Archives mensuelles : octobre 2024

Sports Group

© Martynas Aleksa

Théâtre musical, sur une idée de Gabrielė Labanauskaitė – texte Gabrielė Labanauskaitė, Viktorija Damerell – conception et mise en scène Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell – musique Gailė Griciūtė – Dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt /Abbesses.

Ils sont six aux agrès musicaux – Agnė Semenovičiūtė, Denisas Kolomyckis, Gintarė Šmigelskytė, Justina Mykolaitytė, Jūra Elena Šedytė, Vaidas Bartušas – dans ce qui ressemble à une salle de sport où ils exécutent imperturbablement des mouvements répétitifs de type musculation. Ces agrès ont des airs de tuyaux d’orgue, l’un pompe sur une chambre à air avec fuite, l’autre effleure ces drôles de machines genre crampons métalliques pour montagne magique d’où sortent des mélodies et des sons, le troisième ressemble à un mécano qui émerge du dessous de la voiture qu’il répare… La récurrence et le volontarisme du geste exécuté aux agrès, au départ en duo, évoquent aussi les travaux forcés, guidés par une basse continue sorte de ronronnement qui se diffuse lentement.

© Martynas Aleksa

Une partition collective se crée (musique Gailė Griciūtė) dans l’ironie et le ludique pince-sans-rire. Une impression d’étrangeté où l’absurde n’est jamais loin, sourd du plateau. Ils sont hétéroclites dans leurs tenues, majoritairement à base de shorts et tee-shirts, cheveux plaqués, étranges signes cabalistiques dessinés sur les jambes comme des tatouages, traces ou discours codifié pour ne pas être identifié (scénographie et costumes Viktorija Damerell). Leur leitmotiv semble la question centrale du spectacle : « comment devenir soi-même ? »

Dans cet espace qu’ils habitent comme des revenants à la recherche d’eux-mêmes, et « pour que tu te trouves sans perdre trop de temps » ils usent d’une grande inventivité et liberté entre silence et bribes de textes saisis sur le vif dans des salles de sport, terrains de jeux, ou lambeaux de blogs, au milieu de litanies, psalmodies, syncopés, chant choral et polyphonies. Leurs mouvements, qui débutent doucement, vont jusqu’à la transe dans une montée dramatique puissante. « Je voyage en moi-même à travers mon cœur, le monde semble avoir changé. »

Et ils échangent leurs agrès comme on joue à saute-mouton, en tenant un discours maîtrisé qui questionne et conseille : « Te reconnaitras-tu ? Ne gaspille pas ton énergie… »  À travers ce chant du corps et cette critique des apparences, ils dessinent des climats en demi-teinte, en solo, duo ou collectif pour énoncer leur philosophie de la vie : « sans souffrance, pas de bonheur… » Ils se répondent, soufflent dans les tuyaux comme dans un cor d’alpage, se métamorphosent en puissance narcissique, se travestissent : « Je suis dieu. On me couvre de lauriers. Ça passe à la télé. On me couronne ! »

Les lumières baissent, on se trouve à la frontière de plusieurs univers artistiques – théâtre, musique, performance, mouvement – passant d’un ton caustique et cocasse à une modulation plus raisonnable, guidés par des morceaux de textes en discontinu. Ils passent d’un vocabulaire parfaitement réaliste – entre graisse qui dégouline et vitamines recherchées – à une évocation plus onirique, sur des instruments de pure invention et réelle fabrication.

L’équipe de Sports Group – conception et mise en scène Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell sur une idée de Gabrielė Labanauskaitė – semble jouer avec le spectateur, le menant sur de nombreuses fausses pistes, au demeurant avec distance et douceur et jusqu’au rituel final sur chants d’église, invitation au voyage en soi-même, comme une dernière provocation. On est immergé dans le burlesque et l’extravagant jusqu’à l’interrogation de soi, petite particule dans l’univers, une consultation salutaire et musicale .

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2024

Avec : Agnė Semenovičiūtė, Denisas Kolomyckis, Gintarė Šmigelskytė, Justina Mykolaitytė, Jūra Elena Šedytė, Vaidas Bartušas Production Operomanija. Mouvement Greta Štiormer, Viktorija Damerell – scénographie et costumes Viktorija Damerell – conception des instruments Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell, Sholto Dobie – lumières Julius Kuršis – son Ignas Juzokas.

Vu le 9 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Feast

© Dmitrijus Matvejevas

Mise en scène Kamilė Gudmonaitė – spectacle en lituanien surtitré en français, dans le cadre du Focus Lituanie – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole.

Acteurs et actrices sont assis dans le public qui les entoure, placés face à face sur le plateau, personnes porteuses de handicap qui viennent témoigner de l’origine de ce handicap : rétinopathie, perte d’audition à cause d’une tumeur dans la tête, naissance prématurée dans une ambulance, trouble schizo-affectif « J’entends des voix qui me disent ce qu’il faut faire et cela m’épuise, je peux perdre le contrôle de mes actes », malvoyance : « Qu’est-ce que l’obscurité ? » Beaucoup de théories sont émises et d’études entreprises, dans les différents domaines, ces témoignages sont précieux, qui démontrent le degré d’incompréhension vécu au quotidien.

Il faut du courage pour énoncer ses faiblesses, on les reçoit comme des déflagrations. « J’ai un handicap et cela m’affecte… » résume l’une d’elle. Dans les hauts parleurs, une musique douce, un cœur qui bat tandis qu’ils passent en revue leurs questionnements « Pourquoi tu es née ? – Je n’aurais jamais dû ! » et la liste des injonctions reçues : « Fais pas ci fais pas ça ! »

© Dmitrijus Matvejevas

Sur la musique, une actrice se met à danser, puis accélère et monte en puissance jusqu’à épuisement. Étendue au sol, elle chante. De petits papiers orange semblable à des pétales de fleurs sont joyeusement lancés sur scène comme dans le public, donnant un air de fête. Le côté ludique prend le dessus avec jeux, imitations, rires, échanges. Une actrice joue du piano, il règne une belle complicité entre tous et chacun s’anime pour parler des premiers pas sur la lune de Neil Amstrong, en 69, ils sont incollables sur le sujet. Des ballons blancs apparaissent dont s’est parée l’une des actrices, sorte de mouette prête à l’envol. Un chant s’élève : « Sans que tu le saches, je t’ai aimé. Je traverserai la pluie de septembre vers toi. »

Et dans la vitalité qui les anime, un acte de foi fuse : « Dans le ventre de ma mère j’aurais choisi de naître. » Elle invite à danser et tous avec elle  entrent dans la danse, jusqu’au public invité à se joindre à eux. La fête est là, colorée, sous les cotillons lancés.

© Dmitrijus Matvejevas

Feast est un spectacle magnifiquement mené et sans complaisance, un travail sensible et précis sur l’acceptation de la différence. Tous les sentiments, sensations et réactions sont présents sur scène où le collectif agit pour que chacun porte l’autre et lui donne sa place, dans la reconnaissance de son être à part entière, au même titre que quiconque. Ils ont de l’humour sur eux-mêmes quand ils se regardent. Les spectateurs les entourent, ce qui peut vouloir dire que personne n’est à l’abri de cette vulnérabilité et qu’un beau jour chacun peut être confronté au handicap, le sien propre ou celui d’un proche.

Troisième spectacle réalisé par la metteure en scène Kamilė Gudmonaitė, diplômée en mise en scène de l’Académie lituanienne de musique et de théâtre, ainsi que compositrice musicale et qui a déjà reçu plusieurs Prix pour ses précédents spectacles. Elle pose ici des questions difficiles sur le thème du handicap, et notamment : comment trouver sa place dans la société, avec quelle égalité des chances ? Face à nous ils témoignent, avec une certaine dose d’humour et une grande force de vie.

