, communiquent. Une joute parfois se dessine, quelques gestes pantomimes s’amorcent. Elles tournent comme un essaim d’abeilles, ou une passée d’hirondelles faisant bande ou tribu. On entre dans la forêt où bruissements, chuintements et glissements feutrés ouvrent sur un monde végétal et animal où chacune définit ses repères. Des percussions les accompagnent avant que la kora de Toumani Diabaté ne ferme le spectacle avec leurs sauts, leur joie et la nôtre, une grande liberté, des figures qu’elles dessinent dans l’espace, sans se lâcher et avec beaucoup d’expressivité.

De Fugues… en Suites… est un plaisir de danse et de musique, sous les mains sensibles de deux pianistes aux vibrations singulières, la Chinoise Zhu Xiao Mei, passée des geôles de Mao au clavier tempéré de Bach et la jeune Franco-Haïtienne Célimène Daudet, formée au Conservatoire de Paris et qui a monté un festival de musique classique en Haïti, rejointes par le grand maître malien de la kora, Toumani Diabaté disparu l’été dernier, en duo avec le bien aimé Ballaké Sissoko, le pianiste canadien Bruce Liu et un jeune compositeur électronique, Marin Cardoze.

© Laurent Philippe

Formé au théâtre et à la danse africaine au Burkina Faso, Salia Sanou travaille entre son pays et la France, toujours en quête d’altérité. Il a intégré la compagnie Mathilde Monnier à Montpellier en 1993, fondé sa compagnie avec Seydou Boro en 1995 avec qui il a reçu le prix Découverte RFi Danse trois ans plus tard lors des 2ndes Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’Océan indien. Il fut artiste associé à la Scène nationale de Saint-Brieuc de 2003 à 2008, puis en résidence au Centre national de la Danse à Pantin, en 2009/2010. Avec Seydou Boro, il a créé en 2006 à Ouagadougou La Termitière, un Centre de développement chorégraphique ainsi que la Biennale Dialogue de corps, avant de fonder à Montpellier  la compagnie Mouvement perpétuels, en 2011.

De chorégraphie en chorégraphie Salia Sanou creuse la question des frontières, des différences et de la pluralité. Au Burkina Faso il a animé des ateliers dans les camps de réfugiés maliens, au nord du pays et sillonné les salles de classe des écoles primaires avec Papa tambour, un spectacle portatif, sur un poème de Capitaine Alexandre. Il a présenté cette année au Théâtre de la Ville dans le cadre des Olympiades culturelles Paris 2024 le spectacle À nos combats qui réunissait sur un ring une boxeuse et une danseuse, avec la participation d’une cinquantaine d’amateurs et amatrices. À Montpellier il anime des stages avec les jeunes du quartier de la Mosson, dans le cadre de l’Été culturel, un dispositif initié par le ministère de la Culture, à partir de la danse et de la boxe, ses deux axes de travail. Le chorégraphe a débuté une collaboration avec le Festival Dança em Trânsito de Rio de Janeiro, dans la visée de la Saison croisée France/Brésil qui se tiendra en France en 2025.

Salia Sanou a reçu le Prix chorégraphie de la SACD en 2023. Au sujet de sa chorégraphie De Fugues… en Suites… il dit : « Le spectacle est une invitation à découvrir ma perception de Bach, comment elle fait sens avec la musique africaine qui a bercé mon enfance. Je réitère mon intérêt à faire le lien artistique entre nos deux continents et son importance. » C’est son acte de foi, si nécessaire aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 13 novembre 2024

Avec : Ema Bertaud, Dalila Cortes, Ida Faho, Awa Joannais, Elithia Rabenjamina, Alina Tskhovryebova – bande-son, Marin Cardoze – lumières, Sylvie Mélis – costumes, Mathilde Possoz – régie, Nathalie de Rosa et Delphine Foussat – conseillers artistiques, Patricia Carette et Stéphane Maisonneuve. Musique : Jean-Sébastien Bach, Marin Cardoze, Ali Keita, Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – Contrapunctus XIII Rectus de Jean-Sébastien Bach, interprété par Zhu Xiao-Mei – montée Balafon de Marin Cardoze, interprété par Kalifa Hema – Nuitée 1 de et par Marin Cardoze – Contrapunctus XI de Jean-Sébastien Bach, interprété par Zhu Xiao-Mei – Contrapunctus I de Jean-Sébastien Bach, interprété par Célimène Daudet – Contrapunctus VI in estile francese de Bach, interprété par Célimène Daudet – Nuitée 2 de et par Marin Cardoze – Gigue de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu – Hommage de Aly Keita, interprété par Kalifa Hema – Roulements et piétinements de et par Marin Cardoze – Loure de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu – Royal Dance de et par Guem – Roulements et tensions de et par Marin Cardoze – Bi Lamban de et par Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – Sarabande de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu. Lumière Sylvie Mélis – costumes Mathilde Possoz – régie lumière Nathalie de Rosa – régie son Delphine Foussat ou Marin Cardoze – direction de production : Stéphane Maisonneuve – diffusion Anouk Dupont-Seignour.

Du 5 au 9 novembre 2024 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris – métro : Abbesses, Pigalle, Anvers – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 0142 74 22 77. En tournée : le 21 mars 2025, au CNDC d’Angers/Festival Conversations – les 6 et 7 mai 2025, Pau/Espaces pluriels, scène conventionnée.

n degrés de liberté

Écriture collective/ In Itinere collectif – mise en scène Thylda Barès – dramaturgie Ezra Baudou – au Théâtre de Belleville/Paris.

© Yves Trauger

C’est un élan républicain qui monte depuis plusieurs années faisant face à de sanglantes insurrections, et qui aboutit à la Commune de Paris, en 1871.

Un collectif de jeunes acteurs et actrices issus de différents pays s’empare de cet élan pour le faire sien, premier défi. Ils filent la métaphore météorologique, en l’occurrence celle d’un événement climatique extrême, la tempête, qu’ils convoquent sur scène, second défi. « On parle d’un vent de révolte, d’une marée humaine, d’une vague de manifestations… » disent-ils. Ont-ils fait le pari d’être le plus nombreux possible sur le plus petit espace qui soit, praticable placé au centre du petit plateau du Théâtre de Belleville ? troisième défi. Et sur ce petit plateau ils réussissent à nous faire croire qu’ils sont parfaitement à l’aise dans leur gestuelle et leurs déplacements. On est chez les Fédérés, au Conseil de la Commune et de la Garde Nationale de la mairie de Paris, avant qu’elle ne soit incendié. Ils font corps. La colonne Impériale érigée par Napoléon Ier est incendiée – elle sera reconstruite sous l’appellation de colonne Vendôme. Quelques pancartes permettent d’identifier les personnalités qui se sont engagées : Eugène Varlin, Théophile Ferré, Léo Frankel, Jules Vallès, et d’autres. Versailles tire sur les ambulances. On entend des témoignages. « Avis aux électeurs… ! »

© Yves Trauger

À ces récits collectifs se mêlent des bribes de récits de vie des acteurs : Paul, l’homme au tambour, Andrea de Stockholm, Manon la Belge, donnent quelques clés de leurs parcours, Mahtab, d’Iran, prend la parole pour les femmes de son pays. Tous sont passés par l’École Jacques Lecoq et ils ont eu l’envie de ce collectif, une utopie de plus, avec la création d’un langage théâtral commun basé sur le corps et le geste.

