Archives mensuelles : juillet 2024

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître – Braveheart

Publication de deux pièces de l’auteur syrien Wael Kadour : Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, aux éditions L’Espace d’un instant/maison d’Europe et d’Orient.

1ère de couverture

Auteur, dramaturge et metteur en scène, Wael Kadour a quitté la Syrie où il est né en 1981, au début de la Révolution de 2011. Diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas en 2006, il part en résidence de dramaturgie au Royal Court Theatre de Londres l’année suivante et monte des projets dans plusieurs pays du Moyen-Orient, notamment en Syrie, Jordanie et au Liban. C’est en Jordanie où il reste quatre ans qu’il conçoit ses Chroniques d’une ville qu’on croit connaître et où il monte des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi. Il s’installe en France en 2016. De là il part en résidence à Berlin en 2017, au Sundance Institute of Playwrights, puis au Lark Theatre Lab de New York en 2018. Il co-signe la mise en scène de sa pièce, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, avec Mohamad Al Rashi en 2019, créée à La Filature-scène nationale de Mulhouse, dans le cadre du festival Les Vagamondes et qu’il a ensuite présentée au Théâtre Jean Vilar de Vitry (cf. notre article du 20 avril 2019). Ensemble, ils avaient auparavant mis en scène une autre de ses pièces, Les petites chambres, créée à Beyrouth et Amman en 2014 et éditée en arabe et en français par Elyzad, dans une traduction de Wissam Arbache et Hala Omran.

4ème de couverture

En 2021, Wael Kadour reçoit le soutien de Ibsen Scope Fondation en Norvège pour écrire et produire la pièce Up-There, basée sur les témoignages d’anciennes détenues politiques ayant monté La Dame de la mer de Henrik Ibsen, à la prison pour femmes de Douma (Syrie) en 1991. En 2024, avec Mohamad Al Rashi et en partenariat avec l’association Perseïden, il amorce la mise en scène de son texte Bravehear, second texte de l’ouvrage édité par L’Espace d’un instant. Publiées dans plusieurs langues – en arabe, anglais, français, italien – ses pièces sont mises en scène par des metteurs en scène de différents pays – dont le Liban, l’Italie, l’Allemagne, l’Égypte où Hassan El-Geretly, directeur du théâtre El-Warsha, l’a présentée. Wael Kadour est membre de l’atelier des artistes en exil – fondé et dirigé par Judith Depaule – qui fait un magnifique travail d’accueil des artistes réfugiés, exilés, et de présentation de leurs expressions artistiques, dans tous les domaines.

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, pièce pour six personnages, publiée en arabe aux éditions Mamdouh Adwan, à Damas, en 2018 – traduite en français par Nabil Boutros, artiste scénographe et photographe qui vit entre deux langues, l’arabe égyptien et le français, langues qu’il aime à faire passer d’une rive à l’autre – s’appuie sur une histoire réelle, vécue à Damas : le suicide d’une jeune femme, Nour, une nuit de l’été 2011, au début de la révolution. La pièce interroge l’absence, dans un contexte politique en ébullition qui voudrait contredire le manque d’espoir, alors que le pays se met en marche vers plus de démocratie. L’auteur tente de retracer le parcours de la jeune femme et de chercher la source de son désarroi. Roula, qu’elle avait rencontrée et avec qui elle s’était liée, raconte, sa famille s’interroge. L’enquêteur la taraude avec perversité pour une enquête menteuse et truquée, sous pression et chantage. La pièce démonte le système politique, social, économique et religieux, qui règne depuis des décennies, décrit la guerre, pillant l’intimité et montrant la violence morale exercée quotidiennement, tant dans la sphère privée que publique : la verticalité homme/femme, les interdits, le contrôle, l’engagement pour son pays, l’activisme, la dénonciation, les amours défaites, les rapports de classe et les rapports de force dans la société.

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Braveheart/Cœur vaillant, pièce traduite par Simon Dubois – chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient, spécialisé dans la jeune production théâtrale syrienne – a remporté le Prix d’écriture dramatique dans la région arabe, attribué par l’Ensemble Theatre Foundation, en 2021. Elle devrait être créée prochainement dans une mise en scène de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi. La pièce part, là aussi, d’un événement réel : un avocat syrien, Anwar al-Bunni, vivant à Coblence, en Allemagne, reconnaît un homme qui s’est avéré être un bourreau aux bottes du régime. Wael Kadour s’empare de l’histoire et met en face à face Aline et Mohammad, tous deux Syriens résidant dans une petite ville française inconnue, et interroge l’écriture en exil. Aline tente de mettre en forme des éléments d’écriture et se trouve confrontée à son passé, et au manque d’avenir. Elle est à la recherche de vérité et de justice, et tente de faire face aux réalités du non-retour, dans son pays volé par un despote et qui se désagrège. Aline comprend, petit à petit que l’homme dont elle est tombée amoureuse travaillait en fait dans le renseignement. La pièce nous place dans un entre-deux comme le fait justement remarquer Monica Ruocco – professeure de langue et littérature arabe moderne et contemporaine à l’université de Naples L’Orientale – qui en a écrit la préface, où « pour le dramaturge, Damas est désormais trop lointaine et la France, son nouveau lieu de résidence, n’est pas encore si familière. »

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Les deux pièces de Wael Kadour publiées par L’Espace d’un instant ont été traduites avec le soutien de l’association Perseïden, de la Maison Antoine Vitez et de l’Office national de diffusion artistique et l’ouvrage a été édité avec l’aide du Centre national du livre, en février 2023. Elles nous mènent aux frontières de la réalité et de l’imaginaire et touchent à la mémoire individuelle et collective. À travers ses migrations et ses exils, l’auteur interroge la violence de la guerre et la radicalité, la fracture artistique, le déplacement, l’altérité.

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2024

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, sont publiées aux éditions L’Espace d’un instant, un projet de la Maison d’Europe et d’Orient (Dominique Dolmieu) – site : www.parlatges.org – email : agence@parlatges.org – tél. : +33 (0)9 75 47 27 23 –

*Les photographies de Nabil Boutros ont été prises en 2019 à La Filature-scène nationale de Mulhouse, lors de la création en France de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, dans une mise en scène co-signée de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi.

Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayse

Texte de Zeynep Kaçar – traduit du turc par Erica Letailleur – Jeu Erica Letailleur – théâtre à domicile.

© La Réenchanterie

C’est un spectacle singulier et une initiative tout aussi singulière que celle qui mène nos pas dans une maison particulière où se joue cette pièce, de manière intime. On est en famille et avec une poignée d’amis et c’est une pièce turque, traduite par la comédienne qui l’interprète, Erica Letailleur, qui est proposée.

Au sous-sol, quelques chaises posées dans ce qui pourrait être un atelier, un lieu de répétition ou une bibliothèque, là se joue le spectacle. Ce pourrait être dans un salon plus ordinaire, un coin de cuisine ou de salle à manger. Cette proximité fait partie du voyage. L’aire de jeu est délimitée par un tapis. Pour décor une table, une tasse sur la table, un tabouret, un pupitre de musique sur lequel est posé le texte, et l’environnement naturel de la maison.

© La Réenchanterie

C’est une berceuse qui lance cette pièce abstraite, comme le signale l’avant-propos, le texte est écrit à la première personne. Une jeune femme, Ayşe, se raconte, partant de sa naissance pour le moins inhospitalière car née avec un « e », dans un pays où seul le masculin l’emporte. Et pourtant, « dans un monde moyen, dans un pays moyen, comme une enfant moyenne dans une famille moyenne, nous nous sommes habitués les uns aux autres… Même ma grande soeur était une soeur moyenne, elle me frappait et elle m’aimait à la fois. Et puis ma mère a eu un fils, lui il a été super… » Tandis qu’il s’identifiait à Superman, Ayşe écoutait les histoires du Petit Chaperon Rouge et faisait des cauchemars.

Le thème est lancé. Et la mère parle des contes à sa fille. L’auteure en décline plusieurs, entre Chaperon Rouge, Blanche Neige, Cendrillon, La Petite fille aux allumettes… Ayşe ne prend pas ces contes pour argent comptant et pose mille et une questions à sa mère, elle a envie de croquer la vie : Qu’est-ce qu’un nain, qu’est-ce qu’un cirque, qu’est-ce qu’une sorcière… pourquoi Blanche Neige marche-t-elle, cent ans c’est combien de temps, c’est quoi une fée ? En quelques mots le texte traverse les contes et une partie de l’enfance.

Ayşe a vite fait de comprendre que M. Ertan, le voisin du dessus, n’était pas si clair quand il la prenait sur ses genoux, « dans les bois, les loups attrapent les petites filles » et elle n’était plus sortie de chez elle. Puis un jour, à l’âge de six ans, il avait fallu aller à l’école, Ayşe voulait apprendre des chansons mais ce n’était jamais le moment de chanter, disait la maîtresse.