Brigitte Rémer, le 19 octobre 2024

Avec : Loreta Taluntytė, Kristina Šaparauskaitė, Oleg Dlugovskij, Božena Burokienė, Justina Platakytė, Juozas Čepulis, Mantas Stabačinskas. Dramaturgie Laura Švedaitė – décors et costumes Barbora Šulniūtė – création lumières Vilius Vilutis – création sonore Simonas Šipavičius – chorégraphie Mantas Stabačinskas. Production OKT/Vilnius City Theatre – avec le soutien du Lithuanian Council for Culture.

Vu le 12 octobre 2024, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

The Big Bang

Spectacle de marionnettes par le Klaipéda Puppet Theatre – écritures et mise en scène Zvi Sahar/Pupet Cinéma – dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole.

© Donatas Bielkauskas

On entre dans la cosmologie, la gigantesque explosion de la création de l’univers a eu lieu, un univers qui se compose de milliers de pièces détachées, minuscules, issues de fils électriques, fiches, disquettes, mobiles, ordinateurs déglingués, câbles et boulons. Le plateau est recouvert des rebus de composants électroniques entremêlés, Arte povera avec lequel les acteurs-manipulateurs font récit.

Comme dans la Genèse et comme des dieux, d’une terre informe et de ténèbres ici pleine de ces objets morts, ils créent le ciel et la terre, ils créent la ville. Ils sont trois sur le plateau, l’un, filme en direct, les deux autres font vivre des personnages qui prennent forme au gré de ces restes de nos sociétés malades où les usines déversent leurs fumées, où les déchets industriels s’accumulent. Ils créent une poétique de l’objet, assemblent ces pièces hors d’usage qui se métamorphosent en marionnettes à tige, sous le regard de la caméra qui construit l’histoire. Comme penchés sur des établis, hyper-concentrés et formant communauté, chacun de leurs gestes est maîtrisé.

© Donatas Bielkauskas

Il n’y a pas de texte mais une musique électro, tonique, pour accompagner ce désert de ferrailles (composition musicale Kobe Shmueli). On part de l’origine de la vie et de la naissance d’une ville, de son tracé aux mille ruelles et bâtiments, jusqu’à la construction d’une ville-lumière, après guerre et destruction sur fond de bruits d’avion et pluie de drones. Un homme et son chien prennent forme et vie, et dialoguent dans une langue improbable d’onomatopées. Le Klaipéda Puppet Theatre excelle dans l’art de la transformation. Les acteurs-manipulateurs récupèrent robinets et pinces à linge, bouts de grillage, restes de hauts parleurs. Soudain dans ce no man’s land on se retrouve au marché en compagnie de trois personnages-modèles réduits qui émergent d’un tas de ferrailles. Ils nous transportent sur un stade, dans des jardins, au marché. Le chien, assemblage de deux morceaux de câble électrique et d’une simple pile perdue, accompagné de son maître, recrée la vie d’un quartier.

Soudain un trou de lumière les happe, la terre se couvre de déchets, le tonnerre se déchaîne. La ville est à rude épreuve avant de reprendre son cours, on chante et on joue du piano jusqu’à ce que retentisse une sirène d’alarme et que le danger à nouveau menace. La pluie et les bourrasques, la buée-brouillard-pollution s’acharnent, on est en mode survie. Les horloges se dérèglent et affichent des zéros à l’infini, le chien a disparu, tous se mobilisent à sa recherche et finissent par le sortir du trou dans lequel il est tombé. Tout est noir et il faut beaucoup de talent pour tenter de redonner un peu de lumière en tordant les fils jaunes trouvés dans un coin du plateau. Puis la vie repart. On applaudit la soucoupe volante qui plane au-dessus de la ville, l’avenir est prometteur, les plantes repoussent sur la ferraille et tout l’environnement s’habille de vert, le monde devient une serre.

© Donatas Bielkauskas

Émerge de ce Big Bang une ville lumière aux guirlandes colorées à partir de deux fils qui se touchent, étincelle pour ville nouvelle. L’un rêve d’eau, le téléphone appelle, un piano à queue prend forme, on se regroupe autour de la musique. Le chien se bat contre un bout de fil avant de jouer des percussions. L’imaginaire est aux aguets.

Le Théâtre de Marionnettes de Klaipėda, seule institution professionnelle de l’ouest de la Lituanie explore des modes d’expression hors norme. Monika Mikalauskaitė Baužienė, Vytautas Kairys et Kęstutis Bručkus, sont ici les co-auteurs et manipulateurs d’un Big Bang, de haute voltige. Comme dans une partition musicale, ils rythment l’ensemble de la représentation et écrivent une symphonie des plus originales pour cartes mémoire, disques durs et processeurs, recyclage des produits industriels en fin de vie, ville polluée ville verte, écologie responsable. Leurs inventions et leur art de la manipulation sont au sommet. Avec une délicatesse et précision infinies et dans un remarquable travail artisan et artiste, ils donnent vie aux grands débats de nos sociétés, parlant en minuscule de la ville et de la pollution majuscule, d’espoirs immenses pour un monde meilleur,

Brigitte Rémer, le 18 octobre 2024

Assistant mise en scène et co-auteur Aušra Bakanaitė – marionnettistes et co-auteurs Monika Mikalauskaitė Baužienė, Vytautas Kairys, Kęstutis Bručkus – composition musicale Kobe Shmueli – lumières Scahar Peggy Montlake, Paulius Vendelis – fabrication des marionnettes Aušra Bakanaitė, Marbeyad Studio

Du 3 au 5 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole – 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Fossilia

Inspiré des mémoires de Dalia Grinkevičiūtė, Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk – mise en scène et dramaturgie Eglė Švedkauskaitė, en lituanien surtitré en français – Dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville /Abbesses.

© D. Matvejevas

C’est un spectacle sur la mémoire, celle des déportés lituaniens en Sibérie à l’époque de l’URSS. Un long silence a longtemps entouré ce traumatisme, avant que Dalia Grinkeviciute (1927-1987) ne prenne la parole à travers un livre publié en Lituanie en 1997, Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk. L’auteure n’aura connu ni l’Indépendance de son pays, signée sous forme d’un Acte de Rétablissement de l’État lituanien le 11 mars1990, ni la publication d’une histoire, la sienne, comme témoignage de la grande Histoire.

Petit pays en termes de surface et de population, comme les deux autres Pays Baltes, l’Estonie et la Lettonie, tous trois démocraties parlementaires au départ, devenus en des temps différents régimes autoritaires – en 1926 pour la Lituanie, en 1934 pour les deux autres pays-. Alors que son Indépendance avait été célébrée le 16 février 1918, la Lituanie fut victime de nombreux prédateurs. Le Pacte germano-soviétique signé entre Allemands et Russes en 1939 a mené à l’envahissement du pays par l’Armée rouge en 1940, puis à l’occupation allemande pendant trois ans, avant le retour des Soviétiques en 1944. Collectivisation agricole brutale, déportations massives et afflux de colons russes ont marqué cette sombre période qui a vu plus de 120 000 personnes déportées en Sibérie.

Dalia Grinkevičiūtė, sa mère et son frère furent de ceux-là, conduits au-delà du cercle polaire, sur l’île de Trofimovsk où ils ont essayé de survivre. Elle avait quatorze ans. De retour à Kaunas, deuxième ville de Lituanie, à vingt ans, mais contrainte à une certaine clandestinité, elle prit la parole au nom de ceux qui ne la prendrait plus, en écrivant ce qu’ils avaient enduré, leur rendant ainsi hommage. Pensant ses notes égarées, Dalia Grinkevičiūtė, avait repris plus tard la plume, pour laisser traces, mettant davantage l’accent sur la dénonciation du système soviétique. Son premier manuscrit retrouvé par hasard et restauré après sa mort, en 1991, les deux textes avaient alors été publiés en langue originale sous le titre Lietuviai prie Laptevų jūros/Des Lituaniens à la mer de Laptev. Combative, Dalia Grinkevičiūtė avait aussi trouvé la force de se former à la médecine, qu’elle exerça pendant une quinzaine d’années.

