Archives mensuelles : avril 2024

Bijoy Jain – Le souffle de l’architecte

Exposition de l’artiste Bijoy Jain du Studio Mumbai, avec les artistes Alev Ebüzziya Siesbye et Hu Liu – Commissaire de l’exposition Hervé Chandès – Fondation Cartier pour l’art contemporain – Derniers jours.

Bijoy Jain © Brigitte Rémer

On entre dans un espace de rêverie et de méditation à la rencontre des œuvres de Bijoy Jain, principal architecte du Studio Mumbai, une agence multidisciplinaire qu’il a fondée et dirige à Bombay – Mumbai, en marathi – et dans laquelle il explore les liens entre l’art, l’architecture, la littérature, la philosophie et la matière. L’artiste a inventé et réalisé sur site l’exposition, dans un dialogue fécond avec la Fondation Cartier, Le souffle de l’architecte ajoute de la simplicité à la simplicité transparente de son bâtiment iconique.

Né en 1965 à Mumbai, Bijoy Jain a d’abord travaillé à Los Angeles et à Londres après un master d’architecture de l’Université de Washington, avant de rentrer en Inde en 1995, année où il fonde le Studio Mumbai. En écho à son travail artistique, il est professeur invité dans différentes universités dont Yale University et l’Académie Royale des Beaux-Arts du Danemark, et enseigne actuellement à l’Académie d’Architecture de Mendrisio, en Suisse.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Bijoy Jain travaille en sculpteur, à différentes échelles, du plus petit caillou à l’équilibre de blocs polis ou bruts défiant la gravité. Il s’intéresse aux fragments architecturaux, expérimente des matériaux comme bois, brique, eau, fil, terre et pierre, et aux déclinaisons de couleurs naturelles des plus raffinées. Il fonctionne de manière empirique à travers envie, désir et rencontres et dessine sur la pierre, le sol et les murs des signes et symboles.

On pénètre dans la Fondation Cartier comme on entrerait au Studio Mumbai où « Le processus créatif s’appuie sur un espace de silence, où l’artiste doit équilibrer le rythme de son souffle avec la dextérité géométrique de la construction. » Le chant des pierres, les entrecroisements et labyrinthes de briques, les tracés sur le sol de lignes au fil de pigment, les réverbérations et appels de lumière et d’ombre, la pénombre dans les salles du bas, les incrustations et reliefs dans le bois et la pierre, les lignes brisées, le tressage de bambous noués avec des fils de soie, les cénotaphes miniatures appelés tazias destinés à être portés sur les épaules lors de processions religieuses, sont autant d’expériences que le visiteur partage. Les œuvres sont imprégnées d’une beauté étrange et profonde, comme l’est aussi ce Mandala Study, un cadre en bambou géométrique en forme d’oiseau doré, suspendu en plein vol dans son or de lune (ci-dessous).

Fondation Cartier, Bijoy Jain © Ashish Shah

La couleur est à l’œuvre, peinture grattée, écaillée, restes de patine, couleurs chaudes ou passées, délavées, fondues, effacées, papier frappé. Des pans de murs et façades de maisons vernaculaires, des constellations, une foule de petits personnages et animaux posés sur la terre et le sable, amas bien ordonnés, des figures géométriques ou des figures libres, l’exposition joue de contraste. Entre clarté et ténèbres, petit et grand, la déclinaison des matériaux naturels et des couleurs, fragilité et résistance, inspiration expiration, dedans dehors, réalité et imaginaire, le visiteur voyage.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Au geste posé par Bijoy Jain qui parle du souffle de la vie s’ajoute la créativité de deux artistes dont il s’est entouré, dans un même esprit de rituel : Hu Liu, a réalisé au graphite des dessins monochromes noirs d’éléments tels que L’eau/SeaL’herbe/GrassCinq Saules/Five Willows et les céramiques en grès d’Alev Ebüzziya Siesbye, artiste danoise d’origine turque, créant ce qu’elle appelle des bols volants, qui, en apesanteur, dialoguent avec la terre.

Les créations de Studio Mumbai ont fait l’objet d’expositions dans de nombreuses galeries à travers le monde ainsi que d’acquisitions dans les collections permanentes comme au Canadian Centre for Architecture, au MOMA de San Francisco et au Centre Georges Pompidou, à Paris. Elles ont été exposées au Victoria and Albert Museum de Londres en 2010, à la Biennale de Sharjah en 2013, à la Biennale d’Architecture de Venise en 2010 et 2016. Le Studio Mumbai a reçu de nombreuses récompenses dont le Global Award in Sustainable Architecture en 2009, la Grande Médaille d’Or de L’Académie d’architecture de Paris en 2014, l’Alvar Aalto Medal en 2020, le Dean’s Medal de l’Université de Washington de Saint-Louis en 2021.

Rencontrer les œuvres de Bijoy Jain est une expérience émotionnelle et sensorielle. Derrière le corps en action et l’espace, il y a le mystère du temps et le processus qu’il met en place, il y a des énergies qui circulent, des vibrations, la vie et la pensée, quelque chose de cosmique. Bijoy Jain crée au rythme et au son du souffle et c’est d’une grande vitalité, d’une grande beauté.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2024

Vernissage, à gauche Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Le souffle de l’architecte – Commissaire de l’exposition, Directeur Général Artistique de la Fondation Cartier, Hervé Chandès – Commissaire associée, Conservatrice à la Fondation Cartier, Juliette Lecorne – Un ouvrage de toute beauté, conçu par le directeur artistique japonais Taku Satoh, est publié, « Bijoy Jain, Le souffle de l’architecte » aux éditions Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris (49 euros).

Jusqu’au 21 avril 2024, tous les jours de 11h à 20h sauf le lundi, nocturne le mardi jusqu’à 22h – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 Bd Raspail. 75014. Paris – métro : Denfert-Rochereau. Tél. : 01 42 18 56 50 – site : www.fondationcartier.com – Derniers jours.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Festival d’Avignon 2024

Le Festival d’Avignon déroulera sa 78ème édition du 29 juin au 21 juillet 2024 dans la Cité des Papes et alentours. Tiago Rodrigues, directeur, en a révélé la programmation au cours d’une conférence de presse à Avignon, puis à Paris le 4 avril, au Théâtre de l’Odéon/Ateliers Berthier.

Tiago Rodrigues, assisté d’artistes et d’économistes passionnés de théâtre et de culture, de son équipe, dévoile la programmation de cette édition, dans un esprit de partage, énergie et conviction, dans le droit fil de ce que voulait Jean Vilar en le fondant, en 1947. Comment le faire ensemble ? pose-t-il.

Il est accompagné de Boris Charmatz, chorégraphe complice, qui traversera par ses créations l’ensemble du Festival. Ce dernier est aujourd’hui directeur du Tanztheater Wuppertal fondé et inventé par Pina Bausch et a pris le relais de l’immense travail qu’elle avait accompli. Il présentera trois spectacles : Cercles, restitution d’ateliers en plein air, Liberté Cathédrale chanté et dansé par le Tanztheater Wuppertal et son équipe expérimentale Terrain en version plein air et Forever, qui revisitera l’emblématique Café Müller de Pina Bausch.

21 lieux, 15 communes du Grand Avignon, 37 projets artistiques dont 21internationaux, 219 représentations, sont au générique. 83% des spectacles programmés sont des créations. De France, les spectacles de Séverine Chavrier (Absalon, Absalon !), Caroline Guiela Nguyen (Lacrima), Lorraine de Sagazan (Léviathan), Gwenaël Morin (Quichotte), Mohamed El Khatib (La vie secrète des vieux), Baptiste Amann (Lieux communs), et de Noé Soulier pour la danse (Close L’p).