© La Réenchanterie

Pour tous, la vie semblait tracée, en ligne droite, avec pour consigne : devenir une bonne citoyenne pour la Patrie, se marier et fonder un foyer, travailler, prendre sa retraite… Tournez manège ! La litanie moralisatrice a déferlé dans chaque acte de la vie. Sans compter le défilé des cours à l’école, plus mensongers et destructeurs les uns que les autres : cours de connaissance de la vie, mortel ennui ; d’éducation physique, truffé de fausses vérités ; d’histoire, « Qu’est-ce que l’histoire ? demande l’institutrice – Le passé… répond Ayşe. Assieds-toi ma fille, zéro ! »

Et elle n’osa plus poser de questions et décida de se taire. Elle n’apprit plus de chansons. Elle ne chanta qu’à l’intérieur d’elle-même, voulant même secrètement devenir chanteuse, l’inconcevable pour sa famille. Elle réussit brillamment son examen d’entrée dans une université de bon niveau, dans une autre ville que la sienne. « Comme j’étais une fille on ne m’a pas autorisée à vivre dans une autre ville… » L’année suivante elle passe un nouvel examen d’entrée, cette fois dans une université de sa ville, de niveau beaucoup plus médiocre. Pour une femme cela suffit, l’idée étant d’attraper un métier pour être présentable à un potentiel mari, qui bien sûr apportera tout : argent, sécurité, voiture et tout le tralala. Tu fais deux enfants et te voilà tranquille lui disait-on.

© La Réenchanterie

Les bons conseils de la mère, première castratrice, se poursuivent, et l’avalanche de mensonges avec : « Il y a les filles bonnes à épouser et les filles bonnes pour s’amuser » entend-elle. Pleine de ces strates d’un conditionnement à l’œuvre depuis des années et essayant de faire bien, Ayşe amène un garçon à la maison. Celui-là ou un autre, pour sa famille il n’y a pas grande différence, c’est le premier, l’unique, le seul, le vrai. Ayşe l’épouse. « Moi je croyais que ma punition était finie, qu’après ça, j’allais goûter le miel de la vie… » dit la jeune femme avec naïveté. C’était compter sans la nuit de noces et les violences quotidiennes.

« Mon père m’a étouffée, de la maison à l’école de l’école à la maison, je n’ai pas vu le monde encore. » Pourtant, du père au mari l’avenir est tracé. Pas d’échappatoire, la captivité se poursuit. Premier bébé, une fille, qui porte le même prénom qu’elle, Ayşe, elle y tenait, comme un double d’elle-même espérant pour elle des lendemains plus heureux. Les bons conseils familiaux se poursuivent sur le thème : comment faire pour garder son mari, comment rester coquette. Second bébé, un garçon, que sa mère élève jusqu‘à ce que sa belle-mère la désavoue et s’empare de l’éducation du garçon. Ayşe cette fois claque la porte et reprend sa vie professionnelle. Mais le constat est amer, vingt-cinq ans ont passé et la vie avec. Elle a obtempéré à toutes les injonctions familiales. Le mari la quitte pour une jeunette, la mère tombe malade et Ayşe fait son devoir et s’en occupe, gardant sa même invisibilité dans la vie sociale. A sa mort, cinq ans plus tard, elle songe seulement à prendre le temps de siroter un thé sur le balcon, ce qu’elle se promettait de faire depuis si longtemps et reprend son destin en mains. Et l’actrice, déguste sa tasse de thé. Les derniers mots de la pièce tombent avec autant de cruauté que l’histoire elle-même : « Ayşe sans chanson n’avait jamais existé. »

© La Réenchanterie

C’est un conte bien cruel que Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayse. Erica Letailleur livre avec intensité, retenue et précision les étapes d’un parcours bien connu de certaines femmes, en Turquie comme ailleurs : la hiérarchie masculin-féminin, le non-désir et le non-choix, les agressions, la déstructuration et le conditionnement à la maison, à l’école, comme dans la société, la succession des générations et la transmission à l’identique jusqu’à l’asphyxie et la sclérose, le dessin d’un monde uniforme et sans lumière, sans espoir, la perte de soi, la perte de sens.

Erica Letailleur a vécu en Turquie et appris la langue, elle y a porté des projets européens et enseigné au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique d’Ankara. De retour en France elle a créé La Réenchanterie qui travaille entre Orient et Occident et qui réunit des artistes de tous horizons. La vision de l’art qu’elle partage passe par l’éthique et l’humain, elle construit des univers poétiques basés sur la rencontre, le temps et l’espace, la recherche du vivant artistique. Les créations pluridisciplinaires et la formation théâtrale sont les axes de son travail, s’adressant à des professionnels comme à des amateurs.

« Le désenchantement est plus à craindre que le désespoir. Le désenchantement est un rétrécissement de l’esprit, une maladie des artères de l’intelligence qui peu à peu s’obstruent, ne laissent plus passer la lumière » écrivait le poète Christian Bobin qu’elle prend pour phare. Par son travail et ses recherches, par le spectacle qu’elle propose, Erica Letailleur invite au ré-enchantement.

Brigitte Rémer, le 20 juillet 2024

Contact – La Réenchanterie, compagnie d’arts vivants, Antibes – site : www.larenchanterie.com – email : contact @lareenchanterie.com.

Présences arabes – Art moderne et décolonisation Paris 1908-1988

Mahmoud Mokhtar “Arous el-Nil” (1)

Commissariat d’exposition Odile Burluraux, conservatrice au Musée d’Art Moderne de Paris, Morad Montazami et Madeleine de Colnet, Zamân Books & Curating – au Musée d’Art Moderne de Paris. Jusqu’au 25 août 2024.

C’est une exposition très documentée sur le développement de l’art moderne arabe et du rôle de plaque tournante qu’a joué Paris dans le processus, comme lieu de formation, de rencontres et de croisements des artistes. L’exposition définit dans son avant-propos la pluralité du monde arabe, incluant, au-delà de la péninsule arabique et du Golfe Persique, les populations d’Afrique, de l’ouest asiatique et de la Méditerranée ayant pour source les civilisations égyptienne, phénicienne, sumérienne et amazigh. Elle montre en quatre sections plus de deux cents oeuvres réalisées par cent-trente artistes évoquant le Paris colonial et anticolonial.

“L’Abou Naddara”, de Yaqub Sannu (2)

La première section, intitulée Nahda : Entre renaissance culturelle arabe et influence occidentale, 1908-1937, évoque le passage à Paris de grands artistes venus se former ou y exposer dès le début du XXème siècle. Ainsi Gibran Khalil Gibran, poète, essayiste, artiste et activiste libanais, auteur du roman Esprits rebelles, y arrive en 1908, l’exposition présente le Portrait de Charlotte Teller qu’il a réalisé cette année-là. Figure majeure de la renaissance artistique en Égypte, le sculpteur égyptien Mahmoud Mokhtar intègre le département de sculpture de l’École des Beaux-Arts de Paris en 1912 et fréquente l’atelier d’Antoine Bourdelle. Il expose régulièrement au Salon des artistes français et y présente en 1920 la maquette de sa sculpture La Nahda/Renaissance (ou Réveil) de l’Égypte, qui sera réalisée en granit rose d’Assouan et sera reconnue au Caire comme monument public. Mahmoud Mokhtar expose également en 1930 à la Galerie Bernheim-Jeune, avenue Matignon à Paris, c’est là que l’État français lui achète Arous el-Nil/La Fiancée du Nil, qu’il a réalisé un an auparavant : une sculpture en pierre représentant une jeune femme nue agenouillée mi-déesse mi-pharaone, d’où émane grâce et douceur. Au début du XXème, musées et écoles d’art se construisent dans certains pays à la manière de l’école des Beaux-Arts de Paris, c’est le cas au Caire, en Algérie et au Maroc.

1913 est une date importante qui marque le premier Congrès Arabe réuni à Paris autour d’intellectuels et de diplomates égyptiens, syriens et libanais pour contrer l’emprise de l’Empire Ottoman. La reconnaissance de l’unicité culturelle de la langue arabe est une des revendications. Ces concepts sont repris lors de la Conférence de la Paix, qui se tient à Paris en 1919. Mahmoud Mokhtar et Saad Zaghloul, leader nationaliste égyptien du parti Wafd s’y rencontrent. Ce dernier y prononce un discours indépendantiste. Les surréalistes et les communistes français prennent position contre la guerre coloniale dans le Rif marocain. Plusieurs personnalités françaises affichent leur anticolonialisme avec ardeur, comme la chorégraphe Valentine de Saint-Point et le dessinateur-caricaturiste, Henri-Gustave Jossot, militants de la liberté. Dans la série des documents présentés se trouve le Journal arabe satirique illustré de nombreuses caricatures, L’Abou Naddara / Union et Progrès dont le rédacteur est Yacoub Sanou (n°3, juillet 1910) ; Oum al-Qura/ La Mère des cités livre de Abderrahman Al-Kawâkibî), qui montre sous forme de récit fictif les visions réformistes de l’auteur (Le Caire 1902) ou encore Le Réveil de la nation arabe de Negib Azoury, (publié à Paris en 1905).