La charge est lourde mais la metteure en scène qui s’empare de cette mémoire collective, Eglė Švedkauskaitė, le fait avec une grande finesse, mettant en place les rouages d’une horlogerie de précision. Par le biais d’acteurs dont la présence est forte et au vu d’images qui se gravent sur un grand écran courbe et élégant posé sur sol noir luisant (scénographie Ona Juciūtė), se tournent les pages écrites à l’encre violette, d’un récit intime et national longtemps resté muet.

Portés par les sirènes, le bruit du train qui provoque toujours des crises de panique, une magnifique partition (signée Agnė Matulevičiūtė) et une voix off qui revient de manière récurrente, le spectacle prend la forme d’une enquête ou d’un plaidoyer pour la vérité. « Sommes-nous vraiment en route pour la mort ? » Trois générations se font face et le petit fils n’a de cesse de capter des images, des lambeaux de souvenirs : « Allez frangine, parle-moi de la famille… » Et elle raconte : le grand-père en Sibérie dont les pieds avaient gelé, sa marche obligée sur les talons, « savait-il qu’il quitterait le pays où il est né ? » la lecture off, les images qui se superposent ou se déforment comme dans le froid glacial où l’on ne s’appartient plus, celles du père qui s’était exilé et pour qui « la Sibérie a disparu », celles, sépia, d’un enfant dans le jardin, les souvenirs de la tante qui a compté et qui dévoile la tombe de la grand-mère sous la maison. On égrène les revenants au fil de la représentation et des 229 feuillets retrouvés. Le fils filme sa mère, de dos, elle qui, dans son exil de glace, n’a plus pesé que trente kilos.

© D. Matvejevas

L’archiviste devant la caméra du petit fils chasseur d’images, raconte l’histoire du manuscrit retrouvé dans un bocal, sous un buisson de pivoines, manuscrit qu’elle a dû déchiffrer, avec la difficulté de mettre ses pas dans ceux d’une autre pour en retranscrire les mots tout en gardant de la distance. Chacun se noie dans la reconstruction de ses propres souvenirs. Mère et fille dialoguent ; à l’image qui se décale, elles creusent la terre. Un dialogue en écho s’installe entre l’écran et la scène. La mémoire est à l’œuvre, obsessionnelle, le bruit du train en leitmotiv.

Une danse de la mort telle un exorcisme s’invite, qui fait se rejoindre parents et enfants, un temps le père – qui pendant longtemps n’avait voulu, ou n’avait pu dire mot, et sa fille. Retour sur le récit de vie en Sibérie : comment dormir sur de si petites couchettes et comment supporter les poux, le froid, l’humidité, le sol dur autant que le pain. L’écran se fissure, on est au pays des morts-vivants. Quand le père accepte enfin de parler et qu’il se filme, il adresse une lettre à son fils. « Es-tu heureux » lui demande-t-il ? Et il fait publiquement son examen de conscience.

Très concrètement se redessine la maison familiale, par un fil qui en délimite au sol le tracé, le plateau se réorganise avec des structures-sculptures, au départ dispersées qui pourraient ressembler à des pierres tombales mais sont en fait des sièges que les acteurs regroupent. On refait le chemin du cadavre de la grand-mère après douze ans sous la maison avant d’être dignement enterrée au cimetière national. Un récit choral se met en place, la langue devient métaphorique, les acteurs se rassemblent comme sur un radeau, et comme à d’autres moments exécutent quelques mouvements chorégraphiques. « Au fond de l’océan des rêves, un vaste cimetière et de petits bateaux blancs… celui qui attend que quelqu’un vienne le chercher… »

La vision que propose Eglė Švedkauskaitė du texte de Dalia Grinkevičiūtė déchire le rideau du silence avec talent, donnant vie aux absents qui ont eu double peine, celle de la souffrance et celle de l’oubli. Jeune metteure en scène, elle connaît bien l’outil théâtre et a obtenu en 2018, à peine diplômée, le premier prix du Concours européen du jeune théâtre, au Festival dei Due Mondi de Spolète et en 2022 le Prix du théâtre lituanien pour la meilleure mise en scène. Le va-et-vient qu’elle propose dans Fossilia entre le plateau et l’image fonctionne avec intelligence et habileté permettant aux acteurs de faire émerger cette mémoire enfouie et de porter avec profondeur et élégance le poids du passé.

 Brigitte Rémer, le 18 octobre 2024

Avec : Darius Gumauskas, Povilas Jatkevičius, Vitalija Mockevičiūtė, Rasa Samuolytė, Ugnė Šiaučiūnaitė. Conseil dramaturgique Anna Smolar – scénographie Ona Juciūtė – costumes Dovilė Gudačiauskaitė – composition musicale Agnė Matulevičiūtė – lumières Julius Kuršys- production Lithuanian National Drama Theatre.

Du 2 au 4 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

 Los días afuera

Conception, texte et mise en scène Lola Arias, au Théâtre de la Ville – en espagnol, surtitré en français et en anglais – coproduction et coréalisation Théâtre de la Ville-Paris et Festival d’Automne à Paris – au Théâtre de la Ville / Sarah Bernhardt à Paris.

© Eugenia Kais

Installées dans une voiture côté jardin, six anciennes détenues se racontent devant la caméra, au son de la cumbia. Elles ont purgé leurs peines et sortent juste de prison où, à côté des travaux imposés, elles ont trouvé du réconfort dans les ateliers proposés, pour faire que le temps passe avec intelligence et un peu de douceur. « On ne choisit pas son destin… » Ensemble, ces six jeunes actrices, performeuses, chanteuses et danseuses – Yoseli Arias, Paulita Asturayme, Carla Canteros, Natal Delfino, Estefania Hardcastle, Noelia Perez – font récit de leur passé autant que de leur présent.

Sortir, hors contrôle, désorientées, parfois sans avoir où aller. Elles décrivent leur retour à la vie libre et les retrouvailles avec la famille, une mère, un fils, un petit ami. Elles racontent leurs enfants, le temps qui vient de s’écouler sous matricule, leurs avocats, l’injustice parfois, leurs croyances, leurs inquiétudes. Certains tatouages signent ce passage entre quatre murs. No te rindas nunca, Ne t’avoue jamais vaincue, est gravé dans le dos de l’une d’elle, Yoseli, à côté de la Tour Eiffel, son rêve de liberté.

© Eugenia Kais

La voiture présente sur scène, symbole de cette liberté, construit le lien du spectacle, leur force de vie en est le moteur. Elles se filment avec ivresse et se regardent. Une structure d’échafaudages nous transporte dans les différents lieux de leur mémoire – structure multifonctionnelle qui se recouvre parfois d’un grillage et d’images qui surgissent çà et là, images d’archives ou images in-situ témoignant de leur re-naissance et de leur émotion (scénographie de Mariana Tirantte). De plain-pied c’est aussi l’espace de la musique (conçue et interprétée par Inés Copertino à la guitare, accompagnée d’une batterie), la musique et la danse pour lutter contre le temps qui s’est écoulé et mordre dans le présent, une forme de résistance et d’émancipation, une identité retrouvée. Pour tous/toutes, en détention, la musique et la danse furent comme une planche de salut, c’est ce côté de lumière qu’a exploré Lola Arias dans le spectacle, avec notamment rock et voguing que certaines pratiquent magnifiquement, et qui les transcendent.

© Eugenia Kais

Los días afuera est à la fois documentaire et musical, en même temps qu’aux frontières de la réalité et de la fiction. Ces femmes, malgré les difficultés, avant, pendant et après leur séjour carcéral, chantent la vie. Lola Arias a monté un atelier de pratique théâtrale dans la prison des femmes d’Ezeiza, près de Buenos Aires. Elle en a rapporté des images et monté un film sorti en février 2024, Reas/Prisonnières – présenté en avant-première à Berlin, au festival de la Berlinale dans lequel une douzaine de détenus, cisgenres, hommes et femmes transgenres, parlent de leurs conditions de vie et de la violence en prison. Après le film, la réalisatrice a poursuivi le dialogue avec six d’entre eux/elles et a partagé leurs émotions et sensations dans leur retour à la vie et le décalage éprouvé, dans leur fragilité. Elle a écrit et mis à l’épreuve auprès d’eux/d’elles dans un processus collaboratif, ce qui est précaire et volatile, la parole, et les a guidées sur scène, comme une metteure en scène, face à toute actrice ou performeuse. Los días afuera est un spectacle à fleur de peau qui communique cette fragilité d’être, en même temps qu’une réelle force de vie. Si l’émotion est palpable sur scène, elle passe aussi et se diffuse dans le public.