La programmation nous mène aussi au sud de l’Europe en Espagne et au Portugal, ainsi qu’en Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Suisse, spectacles dans lesquels la France est souvent partenaire. De Pologne, Krzystof Warlikowski présente Elizabeth Costello/sept leçons et cinq contes moraux et Marta Gornicka fait entendre, dans la Cour d’Honneur, un chœur de femmes d’Ukraine, Pologne et Biélorussie, Mothers A Song for Wartime, avec pour message : continuez à nous regarder ! Tiago Rodrigues met en scène Hécube, pas Hécube d’après Euripide, une ré-écriture libre pour la Comédie-Française ; l’ouverture du Festival, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, est confiée à Angelica Liddell qui présentera Dämon, El funeral de Bergman autour de la figure du célèbre réalisateur Ingmar Bergman.

Troisième volet de la programmation et non des moindres des spectacles venant d’Amérique Latine : d’Argentine, spectacles de Lola Arias, Tiziano Cruz et Mariano Pensotti ; du Chili, un spectacle de Malicho Vaca Valenzuela ; du Pérou, un spectacle de Chela De Ferrari ; de l’Uruguay deux spectacles, l’un de Gabriel Calderón, l’autre de Tamara Cubas.

Comme à l’accoutumée la SACD soutient les artistes avec son programme « Vive le sujet ! Tentatives » et présente Un ensemble (morceaux choisis) de Anna Massoni, et Le Siège de Mossoul, de Félix Jousserand ; Canicular, de Rebecca Journo et Trace… de Michael Disanka et Christiana Tabaro, de République Démocratique du Congo ; Méditation de Stéphanie Aflalo et Baara, de Tidiani N’Diaye, du Mali.

De nombreuses autres initiatives permettant d’Être ensemble selon la devise du Festival, sont proposées : des lectures – comme avec le programme Talents ADAMI au Musée Calvet – des projections – particulièrement dans les cinémas Utopia de la ville – des rencontres, ateliers et master class – notamment une école d’été, Transmission impossible, pour cinquante jeunes dont dix boursiers étrangers à l’Église des Célestins, avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès et Mathilde Monnier –  le Café des idées, espace de partage et découverte, lieu des prises de paroles et de réflexion qui, tout au long du Festival invite à des rencontres, conférences et ateliers au Cloitre Saint-Louis sur les thèmes liés à la littérature, le théâtre et les arts. Nous en avons eu un premier volet ce jour en première partie de l’annonce de programmation, Jérôme Saddier, président du Crédit Coopératif qui soutient fortement le Festival, pilotait une table ronde sur le thème Inspirer nos transformations.

Cette édition du Festival d’Avignon signe une programmation riche, ouverte, pluridisciplinaire et pluriculturelle, dessine des lieux d’échanges et de rencontres, de transmission et de débats, pour tous les publics et dans l’esprit d’accueillir de belles découvertes grâce à de nombreux partenaires. Deux expositions-installations complètent la proposition, l’une est un hommage à Alain Crombecque, directeur du Festival d’Avignon de 1985 à 1992, puis directeur du Festival d’Automne de 1992 à 2009, On ne fait jamais relâche ; l’autre, Monte di Pietà, de Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein. Et comme le rappelle Tiago Rodrigues et son équipe, « c’est le public qui fait le Festival. »

Brigitte Rémer, le 12 avril 2024

Festival d’Avignon, 20 rue du Portail Boquier, Avignon – site : festival-avignon.com dès maintenant – tél. 04 90 14 14 14, à partir du 22 mai, du mercredi au samedi, de 13h à 19h – à partir du 25 mai au Guichet du Cloitre Saint-Louis, du mercredi au samedi, de 13h à 19h (adresse ci-dessus) et dans les magasins Fnac – à partir du 24 juin,  guichet et téléphone, tous les jours de 10h à 19h – à partir du 29 juin, pendant le Festival, ventes arrêtées 5 heures avant les spectacles et reprise sur chaque lieu, 1 heure avant le spectacle.

Nos pères ne rêvent plus en roumain

Texte et mise en scène Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, Compagnie des Mondes invisibles, La Flèche Théâtre.

© Guillaume Plas

Deux actrices en scène égrènent les lieux communs qui heurtent l’étranger en France, qu’il y soit installé depuis deux décennies ou fraîchement débarqué. Entre énervement et amusement, exaspération et irritation, la sensibilité à fleur de peau. Leur point de départ est un jeu d’ombres réalisé sous un foulard faisant office de toile de tente, preuve d’invisibilité ou drapeau blanc qu’elles agitent.

Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, sont nées en France, toutes deux sont de père roumain et de mère française, leurs noms en témoignent, leurs noms les trahissent. Elles sont l’Est par leurs pères et l’Ouest par leurs mères. Elles racontent une histoire de vie, la leur, entre la Roumanie et la France.

© Guillaume Plas

La preuve par quatre, Lia n’est pas Léa et Ionel appelle Ionesco et non pas Lionel. Wanda a failli s’appeler Elena, sauf que le prénom était déjà pris et pas par n’importe qui, par l’épouse du dictateur Ceaucescu, donc rayé des listes, banni. Wanda est un prénom polonais, Efremov est un nom russe, Bobescu est roumain. Et chacune se racontent, avec humour et gravité. Pas de prénom sur le moindre porte-clé qu’on pourrait comme tout le monde trouver au bazar du coin. On est dans l’originalité forcée, ou bien dans la honte ou encore la fraude. Le père ne disait rien de ses nostalgies, peut-être pour se protéger, peut-être pour les protéger.

La langue de leurs pères elles ne l’ont pas apprise, elles l’entendaient toujours de loin. Le père de Lia était circassien, celui de Wanda violoniste. Il était sorti du pays à l’âge de seize ans pour se former au Conservatoire et a pu faire une carrière honorable dans l’Orchestre national de France, peut-être pas tout-à-fait ce qu’aurait souhaité la famille. « Tu offres ta jeunesse et l’exil » lui avait-on dit.

Au sol, un amoncellement de petits morceaux de plastique gris type sacs poubelles, comme des débris avec lesquels elles jouent magnifiquement au fil du spectacle, et comme autant de feuilles mortes s’envolant à la pelle. Elles parlent de la vie en Roumanie sous la coupe de Ceaucescu, le dictateur et de son épouse, sorte de Lady Macbeth, quand leurs pères étaient encore au pays ; de la Securitate qui veillait sur tous, épiait et traquait le moindre geste ou le supposé pas de côté. On entend les huées du peuple qui d’habitude filait doux, un jour de rassemblement et le dernier, à Timisoara – future capitale européenne de la culture – autour du despote, moment qui a tourné à la manifestation, sorte de Commune non pas de Paris mais de Bucarest, qui a mené à leur condamnation à mort le 25 décembre 1989, puis à leur exécution presque immédiate.

© Guillaume Plas

Elles parlent du choc des cultures à l’arrivée du père en occident, des pères qui s’appliquent à tout effacer ; de l’intégration voulue ou imposée voisinant avec l’acculturation. Lia Ionel et Wanda Efremov-Bobescu, leurs filles, évoquent avec délicatesse et de façon chorale leur foutu silence. Parfois leurs mots se superposent ou se télescopent mais elles disent la même chose, avec émotion, parfois dans l’insurrection. Le texte reste pourtant léger en même temps qu’il est grave, il est nostalgie et vie, les comédiennes l’habitent, s’engagent et prennent à partie leurs pères.

Soudain, coup de théâtre ou hallucination collective, arrive Dracula, (Joan Brunet-Manquat), un cauchemar quand il les enferme et boit leur sang. Contraintes car prisonnières, elles suivent la procédure. On entre dans le registre du fantastique et de la fantasmatique de Transylvanie, au nord du pays. Un magnifique chant solo traverse le spectacle, Tatäl nostru, de Maria Coman, porté au lointain par des chœurs. Les comédiennes parlent de l’au-delà de la frontière comme dans une chambre d’écho et s’expriment en roumain.