Le pari est osé et ça marche. Le spectacle est chorégraphié et nous mène sur les barricades et les pavés de Paris à travers de savants enchaînements et quelques dates affichées : « 515 jours avant la Commune… Jour 72, dernier jour de la Commune… Jour 18 dans toute la ville… Jour 28, école… Jour 34, à la boulangerie. Beaucoup d’anonymes font partie des Fédérés et, en dépit des barricades, chacun vaque. Il faut nourrir tout le monde. Le chef du pouvoir exécutif, Adolphe Thiers, peut aller se rhabiller, ils ne lui rendront pas les canons stockés dans les quartiers de Belleville, Ménilmontant, Montmartre ou Montrouge. Il y a de la résistance.

© Yves Trauger

On poursuit le voyage dans le temps. Inflation. Négocide avec le Gouverneur de la Banque de France. Discussions politiques. Les deux praticables n’en font plus qu’un, posés l’un sur l’autre. On est dans une salle de presse. Un Comité de Salut public se prépare. Psychodrame à la Commune. Tous s’empoignent. On vote. « L’Histoire ne se souviendra même pas de vous ! » dit l’un d’entre eux avant qu’un rideau de pluie ne s’abatte. Des chants de résistance et de combat ponctuent le spectacle, de Brassens aux Latino-américains. À les voir, des images nous viennent naturellement comme la célèbre toile de Delacroix La Liberté guidant le peuple, présentée en 1831 au Salon de Paris, sous le titre Scènes de barricades. Le titre du spectacle, n degrés de liberté fait allusion au génie mécanique où les degrés de liberté indiquent des possibilités de mouvement dans l’espace, sans contrainte, passant de translation à rotation, « n » restant toujours une inconnue.

Le collectif In Itinere s’empare avec talent d’un pan relativement oublié de l’histoire populaire française, la Commune, moment chaotique s’il en est sur fond de changement politique, social et la troupe ajoute, climatique. Ils optent pour un travail choral et un esprit de tréteaux dans la bonne humeur et sans dramatisation, même si La Commune a laissé de nombreux morts sur le pavé. Leur enthousiasme raconte les utopies d’une époque qui les habitent et se superposent à la leur, comme une forme de résistance. Ils s’en emparent et lui donnent corps au présent, cet enthousiasme est contagieux.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2024

© Yves Trauger

Avec : Victor Barrère, Andrea Boeryd, Paul Colom, Manon Dumonceaux, Nathan Chouchana, Harry Kearton et Mahtab Mokhber. Accompagnement scientifique Aglaé Jézéquel/ENS Paris et Davide Faranda/CNRS Saclay – création lumière et régie générale, Clémentine Pradier et Sebastien Roman – création son Lucas Pizzini · soutien musical Lucie Sansen/Hall de la chanson – scénographie Popito et Aurélien Izard · administration Vanessa Colas – diffusion Audrey Bottineau · presse Élodie Kugelmann.

Du 4 au 26 Novembre 2024, dimanche à 20h, lundi à 21h15, mardi à 19h, et le samedi 9 novembre à 17h : Théâtre de Belleville, Passage Piver. 75019. Paris – métro : Goncourt, Belleville – site : theatredebelleville.com – tél. : 01 48 06 72 34 16 – En tournée : 30 novembre 2024, ENS Paris Saclay (91) – 12 mars 2025, Région en scène Normandie, lieu à définir – 1er avril, Théâtre Victor Hugo, Festival Avis de temps Fort, à Bagneux (92) – 5 avril, Communauté de  Communes  Vallée de l’Orne et de l’Odon, Salle Paul Cash, à Fontaine-Étoupefour (14) – 11 avril, Centre Culturel André Malraux (ECAM), Le Kremlin-Bicêtre (94) – 25 avril, Théâtre le Piaf -Bernay (27) – 29 Avril, Le Rayon Vert, à Saint Valery-en-Caux (76) – 2 mai, Théâtre Intercommunal, Étampes (91) – 3 mai, Théâtre des Sources, à Fontenay-aux-roses (92) –  24 et 25 mai, Festival Les Plateaux éphémère, Théâtre de la Renaissance, à Mondeville (14) – 27 mai, Festival Curieux Printemps et Théâtre de l’Étincelle, à Rouen (76) – 27 au 29 Juin, Festival Vivacité, à Sotteville-lès-Rouen (76) – 3 et 4 juillet, Festival Sortie(s) de Bain, à Granville (50) – 5 et 6 juillet, ACB Scène Nationale de Bar le Duc (55) – 9 au 12 juillet, Festival Chalons dans le Rue (71) – 18 et 19 Juillet, Festival Spectacle en Retz, à Saint-Hilaire-de-Chaléons (44) – 24 juillet, Festival Les Faltaisies, à Falaise (14) – du 20 au 23 Août 2025, Festival d’Aurillac (15).

L’Amante anglaise

Texte de Marguerite Duras, mis en scène par Jacques Osinski – avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oesterman – Compagnie L’Aurore Boréale, au Théâtre de l’Atelier.

© Pierre Grosbois

À la douceur du jardin dans lequel Claire Lannes regarde pousser la menthe anglaise, fait face une violence intérieure, celle du meurtre reconnu de sa cousine, vivant à demeure, tronçonnée, et dont la tête n’a pas été retrouvée.

La pièce de Marguerite Duras, qu’elle avait elle-même adaptée à partir de son roman homonyme écrit en 1967, double geste littéraire par rapport à un acte criminel, puise dans un fait réel datant de 1949 : le meurtre d’un mari tyrannique et le dépeçage de son cadavre par Amélie Rabilloud, qui en avait jeté les morceaux du dessus d’un viaduc dans différents trains.