Mahmoud Saïd, “La Femme aux boucles d’or” (3)

Dans ces mêmes années-là, venu de l’aristocratie alexandrine, Mahmoud Saïd mène une double carrière de juriste et de peintre, avant de se consacrer exclusivement à la peinture qu’il apprend au contact d’artistes européens. En 1919, il effectue un voyage en Europe, en Italie d’abord, avant de s’installer à Paris et d’y suivre des cours à l’Académie de la Grande Chaumière. Considéré comme le « peintre du peuple égyptien » pour ses scènes de la vie quotidienne, il réalise aussi des paysages et de nombreux nus féminins –  nus qu’il a étudiés à l’Académie Julian de Paris en 1920. L’exposition montre un Nu au divan vert qu’il réalise plus tard, en 1943. Avec Georges H. Sabbagh, peintre notamment de la famille, Mahmoud Saïd marque le passage de l’Orientalisme – l’Orient rêvé par l’Occident – à l’Orient authentiquement nostalgique. Se trouvent aussi dans cette section de l’exposition les enluminures des frères Racim, Puissance et libération de Omar Racim (1917) et Illustration d’un poème de l’émir Abdel Kader, de Mohammed Racim (1920). Aux murs, les affiches de l’exposition coloniale internationale de 1931 qui se déroule dans le musée des Colonies, au Bois de Vincennes – aujourd’hui Musée national de l’histoire de l’immigration – illustrent le colonialisme ambiant. L’exposition y montre les indigènes de façon souvent dégradante entrainant des mouvements de contestation, notamment de la part des militants de la Ligue anti-impérialiste et de la commission coloniale du Parti communiste, qui dénoncent la colonisation. Des tracts circulent : Ne visitez pas l’Exposition Coloniale. Une contre-exposition s’organise.

La seconde section de ces Présences arabes s’intitule Adieu à l’orientalisme : les avant-gardes contre-attaquent. À l’épreuve des premières indépendances (Liban, Syrie, Égypte, Irak) 1937-1956. Au cours de cette période de montée des nationalismes européens et de la Seconde Guerre mondiale, les artistes des pays arabes s’opposent de manière ferme aux références occidentales imposées. Après avoir peint les panneaux du Pavillon des États du Levant lors de l’Exposition de 1931, le Libanais Philippe Mourani réalise La Proclamation du Grand Liban en 1940 à partir d’une photographie. Et c’est l’artiste égyptien Mohamed Naghi qui, en 1937 conçoit le Pavillon égyptien pour l’Exposition internationale des arts et techniques appliquées à la vie moderne, belle vitrine de l’art qui se tient au Palais de Tokyo. Grande figure de l’art moderne égyptien Mohamed Naghi devient directeur de l’École des Beaux-Arts au Caire, en 1937, puis directeur du Musée d’art moderne du Caire, en 1939. L’exposition présente son tableau Les marchands de peau en Abyssinie, ainsi que La Femme aux boucles d’or, réalisé en 1933 par Mahmoud Saïd.

Baya, “Femme en robe orange et cheval bleu” (4)

Les voies de l’expérimentation poétique se précisent et les avant-gardes progressent, ainsi le groupe surréaliste égyptien Art et Liberté* – fondé au Caire en 1914 par Fouad Kamel, où s’exprime le surréalisme égyptien autour de l’écrivain, poète et pamphlétaire Georges Henein, de Kamel El-Telmissary, artiste et cinéaste, de Ramsès Younan, peintre et écrivain – expose à la Galerie Maeght en 1947, ainsi que l’artiste autodidacte kabyle, Fatma Haddad-Mahieddine dite Baya, devenue une véritable icône à Paris. Antoine Malliarakis dit Mayo, né à Port-Saïd en Égypte, peintre, décorateur et costumier, étudie aussi aux Beaux-Arts de Paris et à l’Académie de la Grande Chaumière. Effat Naghi, pionnière de l’art contemporain en Égypte, sœur de l’artiste Mohamed Naghi, et qui a étudié dans l’Atelier d’André Lhote utilise l’archéologie égyptienne comme sujet. Présences arabes présente Le Haut-Barrage, qu’elle a peint et gravé sur bois en 1966. Pour la Tunisie, sont entre autres présentés La mariée tunisienne d’Ammar Farhat (1950) sous la double identité de combattante et de princesse kabyle, et Mouvements couleurs de Georges Koskas (1950). L’école nationale supérieure des beaux-arts de Paris devient un lieu d’accueil pour les artistes venus d’ailleurs, à partir de 1892. Les femmes n’y seront cependant admises qu’à partir de 1898. Deux artistes irakiens obtiennent une bourse de leur gouvernement pour venir à Paris, Faik Hassan en 1935 et Jewad Selim en 1938, qui seront ensuite très influents dans le domaine de l’art moderne de leur pays.

Mur d’affiches (5)

La troisième section de l’exposition porte le titre de Décolonisations : L’art moderne entre local et global. À l’épreuve des deuxièmes indépendances (Tunisie, Maroc, Algérie), 1956-1967. Elle évoque l’art moderne arabe, nord-africain particulièrement, dans sa démarche de mondialisation. Après l’indépendance du Maroc et de la Tunisie en 1956, les tensions montent en Algérie et certains artistes français soutiennent le peuple algérien. L’art moderne devient un outil diplomatique des intérêts de la France dans le monde décolonisé, les artistes arabes commencent à apparaître dans les musées français et la Biennale internationale des jeunes artistes français accueille les pavillons libanais, marocain, tunisien. Un tableau fait date dans l’histoire de l’antiracisme de l’époque, Toutes les larmes sont salées ou Contre le préjugé raciste (1952) de Francis Harburger. On voit dans cette section des œuvres de l’artiste libanais Shafic Abboud surdoué de la couleur ; de l’artiste marocain Ahmed Cherkaoui travaillant sur le signe ; du peintre, photographe et réalisateur André Elbaz qui utilise la technique du collage – l’exposition présente Mur de Paris II (1964). On y trouve aussi La Marelle des métamorphoses, d’Edgar Naccache, de Tunisie, (1965), Composition, de Jilali Gharbaoui, du Maroc (1964), Les Yeux de la nuit de Madiha Umar, de Syrie (1961), Au-delà du silence de Ramsès Younan (tableau réalisé dans les années 1960). La Tunisienne Safia Farhat peint une huile sur toile pleine de vie, L’Enfant aux héliotropes (1963).

Francis Harburger, “Toutes les larmes sont salées” (6)

À partir de 1962, plusieurs artistes se regroupent à Casablanca pour innover dans le domaine pédagogique et créent une avant-garde post-coloniale : ainsi Farid Belkahia, Mohamed Chabâa, Bert Flint, Toni Maraini, Mohamed Melehi. Ils organisent en 1969 une exposition-manifeste, Présence plastique, sur la place Jemaa el-Fna de Marrakech pour sortir la peinture du cadre élitiste et colonial des Salons. Les actes de solidarité avec l’Algérie indépendante se mettent en place et prennent différentes formes comme manifestes, témoignages, expositions. Une Déclaration des intellectuels sur le droit à l’insoumission est signée par de nombreux artistes français. L’artiste algérien Choukri Mesli fait partie des figures rénovatrices de l’art de son pays après l’Indépendance : appelé en 1958 pour son service militaire obligatoire, il est intégré au service cartographique et s’enfuit au Maroc pour en échapper, non sans avoir subtilisé quelques cartes au dos desquelles il réalisera la série Les Camps, dessins à la craie et à la gouache. Autre artiste qui a marqué l’époque, le poète, critique d’art et commissaire d’exposition Jean Sénac, qui s’était lié d’amitié avec Albert Camus. Poèmes, son premier recueil, est publié chez Gallimard dans la collection « Espoir », en 1954, préfacé par René Char. De nombreux documents de cette époque sont exposés.

Etel Adnan, “Roi inca” (7)

Dans la quatrième section de l’exposition, L’Art en lutte : De la cause Palestinienne à l’Apocalypse arabe, 1967-1988, le projecteur est mis sur les questions politiques et les luttes anti-impérialistes internationales, notamment sur la problématique israélo-palestinienne. Des murs d’affiches en témoignent. « Ils ont tout détruit. Le soleil s’est obscurci. Même les oiseaux se sont enfuis. Mais un jour ils reviendront et le soleil rebrillera » écrit le poète palestinien Mahmoud Darwich. L’Union générale des étudiants de Palestine présente sur affiche une peinture de Slimane Mansur sur laquelle un homme porte son pays sur le dos. Il est écrit : « Palestine notre Terre. Jérusalem capitale éternelle. » L’évocation de la guerre des Six Jours en juin 1967, est aussi à la source d’un certain nombre d’œuvres comme Les enfants de la guerre de l’artiste égyptienne Gazbia Sirry (1967), Palestine, de l’artiste algérienne Djamila Bent  Mohamed (1974). Le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris propose un cycle de trois expositions dédié aux nations du Bassin Méditerranéen et du Golfe Persique dont l’Irak, la Syrie et le Qatar. Le Salon de la jeune peinture à Paris, expose l’artiste d’origine gréco-syrienne, Etel Adnan, qui fait paraitre en 1980 son grand texte poétique, l’Apocalypse arabe, une chronique de la guerre du Liban. Du célèbre sculpteur égyptien Adam Henein, sont présentées deux œuvres datant de 1974 : un grès intitulé Île aux oiseaux et un bronze, Sheikh El Balad*.