© Guillaume Plas

Le voile blanc du début du spectacle, s’est enroulé en costume, devient linceul. Une musique de cirque retentit et Lia se lève la première et face au public lance son adresse au père.  « Je suis la funambule, entre ces deux mondes. Ta fille française qui porte ton nom roumain. En français c’est toi qui te tais. Je cherche à comprendre qui tu es derrière la piste de cirque qui nous a liés autrefois. » Un air d’accordéon traverse le spectacle et permet, un instant, de voir ce magicien aux étoiles, le père, si complice un temps.

Wanda donne son récit sous forme d’une Lettre au père. « Ton silence a ouvert ma parole. On ne parle jamais de ton histoire. Le violon c’est dans la rue et dans le métro, dit le cliché… Tu irradiais d’amour et de peur. Quand tu mourras mon histoire s’éteindra, j’étais en colère contre toi. » Puis elle termine par Te iubesc, je t’aime, dans la langue de son père. Les comédiennes ébauchent ensuite quelques gestes du rituel orthodoxe, se signent et travaillent en miroir.

Aux moments tendres et émouvants succèdent les moments de colère. Les comédiennes s’installent devant l’ordinateur et cherchent le mot « Roumanie » dans un moteur de recherche, une avalanche d’autres clichés leur tombe dessus : « d’abord c’est en noir et blanc, ensuite on montre les orphelinats, puis on parle des romanichels. » De rage elles se mettent à écrire avec détermination sur les enfants du silence dans lesquels elles se reconnaissent. En titre provisoire, Depuis combien de temps êtes-vous là ? L’annonce, comme au cirque, d’un spectacle qui commence, le leur sans doute. « N’aie plus peur papa » disent-elles.

Nos pères ne rêvent plus en roumain est un spectacle qu’elles ont écrit et scénographié avec inventivité, qu’elles portent avec conviction dans les différents registres dessinés collégialement. Elles ont la gouaille et la tendresse, la légèreté et la profondeur, l’audace et la modestie de cette adresse aux pères et elles parlent d’altérité.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2024

© Guillaume Plas

Avec : Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu, Joan Brunet-Manquat – Scénographie et costumes Lia Ionel, Wanda Efremov-Bobescu – arrangements musique et son Benoît De Galembert – collaboration artistique Mathias Marques Pereira.

Du 5 avril au 7 juin 2024, les vendredis à 21h, La Flèche Théâtre, 77 rue de Charonne.75011. Paris. Métro : Charonne, Ledru-Rollin, Faidherbe Chaligny – site : www.theatrelafleche.fr – Tél. : 01 40 09 70 40.

Triade – Moving Parts – Me.You.We.They.  

Trois pièces chorégraphiques de Benjamin Millepied, L.A. Dance Project, Le Balcon – musique Nico Muhly, direction Maxime Pascal et le collectif Le Balcon – orgue Alexis Grizard – à la Philharmonie de Paris-Cité de la Musique /La Villette.

Me.You.We.They.© Antoine Benoit-Godet

C’est une histoire d’amitié entre deux artistes qui se sont rencontrés en 2006 – Benjamin Millepied, chorégraphe, réalisateur et danseur, directeur de la compagnie L.A. Dance Project et Nico Muhly, compositeur – en même temps qu’un moment chorégraphique et musical intense. Ensemble, au fil de leurs parcours, ils ont notamment réalisé pour l’American Ballet en 2007, Theatre From Here On Out/À partir de maintenant ; pour l’Opéra de Paris en 2008, Triade ; pour le Dutch National Ballet en 2010, One Thing Leads to Another ; pour L.A. Dance Project en 2012, Moving Parts. Et ils ont fondé en 2022 avec Qatar Creates et Qatar Museums, un festival de danse international, Festival in Motion.

Benjamin Millepied et Nico Muhly présentent aujourd’hui dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris une nouvelle version de Triade et de Moving Parts, et ils signent ensemble une nouvelle création, Me.You.We.They. sous la direction musicale de Maxime Pascal et du collectif Le Balcon, qu’il a fondé.

Triade © Antoine Benoit-Godet

Triade, la première pièce du programme, fut créée en 2008, en hommage à Jérôme Robbins qui dirigea le New York City Ballet où Benjamin Millepied dansa, de 1995 à 2011, chorégraphe qui l’inspira. Écrite pour quatre danseurs, cette pièce fait alterner les sons cristallins de sonnailles aux variations de type asiatique – enregistrés sur une bande son – avec les mélodies des trombones, le décalé et les suspensions du piano. Tout est rythme. Un premier danseur vêtu de noir s’élance en solo et se déploie comme un gerfaut en plein vol, multipliant pirouettes et saltos avec beaucoup de grâce. Il est suivi d’un second danseur en débardeur rouge, dégageant une certaine puissance. Un dialogue s’engage entre eux avant que ne s’avance une danseuse vêtue d’une mousseline courte couleur brun-roux, formant un duo qui bientôt devient jeu à trois, portés de l’un à l’autre au son du piano qui monte de plus en plus et rythme la séquence. Une seconde danseuse, short et haut de dentelle, noirs, se fond dans la danse. Le danseur la regarde, une chorégraphie à quatre s’élabore, suivie d’une danse en duos. Légère comme une plume dans les portés et défiant les lois de la gravité, le duo vêtu de noir s’envole sur notes répétitives du piano solo. Puis vient un autre duo sur fond de jeux de la séduction, avant que tous dansent sur piano forte. Arrivent les trombones, entre énergie et ralentis, qui accompagnent les deux duos, interprétés de manière plus fantaisiste et acrobatique. Puis le dialogue avec le piano reprend et telle une sculpture, les danseuses retrouvent le sol. De toute beauté, cette pièce apporte une impression de fragilité-cristal.

Moving Parts © Antoine Benoit-Godet

La seconde pièce du programme, Moving Parts a été créée en 2012 pour six danseurs et se dessine à travers des praticables-murs qui roulent et voyagent à divers endroits du plateau formant différentes figures. Recouverts d’écritures, de lettres et de chiffres, de clés de sol type graffitis ces structures permettent construction – déconstruction, apparitions -disparitions (installation visuelle Christopher Wool). Elle débute par le solo d’un danseur, pantalon noir, gilet clair, qui vole et tourne avec vivacité au son de la clarinette sur lequel se greffent orgue et violon. Puis apparaît une danseuse portant une robe argentée et un danseur, ils dansent au sol en duo, sur une variation de musiques douces ; leurs gestes sont vifs. Suit un splendide solo pour orgue, on aperçoit le musicien placé très haut, face au public, dans cette grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris aménagée pour la danse. Un homme, un cri, un appel, le groupe est au sol et exécute un remarquable travail des bras similaire aux battements d’ailes. Puis s’enchaîne, sur un morceau de violon sans archet, un duo puissant interprété par deux danseurs, suivi d’un solo homme puis d’un solo femme sur clarinette, auxquels se joignent les autres danseurs sur la musique d’orgue, lancinante et créative. Alexis Grizard, organiste, se produit régulièrement en solo, avec ensemble de musique de chambre ou avec orchestre, il a participé entre autres en 2021 à l’enregistrement d’une intégrale de l’œuvre d’Olivier Messiaen à la cathédrale Saint-Étienne de Toul.