© Eugenia Kais

Argentine installée à Berlin, Lola Arias écrit, met en scène et réalise des projets de théâtre, cinéma, littérature, musique et art visuel, et il faut une bonne dose de conviction pour mener à bien ce type de projets qui engage, dans une synergie entre la vie, le combat pour la vie, et l’art. Depuis 2007, elle développe un théâtre documentaire, sur des thèmes personnels ou de société. En 2024, elle se voit décerner le Ibsen Price pour l’ensemble de son parcours, et la grande tournée qu’effectue la troupe à travers l’Europe avec Los días afuera, est à la hauteur de ses responsabilités et exigences. Elle s’inscrit à la manière du don et du contredon dont parlait l’anthropologue Marcel Mauss et qui fait ici intervenir le récit, le chant, la musique et la danse dans un sens où le sacré rejoint les histoires, orales et ordinaires. « S’apaiser ? Partir, rester ? Il y a quoi de l’autre côté ? » questionnent-elles avec lucidité. « J’ai payé mes dettes. La nuit est faite pour danser… » concluent-elles, avant de poursuivre leurs routes.

Brigitte Rémer, le 16 octobre 2024

Avec : Yoseli Arias, Paulita Asturayme, Carla Canteros, Natal Delfino (en remplacement de Ignacio Rodriguez), Estefania Hardcastle, Noelia Perez, et la musicienne Inés Copertino. Damaturgie Bibiana Mendes – collaboration artistique Alan Pauls – scénographie Mariana Tirantte – chorégraphie Andrea Servera – musique Ulises Conti, Inés Copertino – costumes Andy Piffer – lumières David Seldes – vidéo Martin Borini – son Ernesto Fara – construction du décor, Théâtre National Wallonie Bruxelles – Production déléguée Lola Arias Company, Gema Films.

© Eugenia Kais

En tournée : du 4 au 10 juillet 2024, Opéra Grand Avignon, Festival d’Avignon – les 13 et 14 juillet 2024, Festival GREC, Barcelone (ESpagne) – du 8 au 10 août 2024, International Sommerfestival-Kampnagel, Hambourg (Allemagne) –  du 15 au 17 août 2024, Zürcher Theater Spektakel, Zurich (Suisse) –  les 20 et 21 août 2024, Kaserne Basel,Bâle (Suisse) – les 14 et 15 septembre 2024, Théâtre Maxim Gorki, Berlin (Allemagne) – les 19 et 20 septembre 2024, Festspielhaus, St. Pölten (Autriche) – le 12 octobre 2024, National theatret, Oslo (Norvège) – du 17 au 19 octobre 2024, Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon – les 14 et 15 novembre 2024, La Rose des vents/Scène nationale Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq – les 27 et 28 novembre 2024, Le Quai/CDN Angers Pays de la Loire – les 4 et 5 décembre 2024, Scène nationale de Bayonne –  les 9 et 10 décembre 2024, Le Parvis/Scène nationale Tarbes-Pyrénées – les 28 et 29 janvier 2025, Tandem, scène nationale Douai-Arras – du 3 au 7 février 2025, Théâtre national de Strasbourg – du 12 au 15 février 2025, Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Bruxelles (Belgique) – les 21 et 22 février 2025 De Singel, Anvers (Belgique) –  du 27 février au 1er mars 2025 Comédie de Genève (Suisse) – du 19 au 21 mars 2025, TnBA/héâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Bordeaux – les 26 et 27 mars 2025, Centre dramatique national d’Orléans/Centre-Val de Loire, Orléans – les 3 et 4 avril 2025 Künstlerhaus Mousonturm, Francfort (Allemagne) – mai 2025, Festival International de Brighton (Royaume-Uni).

Dämon – El funeral de Bergman

Spectacle d’Angelica Liddell, en espagnol, français, suédois, surtitré en français et en anglais, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Christophe Raynaud de Lage

Un cor de chasse lance la traque. Le pape flambant blanc aux chaussures vernis rouge sur tapis rouge fait le compte des fauteuils roulants déposés en file indienne, côté cour. Lève-toi et marche ! pense-t-on, le pape, ou Angelica Liddell, feront-t-ils un miracle ? Un chant aigu semblable à un cri strident passe la transparence des rideaux qui ferment les espaces de part et d’autre du plateau. On entre chez les revenants, par l’entremise du metteur en scène, scénariste et réalisateur suédois Ingmar Bergman (1918/2007) et de ses démons dans lesquels la metteure en scène se reconnaît. « Le théâtre est la porte de l’enfer » lance -t-elle, comme une dämone.

Une bande son au rythme autoritaire accompagne le personnage de petite taille qui traverse le plateau d’un pas décidé, porteur d’un blason-tête de mort et de lunettes noires, avant de s’arrêter au centre du plateau. Serait-ce la mort ? Des croque-morts viennent le chercher et l’on entend quelques phrases sorties du carnet de travail de Bergman, en juin 1964 : « Quand je mourrai tu porteras mon cercueil jusqu’à ma tombe… » Ce carnet noir sera le fil rouge du spectacle pour une Angelica Liddell toréadore.

Seule en scène, elle entre, socquettes blanches et talons noirs, nuisette transparente ouverte sur un corps nu, s’empare d’un broc d’eau et d’un bidet posé en fond de scène et se lave les parties intimes, en prenant son temps. Elle poursuit son rituel, remplissant d’eau souillée un goupillon, en bénit la foule avant de ranger ses accessoires. Lecture de la lettre de Saint-Paul aux Corinthiens, issue du carnet noir de Bergman. Liddell achète ses lettres d’indulgence.

Elle écorche ensuite avec brutalité la critique, en nommant les signataires de papiers incendiaires et cite, pour chacune et chacun, les extraits incriminés. Polémique à Avignon où le spectacle a été créé, liberté d’expression, pour tous ? Suit un texte au micro « Nous nous sommes éloignés comme deux mouettes sur deux mers… » puis une danse, avant qu’elle ne se jette dans une harangue des plus violentes, sur le thème Je plains les gens, quelle est cruelle la vie des gens – dont on comprendra plus tard la référence à August Strindberg, que Bergman admirait – logorrhée qui montera en puissance pendant une quinzaine de minutes comme un océan démonté sur fond d’orgues solennelles. Insultes, menaces, apostrophes et vociférations se déclinent dans les différents registres de sa voix, entre psalmodies et litanies. C’est l’Armageddon, avec une Érinye dans sa toute-puissante, s’attaquant aux trahisons conjugales et hypocrisies morales, aux comportements, à l’image sociale. Dans sa conversation, Dieu n’est jamais très loin, celui à qui « on parle quand il n’y a plus personne avec qui parler » dit-elle, repris par une chambre d’écho. Elle dégaine Artaud dans sa folie et son poème, la vieillesse dans les zones blanches du cerveau, le réel et l’irréel, la mort qu’elle interroge et le royaume des morts qu’elle habite. Un chant solo perce.

© Christophe Raynaud de Lage

Arrivent les anciens qui s’installent dans la file des fauteuils roulants, les croque-morts portant nez rouge guidant un brancard avec roulettes qui fait des tours de plateau où une ancienne, souffrante, est allongée, sous l’égide de l’Évangile selon Saint-Jean (21.18), « En vérité, en vérité, je te le dis : quand tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais, mais quand tu seras devenu vieux, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras pas. » Elle se met à courir à contre-courant, s’enfuyant peut-être d’elle-même, avant de monter sur ce lit à roulettes. Drôle de vision d’un monde en décomposition, où les thanatopracteurs nus disjonctent et se fouettent, semblant prêts, eux aussi, à passer du côté des enfers.