© Pierre Grosbois

Marguerite Duras avait repris ce macabre événement une première fois dans sa pièce, Les Viaducs de la Seine-et-Oise, puis dans l’Amante anglaise, (avec un drôle de jeu de mot). Elle place l’intrigue dans une ville inventée, Viorne et installe un dialogue entre un Interrogateur anonyme dont on ne connaitra pas la fonction, et chaque personne d’un couple, Pierre et Claire Lannes, liée au crime perpétré puis au dépeçage et à la dispersion du corps. La disparue est la cousine de Claire Lannes, Marie-Thérèse Bousquet, jeune femme sourde-muette qui était chez eux à demeure et s’occupait du ménage, qui avait pu avoir une relation avec un homme de Cahors, mais qui n’était pas en mauvais terme avec eux.

Dans la mise en scène de Jacques Osinski, on assiste à l’interrogatoire d’abord de Pierre Lannes (Grégoire Oesterman), assis à l’avant-scène au centre du plateau, rideau de fer fermé. Face à lui, dissimulé au premier rang, dos au public, on ne le repère pas tout de suite, l’Interrogateur, (Frédéric Leidgens) sorte de médiateur entre l’homme et la femme, entre elle et le passage à l’acte. Plus tard, il montera sur scène, faisant peser ses questions sur leurs épaules. Noué, Pierre Lannes semble répondre en toute honnêteté aux questions relatives à son épouse, Claire, avec qui il vit depuis vingt-quatre ans et dont il avait été amoureux, épouse qui lui est devenue étrangère, inexpliquée, envahie d’une sorte de « folie tranquille » et répond aussi aux questions techniques notamment de leur mariage sous le régime de la « séparation de biens. » Sur Marie-Thérèse la disparue, cousine de sa femme, peu de choses, si ce n’est qu’il avait rêvé l’avoir étranglée. Il ne prête aucun mobile à sa femme qui puisse justifier d’un tel acte, ce que Claire Lannes confirmera elle-même ensuite.

© Pierre Grosbois

Claire (Sandrine Bonnaire, bouleversante, dans son retour au théâtre) est installée sur cette même chaise, rideau de fer levé, grand plateau désespérément vide derrière elle, une sorte d’absence magnétique, tant devant la justification de l’acte que dans le vide sidéral de sa vie, seulement peuplée de cette menthe anglaise qu’elle regarde pousser. Comme le confirmait Pierre, « elle ne s’est jamais accommodée de la vie » et leur relation s’était vidée de sa substance. En position d’accusée elle parle de l’enfance, de sa mère « femme de service à la communale » des marches de nuit qu’elle a toujours affectionnées, de la présence de Marie-Thérèse car « elle aidait et ça ne coûtait rien » ajoutant que la propreté tenait beaucoup de place à la maison, d’Alfonso de Cahors, l’obscur ami de sa cousine qui lui aurait menti un jour.

Face au crime, l’Interrogateur taraude de questions : « c’était Marie-Thérèse ou moi » dit-elle. « Pourquoi vous ? » reprend-il, et insistant : « Pourquoi n’êtes-vous pas partie ? » Beaucoup de questions restent sans réponse et Claire-Sandrine Bonnaire ressemble à une petite musique de nuit. « J’aime cette tristesse » avoue-t-elle face à cette fin d’un monde qui s’effeuille devant elle. « J’aurais aimé être intelligente… Je me sens folle, quelquefois… » ajoute-t-elle avant que la lumière ne baisse et que les personnages ne s’enfoncent dans leur nuit. Ne reste que le vertige et les hallucinations de l’âme.

© Pierre Grosbois

Il faut beaucoup d’habileté pour accompagner les acteurs, assis et comme pétrifiés face au public, sans autre planche de salut que les mots et l’expression du visage, vulnérables dans leur intériorité partagée. Jacques Osinski est de ces accompagnateurs virtuoses. Il fonde sa première compagnie à l’âge de vingt-trois ans, se passionne pour la littérature nordique, met en scène les grands auteurs comme Georg Büchner, August Strindberg, Odön von Horváth, Anton Tchekhov, Stig Dagerman, Shakespeare et Molière, dirige le Centre dramatique national des Alpes à Grenoble, de 2008 à 2013. Il est un homme des fidélités théâtrales et mène des opérations chirurgicales de haut niveau sur ses personnages : l’auteur Samuel Beckett en est une, l’acteur Denis Lavant en est une autre et il croise les deux. Il avait rencontré l’acteur dès 1995 autour de La Faim, de Knut Hamsun et l’a mis en scène dans plusieurs textes de Beckett qui font date, dont en 2017 Cap au pire, en 2019 La Dernière Bande, en 2022 L’Image, en 2023 Fin de partie qui s’est vu attribuer le prix Laurent Terzieff du Syndicat de la critique.

Le discours porté tant par Pierre Lannes que par Claire, son épouse, répondant à l’Interrogateur-sublime grand Inquisiteur, les rend envoûtants et nous envoûte. Et ils répondent aux questions lancinantes avec une grande justesse : Pierre Lannes, sans animosité et dans une certaine tendresse, Claire, femme brisée, dans le trouble de son identité et de son intégrité : a-t-elle vraiment tué, ou est-ce pour elle une façon d’en finir ? De grandes actrices ont porté le rôle, dont Madeleine Barrault et Suzanne Flon. À son tour, Sandrine Bonnaire se glisse dans le rôle de l’accusée avec une certaine lumière et gravité.

De cette Amante anglaise mise en scène par Jacques Osinski émerge un certain nombre de mots-clés, dont : énigmatique, simplicité, incandescence, profondeur. Les émotions des personnages, leur intériorité, et cette intensité à outrance, mènent le spectateur vers une certaine fascination, à la lisière de la vérité et du mensonge où se perdent ses références.

Brigitte Rémer, le 7 novembre 2024

Mise en scène Jacques Osinski – Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oesterman. Lumières Catherine Verheyde – costumes Hélène Kritikos – dramaturgie Marie Potonet. Le spectacle a été créé le 19 octobre 2024 au Théâtre de l’Atelier. Le texte est publié aux Éditions Gallimard.

Du 19 octobre au 31 décembre 2024 inclus, au Théâtre de l’Atelier, du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 15h, 1 place Charles Dullin. 75018. Paris. Métro : Anvers, Pigalle ou Abbesses. Tél. : 01 46 06 49 24 – site : theatre-atelier.com – email : billetterie@theatre-atelier.comEn tournée : du 9 au 11 janvier 2025, Théâtre Montansier de Versaillesle 14 janvier 2025, Théâtre Auditorium de Poitiersles 16 et 17 janvier 2025, Châteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon le 8 février 2025, Les Franciscaines, Deauville.

Notre Comédie humaine

© Christophe Raynaud de Lage

D’après Honoré de Balzac – Un spectacle en trois épisodes du Nouveau Théâtre Populaire, au Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes.