Me.You.We.They. © Antoine Benoit-Godet

Après un entracte, la seconde partie de la soirée donne à voir et à entendre en création mondiale Me.You.We.They. pièce pour dix danseurs et orchestre de chambre – ici le collectif Le Balcon dirigé par Maxime Pascal – construite sur la base d’un tempo uniforme et de figures musicales qui reviennent et se répètent, comme un ressac. « Tout est parti d’une conversation avec Benjamin Millepied alors que nous arpentions ensemble le désert du Qatar : nous imaginions la pulsation d’une note unique explosant ensuite en différentes variations » dit Nico Muhly le compositeur, qui souligne cette note avec un trio de vents et ajoute : « Un choral assez développé confié à deux vibraphones et un célesta accompagne la ligne soliste des vents. Suit une dernière section beaucoup plus épineuse qui explose en une conclusion à la joie presque menaçante. »

Me.You.We.They. © Antoine Benoit-Godet

Alignés au fond du plateau le long du rideau noir de scène, une dizaine de musiciens, noir sur noir, avec leurs instruments dont un grand tambour. Salutations des danseurs aux musiciens. Cela commence par des percussions cristallines sur un duo. Répartis de chaque côté du tapis de danse, de cour à jardin, les danseurs sont assis au sol, attendant le moment de leurs entrées et sorties. Trios et duos, pieds nus ou pas, sur flûtes et vents, légers, tour à tour, puis tous, précis et libres. Les costumes sont de couleur gris-vert foncé (costumes Camille Assaf pour les trois pièces). Entre dans le mouvement, en contrepoint, une danseuse, élégante jupe plissée sur envers jaune qui tourne de manière ludique sur des sons aigus, pépiements, flûtes et violons. Il y a quelque chose d’aquatique sur scène et des moments de suspension. Puis le tambour major ponctue la danse de deux femmes en duos, de manière vertigineuse, elles s’élèvent et virevoltent. Suit une montée musicale pour duo argenté, sur petites notes continues et un travail sur les cercles qui se font et se défont. Mouvement vif, marqué par les cloches. Tambour, accélération jusqu’à ce que l’un, puis tous, s’immobilisent. C’est à la fois riche et épuré, d’une grande beauté et correspondance entre la musique et le geste. La chorégraphie se fond dans la partition et le moment musical, et l’inverse, dans ce dialogue fécond entre deux artistes, Benjamin Millepied avec les danseurs du L.A. Dance Project et Nico Muhly avec la formation Le Balcon et son chef, Maxime Pascal qui entrent dans la danse. Il y a du monde sur le plateau.

Moving Parts © Antoine Benoit-Godet

Chorégraphe, réalisateur et danseur, Benjamin Millepied s’est formé au Conservatoire de Lyon avant de rejoindre la School of American Ballet de New York puis d’intégrer en 1995 le New York City Ballet dont il devient principal dancer en 2001 et où il interprète des ballets de George Balanchine et Jerome Robbins entre autres. Il a travaillé pour les plus grandes compagnies aux États-Unis et en Europe dont le San Francisco Ballet, le ballet de l’Opéra de Paris, le Mariinsky Ballet, le Staatsballett Berlin. Il a toujours collaboré avec d’autres artistes dont les compositeurs Nicholas Britell, David Lang, Bryce Dessner. En 2002 il fonde Danses Concertantes, un ensemble issu du New York City Ballet et c’est en 2012 qu’il cofonde la compagnie de danse, L.A. Dance Project, basée à Los Angeles. De 2014 à 2016 il prend la direction du ballet de l’Opéra de Paris et commande de nouvelles œuvres à de nombreux chorégraphes – William Forsythe, Justin Peck, Jérôme Bel, Wayne McGregor, Crystal Pite, Tino Seghal, Nico Muhly et James Blake. Côté cinéma Il signe la chorégraphie du film Black Swan de Darren Aronofsky en 2010, se trouve au cœur du documentaire Reset qui suit son travail au ballet de l’Opéra, en 2015, réalisee plusieurs courts métrages sur la danse. Carmen, son premier long-métrage, est sorti en France en 2023.

Compositeur américain, Nico Muhly est l’auteur d’œuvres orchestrales, de musique de chambre et de musique sacrée, il compose également pour la scène, et pour des bandes originales de films. Il collabore avec des artistes contemporains comme Maira Kalman et Oliver Beer, et avec des institutions comme la National Gallery de Londres et l’Art Institute de Chicago, pour lesquelles il a créé des pièces sur mesure. Son travail se nourrit de nombreuses collaborations, avec des chorégraphes comme Benjamin Millepied au ballet de l’Opéra de Paris, Bobbi Jene Smith à la Julliard School, Justin Peck et Kyle Abraham au New York City Ballet, des artistes musicaux comme Sufjan Stevens, The National, Teitur, Anohni, James Blake, Paul Simon. il est aussi cofondateur du label indépendant Bedroom Community, qui a édité ses deux premiers albums Speaks Volumes, en 2006 et Mothertongue, en 2008.

De g. à dte, Nico Muhly, Maxime Pascal, Benjamin Millepied, musiciens et danseurs © Antoine Benoit-Godet

A la direction d’orchestre, Maxime Pascal qui a fondé en 2008 le collectif Le Balcon, avec Florent Derex, ingénieur du son, Alphonse Cemin, pianiste et chef de chant et trois compositeurs : Juan Pablo Carreño, Mathieu Costecalde et Pedro García-Velásquez. Il explore un répertoire lyrique, symphonique et chambriste – avec une prédilection pour la période allant de 1945 à nos jours – en effectuant un travail ambitieux sur la spatialisation et la diffusion du son. Il est invité à diriger de nombreux orchestres en France – il a collaboré à plusieurs reprises avec l’Opéra national de Paris – en Europe, au Japon et en Amérique du Sud et défend aussi bien des créations lyriques de notre temps que des opéras du répertoire.

La conjugaison de leurs talents, la virtuosité en même temps que la liberté des danseurs de L.A. Dance Project interprétant les trois pièces du programme, de nature différente, sont un moment de grâce. La création, Me.You.We.They. apporte, dans sa simplicité et son amplitude, un certain magnétisme dont il est difficile de sortir en quittant la salle.

Brigitte Rémer, le 7 avril 2024

Danseurs du L.A. Dance Project © Antoine Benoit-Godet

Avec les danseurs, compagnie L.A. Dance Project : Courtney Conovan, Jeremy Coachman, Lorrin Brubaker, Daphne Fernberger, David Adrian Freeland Jr, Eva Galmel (danseuse invitée), Shu Kinouchi, Audrey Sides, Hope Spears, Nayomi Van Brunt – direction de la production, Nathan Shreeve-Moon – régie, Betsy Herst – création lumière associée Venus Gulbranson – création costumes associée Aliénor Figueiredo – organisation des tournées Alisa Wyman. Direction artistique, Benjamin Millepied – direction exécutive, Lucinda Lent – Benjamin Millepied, chorégraphie – Nico Muhly, musique – Le Balcon, Maxime Pascal, direction d’orchestre – Alexis Grizard, orgue – coréalisation La Villette, Philharmonie de Paris – coproduction L.A. Dance Project, Philharmonie de Paris – avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, Grande Mécène Fondatrice de Musique en Scène.