Entrent quatre jeunes femmes, accompagnées d’un garçon d’une dizaine d’années, yeux bandés portant la jupe rouge du sacrifice, suivis du pape en fauteuil roulant, soutane retroussée, sexe bien visible qu’elle viendra provoquer. Un ancien, nu, porte au bras un ruban de deuil, fantasme d’un enterrement, celui du pape ou celui de Bergman. Une musique électro-acoustique accompagne le rituel de transgression et de provocation et les anciens placent leurs fauteuils en ligne, face au public et s’installent dedans. Tout s’affole au son de la sirène. Passent devant eux les jeunes femmes, nues, telles des nymphes qui effleurent leurs visages, images de ce qu’ils furent dans une jeunesse éloignée. Un aveugle, nu et peint en rouge passe avec son guide, tous montent du fond de la scène marquant un geste d’offrande, une danse par couple s’organise, une procession de fauteuils se prépare au son d’une fanfare. On ne sait plus si on est chez Fellini ou chez Bergman, le pape semble sur le déclin.

© Christophe Raynaud de Lage

Et l’on égrène quelques-uns des films réalisés par Bergman dont Persona, en 1966, l’année de la naissance d’Angélica Liddell comme elle le fait remarquer, Cris et Chuchotements en 1972, Saraband en 2003, son dernier film. L’auteur de La Danse de mort, du Songe et d’Inferno entre autres, August Strindberg, inspira le réalisateur dans ses plongées vertigineuses sur les thèmes de l’incommunicabilité, de la difficulté du couple et de la folie. Puis l’instant solennel arrive, celui du cercueil de Bergman porté par quatre personnes accompagnées d’une pasteure et d’une violoncelliste, cercueil de bois inspiré de celui du pape. Des sirènes, puis des avions, des bruits de guerre, guerre intérieure peut-être, couvrent la voix qui célèbre l’ode funèbre et la musique du violoncelle. Le personnage du début de la pièce porteur du blason-tête de mort, repasse, oiseau de mauvais augure. Portant l’habit de deuil, Angélica Liddell prend place près du cercueil et redevenue petite fille, ou nonne en prise d’habit, se propose comme dernière épouse. Le spectacle se ferme avec une réflexion sur le temps assassin et sans échappatoire, sur la peur de la mort.

Dans sa radicalité, Angélica Liddell – entourée des acteurs du Dramaten/Théâtre Dramatique Royal de Suède que Bergman avait dirigé un temps, et des collaborateurs de sa compagnie – explore l’idée de la mort et Dämon en est le second volet. Le premier, Vaudou, célébrait ses propres funérailles. L’idée de la référence à Ingmar Bergman lui est venue après avoir vu comment le réalisateur avait planifié ses funérailles, s’inspirant de celles du Pape Jean-Paul II, en 2005. « Lorsque j’ai su qu’Ingmar Bergman avait écrit le scénario de ses funérailles, j’ai considéré qu’il s’agissait là de sa dernière œuvre » dit-elle. Étranges noces entre Bergman dans son silence et son intimité et Liddell dans ses rêves et excès, dans ses extravagances et ses ruptures fondamentales, dans ses extrêmes.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2024

Texte, mise en scène, scénographie, costumes, Angélica Liddell – lumière Mark Van Denesse – son Antonio Navarro – assistanat à la mise en scène Borja López – traduction pour le surtitrage Christilla Vasserot (français), 36caracteres (anglais) – régie plateau Nicolas Chevallier – direction technique André Pato – production Gumersindo Puche.

Avec : Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Tina Pour-Davoy, Sindo Puche, Daniel Richard, Nemanja Stojanovic – et la collaboration de l’habilleuse du Dramaten, Erika Hagberg, et de David Abad – et les figurants : Patricia Burkhalter, Francine Billard, Paule Coste, Jean-Luc Couton, Léa Delaporte, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Louise Greggory, Jeanne Heuclin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Manon Hugny, Daphné Lanne, Françoise Loreau, Perrine Mechekour, Julia Pal, Kenza Vannoni – la violoncelliste Laura Meilland – les enfants en alternance Axel Delage, Adam Ghosn-Sordet, Ange Tomasini – et la voix de Jonas Bergström –Dämon, les funérailles de Bergman, trilogie des funérailles / tome 2, de Angélica Liddell, traduit par Christilla Vasserot est publié aux Solitaires intempestifs/ Domaine étranger. Le spectacle a été créé au Festival d’Avignon le 29 juin 2024.

Les Grands Sensibles

Texte d’après L’Éducation des barbares, de William Shakespeare – écriture et mise en scène Elsa Granat – collaboration à la dramaturgie Laure Grisinger – Compagnie Tout Un Ciel, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

© Christophe Raynaud de Lage

C’est la seconde fois qu’Elsa Granat s’introduit par effraction chez Shakespeare, la première fut avec King Lear Syndrome ou les Mal élevés. Les Grands Sensibles prennent leur source dans Roméo et Juliette-Frère Laurent et famille ainsi que dans Hamlet avec Gertrude sa mère. Passant là par hasard, on y retrouve aussi le personnage Learique d’Ophélie.

Dans la proposition de la metteure en scène qui rebat les cartes shakespeariennes, une douzaine d’enfants et d’adolescents égaie la tragédie qui comme à l’accoutumée, se mêle au monde et aux problématiques d’aujourd’hui. La vulnérabilité est un fil rouge, ici avec un peu de vieillesse et beaucoup d’enfance, une inscription dans les conflits intergénérationnels. Le prologue nous mène dans un centre de soins pour personnes âgées où se trouvent Gertrude, mère d’Hamlet, les parents Montaigu et Capulet, Lear etc.

© Christophe Raynaud de Lage

Comme dans un livre d’images, Nanny Mary, gouvernante de Roméo et Tatie Nounou, celle de Juliette, tournent les pages de l’histoire, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer. En remontant le temps, on fête les un an de Roméo et les cinq de Juliette. Trois enfants incarnent les trois personnages mythiques des tragédies, bientôt rejoints par d’autres – jeunes élèves du Conservatoire de musique et de danse de Saint-Denis avec lequel Elsa Granat mène un projet pédagogique depuis plusieurs mois, encadrés par deux musiciens acteurs, ainsi que par des aînés, amateurs. Ils forment une farandole.

On entre de plain-pied et par cette farandole dans les grands mythes du théâtre élisabéthain et Juliette s’apprête à fêter son dix-huitième anniversaire. L’auteure poste pour nous la liste des thèmes à ne pas aborder et place les enfants au cœur du sujet, version Montessori. Ils se tiendront tout au long du spectacle dans leur théâtre, situé en fond de scène avec plateau surélevé et fermé d’un rideau qui s’ouvrira à de nombreuses reprises, théâtre dans le théâtre où ils se métamorphoseront de spectateurs en acteurs. L’élan est collectif, bucolique et ludique selon les moments, ils naviguent entre masques, jeux, danses et chansons. Côté cour, un grand écran pour quelques commentaires en images, l’espace du souvenir. De temps à autre un poème traverse la scène, comme celui d’Hamlet à sa mère.

© Christophe Raynaud de Lage

On suit les péripéties familiales et conflits de génération, peinant parfois à identifier les personnages. Hamlet, adolescent, est agressif avec sa mère, le vieux Montaigu passe, jusqu’à ce qu’il se heurte au vieux Capulet. Il y a le rituel des anciens et leurs danses bien désuètes, le rappel du meurtre de Mercutio grand ami du cousin de Juliette, Tybalt. Il y a Juliette menaçant de se suicider quand on la dissuade d’épouser Roméo, devenu meurtrier. On a des bribes et tout se brouille. Frère Laurent organise la mort provisoire de Juliette. Ophélie serait végane et ré-apparaît vêtue de blanc, en chantant. Gertrude organise une réception. De grandes colonnades s’effondrent sur un monde ancien. Reviennent les enfants sur le devant de la scène transformée en salle de sport, agrès et trampoline pour tous. Les jeunes et les anciens se retrouvent et le spectacle s’achève dans une salle de kiné où l’on se rééduque.