Balzac souhaitait rassembler sa foisonnante littérature, quatre-vingt-treize romans, sous le titre Études de mœurs. Il voulait tout embrasser de la société du XIXème siècle et visait à en écrire une histoire naturelle en cent-cinquante volumes avant que la mort n’interrompe son élan boulimique. Il écrivait la montée du capitalisme, le face à face entre les classes sociales du plus petit au plus grand, la fascination de la noblesse, l’envie et la corruption, le mépris et les intérêts communs. Inspiré par Dante Alighieri et sa Divine Comédie il a baptisé sa cathédrale hors norme La Comédie humaine.

C’est à ce Gargantua de la littérature que s’affronte le Nouveau Théâtre Populaire, avec humour, intelligence et analyse des mœurs de ce XIXème siècle. Trois metteurs en scène différents, chacun dans un langage qui lui est propre, adaptent trois des romans, en Une Comédie humaine où chaque volet peut être vu de manière indépendante, ou en intégrale : Les Belles illusions de la jeunesse est traité en opérette, Illusions perdues en comédie ; Splendeurs et misères comme une tragédie. Le spectacle est précédé et animé aux entractes d’intermèdes-oniriques qui, en soi, forment un spectacle – La Dernière nuit, réalisé à partir de la vie d’Honoré de Balzac, invitant le public à passer du paradis au purgatoire, du purgatoire aux enfers, dans les espaces aménagés du café de La Tempête attenant au Théâtre, en ébullition.

© Christophe Raynaud de Lage

Le collectif est à la base du travail de la troupe et fait partie de son ADN. Une déclaration solennelle, par lecture de son Manifeste, est lancée au début du spectacle : dix-huit acteurs et actrices alignés sur le plateau, face au public, déposent leur cahier des charges. Chacun est déjà dans le spectacle comme pour une revue, dans des tenues hétéroclites, qui avec un grand nez ou de grandes oreilles, qui une moustache ou un toupet de travers, chacun dans sa loufoquerie. « Le ciel est un théâtre… » Première chanson du livre le plus long pour lancer le spectacle, la Co, co… cot…comédie humaine… Extravagances et bonne humeur sont à l’affiche.

© Christophe Raynaud de Lage

Pour adapter une oeuvre de si grande amplitude, de l’écrit à l’oral et du livre à la scène, toutes les méthodes sont mobilisées dont des enregistrements sonores pour planter le décor du premier roman ou transmettre quelques didascalies ; dont la présence d’Honoré de Balzac soi-même (Frédéric Jessua), faisant le lien entre les parties, clins d’oeil et humour à la clé . Au centre un piano, sur une petite estrade, fait partie des personnages principaux de la première partie, Les Belles Illusions de la Jeunesse, version opérette (adaptation et mise en scène Emilien Diard-Detœuf, composition Gabriel Philippot, au piano Sacha Todorov) ; derrière, un petit théâtre avec rideau de scène peint à l’ancienne, lustres et paravents habillés des feuilles de la gazette du coin. À Angoulême, charmante ville provinciale, un jeune homme de sang noble mais de famille ruinée, Lucien Chardon/de Rubempré, rêve de monter à Paris faire entendre ses poèmes, (Valentin Boraud).  Il espère un avenir radieux et se sent pousser des ailes, même si « envoyer un enfant à Paris, c’est vouloir le perdre » dit Balzac. Lucien a la fraîcheur et la naïveté de son inexpérience… « Je veux tout, j’aurai tout, je triompherai… » dit-il. David, l’imprimeur et ami, et peu après son beau-frère (Julien Romelard ou Emilien Diard-Detœuf) – ayant épousé Ève, sa charmante sœur (Morgane Nairaud) l’encourage. La rencontre avec Madame de Bargeton (Elsa Grzeszczak) dont il tombe amoureux l’aide à réaliser son rêve. Elle, quitte un époux flasque (Joseph Fourez) – en costume violine et un amant ridicule, directeur des contributions indirectes, M. du Châtelet (Flannan Obé) – en costume rose nœud pap’ manipulateur à souhait, ainsi que les ragots de leur charmante ville provinciale.

© Christophe Raynaud de Lage

Nous suivons Lucien de Rubempré du début à la fin de l’expédition balzacienne, d’illusions en désillusions et du meilleur au pire. « Il y a un peu de moi en Lucien, commente Balzac, j’ai connu bien des culs-de-sac avant de devenir Balzac… car, quand on est artiste, on finit toujours triste… » s’amuse-t-il avec la rime.

Illusions perdues, comédie, (adaptation et mise en scène Léo Cohen-Paperman) modifie la scénographie, en pyramide à degrés, illustrant parfaitement l’ascension sociale convoitée. Au sommet, l’aristocratie parisienne avec la Marquise d’Espard (Kenza Laala) – blonde à souhait, lunettes de soleil, petit sac et robe noire, pendentifs clinquants – montant avec lenteur et dignité les marches vers son golgotha ou son observatoire et qui y restera tout au long de la seconde partie – avec ses acolytes dont la marquise de Bargeton sa cousine qui a tourné casaque, laissant Lucien en solo dans Paris, suite aux dénigrements de M. du Châtelet monté, lui aussi, à la capitale. Balzac, serveur dans le bistrot Patate et portant tablier sert les coupes de champagne en déclinant jeux de mots et périodes de l’Histoire récente : Ancien Régime, Révolution, Directoire, Consulat, Premier Empire, Restauration, Second Empire, re-Restauration, Louis XVIII frère de Louis XVI, roi déchu et guillotiné, monarchie libérale, affrontements des libéraux et royalistes, 18 février 1870 assassinat du Duc de Berry, neveu de Louis XVIII, par un bonapartiste. À la recherche d’un contrat, Lucien appelle éditeurs et journalistes, est hébergé par deux étudiants qui essaient de le guider dans le droit chemin. En écho à ce que dit Balzac, « Le génie arrose son œuvre de ses larmes », le journaliste avec qui il échange rectifie, « Le génie, c’est la patience… »