Hala Alabdalla, “Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe” (8)

La dernière partie de l’exposition, tout aussi remarquable que les trois précédentes, met en exergue de nombreux artistes de tous les pays du Maghreb et du Moyen-Orient L’exposition se termine par le sujet de l’immigration arabe en France, traité par les musées parisiens dans les années 1980, et par l’œuvre de la réalisatrice syrienne Hala Alabdalla, vivant en France depuis 1981. Avec Mon exil, ton exil, notre exil, elle présente une installation multimédia inédite, en deux actes. Le premier montre une série de portraits-vidéo Récits sur toile, qu’elle a conçue et réalisée en 2021 pour l’association « La Rue » en donnant la parole à dix personnalités syriennes contraintes de recommencer leur vie à Paris. Chaque témoignage est mis en perspective à partir d’un tableau ou d’un dessin qui les a accompagnés et qui habite leur mémoire. L’ensemble construit une narration. Le deuxième acte de cet espace consacré à Hala Alabdalla consiste au re-montage de son film phare, Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe, une fresque biographique et polyphonique sur l’exil, tournée en 2006 en noir et blanc, et primée à la Mostra de Venise.

Fateh Moudarres “Les Réfugiés” (9)

Les commissaires d’exposition, Odile Burluraux, conservatrice au Musée d’Art Moderne de Paris, Morad Montazami et Madeleine de Colnet, Zamân Books & Curating ont accompli un magnifique travail sur des chemins peu empruntés en Europe, ceux de la diversité des modernités arabes, au XXème siècle. La mise en place d’un véritable projet esthétique, en rupture avec l’art académique, et en écho avec les avant-gardes occidentales en est la ligne directrice. Avec Présences arabesArt moderne et décolonisation Paris 1908-1988 ils ont mêlé le politique à l’artistique en un tissage serré montrant ainsi une autre histoire de l’art moderne, à partir d’une multiplicité de documents et d’archives, de peintures et sculptures, de photographies, dessins et affiches dans un regard historique érudit et singulier.

Brigitte Rémer, le 18 juillet 2024

Du 5 avril au 25 août 2024 au Musée d’Art Moderne de Paris – du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h30 (fermeture exceptionnelle le jeudi 26 juillet) – 11 avenue du Président Wilson 75116 Paris – tél. :  01 53 67 40 00 – site : www.mam.paris.fr

Mayo, “Sans parole” (10)

Artistes présentés dans l’exposition : Shafic Abboud, Abou Naddara, Hamed Abdalla, Youssef Abdelké, Amal Abdenour, Boubaker Adjali, Etel Adnan, Maliheh Afnan, Mohamed Aksouh, Hala Alabdalla, Farid Aouad, Fatma Arargi, Mohamed Ataalah, Jean-Michel Atlan, Amine El-Bacha, Simone Baltaxé, Michel Basbous, Ala Bashir, Fatma Haddad-Mahieddine (dite Baya), Souhila Belbahar, Farid Belkahia, Nejib Belkhodja, Fouad Bellamine, Mahjoub Ben Bella, Aly Ben Salem, Abdallah Benanteur, Djamila Bent Mohamed, Samta Benhyahia, Maurice Bismouth, Étienne Bouchaud, Pierre Boucherle, Kamal Boullata, Huguette Caland, Nasser Chaura, Ahmed Cherkaoui, Saloua Raouda Choucair, Chaouki Choukini, collectif CIinémétèque, Inji Efflatoun, André Elbaz, Fouad Elkoury, Errò, Ammar Farhat, Safia Farhat, Djamel Farès, Moustapha Farrouk, Dias Ferhat, André Fougeron, Émile Gaudissard, Abdel Hadi El-Gazzar, Jilali Gharbaoui, Gibran Khalil Gibran, Abdelaziz Gorgi, Abdelkader Guermaz, Abraham Hadad, Marie Hadad, Khadim Haider, Ahmed Hajeri, Jamil Hamoudi, Francis Harburger, Faik Hassan, Mona Hatoum, Adam Henein, Georges Henein, Mohamed Issiakhem, Marwan Kassab Bachi (dit Marwan), Mahjoub Al-Jaber (dit Jaber), Abdul Kader el-Janabi, Henri Gustave Jossot, Fouad Kamel, Fêla Kéfi-Leroux, Mohammed Khadda, Rachid Khimoune, Rachid Koraïchi, Georges Koskas, Mohamed Kouaci, Claude Lazar, Ahmed Louardiri, Nja Mahdaoui, Jean de Maisonseul, Azouaou Mammeri, Maria Manton, Denis Martinez, Antoine Malliarakis dit Mayo, Hassan Massoudy, Hatem El-Mekki, Mohamed Melahi, Rabah Mallal, Choukri Mesli,  Mireille Miailhe, Mahmoud Mokhtar, Fateh Moudarres, Philippe Mourani, Mehdi Moutashar, Laila Muraywid, Nazir Nabaa, Edgar Naccache, Effat Naghi, Mohammed Bey Naghi, Marguerite Nakhla, Rafa Nasiri, Ahmad Nawach, Amy Nimir, Leila Nseir, Mohammed Racim, Omar Racim, Samir Rafi, Aref El-Rayess, Jocelyne Saab, Georges Hanna Sabbagh, Valentine de Saint-Point, Shakir Hassan Al-Saïd, Mahmoud Saïd, Nadia Saikali, Samir Salameh, Mona Saudi, Jewad Selim, Jean Sénac, Juliana Seraphim, Ibrahim Shahda, Gazbia Sirry, Chaïbia Tallal, Gouider Triki, Fahrelnissa Zeid, Bibi Zogbé – Les œuvres sont issues de grandes collections internationales : Mathaf, Doha, (Qatar); Barjeel Art Foundation, Sharjah, (Émirats Arabes Unis) ; Ibrahimi Collection, Amman, (Jordanie) et de collections privées et publiques françaises (MNAM, CNAP, Fonds d’art contemporain- Paris collections, Musée d’Art Moderne de Paris, Institut du monde arabe, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac…) – Le catalogue a été publié aux éditions Paris Musées, ouvrage relié, 223 pages, textes en Français (40 euros).

Cf. nos articles : *Art et LibertéRupture, Guerre et Surréalisme en Egypte1938/1948,  du 28 janvier 2017 – *Adam Henein, sculpteur : de la matière brute à l’épure, la gravité lyrique de son œuvre, du 16 juin 2020 –  *Ramsès YounanLa Part du sable, du 30 juillet 2022.

Légendes des visuels (1) Mahmoud Mokhtar, Arous el-Nil, La Fiancée du Nil, vers 1929. Pierre, 149 x 60 x 37 cm Dépôt du Centre Pompidou, Paris, Musée national d’Art Moderne/ Centre de création industrielle, à La Piscine-Musée d’Art et d’Industrie, André Diligent à Roubaix en 2018 – (2) Créé en 1904, L’Abou Naddara, journal symbole de la Nahda, renaissance culturelle, littéraire et politique arabe – parmi d’autres journaux fondés par des intellectuels d’Égypte exilés, à la fin du XIXème siècle. Yaqub Sannu en est le rédacteur – (3) The Woman with Golden Locks (La Femme aux boucles d’or), 1933, huile sur toile, 81,3 x 60 cm, Mathaf, Arab Museum of Modern Art, Doha Qatar – (4) Baya, Femme en robe orange et cheval bleu, vers 1947, Gouache, crayon graphite et encre sur papier marouflé sur carton, 74,7 x 91,6 cm, LaM, Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut, Villeneuve d’Asq – (5) Mur d’affiches – (6) Francis Harburger, Toutes les larmes sont salées, dit aussi Contre le préjudice racial, 1952, huile sur toile, 145 x 97 cm, musée national de l’Histoire de l’immigration/établissement public du Palais de la Porte Dorée – (7) Etel Adnan, Roi inca, 1965, huile sur toile, 52,3 x 57,5 cm, Centre Pompidou, Paris, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle – (8) Hala Alabdalla, Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe, 2006, noir et blanc, film de 105’, collection de l’artiste – (9) Fateh Moudarres, Les Réfugiés, 1986, huile sur toile, 120 x 180 cm, Musée de l’Institut du Monde Arabe, Paris, achat à l’artiste en 1986, inv. AC86-36 – (10) Mayo, Sans parole, 1946, huile sur toile, 55 x 46 cm, collection J.G. Malliarakis, Paris.