Il y a du monde sur scène, mais à quoi bon ? On peut tordre comme on veut la matière shakespearienne, le babillage de Juliette ou celui de Roméo ne sont pas d’un extrême intérêt. Le projet dramaturgique plein de bonnes intentions reste faible et s’il s’agissait de traiter des relations parents/enfants et de parler de transmission, pourquoi ne pas tailler dans le vif du sujet et la vraie vie en interviewant les personnes concernées. À quoi bon la métaphore ? Shakespeare, instrumentalisé, n’est pas indispensable.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2024

Avec :  Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Elsa Granat, Clara Guipont, Niels Herzhaft, Laurent Huon, Juliette Launay, Mahaut Leconte, Bernadette Le Saché, Hélène Rencurel, Edo Sellier (guitare) – avec la participation du chœur d’enfants du Conservatoire de Saint-Denis dirigé par Erwan Picquet, et de cinq seniors amateurs. Scénographie Suzanne Barbaud – lumière Lila Meynard – son John M. Warts – costumes Marion Moinet – assistanat à la mise en scène Mathilde Waeber – assistanat à la scénographie et aux costumes Constant Chiassai-Polin – chef de chœur Félix Benati – accompagnement des seniors amateurs Laure Grisinger – coordination du chœur d’enfants : Tassia Martin, Clara Guipont, Agathe Perrault – construction du décor Alain Pinochet (Ateliers du Théâtre de l’Union) – régie générale et plateau Quentin Maudet – régie son et vidéo Baudouin Rencurel – production, administration Agathe Perrault assistée de Sarah Baranes/ La Kabane – diffusion Camille Bard.

Du 25 Sep. 6 Oct. 2024, du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h, relâche le mardi – Théâtre Gérard-Philipe, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) – tél. : 01 48 13 70 00 – site : www.tgp.theatregerardphilipe.com – En tournée : les 16 et 17 octobre 2024, Le Nest/centre dramatique national de Thionville – les 6 et 7 novembre, Théâtre de l’Union/centre dramatique national, Limoges – du 26 au 30 novembre, Théâtre Dijon-Bourgogne/centre dramatique national – du 4 au 6 décembre, Théâtre de Cornouaille/scène nationale, Quimper.

Portrait de famille. Une histoire des Atrides

Texte et mise en scène Jean-François Sivadier d’après Euripide, Eschyle, Racine, Sophocle et Sénèque – collaboration artistique Rachid Zanouda – au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, Centre dramatique national.

© Christophe Raynaud de Lage

Quatorze jeunes acteurs et actrices du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris portent cette gargantuesque saga familiale des Atrides revue et corrigée par Jean-François Sivadier avec simplification de la langue et costumes de ville mêlés aux vêtements et accessoires d’époque. Un acteur, de loin en loin, apostrophe le public, sorte de fil rouge pour quelques commentaires off.

 Dans l’arbre généalogique des Atrides où s’affrontent les hommes et les dieux, on traverse les cieux et les siècles en même temps que la Guerre de Troie, avant retour à Argos. On s’aime et on se hait, on se déchire et on se tue, on se dévore dans tous les sens du terme. Jean-François Sivadier décline dans ce Portrait de famille une ample gamme allant du comique au grotesque et excelle dans les interférences et courts-circuits entre complots de famille et raison d’État, honneur du pays ou honneur des siens.

© Christophe Raynaud de Lage

La mythologie grecque déchire ses entrailles et fait apparaître Ménélas et Hélène, leur fille Hermione, femme d’Oreste, dont la mère, Clytemnestre, puissante séductrice, tuera le père, Agamennon, frère de Ménélas. Iphigénie leur autre fille, sera sacrifiée par son père à la demande d’Artémis, fille de Zeus et jumelle d’Apollon, pour que les vents soient favorables et poussent la flotte grecque d’Aulis vers Troie. Malgré tous les subterfuges dont il essaiera d’user, il se pliera à la volonté de la déesse. Soudain le plateau se dresse et apparaît un guerrier casqué auréolé de fumées, prêt pour le sacrifice. On verra Iphigénie s’allonger sur la table, prête, la suite sera racontée par un messager.

 Dans la galerie des portraits glanés à travers Euripide, Eschyle, Racine, Sophocle et Sénèque, il y aura de nombreux personnages dont Achille, assez pittoresque, « Salut ! Fraternité ! » un temps pressenti pour épouser Iphigénie – le rôle est tenu par une actrice – il y aura aussi Égisthe, fils de Thyeste, qu’il aurait eu après inceste avec sa fille, Pélopia et la vengeance de Thyeste dans son cannibalisme partagé. Bref il y a de l’action, tout au long du spectacle et les acteurs dévalent de la salle et se jettent dans l’arène. E la nave va, entre illusion, réalité et immortalité, dans la transversalité des familles, « familles de tarés, autant que les dieux sont tarés » dit le texte, familles qui attirent la malédiction et le désastre qu’elles se transmettent de génération en génération.

© Christophe Raynaud de Lage

L’évocation de la guerre de Troie amène Jean-François Sivadier à évoquer les guerres d’aujourd’hui, Ukraine/Russie, Palestine/Israël ; après le suicide d’Égisthe et de Ménélas il resserre la narration et le jeu autour de la Toison d’or rapportée par Jason. A son retour ce dernier règle son compte avec l’oncle Pélias qui avait usurpé le trône qui devait lui revenir l’accusant de mépriser le peuple, dans une soif absurde de pouvoir.

La malédiction se poursuit, les meurtres se multiplient « L’astre incandescent va s’abattre sur nous… » Les secrets de famille s’étalent au grand jour. Électre règle ses comptes avec son frère Oreste ; Oreste règle les siens avec sa mère, meurtrière du père à coups de hache ; Égisthe est poignardé et écartelé. On est chez Shakespeare au pire de la tragédie sanguinaire, ici entre délire et bouffonnerie et les acteurs s’en donnent à cœur joie. Le théâtre reprend ses droits puisque la seconde partie interroge la compagnie théâtrale qui précisément est en train de monter le spectacle : tour de table, impressions de l’auteur, « Ma pièce est politique… » Il y a du solennel, de la récrimination, des essais, de la rigolade… Ismène fait des pompes, les acteurs improvisent et répètent, s’énervent et digressent, et la famille des Atrides plane sur le théâtre.

© Christophe Raynaud de Lage

Formé à l’école du Théâtre National de Strasbourg, Jean-François Sivadier est comédien, metteur en scène et auteur. Il travaille comme comédien, avec de nombreux metteurs en scène. Sa rencontre avec Didier-Georges Gabily, metteur en scène et pédagogue épris de liberté – tôt disparu, en 1996 – le marque, et il reprend la mise en scène de Dom Juan-Chimère et autres bestioles, laissée inachevée par Gabily. Il a sans doute gardé de lui une même liberté de ton qui lui permet la transgression et l’énonciation des pires horreurs, avec le sourire. Il a mis en scène les grands auteurs de théâtre comme Brecht, Büchner, Ibsen, Shakespeare et bien d’autres, fédère des équipes et dirige les acteurs avec générosité et précision.

Avec Portrait de famille. Une histoire des Atrides créé au Printemps des Comédiens de Montpellier, Sivadier mixe les destins ravagés et ravageurs des Atrides en s’appropriant la mythologie à qui il donne vie dans un grand éclat de rire, accompagnant les premiers pas de jeunes acteurs et actrices à qui il taille, par le montage des textes, des rôles sur mesure.