Dans Illusions perdues Etienne Lousteau (Thomas Durand) initie Lucien aux milieux littéraires parisiens et le met en garde, lui faisant traverser les différents cercles, y compris journalistiques tous plus compromis les uns que les autres : Émile Blondet (Émilien Diard-Detœuf), exploité par Andoche Finot directeur de journal (Clovis Fouin).  Dauriat, éditeur à la mode, propriétaire de revues et marchand de livres (Joseph Fourez) qui, au départ refuse les poésies de Lucien, puis acceptera de publier son manuscrit, Les Marguerites quand ce dernier prendra du poids et du pouvoir dans le milieu des journalistes, en faisant notamment paraître un article au vitriol sur Raoul Nathan (Lazare Herson-Macarel) personnalité littéraire les plus en vues sur Paris, édité chez lui. « La gloire c’est comme une putain de luxe » et « le génie c’est comme une maladie horrible, c’est une bestiole qui te dévore le cœur… » s’entend-il dire. « Je vois la poésie dans un bourbier… » Nathan signe aussi une pièce dont le lancement est imminent et dont la jeune première, Coralie (Morgane Nairaud,) chaperonnée par un souteneur, Camusot (Philippe Canales), s’amourache de Lucien et vient vivre avec lui, avant de se faire siffler sur scène et de s’écrouler. Lucien décline le mariage avec Mme de Bargeton qui l’aurait sauvé socialement mais plonge, comme tous, dans la corruption et on assiste aux compromissions du milieu littéraire et journalistique, tous dans le même marigot. De gauche, ils tournent leur veste à droite sans aucun scrupule. Dans un soliloque de la compromission, Balzac, oiseau de mauvais augure annonce à Lucien toutes les étapes du pire : « Tu feras… tu feras… » avant de dresser la liste des compromissions à venir. « Ton calvaire n’est pas fini… » et la liste le mène jusqu’à accepter l’écriture de chansons grivoises devant le cadavre de Coralie, pour lui offrir une tombe. Ruiné et au bord du suicide, Lucien rentre à Angoulême.

© Christophe Raynaud de Lage

La troisième partie, Splendeurs et misères, tragédie (adaptation et mise en scène Lazare Herson-Macarel, d’après Splendeurs et misères des courtisanes), est sombre et verra la chute définitive de Lucien. Décor sobre et parti-pris plus radical, beauté formelle. Une série de praticables en bois allant de cour à jardin recouvre le plateau gardant la notion de degrés de manière beaucoup plus douce, et dessine comme un labyrinthe. Par le biais de son entregent, Lucien a retrouvé la particule de Rubempré qui lui avait été confisquée et lui avait valu le mépris des aristocrates. Un personnage des plus troubles, Jacques Collin dit Trompe-la-mort, Vautrin, ou Carlos Herrera (Philippe Canales), un ancien forçat qui se donne le rôle de directeur de conscience, entre en piste et mène un sinistre bal du Diable. Lucien signe un pacte avec lui, ensemble, ils reviennent à Paris. Suit un imbroglio amoureux entre Esther, belle courtisane vêtue d’un manteau immaculé (Kenza Laala) dont Lucien tombe amoureux mais que le Baron de Nucingen, riche banquier, convoite (Clovis Fouin). Carlos Herrera/Vautrin lui-même amoureux de Lucien vend les charmes d’Esther espérant que son protégé pourra ainsi faire fortune. « Aime-t-on d’amour une femme qu’on achète ? » Nucingen déploie son dispositif pour capturer la belle courtisane, gardée par Asie (Charlotte Van Bervesselès) et Europe (Joseph Fourez). Sur scène, des personnages sortent du dessous des praticables comme des apparitions, des esprits. Herrera décide de marier Lucien à une jeune fille de bonne famille, Clotilde de Grandlieu dans une magnifique robe rouge (Elsa Grzeszczak) alors qu’il a récupéré une terre familiale en vue de se retirer avec Esther. Désespérée à l’idée de ce mariage, et contrainte à devenir l’amante de Nucingen, Esther se suicide en s’empoisonnant. Lucien et Carlos sont arrêtés. Lucien se pend aux barreaux de sa cellule. Herrera-Vautrin, figure du diable, est le seul à le pleurer.

Au-delà des trois parties, un intermède traverse la pièce, qui débute avant même l’entrée dans le théâtre et se poursuit pendant les entractes, La Dernière nuit, Intermède-onirique, d’après la vie d’Honoré de Balzac (conception Pauline Bolcatto et Sacha Todorov, mise en scène Pauline Bolcatto) où les acteurs portent des masques blancs d’animaux – coq, âne, cerf, qu’on retrouve par moments aussi sur scène.

Castes et particules, simulations, compromissions et corruption sont le lot des travers dénoncés par Honoré de Balzac et que la troupe du Nouveau Théâtre Populaire – dont le nom est un clin d’œil à Jean Vilar – porte magnifiquement, en célébrant ses quinze ans. Elle organise chaque été un festival à Fontaine-Guérin, dans le Maine-et-Loire où elle a construit son théâtre de plein-air, festival qui attire beaucoup de monde. La troupe était présente au Festival d’Avignon 2021, dans la Cour minérale de l’Université, où elle avait présenté Le Ciel, la Nuit et la Fête, autour de Molière à travers TartuffeDom Juan et Psyché qui tourne toujours. Aujourd’hui Balzac, avec Une Comédie humaine dont se sont emparés trois metteurs en scène au sein du collectif, pour énoncer différents points de vue, permet une diversité des langages, une richesse et une inventivité dans laquelle toute la troupe plonge, inscrivant son empreinte avec humeur et humour autant que gravité. Un plaisir de théâtre !

Brigitte Rémer le 9 novembre 2024

© Christophe Raynaud de Lage

Scénographie Jean-Baptiste Bellon – lumière Thomas Chrétien – costumes Zoé Lenglare et Manon Naudet – son Camille Vitté – chorégraphie Georgia Ives – maquillage et coiffure Pauline Bry – régie générale et plateau Marco Benigno, assisté de Thomas Mousseau-Fernandez – collaboration artistique Julien Campani, Lola Lucas, Sacha Todorov – administration et production Lola Lucas, assistée de Marie Mouillard – actions sur le territoire Mathilde Chêne. Le spectacle a été créé en août 2024 au Festival du Nouveau Théâtre Populaire, Fontaine- Guérin (49) – Durée de l’intégrale : 6h30 (dont deux entractes) – au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manoeuvre. 75012. Paris. métro : Château de Vincennes puis Navette Cartoucherie ou Bus 112. Site : www.nouveautheatrepopulaire.fr, et www.la-tempete.fr

Partie 1 Les Belles illusions de la jeunesse / opérette : adaptation et mise en scène Emilien Diard-Detœuf – composition Gabriel Philippot. Avec : Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré) – Thomas Durand, Francis du Hautoy – Joseph Fourez, Monsieur de Bargeton – Elsa Grzeszczak, Louise de Bargeton – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Amélie de Chandour – Morgane Nairaud, Ève Chardon et Stanislas de Chandour – Flannan Obé, Sixte du Châtelet – Julien Romelard ou Emilien Diard-Detœuf, David Séchard et Astolphe – Sacha Todorov, Pianiste.