Collectif Le Balcon, musiciens – et danseurs

Triade, tribute to Jerome Robbins, pour 4 danseurs – chorégraphie Benjamin Millepied – musique Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière Masha Tsimring – création le 20 septembre 2008, à l’Opéra Garnier, Paris – Maxime Delattre, tromboneSébastien Gonthier, trombone basse – Alphonse Cemin, piano  (21 minutes environ) – Moving Parts, pour 6 danseurs – commande Glorya Kaufman Presents Dance at the Music Center, Los Angeles (CA) – chorégraphie Benjamin Millepied – musique Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière Masha Tsimring – installation visuelle Christopher Wool – création le 22 septembre 2012, au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles (CA) – musiciens Hélène Maréchaux, violon – Iris Zerdoud, clarinetteAlexis Grizard, orgue, (25 minutes environ) – Me.You.We.They, pour 10 danseurs – chorégraphie Benjamin Millepied, en collaboration avec les danseurs de L.A. Dance Project – musique : One Speed, Many Shapes de Nico Muhly, avec l’aimable autorisation de Première Music Group – costumes Camille Assaf – création lumière : Masha Tsimring – création le 29 mars 2024, à la Philharmonie de Paris – musiciens : Hélène Maréchaux, violon – Laura Vaquer, violon – Elsa Seger, alto – Askar Ishangaliyev, violoncelle – Héloïse Dély, contrebasse – Claire Luquiens, flûte – Quentin d’Haussy, hautbois – Ghislain Roffat, clarinette – Julien Abbes, basson – Joël Lasry, cor – Henri Deléger, trompette – Maxime Delattre, trombone – François-Xavier Plancqueel, percussions – Akino Kamiya, percussions – Alphonse Cemin, piano, (23 minutes environ).

Vendredi 29 et samedi 30 mars 2024, à 20h, dimanche 31 mars à 16h et 19h, à la Philharmonie de Paris-Cité de la Musique/La Villette, 221 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : +33 (0)1 44 84 44 84 – site : philharmoniedeparis.fr.

Je voudrais pas crever avant d’avoir connu

Spectacle poético-musical sur des textes de Boris Vian – mise en scène Jonathan Perrein et Georgina Ridealgh – jeu Jonathan Perrein et Guillaume Barre – création musicale et interprétation Guillaume Barre, au Théâtre Essaïon.

© Marcella Barbieri

Le spectacle commence côté public où le narrateur a pris place. Il énonce : « La vie c’est comme une dent, D’abord on n’y a pas pensé, On s’est contenté de mâcher, Et puis ça se gâte soudain… » texte connu pour avoir été magnifiquement chanté par Serge Reggiani, qui avait enregistré un album entier sur les textes de Boris Vian, réussissant à faire passer son humour, les mots et leur déformation, leurs contours et détours, sa poésie.

Écrivain, poète, parolier, chanteur, critique musical et trompettiste de jazz, Boris Vian (1920-1959) fut en même temps ingénieur, formé à l’École Centrale. Il a abordé tous les genres littéraires, fait des croquis et des dessins, utilisé des pseudonymes, admiré Alfred Jarry et adhéré à son Collège de Pataphysique qui inventait la science des solutions imaginaires.

On connaît tous sa chanson Le Déserteur, à l’origine poème en forme de lettre adressée au Président de la République par un homme ayant obligation de mobilisation, et qui lui a attiré pas mal d’ennuis. Boris Vian y affiche son antimilitarisme sur fond de guerre d’Indochine, Mouloudji le premier l’a gravée, lui-même l’a interprétée sur scène lors de son tour de chant, en 1955. Certains connaissent le film J’irai cracher sur vos tombes réalisé à partir de son roman sorti en 1946, qui traite de la ségrégation aux États-Unis et qui fit scandale. L’auteur s’est désolidarisé du film réalisé par Michel Gast en 1959, et c’est d’ailleurs lors de sa première présentation qu’il mourut d’une crise cardiaque. Beaucoup ont lu son roman L’Écume des jours, œuvre emblématique de la littérature française publié en 1947 où l’on passe du rêve au cauchemar dans un style des plus poétiques.

Le spectacle s’est construit autour de trois recueils : le premier, Je voudrais pas crever composé de vingt-trois poèmes vraisemblablement écrits dans les années 1951/52 car Boris Vian ne datait pas ses poèmes – sauf un, Je veux une vie en forme d’arête, daté du 5 décembre 1952 – recueil publié de manière posthume dix ans plus tard, dans lequel se trouve l’un de ses derniers poèmes : Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale. Second recueil dans lequel le spectacle a puisé, Cent sonnets, première oeuvre de Boris Vian sans doute composée entre 1939 et 1943 et sur laquelle il est revenu ultérieurement ; troisième recueil, Cantilène en gelées, vingt poèmes écrits en 1949.

L’acteur donc, narrateur (Jonathan Perrein), tient le rôle du poète « J’aimerais… devenir un grand poète et les gens me mettraient plein de lauriers sur la tête… mais voilà je n’ai pas assez de goût pour les livres et je songe trop à vivre et je pense trop aux gens pour être toujours content de n’écrire que du vent. » Et le poète se désespère, à moins qu’il ne joue à la roulette russe, car « Si les poètes étaient moins bêtes et s’ils étaient moins paresseux, ils rendraient tout le monde heureux. » Face au public, sur scène, une guitare accrochée à une sorte de chevalet de peintre. Apparaît le musicien (Guillaume Barre) qui a rendez-vous avec le poète et saisit l’instrument, tous deux dialoguent et se renvoient la réplique dans une bonne complicité. Quelques sons électros improvisés en direct d’une boite à rythme, complètent l’accompagnement. La valse carrée donne sa leçon : « Pour faire un’ valse il faut du charme, Pour faire un’ valse, Il faut l’printemps, Pour faire un’ valse il faut trois temps… » Et dansez maintenant !

© Marcella Barbieri

Et les poèmes défilent. Dans Un de plus les acteurs interrogent les mots et les lettres, dans des jeux de langues qu’ils déclinent. Boris Vian parle avec autodérision des poètes, cherchant sa place parmi eux : « Ils se sont tous interrogés Je n’ai plus droit à la parole Ils ont pris tous les beaux luisants Ils sont tous installés là-haut Où c’est la place des poètes Avec des lyres à pédale Avec des lyres à vapeur Avec des lyres à huit socs Et des Pégase à réacteurs J’ai pas le plus petit sujet J’ai plus que les mots les plus plats… » Il y a beaucoup de phrases qu’on aimerait garder, car elles sont drôles, émouvantes, parfois poignantes. « Y a du soleil dans la rue J’aime le soleil mais j’aime pas la rue Alors je reste chez moi En attendant que le monde vienne… » Ou encore ce que chantait Juliette Gréco : « S’il pleuvait des larmes Lorsque meurt un amour S’il pleuvait des larmes Lorsque des coeurs sont lourds Sur la terre entière Pendant quarante jours Des larmes amères Engloutiraient les tours. S’il pleuvait des larmes Lorsque meurt un enfant S’il pleuvait des larmes Au rire des méchants Sur la terre entière En flots gris et glacés Des larmes amères Rouleraient le passé. S’il pleuvait des larmes… »

On aimerait pourtant un petit peu plus d’impertinence sur l’ensemble du spectacle. Les acteurs ratent ainsi une belle occasion avec « Un homme tout nu marchait le costume à la main… » et pourtant, nous, public, on ne l’a pas vu passer, cela manque de folie, d’extravagance, de point de vue et reste contenu, maîtrisé. Les deux amis d’enfance, Jonathan Perrein et Guillaume Barre sondent Boris Vian depuis plusieurs années et sous différentes formes, ils s’y sont passionnés. En 2014, ils créaient une première version de Je voudrais pas crever ; ils ont présenté un second spectacle en 2018 intitulé B.O.R.I.S. pourquoi que je vis. Ils ont ensuite célébré son centenaire en 2020 en mettant en musique son recueil de poésie Je voudrais pas crever, avant de présenter en 2024 Je voudrais pas crever avant d’avoir connu, en y ajoutant le regard de Georgina Ridealgh pour la mise en scène.