  Brigitte Rémer, le 4 octobre 2024

Avec : Cindy Almeida de Brito, Walid Caïd, Elena El Ghaoui, Rodolphe Fichera, Marine Gramond, Mohamed Guerbi, Olek Guillaume, Olivia Jubin, Sébastien Lefebvre, Manon Leguay, Arthur Louis-Calixte, Aristote Luyindula, Alexandre Patlajean, Marcel Yildiz. LumièresJean-Jacques Beaudouin – scénographieétudiants en 4ème année à l’École des Arts Décoratifs/Paris : Xavi Ambroise, Martin Huot, Violette Rivière – costumes Valérie Montagu – régie générale et régie son Jean-Louis Imbert – régie lumière Jean-Jacques Beaudouin – régie plateau Marion Leroy – habilleur Yann Pagès – production Compagnie Italienne avec Orchestre, en partenariat avec le CNSAD-PSL, avec la participation artistique du Jeune théâtre national.

Du 18 au 29 septembre 2024, du mercredi au vendredi, à 19h, samedi à 18h, dimanche à 16h, relâche lundi et mardi – Théâtre de la Commune Durée : 3h50 avec entracte (1ère partie : 2h30 – entracte : 20’ – 2nde partie : 1h)

En tournée : 4 et 5 octobre 2024 : Le Carré Sainte Maxime • 13 et 14 novembre 2024 : La Coursive, Scène Nationale de La Rochelle • 7 et 8 février 2025 : Le TAP, Scène Nationale de Poitiers • 12 et 13 février 2025 : L’Azimut – Antony/Châtenay-Malabry • du 19 au 21 mars 2025 : La Comédie de Béthune, CDN Hauts de France • du 19 au 29 juin 2025 : Le Théâtre du Rond-Point à Paris.

Au “Point Fort” d’Aubervilliers

Alsarah & the Nubatones © Waleed Shah

Le Pavillon Dream City présentait un concert de Alsarah & the Nubatones et une chorégraphie de Radouan Mriziga, Libya – en partenariat avec le Théâtre de la Commune/Centre dramatique national d’Aubervilliers et la Carte blanche du Festival d’Automne, au Point Fort d’Aubervilliers.

Dans ce bel espace dit Le Point Fort, sur l’ancien territoire du Fort d’Aubervilliers et longeant le Théâtre Zingaro, au fond d’un grand terrain, on débouche sur différents aménagements dont un espace chapiteau en dur et toit de toile aux proportions intéressantes, comportant pour le concert une scène surélevée, un grand dance floor, au fond, quelques rangées de gradins. L’endroit est chaleureux.

Alsarah & the Nubatones – C’est sous ce chapiteau que se présente le groupe musical Alsarah & the Nubatones fondé en 2010 par la chanteuse, compositrice et ethnomusicologue américano-soudanaise, Sarah Abunami-Elgadi. Avec ses musiciens : sa sœur, Nahid Abunami-Elgadi (claviers et vocaux),Mawuena Kodjavi (trompette et basse), Brandon Terzic (oud électrique), Rami El-Aasser(percussion), elle cherche dans la rétro-pop d’Afrique de l’Est et, vivant à New-York, n’oublie pas son Soudan natal.

Libya © Pol Guillard

Son inspiration et ses rythmes puisent dans les chants de retour, chants traditionnels de l’espérance nubienne, pour l’Égypte, autant que dans la soul et le groove afro-américain. Le voyage et la migration nourrissent sa musique, et sa voix, intense, passe de collines en collines, déclinant les gammes pentatoniques de la musique afro-arabe soudanaise. Alsarah & the Nubatones ont déjà enregistré trois albums. Ils électrisent, dans tous les sens du terme. La majorité du public est sur le dance floor et ça swingue.

Libya, la troisième pièce du chorégraphe maroco-bruxellois Radouan Mriziga, parle de l’héritage Amazigh du Maghreb, ce peuple du désert dont le savoir et l’histoire sont notamment transmis à travers les conteurs, les chanteurs et danseurs. Au sol, sur tapis blanc, s’entrecroisent des lignes de couleur jaune, verte, rouge, formant des triangles et comme des itinéraires. A l’arrière-plan, un immense écran sur lequel sont projetés des paysages. La musique – principalement oud et percussions – et le texte sont enregistrés, le texte est en langue anglaise, je l’aurais préféré en v.o, en arabe. Les danseurs viennent de formations et d’horizons différents. Des solos de grande virtuosité, des duos et des danses collectives se succèdent sur des entrées et sorties fondues et enchaînées. Certains s’immobilisent et observent les autres. On se touche peu. A certains moments les rythmes amazighs nous emmènent dans la fête populaire, les danseurs se passent le relais, ou avancent en ligne, ou en ronde.

Méditatif, Libya appelle la mémoire collective. C’est une invitation à parcourir la palette des états de l’âme humaine – amour, joie ou tristesse, désir, passion. Des incantations accompagnent le mouvement de l’eau, la mer sur écran. Plusieurs discours se superposent. Un chant solo guide une danse solo, comme une prière. Après la mer, défilent des images de désert, le spectacle se clôt sur un chant en anglais. Dommage !

La carte blanche du Festival d’Automne, pose un geste artistique et politique à travers la création, dialogue entre les différentes pratiques et disciplines, une précieuse initiative qui permet la découverte.

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2024

Alsarah & the Nubatones concert du 21 septembre 2024 – Avec : Sarah Abunami-Elgadi, chanteuse et les musiciens : Nahid Abunami-Elgadi (claviers et vocaux), Mawuena Kodjavi (trompette et basse), Brandon Terzic (oud électrique), Rami El-Aasser(percussion) – Ingénieur du son Mohamed Abd El Halem – Manager Mounir Kabbaj

Libya, vu le 22 septembre 2024. Concept et chorégraphie Radouan Mriziga – interprètes : Sondos Belhassen, Mahdi Chammem, Hichem Chebli, Bilal El Had, Maïté Minh Tâm Jeannolin, Senda Jebali, Feteh Khiari, Myriam Rabah-Konaté. Scénographie Radouan Mriziga – costumes Anissa Aidia & Lila John – lumières Radouan Mriziga – contribution poème And set them alight de Asmaa Jama – assistanat Aïcha Ben Miled, Nada Khomsi, Khalil Jegham.

Le Point Fort d’Aubervilliers, 174 avenue Jean-Jaurès. 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers – tél. : 01 48 36 34 02 – site : www.lepointfort.com et Festival d’Automne :  tél. : 01 53 45 17 17 – site : www.festival-automne.com

Bird

Performance de Sofiane et Selma Ouissi – danse, Sofiane Ouissi – musique Jihed Khmiri – co-réalisation Théâtre de la Commune d’Aubervilliers/carte blanche Dream City, Festival d’Automne 2024 – au Théâtre de la Commune.

© Ali Al Fadlio

Créé dans la Médina de Tunis en 2007, Dream City regroupe plusieurs artistes dont Sofiane et Selma Ouissi, qui dessinent un nouvel espace urbain à travers la création artistique. Jan Goossens les rejoint autour de ce festival pluridisciplinaire qui s’est installé cette année à Aubervilliers à l’initiative du Festival d’Automne et du Théâtre de la Commune. Dream City présente dans différents lieux de la ville théâtre, danse, performances, musiques, rencontres etc.

La performance que présentent Sofiane et Selma Ouissi, est un délicat objet théâtral et dansé. Sofiane Ouissi le fait vivre, seul en scène, accompagné d’un musicien, Jihed Khmiri. Déambulant derrière le public disposé en carré et sur trois rangs, le performeur échange quelques mots à la volée, notamment avec les enfants présents qui font connaissance avec l’oiseau. Dans un coin de ce bel espace scénique – un carré recouvert d’un plancher – le musicien et ses percussions, de l’autre côté un pupitre et le oud, dans un troisième angle, la star de la représentation qui a rejoint son perchoir, Blanche Neige, l’oiseau blanc qui remplace Chams, le partenaire privilégié de Sofiane Ouissi, resté en Tunisie car interdit de sortie du territoire. Suspendu près du perchoir, un amas de coquillages qui plus tard portés en ceinture, rythmeront les pas du danseur.