Partie 2 Illusions perdues / comédie – adaptation et mise en scène Léo Cohen-Paperman. Avec :  Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré – Philippe Canales : Camusot – Émilien Diard-Detœuf,  Emile Blondet – Thomas Durand, Etienne Lousteau – Clovis Fouin, Andoche Finot – Joseph Fourez, Dauriat – Elsa Grzeszczak, Louise de Bargeton – Lazare Herson-Macarel, Raoul Nathan – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Marquise d’Espard – Morgane Nairaud, Coralie – Flannan Obé, Sixte du Châtelet – Julien Romelard ou Samy Zerrouki, Daniel d’Arthez – Charlotte Van Berversselès, Horace Bianchon.

Partie 3 – Splendeurs et misères / tragédie – adaptation et mise en scène Lazare Herson-Macarel. Avec : Marco Benigno, le commissaire – Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré – Philippe Canales Jacques Collin, dit Trompe-la-mort, dit Vautrin, dit Carlos Herrera – Émilien Diard-Detœuf, Emile Blondet – Thomas Durand, Alexandre – Clovis Fouin, Frédéric de Nucingen – Joseph Fourez, Europe, un manifestant, le juge – Elsa Grzeszczak, Clotilde de Grandlieu – Lazare Herson-Macarel, le chanteur d’opéra – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Esther – Thomas Mousseau-Fernandez, un policier – Morgane Nairaud, Duchesse de Grandlieu, Lydie – Flannan Obé, Duc de Grandlieu – Julien Romelard ou Samy Zerrouki, César – Sacha Todorov, De Marsay, pianiste – Charlotte Van Bervesselès, Asie.

Intermède-onirique / La Dernière nuit d’après la vie d’Honoré de Balzac – conception Pauline Bolcatto et Sacha Todorov – mise en scène Pauline Bolcatto. Avec : Valentin Boraud, Philippe Canales, Emilien Diard-Detœuf, Thomas Durand, Clovis Fouin, Joseph Fourez, Elsa Grzeszczak, Lazare Herson-Macarel, Frédéric Jessua, Kenza Laala, Flannan Obé, Morgane Nairaud, Julien Romelard en alternance avec Samy Zerrouki, Sacha Todorov, Charlotte Van Bervesselès.

Okina

Conception et mise en scène Maxime Kurvers, avec Yuri Itabashi – dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – à l’Atelier de Paris/Centre de développement chorégraphique national.

© Ayakatomokane

Okina est une performance dans laquelle l’actrice, Yuri Itabashi, interprète du théâtre d’avant-garde japonais, approche d’un univers secret et codifié lié au théâtre nô, un univers tabou dont sont exclues les femmes. Le point de départ du spectacle est cet interdit culturel autour duquel Maxime Kurvers a butiné suite à un séjour au Japon et dans le droit fil de ses recherches sur l’histoire du théâtre entreprises depuis plusieurs années.

Il explique Okina, première pièce à ouvrir les manifestations théâtrales de nōgaku programmées sur une journée entière et qui emprunte sa forme aux danses populaires masquées des fêtes du début d’année, ainsi qu’aux liturgies adaptées des textes sacrés par les moines bouddhistes : « Contrairement aux autres catégories de pièces qui composent le répertoire du nō classique, Okina ne présente pas réellement de narration mais repose plutôt sur une série de danses rituelles convoquant la figure du vieil homme, sous le double aspect d’un masque blanc (Okina) et d’un masque noir (Samba-sô), visages aux rides creusées par un large sourire, appelant à la prospérité des cultures à venir et à la paix sur la terre. » Okina se construit, dans la tradition, autour de trois danses sacrées exécutées par les hommes, rituel que Maxime Kurvers transgresse en proposant le rôle et la fonction à une femme, Yuri Itabashi.

© Ayakatomokane

Que se passe-t-il sur le plateau ? Nous ne sommes pas au XVème siècle et Yuri Itabashi est bien une femme d’aujourd’hui. Sur un grand plateau blanc relativement vide où la radio sert de fond sonore, elle s’affaire dans le domaine du bricolage, comme à la maison, accrochant des guirlandes, buvant du thé, et effectuant un certain nombre de petits gestes du quotidien. Sur une table côté jardin, son atelier. Elle semble préparer très tranquillement mais de manière assez systématique une rencontre, une cérémonie, monte une sorte d’autel, allume des bougies, prend des mesures, pose sur la table une nappe dorée, plante un arbre fantôme, montre deux masques, un blanc et un noir qui semblent être le cœur du sujet et de ses précautions, et commente.

Sa narration est traduite sur écran où figure le mot kegare/impur, lié aux maladies, aux menstruations, à l’accouchement, à la mort. Elle se signe, se prosterne, détermine des territoires sur le plateau, le ciel, la terre, les humains, un espace du sacré. Elle passe une tunique, esquisse quelques pas, donne lecture d’un chant, porte bâton et éventail, désacralise les masques qu’elle porte, l’un, puis l’autre, tape le rythme. Elle est entrée dans le rituel et dans la danse. Elle évoque ensuite la figure du vieillard, portant ceinture rouge, à partir de ses deux grands-pères, qu’elle évoque, le grand-père paternel aimant la vie nocturne et Pépé blanc, le grand-père maternel, de sensibilité diamétralement opposée, elle reconnaît être la synthèse des deux.

© Ayakatomokane

Redevenant une jeune femme d’aujourd’hui portant baskets et vêtements de ville, elle cherche ses musiques sur son poste radio, ses accessoires, se place face au miroir soleil comme dans sa salle de bains, se transforme au sol en aigle noir, assez magnétique, assez hermétique, joue entre équilibres et déséquilibres en pleins feux sur la salle, stoppe la musique mais poursuit sa gestuelle.

Étrange objet que cette performance qui propose un mode de représentation interstitielle entre la tradition interdite et l’interprétation de la performeuse, en soi comme une provocation. Maxime Kurvers son concepteur et réalisateur se trouve dans un champ d’expérimentation, sa réflexion est théorique, sa démarche conceptuelle. Mais, est-ce que tout fait spectacle ? Telle est la question.

Brigitte Rémer le 2 novembre 2024

Scénographie Anne-Catherine Kunz, Maxime Kurvers – costumes Kyoko Fujitani – lumière Manon Lauriol – collaboration artistique Camille Duquesne – traducteur-interprète Akihito Hirano – écriture et dramaturgie Maxime Kurvers et l’équipe – coordination Japon Takafumi Sakiyama – conseiller à la diffusion Jérôme Pique.