Or, on ne lit pas le contexte de l’époque, quand Saint-Germain-des-Prés battait son plein, brassé entre vie, amour, amitié, dèche, jazz, écriture et liberté. On aimerait un déchaînement de mots et de situations extravagantes et non un spectacle sage et linéaire. On aimerait un trompettiste pour mener le bal plutôt qu’une guitare. Boris Vian fut le Prince de Saint-Germain-des-Prés dans le bouillonnement artistique et intellectuel des années cinquante. Il en fut une des figures emblématiques, comme Miles Davis, jouant de la trompette au Flore, au Tabou, à La Rhumerie et s’amusait de tout. On aimerait le ludique, la fantaisie, la dérision, le calembour, le second degré, le mot écrasé, l’absurde. La vie de Boris Vian fut complexe et douloureuse, d’autant qu’elle fut courte, il y faut du relief. Derrière sa bouffonnerie et sa volubilité, le séisme : « Pourquoi je vis ? Pour toucher le sable, voir le fond de l’eau qui devient si bleu… » Il écrit son dernier poème à trente-neuf ans, quelques jours avant de disparaître. « Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale Ça sera par un soir horrible, Clair, chaud, parfumé, sensuel… Le ciel sera tombé sur moi Ça se brise comme une vitre lourde… »

© Marcella Barbieri

Boris Vian fait penser à ces joueurs de mots comme Boby Lapointe – dont Bourvil interpréta la chanson Aragon et Castille – ou à Georges Pérec – membre de l’Oulipo, dans son inventivité linguistique et l’amour des mots. Ils ont en commun les exercices de style, les calembours et contrepèteries, l’autodérision. Et comme eux, derrière se profile la solitude urbaine. « Un poème avec ces mots-là ? Eh ben tant pis j’en ferai pas » conclut Boris Vian.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2024

Les textes sont issus des recueils de poésies suivants : Je voudrais pas crever, Cantilène en gelées, Cent sonnets – Avec :  Jonathan Perrein et Guillaume Barre – mise en scène Jonathan Perrein – co-mise en scène Georgina Ridealgh – création musicale Guillaume Barre – décor Hélène Mauduit et Myrtille Debièvre – costumes Hélène Mauduit – Koalako Productions.

Du 25 mars au 14 mai 2024, les lundi et mardi à 21h – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard.75004. Paris -métro : Hôtel de Ville ou Rambuteau – site : www.essaion.com – tél. : 01 42 78 46 42.

La Terre

D’après le roman d’Émile Zola, adaptation Anne Barbot, Agathe Peyrard – mise en scène Anne Barbot, compagnie Nar6 – au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis.

© Simon Gosselin

On se trouve dans un village de la Beauce chez des cultivateurs entourés de champs de blé et de seigle, qu’on aperçoit au-delà de l’arrière-cour. L’infrastructure de la ferme est reconstituée sur le plateau dans une scénographie bien conçue et au coeur du sujet, signée Camille Duchemin, éclairée par Félix Bataillou qui en a élaboré la lumière. C’est l’heure de la pause, autour d’une longue table en bois s’est réunie la famille Fouan dirigée d’une main de fer par le pater familias. On entre avec Zola dans l’évocation noire du monde paysan de la seconde moitié du XIXème siècle.

Âgé de soixante-dix ans, le Père Fouan est entouré de ses deux fils, Joseph dit Buteau plutôt renfermé et Hyacinthe dit Jésus-Christ né la gnole à la main, Fanny sa fille plutôt rêche et Delhomme son gendre, agriculteur lui-même et maire du village, roulant pour le député Rochefontaine et aimant à le faire-savoir ; il y a Lise une cousine, enceinte et sa sœur cadette, Françoise, élevée à la ferme depuis la mort de son père ; il y a Jean, l’ouvrier agricole à qui on ne donne guère la parole. Les comices auront bientôt lieu.

© Simon Gosselin

Les discussions vont bon train, on parle haut et fort du statut du paysan qui « reste le paysan », de la politique agricole, du travail des femmes à la ferme, de l’épuisement et de la modernisation. L’une épluche les légumes, l’autre tricote, le fils picole plus qu’il n’en faut, le père est dans les papiers, et dans ses rêves. On commente les procédés de culture et d’élevage, d’autant que le gendre a acquis une machine sophistiquée pour labourer, attisant curiosité et jalousie. Le modèle américain semble avoir le vent en poupe au grand dam du père qui toute sa vie a trimé pour que l’exploitation se maintienne. Dans l’adaptation proposée, on sent que quelque chose monte et qu’une crise pourrait être en vue. Chez Zola, dans un contexte de révolution industrielle et de ses conséquences, entre autres le libre-échange, l’ensemble est beaucoup plus noir.

Rebondissement soudain, le Père Fouan prend solennellement la parole et fait une annonce : la fatigue physique ayant raison de lui il abandonne la partie, estimant avoir fait sa part et rempli sa mission. « J’aime mieux tout lâcher… La terre, t’es son esclave… La terre, faut la rendre » déclare-t-il. Et il sort son carnet et fait avec ses enfants le partage des terres, dessiné en trois parcelles. Mais les choses tournent court, une des parcelles, un champ d’herbe, non cultivé, leur semblant plus défavorable, l’attribution à chacun se fera par tirage au sort.

Le gendre et maire revêt son écharpe tricolore et accueille les signatures. Hyacinthe-Jésus-Christ hérite du champ non cultivé et s’estimant lésé quitte les lieux sans signer. Françoise, dont le père est mort, doit être incluse dans le partage et réclame sa part. Puis le mariage est scellé entre Elise, devenue riche héritière et Buteau. On assiste au repas de noces, la table dressée dans la maison, les gestes rituels respectés. Hyacinthe, calmé, revient. L’accordéon accompagne la danse. On quitte la table pour le vêlage.

© Simon Gosselin

Devant la dévaluation conséquente du prix du blé le Père Fouan continue ses annonces : il vend la maison, charge pour les enfants de l’héberger, le nourrir et lui donner une rente, comptes d’apothicaire qu’ils honoreront avec parcimonie. « Plus rien n’appartient au paysan, ni la terre, ni l’eau, ni le feu, ni même l’air qu’il respire. Il lui faut payer, payer toujours » écrit Zola. La chute de la famille se trouve de ce fait, engagée. Sa fille le prend chez elle. Un peu trop tatillonne et légèrement revêche, la lune de miel tourne court. Il passe chez Buteau, son fils taciturne qui le dépossède peu à peu de sa modeste fortune et poursuit la jeune Françoise dans les coins sombres, jusqu’à la violer. Reste Hyacinthe-JC grand seigneur, qui l’héberge à son tour et a déjà bu toute sa part. L’orage menaçant, tout le monde moissonne à la main et bat le grain, le Maire dégringole aussi après la saisie de sa belle machine agricole et le lâchage de son ami député. Alors Françoise demande son dû, sa part, la terre et la maison, qu’elle arrache à sa sœur. Puis on assiste à la mort du Père Fouan, la grange prend feu, vengeance probable intra-familiale. Tout se délite jusqu’à cette explosion de la famille.

© Simon Gosselin

La Terre est le quinzième volume de la série Les Rougon-Macquart écrit par Émile Zola entre 1870 et 1893 qui, au fil de ses vingt volumes, dessine le portrait des familles sous le second empire. Publié en 1887, La Terre est comme un témoignage sur les petits propriétaires terriens dont la vie est rude et étriquée, mais passionnée. Sa publication avait fait grand scandale. L’adaptation d’Anne Barbot et Agathe Peyrard en a gommé les passages les plus sordides. Anne Barbot l’a mise en scène avec intelligence et sans excès dans sa forme naturaliste. Elle vient elle-même du milieu rural, a été initiée à la scène dans une petite ville française, avec des acteurs de l’éducation populaire et du théâtre en campagne. Sa direction d’acteurs fait émerger la singularité de chaque personnage de la famille Fouan en évitant la caricature, et donne beaucoup de naturel, fluidité et vraisemblance à l’ensemble. Philippe Bérodot dans le rôle du Père Fouan qui au fil du spectacle se trouve dépossédé de tout et finit par sombrer, est remarquable.