Qui som?

Spectacle de la compagnie Baro d’Evel – conception et mise en scène Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias – collaboration à la mise en scène Maria Muñoz et Pep Ramis de la compagnie Mal Pelo – dans la cour du Lycée Saint-Joseph, pour la 78ème édition du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Un avant-propos place l’argile au cœur du sujet. Un acteur long et dégingandé, pas très habile de ses dix doigts, (Blaï Mateu Trias) essaie mais en vain, de faire marcher le tour du potier qui permettrait la fabrication d’un vase – pour remplacer celui qu’il a cassé et dont il cache les morceaux. Une actrice (Camille Decourtye) conseille, sur la manière de pétrir et de faire naître les formes. Devant les essais infructueux, la situation tourne à l’absurde et au cocasse. Le ton est donné. Côté cour comme côté jardin, longeant la profondeur du plateau, un alignement de vases en terre brute est rangé au cordeau.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Les acteurs-danseurs arrivent un à un, vêtus de noir et se placent au centre, formant un chœur, prêt à chanter une messe solennelle, tous immobiles et sérieux comme des papes. Arrivent nos deux potiers ratés qui prennent place dans la chorale. Tous sont concentrés. La soliste lance ses vocalises, reprises par tous, et soudain perd l’équilibre, la piste est glissante. Celui qui veut l’aider tombe à son tour, puis tous en rafale dans leur élan solidaire s’affalent les uns sur les autres, hésitent, se rattrapent, chutent à nouveau, se relèvent tant bien que mal avant de retomber, rebondir, s’effondrer en des gestes sémaphores désespérément inutiles et grandioses, grands écarts et rattrapages vains. Comme un disque rayé le son s’éraille de même, chute et digresse, repart, avant de tourner court. De noirs corbeaux qu’ils étaient, voilà les douze acteurs/actrices-danseurs/danseuses comme douze apôtres, tachés, tigrés, et blanchis à la chaux (Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Blaï Mateu Trias, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Julian Sicard, Marti Soler, Maria Carolina Vieira, Guillermo Weickert). Le moment est burlesque en même temps qu’inquiétant, de choristes talentueux ils sont devenus bouffons. Est-ce le monde d’aujourd’hui, ses déséquilibres, ses glissades et dérapages incontrôlés, au cœur de l’actualité ? Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Rescapés pourtant de la tourmente les acteurs comme des manchots empereurs venus tout droit de l’Antarctique se transforment en aveugles, un vase d’argile terracotta sur la tête, enfoncé jusqu’au cou, glaise molle qu’ils commencent à tordre et sculpter pour laisser passer quelques rais de lumière ou un peu d’oxygène, et retrouver leur route. La musique baroque les accompagne, ils en épousent le rythme avec une agilité et une inventivité extravagante et judicieuse, allant jusqu’à déchirer et retirer cette seconde peau. On pourrait être au pays des morts-vivants, dans un rituel soufi ou autre cérémonie, dans une assemblée du peuple en déclin. Un pot rouge semblable à une urne portée par un jeune garçon traverse la scène. « Le futur c’est nous, c’est moi, dit-il » Tous s’emparent d’un air de blues magnifiquement chanté par Yolanda Sey, en un mouvement d’ensemble plein d’énergie qu’ils rythment puis scandent avec les pieds.

Tout au long du spectacle, le fil conducteur est donné par la chanteuse-narratrice qui reprend, l’air de rien, ses discussions intérieures et extérieures, parfois en duo avec le potier désynchronisé. Le plateau est devenu comme une piste de cirque, et tous tournent autour d’un grand monticule fait de lambeaux de tissu noir, sorte de Mont Analogue : « Comment vous dites déjà ? La guerre pour exister ? » Un petit chien les suit, satellisé dans les tours de cour, et qui grimpe sur le dos de l’actrice. Une danse au violoncelle marque une pause. De la montagne magique sortent d’étranges personnages féminins : Lee ChenWei en surveillante pénitentiaire bientôt suivie de Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou et Maria Caroline Vieira, assez animales, dans leurs glissements et déstructurations, hauts-talons en bandoulière, entre Jérôme Bosch et Dante.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

La question existentielle fuse, venant de l’enfant : « Hé Monsieur, c’est toi le Père Noël ? » « Non » s’entend-il d’abord répondre. Les fragments de texte mènent à la question cruciale : « Que soy, yo ? Et moi, qui suis-je ? » qui ramène au titre du spectacle, en catalan : Qui som ? Qui sommes-nous ? Puis un homme arrive, traînant un gros sac au son de l’hélicon, du banjo et de la caisse claire, de musiciens qui passaient par là. À la question du Père Noël il reprend : « Oui, c’est moi ! » Face à lui, les trois Érinyes dans leur gestuelle en miroir, luttent contre le grand vent qui se lève. La montagne magique se métamorphose et devient un rideau dressé face au public. Du haut de ce rideau fait de lambeaux noirs s’extrait une première danseuse luttant dans les vagues, l’océan à la verticale qui amène d’autres corps sur une bande son où le vent et le ressac déferlent, où l’on entend des cris, où le collectif lutte dans le courant. Un corps d’enfant s’échoue juste devant, comme sur une plage. La métaphore est implacable. C’est impressionnant !

On reprend souffle, mais pas pour longtemps. « La beauté on l’abîme parce qu’on ne la voit pas » dit la narratrice. Une marée de bouteilles en plastique envahit le plateau, apportée par le flux et le reflux de la mer, et tous la repousse. Le message est clair sur l’aujourd’hui assombri de pollution, rattrapé et contredit par la narratrice qui illumine le spectacle en apportant l’espoir : « Faire groupe, trouver sa place, reprendre souffle. Tendre la main, prendre soin… Le silence est un crime, il faudrait avoir de l’audace… On n’a jamais dit que ce serait simple. Des jours heureux se cachent encore dans tous les coins. »

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le spectacle est magnifique, basé sur le corps et le mouvement, le rythme et les fragments – il n’y a pas d’histoire à proprement parler, il n’y en avait pas non plus dans les précédents spectacles de Baro d’Evel. La musicalité et le récit poétique naissent du mélange des formes et des sons, des musiques et des langues, autant de matériaux portés par la douzaine d’artistes présents sur le plateau pour cette étrange cérémonie. Dans Qui som ? la terre, l’argile, est aussi un élément central, se transformant en masque, personnage, vase, ou se défaisant pour redevenir motte. Plastique et malléable, elle est un élément ludique en même temps que la métaphore d’un monde qui reste à construire.

Le rituel se prolonge après le spectacle dans la cour du Lycée Saint-Joseph où acteurs-danseurs-musiciens entraînent le public dans leur sillage au son de la fanfare. Qui som ? est le premier volet et la pièce centrale d’un triptyque dont la seconde partie, Qui soc ? sera un solo de Blaï Mateu Trias, et la troisième, En som ? une installation plastique. Leur diptyque précédent, et Falaise, créé en 2018 et 2019, symbole d’un certain effondrement, mettait en scène leur cheval, Bonito, aujourd’hui disparu et un corbeau-pie. Les animaux qu’affectionne la compagnie sont ici représentés par ce petit chien espiègle.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

À la recherche d’un art total, Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias présentent ce travail transdisciplinaire au Festival d’Avignon où ils sont invités pour la première fois. Les plasticiens les inspirent notamment Antoni Tapiès ou Miquel Barcelo, et ils inventent une dramaturgie à la croisée du cirque, du burlesque, de la musique, de la danse, du théâtre et des arts visuels. Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias se sont connus au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne. Elle, française, lui catalan, ils ont commencé dans la rue à partir de l’acrobatie, ont fondé la compagnie Baro d’Evel – dont le nom vient de la symbolique gitane et a valeur de conjuration, en 2001, avec leur spectacle fondateur, Porqué No ? Ils ont pris la direction artistique de la compagnie à partir de 2006.

Camille Decourtye est à la base cavalière et gymnaste, Blaï Mateu Trias, fils d’un clown autodidacte qui s’exprime sous le régime de Franco ce qui n’est pas rien, passionné par les arts plastiques. Dans cette intranquillité qui les habite, entre l’immatériel et l’invisible ils créent des objets fragiles et risqués dans lesquels la matière est au cœur de la création, le corps est en jeu et la virtuosité toujours présente. Ils travaillent la polyphonie, l’émotion et la fulgurance, l’implicite, le lapsus, le contraste et l’opposition, l’absurde et le fantaisiste, l’imaginaire aux aguets. Ils sont en dialogue artistique avec le duo de danseurs María Muñoz et Pep Ramis du collectif Mal Pelo, et s’accompagnent mutuellement dans leurs recherches (cf. notre article du 4 décembre 2023 sur Double Infinite -The Bluebird Call présenté cette saison au Théâtre des Abbesses, à Paris).