© Pol Guillard

Quand il entre en scène portant une veste vert pomme, un pantalon orange et une blouse lie-de-vin, le danseur présente ses collaborateurs puis ganté, invite l’oiseau à se poser sur sa main avant qu’il le repose aussi délicatement et se mette à danser. Comme un derviche, il crée son personnage et devient lui-même oiseau. Puis il écrit sur le sol à la craie, lettre par lettre, le mot B.I.R.D. en dansant au rythme des percussions, dans une chorégraphie ludique et élaborée, de diagonale à accélération, marche arrière marche avant, amplitude et légèreté.

Quand il danse avec l’oiseau, posé sur la main ou sur le bras, ou encore sur la tête comme un chapeau, du duo improbable se dégage une grande élégance. Les gestes sont ritualisés en même temps que simples et denses. De ce tête-à- tête en complicité et confiance se dégage une grande poésie à laquelle se joint le musicien aux aguets, qui entre avec eux dans la danse.

Dans une évidente concentration, tel un grand-prêtre, Sofiane Ouissi dialogue avec l’oiseau qui fait le beau en dépliant les ailes au son délicat du oud. Entre déséquilibres et balancements, suspension et accélération, ce pas de deux traduit une complicité douce renforcée par la musicalité des coquillages dont s’est paré le danseur, répondant au oud. L’instrument s’amplifie dans une partition qui s’accélère, la danse mène à la transe, le performeur tourne en boucle en dessinant des cercles, jusqu’au noir final.

© Selma Ouissi

Dans Bird Sofiane Ouissi explore la relation à l’oiseau à partir des gestes ordinaires du quotidien. En symbiose avec lui et en empathie avec le public, il nous entraîne dans sa danse des sept voiles vers un moment magique. Et Rimbaud n’est pas bien loin quand il écrit : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse… »

Brigitte Rémer, le 1er octobre 2024

Avec : Sofiane Ouissi, Jihed Khmiri, deux pigeons – création musicale Jihed Khmiri – soutien technique (animalier) Mohammed Attia, Akhtar Ali Khan – régie technique Mohamed Belkhir – production Paul Kerstens.

Vu le dimanche 22 septembre 2024, au Théâtre de la Commune, Centre Dramatique National d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. 93300. Aubervilliers – tél. : 01 48 33 16 16 – site : www.lacommune-aubervilliers.fr et  www.festival-automne.com, tél. : 01 53 45 17 17

Who is afraid of representation ?

Texte et direction Rabih Mroué – avec Lina Majdalanie et Rabih Mroué – En langue française et arabe surtitrée en français – au Théâtre de la Ville-Paris/La Coupole – en coréalisation avec le Festival d’Automne.

Côté cour, une table carrée, éclairée, sur laquelle est posée un gros livre. Rabih Mroué y prend place après avoir descendu du ciel un élégant écran, aidé de sa complice et actrice-performeuse, Lina Majdalanie.

Un jeu s’installe entre eux selon un protocole précis qui traverse tout le spectacle : l’actrice choisit une page du livre, au hasard. Le numéro de la page indique le temps qui lui est donné pour raconter les expériences de performeuses issues du Body Art européen d’une part, depuis l’arrière de l’écran où elle se place dans un jeu d’ombre et de lumière ; pour montrer, d’autre part, des photos rapportant les événements politiques libanais, commentés en version originale par Rabih Mroué qui, quittant la table se positionne devant l’écran.

Le corps comme sujet de représentation traverse le mouvement artistique du Body Art qui s’est développé à partir des années 50 et qui a profondément modifié notre regard sur l’art. Surtout porté par les femmes, il se situe aux frontières du spectacle vivant et des arts visuels et met l’artiste, son corps et ses actions, au centre de l’œuvre.

Reconnu comme l’un des chefs de file du Body Art, Joseph Beuys a développé performances, happenings, vidéo, installation et théories, de même que Marina Abramović, figure emblématique de l’art corporel. Dès le début des années 70, elle conçoit des performances dures et d’une certaine violence où elle met parfois sa propre intégrité physique ou mentale en danger. Il y eut aussi Orlan, connue internationalement pour ses performances corporelles, notamment en bloc chirurgical et Gina Pane, artiste plasticienne française disparue en 1990, qui a travaillé sur les blessures qu’elles s’auto-infligeait et leur symbolisme, explorant la relation à la douleur.  Ce sont leurs écrits, radicaux et obsessionnels, dans un langage cru – ceux-là et beaucoup d’autres puisés dans le grand livre – que Lina Majdalanie rapporte, témoignages sur les thèmes du sexe et de l’automutilation, des exhibitions et scarifications publiques pratiquées à cette période, comme en écho aux écrits d’Antonin Artaud sur le théâtre de la cruauté.

Rabih Mroué fait figure de chef d’orchestre ou de facilitateur pour libérer la parole, et se charge du minuteur qui peut aller de 7 secondes à 15 ou 20 secondes et jusqu’à une minute. Né à Beyrouth et vivant à Berlin, comme Lina Majdalanie, il intervient sur les thèmes de la violence et de la guerre au Liban, qui apparaissent de loin en loin dans le spectacle, à chaque fois que le grand livre se fixe sur une image. Alors il se lève, porteur d’un message plus politique à travers les fragments de l’Histoire et le récit, entre autres, d’un employé de bureau libanais confessant la tuerie dont il fut l’auteur sur son lieu de travail. Détaillant ses exploits il explique avoir tué six ou sept de ses collègues, des chrétiens qui auraient insulté le musulman qu’il était. On se replonge dans Charlie…

Entre la fiction et la réalité, les deux thèmes évoqués en vis à vis – la déflagration de la création d’une part, celle d’un pays en déshérence d’autre part – sont assez éloignés, même si le positionnement artistique est en soi une prise de position politique. L’oscillation entre une certaine légèreté provocatrice et transgressive d’une part, les crises politiques et conflits armés qui depuis des années règnent au Liban d’autre part, pose question, d’autant dans le contexte international du moment, où la réalité a l’ascendant sur la fiction. Ce va-et-vient des thèmes tirés du grand livre reste assez répétitif. Who is afraid of representation ? fut créé en 2005.

Le Festival d’Automne propose un Portrait en plusieurs spectacles du travail de Lina Majdalanie et Rabih Mroué, présenté dans différents théâtres, dont la création d’une nouvelle pièce à partir du procès de Bertolt Brecht sous le maccarthysme aux États-Unis et une création avec Anne Teresa de Keersmaeker. Je me souviens de Hartaqāt / Hérésies, présenté au Printemps des Comédiens en 2023, où ils signaient la troisième séquence du spectacle Mémoires non-fonctionnelles. Lina Majdalanie co-metteure en scène lisait avec intensité un texte de Bilal Khbeiz – poète, essayiste et journaliste libanais né avant la guerre et contraint à l’exil – comme une lettre, appuyée par des visuels de destruction (cf. Ubiquité-Cultures du 16 juin 2023). Multiformes, leurs spectacles détournent les codes et les déconstruisent. Ils interrogent le théâtre, à la recherche d’autres manières d’envisager la représentation.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2024

Scénographie Samar Maakaroun – direction technique Thomas Köppel – assistant Racha El Gharbieh – traduction de l’arabe Catherine Cattaruzza – surtitrage Halima Idrissi, Aurélien Foster/Panthea – production The Lebanese Association for Plastic Arts, (Ashkal Alwan) Beyrouth – Hebbel Theater, Berlin – Siemens Arts Program, Allemagne ; Centre national de la Danse, Paris – avec le soutien du Tanzquar-tier Wien GmdH, Vienne.

Du 23 au 28 septembre 2024, à 19h, le samedi à 16h, au TDV Sarah Bernhardt/La Coupole, place du Châtelet. 75001. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 et site du Festival d’Automne pour les différents spectacles de Lina Majdalanie et Rabih Mroué présentés entre octobre et décembre 2024 : www.festival-automne.com, tél. : 01 53 45 17 17.