Anne Barbot s’est déjà penchée sur l’univers de Zola, elle a présenté en 2021 au TGP Le Baiser, comme une première chute ? à partir de L’Assommoir qui traitait du monde ouvrier. Elle appartient au collectif In Vitro dirigé par Julie Deliquet et a participé à Welfare, son dernier spectacle. Pour La Terre elle a approché avec les comédiens les agriculteurs d’aujourd’hui pour voir comment la description de Zola résonnait chez eux et pour que les comédiens puissent trouver de quoi nourrir leurs personnages. La crise des agriculteurs d’aujourd’hui vient en écho aux problématiques du XIXème. La metteure en scène nous fait suivre l’histoire en direct, comme Jean-François Millet en son temps, l’a peinte sur toile de manière réaliste, avec profondeur et simplicité.

 Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec :  Milla Agid, Philippe Bérodot, Benoît Carré, Wadih Cormier, Benoît Dallongeville, Ghislain Decléty, Rébecca Finet, Sonia Georges. Collaboration artistique Richard Sandra – dramaturgie Agathe Peyrard – scénographie Camille Duchemin lumière Félix Bataillou – musique Mathieu Boccaren – son Marc de Frutos – costumes Gabrielle Marty – construction du décor Atelier du Théâtre Gérard Philipe.

Du 6 au 21 mars 2024, du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 15h30, au Théâtre Gérard Philipe, 59 boulevard Jules-Guesde, 93207. Saint-Denis – métro : Saint-Denis Basilique – tél. : 01 48 13 70 00 – site : www.theatregerardphilipe.com – En tournée : 5 avril, Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge – le 3 mai, Théâtre Châtillon-Clamart.

Lisbeth’s 

Texte Fabrice Melquiot – conception et adaptation Valentin Rossier – jeu : Marie Druc, Valentin Rossier – New Helvetic Shakespeare Company – à La Manufacture des Abbesses.

© Carole Parodi

C’est une pièce de Fabrice Melquiot sur le désir, qui emmène jusqu’au trouble de la personnalité et de l’identité. Écrivain, parolier, metteur en scène et performer, l’auteur a publié une soixantaine de pièces et connaît bien le théâtre pour avoir participé à un certain nombre d’aventures artistiques.

C’est une histoire de rencontre, plutôt improbable au départ, un jeu d’approche, avec humour et provocation. Chacun a de la répartie, de la douceur. La rencontre se fera ou ne se fera pas, en principe on n’en meurt pas. On est au présent avec Pietr, vendeur d’encyclopédies, assis au café entre Michelet et Karl Marx, et Lisbeth vendeuse de bijoux passant par-là et qui se pose à 2m58 de lui. Après quelques arabesques dans les mots échangés, certains pas de côté et plusieurs pirouettes en dehors en dedans, balancés, assemblés et attitudes, ils font quelques petites incisions dans le passé, moderato cantabile. Ils se passionnent, se rencontrent, se désirent, s’éloignent, plaisantent, ironisent, se perdent.

© Carole Parodi

Deux micros parallèles leur seule scénographie, pour deux acteurs face au public et qui semblent avancer comme des chevaux au galop. Besoin de rien d’autre pour un texte si bien porté par l’un comme par l’autre (Marie Druc et Valentin Rossier). Ils donnent et se donnent en oubliant la course d’obstacles qui les attend. La rencontre avec le fils de Lisbeth de retour chez ses parents, Carol, âgé de cinq ans et qui ne parle pas, qui mord et qui arrache une phalange à Pietr, est déjà une belle pierre jetée dans le jardin. Le déni, les oublis, les discours parallèles, les apartés et remarques de basse intensité, dans ce tête-à-tête où l’un et l’autre se révèlent, rien qu’un peu, sont leur boîte à outils.

Le texte est tenu serré, confidentiellement donné, sauvagement offert et repris. C’est murmuré, chanté, inventé, répété. Elle est rieuse il ne l’est pas. Il est inquiet elle ne l’est pas, elle est décontractée il est tendu, il se réjouit elle est ailleurs. Ils sont ou espéraient être, présent, imparfait, futur peut-être. Les souvenirs volent au vent, on prend les raccourcis, on se rend présentable. Et soudain, on perd pied.

La fin déforme jusqu’aux visages, aux silhouettes, aux rires devenus jaunes, aux vrais-faux projets qui n’ont pas même existé. « Elle me fait peur je ne la reconnais pas » dit-il. Altération de la mémoire, de la perception et des affects. Elle se dédouble, il voit trouble. Il se dissocie elle s’enfuit. Il se retourne, elle est partie. « Ce soir, tout me semble étranger… » se raconte-t-il.

© Carole Parodi

Avec la compagnie New Helvetic Shakespeare Company qu’il dirige depuis 1995, Valentin Rossier a mis en scène de nombreux spectacles et joué dans la plupart – sur des textes d’Agota Kristof, Odon Von Horvath, Edward Albee, Bertolt Brecht, Marivaux, Friedrich Dürrenmatt, Anton Tchekhov et d’autres. Il a, par le passé, beaucoup fréquenté Shakespeare et récemment, en 2023, présenté La Collection de Harold Pinter dont il avait monté Célébration, en 2007 et Trahisons en 2021. Il a par ailleurs dirigé le Théâtre de l’Orangerie de Genève de 2012 à 2017, fondé et dirigé de 2019 à 2023 Scène Vagabonde Festival Genève et cette année, créé L’hiver de Caecilia Genève, qui sur les mois de janvier er février, encourage les reprises.

Valentin Rossier avait présenté en 2020 dans ce même théâtre de La Manufacture des Abbesses, Le Grand cahier d’Agota Kristof, qu’il interprétait seul en scène. Ils forment aujourd’hui avec Marie Druc, dans Lisbeth’s, un duo tendre et émouvant, en même temps qu’ironique et sarcastique. Leur remarquable concentration accompagnée d’une musique qui monte, petit à petit, porte un texte sensible et déraisonnable qui est à la fois et jusqu’aux non-dits plein de miel et chargé de fiel.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec : Marie Druc, Valentin Rossier – dramaturgie Hinde Kaddour – création lumière Jonas Bühler – création musique et son David Scrufari – administration Eva Kiraly.

Du 20 mars au 11 mai 2024, les mercredis, jeudis, vendredis, samedis à 19h – La Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron 75018 Paris – métro Abbesses ou Blanche – tél. : 01 42 33 42 03 – site : www.manufacturedesabbesses.com.

La Ciudad de los Otros – La Mentira Complaciente

Deux chorégraphies du Sankofa Danzafro (Colombie), directeur et chorégraphe Rafael Palacios, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Sankofa, du nom de la compagnie, signifie retour aux sources dans le langage akan du Ghana, revenir sur ses racines pour inventer le présent et avancer vers l’avenir avec une forte dose de créativité. Son symbole est un oiseau mythique. Rafael Palacios qui a créé la compagnie en 1997 est entré dans la danse avec ce cahier des charges. Il fait voler les danseurs, tous noirs de peau, entre passé et présent, entre terre et ciel. Son travail s’inscrit en lien avec l’oubli des populations noires issues des esclaves fugitifs des plantations de café et des mines d’or, majoritaires au Chocó, département situé au nord-ouest du pays ayant un accès sur les deux océans, Pacifique et Atlantique. L’abolition de l’esclavage en Colombie le 21 mai 1851 avait ouvert sur une guerre civile où les grands propriétaires terriens et les esclavagistes, soutenus par les conservateurs, s’étaient révoltés.