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

« Nous avons commencé jeunes et sommes passés par tous les états du spectacle vivant » dit Blaï Mateu Trias. Pour Qui som ? le plus lourd de leur spectacle – ils sont 13 en scène et voyagent à 22. Comme pour les autres spectacles, ils ont réuni un collectif, basé sur le désir et la créativité, sur l’engagement et la recherche, ils font tribu. La conception du spectacle ne se réalise pas a priori, ils cheminent et fabriquent, collectivement. « Nous ne sommes ni des puristes ni des solistes. Nous sommes des touche-à-tout » dit Blaï Mateu Trias. Dans l’esprit du cirque, chacun a sa responsabilité engagée dans une multiplicité d’actions, et dans leurs spectacles, chacun est une partie du tableau ; et Camille Decourtye donne son point de vue : « Créer c’est tenter d’éteindre les feux, c’est la recherche d’unité, c’est l’entêtement à l’impossible, cette rage de réveiller le meilleur en nous. » Le conte philosophique qu’ils proposent fait partie de ces objets précieux et insaisissables.

Brigitte Rémer, le 13 juillet 2024

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Avec : Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Blaï Mateu Trias, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Julian Sicard, Marti Soler, Maria Carolina Vieira, Guillermo Weickert. Et avec la participation de 5 enfants genevois·es. Collaboration à la mise en scène : Maria Muñoz – Pep Ramis / Mal Pelo – collaboration à la dramaturgie Barbara Métais-Chastanier – collaboration musicale et composition Pierre-François Dufour – scénographie et costumes Lluc Castells – création lumière Cube, María de la Cámara, Gabriel Pari – collaboration musicale et son Fanny Thollot – recherche des matières et des couleurs Bonnemaison-Fitte/Bonnefrite – Ingénieur percussions céramiques Thomas Pachoud – céramiste Sébastien De Groot – régie générale, Samuel Bodin et Romuald Simonneau – régie plateau Mathieu Miorin – régie plateau céramiste Benjamin Porcedda – régie son Chloé Levoy – régie lumières Enzo Giordana – habilleuse Alba Viader – cuisinier Ricardo Gaiser – direction déléguée et diffusion Laurent Ballay – production Pierre Compayré – administration : Élie Astier, Caroline Mazeaud.

Du 3 au 14 juillet 2024, relâche les 7 et 11 juillet – Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph, 62 rue des Lices – Tél. : 04 90 27 66 50 – site : festival-avignon.com – Tournée 2024 : 19 et 20 juillet, Les Nuits de Fourvière (Lyon) – 25 au 27 juillet, El Grec, Festival de Barcelone (Espagne) – 2 au 4 août, Festival La Strada, Graz (Autriche) – 26 au 28 août, Festival Romaeuropa, Rome (Italie) – 2 au 4 octobre, Théâtre 71/scène nationale, avec Théâtre Châtillon Clamart et Les Gémeaux/scène nationale (Sceaux) – 11 au 13 octobre, Théâtre de Liège (Belgique) – 31 octobre au 2 novembre, Halles de Schaerbeek, Bruxelles (Belgique) –  13 au 16 novembre, Tandem/scène nationale d’Arras-Douai – 2 au 22 décembre, Théâtre de la Cité/Centre dramatique national Toulouse Occitanie – Tournée 2025 : 10 au 12 janvier, Le Parvis/scène nationale Tarbes-Pyrénées –  22 janvier au 1er février, MC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny – 18 au 22 février, Comédie de Genève (Suisse) – 18 au 21 mars, Théâtre Dijon Bourgogne/Centre dramatique national – 27 au 28 mars, Centre dramatique national de Normandie-Rouen – 1er et 2 avril, Le Volcan/scène nationale du Havre – 24 et 25 avril, Équinoxe scène nationale de Châteauroux –  6 au 9 mai, Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne – 14 et 15 mai Le Grand R/scène nationale de La Roche-sur-Yon.

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue

Première de couverture

Trafic d’acteurs et d’engins, racontés par Bertrand Dicale et Michel Peraldi. Édition Deuxième Époque. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal.

À travers ce geste éditorial puissant s’inscrit en filigrane toute une époque, politique et sociale, philosophique et artistique. Le ton est donné par la préface de l’ethno-sociologue Michel Peraldi, Jouer, penser sur les décombres. Il s’agit bien des décombres d’un monde qui se défait et des tentatives de réponses qu’apporte Générik Vapeur – compagnie de théâtre de rue fondée en 1983 par Cathy Avram et Pierre Berthelot – dans sa réinvention du quotidien et sa recherche de nouveaux manifestes artistiques.

Le livre est construit en deux parties. Dans la première, Bertrand Dicale, auteur, chroniqueur et documentariste, observateur des artistes et des mouvements artistiques, met en exergue le parcours de ces deux artistes-artisans, les fondations de la compagnie au sens architectural du terme, les idées et concepts qui sous-tendent leur démarche, les réflexions, digressions, évolutions pour ne pas dire révolutions qui deviennent leur marque de fabrique, se précisent, s’affirment et s’affinent au fil du temps.

Cathy Avram, Pierre Berthelot – Archives Générik Vapeur

Ils ont traversé mai 68, sont imprégnés des univers du Bread and Puppet de Peter Schumann, du Grand Magic Circus de Jérôme Savary, de La Fura dels Baus, troupe catalane née avec le retour de la démocratie en Espagne, tous inventeurs de formes poétique, contestataire, sarcastique et empathique avec des publics qui font cercle autour d’eux comme autour du conteur. Avant de se rencontrer, Cathy fait partie de l’aventure du Zéro de conduite – troupe et lieu d’expérimentation créé par Dominique Zay en 1973 et référence au film de Jean Vigo, pamphlet libertaire de 1933 interdit de diffusion pendant plus de douze ans, Pierre est de l’aventure du Royal de luxe fondée en 1979 par Jean-Luc Courcoult.

Bertrand Dicale fait la synthèse de quarante années de création, exercice improbable qui ouvre sur des pans d’expérimentation et de rencontres ayant permis des partenariats multiples, des synergies singulières et des extravagances, des pays et continents traversés. La recherche de multidisciplinarité (théâtre, danse, musique, vidéo, image), les projets sur mesure comme Urbains pour répondre à la demande de certaines villes, sont à la clé de leur imaginaire toujours en mouvement. Une éclosion possible grâce aussi au doublement du budget de la culture par Jack Lang, ministre en 1981 et à la dynamique des acteurs régionaux et locaux, moments et actions de grâce ; la structuration du secteur avec notamment Hors les Murs centre ressources et de promotion des arts de la rue, en 1994, première reconnaissance du secteur par le ministère de la Culture, suivi en 1997 de la création de la Fédération, association professionnelle pour les arts de la rue à Aurillac sont autant de marqueurs qui ont permis de hisser les arts de la rue au même rang que d’autres arts du spectacle – comme théâtre, danse, opéra, musique live, arts de la marionnette et arts du cirque – en tant qu’art majeur.

Monterrey (Mexique) 2008 © P. Berthelot

Installés à Marseille dès 1986, au début et pendant trois ans dans les marges de l’immobilier, avant que la ville ne leur propose de s’installer dans les anciens abattoirs Saint-Louis puis qu’elle ne leur attribue un lieu aux Aygalades, partagé avec d’autres structures, dans l’ancienne huilerie Abeilles, aux portes de Marseille nord et de ses anciens faubourgs industriels. Le récit de Bertrand Dicale met le projecteur sur les différentes formes de spectacles développées en France et à l’international par Générik Vapeur, à partir de la déambulation et de l’utilisation de grosses machines, dans un concept qu’ils nomment « trafic d’acteurs et d’engins. »

Jamais 203 – 2008 © Augustin Le Gall (2)

Cathy Avram et Pierre Berthelot décident en 1983 quand ils se rencontrent de fédérer leurs énergies et leurs désirs, leur lecture du monde et fondent Générik Vapeur. Ils prennent la parole dans la seconde partie du livre intitulée 1983-2023, 40 ans de théâtre de rue : Pierre parle de Millésime ! « Une compagnie a une couleur, une écriture spécifique, un son, une griffe, une odeur, des manies, des obsessions, un vocabulaire, son almanach, ses encyclopédies, ses idoles, ses références… son astrolabe, son sextant, sa boussole, son compas et ses petits cailloux blancs… » Cathy évoque Les Années Lumière « 1983. Nous y étions arrivé.e.s à égalité dans la mixité, en bandes, en groupes, en couples, en troupes, les performances, les actes éphémères, canulars philosophiques, désobéissance civile… Nommer Générik Vapeur Trafic d’acteurs et d’engins c’était inventer le nom puis tout le reste. Piñata géante truffée de savoirs, de sons d’homo sapiens, de passions de toutes sortes, des objets et gestes du petit quotidien… »

Passionnée d’écritures, créatrice et animatrice de Lectures du monde, impliquée dans la vie de l’association à partir de 1989, Sara Vidal prend à son tour la parole avec 40 ans et remonte le temps. Les titres des spectacles et expériences s’égrènent De Duodénum présenté en 1984 au festival Avignon-Off à Délit de sale gueule en 1990 ; de La Petite Reine en 1994 à Kronos Cortège en 1997 ; des Topos de Valladolid, une des résidences de création du spectacle Pass’Partout en 2002 à Opéra Poubelle en 2009 ; de La Photo communale en 2015 dans le cadre d’un projet de territoire à La Marche des clameurs à Marseille, marche-concert avec Alain Damasio et Palo Alto, dans le cadre de la biennale des écritures du réel en 2022.