Présenté du jeudi 17 au samedi 19 octobre dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – à l’Atelier de Paris/Centre de développement chorégraphique national, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris – métro Château de Vincennes, puis navette Cartoucherie ou bus 112 – tél. : 01 417 417 07 – site : www.atelierdeparis.org

Le Cadavre encerclé

Texte de Kateb Yacine – mise en scène Arnaud Churin – scénographie Léa Jezequel et Elsa Markou – composition musicale Jean-Baptiste Julien – compagnie La Sirène tubiste, à L’Échangeur, Théâtre de Bagnolet.

© Alain Rauline

Kateb Yacine est un immense poète, qui a vécu et pensé en trois langues, l’arabe, le tamazight et le français. Il est issu d’une famille berbère chaouie lettrée, de la wilaya de Guelma – appelée Kbeltiya ou Keblout, à l’est de l’Algérie et appartient à la tribu de Nador imprégnée des récits populaires et de la geste hilalienne, ce très ancien poème de tradition orale ; entourée de symboles comme les sacrifices de coqs ou de moutons et la figure du vautour ; de pouvoirs surnaturels, d’un important patrimoine poétique et mythique où le lyrisme se grave dans la langue de tous les jours. Kateb Yacine est lié à cette oralité, même s’il écrivait en français, la langue du colonisateur, qu’il qualifiait de « butin de guerre pour les Algériens », il s’en servait comme d’une arme, ou d’un cri.

© Alain Rauline

Né en 1929 à Constantine, mort en 1989 à Grenoble, ni musulman ni arabe, mais Algérien, Kateb Yacine fut aussi journaliste, auteur d’essais, de poèmes – dont les premiers, Soliloques, ont été publiés en 1946 quand il avait seize ans à Bône, près d’Annaba, puis, deux ans plus tard, en 1948, Nejma ou le poème et le couteau au Mercure de France – auteur de romans, dont Nedjma, son roman emblématique publié en 1956. Dramaturge et metteur en scène, il fut aussi directeur d’une troupe itinérante en Algérie dans les années 1970, où il revint après dix ans d’exil, sillonnant le pays et défendant un théâtre en langue vernaculaire, Le Théâtre de la mer, qui deviendra l’Action Culturelle des Travailleurs (ACT). Il tourna notamment avec Mohamed prends ta valise, La Voix des femmes, La Guerre de deux mille ans et avec La Palestine trahie, pièce écrite en 1977 qui lui valut quelques tracas, où il mêlait à la forme théâtrale des chants et des danses.

Le Cadavre encerclé fut publié en deux parties en décembre 1954 et janvier 1955, dans la revue Esprit, puis en 1959 au Seuil sous le titre Le Cercle des représailles, englobant trois autres textes – La Poudre d’intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité et Le Vautour, avec une introduction d’Édouard Glissant. C’est un réquisitoire contre le colonialisme alors que l’Algérie est département français. Quand Jean-Marie Serreau la met en scène en 1958, Gilbert Amy, compositeur et chef d’orchestre en signe la musique scénique, la pièce est aussitôt censurée. Le tragique est au cœur du sujet – au sens de Sophocle, Euripide ou Eschyle dans leurs récits mythologiques – indissociable de la vie de Kateb Yacine et de la guerre d’indépendance pour l’Algérie dans laquelle la France colonisatrice a fait de nombreux morts. Ici, il s’agit de la réalité du politique et de l’Histoire longtemps passée sous silence, de la vie et de la mort d’un peuple. La pièce est à la fois populaire et universelle, chaque personnage apporte sa contribution au récit.

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Nous sommes le 8 mai 1945 à Sétif, dans le département de Constantine là où commence la pièce, quand la répression fait rage face aux manifestations anticolonialistes. C’est jour de marché, la foule est dans les rues, femmes, paysans, tous. Le massacre est immense et durera trois semaines. Kateb Yacine a seize ans, quatorze membres de sa famille sont tués. Lui est arrêté et emprisonné pendant deux mois, à la prison de Sétif, puis dans un camp. Là, il dit qu’il a appris à connaître le peuple. Sa mère en perd la raison. Il fait écho dans la pièce à ce qu’il a vécu, aux coups de feu, à la panique, aux interrogatoires, à la torture et à la répression par le récit épique de Lakhdar, le personnage central, magnifiquement interprété dans ses imprécations, son combat et sa souffrance par Mohand Azzoug, son double. Il évoque la terreur des mères cherchant leurs fils et fait apparaître la figure de Nedjma, femme idéale et grande figure de l’Algérie qui traverse toute son œuvre, ici incarnée avec intensité par Emanuela Pace. « Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence… » écrit-il.

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Le jeu, la troupe, la mise en scène d’Arnaud Churin, dans une économie de moyens mais une ardeur de tous, nous plongent dans la rue de Sétif, mise à sac par les forces coloniales, comme dans d’autres villes de l’Est algérien, comme Guelma et Kherrata. Les acteurs ouvrent la pièce par la chanson Douce France quelque peu ironique, à l’origine écrite et interprétée par Charles Trenet, donnant un petit caractère brechtien à l’ensemble. Chants et piano reviennent de manière récurrente dans une composition musicale de Jean-Baptiste Julien, et portés par la troupe qui, au-delà des deux protagonistes, se compose de Marie Dissais, Hassan – Arnaud Churin, Tahar, beau-père de Lakhtar avec qui les relations sont difficiles – Shannen Athiaro-Vidal, Marguerite, la Parisienne – Mathieu Genet, Mustapha – Noé Beserman, Ali, Marchand d’orange et pianiste, tous militants dans la même cellule du Parti du peuple.

La scénographie est ouverte : au centre, dans une sorte d’abri précaire, un piano arrangé autour duquel la troupe fait chœur, un espace tantôt local, tantôt bistrot où on lit le journal, on joue aux cartes ou aux dominos, on boit, on discute, où Lakhdar rencontre un avocat, autre trait biographique, car le vrai père de Kateb Yacine, disparu en 1950, était avocat. « Je pense à cet homme qu’on vient de condamner. Lui aussi est inscrit au barreau pour vingt ans, mais de l’autre côté du prétoire… » lui lance Lakhdar ; dans un coin, un vieux poste de télévision pour quelques images d’actualité ; la rue comme personnage principal (scénographie de Léa Jézéquel et Elsa Markou, lumières de Gilles Gentner). Lakhdar, blessé et comme un revenant, témoigne et raconte : « Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ah ! L’espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre des cercueils d’enfants, et recevoir dans la musique des maisons closes le bref murmure des agitateurs. Ici je suis né… »