La Mentira Complaciente © Théâtre de la Ville

Les deux chorégraphies portées par la compagnie Sankofa Danzafro, de facture différente, sont présentées à Paris par le Théâtre de la Ville qui a organisé pour elle une tournée * : La Ciudad de los Otros, présentée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, en 2021, en Colombie, parle d’altérité et d’univers urbain ; La Mentira Complaciente puise au plus profond des racines africaines. Les deux chorégraphies signées de Rafael Palacios sont d’une grande force et dégagent une superbe énergie.

Dans une scénographie composée de chaises disposées de manière très élaborée qui pourrait évoquer le métro, sont installés danseuses et danseurs, une quinzaine, poing levé. C’est la première image-force de La Ciudad de los Otros/La Ville des Autres. D’autres viendront, figures de contestation sourde rythmée par des chants et percussions qui accompagnent les gestes et mouvements chorégraphiques, chargés et profonds. Un chant choral suivi d’un chant solo plein de nostalgie traversent la scène. Des guirlandes de CD suspendus forment un rideau de fond et apportent leur réverbération. Les femmes portent des pantalons couleur caramel et chemises écrues, des cravates bordeaux, les hommes des pantalons anthracite et chemises claires, des cravates noires. Tous s’avancent en ligne, face au public, dans leurs identités et morphologies multiples. Ils questionnent, dans leur corps, avec maîtrise e et souveraineté.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Le geste chorégraphique collectif raconte une histoire, la leur, et croise des solos, duos et trios de danseurs qui sortent du groupe pour une interprétation forte et empreinte de sensualité. Les chaises se déplacent et nous transportent aussi dans une usine, tous contremaîtres, tous inspecteurs, chacun semblant épier l’autre. Soudain ils disparaissent, se cachant sous les chaises et pris de tremblements. Il y a de la gravité, des suppliques, des mouvements de foule puissants et décalés, de l’incertitude. Douceur et violence se mêlent, ondulations et altercations. L’un est prisonnier, tous le portent et marchent sur la ville, il devient l’élu.

Puis tous s’étendent sur le sol et forment un soleil, jusqu’à s’anéantir. Une lumière rouge emplit le plateau, sorte d’enfer à la Dante. Chacun se présente dans un rectangle de lumière et se déploie, ouvrant des ailes d’oiseau migrateur. Le rythme monte et s’endiable jusqu’au mouvement d’ensemble final. La Ciudad de los Otros a été créée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Colombie, avec le soutien de la mairie de Medellin et de la Maison de l’Intégration afro-colombienne. La mobilité et l’expressivité des corps, marquent le spectacle.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

La seconde pièce, La Mentira Complaciente/Le Mensonge complaisant, reprend le thème de la population noire longtemps gardée sous silence alors que la Colombie compte, après le Brésil, le nombre le plus important d’Afro-descendants. Loin de tout exotisme, ce spectacle parle des racines. « Nous dansons pour montrer comment la communauté afro-colombienne réussit à se souder, comment elle trouve le courage de continuer à vivre et la force nécessaire pour revendiquer sa place dans le monde » dit le chorégraphe. Trois percussionnistes accompagnent les danseurs avec des instruments comme la tambora frappée avec des baguettes, la guacharaca fabriquée à partir de troncs de petits palmiers., les bâtons de pluie, maracas, crécelles, la marimba sorte de balafon africain appelé le piano de la forêt. Les danseurs montent du fond de scène fermé d’un rideau de fils de chanvre, au début lentement, comme dans un rituel, jusqu’à l’avant-scène, puis repartent en marche arrière, face au public, en duo, trio ou groupe, les percussions les rattrapent, le rythme se déplie et s’étend, s’accélère. Les musiciens stimulent les danseurs jusqu’à la transe, parfois s’en approchent. Une femme se trouve prisonnière dans des liens qui l’entravent, sacrifiée, les yeux sont baissés. Un homme l’en délivre, habillé de rouge et l’élève au rang de déesse, la danse entre dans un rythme effréné et la mobilité absolue des pieds et des bras. Une autre apparaît, vêtu de chanvre, référence au pagne, cliché s’il en est. Un musicien-narrateur porte le récit au micro. Danseurs et danseuses en ligne montent et descendent le plateau en regardant droit devant, ils sont mis aux enchères. Les pesos défilent, les prix montent. Comme des éperviers en vol ils sont vendus par adjudication, espace-temps fort de la chorégraphie. Des moments de calme s’intercalent aux moments rythmés, les danseurs tournent sur eux-mêmes, marchent et sautent, réalisent de savantes pirouettes. Puis ils font cercle, autour d’une élue qu’ils choisissent et placent au centre, image d’espérance.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Les veillées funèbres des esclaves africains se faisaient au son des tambours avant de se métisser aux cultures locales. Le mot cumbia même – cri de la fête du tambour – emblématique de la Colombie, serait un mot de la langue bantoue à partir des rythmes et des danses de Guinée Équatoriale. Les chants nommés areítos, qui signifie danser en chantant, raconte l’histoire de leur groupe ethnique. Le vallenato, autre style musical colombien de métissage, syncrétisme entre traditions et rythmes indigènes, africains et espagnols, en est une autre figure.

Artiste militant défendant depuis vingt-cinq ans par la danse la diversité des cultures et le savoir ancestral, l’égalité des chances et la justice sociale, danseur lui-même et chorégraphe, Rafael Palacios s’est formé en Afrique et en Europe auprès de grandes figures chorégraphiques, dont Germaine Acogny et Irene Tassembedo. Il a été directeur artistique des spectacles de danse organisés lors du Sommet des Amériques, à Cartagena de Indias, ainsi que chorégraphe de la cérémonie d’ouverture des Jeux mondiaux de Cali en 2013. Il travaille à Medellín et est chorégraphe associé au Centre de la Danse de Valle Cauca La Licorara, à Cali.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Rafael Palacios s’est vu décerner le Prix national des Arts attribué par l’Université d’Antioquia, pour La Ciudad de los Otros, en 2018, par ailleurs, La Mentira Complaciente a reçu la bourse de création du ministère colombien de la Culture, en 2019. Il met en exergue l’énergie collective de la compagnie en même temps que l’identité de chaque danseur et construit une dramaturgie dans laquelle l’altérité est au cœur du sujet, servie par l’ardeur et le geste portés par tous et chacun.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec Yndira Perea, Camilo Perlaza, Vanesa Mosquera, Diego de los Ríos, Piter Angulo Moreno, Liliana Hurtado, Armando Viveros, Raitzza Castañeda, Estayler Osorio, Andrés Mosquera, Maryeris Mosquera et les musiciens Gregg Anderson Hudson, Jose Luna Coha, Feliciano Blandón Salas. Lumière, scénographie et direction technique Álvaro Tobón – costumes pour La Ciudad de los Otros, Rafael Palacios – costumes pour La Mentira Complaciente, Diana Echandia.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Du 20 au 23 mars 2024 à 20h, jeudi à 14h30, La Ciudad de los Otros et du 26 au 29 mars 2024 La Mentira complaciente, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : theatredeleville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – Tournée 2024 organisée par le Théâtre de la Ville* : 8 mars Girona Municipal Theatre, Gérone, Espagne – 9 mars Festival Dansa Metropolitana, Barcelone – 12 au 16 mars Maison de la Danse, Lyon – 2 avril Château-Rouge, scène conventionnée d’Annemasse – 5 et 6 avril Pavillon Noir / Ballet Preljocaj, Aix-En-Provence – 13 et 14 avril Auditorio de Tenerife, Espagne.