Bivouac 25+2 – 2021 © Caroline Genis (3)

Une troisième partie Documentaire rappelle, outre la bibliographie, tous ceux et celles qui sont passé(e)s par la troupe, montre quelques maquettes des costumes, énonce le répertoire des spectacles, les partenaires et compagnonnages, et la compagnie telle qu’en elle-même en 2023.

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue Trafic d’acteurs et d’engins, contient de nombreuses photos et dessins, les témoignages d’artistes qui ont fait un bout de chemin avec eux, c’est un vrai défi que d’avoir reconstitué le puzzle des spectacles et de leurs géographies avec les reprises et les vagabondages, les inspirations et les révélations, les embûches et les combats, les partenariats. Ainsi les différentes versions de Bivouac, Parcours émotionnel pour 102 bidons, 3 musiciens, 15 comédiens dont le concept évolue en permanence avec, pour concept et image de départ le passage, la transhumance, puis la création d’un bestiaire et le développement de toutes les formes du feu, de la lueur à l’incendie présentées dans de nombreuses villes de France – du Carnaval de Nice en 1997 au Familistère de Guise en 2015, et dans de nombreux pays, du Brésil au Liban, de Corée du Sud au Burkina Faso.

40 ans de parcours, dans une énergie folle et beaucoup de courage, une troupe qui invente des mondes, étape après étape, où beaucoup de grands noms du théâtre de rue et de formes artistiques liées aux territoires sont au générique, entre tant d’autres Culture Commune de Chantal Lamarre ; Lieux Publics-Centre national de création des arts de la rue de Michel Crespin, fondateur en 1986 du Festival international de théâtre de rue d’Aurillac ; Ilotopie compagnie aînée crée en 1979 par Bruno Schnebelin avec qui Générik Vapeur parcourt l’Europe tout en développant la compagnie. La base du théâtre de rue repose sur la notion de collectif et rien n’est jamais gagné. « Au commencement, l’association a des contours très nets : Pierre se penche prioritairement sur les scénographies et les engins, Caty sur la musique, le jeu et les costume, le théâtre de rues définissant les personnages, l’écriture se pratiquant à deux, écrit Bertrand Dicale. De là date la signature collective de Générik Vapeur, dont le partage génétique ne sera connu que d’eux seuls ».

« La rue est la pince monseigneur des territoires de l’art… Le théâtre de rue comme un transport en commun » est-il écrit par Générik Vapeur au détour des pages. Autrement dit salutaire et nécessaire. On peut feuilleter l’ouvrage comme un livre d’images, derrière il est une histoire de vies et d’expérimentation des langages artistiques, un récit de société, des utopies, une réalité.

Brigitte Rémer, le 7 juillet 2024

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue. Trafic d’acteurs et d’engins. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal. Direction éditoriale de l’ouvrage Claudine Dussollier. Édition Deuxième Époque, collection « Domaines » grand format, 232 pages, format20 x 26 cm, prix : 30 euros. Montpellier, 2023.

Visuels : (1) Générik Vapeur à Monterrey (Mexique), 2008, © Pierre Berthelot – (2) Jamais 203. La folle histoire des arts de la rue avec Karwan. Salon de Provence, 2008 © Augustin Le Gall – (3) Bivouac 25+2 de la compagnie Ex-Nihilo, La Cité des Arts de la rue, Marseille 2021, © Caroline Genis.

Présentation de l’ouvrage : le jeudi 11 Juillet à 16h, Villeneuve-Lez-Avignon (84) librairie de la Chartreuse, en présence de Bertrand Dicale et Claudine Dussollier – le samedi 13 juillet à 18h30, Saint-Armand de Coly (24), en présence de Pierre Berthelot, Caty Avram et Claudine Dussollier – le samedi 10 août à 14h, Libourne (33), en présence de Caty Avram et Pierre Berthelot à la Centrale/Médiathèque Condorcet.

 

À nos combats

Conception et chorégraphie Salia Sanou – texte Dieudonné Niangouna – lumière Marie-Christine Soma – musique live Séga Seck – maître de cérémonie Soro Solo – compagnie Mouvements perpétuels, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Nadège Le Lezec

Le public est assis de chaque côté d’un ring monté pour l’occasion dans le grand hall du Théâtre de la Ville. Le spectacle commence au son du chant Indépendance cha cha, rumba congolaise qu’interprétait Grand Kallé en 1960, et du tour de piste que fait Soro Solo, maître de cérémonie de haut vol, chemise jaune et casquette sur la tête, avant de prendre place devant un micro, au niveau du public. Il sera le narrateur et disons l’ambianceur de ce moment partagé.

Le concept de la soirée dont s’inspire Salia Sanou, figure importante de la danse franco-africaine, part du légendaire combat The Rumble in the Jungle qui opposa les boxeurs Muhammad Ali et George Foreman en 1974 à Kinshasa, et sa réinterprétation ici par deux femmes, l’une boxeuse l’autre danseuse : la tigresse noire « qui a livré son premier combat dans le ventre de sa mère » et qui a remporté cent cinquante victoires en cent cinquante combats, contre la panthère blanche, toutes deux entourées de leurs coachs (Ousséni Dabaré, Marlène Guivier, Marius Sawadogo, Fatou Traoré). Une trentaine de figurants bénévoles disséminés dans le public interviennent épisodiquement et les soutiennent par leurs proclamations et leurs danses.

© Nadège Le Lezec

Au début de À nos combats, poing levé, chacun s’enroule un ruban de couleur autour de la main, comme un bandage boxe préparant le passage du gant. Surgi de nulle part, le batteur percussionniste Séga Seck, originaire de Saint-Louis du Sénégal, rejoint ses instruments – grosse caisse, caisse claire, toms, cymbale charleston – à l’étage du théâtre. Selon l’endroit où l’on est situé, il est difficile de le voir mais il garantit le tempo et donne le rythme tout au long du spectacle. En Afrique « les combats de boxe s’accompagnent toujours de musique » entend-on. Outre la batterie, la musique se diversifie et se mêle entre autres aux gospels, à d’autres citations musicales ainsi qu’au texte poétique de Dieudonné Niangouna : « Il faut boxer, dans l’extrême misère, dans le ghetto, dans les Townships, dans les favelas, dans la pauvreté parfaite du tiers-monde, il faut boxer pour sa survie, pour sa liberté ! Boxer ! Boxer la situation !  Le corps sait faire ce qu’on ignore toujours. »

Les deux boxeuses-danseuses s’élancent après un rituel de préparation – soins, massages et encouragements du coach. Elles construisent leur gestuelle à partir de jeux de jambes, de corps-à-corps, d’uppercuts et d’esquives, entre le centre du ring et les cordes qui le bordent. Elles se jaugent et s’approchent, lentement, sur des cris guerriers repris par l’ensemble de la troupe. Quand la cloche retentit le combat se suspend, une minute de répit, avant que les coachs ne reviennent et se toisent du regard, qu’ils dansent et que le combat ne reprenne. Des quadrilles se mettent en place, shorts en  satin jaune ou orange, gants de même couleur, beaucoup de finesse chorégraphique derrière l’aspect sportif, avant que s’enchaînent d’autres rounds. Puissance et fragilité, gestes à distance ou gestes rapprochés, fluidité, l’engagement des danseurs est entier dans ce combat transcendé, plein de passion.

© Nadège Le Lezec

Salia Sanou inscrit sa démarche dans une proximité entre l’art de la danse et la lutte, comme il l’a fait il y a quelques années avec La Clameur des Arènes (cf. notre article du 21 février 2015). Les sports de combat le fascinent, ils sont très populaires au Sénégal car emblématiques de la position sociale autant que du combat pour la vie. « Les règles légitimes du combat étant le contrat moral entre les deux adversaires, fondé uniquement sur des motivations sportives ». Le spectacle transmet cette ferveur et ouvre sur des mouvements d’ensemble sur le ring. Rythmé par la batterie, des diagonales se mettent en place. « Je ne joue pas, j’essaie. Le monde est un coup de poing. J’engage » dit le texte. » Et dans les Townships on danse aussi pour sa dignité.