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Nedjma enjambe les cadavres à la recherche de Lakhdar et tous essaient de la retenir. « Ici est la rue de Nedjma mon étoile, la seule artère où je veux rendre l’Âme. C’est une rue toujours crépusculaire, dont les maisons perdent leur blancheur comme du sang, avec une violence d’atomes au bord de l’explosion. » La figure de cette femme qu’il sublime – une cousine – un amour d’enfance, une quête inaccessible, la femme-patrie, poursuivra Kateb Yacine toute la vie. Dans la pièce, les amoureux viennent de se brouiller le matin même de la manifestation, c’est un arrachement. La douleur de Nedjma est cinglante. « Jamais tu n’as voulu achever ma conquête. Souviens-toi du matin où tu m’as quittée, avec des sarcasmes en guise d’adieu » chuchote-t-elle. Sur scène, Nedjma et Lakhdar, blessé, se rencontrent. Elle l’adosse à un oranger avant de disparaître. L’oranger, dont la fleur tressée en couronne ornait les cheveux de la mariée, jadis. Ici repris avec le marchand d’oranges, homme du peuple, pragmatique dans sa philosophie de vie. Un messager-narrateur à certains moments commente l’action. Les didascalies donnent le climat et ce qui se traduit en langage scénique : « Un temps. Ténèbres. Silhouettes de Lakhdar et de Nedjma. Coups de feu. Ordres, gémissements. Hurlements de la foule grisée par son propre massacre. Bagarres. Mêlée. » Marguerite, la Parisienne, fille d’un officier, prête main forte à Lakhdar tout en anéantissant ses espoirs : « N’espérez pas que Paris désavoue l’armée. » Hassan exécute le père qui fait soudain irruption, à bout portant, Marguerite fuit avec Lakhdar et ses compagnons.

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De retour à Paris en 1947, dans la gueule du loup disait-il, Kateb Yacine avait prononcé dans la Salle des sociétés savantes, cercle d’érudits et de scientifiques, une conférence qui avait fait date, sur l’émir Abdelkader, savant soufi qui au milieu du XIXe siècle, menait déjà la lutte contre la conquête de l’Algérie par la France. Il avait adhéré au Parti communiste algérien. Le Cadavre encerclé est aussi une pièce métaphorique qui met en jeu les revenants, Lakhdar à la lisière de la folie, Nedjma au bord du désespoir, chaque personne de la rue, comme une ombre, raconte sa tragédie. « Qu’est-il advenu de Nedjma ? » demande une Femme, au marché. « Autrefois c’était la Grande Ourse. Après cela j’ai dormi. Comment la distinguer en plein jour ? » répond Lakhdar. Tous les personnages du Cadavre encerclé apparaissent et disparaissent comme dans le révélateur surgit soudain la photo. On flotte entre réalisme et illusion à travers la langue puissante de Kateb Yacine, qui par sa poétique rejoint la sensibilité des Nerval et Rimbaud, la puissance de l’écriture de Büchner.

Tué par Tahar, Lakhdar, qui sacrifie tout pour la libération de son peuple meurtri,  son amour pour Nedjma comme sa vie, jette : « Adieu, camarades ! Quelle horrible jeunesse nous avons eue ! » Les didascalies finales suivent et sont enregistrées : « A ce dernier mot Lakhdar s’écroule devant l’oranger foudroyé… son cadavre disparaît peu à peu sous un nuage de feuilles mortes. Ali est assis à califourchon au sommet de l’oranger. Il taille une branche fourchue pour en faire une fronde… » Et malgré les injonctions de Nedjma l’invitant à descendre, « Ali ne descend pas. Il puise des oranges dans ses poches, les place dans sa fronde, et vise en direction du public. Pluie d’oranges dans la salle. Le rideau tombe, criblé de coups de fronde, tandis que la voix du chœur murmure dans le lointain Militants du Parti du peuple. Ne quittez pas vos refuges. Noir. Lumière. Coups de gong prolongés. »

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Le Cadavre encerclé, ce chant profond et originel d’un peuple et de sa destinée, entre Histoire et autobiographie, a valeur de prophétie. Arnaud Churin et les acteurs portent avec justesse cette langue dense et impétueuse de Kateb Yacine dans son souffle poétique hors du commun et l’esprit du Diwan. Ses textes sont étrangement peu montés en France. Jean-Marie Serreau dans les années 60/70 les avait portés sur le devant de la scène en présentant en 1963 au théâtre Récamier, La Femme sauvage, incarnation de la Résistante algérienne ; en 1967, Les ancêtres redoublent de férocité à Chaillot et L’Homme aux sandales de caoutchouc sur la guerre du Viêt-Nam. Alain Olivier avait mis en scène La Poudre de l’intelligence et obtenu le Prix des Jeunes compagnies d’Arras, Kateb Yacine avait présenté en 1972/73 au Théâtre de la Tempête, dans sa propre mise en scène, Mohamed, prends ta valise, en kabyle.

Signataire d’un théâtre populaire, épique et satirique, Kateb Yacine n’eut de cesse de rechercher un nouveau langage entre les deux rives de la Méditerranée. Son imagination métaphorique dans une langue à la fois réaliste, à la fois pure poésie, trace une ligne de partage entre son engagement militant et l’art théâtral. Arnaud Churin s’est emparé de cette langue pour faire revivre l’Histoire, ses douleurs et ses fantômes. Formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène, entre autres Olivier Py et Éric Vigner, Stuart Seide et Éric Lacascade, Alain Olivier. Il a monté les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, ainsi que plusieurs projets avec D’ de Kabal, auteur metteur en scène issu du mouvement hip pop, dont Agamemnon d’Eschyle en 2014 puis Orestie Opéra hip hop en 2018. Artiste associé à la Scène Nationale 61 d’Alençon, il  s’est emparé des fantômes de l’Histoire qu’il a fait sienne – son propre père étant marqué par la guerre d’Algérie, où il est parti en appelé – et mis en scène avec générosité ce grand texte sous haute tension.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2024

Avec : Shannen Athiaro Vidal, Mohand Azzoug, Noé Beserman, Arnaud Churin, Marie Dissais (en alternance avec Melanie Malgorn), Mathieu Genet, Emanuela Pace.Dramaturgie Emanuela Pace. Son Amélie Polachowska – lumières Gilles Gentner – costumes Sonia Da Sousa – assistantes à la mise en scène Mélanie Malgorn et Suzanne Traup – regard extérieur Bertrand Cauchois – régie générale Nicolas Martinez Sanchez – régie son Marc Rousseau

Du 9 au 19 octobre, à 20h30 du lundi au vendredi (sauf jeudi 17 octobre) à 18h le samedi, à 14h30 le jeudi 17 octobre, relâche le dimanche – à l’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, 93170 – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org – tél. : 01 43 62 71 20.