Dans les chorégraphies de Salia Sanou se trouve toujours un thème, explicite ou caché. Ici, la boxe au féminin et, dans la vie, le combat quotidien des femmes. Être femme en Afrique – mais on pourrait dire dans n’importe quel pays du monde – demande d’être combattante et combative pour honorer ses différents cahiers des charges, le patriarcat ayant semé le trouble, les abus et la désolation. Salia Sanou questionne la place des femmes dans ce sport, la boxe, et son spectacle parle de fierté. Il se termine par un mouvement d’ensemble vif et joyeux, engagé, poing levé. Le chorégraphe prend la boxe comme « métaphore de la relation du Je et du Nous. »  Il mêle le chant, la musique, l’ardeur du chœur amateur qu’il convoque autour des danseurs, le quatuor des combattantes accompagnées de leurs mentors, dans leur beauté cachée.

À nos combats tourne depuis deux ans entre la France et le Burkina Faso. Les Zébrures-Francophonies de Limoges, parmi d’autres, l’avaient accueilli. Le spectacle est aujourd’hui au Théâtre de la Ville qui développe tout un programme de danse intérieur et extérieur, et poursuit sa route. Prochaine étape, les Cévennes.

Brigitte Rémer le 4 juillet 2024

© Nadège Le Lezec

Avec : Ousséni Dabaré, Marlène Guivier, Jérôme Kaboré, Fatou Traoré et les amateurs et amatrices Gabriela Aranguiz, Valérie Arbib, Louise Barzilay, Florine Bernardin, Nadia Charikhi, Sija Chen, Rosa Cisse, Édith Clavel, Amadou Diaby, Esther Ebbo, Nina Gonzalez, Olena Havrylchyk, Amir Kerkour, Élodie Leconte, Anne-Marie Lescastreyres, Sophie Mariez, Delphine Mayeko, Nour Noomane, Dominique Padeau, Michaël Pedreny, Monica Prada, Gilles Renaud, Jacqueline Samulon, Aida Sarr, Michèle Treillet, Aref Yasen. Musique : Losso Keita, Macéo Parker, Valentin Stip, Victor Démé, Fela Kuti, Manu Dibango, Grand Kalle – lumières Marie-Christine Soma – régie générale Rémy Combret – régie lumières Raphaël De Rosa.

Du 21 au 23 juin 2024 à 19h, le 24 juin 2024 à 20h, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet, 75004. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com. Prochaines représentations les 5 et 6 juillet 2024 à Alès, dans le cadre du Festival Cratère Surfaces, Place de Belgique.

L’affaire Rosalind Franklin

Troisième volet du cycle Les Fabuleuses – texte Elisabeth Bouchaud – mise en scène Julie Timmerman, vu au Théâtre La Reine Blanche, Paris – actuellement à Avignon-Reine Blanche*

© Pascal Gely

Les femmes scientifiques ont eu bien souvent du mal à se faire reconnaître et à être entendues dans leurs missions et leurs recherches, malgré leurs découvertes majeures. Oubliées, évincées, invisibilisées, elles n’ont guère eu droit de cité comme chercheuses à part entière. Autour du théâtre, Elisabeth Bouchaud artiste en même temps que scientifique, a monté au Théâtre La Reine Blanche, scène des arts et des sciences, une intéressante programmation théâtrale et scientifique avec des conférences dérapantes, pour repenser nos relations avec le vivant, des rencontres et ateliers dont l’université des terrestres, des mardis scientifiques et littéraires, un festival des savants et des spectacles.

Outre l’invitation de plusieurs compagnies elle a elle-même écrit une série théâtrale en trois épisodes intitulée Les Fabuleuses pour rendre justice à trois grandes scientifiques oubliées de l’Histoire : le premier, Exil intérieur, parlait de Lise Meitner et la fission nucléaire et le second, Prix No’Bell de Jocelyn Bell et la découverte des pulsars – deux spectacles mis en scène par Marie Steen -. Le troisième volet, L’affaire Rosalind Franklin, monté par Julie Timmerman, évoque cette physico-chimiste britannique née en 1920 et disparue en 1958 d’un cancer dû à une surexposition aux rayons X, dont elle était spécialiste. Mondialement connue dès 1950 elle avait travaillé sur l’ADN et en avait découvert la structure, en double hélice. La pièce montre sa passion et son jusqu’au boutisme pour développer sa recherche, loin des querelles d’hommes – ses confrères – qui, sans aucun scrupule ni probité ont pillé son travail avant de se l’approprier. Ils sont trois à avoir été récompensés – James Watson, Maurice Wilkins et Francis Crick – en obtenant en 1962, le Prix Nobel de médecine, pour… la découverte de la structure en double hélice de l’ADN. Le nom de Rosalind Franklin avait tout simplement été effacé.

C’est ce parcours que relate le spectacle. Les quatre acteurs sont assis de part et d’autre du plateau quand le public entre. Un narrateur prend la parole devant un micro pour donner le sens de la démarche, rétablir la vérité et remonter le temps. Rosalind Franklin passe trois ans à Paris avec bonheur, en 1950, elle a trente ans et travaille sur le carbone dans le laboratoire de Jacques Mering sur la cristallographie aux rayons X – la photographie 51. Quand il lui est proposé de partir travailler au King’s College de Londres en tant que responsable des structures ADN, ses amis dont le physicien Vittorio Luzzatti, tente de l’en dissuader. « Tu ne trouveras rien » lui dit-on. Elle part cependant tenter sa chance.

© Pascal Gely

Rosalind Franklin n’est pas au bout de ses surprises quand elle arrive à Londres en 1951, dans un laboratoire sous-équipé. Elle retrousse ses manches, crée ses propres instruments et se met au travail dans un climat d’emblée misogyne et agressif, peinant à créer son propre groupe de recherche. Elle partage néanmoins ses connaissances, donne quelques conférences, construit une structure-modèle semblable à une sculpture. Des lumières clignotent sur le plateau au fil des recherches et comme si le spectateur regardait lui-même par le microscope (scénographie Luca Antonucci, lumières Philippe Sazerat). Rosalind est assistée d’un étudiant, Raymond Gosling homme avec qui elle échange mais qui manque aussi de clarté. D’autres chercheurs se lancent dans la course aux résultats et s’allient, essaient de la soudoyer et font régner autour d’elle une grande tension. On lui vole ses clichés, plus tard un rapport confidentiel qu’elle avait déposé auprès du Conseil de financement de la recherche en médecine, pour construire son modèle.

© Pascal Gely

Le texte livre aussi des réflexions philosophiques autour de l’ADN, la signature de la vie « Qu’est-ce que la vie ? La vie aurait donc un sens » pose la chercheuse. « Est vivant tout organisme qui contient de l’ADN… L’ADN peut se répéter à l’infini. » Son enthousiasme, porté par la magnifique comédienne Isis Ravel, devient contagieux, dans une pièce qui mêle un certain suspense sur fond de phallocratie absurde. Le narrateur ferme le spectacle sur Rosalind Franklin dont le travail est à la base de tout, et qui n’a vraisemblablement jamais su qu’on avait volé ses résultats. Elle a poursuivi sa route scientifique dans l’étude de la structure des virus, avant de mourir à l’âge de trente-huit ans.

L’affaire Rosalind Franklin est un très joli spectacle, salutaire et argumenté, intelligent et sans didactisme. Autour de Rosalind, les acteurs tiennent leurs rôles de chercheurs-prédateurs avec justesse et sans caricature (Balthazar Gouzou, Matila Malliarakis, Julien Gallix). Le travail proposé par Elisabeth Bouchaud, de la rencontre entre art et science est un essai très réussi, où justice et justesse se côtoient. Le travail scénique mené sous la direction de Julie Timmerman permet avec simplicité de relater des problématiques scientifiques complexes et de remettre sur le devant de la scène la place de la femme dans le tourbillon de la science dans lequel on s’était efforcé de l’effacer.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2024

Avec : Isis Ravel (Rosalind Franklin) –  Balthazar Gouzou (Vittorio Luzzatti, James Watson) –  Matila Malliarakis (Maurice Wilkins) – Julien Gallix (Raymond Gosling, Francis Crick). Scénographie Luca Antonucci – assistanat mise en scène et chrorégraphie Véronique Bret – lumières Philippe Sazerat – son Mme Miniature – musique Benjamin Laurent – vidéo Thomas Bouvet – Reine Blanche Productions.

Vu au Théâtre de la Reine Blanche, Paris. Les trois spectacles du cycle Les Fabuleuses sont présentées au Festival Avignon-Off *du 3 au 21 juillet 2024, Théâtre Avignon-Reine Blanche, 16 rue de la Grande Fusterie – Exil intérieur à 14h30 – Prix No’Bell à 16h15 – L’affaire Rosalind Franklin à 18h15 – site : www.reineblancheproductions.com – tél. :  04 90 85 38 17.